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Histoire de la République de Venise (Vol. 1)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de la République de Venise (Vol. 1)

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Title: Histoire de la République de Venise (Vol. 1)

Author: comte Pierre-Antoine-Noël-Bruno Daru

Release date: August 19, 2014 [eBook #46631]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE (VOL. 1) ***

HISTOIRE
DE LA RÉPUBLIQUE
DE VENISE.

Tome I.

DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT.

HISTOIRE
DE LA RÉPUBLIQUE
DE VENISE.

Par P. DARU,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

SECONDE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.

TOME PREMIER.

À PARIS,
CHEZ FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS
LIBRAIRES, RUE JACOB, No 24.
1821.

Carte de l'ancienne Venise

HISTOIRE
DE
LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.

LIVRE PREMIER.

Description géographique.—Origine des Vénitiens.—De l'état des Venètes sous les Romains.—Invasion des Goths, des Huns, des Hérules, des Ostrogoths, Fondation de Venise, 421.—Expulsion des Ostrogoths; établissement des Lombards en Italie, 553.—Création, abolition et rétablissement du dogat à Venise, 697-742.—Huit doges déposés.—Guerre de Pépin contre Venise, 743-809. Premiers doges de la famille Participatio.—Arrivée du corps de Saint-Marc à Venise, 810-829.

I. Introduction. Une république fameuse, long-temps puissante, remarquable par la singularité de son origine, de son site et de ses institutions, a disparu de nos jours, sous nos yeux, en un moment. Contemporaine de la plus ancienne monarchie de l'Europe, isolée par système et par sa position, elle a péri dans cette grande révolution, qui a renversé tant d'autres états. Un caprice de la fortune a relevé les trônes abattus; Venise a disparu sans retour; son peuple est effacé de la liste des nations; et, lorsqu'après ces longues tempêtes, tant d'anciens possesseurs se sont ressaisis de leurs droits, il ne s'est point trouvé d'héritier pour un si riche héritage. Depuis sa catastrophe, livrée, rendue, reprise et asservie pour toujours, à peine a-t-elle entendu de faibles voix réclamer pour elle cette pitié, dernier droit du malheur.

Quelque préoccupés que fussent les spectateurs de cette grande infortune, honorée de si peu de regrets, ils ont demandé comment avait pu se dissoudre un gouvernement réputé jusqu'alors inébranlable; ils se sont informés des causes qui avaient dû préparer une si subite et si complète révolution.

L'histoire, qui doit son témoignage à ceux qui ne sont plus, consignera les souvenirs que nous a laissés ce peuple, que son ancienneté place à la tête des nations modernes, qui les précéda toutes dans les arts de la civilisation, et qui mérita leur envie par ses prospérités. Parmi les guerres, les conquêtes, les désastres, les conjurations, elle aura à tracer la marche de l'industrie humaine, à dévoiler les ressorts inconnus jusqu'à ces derniers temps d'un gouvernement mystérieux, tour-à-tour l'objet de l'admiration et de la satire; mais à qui ses plus grands ennemis n'ont pu contester du moins sa stabilité.

Il doit y avoir quelque fruit à tirer de l'étude d'un système d'organisation sociale, qui n'avait pas eu de modèle; et, après avoir remarqué cette constance dans les maximes et dans les efforts, qui éleva la république à un si haut degré de puissance et de splendeur, il ne sera pas moins instructif d'observer comment les vices intérieurs de cet état l'ont conduit à cette existence isolée, languissante et passive, qui explique l'indifférence avec laquelle ses contemporains ont vu sa catastrophe.

Il fallait que cette révolution arrivât, pour que ce gouvernement impénétrable n'eût plus de mystères. Il fallait qu'il ne pût plus être haï, craint ni flatté, pour qu'il fût possible d'écrire et de lire son histoire avec quelque confiance.

Il n'est pas rare de voir de grandes émigrations de peuples inonder un pays, en changer la face et ouvrir pour l'histoire une ère nouvelle; mais qu'une poignée de fugitifs, jetée sur un banc de sable de quelques cents toises de largeur, y fonde un état sans territoire; qu'une nombreuse population vienne couvrir cette plage mouvante, où il ne se trouve ni végétation, ni eau potable, ni matériaux, ni même de l'espace pour bâtir; que de l'industrie nécessaire pour subsister, et pour affermir le sol sous leurs pas, ils arrivent jusqu'à présenter aux nations modernes le premier exemple d'un gouvernement régulier, jusqu'à faire sortir d'un marais des flottes sans cesse renaissantes, pour aller renverser un grand empire, et recueillir les richesses de l'Orient; qu'on voie ces fugitifs tenir la balance politique de l'Italie, dominer sur les mers, réduire toutes les nations à la condition de tributaires, enfin rendre impuissants tous les efforts de l'Europe liguée contre eux: c'est là sans doute un développement de l'intelligence humaine qui mérite d'être observé; et si l'intérêt qu'il inspire fait désirer de connaître quelle fut la part de gloire, de liberté, de bonheur, dévolue à cette nation, on jettera peut-être les yeux sur le tableau de ses progrès et de ses disgrâces.

II. Description des lagunes de l'Adriatique. Les montagnes qui environnent l'Italie septentrionale forment une espèce d'amphithéâtre; toutes les eaux qui en descendent courent vers le même point. Le Lizonzo, le Tagliamento et la Livenza, qui sortent des Alpes Juliennes, la Piave, le Musone, la Brenta, l'Adige, que forment les neiges du Tyrol, enfin le Pô, grossi de toutes les eaux des Alpes et de l'Apennin, arrivent à l'angle occidental du golfe Adriatique, amenant avec eux les terres qu'ils ont entraînées sur une pente fort rapide, et qu'ils n'ont pas eu le temps de déposer dans un trajet assez court. C'est peut-être à ce concours de tant de rivières vers l'embouchure du Pô, qu'un poëte de l'antiquité a dû l'idée de peindre tous les fleuves rassemblés autour de l'Éridan.

En arrivant dans la mer, leur impulsion s'amortit, les sables dont ils sont chargés se précipitent, les eaux deviennent moins profondes, les courants moins rapides, et ces torrents grossis par la fonte des neiges, voulant se jeter tous à-la-fois dans le bassin qui doit les recevoir, sont forcés de se répandre dans la campagne, de se diviser en une multitude de bras, et de former des marais. En avançant dans la mer, ces eaux qui chassent devant elles une masse de sables, trouvent deux obstacles, les courants opposés et le vent du midi, qui, parcourant dans toute sa longueur le bassin de l'Adriatique, abrité de trois côtés par d'assez hautes montagnes, a dû retenir, amonceler au fond du golfe, les terres que tant de fleuves ne cessent d'y apporter. Elles s'arrêtent nécessairement au point où les courants des fleuves se rencontrent.

Le banc qu'elles forment, très-étroit, puisqu'il est entre deux courants, a cédé, dans quelques parties, à l'impétuosité des fleuves, ou aux vagues de la mer, et est devenu une chaîne d'îles séparées par de petits passages, dont le fond s'exhausse ou s'abaisse au gré du caprice des eaux. Telle est la théorie qui explique la configuration des côtes de l'Adriatique. On y remarque d'abord des marais dans les terres; puis, le long du rivage, des bas-fonds plus ou moins navigables; enfin la mer au-delà. La ville d'Adria, autrefois située sur cette mer, à qui elle a donné son nom, s'en trouve maintenant éloignée d'un quart de degré[1]. Là où l'impulsion des eaux ne se trouve point en opposition avec d'autres courants, on voit des îles disposées en demi-cercle vis-à-vis l'embouchure du fleuve, qui marquent le point où la résistance de la mer a obligé les terres de se précipiter; ainsi le Lizonzo, le Tagliamento, et tous les torrents intermédiaires qui descendent du Frioul, ont couvert la côte de cette province d'une vingtaine d'îles, dont Grado est la principale, et en arrière de ce groupe d'îles s'étendent les marais de Marano.

En suivant la plage vers l'occident, on trouve, aux bouches de la Livenza, les îles de Caorlo, d'Altino et quelques autres.

Les torrents qu'on rencontre ensuite, courent vers la mer dans une direction presque perpendiculaire aux lignes que décrivent le Musone, le Bacchiglione, la Brenta et l'Adige: les courants se rencontrent à peu de distance de la côte; les terres apportées par les fleuves qui viennent de l'occident, forcées de s'arrêter, ont formé un banc que les courants venant du nord travaillent sans cesse à aligner dans la direction du nord au sud. Ce banc, coupé en plusieurs endroits par les eaux, est devenu une chaîne de longues îles, qui touche presque au continent par ses deux extrémités, et qui ferme un bassin dont la plus grande largeur n'est aujourd'hui que de trois lieues[2].

C'est ce golfe que l'on désigne par le nom de lagune, et qui reçoit une multitude de rivières. Cette masse d'eau, ne trouvant, vers la mer, que d'étroites issues, a déposé dans cette enceinte des sables qui en ont élevé le fond. C'est dans cette enceinte que la nature a formé un groupe de soixante et quelques îlots. Il y en avait un plus élevé, et apparemment plus ancien que les autres, qu'on appelait Rialte; c'était un point assez commode pour les pêcheurs: ils s'y trouvaient en sûreté dans le voisinage de la haute mer, et en même temps au centre du bassin, c'est-à-dire à portée de toutes les côtes.

Ce groupe d'îles est devenu la ville de Venise, qui a dominé l'Italie, conquis Constantinople, résisté à une ligue de tous les rois, fait long-temps le commerce du monde, et laissé aux nations le modèle du gouvernement le plus inébranlable que les hommes aient su organiser.

III. Opinions diverses sur l'origine des Vénitiens. Les Romains donnaient le nom de Venétie à une province septentrionale de l'Italie, située sur le bord de la mer Adriatique, entre les Alpes Juliennes et le Pô[3]. Les habitants de ce territoire portaient le nom de Venètes. Ce nom rappelle une ville fort ancienne, qui existait sur la côte méridionale de l'Armorique; et, en effet, on voit parmi plusieurs émigrations des peuples des Gaules, une expédition à laquelle les habitants de Vannes prirent part, qui se dirigea au-delà des Alpes et se répandit dans toute la partie supérieure de l'Italie. Justin en a fait mention, et on cite[4] plusieurs auteurs qui attestent cette tradition.

Sabellicus, l'un des plus anciens historiens de Venise, expose que[5], selon les uns, les anciens Vénitiens venaient d'un peuple des Gaules appelé Venètes; ils n'en avaient pas seulement conservé le nom, mais les habitudes, le goût de la mer et du commerce. Polybe remarque entre ces deux peuples diverses ressemblances dans les usages, et jusques dans la manière de se vêtir; mais leur langue n'était pas la même[6]. D'autres soutiennent que les Vénitiens vinrent de la Paphlagonie. Tite-Live confirme cette opinion; il dit qu'après la perte de Pylémènes, leur chef, qui mourut au siége de Troie, les débris de ce peuple vinrent s'établir en Italie, sous la conduite d'Anténor. Caton fait aussi descendre les Vénitiens des Troyens. Cornelius-Nepos trouve l'étymologie de leur nom dans celui des Henètes. L'existence d'un ancien bourg appelé Troye, au fond du golfe Adriatique, vient à l'appui de ces conjectures[7].

L'opinion qui fait venir les Venètes de la Paphlagonie, a trouvé de nombreux partisans. Ils racontent que cette province, située sur la côte septentrionale de l'Asie mineure, était habitée par un peuple appelé les Henètes, ce qui est incontestable, car Homère les comprend dans le dénombrement de l'armée troyenne, et Homère fait autorité[8]. Tous les historiens parlent de la colonie d'Anténor[9]. Les Henètes existaient dans la Paphlagonie, voilà ce dont on ne peut douter; ils émigrèrent vers l'Italie, cela n'est pas moins constant: une autre autorité en fait foi. L'empereur Justinien dit, dans ses Constitutions, que les Paphlagoniens, nation ancienne et qui n'était pas sans gloire, avaient envoyé de nombreuses colonies en Italie, dans le pays connu sous le nom de Venétie[10].

On oppose à ceux qui veulent que les Venètes soient venus de l'Armorique, une objection qui est de quelque poids. Les Venètes se montrèrent constamment les alliés de Rome, contre la colonie gauloise établie dans leur voisinage: or, dans la supposition qu'on veut faire adopter, cette inimitié n'aurait pas été naturelle; si ces deux peuples eussent eu une origine commune, il est vraisemblable qu'ils se seraient aidés mutuellement à se maintenir dans leurs conquêtes.

Les traditions qui donnent aux Venètes une origine asiatique, ne sont pas nouvelles pour les amateurs de l'antiquité. Ils ont dans la mémoire ces beaux vers:

Antenor potuit, mediis elapsus Achivis,
Illyricos penetrare sinus, atque intima tutus
Regna Liburnorum, et fontem superare Timavi,
Unde per ora novem, vasto cum murmure montis,
It mare proruptum, et pelago premit arva sonanti.
Hîc tamen ille urbem Patavi sedesque locavit
Teucrorum, et genti nomen dedit, armaque fixit
Troïa.[11]

On voit que les écrivains latins adoptent généralement l'opinion qui donne aux Venètes une origine troyenne. Le géographe Strabon[12] les fait venir de l'Armorique. Dion Chrysostome[13] veut que leur établissement en Italie soit antérieur même à la prise de Troie. Un savant moderne a entrepris de substituer un nouveau système à ces diverses traditions[14]. L'abbé Denina a ouvert un vaste champ aux conjectures, lorsqu'il nous a appris que «les Anciens appelèrent tantôt Sarmates, tantôt Scythes, quelquefois Venètes; puis Slaves, Esclavons, tous les peuples qui ont habité les vastes régions qui s'étendent depuis le Tanaïs jusqu'à la Vistule, entre le Danube et la mer Baltique. Selon lui, on appelait en général Venètes les peuples qui en occupaient la partie occidentale, sur-tout la Prusse. Ensuite les mêmes Venètes et les Flamands furent appelés Slaves ou Esclavons; et c'est plus particulièrement de ceux-ci que les Polonais, les Russes et une partie des Bohémiens seraient descendus. Mais tous ces peuples, Venètes, Slaves, Sarmates, étaient de race Scythe[15].» La plupart des historiens Vénitiens ont adopté la tradition consacrée par Virgile, et tâché de lier l'histoire de leur patrie à celle de ces illustres vaincus, dont tous les peuples ont la vanité de vouloir descendre.

Toutes ces origines sont incertaines: on ne peut guère espérer de parvenir à la démonstration de faits qui remontent presque au-delà des temps historiques.

Quoi qu'il en soit, des étrangers chassèrent ou soumirent les Euganéens, qui habitaient entre la mer et les Alpes, et fondèrent Padoue. Avec le temps, ils agrandirent leur territoire. Caton, dans ses Origines, rapporte qu'ils s'emparèrent de trente-quatre villes ou bourgs, et d'une partie du pays où est aujourd'hui Brescia; de sorte que leurs possessions finirent par avoir pour limites l'Adda, le Pô, le lac de Garde, et la mer. Ces rivages étaient alors bien plus couverts par les eaux, qu'ils ne le sont aujourd'hui. Le Pô, la Brenta, l'Adige, la Piave, dont l'homme n'avait pas encore entrepris de diriger le cours[16], inondaient de vastes prairies, qui se refusaient à la culture, et où les habitants élevaient une grande quantité de chevaux. De-là un nouveau trait de ressemblance qu'on a remarqué entre ces peuples et les Henètes de Paphlagonie, dont Homère vante les haras[17].

Les inconvénients attachés à la situation marécageuse de la Venétie, furent compensés par un grand avantage, ils la préservèrent long-temps, à ce qu'il paraît, des invasions des Gaulois. Mais si ce pays était sans culture, on est fondé à douter qu'il fût couvert d'une nombreuse population, comme quelques historiens ont voulu le faire croire.

IV. De l'état des Venètes sous les Romains, jusqu'à la translation de l'empire en orient. Les Venètes, dont l'origine est si peu connue, sont restés ignorés pendant à-peu-près dix siècles. On ne trouve quelques traces de l'histoire des peuples qui ont existé dans ces âges reculés, qu'autant qu'ils se lient par leurs malheurs à l'histoire du peuple dominateur.

Les Romains ne passèrent le Pô que vers la fin du troisième siècle de leur ville. À mesure qu'ils s'avancèrent dans l'Italie supérieure, ils fondèrent des colonies à Bologne, à Parme, à Plaisance et à Crémone. Ces établissements étaient des postes avancés contre les Gaulois, qui occupaient déjà le pays appelé depuis la Lombardie. Il serait difficile de dire exactement quelles étaient, dans ce temps-là, les relations des Venètes avec Rome; il fallait que ce fussent des relations de dépendance ou d'amitié; car ils marchèrent pour sa délivrance, lors de l'invasion des Gaulois[18], et ils renouvelèrent cette diversion toutes les fois que ces barbares attaquèrent les Romains[19].

Ce secours fut encore réclamé, lorsque Rome fut menacée par les Boïens, les Insubres et les Gaulois transalpins. Le sénat envoya une ambassade aux Venètes, pour obtenir qu'ils fissent une irruption sur les terres de l'ennemi; irruption qu'ils opérèrent avec une armée de vingt mille hommes[20].

Ce fait prouverait que ce peuple était alors non-seulement indépendant, mais assez puissant.

Cependant, soixante et quelques années après, on voit Rome défendre le territoire des Venètes comme une de ses provinces, et la Venétie fournir un contingent à l'armée que les Romains opposaient à Annibal[21].

Aucun monument ne rend témoignage de la conquête de ce pays; aucun historien, parmi ceux qui sont parvenus jusqu'à nous, ne fait mention de sa réunion à l'empire. Il paraît qu'elle eut lieu dans les dernières années qui précédèrent la seconde guerre Punique. Les Romains n'établirent des colonies au-delà de la Chiesa que cent trente ans après cette réunion; enfin ils n'envoyèrent des magistrats dans la Venétie que temporairement, et lorsque des circonstances extraordinaires réclamaient leur présence. Par exemple, en 577 (de Rome), Padoue étant en proie à des factions, Æmilius Lepidus y fut envoyé momentanément, pour rétablir le bon ordre.

Cet état de choses paraît avoir duré jusque vers le milieu du VIIe siècle de Rome. À cette époque, les Cimbres se présentèrent sur les frontières de l'Italie; battus d'abord par le consul Papirius Carbon, ils pénétrèrent ensuite jusque dans le pays de Vérone, où ils défirent Catulus. Marius accourut pour réparer ce désastre. Cicéron loue les habitants de Padoue pour avoir embrassé la cause du Sénat dans la guerre contre Marc-Antoine, et pour avoir fourni de l'argent, des armes et des soldats[22]. Depuis, la Venétie fut décidément réduite en province et soumise au gouvernement d'un préteur.

Dans cette nouvelle condition, elle partagea la destinée de l'empire. Ses villes furent admises au rang des villes municipales, elles participèrent au privilége de voter dans les comices. Les superbes monuments qui en décorent quelques-unes, notamment Vérone, attestent encore la présence et la domination des Romains. Les colonies de soldats se multiplièrent dans le pays, et le sénat de Rome se remplissait de Venètes[23].

Une nouvelle irruption des barbares eut lieu de ce côté, sous le règne de Marc-Aurèle. Il livra bataille, près d'Aquilée, aux Cattes, aux Quades et aux Marcomans, qu'il obligea de se retirer.

Les barbares, revenus une autre fois, pénétrèrent jusqu'à Ravenne. L'empereur Claude-le-Gothique les défit entièrement dans la Venétie, et les força de repasser les monts; mais ces irruptions, si souvent renouvelées, décidèrent les empereurs à entretenir constamment des armées sur cette frontière de leurs états, plus exposée qu'une autre aux invasions.

Tels sont les principaux évènements qui intéressent le pays des Venètes, jusqu'à la translation de l'empire romain en Orient. À cette époque, Constantin divisa l'empire en dix-sept provinces; la Venétie en était une.

V. Invasion des Goths, sous la conduite d'Alaric. Ils prennent Rome. Les Venètes cherchent un asyle dans les lagunes. An 400. Les irruptions des barbares devaient devenir plus fréquentes et plus dangereuses, depuis que le siége de l'empire n'était plus en Italie. Les Goths, peuple septentrional, sortis, dit-on, de la Suède, et qui, après avoir occupé les plaines qui séparent la Vistule de l'Oder, s'étaient avancés jusques sur le Danube, firent une irruption en Italie, sous la conduite d'Alaric, leur roi, vers l'an 400 de l'ère chrétienne. Ils ravagèrent cette belle province, toujours exposée la première aux incursions de l'étranger.

Enhardis par l'impunité, ils revinrent quelques années après, et partagèrent leur armées en deux corps. L'un, que l'on disait fort de deux cent mille hommes, se porta sur la Ligurie, franchit les Apennins, et pénétra en Toscane; tandis qu'Alaric, avec le reste de ses troupes, se tenait à l'embouchure du Pô.

La cour d'Honorius était en alarmes. Stilicon, à la tête de l'armée impériale, surprit et détruisit entièrement celle qui était près de se rendre maîtresse de Florence. De là, il marcha contre Alaric, qui l'attendait près de Ravenne, et remporta sur ce prince une victoire long-temps disputée. Malgré ce double succès, Stilicon fut accusé de n'avoir pas mis, dans la poursuite des barbares, toute l'activité nécessaire pour en délivrer l'Italie. On attribua cette mollesse à des vues ambitieuses; des soldats qu'on lui envoyait pour renfort, eurent ordre de l'assassiner, et le lâche empereur se fit décerner le triomphe par un sénat aussi lâche que lui.

409. Alaric, délivré de cet habile adversaire, reprit tous ses avantages, poussa les vainqueurs jusqu'à Rome, et emporta d'assaut la capitale du monde, en 409. La mort le surprit au milieu de ses conquêtes. Ataulphe, son beau-frère, et son successeur, continua ses ravages dans l'Italie, pendant trois ans, et se décida enfin à repasser les monts.

Ces deux invasions si voisines l'une de l'autre, et la longue occupation de la Venétie pendant la dernière, laissaient prévoir une nouvelle irruption, et décidèrent quelques habitants de ce pays à chercher un asyle dans ce groupe d'îles que les fleuves avaient formées à quelque distance de la côte. Il y en avait une qui servait de port et d'entrepôt au commerce de Padoue, et qui par conséquent devait avoir déjà quelques établissements maritimes, c'était Rialte. Les autres étaient désertes, incultes, et même peu susceptibles de culture. Ce fut là que les Venètes effrayés vinrent transporter leurs richesses, ou sauver leurs familles et leurs vies, mais ces tristes plages ne pouvaient leur faire oublier le pays charmant qu'ils avaient abandonné aux barbares. Aussitôt que ceux-ci se retiraient, les exilés repassaient la mer, pour retrouver au moins ce que la rapacité des Goths leur avait laissé.

421. Cependant ces émigrations avaient procuré quelque population à Rialte. On commençait à y bâtir: un incendie qui dévora vingt-quatre maisons, fut l'occasion d'un vœu[24], et on y éleva, en 421, une église dédiée à saint Jacques. La ville de Padoue y envoya des magistrats annuels, avec le titre de consuls. On trouve, dans un vieux manuscrit[25], le plus ancien monument de l'histoire de Venise; c'est un décret du sénat de Padoue, sous la date de 421, qui ordonne la construction d'une ville à Rialte, pour y rassembler, en une seule communauté, les habitants répandus sur les îles environnantes, afin qu'ils puissent y tenir une flotte armée, parcourir la mer avec plus de sûreté, et se défendre avec plus d'avantage dans leur asyle. Tels furent les commencement de la superbe Venise.

VI. Invasion des Huns sous Attila. 452. Un nouvel orage se formait; on apprit qu'Attila, roi des Huns, sorti du fond de la Scythie, et dont le nom avait rempli de terreur la Mysie, la Macédoine, la Germanie et les Gaules, s'avançait vers les Alpes Juliennes, traînant à sa suite divers peuples barbares, et menaçait de nouveau les belles contrées de la Venétie. Aquilée, Concordia, Padoue virent encore leurs citoyens fugitifs se jeter dans Rialte, ou sur les plages de Grado, de Caorlo, de Malamocco et de Palestrine. Les exilés d'Altino donnèrent à leur asyle le nom de Port de la Cité perdue[26].

L'ennemi parut devant Aquilée en 452. Cette place, qui était une colonie romaine, entreprit de se défendre[27]; mais elle fut emportée et livrée au pillage et aux flammes. Concordia, Oderso, Altino, Padoue, voyant l'incendie de si près, se dépeuplèrent, et subirent le même sort qu'Aquilée. Le torrent des barbares se déborda dans l'Italie.

Attila était aux portes de Rome: il vit le pape saint Léon et le sénat, prosternés devant lui, implorer sa clémence; et ce conquérant, satisfait d'en exiger un tribut, consentit à ne pas pousser plus avant, soit que le génie de Rome fût encore assez imposant pour remporter cette victoire, soit que l'âme d'Attila ne fût pas incapable de générosité, soit enfin que ce barbare n'eût pas même la curiosité de voir la capitale du monde. Il ramena bientôt après son armée dans la Pannonie. Ce départ parut si extraordinaire, qu'on eût recours pour l'expliquer à une vision miraculeuse, qu'il n'est pas de la gravité de l'histoire de rapporter.

VII. Première organisation de la nouvelle colonie. Les villes de la terre ferme avaient été dévastées; beaucoup de leurs citoyens, fatigués de ces fuites continuelles, n'ayant plus d'habitation sur le continent, se fixèrent dans les îles. Les autres sortirent des eaux pour aller voir s'il existait quelques débris de leurs anciennes demeures; mais il n'était pas naturel qu'également pauvres, ceux-ci cherchassent à dominer les insulaires, à qui peut-être bientôt ils allaient avoir à demander encore un asyle. Les anciennes villes ne réclamèrent aucune autorité sur la nouvelle colonie, et les réfugiés, réunis par le malheur, organisèrent leur société. Les diverses îles s'étant plus ou moins peuplées, il fut réglé que chacune élirait un magistrat, qui, sous le nom de tribun, serait chargé de l'administration et de la justice. Ces tribuns devaient être renouvelés tous les ans. Ils étaient comptables de leur gestion à l'assemblée générale de la colonie[28], qui avait seule le droit de prononcer sur les affaires de la communauté. On voit que le gouvernement de Venise a commencé par une démocratie[29].

La pauvreté et le malheur ramènent à l'égalité. La nouvelle habitation de ce peuple transfuge ne lui offrait que du sel à recueillir. La pêche et le commerce étaient ses seules ressources. Ces professions conseillent l'économie et la simplicité des mœurs. Ces nouveaux concitoyens étaient de conditions fort différentes sans doute, mais tous n'avaient sauvé que des débris; aussi les anciens historiens font-ils un tableau touchant de cette société. Dans Venise naissante, disent-ils[30], les aliments étaient les mêmes pour tous, les habitations semblables.

Ces peuples avaient embrassé dès long-temps le christianisme: leurs calamités les y attachèrent, et comme les Goths, premiers auteurs de leurs désastres, professaient l'hérésie d'Arius, les Venètes durent avoir horreur de ces nouvelles opinions.

VIII. Invasion des Hérules sous Odoacre. 476. Les pays que traverse le Danube semblaient être le dépôt des barbares qui devaient venir dévaster la Venétie. Odoacre, roi des Hérules, envahit cette province en 476; battit l'armée que l'empereur Augustule avait envoyée contre lui, brûla Pavie, fit passer les légions au fil de l'épée, et tua de sa propre main leur général, qui était en même temps le père de l'empereur. Celui-ci courut de Ravenne à Rome, où il abdiqua sa dignité, et cette abdication mit fin à l'empire d'Occident.

On ne saurait dire avec précision quels avaient été jusques-là les rapports du nouvel état de Venise avec cet empire. Ce pays avait été province romaine, rien ne l'avait affranchi de cette dépendance; mais la translation du siége de l'empire à Constantinople, la faiblesse des empereurs qui occupèrent le trône d'Occident depuis Honorius jusqu'à Augustule, les invasions des barbares, le pillage des provinces, l'incendie des villes, la fuite de la population, relâchèrent nécessairement les liens qui attachaient les provinces au gouvernement d'une métropole qui ne les protégeait pas, et l'empire dissous, les Venètes réfugiés dans leurs îles, durent bientôt leur indépendance à leur pauvreté, à leur obscurité, et sur-tout au bras de mer qui les séparait du continent[31]. Voyant dans les conquérants de l'Italie leurs ennemis les plus dangereux, ils devinrent les alliés naturels, ou, si l'on veut, les clients des empereurs d'Orient.

IX. Invasion des Ostrogoths sous Théodoric. 493. Dans leur isolement, ils étaient presque étrangers aux révolutions qui se passaient en Italie. Odoacre avait détrôné Augustule; il fut à son tour attaqué, battu, pris et assassiné par Théodoric, roi des Ostrogoths, après un règne de dix-sept ans.

Le passage de ces nouvelles troupes, les combats qu'elles se livraient, procuraient tous les jours de nouveaux citoyens à la république naissante. Elle n'avait pas encore un siècle d'existence, et déjà son industrie, son commerce, sa modération, lui avaient acquis la considération de ses voisins.

X. Lettre de Cassiodore, ministre de Théodoric, aux habitants des lagunes. Il nous reste un monument qui donne une idée assez exacte de l'état de Venise à cette époque. C'est une lettre que Cassiodore, ministre du roi Théodoric, eut occasion d'écrire aux magistrats de la nouvelle colonie, pour les inviter à faire effectuer le transport d'un approvisionnement d'huile et de vin, qu'il s'agissait de faire venir de l'Istrie à Ravenne. Cette lettre a été conservée[32]; on ne peut mieux faire que de rapporter les expressions d'un contemporain:

«Cassiodore, sénateur et préfet du prétoire, aux tribuns maritimes.

«La récolte des vins et des huiles ayant été abondante en Istrie, des ordres viennent d'être expédiés pour en faire arriver à Ravenne. Vous avez un grand nombre de vaisseaux dans ces parages. Mettez de l'empressement à faire effectuer ce transport. Ce trajet vous doit être facile, par l'habitude que vous avez des voyages de long cours. La mer est votre patrie; vous êtes familiarisés avec ses dangers. Quand les vents ne vous permettent pas de vous éloigner, vos barques défient les tempêtes en rasant la côte, ou en parcourant les embouchures des fleuves. Si le vent leur manque, les matelots descendus à terre les tirent eux-mêmes. On dirait, à les voir de loin, qu'elles glissent sur les prairies. J'en ai été témoin, et je me plais à rappeler ici combien l'aspect de vos habitations m'a frappé. La louable Venise[33], pleine autrefois d'une illustre noblesse, a pour confins au midi le Pô et Ravenne: elle jouit de l'aspect de l'Adriatique vers l'orient. La mer, qui tantôt s'élève et tantôt se retire, couvre et découvre alternativement une partie de la plage, et montre tour-à-tour une terre contiguë et des îles coupées par des canaux. Comme des oiseaux aquatiques, vous avez dispersé vos habitations sur la surface de la mer. Vous avez uni les terres éparses, opposé des digues à la fureur des flots. La pêche suffit à la nourriture de tous vos habitants. Chez vous le pauvre est l'égal du riche: vos maisons sont uniformes; point de différence entre les conditions; point de jalousie parmi vos citoyens. Cette égalité les préserve du vice. Vos salines vous tiennent lieu de champs: elles sont la source de vos richesses, et assurent votre subsistance. On ne peut pas se passer de sel, on peut se passer d'or. Soyez diligents à tenir vos bâtiments prêts pour aller chercher les huiles et les vins en Istrie, aussitôt que Laurentius vous en aura donné avis.»

Cette lettre d'un ministre du roi des Ostrogoths aux magistrats d'une république de pêcheurs, est écrite en style de rhéteur, mais elle peint la simplicité, la sagesse, l'industrie et la prospérité de cet état naissant. On en a commenté les expressions avec beaucoup de soin, pour savoir ce qu'on devait en conclure pour la dépendance ou l'indépendance de Venise, relativement au maître de l'Italie[34].

Quoique pleine d'urbanité, elle contient évidemment un ordre. Les formules en sont impérieuses. Ce n'est pas ainsi que l'on demande un service à qui ne nous le doit pas. Il n'y est fait mention ni d'un paiement, ni d'un dédommagement quelconque. Dans un autre passage des lettres du même ministre, on voit le roi des Ostrogoths pourvoir aux besoins des insulaires dans un temps de disette[35].

Il serait difficile de croire que le conquérant, qui prétendait sûrement succéder à tous les droits d'Augustule, eût reconnu formellement l'indépendance d'un état si nouveau, si faible et si voisin; et il est plus que probable que cet état, qui devait être alors plus jaloux de sa liberté réelle que de son indépendance politique, ne se refusait pas à payer quelques tributs au nouveau maître de l'empire d'Occident, ou à s'en acquitter par quelques services.

Les Vénitiens ont beaucoup écrit pour prouver l'indépendance absolue et immémoriale de leur patrie. Cette prétention a été vivement attaquée[36], probablement avec raison. Il n'est pas dans la nature des choses qu'une ville naissante, située si près d'un état puissant, ait été indépendante dans l'origine. Mais cela n'intéresse nullement la gloire de Venise. On sait bien qu'il n'y a d'indépendants que les forts. La gloire véritable est de l'être devenu.

XI. Première guerre des Vénitiens. Ils ont à se défendre contre les pirates de la côte opposée de l'Adriatique. Ce peuple eut bientôt après l'occasion de faire un acte de souveraineté. Il était obligé à la guerre. De nouveaux barbares, connus sous le nom d'Esclavons, le menacèrent sur son propre élément. Ils s'étaient répandus sur les côtes de l'Adriatique. Maîtres de l'Istrie, établis dans la vallée de Narenta, au fond du golfe de ce nom, ces brigands devinrent des pirates fort incommodes pour leurs paisibles voisins. Il fallut armer des vaisseaux pour les punir; et cette guerre, qui accoutuma la république à l'essai de ses forces, la mit en état de repousser par la suite des ennemis plus dangereux. Venise ne fut délivrée des Esclavons que long-temps après.

Protégée par des vaisseaux armés, jalouse de son commerce, elle fit un nouvel acte d'indépendance, en interdisant la navigation de ses lagunes aux peuples du continent voisin, et même à ceux de Padoue, son ancienne métropole.

XII. Modification dans le gouvernement de la colonie naissante et sa prospérité. On conçoit facilement que, pour faire la guerre, pour donner de la vigueur au gouvernement, il fut nécessaire de resserrer les liens de l'administration, et de diminuer le nombre des chefs qui y prenaient part. Chacune des îles avait eu d'abord son magistrat, et ces magistrats, égaux entre eux, ne relevaient que du conseil général de la nation. Mais ces îles n'étaient pas toutes de la même importance. Il paraît qu'on accorda un pouvoir plus étendu, d'abord à un tribun, en 503, ensuite à dix en 574, puis à douze en 654, enfin à sept[37]. Les magistrats des îles principales furent appelés tribuns majeurs; les autres, tribuns mineurs: ceux-ci relevaient des premiers. On ne sait pas si l'assemblée générale se formait des uns et des autres, ou des tribuns majeurs seulement; mais il est probable que ceux qui avaient déjà exercé cette magistrature, et les citoyens les plus considérables avaient le droit d'y siéger.

On est réduit à des conjectures sur l'organisation politique de cet état naissant. Les notions sur ses moyens de prospérité ne sont guères plus positives.

Cette peuplade de fugitifs, qui s'était jetée précipitamment dans des îles désertes, ne pouvait y avoir apporté de grands moyens d'industrie; mais elle sortait de villes naguère florissantes par le commerce.

Strabon vante les manufactures de Padoue, qui fournissaient à Rome une grande quantité de draps et d'autres étoffes. Aquilée faisait un commerce considérable avec la Pannonie, et l'on prétend que les marchandises qu'elle expédiait descendaient, par le Danube, jusque dans la mer Noire[38]. Ces deux villes recevaient, par l'Adriatique, les productions de tout le littoral de la Méditerranée.

Il était naturel que les exilés portassent dans leur nouvel asyle quelques notions commerciales; mais leur industrie n'y trouvait qu'un petit nombre d'objets sur lesquels elle pût s'exercer. Les bancs de sable où ils venaient de s'établir étaient peu susceptibles de culture. Tout le sol qui n'était pas absolument ingrat fut sollicité par la main de l'homme, et fournit quelques plantes légumineuses, qui alimentèrent les marchés de la côte voisine. Les plages stériles étaient disposées pour recevoir les eaux de la mer, qui, en s'évaporant, y déposaient un sel recueilli sans travail, et par conséquent susceptible d'être donné au plus bas prix. Les barques des insulaires le transportaient le long des divers fleuves qui sillonnent le continent d'Italie.

La pêche fournissait une grande abondance de poisson: on ne dut pas tarder à s'apercevoir qu'il était possible d'en étendre le commerce dans les pays plus éloignés, en conservant ce poisson à l'aide du sel que la nature semblait offrir d'elle-même.

Tels furent les premiers objets que les habitants des lagunes eurent à fournir en échange de tout ce qui leur manquait. Tant que cette population fugitive ne fut qu'une colonie de Padoue, gouvernée par les magistrats de la métropole, elle ne dut trouver dans ce commerce que de faibles avantages: mais dès que les exilés furent devenus une nation, il y eut deux Venéties, la Venétie du continent et la Venétie maritime. Celle-ci, maîtresse de l'embouchure des fleuves, usa de son indépendance pour réclamer la navigation exclusive des lagunes, et dès-lors le commerce de Padoue et d'Aquilée dut déchoir au profit de la nouvelle colonie. Les ports de Grado, de Concordia, puis ceux d'Héraclée, de Caorlo, de Malamocco, enfin celui de Rialte, devinrent nécessairement les entrepôts de tout ce qui descendait des fleuves pour entrer dans l'Adriatique; et, d'un autre côté, les habitants de la Venétie maritime firent tout le bénéfice du transport sur les objets que la Venétie de terre-ferme tirait d'outre-mer. Le continent se voyait sans cesse exposé à de nouveaux ravages; les lagunes étaient l'asyle de la liberté; c'était encore une circonstance qui accroissait de jour en jour la prospérité des insulaires.

Ils eurent à craindre non-seulement pour leur commerce, mais pour leur indépendance, lorsque le roi des Ostrogoths, Théodoric, après avoir détrôné Odoacre, choisit pour sa résidence une ville de leur voisinage, en fixant le siége de son empire à Ravenne. Cette capitale devint tout-à-coup le principal marché de l'Italie. Heureusement pour les Vénitiens, elle n'avait pas une marine proportionnée à ce nouveau commerce, ils en devinrent les facteurs[39], et Théodoric les ménagea, parce que, plus d'une fois, il eut besoin d'avoir recours à eux pour l'approvisionnement de Ravenne. Mais cette ville se vit bientôt déchue du rang où la fortune sembloit l'appeler. La révolution qui expulsa les Ostrogoths de l'Italie, délivra la nouvelle république des inquiétudes que la puissance et la prospérité de Ravenne devaient lui donner. Attachée aux empereurs d'Orient par la crainte que lui inspiraient les conquérants de l'Italie, elle dut à cette liaison, conseillée par la politique, quelques occasions de fréquenter les ports du Levant, et son commerce y obtint des concessions qui devinrent la source de sa richesse.

XIII. Expulsion des Ostrogoths par Bélisaire et par Narsès. 553. C'est à l'époque où nous sommes arrivés qu'il faut rapporter la guerre par laquelle les Ostrogoths furent chassés de l'Italie. Cette guerre, qui dura près de trente ans, illustra les noms de Bélisaire et de Narsès; mais les campagnes de ces grands capitaines perdraient trop sous la plume d'un abréviateur. Cette révolution est du nombre de ces tableaux que l'historien ne doit présenter que dans les proportions convenables, pour en faire juger toute la grandeur. Cette guerre d'ailleurs, qui décida du sort de l'Italie, n'intéressait pas immédiatement la république de Venise; ce nouvel état n'y prit aucune part. Seulement Narsès, arrivé devant Aquilée, jugea nécessaire de faire transporter son armée à Ravenne par mer, et demanda à cet effet des vaisseaux aux Vénitiens, qui les lui fournirent avec zèle; car ils étaient intéressés à voir l'Italie sous le gouvernement des empereurs d'Orient, plutôt que sous la domination des Ostrogoths.

Narsès passa par Rialte. Pendant son séjour, les habitants de Padoue lui envoyèrent une députation pour se plaindre des insulaires, qui leur avaient interdit la navigation des lagunes. Padoue demandait en même temps à être remise en possession de son ancien droit de souveraineté sur ces îles. Cette demande prouve que l'on ne mettait pas en doute la suprématie ou au moins la juridiction de l'empereur; mais le moment n'était pas favorable pour accueillir ces plaintes contre un état qui venait de rendre un grand service à l'empire. Narsès éluda la nécessité de prononcer et exhorta les deux parties à la paix ou à porter leurs différends à la cour de Constantinople. Bientôt les Padouans devaient aller demander un asyle à ceux qu'ils voulaient traiter en sujets.

Narsès, après des succès mémorables, éprouva le sort réservé à tous ceux qui servent au loin une cour soupçonneuse. Il fut accusé, devint suspect, et se vit rappelé d'une manière outrageante; car on lui annonçait, dit-on, que pour ne pas le laisser sans occupation dans le palais, on lui donnerait le soin de distribuer le fil aux femmes. Indigné de ces mépris, il licencia la plus grande partie de ses troupes, ne remit à Longin, son successeur, qu'une armée peu considérable, et appela en Italie Alboin, roi des Lombards.

XIV. Établissement des Lombards en Italie. 665. Cette nouvelle irruption sépara pour toujours l'Italie de l'empire d'Orient. Les Lombards, qui venaient de la Pannonie comme tous les autres barbares, commencèrent leurs ravages par la Venétie. Ce fut une nouvelle cause d'accroissement de population pour la république insulaire[40].

Les habitants d'Oderzo se réfugièrent à Jézulo, où ils fondèrent la ville d'Héraclée. Ceux d'Altino se jetèrent dans Torcello, ceux de Concordia à Caorlo, et Padoue qui, après être sortie de ses ruines, venait d'être détruite une seconde fois, vit ses citoyens contraints d'aller implorer un asyle à Rialte.

Il n'y eut plus d'espoir de retour. Les Lombards s'établirent dans le pays qu'ils venaient d'envahir. Les petites îles qui environnaient Rialte se peuplèrent. La religion catholique étant persécutée par les Lombards, qui étaient ariens, plusieurs évêques allèrent s'établir dans les îles.

XV. Établissement à Grado du patriarche fugitif d'Aquilée. 605. Le patriarche d'Aquilée s'était réfugié à Grado: le roi des Lombards voulut qu'Aquilée eût un patriarche, ce qui produisit un schisme, et, vingt-cinq ans après, en 630, le patriarche de terre-ferme fit une descente à Grado, tua ce qui lui résista, pilla la cathédrale, et revint à Aquilée chargé de butin. C'était une guerre de pirate, et cette haine entre les deux archevêques devait durer plus de six cents ans.

Ces Lombards n'avaient aucune habitude du commerce ni de la navigation. L'industrie vénitienne tenait à quelques égards ces conquérants dans la dépendance de la république. La même différence se remarqua entre les Vénitiens et les Francs, qui renversèrent bientôt après le trône des rois lombards. Un historien, contemporain de Charlemagne[41], compare les vêtements grossiers de ce monarque et de ses courtisans avec la pourpre de Tyr, les étoffes de soie, les plumes que les marchands de Venise apportaient des ports de Syrie, de l'Archipel et de la mer Noire.

Les évènements qui pouvaient intéresser particulièrement la nouvelle république, pendant les deux ou trois premiers siècles de son existence, n'ont pas été recueillis. Une ville naissante, pauvre, toujours dans les alarmes, ne devait pas attirer l'attention des historiens étrangers, et ne pouvait pas en trouver parmi ses habitants[42].

XVI. Changement dans la forme du gouvernement; création d'un doge à vie. 697. Cependant l'accroissement de la nation avait amené une diversité d'intérêts. Il avait augmenté l'importance des magistrats; ceux-ci en abusèrent, le mécontentement éclata, les partis se formèrent, et ces divisions menaçaient d'entraîner la perte de la république. L'assemblée de la nation fut convoquée à Héraclée pour remédier à ce danger. On était généralement irrité contre les tribuns, qui administraient les affaires de l'état depuis près de trois siècles. Un pouvoir divisé entre tant de mains se trouva trop faible à une époque où la république s'était accrue, où sa prospérité lui avait fait des ennemis, et où l'approche du danger, l'inégalité des richesses, la rivalité des ambitions, faisaient fermenter tant de passions. On était bien décidé à changer cette forme de gouvernement. Elle maintenait la liberté, mais elle compromettait l'indépendance nationale. Christophe, patriarche de Grado, ouvrit l'avis de concentrer le pouvoir dans la main d'un chef unique, à qui on donnerait, non le titre de roi, mais celui de doge, c'est-à-dire duc. Cette proposition fut vivement accueillie, et on procéda sur-le-champ à l'élection de ce chef. On verra que le dogat sauva l'indépendance, et compromit la liberté. C'était une véritable révolution; mais nous ne savons point par quelles circonstances elle fut amenée. Plusieurs historiens disent que ce changement n'eut lieu qu'après que les Vénitiens en eurent obtenu la permission du pape et de l'empereur. Les suffrages se réunirent sur Paul-Luc Anafeste, d'Héraclée, l'an 697 de l'ère chrétienne[43]. On dit que le choix fut fait par douze électeurs, dont il est juste de rapporter les noms, parce que plusieurs sont devenus illustres: Contarini, Morosi, Badoaro, Tiépolo, Michieli, Sanudo, Gradenigo, Memmo, Falieri, Dandolo, Polani et Barozzi. Ainsi Venise passa en un jour de l'état de république démocratique, à celui de monarchie élective. Le doge était à vie. Il avait des conseillers, mais il les nommait; il pourvoyait à toutes les charges, prenait la qualité de prince, et décidait seul de la paix et de la guerre. Les historiens vénitiens se sont fait un point d'honneur de prouver que, par ce changement, Venise n'avait perdu ni son titre de république, ni sa liberté. Ceci ne serait qu'une dispute de mots; qui gouverne seul est un monarque; la liberté n'est pas impossible dans la monarchie ni la tyrannie dans la république: Venise elle-même nous fournira l'un et l'autre exemple. Pour se faire une idée assez exacte de la puissance du doge au moment de cette création, il suffit de jeter les yeux sur ce passage d'André Dandolo, au sujet des prérogatives ducales[44]: «On décréta unanimement que le duc gouvernerait seul: qu'il aurait le pouvoir de convoquer l'assemblée générale dans les affaires importantes, de nommer les tribuns, de constituer des juges, pour prononcer dans les causes privées, tant entre les laïques qu'entre les clercs, excepté dans les affaires purement spirituelles. C'était devant le doge qu'on en appelait lorsqu'on se croyait lésé. C'était par son ordre que les assemblées ecclésiastiques avaient lieu. L'élection des prélats se faisait par le concours du clergé et du peuple, mais ils recevaient l'investiture du duc et n'étaient intronisés que sur son ordre.»

Ce passage ne parle point du droit de faire la paix et la guerre; mais les exemples ne nous manqueront pas pour prouver que les doges en jouissaient, et nous en verrons plusieurs engager, sans son aveu, la république dans une guerre pour leurs intérêts de famille.

Sans doute il n'était pas naturel que des hommes sages, courageux, voulussent se donner un maître. Quand on a joui de l'indépendance, on n'en peut plus faire volontairement le sacrifice. Mais il y avait désordre dans l'état, haine contre les magistrats actuels, rivalités d'ambition, menaces de l'étranger, péril imminent; et les passions conseillent toujours des partis extrêmes.

On ne voit pas comment les lois étaient délibérées, comment les impôts devaient être établis. Ces théories n'avaient pas encore été analysées. Il est probable que le peuple concourait plus ou moins immédiatement à ces délibérations. Mais, quoiqu'il en soit, l'excès de la confiance accordée au dépositaire du pouvoir ne fut que trop prouvé, dans la suite, par les tentatives de beaucoup de doges pour rendre cette dignité héréditaire dans leur famille, par la mort violente de plusieurs, et par les changements que subit enfin la forme de l'autorité.

XVII. Règne de Paul-Luc Anafeste, premier doge. Traité avec les Lombards. Il est ordinaire que ceux que la fortune appelle les premiers à gouverner un état soient de grands hommes. Le premier duc de Venise réussit à faire cesser les divisions qui déchiraient la république. Héraclée était alors le centre du gouvernement et la résidence du prince. Paul-Luc Anafeste fit construire des arsenaux, s'assura d'un nombre de vaisseaux suffisant pour écarter les pirates, et, dans la vue d'obtenir une entière sécurité du côté du continent, conclut avec le roi des Lombards un traité par lequel les Vénitiens conservèrent la possession de la côte qui s'étend entre la grande et la petite Piave[45]. On ajoute même que ce traité renfermait des clauses favorables au commerce des Vénitiens, et leur assurait déjà des priviléges dans la Lombardie[46]. Le doge fit bâtir des forts à l'embouchure de ces fleuves, et, après vingt ans d'un règne dont rien ne troubla la paix, il laissa Venise tranquille, florissante et respectable.

Marcel Tegaliano, doge. 717. Marcel Tegaliano d'Héraclée lui succéda, en 717, dans sa dignité et dans ses sages maximes. Aucun évènement mémorable n'illustra son administration[47]. Il laissa le trône ducal en 726 à Urse.

Urse, doge. 726. Celui-ci était d'un caractère entreprenant, belliqueux. Il exerça la jeunesse vénitienne aux armes, et chercha l'occasion de lui faire faire l'essai de son courage. Cette occasion se présenta bientôt.

XVIII. Entreprise des Vénitiens contre les Lombards, pour rétablir l'exarque de Ravenne. Le roi des Lombards, Luitprandt, s'était emparé de Ravenne. Cette ville était gouvernée sous l'autorité de l'empereur d'Orient, par un ministre qui prenait le titre d'exarque. L'exarque se réfugia à Venise. Le duc l'y accueillit; et le pape, qui avait un grand intérêt à empêcher les progrès des Lombards, écrivit au prince pour réclamer ses secours en faveur de l'illustre exilé. Cette lettre était adressée au duc des Vénitiens:

Lettre du pape à ce sujet. «Le Seigneur a permis, à cause de nos péchés, disait le pape, que l'infidèle nation des Lombards s'emparât de la cité de Ravenne, si éminente entre les églises. Nous avons appris que notre cher fils, le seigneur exarque, s'était réfugié à Venise: nous exhortons votre noblesse à adhérer à sa demande[48], et à prendre les armes en notre considération; afin de rendre à son ancien état la ville de Ravenne, si recommandable par son zèle pour notre sainte foi, et de la rétablir sous la puissance de nos chers fils et seigneurs[49], les grands empereurs Léon et Constantin.»

On voit que le pape ne suppose point que le concours des Vénitiens dans cette affaire fût un devoir envers l'empire, et qu'il s'adresse directement au duc, au duc seul, sans faire mention d'aucune autre autorité.

Urse ne demandait pas mieux que de se rendre à cette prière; cependant la circonstance était délicate. D'un côté on était en paix avec les Lombards; on avait traité récemment avec eux; on devait craindre de s'attirer, par une agression injuste, l'inimitié de voisins si puissants; de l'autre, ces voisins étaient déjà des ennemis; si on les laissait maîtres de Ravenne, ils n'en étaient que plus dangereux. On ne leur avait pas promis de voir leur usurpation sans en prendre de l'ombrage; et il était utile, instant, de les obliger à se renfermer dans leurs limites. L'occasion était favorable, leur roi Luitprandt était occupé ailleurs; Ravenne était mal gardée, sans défense du côté de la mer; le pape et les empereurs sauraient gré aux Vénitiens de cette entreprise, dont le succès n'était pas douteux.

Ces raisons furent exposées dans une assemblée où on fit lecture de la lettre du pape, où l'exarque se présenta lui-même pour solliciter les secours; et il fut résolu qu'on les lui accorderait. On arma diligemment une flotte, et pour donner le change, on répandit de faux bruits sur sa destination. L'exarque feignit d'être chassé par les insulaires. Il se retira vers Imola où il rassembla quelques troupes, comme pour attaquer cette dernière ville. Tout-à-coup il se présenta devant Ravenne, presque au même instant où les Vénitiens, sortis la veille de leur port, jetaient l'ancre à la vue de la place. Le débarquement s'opère. Les Lombards surpris ne savent de quel côté faire face. Tandis que l'exarque s'avance, les Vénitiens appliquent leurs échelles aux murailles, enfoncent une porte voisine de la mer; les troupes de l'exarque pénètrent aussi; des deux chefs lombards, l'un est tué, l'autre tombe vivant au pouvoir des assaillants; Ravenne est reconquise. Ce fut par ce coup de main que les Vénitiens firent le premier essai de leurs forces. Il est probable que ce fut à cette occasion, et en récompense de ce service, que leur doge reçut de l'empereur d'Orient le titre d'Hypate, titre qui répondait à celui de consul, mais qui ne désignait cependant qu'une charge du palais.

XIX. Révolution dans l'état; le doge Urse est massacré; abolition du dogat; création d'un magistrat annuel sous le nom de maître de la milice. 737. Urse conçut un tel orgueil de cette victoire, que les peuples furent bientôt révoltés de ses caprices et de sa hauteur. Les dignités nouvellement établies sont toujours un poste difficile et périlleux. Héraclée fut troublée pendant deux ans par les partisans et les ennemis du doge. Enfin le peuple assaillit son palais, et l'égorgea. Il avait régné onze ans.

L'expérience que l'on venait de faire des inconvénients de la puissance ducale, inspira de nouvelles idées. On sentait bien la nécessité de mettre un magistrat à la tête des affaires de la république; on ne diminua point sa puissance, mais on en limita la durée, et on voulut que le chef de l'état fut renouvelé tous les ans. Les noms de tribun et de duc étant devenus également odieux, on choisit, pour désigner cette nouvelle dignité, le titre de maître de la milice.

On élut successivement à cette charge, Dominique Leo, Félix Cornicula et Theodat Urse, fils du dernier doge. Il fut rappelé de l'exil pour venir gouverner sa patrie. Ce choix prouve que cette famille avait encore un parti; et ce qui confirme cette opinion, c'est que l'exercice de Theodat fut prolongé d'un an. Julien Cepario le remplaça, et eut pour successeur Jean Fabriciatio.

XX. Nouvelle révolution; rétablissement du dogat. Theodat Urse, doge. 742. Ces magistratures temporaires nécessairement faibles, ces élections qui revenaient si souvent, n'étaient pas propres à calmer les factions qui divisaient la république. Le parti qui avait fait rappeler le fils du dernier doge, ne cessait de faire des efforts pour reconquérir l'autorité. Il paraît que ce parti conservait une grande influence dans Héraclée. On ne sait pas quelles étaient les raisons de mécontentement que l'on avait contre le maître de la milice Jean Fabriciatio, mais un jour le peuple, ou des factieux l'assaillirent avec fureur, lui crevèrent les yeux, et le déposèrent.

Héraclée étant en proie aux discordes, on convoqua l'assemblée de l'état à Malamocco, ce qui indique qu'on cherchait à diminuer l'influence du parti de Theodat. Cependant cette faction réussit à faire rétablir l'autorité ducale, et à en faire investir ce même Theodat Urse, fils du dernier duc, en 742. Il y a apparence qu'il était protégé par la cour de Constantinople, car il était revêtu du titre d'Hypate, comme son père.

Theodat Urse, soit qu'il jugeât le séjour d'Héraclée trop dangereux, soit qu'on lui eût imposé cette condition en le nommant, fixa sa résidence à Malamocco. Il renouvela les traités d'alliance avec les Lombards, qui n'avaient pas jugé à propos de témoigner leur ressentiment de l'entreprise de son père sur Ravenne. Ils s'en étaient vengés sur l'exarque, avaient repris cette place, et poussé leurs conquêtes en Italie. Le nouveau doge ne prit aucune part à cette guerre. Un règne de treize ans, assez tranquille, semblait devoir calmer les factions, lorsqu'une circonstance, qui n'avait rien en soi de remarquable, leur fournit une nouvelle occasion d'éclater.

Le dernier traité avec les Lombards avait procuré aux Vénitiens la possession de quelques côtes qui s'étendaient jusqu'à l'Adige. Theodat crut qu'il était nécessaire de faire fortifier un point à l'embouchure de ce fleuve, et il ordonna d'élever une forte tour dans l'île de Brondolo. Ses ennemis feignirent d'en prendre de l'ombrage. Ils répandirent que cette fortification n'avait pas tant pour objet de repousser les étrangers, que d'opprimer le peuple. Un séditieux, nommé Galla, ameuta ceux chez qui ces imputations pouvaient trouver quelque créance; et un jour que Theodat revenait de visiter les travaux, il fondit sur lui avec une troupe de gens armés, et lui fit subir le sort de Fabriciatio, son prédécesseur. Cette cruauté devint un usage, et plusieurs doges furent, comme celui-ci, privés de la vue en même temps que de leur dignité.

Galla, doge. 755. Par un autre acte de violence, Galla s'empara de la dignité ducale; mais, ne s'y croyant pas solidement affermi, il fit procéder à l'élection, et inspira assez de terreur pour se faire confirmer. Il usa de son pouvoir aussi indignement qu'il l'avait acquis. Son insolente tyrannie devint bientôt insupportable. Il n'y avait pas encore un an qu'il régnait: on se saisit de lui, et il éprouva à son tour la bonté de la déposition, le malheur de la cécité et de l'exil.

Création, de deux tribuns. L'atrocité des remèdes faisait juger de l'énormité du mal. On sentit la nécessité d'apporter quelques tempéraments à une autorité jusque-là trop peu définie, et on adjoignit au doge deux tribuns, sans l'avis desquels il lui fut interdit de rien entreprendre. Malheureusement on fit en même temps un choix qui ne permettait pas d'espérer que ces deux conseillers pussent jouir d'aucune influence.

Dominique Monegario, doge. 756. Dominique Monegario, qui venait d'être élu doge (en 756), était un homme féroce, persuadé qu'il est de l'essence d'un prince d'être absolu. Il semblait qu'on lui eût fait une injure en limitant l'autorité qu'on lui donnait. Il affecta le plus grand mépris pour les conseils. Pendant huit ans, il fatigua les Vénitiens de la tyrannie la plus capricieuse: enfin on s'en délivra, comme de ses prédécesseurs, et avec la même cruauté.

Maurice Galbaio, doge. 764. Le doge, qui lui succéda, avait la qualité la plus désirable dans ceux qui sont revêtus du pouvoir, la modération.

Il associe au dogat son fils Jean. Maurice Galbaio, citoyen d'Héraclée, fut de ces princes dont la mémoire ne s'est point conservée par des faits éclatants, mais par les bénédictions des peuples. La douceur de ses mœurs, et la sagesse de son administration, les lui méritèrent pendant vingt-trois ans. L'évènement le plus important de son règne, fut l'érection d'un siége épiscopal, qui fut placé dans la petite île d'Olivolo, l'une de celles qui entourent Rialte. Rien ne prouve mieux le mérite de ce doge, et la justice que lui rendaient les Vénitiens, que la faute politique que la confiance leur fit commettre. Il y avait quatorze ans qu'il régnait: il avait un fils qu'il aimait tendrement, dont il cultivait les dispositions, et qui annonçait les qualités les plus heureuses. Il eut la faiblesse, bien excusable dans un père, et bien ordinaire dans le chef d'une illustre maison, de désirer que ce fils lui fût associé de son vivant. Les Vénitiens s'empressèrent de donner cette marque de leur reconnaissance à ce prince si vertueux. Il vit son fils Jean associé à sa dignité, et pendant neuf ans encore il partagea avec lui les soins du gouvernement.

XXI. Expulsion des Lombards par les armées de Charlemagne. 774. Sous le règne du père, la colonie avait été tranquille et heureuse; elle avait même obtenu place dans un traité conclu entre Pépin et l'empereur d'Orient, où il avait été stipulé qu'elle serait indépendante de l'un et de l'autre empire[50]. Ainsi la liberté de Venise s'affermissait, pendant que l'Italie et le monde changeaient de face, que les armées de Charlemagne passaient les Alpes, et que le trône des Lombards s'écroulait. Il y a même des historiens[51] qui prétendent que ce prince avait réclamé le secours des barques vénitiennes, pour accélérer la reddition de Pavie. La conduite du nouveau doge attira sur la république un terrible orage.

Jean était de ces caractères d'autant plus affermis dans le vice, qu'ils sont plus dissimulés. Il avait trompé son père et ses concitoyens: affranchi de cette retenue que la vertu de Maurice lui imposait (en 787), on ne trouva plus en lui qu'un prince avide, insolent, violent et livré aux plus infâmes débauches. Il fit pourtant confirmer par le nouveau conquérant de la Lombardie, le traité de limites conclu par ses prédécesseurs[52].

Jean Galbaio s'associe son fils Maurice. Après neuf ans de tyrannie, Jean trouva le moyen de rendre son autorité encore plus insupportable, en demandant à la partager avec Maurice, son fils. Soit qu'on n'osât lui rien refuser, soit qu'on crût impossible de voir empirer le gouvernement, les Vénitiens y consentirent, et eurent à gémir, pendant une longue oppression, de la fatale condescendance qui tendait à rendre le dogat héréditaire dans cette famille. Comme son père, le jeune Maurice avait commencé par dissimuler ses vices. Assis tous les deux sur le trône, ils rivalisèrent d'infamie et de cruautés; les biens, les femmes et les filles des citoyens étaient fréquemment l'objet de leurs violences. Tout tremblait d'irriter des maîtres à qui le pouvoir paraissait assuré pour si long-temps.

Attentat de Maurice contre le patriarche de Grado. Sur ces entrefaites l'évêché d'Olivolo, c'est-à-dire de Rialte, vint à vaquer. Jean fit choix d'un Grec pour remplir ce siége, ce qui devait scandaliser et blesser le clergé vénitien. Le patriarche de Grado refusa de sacrer le nouvel évêque qu'il regardait comme intrus. Le doge, courroucé de cette résistance, chargea son fils de la punir. Maurice se rendit à Grado, et fit précipiter le patriarche du haut d'une tour. Un pareil attentat, commis sur un personnage également vénérable par ses vertus et par le caractère dont il était revêtu, ne pouvait qu'exciter l'indignation du peuple. Telle était cependant la terreur que le doge avait su inspirer qu'on se borna à des murmures. Il donna le patriarchat à Fortunat, neveu du prélat assassiné, qui l'accepta sans renoncer à la vengeance.

Des calamités publiques vinrent se joindre à des malheurs privés déjà si déplorables. Les eaux des fleuves s'élevèrent à une hauteur, qui menaça les îles des lagunes d'une entière submersion, et un vent du sud, qui refoula vers le fond du golfe les flots de l'Adriatique, couvrit toutes les terres à plusieurs pieds de hauteur. Deux villes, voisines l'une de l'autre, Héraclée et Equilo, eurent des différends dont on ignore le sujet; les deux partis en vinrent aux mains et la république vit dans son sein une guerre civile.

XXII. Conspiration du nouveau patriarche contre le doge. Fortunat, le nouveau patriarche de Grado, crut que ce temps marqué par des désastres était favorable à l'exécution de ses projets contre les assassins de son oncle. De concert avec Obelerio, citoyen de Malamocco, tribun actuel, issu d'une famille tribunitienne, Demetrius Marmano et George Foscaro, il conspira contre le doge et son fils; mais la conspiration ayant été découverte, les conjurés se sauvèrent. Les conjurés attirent sur leur patrie les armes de Charlemagne et de Pépin, nouveau roi des Lombards. Ils se partagèrent les rôles: Obelerio se tint à Trévise, pour y être à portée de conserver des correspondances avec les mécontents: Fortunat alla à la cour de France avec le dessein d'inspirer à Charlemagne des soupçons ou de la jalousie contre le gouvernement de Venise[53].

Ces manœuvres furent secondées par tous les ennemis que la république pouvait avoir à la cour de Pépin, assis depuis peu sur le trône des rois lombards, et Venise se vit menacée par toutes les forces qui venaient de conquérir l'empire d'Occident. Charlemagne ordonna que tous les Vénitiens établis à Ravenne en fussent expulsés; ils fréquentaient cette ville depuis deux cents ans; ils y avaient des magasins, des comptoirs. Le pape Adrien Ier seconda le ressentiment de l'empereur, en bannissant du territoire de l'église tous les sujets de la nouvelle république[54].

Selon quelques historiens, Charlemagne alla plus loin: il donna Venise au saint-siége. Si la pièce connue sous le nom de donation de Charlemagne à l'église était de quelque authenticité, nous aurions à examiner ici comment cet empereur avait pu comprendre dans ses libéralités envers le siége apostolique, la Corse, la Sardaigne, la Sicile, Venise, et plusieurs autres pays qui ne lui appartenaient pas; mais il est bien reconnu que toutes ces donations, dont on n'a jamais produit ni les originaux ni les copies, sont des pièces supposées. On n'a commencé à parler de celle de Charlemagne qu'un siècle après la mort du donateur; et l'histoire est sans doute dispensée d'expliquer un fait dont elle n'admet pas l'existence[55].

De sa retraite, Obelerio n'avait pas cessé d'entretenir des intelligences dans Venise, en même temps qu'il correspondait avec Fortunat. Une nouvelle conjuration se forma. Tout-à-coup les partisans d'Obelerio le proclamèrent doge; à ce signal le peuple se souleva; Jean et Maurice effrayés ne durent leur salut qu'à la fuite, et se réfugièrent à Mantoue, en 804.

Obelerio, l'un des conjurés, doge. 804. Du fond de son exil, Obelerio rentra dans sa patrie pour la gouverner. Il suivit le funeste exemple tracé par ses deux prédécesseurs. Il s'associe ses frères Béat et Valentin. À peine parvenu à la dignité ducale, il se fit donner pour collègue son frère Béat, et même dans la suite son second frère Valentin[56]; tant on était impatient d'assurer le pouvoir dans sa famille. Parvenu au trône, il s'aperçut qu'en invoquant les secours de l'étranger il s'était privé de l'espoir de régner tranquille, et crut assurer son repos en soumettant sa patrie à payer un tribut au roi d'Italie[57]. Mais ses intrigues et celles de Fortunat, dont l'objet était de tirer vengeance du crime de Jean et de Maurice, avaient appelé les armes de Pépin contre la république.

XXIII. Guerre de Pépin contre Venise. 809. Jean et Maurice étaient déposés, exilés; ils ne se trouvaient plus dans les îles vénitiennes. Comme ce n'était pas pour les punir que Pépin avait armé, il ne renonça point à ses projets. Ainsi sont toujours trompés dans leur espoir ceux qui appellent l'étranger pour venger leur injure personnelle. On raconte fort diversement les circonstances qui amenèrent cette guerre. Les uns disent que Obelerio, chassé du trône par son frère Béat, se réfugia à la cour de Charlemagne, dont il épousa la fille et dont il attira la colère sur sa patrie. D'autres, et ceci est plus vraisemblable, racontent que Pépin, après s'être rendu maître de l'Istrie et du Frioul, voulut pousser ses conquêtes vers la Dalmatie[58]. La coopération des Vénitiens lui eût été d'un grand secours. Il la réclama: Obelerio fit tout ce qu'il put pour les y déterminer; mais une saine politique ne leur conseillait pas de faciliter, sur la rive orientale du golfe, les progrès d'un conquérant qui en occupait déjà la rive occidentale. Ils s'excusèrent de leur mieux; Pépin, irrité de ce refus, les traita en ennemis.

Son armée attaqua vivement Héraclée et Equilo, les emporta d'assaut, les livra aux flammes. Les Vénitiens épouvantés se tournèrent vers le doge, lui demandant quel usage il comptait faire du crédit qu'il se vantait d'avoir auprès de Pépin. N'étaient-ils pas assez châtiés de n'avoir pas concouru, comme Obelerio le voulait, à livrer à ce conquérant toutes les côtes de l'Adriatique? Le doge sollicita le roi des Lombards de retirer ses troupes et l'obtint; mais Héraclée et Equilo étaient détruites, et leurs habitants furent obligés de se disperser sur les autres îles.

Cependant le dernier doge, quand il s'était vu menacé d'une attaque de la part du fils de Charlemagne, avait demandé des secours à l'empereur d'Orient[59]. Nicéphore, qui occupait alors le trône de Constantinople, avait senti combien il lui importait de s'opposer aux progrès des nouveaux maîtres de l'Italie. Une flotte, sous les ordres de Nicétas, était partie dans ce dessein. Elle arriva dans le golfe. Obelerio ne put empêcher que les Vénitiens n'y joignissent leurs vaisseaux. La flotte combinée se montra sur divers points de la côte, pour disperser, en les attirant, les forces de l'ennemi; et tout-à-coup vint jeter l'ancre devant Comacchio, que Nicétas ne croyait pas en bon état de défense. Les troupes attaquèrent la ville, et la trouvèrent pourvue d'une forte garnison. Cette garnison fit une sortie et tua beaucoup de monde à Nicétas, qui se vit obligé de se rembarquer précipitamment. La flotte, après avoir manqué son expédition, se retira à Malamocco.

On ne pouvait pas douter que Pépin ne cherchât à tirer vengeance de cette attaque. Venise fut dans la plus grande agitation, quand on apprit que le roi des Lombards assemblait à Ravenne des troupes et des vaisseaux. On venait d'éprouver combien les armes de Pépin étaient redoutables. Quelle honte pour le doge d'être réduit à proposer à ses concitoyens des soumissions, afin de conjurer l'orage que lui-même avait attiré sur eux! C'est une grande faute dans un chef de ne pas présumer assez du courage de son peuple. Cette circonspection l'expose à encourir le mépris. Les Vénitiens ne virent plus dans Obelerio qu'un prince qui trahissait la patrie. Ils le chassèrent, et, de peur qu'il n'allât encore les desservir auprès de Pépin, on le conduisit à Constantinople, et on relégua ses frères à Zara.

La république se trouvait sans chef. Le péril était imminent; les soldats de Pépin avançaient, ils avaient emporté la tour de Brondolo, les îles de Chiozza, de Palestrine; ils entrèrent dans Albiola; et Malamocco, la capitale des Vénitiens, le siége de leur gouvernement, ne voyait plus entre elle et l'ennemi qu'un étroit canal qui ne pouvait les arrêter[60].

C'est dans ces moments extrêmes qu'il appartient aux hommes d'un grand caractère de s'emparer d'une noble influence. Ange Participatio ouvrit l'avis de jeter toute la population de Malamocco dans Rialte, qui, séparée de l'ennemi par un bras de mer plus considérable, offrait plus de sûreté, et de se déterminer dans cette dernière retraite à une courageuse défense. C'était la neuvième ou dixième fois[61] que cette population fugitive abandonnait son asyle, se réfugiant d'une île sur une autre, tantôt dans Aquilée, tantôt dans Rialte, dans Concordia, deux fois à Grado, puis à Albiola, et successivement à Torcello, Héraclée et Malamocco.

On se précipita dans des barques; et, lorsque Pépin, après avoir jeté un pont sur Malamocco, entra dans cette ville, il la trouva déserte. Le passage jusqu'à Rialte était plus difficile. Il y avait peu d'espoir d'affamer dans cette position un peuple qui avait tant de vaisseaux. Le roi fit sommer les Vénitiens de se rendre. Soit pour gagner du temps, soit pour éviter une action trop hasardeuse, ils lui envoyèrent des députés chargés de traiter à des conditions raisonnables. Pépin les reçut avec hauteur et exigea que Rialte se rendît à discrétion.

On dit qu'il essaya de jeter un pont de bateaux que les vaisseaux des Vénitiens détruisirent. Ils avaient pour commander leur flotte un homme d'une grande expérience, Victor, citoyen d'Héraclée. Le roi des Lombards se décida à forcer le passage avec ses vaisseaux. Ces bâtiments, rassemblés de divers ports de la côte, étaient beaucoup plus grands que ceux des Vénitiens, construits pour naviguer dans les bas-fonds des lagunes.

Lorsque Victor vit la flotte de Pépin s'avancer, au lieu d'aller à sa rencontre, il se rapprocha de la terre pour l'y attirer. Les vaisseaux des Lombards le poursuivirent vivement; mais la marée qui baissait les laissa bientôt dans l'impossibilité de manœuvrer. Alors les navires vénitiens, voltigeant autour de ces bâtiments immobiles, les attaquèrent avec avantage; tout ce qui se présentait sur le pont était accablé d'un déluge de traits. Des matières enflammées atteignirent plusieurs vaisseaux et les embrasèrent. Un vent qui s'éleva vint favoriser l'incendie et augmenter le désordre. Pendant tout le temps que les eaux restèrent basses, la flotte de Pépin demeura exposée à des attaques qu'elle ne pouvait repousser, et lorsque le flux vint relever les bâtiments que le feu n'avait pu atteindre, ces débris se réfugièrent précipitamment dans le port de Malamocco.

Telle fut l'issue de cette entreprise du roi des Lombards. Il se vengea de ce mauvais succès, sur les îles vénitiennes qu'il occupait; et, après les avoir inutilement saccagées, il se retira avec son armée sur le continent.

L'année suivante, en 810, un traité de paix fut conclu entre Charlemagne et l'empire d'Orient, et il y fut stipulé que Venise continuerait de faire partie de celui-ci. On voit que ce traité est contradictoire avec celui que j'ai cité plus haut, et que la république ne jouissait pas encore d'une indépendance politique absolue. Les deux grands empires semblaient ne pouvoir souffrir dans leur voisinage aucun état indépendant. Mais Venise devait préférer de relever de l'empereur de Constantinople, qui était moins à portée de l'opprimer et qui pouvait lui accorder tant de faveurs pour le commerce qu'elle faisait déjà dans tout le Levant.

Les historiens français ont passé sous silence ou travesti cette expédition de Pépin. Ils disent qu'il châtia les Vénitiens, qu'il s'empara de leur capitale. Cela est vrai, puisqu'il pénétra jusqu'à Malamocco; mais il fallait ajouter que les Vénitiens battirent sa flotte et l'obligèrent à repasser la mer[62].

XXIV. Règne du doge Ange Participatio. 809. Ange Participatio, que d'autres appellent Particiatio, avait sauvé sa patrie par sa fermeté et son activité. De tels services lui donnaient à la dignité ducale des droits que tous ses concitoyens reconnurent. Un décret solennel prononça pour toujours l'exclusion d'Obelerio.

Le nouveau doge était de la maison de Badovaro, que nous prononçons Badouer, originaire d'Héraclée. Il prenait les rênes du gouvernement au sortir d'une guerre terrible; une multitude de familles restaient sans fortune et sans asyle, plusieurs îles étaient désertes, beaucoup de villes étaient détruites. Nous verrons pourtant ce prince, pendant une administration de dix-huit ans, ajouter à la splendeur de sa patrie, comme s'il eût reçu la couronne dans un temps de prospérité.

En lui confiant le gouvernement, on lui donna pour conseil deux tribuns qui se renouvelaient par élection d'année en année.

Le siége du gouvernement est fixé à Rialte. Les évènements venaient de prouver que le siége du gouvernement était mal placé à Héraclée, qui avait été détruite plusieurs fois, et à Malamocco, qui venait d'être prise par les Lombards. Il semblait que les habitants des lagunes attendissent cette expérience pour s'occuper de l'embellissement de leur capitale. Rialte offrait plus de sûreté; elle avait été l'asyle de la liberté vénitienne; le gouvernement s'y trouvait transporté; les fugitifs y affluaient, et beaucoup projetaient de s'y fixer, pour être à l'abri de nouveaux dangers.

Il y avait autour de Rialte une soixantaine de petites îles que le doge fit joindre l'une à l'autre par des ponts. Elles se couvrirent bientôt de maisons. On les environna d'une enceinte, et ce fut alors que les descendants de cette peuplade de fugitifs donnèrent à cette ville naissante, qu'ils venaient de fonder au milieu d'un marais, le nom de Venetia, en mémoire des belles contrées d'où leur pères avaient été forcés de s'expatrier. La province a perdu son nom et est devenue sujette de la nouvelle Venise. Participatio fit bâtir une église cathédrale à Olivolo et un palais ducal sur le même emplacement qu'occupe celui d'aujourd'hui.

Ses soins pour la capitale ne l'empêchèrent pas de veiller aux intérêts des villes que la guerre avait détruites. Malamocco, Palestrine, Chiozza, sortirent de leurs ruines, et Héraclée, la patrie du doge régnant, entièrement rebâtie, prit le nom de Citta-Nuova[63].

La paix de ce règne ne fut troublée que deux fois. Le patriarche d'Aquilée, secondé par les nobles de Frioul, fit une descente à Grado, et vint attaquer le patriarche de cette île. L'armée vénitienne accourut au secours de celui-ci, battit les ennemis, et mit les côtes du Frioul à feu et à sang.

Le second évènement dont nous avons à parler fut une conspiration tramée contre le doge, par Jean Jarrolico, Bon Bragadino, et Moneterio. Le doge, après l'avoir découverte par sa vigilance, la punit avec une juste sévérité. De ces trois chefs de conjurés, le dernier échappa par la fuite, les deux autres furent mis à mort.

Participatio associe au dogat son fils Jean et ensuite son fis Justinien. Jean Participatio, dont la conduite fut d'ailleurs si louable, ne résista pas plus que ses prédécesseurs à l'ambition de perpétuer sa dignité dans sa famille.

Il avait deux fils, Justinien et Jean. L'aîné avait été envoyé par son père auprès de l'empereur de Constantinople. Pendant son absence, le père s'adjoignit le cadet; et, ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'il se l'adjoignit, à ce qu'il paraît, de sa propre autorité. Justinien, à son retour, témoigna un vif ressentiment de cette exclusion injurieuse pour lui. Le doge, pour prévenir la discorde de sa famille, et peut-être les désordres de l'état, se détermina à reconnaître ce que son fils aîné appelait déjà ses droits.

Jean consentit à renoncer à l'association au dogat; Justinien prit sa place, et il y a même des auteurs qui ajoutent que cette faveur s'étendit jusques sur un petit-fils, Ange, fils de Justinien[64]. De sorte que ce petit-fils se trouva à-la-fois le collégue de son père et de son grand-père, et que la dignité ducale semblait assurée dans cette famille pendant trois générations. Mais il paraît que ce petit-fils mourut le premier.

Justinien Participatio, doge. 827. Justinien succéda à son père en 827. Ce prince était faible par caractère et d'une santé débile. Il rappela son frère Jean au partage de l'autorité. L'histoire n'a conservé aucun des évènements de son règne, qui dura à-peu-près deux ans, si ce n'est l'envoi qu'il fit d'une flotte, sur la demande de l'empereur Michel, dans les eaux de la Sicile, pour y combattre les Sarrasins, qui commençaient à infester les côtes de la Méditerranée; mais cette flotte rentra dans les lagunes sans avoir combattu.

XXV. Translation du corps de l'évangéliste saint Marc, d'Alexandrie à Venise. Un évènement d'un autre genre se passa pendant la vie de ce doge obscur, ce fut la translation du corps de l'évangéliste saint Marc à Venise. Comme ce fait sert à faire connaître les mœurs du temps, je ne puis que traduire ici le récit naïf d'un ancien historien[65].

«Le roi d'Alexandrie, faisant bâtir un magnifique palais, avait ordonné qu'on cherchât par-tout, pour cette construction, les marbres les plus précieux, et qu'on en dépouillât même les églises. Celle de Saint-Marc, l'une des plus belles, n'en était pas exceptée: deux saints prêtres grecs préposés à la garde de cette église, Stauratius et Théodore, gémissaient de cette profanation. Il y avait alors dans le port d'Alexandrie dix vaisseaux vénitiens. Bon de Malamocco et Rustic de Torcello, étant venus dans cette église pour y faire leurs dévotions, furent frappés de la tristesse des desservants et leur en demandèrent la cause: l'ayant apprise, il les pressèrent avec de grandes promesses de leur livrer le corps de saint Marc, les assurant que les Vénitiens en conserveraient une grande reconnaissance. Les deux prêtres s'y refusèrent d'abord, craignant de commettre un sacrilége, en déplaçant les restes du saint patron. Mais, ainsi le voulut la divine providence, pendant cet entretien, ceux que le roi avait chargés de la recherche des marbres précieux se présentèrent dans l'église, et, sans respect du lieu, se mirent en devoir d'emporter ce qu'ils jugeaient propre à la construction du palais du roi. L'église, entièrement bâtie de marbres rares, allait être démolie; les desservants effrayés se rendirent aux instances des deux Vénitiens. Cependant il fallait éviter qu'on ne s'aperçût de l'enlèvement des restes du saint évangéliste, pour lesquels le peuple avait une grande vénération, à cause des miracles qu'ils opéraient tous les jours. Ils coupèrent avec soin, et dans l'endroit le moins apparent, l'enveloppe qui enfermait ces vénérables restes, et substituèrent à leur place le corps de saint Claudien. Un tel parfum se répandit à l'instant dans l'église, et même dans les lieux voisins, que la foule accourut auprès des saintes reliques. Les cachets du linge qui enveloppait le corps étaient intacts: on ne s'aperçut point du pieux larcin. Il fallut encore tromper le peuple et les infidèles, pour pouvoir emporter, sans péril, ces précieux restes jusqu'au vaisseau.»

«On n'en croirait pas les historiens si on ne voyait encore, dans notre église de Saint-Marc, une image merveilleuse qui atteste le fait. Pour mettre ceux qui devaient porter le corps à l'abri des recherches et des mauvais traitements trop ordinaires chez cette nation barbare, on plaça le corps dans un grand panier environné de beaucoup d'herbes et couvert de chair de porc, dont on sait que les Musulmans ont horreur. On fit donc venir ceux qui devaient porter le panier, et on leur recommanda de crier Khanzir à tous ceux qui se présenteraient pour faire des recherches. Khanzir, dans la langue de ces barbares, signifie porc. De cette manière ils arrivèrent jusqu'au vaisseau. Le corps fut enveloppé dans des voiles, attaché à une antenne et suspendu au grand mât jusqu'au moment du départ; car il fallait encore dérober la connaissance de ce précieux larcin à ceux qui viendraient visiter le navire en rade.»

«Enfin les Vénitiens quittèrent le rivage pleins de joie. À peine étaient-ils en pleine mer qu'il s'éleva une grande tempête. On assure que saint Marc apparut alors à Bon de Malamocco, et l'avertit de faire baisser à l'instant les voiles, pour éviter que le navire, chassé par la force du vent, n'allât se briser contre les écueils cachés sous les eaux; ils durent leur salut à ce miracle.»

«Lorsqu'ils prirent terre à Venise, toute la ville fut dans l'allégresse: on se disait de toutes parts que la présence du saint assurait la perpétuelle splendeur de la république, ce qui confirmait bien l'ancienne tradition connue de tout le monde, que saint Marc, durant sa vie, ayant navigué sur la mer d'Aquilée, et ayant touché ces îles, avait eu une vision céleste, qui lui avait prédit que ses os reposeraient un jour sur cette terre alors inhabitée.»

«Ce ne furent que fêtes, chants, musique et prières dans toute la cité; on invoquait le saint, pour qu'il prît sous sa protection la ville, qui désormais devait être éternelle. Quand le corps vénérable fut débarqué, tout le peuple alla au-devant de lui jusqu'au fort, avec le clergé qui chantait des hymnes et qui faisait fumer l'encens. On reçut ce noble présent avec toute la dévotion possible; il fut déposé dans la chapelle ducale, et le doge, qui mourut peu de temps après, laissa, par son testament, une somme pour bâtir une église à saint Marc.»[66]

Cet évènement est plus considérable qu'il ne le paraît au premier aspect. Il n'est pas seulement un trait du caractère national, il se lie aux institutions fondamentales de ce nouvel état. Le peuple, dans sa confiance, dans son enthousiasme pour le patron de la république, s'accoutuma à confondre l'idée du protecteur avec la patrie elle-même, et le cri de Vive saint Marc, devint le cri de guerre, l'expression d'un sentiment civique, qui fut le signal de ralliement dans les dangers, et qui, aux jours de deuil, fit couler des larmes des yeux des patriotes.

XXVI. Relations commerciales à cette époque. On voit par ce récit qu'à cette époque il y avait, à-la-fois, dix vaisseaux vénitiens dans le port d'Alexandrie. Cette circonstance peut donner quelque idée de l'importance du commerce que ce peuple faisait dans le Levant. On a vu qu'il en rapportait des objets de luxe inconnus alors aux cours des princes les plus puissants de l'Europe. Mais les avantages qu'il en retirait ne se bornaient pas aux bénéfices du trafic. En parcourant les côtes occupées par les Sarrasins, en fréquentant la capitale de l'empire d'Orient, les voyageurs vénitiens prenaient une idée des arts de ces peuples; ils voyaient des édifices somptueux; ils avaient occasion de pénétrer dans les ateliers, où se fabriquaient les tissus que l'Occident enviait sans savoir les imiter; ils perfectionnaient leur architecture navale, à l'école des Grecs, qui étaient alors les maîtres dans cet art. Bientôt les bâtiments vénitiens eurent, dans la mer Adriatique, la même réputation de supériorité que les vaisseaux liburniens y avaient eue autrefois.

L'émulation sollicitait l'industrie; les idées et les spéculations s'étendaient; le courage devenait plus entreprenant, à mesure qu'il trouvait plus d'occasions de s'exercer; la cupidité savait se créer des moyens de bénéfice; par exemple, on voyait ces insulaires sans territoire, acheter des troupeaux dans le continent voisin, et les élever dans des pâturages dont ils obtenaient la cession sur les montagnes du Frioul et de l'Istrie, pour les vendre ensuite avec avantage dans les marchés des villes populeuses[67].

Les rivalités commerciales ne furent pas étrangères aux discordes civiles dont j'ai eu à faire le tableau. Grado, Malamocco, Rialte, Torcello, ne voyaient pas sans envie les prospérités d'Héraclée, enrichie des trésors sauvés d'Aquilée et des dépouilles de Ravenne. Quand cette malheureuse ville d'Héraclée se vit noyée dans le sang de ses citoyens, les cités rivales conçurent l'espérance d'hériter de son commerce[68]. Grado devint à son tour l'objet de leur jalousie, lorsque Charlemagne accorda l'exemption de toutes sortes de péages à quatre vaisseaux du patriarche de cette ville dans tous les ports de son empire.

Ces discordes, qui durèrent quatre-vingts ans, firent sentir les avantages de l'unité et de la stabilité du gouvernement. La guerre de Pépin força les Vénitiens à oublier momentanément leurs jalousies pour repousser l'ennemi commun et leur fit former de nouveaux liens avec l'empire d'Orient, dont le commerce leur était d'autant plus profitable qu'à cette époque, ils n'avaient point de rivaux. Sienne, Pise, Florence, étaient encore dans l'obscurité; Amalfi, peuplée de fugitifs comme Venise, commençait à peine à étendre sa navigation vers les mers de la Grèce. Gênes présentait déjà l'aspect d'une cité industrieuse et puissante, mais elle avait à combattre les Sarrasins, qui étaient à ses portes. Ceux-ci, quoique policés, n'étaient point navigateurs. Les peuples septentrionaux plongés dans la barbarie ne connaissaient encore que les armes.

LIVRE II.

Divisions intestines.—Entreprise de Jean Participatio sur le comté de Comacchio. La flotte vénitienne battue par les Sarrasins à Crotone, et par les Narentins à Micolo. Invasion des Hungres: ils attaquent Venise. Leur défaite (830-900).—Doges de la maison Candiano. Pierre Candiano IV, massacré. Abdication de quatre doges (901-991). Règne de Pierre Urseolo II. Réunion de la Dalmatie à l'état de Venise (991-1006). Sédition. Usurpation du dogat par Dominique Urseolo. Expulsion de cette famille. Révolte de Zara. Guerre contre les Normands (1006-1096).—Première croisade. Expédition en Calabre. Guerre contre les Padouans. Incendie de Venise. Guerre contre les Hongrois (1096-1117).—Règne de Dominique Michieli. Nouvelle expédition en Syrie, ou deuxième croisade. Prise de Tyr (1117-1130).—Prise de Corfou. Expédition de Sicile. Dogat de Vital Michieli II. Singulier tribut imposé au patriarche d'Aquilée. Guerre contre l'empereur d'Orient. Défaite de l'armée. Peste à Venise. Le doge assassiné (1130-1173).—Changement dans la constitution de l'état. Élection de Sébastien Ziani (1173).

I. Jean Participatio défait Obelerio, son compétiteur, et brûle la ville de Malamocco. 830. Jean Participatio se trouvait seul en possession du trône ducal, par la mort de son frère. Il eut d'abord à réprimer quelques entreprises des pirates narentins. À peine cette affaire était-elle terminée qu'un bruit se répandit que l'ancien doge Obelerio avait rompu son ban et était descendu dans l'île de Veglia. Jean accourut pour arrêter les progrès de ce compétiteur; mais, au moment où il allait combattre, le doge se vit abandonné par une partie de ses troupes levées à Malamocco, pays d'Obelerio. Il revient sur ses pas, entre dans Malamocco; et, pour punir cette ville de l'infidélité des soldats qu'elle lui avait fournis, la réduit en cendres. Aussitôt après, il marche de nouveau contre son compétiteur, l'attaque, le défait, s'empare de sa personne, et le livre à la main du bourreau. Ce ne fut point assez pour satisfaire le ressentiment populaire que l'ancien doge s'était attiré. Son corps fut l'objet de mille insultes, on alla jusqu'à lui déchirer les entrailles avec les dents[69].

II. Conjuration contre le doge. Il est obligé de fuir. Carossio s'empare du pouvoir. Le doge est rappelé et déposé. De la fureur contre le vaincu on passa en un instant à la haine contre celui par qui Venise en avait été vengée. Jean Participatio, surpris dans son palais par des conjurés, eut à peine le temps d'échapper pour se réfugier en France. Cette conjuration avait pour chef un certain Carossio, fils de Bonico[70], que cette violence plaça à la tête du gouvernement. La révolution fut si subite qu'elle ne trouva aucune résistance; il fallut concerter secrètement des mesures contre l'usurpateur. Les principaux de la république étaient les plus intéressés à le renverser. Trente conjurés, à la tête desquels étaient Basile Trasimondo, Jean Marturio, et Dominique Ortianico, fondirent à l'improviste sur Carossio et l'exilèrent après lui avoir fait crever les yeux.

Le doge, rappelé pour reprendre l'exercice de sa dignité, en usa de manière à faire beaucoup de mécontents; les factions divisèrent la ville; mais celle de Jean Participatio n'était pas la plus forte. Un jour, dans la cathédrale même, pendant l'office divin, ses ennemis l'assaillirent, le déposèrent, lui coupèrent la barbe et les cheveux, et le reléguèrent à Grado, dans un monastère. On procéda sur-le-champ à l'élection d'un nouveau doge; les suffrages se réunirent sur Pierre Tradenigo, originaire de Pola (836).

III. Pierre Tradenigo doge. 836. L'un des premiers actes de ce nouveau doge fut de s'adjoindre son fils Jean, qui ne lui survécut pas.

Il envoya ce fils contre les pirates narentins, avec lesquels la république était dans un état de guerre habituel, mais cette expédition n'eut point de résultat.

La guerre avait lieu entre les habitants des bords du lac de Garde et ceux de Vérone. Les Véronais demandèrent du secours aux Vénitiens. Il paraît que ceux-ci leur en fournirent, et leur facilitèrent des succès contre leurs ennemis, car Vérone envoya de magnifiques présents à Venise.

L'historien du commerce de Venise[71] attribue cette guerre à quelques contrariétés que les Véronais et les Vénitiens éprouvaient pour le transport de leurs marchandises dans la vallée supérieure de l'Adige: on ajoute que tous les prisonniers faits dans cette expédition furent compris dans le partage des Vénitiens, et destinés à peupler l'île de Poveglia, alors déserte[72]; ce qui autoriserait à penser que la république, après quatre cents ans d'existence, n'avait pas encore une population suffisante pour couvrir son petit territoire.

IV. Guerre contre les Sarrasins établis en Sicile. La flotte vénitienne battue à Crotone. 837. Les peuples des côtes de l'Italie, toujours insultés par les pirates de la Méditerranée, n'ont jamais su les punir, ni même les repousser. À cette époque c'étaient les Sarrasins qui désolaient la Pouille, la Calabre, et les environs de Rome[73]. Ils s'étaient même établis dans la Sicile. Les Italiens implorèrent le secours de l'empereur grec Michel, qui à cet effet arma une flotte. Mais cette flotte n'était pas suffisante pour attaquer les Sarrasins; Théodose, qui la commandait, vint solliciter les Vénitiens de se joindre à lui. Le doge céda à cette demande et mit en mer soixante bâtiments, qu'il voulut commander en personne.

Michel récompensa le dévouement de Tradenigo en lui donnant le titre de protospataire, c'est-à-dire de grand-écuyer de l'empire. Ceci constate encore la suprématie que conservaient les empereurs d'Orient. Les doges s'honoraient d'être revêtus d'une des grandes dignités de la cour et souvent les sollicitaient. Nous en avons vu plusieurs décorés du titre d'hipate, c'est-à-dire de consul.

La flotte combinée rencontra l'ennemi devant Crotone, dans le golfe de Tarente. Le commandant de l'armée des Sarrasins se nommait Sabba. S'il faut en croire les historiens de Venise, la flotte grecque plia dès le commencement de l'action et prit la fuite, de sorte que tout l'effort de l'ennemi tomba sur les Vénitiens. Presque tous leurs vaisseaux furent pris ou submergés; ce fut un désastre général. Les débris de cette armée furent poursuivis par les vainqueurs jusqu'à l'entrée du port. Une flotte marchande, qui revenait de Syrie, tomba entre leurs mains, et tous ceux qui la montaient furent impitoyablement massacrés. Les infidèles, maîtres de l'Adriatique, en ravagèrent tous les rivages. Venise était en alarmes.

Dès que les Sarrasins eurent quitté cette mer, les Narentins, enhardis par la défaite des Vénitiens, recommencèrent leurs excursions, et vinrent piller la ville de Caorlo. Le reste de la marine vénitienne fut envoyé contre eux et réussit à les contraindre de rentrer dans leur port.

V. Discordes civiles. Le doge massacré. Ces malheurs publics avaient amené des divisions intestines. Six familles considérables étaient à la tête de plusieurs factions. D'un côté on voyait les Justiniani, les Polani, les Basi; de l'autre, les Barbolani, les Selii et les Sevoli. Venise eut le déplorable spectacle de rixes continuelles et toujours sanglantes; le doge, qui n'eut pas la force de les réprimer, finit par en être victime. Un jour qu'il se rendait à l'église, accompagné de tout son cortége, il fut assailli par des furieux, qui appartenaient, dit-on, à la faction Barbolani, et massacré. Les gardes du doge firent d'inutiles efforts pour le défendre. Pressés par les conjurés, ils se réfugièrent dans le palais ducal, où ils soutinrent un siége de trente jours. Ils se rendirent enfin sous la condition qu'ils auraient la vie sauve. Le peuple, revenu de son effroi, sentit toute l'énormité de l'attentat commis contre le chef de la république; on en poursuivit les auteurs: les uns s'exilèrent, d'autres furent mis à mort, et la famille des Barbolani fut chassée de Venise; mais, dans la suite, elle obtint son retour, par la protection de l'empereur d'Occident.

VI. Urse Participatio doge. 864. Le trône ducal fut rempli en 864 par Urse Participatio, qui se montra le digne successeur du premier doge de son nom. Il se ligua avec l'empereur Charles-le-Chauve, pour repousser les Sarrasins, dont les armes faisaient de rapides progrès sur le continent. Mais il n'eut qu'une occasion d'essayer les siennes contre eux. Ils vinrent avec une flotte mettre le siége devant Grado. Le doge fit partir aussitôt la flotte vénitienne sous le commandement de son fils Jean. Les Sarrasins n'acceptèrent point le combat, se retirèrent, Grado fut délivré; et Jean, de retour à Venise, fut associé au dogat, en récompense de cette expédition. Le doge exécuta lui-même une entreprise heureuse contre les corsaires de la Dalmatie; mais ce qui lui fit encore plus d'honneur ce fut d'avoir éteint les factions qui désolaient Venise, et d'avoir procuré à sa patrie dix-sept ans de prospérité.

VII. Jean Participatio doge. 881. Son fils Jean, qui lui était adjoint depuis long-temps, lui succéda en 881. Il donna une marque d'ambition que Venise n'avait pas encore eue à reprocher à ses princes. Le comté de Comacchio, fief relevant du saint-siége, était une espèce de principauté, qui lui parut un établissement convenable pour sa famille. N'osant en demander au pape l'investiture pour lui-même, il la fit solliciter par son frère Badouer; mais le comte Marin, alors en possession de Comacchio, averti de ce projet, enleva le compétiteur, qui venait le supplanter, et le blessa mortellement. Il fallut que l'armée de Venise servît à venger cette injure personnelle, et le pays de Comacchio fut ravagé, parce que celui qui avait voulu l'usurper n'avait pu y réussir. Comme presque tous ses prédécesseurs, Jean voulut associer un de ses parents à sa dignité, mais son frère Pierre qu'il y appelait mourut avant d'en être revêtu. Le doge, accablé d'infirmités, désespéré de n'avoir réussi dans aucune de ses entreprises, déclara son intention d'abdiquer le pouvoir; il l'avait exercé pendant six ans. VIII. Pierre Candiano, doge. 887. Pierre Candiano, élu pour lui succéder, vint au palais recevoir en cérémonie, des mains mêmes de son prédécesseur, les marques de sa dignité. Mais la fortune trompa toutes les espérances qu'on avait fondées sur le choix d'un homme dans la force de l'âge et déjà illustre par d'éminentes qualités. Guerre contre les pirates de Narenta. La flotte vénitienne est battue. Cinq mois s'étaient à peine écoulés qu'il entreprit de détruire les pirates de Narenta, arma contre eux douze galères, dont il prit lui-même le commandement, atteignit l'ennemi et l'attaqua avec une impétuosité qui annonçait l'intention de le détruire. Déjà il avait pris ou brûlé une partie de la flotte des Narentins lorsqu'il reçut un coup mortel. Ce malheur mit le désordre et le découragement dans la flotte vénitienne; elle céda à son tour; les pirates la poursuivirent, en détruisirent une partie et le reste se réfugia à Grado, où l'on rendit les honneurs de la sépulture au premier doge que la république eût vu mourir en combattant pour elle.

Jean Participatio exerce momentanément le dogat. Dans la confusion qui fut la suite de ce désastre, on ne put s'accorder pour faire l'élection du successeur de Candiano. Jean Participatio, vivement sollicité de reprendre les rênes du gouvernement, prouva combien son abdication avait été sincère. Après avoir résisté long-temps aux vœux de ses concitoyens, il n'y céda qu'avec répugnance, revint habiter le palais ducal pendant six mois, et, à l'expiration de ce terme, renouvela ses instances pour obtenir qu'on procédât à l'élection d'un nouveau doge.

Venise, dans l'intervalle de soixante ans, avait eu trois doges massacrés[74], et un déposé[75], deux guerres civiles[76], deux flottes détruites. Pour que tant de plaies pussent se fermer, elle soupirait après quelques années d'un règne doux et tranquille, et cependant elle avait besoin aussi d'une guerre qui rétablît l'honneur de ses armes. Ce double succès était réservé au nouveau doge, Pierre Tribuno.

IX. Pierre Tribuno, doge. 888. Son règne fut de plus de vingt ans. Les douze ou quinze premières années en furent paisibles. Il dirigea vers les soins de l'administration intérieure un génie qui n'était pas moins propre à briller dans les grands dangers, Venise réparait ses pertes et sa marine par le commerce. Elle s'entourait de quelques fortifications; le port était fermé par de fortes chaînes; le quartier d'Olivolo, devenu une espèce de citadelle, prenait le nom de Castello. Mais de nouvelles guerres s'étaient allumées en Italie. Béranger, duc de Frioul, et Guy, duc de Spolette, se disputaient les débris du royaume que les faibles descendants de Charlemagne n'avaient pas su conserver, lorsque tout-à-coup un nouvel essaim de barbares vint fondre sur ces belles contrées.

X. Invasion des Hungres. 900. Victoire navale des Vénitiens. Ceux-ci se nommaient les Hungres. Ils sortaient encore de la Pannonie, inépuisable source de torrents dévastateurs. Ce fut vers l'an 900 qu'ils forcèrent le passage des Alpes et parvinrent aux bords de l'Adriatique. La réputation de Venise et l'espoir d'un riche butin ne pouvaient manquer de les attirer. Ils se jetèrent dans des barques. Citta-Nuova, Equilo, Capo-d'Argere, Chiozza, furent le théâtre de leurs rapines et de leurs fureurs. Cette chaîne d'îles, qui forment une espèce de jetée dont les deux extrémités touchent presque au continent, était envahie. Il ne restait plus à traverser que le bras de mer qui sépare Venise de Malamocco. Le désordre et la terreur étaient dans la capitale. Le doge arma la flotte avec activité, rappela aux Vénitiens leur victoire sur Pépin, dans les mêmes lieux, dans une extrémité semblable, et les conduisit à l'ennemi.

Il est difficile de penser que les barbares, étrangers à l'art de la navigation, arrivés depuis peu sur ces côtes, embarqués à la hâte sur tous les bâtiments qu'ils avaient trouvés dans les ports, eussent une flotte bien organisée; mais enfin c'étaient des furieux qui touchaient à leur proie. Ils coururent au-devant de la flotte vénitienne. Celle-ci profita de tous les avantages que lui donnaient la connaissance parfaite des lieux et un long exercice de l'art; elle les mit en désordre et les défit complètement. Ils quittèrent cette mer couverte de leurs débris, et allèrent se venger sur l'Italie, tandis que le doge, ramenant sa flotte victorieuse dans Venise qu'il avait sauvée, venait jouir, pendant les dernières années de son règne, de la reconnaissance de ses concitoyens. L'empereur d'Orient, en le félicitant de ses succès, lui envoya le diplôme de protospataire de l'empire.

XI. Urse Participatio, doge. 912. Urse Participatio, qui succéda à Pierre Tribuno, était le septième doge de son nom, mais il est plus souvent désigné sous celui de Badouer. C'était un prince sage, plein de douceur et de piété, qui gouverna la république pendant vingt ans avec prudence et modération. Son règne ne fut point marqué par des évènements mémorables; mais il est juste de lui tenir compte de l'exemple qu'il donna, en ne faisant point, de son vivant, investir son fils de la dignité ducale. Presque tous ses prédécesseurs, depuis Maurice Galbaio, avaient eu cette faiblesse, et même les derniers s'étaient arrogé le droit de se donner un adjoint sans consulter le peuple, disposant ainsi arbitrairement d'une dignité élective.

Urse Participatio n'attendit point que la mort vînt le surprendre sur le trône. Il abdiqua vers l'an 932 pour embrasser la vie monastique.

XII. Pierre Candiano II, doge. 932. Pierre Candiano II, son successeur, était le fils de celui qui avait perdu la vie en combattant les Narentins. Ces pirates étaient les ennemis les plus constants de la république; ce doge eut plusieurs fois à les combattre et le fit toujours avec succès. Il imposa un tribut de cent cruches de vin à Capo-d'Istria[77], alla reprendre dans le port de Comachio des barques vénitiennes dont ceux de cette ville s'étaient emparés, et eut bientôt une nouvelle occasion de montrer toute sa présence d'esprit et tout son courage.

Entreprise des pirates. Il était d'usage dans ce temps-là que les mariages des citoyens considérables se célébrassent tous à-la-fois, à la même messe, dans l'église cathédrale, la veille de la fête de la Purification. On portait à la suite des mariées des cassettes contenant la dot et les présents qui leur étaient donnés. Des corsaires entreprirent de s'emparer d'un si riche butin. Ils arrivent la nuit près du rivage sans être aperçus, et le lendemain pendant la cérémonie ils se précipitent dans l'église le sabre à la main, n'y trouvent aucune résistance, s'emparent des époux et de leurs richesses, et se jettent dans leurs barques avec leurs captifs.

La consternation était générale dans Venise. Aussitôt que le doge fut informé de cet attentat, il rassembla quelques bâtiments, courut après les pirates, les atteignit dans les lagunes de Caorlo, sur la côte de Frioul, en fit un carnage presque général et rentra dans le port ramenant les jeunes époux qu'il avait sauvés. Cet évènement fut l'origine d'une fête que les Vénitiens célèbrent annuellement[78].

XIII. Pierre Badouer, doge. 939. Pierre Candiano étant mort après sept ans d'exercice, les Vénitiens firent choix, pour lui succéder, de Pierre Badouer, fils d'Urse Participatio. Traité avec le roi d'Italie. On ne cite rien de remarquable sous son administration, qui dura deux ou trois ans. Quelques écrivains rapportent à cette époque un traité fait avec le roi d'Italie, Rodolphe, ou Béranger II, par lequel le roi accordait aux Vénitiens la libre entrée dans les rivières de ses états moyennant un droit, et s'engageait à ne permettre sur ses terres le passage à aucune troupe pour agir hostilement contre la république.

Il est question aussi dans ce traité du droit de battre monnaie, qui est reconnu par le roi d'Italie[79]. Mais il est incontestable que Venise n'était, à l'égard de ce prince, dans aucun rapport de dépendance. Comment aurait-elle eu besoin d'une concession de sa part pour battre monnaie? Comment un état, qui armait des flottes, qui faisait des traités avec les empereurs et avec les rois, aurait-il attendu si tard pour avoir une monnaie? On a conjecturé que le sens de cet article pouvait être que le roi d'Italie permettait la circulation de la monnaie de Venise dans ses états. Cette explication paraît assez naturelle. Quoi qu'il en soit, il existe encore des monnaies vénitiennes de ce temps-là, et il est remarquable qu'elles ne portent ni l'effigie ni le nom des doges régnants[80].

XIV. Pierre Candiano III, doge. 942. Un troisième Pierre Candiano fut élevé au dogat à la place de Pierre Badouer en 942. Il était le troisième fils de Pierre Candiano II. Quoique sa jeunesse eût été fort orageuse, sa conduite, comme prince, fut fort respectable. Son premier soin fut d'armer contre les Narentins, qui désolaient le commerce de Venise et infestaient la mer, où la république avait remporté de si brillantes victoires. Effrayés d'un appareil menaçant, les pirates en vinrent à des soumissions, restituèrent le butin qu'ils avaient pris, et s'engagèrent à payer un tribut.

Pierre, son fils, qu'il associe au dogat, est banni pour ses excès. Le nouveau doge avait trois fils; l'aîné était engagé dans les ordres sacrés. Il appela le second, nommé Pierre, au partage de son autorité; mais ce jeune homme, peu touché des exemples et des conseils de son père, se conduisait moins en prince qu'en brigand, dont les fureurs devaient alarmer tous les citoyens. Ou ne put se résoudre à tolérer ses excès. Le père se mit en devoir de les réprimer: le fils entreprit de résister à l'autorité paternelle et à la puissance publique, à l'aide d'une troupe d'hommes corrompus comme lui; et on aurait vu peut-être le palais ensanglanté, si l'indignation générale ne se fût soulevée pour punir la témérité de ce séditieux. Il fut saisi, garrotté, jugé, condamné à perdre la tête. Les larmes de son père lui sauvèrent la vie; on commua sa peine en un bannissement perpétuel, et tous les citoyens s'engagèrent par serment à ne jamais souffrir sa présence sur le territoire de la république.

La cour des voisins jaloux est toujours un asyle ouvert aux mécontents. Celui-ci se retira à Ravenne, où il arma quelques vaisseaux avec lesquels il se mit à faire la course contre les bâtiments de sa nation. Son respectable père, au désespoir de voir cet indigne fils finir par le métier de pirate, le plus odieux de tous aux yeux des Vénitiens, en mourut de chagrin dans la onzième année de son règne.

XV. Pierre Candiano IV, doge. 952. Étrange mobilité des passions humaines! Ce pirate, ce furieux, cet exilé, dont on avait juré de ne jamais souffrir le retour, fut celui que, dans la nouvelle élection, les suffrages appelèrent au trône. Trois cents barques allèrent le chercher à Ravenne et son entrée dans Venise fut un triomphe et un scandale.

Le royaume d'Italie venait de changer de maître. Othon en avait chassé Béranger. Il importait à la république que cet empereur voulut bien s'en tenir avec elle aux termes des anciens traités qu'elle avait faits successivement avec les divers possesseurs de l'Italie supérieure. Le nouveau doge lui envoya une ambassade à Rome et les traités furent renouvelés.

Pendant que Venise consolidait ses relations de bon voisinage avec l'empereur d'Occident, elle n'oubliait pas que c'était dans l'Orient qu'étaient ses relations de commerce et son allié naturel. Ses vaisseaux fréquentaient les ports du Levant et fournissaient les Musulmans nouvellement établis sur ces côtes de tout ce que l'Europe offrait à leurs commodités ou à leurs besoins. L'esprit de trafic s'étendait sur tout, même sur le commerce des armes et des esclaves[81]. Mais l'empereur grec, qui méditait des projets contre ses nouveaux voisins, exigea que le doge défendît aux Vénitiens, sous les peines les plus sévères, de fournir aucun secours aux infidèles.

Tels sont les actes extérieurs du gouvernement de Pierre Candiano IV. À l'intérieur, son administration fut tyrannique. Il donna un exemple jusque alors inoui. Il répudia sa femme, dont il avait un fils, relégua la mère dans un couvent, força le fils à entrer dans les ordres sacrés, se remaria avec une petite-fille de Hugues, roi des Lombards, et comme elle avait quelques droits sur certaines villes d'Italie, il fit la guerre pour les soutenir.

Les Vénitiens ne pouvaient voir qu'à regret le sang de leurs concitoyens répandu pour les intérêts privés de leur doge. Celui-ci, qui craignait les suites d'un mécontentement qu'il avait fait naître, s'avisa de prendre des précautions contre le peuple et d'introduire une garde dans son palais, ce qui était sans exemple. Cet acte de prudence ne fut jugé que comme un trait d'orgueil. La hauteur indispose peut-être encore plus que la tyrannie.

Il est massacré. Une foule immense se porte vers le palais. La garde repousse les assaillants. Désespérant de le forcer, on met le feu à tous les bâtiments qui l'environnent; l'église de Saint-Marc, plusieurs autres édifices, trois cents maisons, sont en flammes. L'incendie gagne le palais, toutes les issues sont assiégées par une populace furieuse. Le doge, poursuivi par les flammes, veut s'échapper; il tient dans ses bras un jeune fils qu'il avait eu de sa seconde femme. Par-tout il trouve les passages fermés. Il implore la pitié de ses ennemis, rappelle les services de son père, présente son fils, réclame l'humanité en faveur de cet innocent, demande à être jugé, se soumet à tout. Il n'était plus temps, le peuple furieux se précipite sur lui, le massacre impitoyablement ainsi que l'enfant, et jette leurs corps à la voirie.

XVI. Pierre Urseolo I, doge. 676. Les excès qu'on avait eus à reprocher à ce doge déterminèrent tous les suffrages en faveur d'un homme d'un caractère tout opposé. Pierre Urseolo, qui fut élu, n'accepta cette dignité qu'avec la plus sincère répugnance. Sa piété était éminente, sa libéralité digne de sa fortune. Il fit rebâtir à ses frais le palais et l'église Saint-Marc, détruits dans la dernière sédition. Ces soins pieux ne l'empêchèrent pas de marcher en personne au secours des habitants de la Pouille, attaqués par les Sarrasins, et il remporta une victoire éclatante sur ces infidèles. Victoire sur les Sarrasins. De retour à Venise, il continua de gouverner avec beaucoup de sagesse; mais les entretiens d'un moine français, que la dévotion avait conduit à Venise, lui firent croire qu'il était un spectacle plus agréable à Dieu que celui d'un prince qui travaille au bonheur de ses sujets par son administration et par ses exemples; il finit par se déterminer à abandonner sa femme, son fils et le soin de l'état pour embrasser la vie contemplative.

Le doge s'évade pour embrasser la vie monastique. La nuit du 1er septembre 978, il s'évada furtivement de son palais, où il devait craindre en effet d'être retenu par l'amour de son peuple, et se sauva dans une abbaye voisine de Perpignan, pour y finir ses jours sous l'habit monastique. Venise, après l'avoir chéri comme prince, l'invoqua dans la suite parmi les bien-heureux[82].

C'est à ce règne qu'on rapporte le plus ancien document qui constate l'existence d'un impôt sur les fortunes. Mais on ne peut pas douter que cette contribution n'eût été levée dans des temps antérieurs. Il paraît qu'elle était fixée au dixième du revenu déclaré par le contribuable sous la foi du serment, et que cette taxe, au lieu d'être annuelle, ne se levait que dans les cas de nécessité. Ce décime, les produits de quelques cens, les douanes et droits de port, les droits sur le sel et les amendes judiciaires, composaient dans ce temps-là tout le revenu de la république[83].

XVII. Vital Candiano doge. 978. Vital Candiano, frère du doge massacré, fut élevé à la suprême magistrature. Ce retour fréquent des mêmes noms, malgré ce que plusieurs princes avaient pu faire pour les rendre odieux, prouve l'existence continue de diverses factions qui survivaient aux doges et s'attachaient à leurs familles. Le règne de Vital n'offrit rien de digne de mémoire. Il n'y avait guère qu'un an qu'il était sur le trône lorsqu'une maladie vint mettre ses jours en péril. Il fit vœu de se consacrer à Dieu s'il en réchappait, et en effet après sa guérison, il se retira dans un monastère.

XVIII. Tribun Memmo, doge. 979. L'aveugle populace, dit un historien[84], proclama Tribun Memmo, pour succéder à Vital Candiano. C'était un homme d'un caractère nul, d'une incapacité absolue; mais recommandé par une immense fortune, et dévoué à une faction qui avait pour chefs ceux de la famille Caloprini. C'était une raison pour que son règne fût orageux; malheureusement il fut long. Venise se vit pendant quatorze ans troublée par des haines domestiques et par la crainte des auxiliaires que les factions rivales appelaient du dehors[85].

Factions dans Venise. Une maison, dès-lors puissante, celle des Morosini, étant protégée par l'empereur de Constantinople, il fallait s'attendre que l'empereur d'Occident verrait la république de mauvais œil, tant que cette faction ne serait pas abattue; mais la faveur que le prince accordait à l'un des deux partis, jetait beaucoup de citoyens dans le parti contraire.

La vie du doge fut menacée, un Morosini fut assassiné dans une église. On apprit que l'empereur Othon II arrivait en Italie avec une armée. La république se hâta de lui envoyer une ambassade pour le solliciter de confirmer les traités déjà existants entre Venise et l'empire. Othon reçut les envoyés avec hauteur, fit délibérer son conseil sur leur supplique, et leur accorda la paix, pour l'amour de Dieu, était-il dit dans le diplôme, et pour mériter le paradis[86].

Le doge crut obtenir les bonnes grâces d'Othon, en prêtant les mains à la faction qui voulait exterminer les Morosini. Bientôt il changea de parti, ou par une suite de la faiblesse de son caractère, ou pour ne pas encourir l'animadversion publique excitée par le meurtre dont la faction Caloprini s'était souillée.

Les chefs de la faction Caloprini se réfugient auprès de l'empereur d'Occident. Forts de la faveur populaire, les Morosini recouvrèrent la supériorité; on leur fit concession de toute l'île Saint-Georges, qui est un des quartiers de Venise; les Caloprini furent persécutés à leur tour; les principaux de cette faction se réfugièrent sur le continent, et allèrent se jeter aux pieds de l'empereur.

«Seigneur, s'écria Étienne Caloprini, leur chef[87], c'est aux pieds d'un prince, l'amour de ses sujets et l'admiration du monde, que des infortunés, des opprimés, viennent implorer un asyle contre un gouvernement inique et une minorité factieuse. Exilés d'une patrie à laquelle nous avons tant prouvé notre amour, d'une patrie qui gémit sous le pouvoir anarchique d'un petit nombre d'hommes pervers et altérés de notre sang, nous n'avons plus d'asyle que dans votre protection; nous ne nous relèverons point, seigneur, que vous n'ayez accueilli notre misère.

«Nous n'avons eu aucune part ni au meurtre du digne doge Candiano, ni à la violation des traités qui liaient notre république envers votre empire; nous n'avons point recherché la faveur des Grecs, vos implacables ennemis. Nous nous sommes toujours montrés zélés pour la plus juste des causes. Nous avions des droits à la reconnaissance de nos concitoyens, et nous sommes persécutés. Puisse notre patrie durer éternellement, mais sous les sages lois d'un prince, qui peut seul la sauver de ses discordes intestines, et de ses ennemis extérieurs!

«Je parle non-seulement au nom de ceux que vous voyez ici prosternés devant vous, et qui sont des personnages considérables, mais encore au nom de tout ce qu'il y a de grand, de tous les citoyens, de tout ce qui déteste le despotisme d'une faction, et un doge qui la favorise; tous, tous ne désirent que de se voir vos sujets, et aux conditions qu'il vous plaira de dicter. Si un prince auguste ne me juge pas indigne de gouverner en son nom sa nouvelle province, je saurai justifier son choix, et je signalerai mon zèle pour son service. Je serai, seigneur, votre vassal fidèle; vous serez le maître de l'Adriatique, vous disposerez de mes flottes, de 200 marcs d'or; et, par ce moyen, vous pourrez porter vos forces en Dalmatie et dans les possessions de l'empire d'Orient, chasser de l'Italie les Grecs et les Sarrasins, et venger les droits de votre couronne.»

L'empereur Othon fait la guerre à la république. 982. Tel est le langage de tous les transfuges. Othon, qui écoutait ceux-ci avec complaisance, les accueillit, et, d'après leurs conseils, défendit à tous ses sujets de commercer avec Venise, de recevoir aucun Vénitien dans ses états[88]. Tous les passages furent gardés, toutes les communications furent interrompues, les subsistances que Venise tirait journellement du continent furent interceptées: les émigrés vénitiens se chargèrent eux-mêmes du soin de ruiner, d'affamer leur patrie, tandis que, dans Venise, le peuple en fureur saccageait leurs maisons, confisquait leurs biens, et poursuivait leurs femmes et leurs enfants.

On n'avait point d'armes à opposer à ce genre de guerre qu'Othon venait de déclarer à la république. Dans l'impossibilité d'attaquer l'empereur sur le continent, il ne restait d'autre ressource que de le fléchir, mais on le tenta vainement. La capitale, voyant ses vaisseaux repoussés de tous les ports qui fournissaient à sa consommation, ses magasins fermés, ses ouvriers sans travail, et ses marchés sans approvisionnements, fut presque réduite aux dernières extrémités.

Les Caloprini eurent la coupable joie de forcer quelques villes de leur république à ouvrir leurs portes à l'empereur; il y en eut qui se rendirent pour ne pas périr de famine.

983. Mais une fièvre qui surprit Othon vengea la république, et fit avorter les desseins parricides de ces transfuges, qui, ne pouvant même obtenir un asyle dans l'empire, furent réduits à faire solliciter leur grâce par la veuve de l'empereur. Le blocus de Venise fut levé, les Caloprini y rentrèrent en suppliants. Bientôt après, trois d'entre eux furent assassinés aux portes du palais par la faction des Morosini. Pendant qu'on rapportait leurs corps sanglants à leur mère, le peuple, ému de ce spectacle, murmura contre le doge, qu'il accusait de n'être point étranger à ce meurtre, et, indigné de sa faiblesse, qui éternisait des inimitiés si fatales à la république, il demanda à grands cris l'abdication de Memmo, qui passa du palais ducal dans un couvent.

Nous avons vu quatre doges de suite exilés avec les yeux crevés; nous venons d'en voir quatre qui abdiquent pour embrasser la vie religieuse: c'est l'esprit d'imitation qui presque toujours décide des actions des hommes.

XIX. Coup-d'œil sur l'histoire de Venise jusqu'à cette époque. Il y avait à-peu-près cinq cents ans que les fugitifs de Padoue et d'Aquilée avaient cherché un asyle dans les lagunes. Contents d'y trouver leur sûreté, d'agrandir leur ville et d'étendre leur commerce, ils n'avaient fait jusques-là que des guerres justes, ils n'avaient pris les armes que pour repousser les pirates, pour secourir un voisin opprimé, ou pour défendre leur liberté contre Pépin et les Hungres. Quoique plusieurs victoires leur eussent donné un juste sentiment de leurs forces, ils n'avaient à se reprocher aucune agression, si ce n'est peut-être contre les Sarrasins; mais ils avaient entrepris cette guerre à la sollicitation des peuples de l'Italie et sur la réquisition de l'empereur d'Orient, dont la république relevait à quelques égards. D'ailleurs, dans les idées généralement reçues à cette époque, les Sarrasins, en leur qualité d'infidèles, étaient hors du droit commun.

Jamais la république n'avait fait d'entreprise sur le continent, car il ne serait pas juste de lui imputer les expéditions momentanées de deux doges qui n'avaient pour objet que leur intérêt personnel.

Cette réunion d'exilés et de pêcheurs était devenue une nation riche, puissante, belliqueuse à-la-fois et pacifique. Le fruit de cette modération avait été, sinon une existence exempte de troubles, du moins la création d'un état indépendant, qui s'affranchissait peu-à-peu de l'influence des deux empires, entre lesquels il se trouvait placé, qui traitait avec ses voisins, qui comptait beaucoup de familles illustres, et dont les princes s'alliaient aux filles des rois; mais enfin l'état tout entier ne s'étendait pas au-delà des lagunes et de quelques points de la côte voisine. Une scène nouvelle va s'ouvrir.

Le commerce, cette profession où l'on tente continuellement la fortune, n'est pas une école de modération. Les succès inspirent l'avidité et la jalousie, et celles-ci l'esprit de domination. Le commerce maritime veut des ports où ses vaisseaux soient accueillis, de l'autorité là où il achète, des priviléges là où il vend, de la sûreté pour la navigation, et sur-tout point de rivaux.

Cet esprit d'ambition est au fond le même que celui des conquêtes. Venise va nous en fournir un exemple.

XX. Pierre Urseolo II, doge. 991. Aucun choix des Vénitiens ne fut justifié par des succès plus grands et plus utiles que celui du doge Pierre Urseolo II, en 991. Il était fils de celui qui avait abdiqué le dogat quinze ans auparavant. Comme il faut que dans la vie de tous les grands hommes il y ait quelque chose de merveilleux, on répandait que son père avait annoncé que ce fils serait la gloire de sa patrie, et la sainteté d'Urseolo Ier donnait à ses espérances paternelles toute l'autorité d'une prophétie.

Son administration. À peine le nouveau doge fut-il sur le trône, que les factions qui avaient déchiré Venise pendant le règne de son faible prédécesseur se calmèrent, ou au moins se turent. Les délibérations étaient fréquemment troublées; le palais avait été ensanglanté plus d'une fois: Urseolo fit rendre une loi par laquelle tout acte de violence dans les assemblées publiques serait puni d'une amende de 20 livres d'or, ou de la mort, pour ceux qui n'auraient pas de quoi payer l'amende[89]. Homme d'état autant qu'habile guerrier, il s'occupa de la prospérité du commerce. Il traita avec tous les états de l'Italie pour assurer des avantages aux vaisseaux et aux marchandises des Vénitiens. Il acheta, par quelques redevances de petits ports sur la Livenza, la Piave et le Sile; il prit à ferme les douanes de quelques princes[90]; il obtint de l'empereur d'Orient que les sujets de la république seraient exempts de tous droits dans l'étendue de l'empire, tant dans les ports que dans l'intérieur des terres[91]; ou du moins que les droits seraient réduits dans la proportion de trente sols d'or à deux; enfin, il s'assura, par une ambassade et par des présents, la bienveillance des Soudans d'Égypte et de Syrie.

Commerce des Vénitiens dans l'Adriatique. Le commerce intérieur de l'Adriatique était lui-même une source abondante de richesses pour les Vénitiens. À la faveur des concessions du patriarche d'Aquilée et des rois d'Italie, leurs barques remontaient tous les fleuves de la Lombardie et du Frioul, pour y vendre toutes sortes de marchandises étrangères. Ils étaient accueillis dans les ports de la Pouille et de la Calabre: sur la côte orientale du golfe, ils jouissaient de quelques priviléges, achetés, il est vrai, par un tribut, mais qui n'en étaient pas moins profitables. Ils tiraient de la Dalmatie du bois à brûler, des vins, de l'huile, du chanvre, du lin, des grains de toute espèce, et des bestiaux: la côte septentrionale leur offrait du plomb, du mercure, des métaux de toute espèce, des bois de construction, des laines, des draps, des toiles, des cordages, des pelleteries, des fruits secs, et même des esclaves et des eunuques[92]. Par-tout ils s'emparaient du commerce exclusif du sel et du poisson salé, et ils répandaient, dans toutes ces contrées les marchandises de l'Orient[93].

C'était à la faveur d'un commerce si étendu, que Venise, jusque-là sans territoire, armait des flottes, et que, placée entre deux empires, elle avait su résister à l'un, et se faire rechercher de l'autre.

Ces avantages étaient considérables; mais, pour en jouir paisiblement, il fallait être délivré de ces pirates de Narenta, qui, depuis cent cinquante ans, fatiguaient le commerce de Venise de leurs entreprises continuelles. Ils ne lui fournissaient pas dans le moment un prétexte pour les attaquer; seulement ils réclamaient le tribut annuel que la république leur avait promis, à quoi le doge répondit qu'il irait bientôt le leur porter lui-même[94]. Leurs courses étaient dirigées alors contre les peuples établis le long de l'Adriatique: les Istriens, les Liburniens, et les Dalmates. Il y avait des brigands à réprimer, des faibles à secourir; ce fut une occasion pour les assujettir tous à-la-fois.

Diverses nations s'étaient établies successivement sur ces côtes; elles avaient dépendu d'abord de leurs chefs, ensuite des empereurs d'Orient pour la Dalmatie et des empereurs d'Occident pour ce qui était au nord: ces deux empires s'étaient affaiblis; diverses villes de commerce s'étaient élevées sur ce littoral; elles se regardaient à-peu-près comme indépendantes, et elles auraient trouvé dans la navigation une source assurée de prospérité, sans l'incommodité qui résultait pour elles du voisinage des Narentins.

Il n'y a point d'invraisemblance à conjecturer que Venise ne voyait pas sans quelque inquiétude, ou sans jalousie, des peuples libres, industrieux, bons marins, établis sur toute la côte orientale de l'Adriatique.

XXI. Les peuples de la Dalmatie implorent le secours de la république contre les pirates. Les historiens vénitiens racontent que tous ces peuples, comme d'un concert unanime, envoyèrent des députés à Venise, pour implorer des secours contre les pirates, offrant de se donner à la république, si elle les en délivrait[95]. Il n'y a guères de peuples qui veuillent se donner; on ne connaît point de magistrats qui aient le droit de donner les peuples: cette députation, s'il est vrai qu'elle ait eu lieu, ferait plus d'honneur à la politique de ceux qui la reçurent, qu'à la sagesse de ceux qui l'envoyèrent.

Armement pour cette expédition. 997. Quoi qu'il en soit, les Vénitiens s'empressèrent de faire un armement considérable, pour aller secourir ou assujettir leurs voisins, et le doge, après avoir reçu des mains de l'évêque l'étendard de la république, se mit en mer au printemps de l'an 997.

Soumission de Parenzo. Il se dirigea d'abord vers Parenzo sur la côte d'Istrie. Dès que la flotte vénitienne fut à la vue du port, l'évêque et les principaux magistrats vinrent à bord du vaisseau que montait le doge, protester de leur dévouement et de leur fidélité. Pola. Urseolo mit quelques troupes à terre, fit son entrée dans la ville, en prit possession, alla faire ses dévotions sur le tombeau de saint Maure, leva l'ancre le lendemain et vogua vers Pola, où il fut reçu de la même manière. Il s'y arrêta quelques jours, parce que les peuples des environs venaient solliciter la faveur d'être adoptés par la république et amenaient au doge des soldats qu'il distribua sur ses vaisseaux. Trieste, Capo-d'Istria, etc. Entre les villes dont il reçut le serment on cite Capo-d'Istria, Pirano, Isola, Emone, Rovigno et Humago. Les historiens ne sont pas d'accord sur Trieste. Il y en a qui la comprennent parmi les villes qui se soumirent; d'autres n'en font point mention.

Zara. Le même accueil attendait le doge à Zara, ville qui avait dès long-temps des relations de commerce et d'amitié avec Venise. Tout le peuple vint à sa rencontre en le saluant des noms de libérateur et de seigneur[96]. Corytte, Arbo. Là il reçut les évêques et les députations de Corytte et d'Arbo qui vinrent, suivant les expressions d'un auteur vénitien[97], lui demander la paix; en ajoutant qu'après les prières qu'on faisait pour l'empereur, en célébrant le service divin, on en ferait pour le doge.

Négociation avec le roi de Croatie. Mulcimir, roi de Croatie, inquiet de l'approche de l'armée d'Urseolo, lui envoya demander son amitié, en lui offrant des secours et cette négociation se termina même par le mariage de la fille du doge avec Étienne fils de Mulcimir.

Pendant ce temps dix galères de la flotte vénitienne furent envoyées pour occuper l'île de Chama et ravager le pays des Narentins. D'autres allèrent à la rencontre d'une flotte marchande qu'attendaient les pirates et l'enlevèrent.

Soumission de Trau, Spalato, Sebenigo, etc. Arrivé à Chama, le doge reçut l'hommage des villes de Belgrado et de Trau[98]; Spalato, Salone, Sebenigo, None, Coronata, Pago, Ossero, Lissa, imitèrent cet exemple. Deux îles seulement Corcyre la noire, aujourd'hui Curzola, et Lesina, refusèrent de se soumettre. Le doge n'hésita pas à les assiéger. Conquête de Curzola et de Lesina. Corcyre était sans défense, et fut emportée sans difficulté; mais Lesina passait pour une place inexpugnable, c'était le repaire des Narentins; la ville était dans une situation fort escarpée, fortifiée par l'art et défendue par une nombreuse garnison. C'était cette même place dont mille ans auparavant Vatinius écrivait à Cicéron[99]: «J'ai forcé quatre enceintes, escaladé quatre tours, emporté une citadelle, et je me suis vu contraint d'abandonner ma conquête.» La flotte vénitienne bloqua le port, et l'armée investit la ville; des sommations, des propositions furent adressées inutilement aux assiégés, ils étaient résolus à tenter le sort des armes.

L'attaque fut ordonnée. On commença par lancer une grêle de traits sur les remparts, les assiégés, quoiqu'ils y répondissent avec courage, furent obligés de s'écarter pour se mettre à l'abri; aussitôt les Vénitiens gravissent sur le rocher, les échelles sont appliquées aux murailles; les assiégés accourent pour repousser l'assaut; mais on monte de tous côtés, le nombre des assaillants augmente à chaque instant, la garnison plie et les Vénitiens se précipitent avec elle dans la ville. Il se fit un horrible carnage; le doge arriva pour le faire cesser, accorda la vie aux vaincus, leur ordonna d'évacuer la place, et les fit transporter à Saint-Massimo.

Ce fut sur le lieu même de sa victoire qu'Urseolo reçut les députés de Raguse qui vinrent prêter pour leur ville le serment de fidélité à la république.

XXII. Guerre contre les Narentins; ils sont vaincus. La Dalmatie était soumise ou conquise; il restait à châtier les Narentins. Il fallait que ce peuple eût obtenu précédemment contre les Vénitiens un succès bien important, car la république leur payait un tribut annuel. Le golfe de Narenta se trouvait sans défense par la prise des îles de Curzola et de Lesina. Le doge fit débarquer ses troupes, et livra le pays à la fureur du soldat. Tout fut mis à feu et à sang, tout fut détruit, les habitants étaient égorgés sans distinction; ce qui put échapper vint se mettre à la discrétion du vainqueur. Les conditions qu'il leur dicta furent telles qu'on pouvait les attendre, après une guerre de cent soixante ans, qui se terminait par une horrible catastrophe: plus de tribut, défense d'armer en course, ordre de respecter le pavillon vénitien et indemnité de toutes les pertes occasionnées aux sujets de la république. Ainsi se termina cette longue lutte entre Venise et les pirates, qui devint pour la république l'occasion de la plus belle conquête; et qui la mettait en état de tirer désormais de son propre territoire tous les objets de première nécessité qu'elle n'avait pas, les grains, le vin, l'huile, les bestiaux, le chanvre et le bois. Mais ce n'était pas tout de trouver dans ces nouvelles possessions des ports, des marchandises, des matelots; il y avait une population de consommateurs à rendre tributaire du commerce de Venise.

Il nous reste à voir comment les Vénitiens en usèrent envers les peuples qui s'étaient donnés à eux.

XXIII. Le gouvernement de la république établi dans la Dalmatie. Urseolo ramenant à Venise son armée victorieuse y fut reçu avec des transports de joie. On décida que désormais le doge dans ses actes ajouterait au titre de duc de Venise celui de duc de Dalmatie. Quant à la forme du gouvernement de ces provinces, on ne distingua point celles dont la soumission avait été spontanée de celles qu'il avait fallu conquérir. On envoya dans chacune un magistrat, qui, sous le titre de Podestat, les gouvernait au nom de la république. Ces magistrats étaient à la nomination du doge, qui les choisit parmi les familles vénitiennes les plus considérables[100] et cet usage, constamment observé depuis, ne laissa pas à ces nouveaux sujets la moindre part, je ne dis pas aux affaires générales de la république, je ne dis pas aux diverses élections, mais même dans l'administration intérieure de leur pays. Cette condition était telle qu'il est difficile de croire que ces peuples s'y soient soumis volontairement, uniquement pour se délivrer du voisinage de quelques pirates. Comment se persuader qu'ils se soient remis à la discrétion de ceux qu'ils invoquaient comme des libérateurs? et, en supposant cette insouciance, ou cette légèreté, dans la classe ignorante et pauvre, qui ne pouvait prendre aucune part aux affaires, on ne peut pas douter qu'il n'y eût parmi ce peuple des riches, des magistrats, des hommes puissants; or l'intérêt de ceux-ci les avertissait, bien certainement, qu'il leur importait de stipuler des conditions qui leur conservassent au moins une existence équivalente à celle dont ils jouissaient déjà.

Je n'ai point de titres à opposer aux historiens vénitiens, mais il me semble qu'ici le raisonnement peut suppléer à la critique. Leur récit me paraît invraisemblable, et je crains bien, pour l'honneur de l'humanité, que, pour expliquer la réunion de l'Istrie et de la Dalmatie à la république, il ne faille recourir à la force des armes ou à la corruption. Cette conquête était tellement utile aux Vénitiens qu'il est impossible de ne pas croire qu'elle eût été préméditée. L'Istrie est un pays pierreux, la Dalmatie une langue de terre resserrée entre des montagnes et la mer; mais la côte d'Italie qui longe l'Adriatique est malsaine, plate et par conséquent sans abri. Les navigateurs sont obligés de raser la côte opposée, où les canaux, qui séparent une multitude d'îles, offrent des ports excellents; et toutes ces îles, tout le littoral, abondent en matériaux pour les constructions navales, en denrées; enfin la population de ces contrées est non-seulement belliqueuse, mais accoutumée à la mer. Ces avantages font sentir l'importance de cette acquisition, sur-tout pour une puissance située au fond du golfe et qui aspirait à devenir puissance maritime.

Je me hâte de terminer l'histoire du règne d'Urseolo. La considération qu'il s'était si justement acquise lui fournit les moyens de rendre de nouveaux services à sa patrie. L'empereur Othon III voulut être le parrain de son fils; cet empereur, ayant eu envie de voir Venise, y vint passer trois jours. Le doge profita de cette occasion pour obtenir de nouvelles franchises en faveur du commerce, et une démarcation plus favorable des limites de la république.

XXIV. Abolition d'un tribut que la république devait à l'empereur d'Occident. Il existait encore un usage, qui était sans doute un reste de l'ancienne dépendance de Venise à l'égard des empereurs d'Occident. Tous les ans la république leur envoyait un manteau de drap d'or. Othon, devenu l'hôte des Vénitiens à leur insu, voulut bien abolir cette redevance à la prière du doge[101].

Voici quelles furent les principales concessions obtenues par Urseolo en faveur du commerce: Basile et Constantin confirmèrent par une bulle d'or tous les priviléges des Vénitiens dans l'Orient. L'empereur d'Occident, Othon III, leur accorda non-seulement l'exemption de tous droits dans l'étendue de son empire, mais leur permit la jouissance de trois ports dans le voisinage des lagunes. On croit[102] que ces trois ports étaient Trévise, Campalto, et Saint-Michel-del-Quarto, voisin des ruines d'Altino et traversé par l'ancienne voie romaine Claudia-Augusta, qui établissait la communication entre l'Italie et la Germanie.

L'évêque de Cénéda accorda aux Vénitiens le port de Settimo sur la Livenza, et celui de Villono sur le Lamène.

L'évêque de Bellune avait montré d'abord des dispositions moins favorables; il avait même saisi les biens que les anciens habitants d'Héraclée possédaient dans son diocèse. Le doge fit cesser toute communication avec le Bellunois: ce territoire se trouva tout-à-coup privé de sel et de tout ce que lui fournissaient les lagunes. L'évêque fut réduit à demander grâce, et à restituer les biens qu'il avait séquestrés.

Magnificence d'Urseolo. Dans les loisirs de la paix Urseolo employa noblement sa fortune à relever des monuments publics. Son père avait fondé un hôpital et fait rebâtir, à ses frais, le palais et l'église de Saint-Marc: le fils fit reconstruire la métropole de Grado, d'autres disent même la ville[103] et plusieurs édifices dans Héraclée. Cette magnificence peut faire juger à quel degré de splendeur étaient parvenues les grandes familles; celle-ci n'était élevée à la dignité ducale que depuis une génération.

Ses alliances. Urseolo était sans contredit le doge à qui ses services et sa gloire avaient donné le plus d'autorité. Il aurait pu, comme plusieurs autres, assurer sa dignité à son fils en se l'associant; mais il s'abstint de cet acte peu populaire, et les Vénitiens surent lui en tenir compte, en prononçant solennellement cette adjonction. Ce fils qu'on lui donnait pour collègue venait d'épouser une nièce de Basile et de Constantin, empereurs d'Orient.

Ainsi la famille du doge de Venise s'alliait de deux côtés aux familles couronnées; mais tant de félicités touchaient à leur terme. Ce fils qui devait lui succéder, cette belle-fille d'un sang royal, il allait les voir périr dans ses bras et de la maladie la plus affreuse. La peste et la famine vinrent dévaster Venise. Le courage du doge eut encore cette déplorable occasion de s'illustrer; sa générosité, ses soins affectueux, l'activité de son administration, lui acquirent de nouveaux droits à une éternelle reconnaissance. Enfin Venise le perdit; et comme s'il eût pu se croire encore redevable envers sa patrie, il affecta les deux tiers de son bien aux besoins de l'état, n'en laissant que le tiers à trois fils qui lui restaient et dont l'aîné lui succéda en l'an 1006.

XXV. Othon Urseolo, doge. 1006. Othon Urseolo était encore fort jeune, mais son nom lui concilia tous les suffrages. Il prenait les rênes d'un état dont son père avait étendu les limites. Cet accroissement de puissance donnait à la république de nouveaux rapports: elle allait se trouver en contact avec des voisins, qui jusque alors lui avaient été à-peu-près inconnus. La Hongrie, cette contrée d'où tant de barbares étaient sortis autrefois pour effrayer Venise, était alors gouvernée par un roi qui rechercha l'amitié du doge. Le mariage d'Othon avec la fille de ce roi cimenta cette alliance et fournit une nouvelle preuve de la considération attachée à la dignité de doge et au nom d'Urseolo.

Guerre contre la ville d'Adria, qui est ruinée. On se rappelle que l'empereur d'Occident Othon II, irrité contre Venise par la faction des Caloprini, avait défendu aux villes d'Italie toute communication avec la république. Capo-d'Argere ou Cavarzéré, réduite à l'extrémité par le défaut de subsistances, s'était rendue à l'empereur, qui, pour encourager les défections, avait récompensé la soumission de cette ville, en lui donnant le territoire de Lorédo. On s'était raccommodé avec l'empereur. Cavarzéré était rentrée sous l'autorité de la république, avec son nouveau territoire, de manière que ce différend avait fini par une espèce de conquête.

Il y avait à-peu-près trente ans que Venise en jouissait, lorsque la ville d'Adria essaya de faire valoir quelques prétentions qu'elle croyait avoir sur le Lorédan. Les habitants d'Adria commencèrent par une invasion. Le doge marcha contre eux, les défit entièrement, assiégea leur ville, la prit, et la ruina pour jamais. L'évêque et les principaux citoyens furent contraints d'aller à Venise signer une renonciation formelle à toutes prétentions sur le territoire en litige[104].

XXVI. Guerre contre le roi de Croatie. Les nouveaux domaines de la république ne pouvaient manquer d'appeler l'attention du doge. Mulcimir, roi des Croates, quoique son beau-frère, profita du moment où les Vénitiens étaient occupés dans le Lorédan, pour mettre le siége devant Zara. Othon parut presque aussitôt à l'entrée du port, débarqua ses troupes, livra bataille aux Croates, remporta une victoire décisive, et força son beau-frère à lui demander la paix.

Une protection si efficace, accordée si vite et de si loin, devait lui attacher les peuples de la Dalmatie. Il montra sa flotte dans leurs diverses îles, visita leurs villes principales, gagnant partout les cœurs par son affabilité, et rentra dans Venise où le malheur l'attendait.

XXVII. Conspiration contre le doge. 1026. Il régnait déjà depuis vingt ans[105], il avait fait admirer son activité et son courage, on ne pouvait que bénir sa modération; cependant des factieux entreprirent de le chasser du trône et y réussirent. Il est déposé et exilé. Un homme d'une famille considérable, Dominique Flabenigo, se mit à leur tête, pour accuser de tyrannie celui qui avait exercé d'une manière si digne d'éloges un pouvoir dont l'origine était si légitime; ils le surprirent dans son palais, lui rasèrent la barbe, et l'envoyèrent en exil.

Venise dut être indignée de cet attentat, qui la privait de l'un des meilleurs princes qui l'eussent gouvernée; cependant, grâce aux nombreux exemples qu'on en avait vus, tel était l'effet d'une déposition, même illégale, que l'on s'assembla pour procéder à une nouvelle élection. Le chef des factieux ne profita point cette fois de son crime. Les suffrages publics déférèrent la couronne ducale à Pierre Centranigo, qui était[106] de la famille des Barbolani.

XXVIII. Pierre Centranigo, doge. 1026. Déjà les Barbolani s'étaient montrés dans les factions; le massacre d'un doge, de Pierre Tradenigo, les avait signalés cent ans auparavant. Cette famille avait été exilée de la république. On rapprocha toutes ces circonstances et on en conclut, justement ou non, que le nouveau doge n'avait pas été étranger à la révolution qui l'appelait au trône. Il n'en fallut pas davantage pour indisposer les esprits contre lui. Son mérite et sa modération ne purent jamais les lui concilier. Il eut beau gouverner avec prudence; il eut beau réprimer deux fois avec fermeté les entreprises toujours renaissantes du patriarche d'Aquilée sur Grado: on conspira contre lui. Autre conspiration contre Centranigo. Il est déposé. 1029. À la tête de cette nouvelle conjuration était le patriarche de Grado, l'un des frères du doge déposé. Il s'était enfui à la nouvelle de la dernière révolution; Centranigo l'avait rappelé, lui avait fait reprendre possession de son siége, lui avait donné toutes les sûretés possibles, sans que ces procédés pussent éteindre les désirs de vengeance dans le cœur du patriarche. Il entretint les rumeurs populaires, fomenta le mécontentement et parvint à exciter une nouvelle sédition, dans laquelle le doge, après quatre ans de règne, fut déposé, revêtu d'un froc et jeté dans un monastère.

Rappel d'Othon Urseolo. Il meurt. Tous les vœux rappelaient Othon, tous les cœurs étaient pour cette famille. Othon n'avait point dégénéré de son illustre père. On envoyait des ambassadeurs pour le ramener de Constantinople, où il s'était retiré. Le patriarche, venait d'être chargé de l'exercice provisoire de l'autorité jusqu'à l'arrivée du doge; il faisait déclarer traître à la patrie le chef des factieux qui avaient détrôné son frère; Dominique Flabenigo était en fuite. Qui l'eût dit que ce factieux, ce traître, allait être investi légalement du pouvoir; que cette illustre famille touchait au moment de se déshonorer et d'être proscrite pour jamais? L'histoire est faite pour donner de graves leçons à la prudence humaine.

XXIX. Dominique Urseolo veut s'emparer du trône. 1030. Les ambassadeurs qui allaient chercher Othon le trouvèrent mort. Le patriarche au désespoir abandonna le gouvernement. On allait s'occuper d'une nouvelle nomination, lorsque leur troisième frère, Dominique Urseolo, entreprit de s'emparer du dogat comme d'un patrimoine.

On se révolte contre lui. Il est chassé. Sa famille est proscrite pour jamais. Sans consulter, sans daigner solliciter ou gagner les suffrages, alléguant seulement sa qualité de fils et de frère des deux derniers doges légitimes, il s'empara du palais et du gouvernement. Cette témérité excita une indignation générale. Ce qui choque le plus dans les usurpations, ce n'est pas la passion de dominer, qui est commune aux prétendants légitimes comme aux usurpateurs, c'est le mépris dont les nations ont à se plaindre. Sur le trône, le mépris qu'on affecte est encore plus dangereux que celui qu'on inspire.

Tout le peuple se souleva. Assailli dans ce palais bâti par son aïeul, où son père et son frère avaient régné, où la veille il s'était établi lui-même de sa propre autorité, Dominique Urseolo voulut d'abord se défendre, comme s'il eût eu affaire à des rebelles; mais sur le point de payer de son sang son usurpation, il parvint à s'évader, et alla mourir à Ravenne.

XXX. Dominique Flabenigo, doge. 1030. Dans les crises politiques, les passions les plus dangereuses offrent quelquefois une ressource. La haine de Flabenigo pour les Urseolo devint un mérite. Il fut rappelé, élu, installé sur le trône ducal. Tout ce qu'on lui demandait c'était d'y porter cette haine. Il assembla le peuple, peignit avec toute la véhémence de la passion l'attentat d'Urseolo, le péril de la république, et finit par proposer la proscription éternelle du nom le plus illustre jusque alors dans les fastes vénitiens. On ne se rappela ni la Dalmatie conquise, ni les Narentins détruits, ni quarante ans d'une sage administration, ni les sentiments qu'on éprouvait quelques jours auparavant; un crime irrémissible avait tout fait oublier. L'arrêt fut porté, la proscription fut générale, on punit la tyrannie en l'imitant. La famille entière fut chassée, et ses nobles descendants, toujours traités en ennemis publics, pour la faute d'un seul, n'ont jamais pu trouver un asyle ni sur ces rivages que leurs ancêtres avaient soumis, ni dans ces villes qu'ils avaient rebâties, ni dans cette capitale ingrate qu'ils avaient ornée de glorieux monuments.

Admirons ici le cours toujours imprévu des choses humaines: un factieux occupe légitimement le trône, et c'est lui qui va opposer une digue insurmontable à l'ambition. La passion va conseiller la résolution la plus sage, la plus salutaire.

Abolition de toute association au dogat. Flabenigo représenta que, depuis trois cents ans, la plupart des doges avaient tenté de perpétuer cette dignité dans leur famille. Il y avait eu douze héritiers de l'autorité désignés avant la mort de leur père ou de leur frère, cinq dans une seule maison; plusieurs, ce qui était plus monstrueux encore, y avaient été associés par un abus de cette autorité même, sans consulter le peuple; pas un n'avait justifié les espérances qu'on en avait conçues; on s'était vu obligé d'en punir quatre de l'exil ou de la mort[107].

Il fallait abolir cette odieuse coutume, qui, sous prétexte de prévenir les troubles de l'élection, devait finir par la supprimer. Cette proposition fut accueillie d'une voix unanime, et une loi fondamentale fut rendue, qui interdisait toute désignation d'un successeur avant la mort du doge régnant. Sans cette loi, qui a été constamment observée depuis, la république devenait une principauté héréditaire.

Cet acte est le seul monument qui nous reste du règne de Flabenigo. Ce règne fut tranquille et dura à-peu-près dix ans.

XXXI. Dominique Contarini, doge. 1041. Après la mort du doge, on élut Dominique Contarini. Il était d'une famille illustre, d'un caractère plein de sagesse. Il gouverna Venise pendant vingt-six ans. Il eut à réclamer l'intervention du pape contre les prétentions du patriarche d'Aquilée, qui entreprenait à chaque occasion la conquête de l'église de Grado. Cette fois il s'y était pris à main armée; mais la mort de ce turbulent patriarche vint mettre fin au différend.

Révolte de Zara, qui se donne au roi de Croatie. Une affaire plus sérieuse, ce fut la révolte de la ville Zara. Les troubles qui avaient agité la république avaient fait négliger les colonies, et devaient leur inspirer la tentation de secouer le joug. La ville de Zara, que le roi des Croates remuait par ses intrigues, se donna à ce prince, lui envoya prêter serment par des députés, et chassa le podestat vénitien. Contarini partit sur-le-champ à la tête d'une flotte formidable. La ville se détermina à soutenir un siége. Siége et Soumission de Zara. 1065. Le doge le poussa vivement, réduisit Zara à la dernière extrémité, et, lorsque les habitants se furent rendus à discrétion, il usa de la victoire avec modération. Au lieu d'exercer tous les droits de la force, au lieu de traiter les vaincus en rebelles, il les rétablit simplement dans la position d'où ils avaient voulu sortir; en se contentant de les menacer de la vengeance de la république, s'ils ne restaient sujets soumis. Cette clémence n'empêcha pas les Dalmates de provoquer bien souvent encore le courroux de leurs souverains.

XXXII. Dominique Silvio, doge. 1069. Dominique Silvio succéda à Contarini. Pendant son règne, les princes normands, qui s'étaient emparés de l'Italie méridionale, faisaient la guerre à l'empire d'Orient. Ils assiégeaient Durazzo.

Guerre contre les Normands, qui sont battus. 1083. Les Vénitiens ne pouvaient voir sans inquiétude ce peuple belliqueux établi dans la Sicile, dans la Pouille, dans la Calabre, et sur-tout ils ne devaient pas souffrir que, par la conquête de Durazzo, ils devinssent les voisins des Dalmates, dont les dispositions à la révolte venaient de se manifester. L'empereur grec ayant sollicité le secours de la république, le doge se mit lui-même à la tête de la flotte destinée à débloquer Durazzo, attaqua l'armée navale des Normands, la battit complètement, l'obligea de rentrer dans ses ports, et pour cette fois sauva la place[108]. Mais Robert Guiscard, roi des Normands, reparut devant Durazzo avec une nouvelle flotte. La flotte vénitienne détruite l'année suivante. 1084. Le doge accourut, pour le combattre encore, avec plus de confiance qu'auparavant. Cette confiance fut trompée. Les Normands se défendirent avec une telle vigueur que presque toute la flotte vénitienne fut prise ou coulée à fond. Accoutumés depuis long-temps à voir rentrer leurs armées victorieuses, les Vénitiens, lorsqu'ils virent arriver les débris de celle-ci, s'en prirent au doge de leur malheur et le déposèrent[109]. C'est sous ce prince, dit-on[110], que l'église de Saint-Marc fut achevée ou rebâtie.

XXXIII. Vital Fallier, doge. 1084. La guerre contre les Normands continua sous Vital Fallier, successeur de Silvio. Les armes de la république n'y furent pas plus heureuses. Cependant, comme cette guerre avait été entreprise à la sollicitation d'Alexis Comnène empereur d'Orient, le doge mit un prix à ces sacrifices: il demanda que l'empereur renonçât, en faveur de la république, aux droits de souveraineté, déjà presque oubliés, mais qu'il prétendait encore sur la Dalmatie. Alexis ne pouvait guère s'y refuser; l'empire était sur son déclin; ce n'était pas le moment de faire valoir de vaines prétentions.

Ce secours que le doge Vital Fallier fournit à l'empire d'Orient, fut reçu avec une telle reconnaissance, que l'empereur accorda aux Vénitiens la libre entrée de tous ses ports, déclara qu'ils seraient considérés à Constantinople, non comme étrangers, mais comme nationaux, et soumit tous les négociants d'Amalfi, qui aborderaient sur les côtes de l'empire, à payer une redevance annuelle de trois perperi à l'église de Saint-Marc[111]. C'était rendre la république d'Amalfi tributaire de celle de Venise.

Établissement des foires. Ce fut à-peu-près vers ce temps-là que les Vénitiens établirent des foires pour la facilité des échanges commerciaux. Il y en avait déjà à Rome et à Pavie. Les réunions auxquelles les pratiques de dévotion donnaient lieu en avaient fait naître l'idée. La pompe des cérémonies, la fréquence des miracles, les grâces accordées par le souverain pontife, attiraient, à certains jours, un concours nombreux de nationaux et d'étrangers. Les spéculateurs aperçurent bientôt le parti qu'il y avait à tirer de cette affluence: les marchands vinrent augmenter le nombre des pélerins, et ajouter un nouvel intérêt à celui du pélerinage. Les prêtres ne dédaignèrent point ces auxiliaires: l'église et le gouvernement s'accordèrent à les favoriser. Des immunités, des franchises, des indulgences, des spectacles, invitèrent les peuples à venir grossir ce concours, et on ne négligea rien pour accroître la célébrité du patron qui l'attirait, ou pour se procurer de nouvelles reliques fameuses par des miracles.

Les Vénitiens ne se contentèrent pas d'instituer une foire en l'honneur de saint Marc, leur protecteur, et de plusieurs autres saints; ils achetèrent par-tout des reliques, et on assure même que, n'ayant pu acquérir le corps de saint Taraise, ancien patriarche de Constantinople, parce que les moines grecs qui le possédaient s'étaient absolument refusés à le leur vendre, ils prirent le parti de le dérober[112].

XXXIV. Vital Michieli, doge. 1094. Nous venons de voir la république faire ses premières tentatives de conquêtes: sa principale ambition devait être de dominer sur l'Adriatique; elle a cherché d'abord à s'en assurer les rivages, mais elle n'a point porté ses armes au-delà. Maintenant de nouveaux intérêts l'appellent en Orient. Croisades. Un nouveau peuple venait d'envahir ces contrées; l'empire fondé par Constantin allait être démembré; si les Vénitiens voulaient être les intermédiaires du commerce de l'Europe et de l'Asie, il fallait qu'ils fissent respecter leur pavillon sur toutes les côtes du fond de la Méditerranée, qu'ils sussent y former des établissements, et profiter de la chute de l'empire, pour acquérir quelques positions fortifiées, d'où ils fussent à portée de protéger leur commerce et de menacer leurs ennemis. Pendant ce temps l'Europe entière, entraînée par d'autres passions, courait aux armes. Pour les hommes d'état, il s'agissait de repousser des peuples, sectateurs d'une religion nouvelle, qui menaçaient d'envahir toute la chrétienté: pour tout le reste, il s'agissait d'acquérir le ciel, en délivrant le tombeau du Sauveur, profané par les infidèles. Les Vénitiens avaient deux intérêts opposés; d'une part ils devaient désirer l'expulsion des Sarrasins, et se tenir en mesure d'être admis au partage des conquêtes; de l'autre, si tant de nations européennes formaient des établissements dans le Levant, les avantages dont les Vénitiens y avaient joui jusque alors cessaient d'être des priviléges.

L'empereur grec, qui ne voyait pas ces armements sans alarmes, avait invité la république à n'y prendre aucune part. Quoique cet empire fût dans un état de décadence, il méritait des ménagements, sur-tout tant qu'il se montrait disposé à favoriser exclusivement les Vénitiens. Ces considérations suspendirent leur résolution; ils furent les derniers à partager l'enthousiasme qui entraînait tant de peuples à la croisade; au reste, grâce à leur manière de fournir leur contingent à la ligue européenne, cette guerre n'avait pas pour eux les mêmes inconvénients que pour les autres nations. L'armée vénitienne n'avait pas des marches immenses à faire, des pays inconnus à traverser, des privations à supporter; elle n'allait pas s'enfoncer, sans moyens de retraite, au milieu d'une population belliqueuse; elle devait être transportée sur sa flotte, ne jamais perdre de vue ses vaisseaux, et se borner à ravager les côtes ou à bloquer les ports de l'ennemi.

XXXV. Premier armement des Vénitiens. 1098. Ce fut sous le doge Vital Michieli que la république fit son premier armement, en l'an 1098: il consistait en deux cents bâtiments de guerre ou de transport, dont la moitié avait été fournie par les villes de la Dalmatie[113]. L'évêque de Castello, Henri Contarini, voulut prendre part à cette expédition. Rencontre de la flotte de Venise avec celle de Pise. Combat. La flotte, commandée par le fils du doge, mit à la voile et se dirigea d'abord vers Rhodes. À la hauteur de cette île, elle rencontra la flotte des Pisans, qui se rendait aussi à la Terre-Sainte. Les deux républiques étaient en paix, la destination des deux flottes était la même; quelques Vénitiens descendirent dans la petite île de Saint-Nicolas, pour y prendre les reliques du patron. Les caloiers qui les gardaient ne voulant pas absolument les livrer, les pélerins s'en emparèrent de force; mais les Pisans, témoins de cet enlèvement, voulurent avoir leur part de la dépouille[114]. La dispute s'échauffa, un combat s'engagea, les Vénitiens étaient incomparablement les plus forts, ils prirent une vingtaine de vaisseaux aux Pisans, et firent, dit-on, cinq mille prisonniers. Singulier commencement d'une expédition qui avait pour but la destruction des infidèles!

Pillage de Smyrne. Après cette bataille, au lieu de se porter sur les côtes de Syrie, où les croisés étaient établis déjà depuis assez long-temps, l'armée se dirigea vers l'Archipel, se présenta devant Smyrne, qui n'était point défendue, et le premier exploit des croisés vénitiens fut le pillage de cette ville. La flotte vient bloquer Jaffa. 1099. Enfin la flotte vint bloquer le port de Jaffa, pendant que les troupes de Godefroy de Bouillon l'assiégeaient par terre; d'autres soutiennent qu'elle n'eut aucune part à cette conquête; quoi qu'il en soit, la place emportée, la flotte ne voulut pas attendre l'hiver dans ces parages, et retourna à Venise, où le corps de saint Nicolas fut déposé dans une chapelle de l'île du Lido, à l'entrée du port.

Siége d'Ascalon et de Caïpha. 1100. La campagne suivante, elle vint coopérer aux siéges d'Ascalon et de Caïpha. La première de ces places résista, la seconde se rendit; mais déjà l'imprévoyance et l'indiscipline avaient ruiné les affaires des croisés: la plupart s'étaient retirés après la victoire d'Ascalon. Le nouveau roi de Jérusalem, loin de pouvoir méditer des conquêtes, avait beaucoup de peine à se maintenir dans une situation très-périlleuse.

Ravage des côtes de la Calabre. L'occupation de Durazzo par les Normands, qui avait eu lieu après la défaite de l'armée vénitienne sous le commandement du doge Silvio, donnait à la république des inquiétudes pour ses possessions en Dalmatie: on se décida à faire une expédition contre les Normands; mais, au lieu de les combattre, on se contenta d'aller ravager une de leurs provinces; la Calabre fut mise à feu et à sang.

XXXVI. Ordelafe Fallier, doge. 1102. Le doge Vital Michieli étant mort sur ces entrefaites, fut remplacé par Ordelafe Fallier. Celui-ci arma pour la Terre-Sainte une flotte de cent voiles, qui concourut aux siéges de Ptolémaïs, ou Saint-Jean-d'Acre, de Sidon, et de Bérythe. Prise de Ptolémaïs. 1104. Beaudoin, successeur de Godefroy, sur le trône de Jérusalem, récompensa les services des Vénitiens, en leur abandonnant la propriété d'un quartier de la ville de Ptolémaïs: Établissement des Vénitiens en Syrie. ils eurent la permission de commercer dans tout le royaume de Jérusalem avec toutes sortes de franchises, et le privilége de ne reconnaître de juridiction que celle de leurs propres magistrats[115]. Ces avantages furent balancés par ceux que les Pisans obtinrent bientôt après de l'empereur d'Orient; et, quoique ce prince n'eût cédé qu'à la force, ces concessions n'en furent pas moins aux yeux des Vénitiens un grief contre lui et un sujet de jalousie contre la république de Pise[116].

Les Pisans entrèrent aussi dans le partage des établissements formés par les chrétiens sur les côtes de la Syrie; ils eurent tout un quartier dans Antioche, et le patriarchat de Jérusalem fut conféré à un de leurs compatriotes.

Les Génois, non moins vigilants pour leurs intérêts, réclamèrent des comptoirs et des priviléges à Jérusalem, à Joppé, à Césarée, à Ptolémaïs; de-là résultèrent des rivalités, et bientôt des inimitiés entre les trois républiques[117].

XXXVII. Guerre contre Padoue. 1110. Les habitants de Padoue ne voyaient pas sans une secrète jalousie les succès de Venise. Ses lagunes leur avaient appartenu pendant qu'elles étaient désertes; maintenant un état florissant s'était formé autour de Rialte, qui avait été autrefois leur port, et cet état possédait les embouchures de leurs fleuves: ils profitèrent d'un moment qu'ils crurent favorable, et, pendant que la flotte était en Syrie, ils entrèrent sur le littoral qui appartenait aux Vénitiens, en les accusant d'en avoir porté trop loin les limites. Les troupes vénitiennes furent envoyées sur-le-champ à la défense de ce territoire; elles battirent complètement les Padouans, et emmenèrent six cents prisonniers.

Médiation de l'empereur. 1111. Les vaincus implorèrent le secours de l'empereur Henri V, qui se trouvait dans ce moment à Vérone, ou au moins sa recommandation. Les Vénitiens auraient bien voulu éviter l'intervention d'un si puissant médiateur, mais il n'y avait pas moyen de s'y soustraire. L'empereur représenta aux deux peuples leur origine commune, les exhorta à vivre en bonne intelligence, fit rétablir les limites comme elles étaient avant l'agression des Padouans, fit rendre les prisonniers, et profita de cette occasion pour demander à Venise le tribut du manteau de drap d'or, malgré l'abolition accordée par l'un de ses prédécesseurs[118].

Incendie de Venise. Venise éprouva, peu de temps après, de grandes calamités: un incendie, qui commença dans la maison d'un particulier, fit les plus rapides progrès dans une ville bâtie presque entièrement en bois. Six rues, plusieurs églises, divers quartiers furent consumés; la largeur du grand canal n'empêcha point l'incendie de s'étendre, et l'abondance de l'eau ne put le ralentir; il fallut attendre que le feu eût dévoré ce qu'il avait atteint. Les cendres de cet incendie fumaient encore lorsqu'il s'en déclara un second plus terrible. Il dévasta seize îles, c'est-à-dire le tiers de Venise, et gagna le palais ducal: les flammes semblaient s'élever du sein des eaux; c'était un volcan au milieu de la mer. Le commerce fit des pertes immenses; les citoyens se trouvaient sans habitations. Incendie et submersion de Malamocco. Presque au même instant, le même fléau ravagea la ville de Malamocco; la mer, qui s'éleva à une prodigieuse hauteur, rompit ses digues, et submergea entièrement cette île dévastée par les flammes.

Translation des habitants de Malamocco à Chiozza. Il n'y avait pas moyen de relever Malamocco de ses ruines; on en transporta les habitants à Chiozza, avec le siége épiscopal: pour Venise, on se hâta de construire de nouveaux édifices; l'ordonnance en fut plus régulière; on alla chercher sur le continent des matériaux moins combustibles; des palais de marbre s'élevèrent sur les débris des maisons de bois, et annoncèrent que Venise allait devenir une des plus belles capitales de l'univers.

XXXVIII. Guerre contre le roi de Hongrie. Il prend Zara. 1115. Le roi de Hongrie entreprit d'expulser les Vénitiens de son voisinage. Il se présenta avec une armée devant Zara, dont les habitants lui ouvrirent les portes, et chassèrent le magistrat vénitien. Le doge traversa la mer, se présenta devant la ville rebelle que les Hongrois défendaient, et en commença l'investissement. Le siége, quoique poussé avec vigueur, pouvait être long, lorsque le roi accourut à la tête de son armée pour le faire lever.

Le roi est battu. Zara forcé de se rendre. Fallier marcha à lui, et remporta une victoire signalée, qui décida de la reddition de la place. Il punit les rebelles, poursuivit les Hongrois au-delà des montagnes, rançonna le pays, et reparut dans Venise précédé de ses prisonniers et des drapeaux, trophée de sa victoire. Pour en perpétuer le souvenir, il fut décidé que le doge ajouterait à ses titres celui de duc de Croatie. Il avait déjà reçu, comme quelques-uns de ses prédécesseurs, celui de protospataire de l'empire.

Nouvelle bataille où le doge est tué. 1117. Deux ans s'étaient à peine écoulés que les Hongrois revinrent à la charge; le doge partit une seconde fois pour aller les combattre. Il leur livra bataille près de Zara; l'action fut très-vive, on combattit corps à corps, et Fallier, donnant l'exemple aux siens, se précipitait à leur tête dans la mêlée. La résistance des ennemis exigeait de sa part les derniers efforts, mais son courage fut précisément ce qui occasionna la perte de la bataille et de son armée. Atteint de plusieurs coups mortels, il tomba. L'armée demeurée sans chef ne combattit plus qu'en désordre; tout fut pris ou massacré, et ce ne fut qu'avec peine que quelques-uns regagnèrent leurs vaisseaux.

Trêve. Ce revers abattit le courage des Vénitiens. Ils firent demander la paix au roi de Hongrie, qui reçut avec beaucoup de hauteur les ambassadeurs de la république, et ne voulut accorder qu'une trêve de cinq ans.

XXXIX. Dominique Michieli, doge. 1117. Dominique Michieli venait d'être élevé au dogat, lorsqu'il reçut de Baudoin II, roi de Jérusalem, une ambassade, qui le sollicitait d'envoyer des secours aux chrétiens de l'Orient, pressés de toutes parts par les infidèles. Les ambassadeurs, en excitant le zèle pieux des Vénitiens, ne négligeaient pas de leur promettre de nouveaux avantages pour leur commerce. Pendant qu'on négociait, le péril augmenta; Baudoin fut fait prisonnier. Alors le pape Calixte II s'adressa à tous les princes chrétiens, pour les presser de délivrer le reste de leurs frères qui combattaient encore dans la Syrie; le doge, plein d'une ardeur martiale, assembla ses concitoyens, leur lut la lettre du saint-père et leur tint ce discours, que les historiens ont conservé[119].

Discours du doge pour proposer une nouvelle croisade. «Vénitiens, après les combats, qui, depuis vingt-six ans, ont été rendus pour délivrer la Judée; après les exploits, qui, sur terre et sur mer, ont illustré vos armes et celles des autres nations; vous avez vu les barbares, ennemis du nom chrétien, expulsés par ces glorieux efforts du vaste territoire qui s'étend entre la Bithynie et la Syrie. Des villes fameuses, Smyrne, Ptolémaïs, Ascalon, Caïpha, Tibériade, se sont rendues aux alliés, et vous avez été appelés au partage des conquêtes comme de la gloire.

«Mais la vicissitude éternelle des choses humaines a bientôt amené des jours de deuil, après tant de prospérités; le vaillant Godefroy, le premier des Baudoin, Boëmond, Tancrède, et tant d'autres héros, ont succombé; leur mort a laissé la Syrie sans défense, et les chrétiens environnés de dangers tous les jours plus imminents. Dernièrement, le roi Baudoin a été fait prisonnier par les Sarrasins, et amené chargé de fers à Carrha. Le royaume de Jérusalem est en deuil; notre saint pontife vous presse, vous conjure, par ses lettres et par ses envoyés, de ne pas laisser périr la foi dans cette extrémité; vous devez employer pour elle cette puissance navale que Dieu vous a accordée; nous vous en supplions; nous vous exhortons avec instance à ne pas abandonner, dans un si grand péril, la cause de notre sainte religion.

«Vénitiens, il est glorieux pour vous d'être appelés à protéger par vos armes, à venger d'un ennemi qui la profane, cette terre où notre Sauveur, notre roi, prit naissance, qu'il éclaira par sa doctrine, qu'il illustra par ses miracles. Ce fut ce noble dessein qui précipita vers l'Asie tant de héros français et tant de princes de l'Europe, avec de puissantes armées. Ils ont eu le bonheur d'arracher la Judée tout entière aux enfants de Mahomet. Aujourd'hui les barbares, ayant réparé leurs pertes, dévastent cette contrée et veulent l'opprimer encore; ils veulent en bannir les chrétiens, pour souiller cette terre de crimes et de sacriléges. C'est à vous de prévenir cette désolation par la sagesse et la fermeté de vos mesures. C'est à vous, peuple chrétien, peuple religieux, et qui en faites gloire, de vous élancer les premiers contre une race impie, de l'attaquer avec vos flottes, et de secourir, autant qu'il est en vous, un prince ami et malheureux. Voyez quelle gloire immortelle, quelle splendeur en doit rejaillir sur votre nom; vous serez l'admiration de l'Europe et de l'Afrique.

«Eh! qui pourrait d'ailleurs aimer assez peu la patrie pour ne pas désirer de voir son empire s'étendre au-delà des mers? Et comment l'espérer cet empire? Serait-ce en restant dans le repos, en nous bornant à parcourir nos lagunes? Regardez ces Romains dont vous vous vantez d'être issus; ce ne fut pas dans la mollesse et les plaisirs qu'ils acquirent l'empire de l'univers; ce fut par la guerre, par des fatigues, par de durs travaux, qu'ils accrurent leurs forces et devinrent les maîtres du monde; c'est en détruisant les infidèles que nous pouvons nous promettre d'étendre dans l'Orient la gloire et la puissance du nom vénitien.

«Embrasés du saint zèle de la religion, touchés de voir le royaume de Jérusalem en péril, courez aux armes, contemplez les honneurs et le prix qui vous attendent, et que vos flottes, destinées à accroître votre puissance, triomphent de nos ennemis, et sauvent la république chrétienne.»

Armement pour la Syrie. 1123. Ce discours excita les plus vifs transports. On y répondit par des acclamations; tout le monde demanda à partir, et le doge se mit à la tête de l'armée. Une flotte, que quelques historiens portent jusqu'à deux cents vaisseaux[120], fut prête en peu de temps, et fit voile pour Jaffa. Ceci se passait en 1122; la flotte des Sarrasins croisait devant le port; les Vénitiens poussèrent des cris de joie en l'apercevant, les infidèles les reçurent avec courage. Bataille navale devant Jaffa. Les Sarrasins sont défaits. 1123. Le combat fut long et terrible; on en vint à l'abordage sur toute la ligne, la victoire la plus décisive fut le prix de l'habileté; l'armée des Sarrasins fut entièrement détruite[121]. XL. Siége de Tyr par les croisés. 1124. Fiers de ce succès, heureux prélude de la campagne, et qui avait eu pour témoins tant de braves chevaliers accourus sur le rivage, les Vénitiens entrèrent dans le port de Jaffa, et le doge se rendit à Jérusalem.

Les chefs, qui dirigeaient les affaires, depuis la captivité du roi, lui firent l'accueil que l'on doit à un allié triomphant. Il convenait de profiter de l'enthousiasme que ce premier succès avait inspiré pour tenter quelque entreprise considérable; mais les avis sur ce qu'il y avait à faire se trouvaient fort partagés. On n'avait point de plan de campagne arrêté. Par une suite de l'esprit religieux dont tous ces pieux croisés étaient animés, on décida de s'en remettre à la Providence, ne doutant pas qu'elle ne daignât tracer elle-même à ses guerriers la route qu'ils devaient tenir. Les noms de plusieurs villes furent écrits sur des billets, qui furent jetés dans une urne, cette urne placée sur l'autel; on célébra les saints mystères, et ensuite un enfant tira le billet qui devait désigner la place que l'armée irait assiéger.

Cette place fut la ville de Tyr; il n'en était pas de plus importante, ni de plus difficile à prendre. Elle appartenait en commun aux soudans d'Égypte et de Damas; elle avait dix-neuf milles de circuit, et une forte citadelle. Environnée de la mer presque entièrement, elle ne tenait à la terre que par cette digue fameuse, ouvrage d'Alexandre-le-Grand. Elle avait arrêté ce conquérant pendant sept mois, et rendu inutiles tous les efforts de Beaudoin Ier.

Traité entre les Vénitiens et leurs alliés. Avant de partir pour le siége, on signa un traité[122] par lequel il fut stipulé qu'outre le quartier de Ptolémaïs, que les Vénitiens possédaient déjà, on leur céderait en toute propriété, dans toutes les villes du royaume, une rue entière, avec un bain, un four, un marché et une église; que les marchandises qu'ils transporteraient en Asie seraient exemptes de tous droits; que les sujets de la république ne paieraient aucun impôt; qu'ils ne reconnaîtraient, dans leurs domaines, d'autre juridiction que celle de leurs magistrats, même quand ils auraient à plaider comme défendeurs contre la demande d'un sujet du roi; que seulement, quand un Vénitien actionnerait un sujet du roi, il serait obligé d'aller devant le juge royal; que, si l'on prenait les villes de Tyr et d'Ascalon, le tiers de ces villes et de leur territoire deviendrait la propriété de la république; qu'enfin elle fournirait pour la garde de la place de Tyr le tiers de la garnison qui serait jugée nécessaire, et que le roi lui paierait à cet effet un subside de trois cents besans d'or.

Ce traité conclu, on se mit en marche. Les Vénitiens s'embarquèrent pour aller bloquer le port et battre la place du côté de la mer, tandis que leurs alliés l'investiraient du côté de la terre.

On ne pouvait y arriver que par la digue dont j'ai parlé. Cette digue était coupée par de forts retranchements; l'entrée du port était défendue par des tours, la garnison était nombreuse, déterminée, et il était indubitable que le soudan de Damas allait venir à son secours.

Murmures contre les Vénitiens. Résolution du doge. Cette dernière considération fit mettre beaucoup de vivacité dans les attaques. On livra plusieurs assauts, qui furent vaillamment repoussés; on redoubla d'efforts, sans faire des progrès. Il y avait trois mois que l'armée se consumait, et elle ne voyait point augmenter l'espérance du succès dont on s'était flatté. Les troupes qui assiégeaient la ville par terre, comparant leur position à celle des Vénitiens, commencèrent à murmurer. Les Vénitiens étaient tranquilles sur leurs vaisseaux, à l'abri des dangers et même des fatigues; ils attendaient que la place se rendît, sans y contribuer par leurs efforts; en cas de désastre ils avaient leur retraite assurée.

Le doge, informé de ces discours, prit pour les faire cesser un moyen digne des mœurs du temps: il ordonne d'ôter à tous les bâtiments leurs rames, leurs voiles, leur gouvernail, fait débarquer tous ces agrès sur la plage; des matelots les chargent sur leurs épaules, et à leur tête, il se rend au camp des alliés: «Il faut que les périls soient communs, leur dit-il, voici qui vous répond de notre fidélité; nous n'avons plus les moyens de nous éloigner de la place et le moindre vent nous fera courir des dangers plus grands que ceux que vous affrontez en combattant.»

Cette imprudence chevaleresque et cent mille ducats donnés aux alliés, pour payer leurs troupes[123], les frappèrent d'admiration. Ils témoignèrent aux Vénitiens une entière confiance et ne voulurent pas souffrir que tant de braves gens restassent exposés inutilement à de si grands périls. Il ne fallait pas d'ailleurs que la flotte se mît hors d'état de combattre si cela était nécessaire. On continua le siége avec la même constance et le même courage pendant deux autres mois.

Prise de Tyr. On sait que les Orientaux sont dans l'usage d'élever des pigeons pour porter des messages au loin ou dans des endroits inaccessibles; les assiégeants avaient remarqué plusieurs de ces oiseaux qui entraient ou sortaient de la place. Un jour on parvint à en attirer un et à le saisir. Il venait de Damas; il portait un billet sous son aile; le Soudan, en exhortant les assiégés à continuer leur vigoureuse défense, leur annonçait un très-prochain secours. Ce billet fut retenu, on y en substitua un autre par lequel on faisait dire au soudan qu'attaqué d'un autre côté il se voyait obligé d'y porter ses forces et d'abandonner la place à elle-même; le pigeon fut relâché et vola vers la ville.

Ce stratagème réussit; la garnison, découragée par ce faux avis, parla de se rendre et capitula.

La ville d'Ascalon fut assiégée immédiatement après, et ne fit qu'une assez faible résistance. Il y a des historiens qui disent qu'après cette conquête, on offrit au doge de Venise le trône de Jérusalem, qu'il ne voulut pas accepter. Ce fait est peu vraisemblable; le roi était captif, mais le trône n'était pas vacant; plusieurs seigneurs devaient y avoir des prétentions, et le patriarche de la ville sainte avait déjà disputé l'autorité suprême à Godefroy de Bouillon; il n'était pas naturel que toutes ces ambitions rivales se tussent pour offrir la couronne à un étranger, chef électif d'une république.

XLI. Brouillerie avec l'empereur de Constantinople. Les îles de l'Archipel ravagées. Jusqu'à la fin du XIe siècle les Vénitiens avaient été dans la plus parfaite intelligence avec les empereurs de Constantinople, et avaient trouvé la récompense de leur fidélité dans les précieux avantages du commerce de l'Archipel et de la mer Noire; mais dès que ces avantages cessèrent d'être exclusifs, lorsque des nations européennes voulurent devenir conquérantes sur les côtes de la Palestine, les Vénitiens partagèrent l'ambition d'y former des établissements, et les croisades les brouillèrent avec l'empire d'Orient.

Ces succès des croisés, qui auraient dû être agréables à l'empereur de Constantinople, plus menacé que tout autre prince par les infidèles, lui inspirèrent au contraire une inquiète jalousie, sentiment naturel aux princes qui ne savent pas se défendre eux-mêmes. Irrité, effrayé de l'établissement des Européens dans la Palestine, il avait d'ailleurs à se plaindre des croisés. Il ordonna à ses vaisseaux d'attaquer tous les bâtiments de commerce vénitiens qu'ils rencontreraient en mer. Cette trahison indigna le doge. Il conduisit d'abord sa flotte devant l'île de Rhodes qu'il fit ravager, parcourut l'Archipel, mit à feu et à sang Scio, Samos, Mitylène, Paros, Andro, Lesbos et toutes les Cyclades, enleva les enfants des deux sexes, pour les vendre comme esclaves[124] ou pour rançonner les parents, entra dans la Morée, s'empara de Modone, où il laissa quelques troupes, et, satisfait de cette vengeance, mais non encore fatigué de tant de ravages, il punit de la même manière, en remontant l'Adriatique, quelques villes de la Dalmatie dont la fidélité avait chancelé. Sebenigo, Trau, Spalato, furent livrées au pillage; l'ancienne Zara, c'est-à-dire Belgrado, fut détruite de fond en comble et cessa d'être habitée. Enfin Michieli rentra dans Venise où il mourut en 1130; des historiens ont dit qu'il abdiqua le gouvernement après son retour. Jamais homme ne mérita mieux son épitaphe, Terror Græcorum jacet hic. Deux ans après, l'île de Curzola imita la révolte de la Dalmatie. Un armateur, Marsile Zorzi, se chargea de la soumettre et elle lui fut abandonnée en fief. Une escadre de la république fut envoyée pour s'emparer de Céphalonie, qui appartenait encore à l'empereur d'Orient.

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