← Retour

Histoire de la République de Venise (Vol. 1)

16px
100%

LIVRE V.

Pierre Ziani, doge.—Occupation de Corfou et de Candie.—Guerre contre les Génois.—Révoltes de Candie, 1205-1228.—Dogat de Jacques Thiepolo.—Affaires de Constantinople.—Chute de l'empire des Latins en Orient, 1228-1261.—Nouvelle révolte de Candie.—Rivalité du pape et de l'empereur Frédéric II.—Guerre de Venise contre Erzelin, tyran de Padoue, 1228-1252. Guerre contre les Génois, 1252-1269.—Révolte du peuple de Venise.—Changement dans la forme des élections.—Création de la charge de grand-chancelier.—Disette.—Établissement du droit de navigation dans l'Adriatique.—Guerres qui en sont la suite.—Dogat de Laurent Thiepolo, de Jacques Contarini et de Jean Dandolo.—Établissement du saint-office à Venise, 1269-1289.

I. Établissement des correcteurs des lois pendant l'interrègne. La longue absence de Henri Dandolo, ses succès, l'importance personnelle qu'il s'était acquise, les conquêtes qu'il avait faites pour la république, tout cela avait placé le gouvernement vénitien dans une situation absolument nouvelle. On n'avait rien à reprocher au doge qu'on venait de perdre. Son ambition avait paru désintéressée; cependant le sénat n'avait pu voir sans inquiétude le chef de l'état acquérir une si grande puissance. On nomma une commission de cinq membres, pour proposer dans l'interrègne la réforme des abus qu'on aurait pu remarquer dans le gouvernement. L'institution de ces nouveaux magistrats, auxquels on donna le titre de correcteurs du serment du doge, ayant été maintenue à chaque vacance du trône, il en résulta que ces censeurs, appelés à faire l'examen des réformes dont le gouvernement était susceptible, passèrent de la censure des lois à celle de l'administration, et de l'administration à l'administrateur, de sorte qu'à la mort de chaque doge il se trouva un tribunal tout prêt à prononcer sur sa conduite: et il en fut des doges comme des rois d'Égypte, ils eurent un jugement à subir après leur mort.

Pierre Ziani, doge. 1205. On donna pour successeur à Henri Dandolo, Pierre Ziani, fils de l'ancien doge du même nom. Son premier soin fut d'envoyer à Constantinople un représentant de la république, auquel on donna le titre de Podestat. Le choix tomba sur Marin Zeno, qui partit accompagné de quatre conseillers ou provéditeurs.

II. Départ d'une flotte vénitienne. Une flotte de trente-une galères mit à la voile pour aller prendre possession des îles que la république s'était réservées.

Dans sa route elle rencontra un corsaire génois, qui, bien qu'accompagné d'une escadre de neuf galères, fut enveloppé, attaqué, pris, et pendu sur-le-champ.

Elle s'empare de Corfou. Pour un état qui prétendait exercer le droit de souveraineté sur toute la surface de l'Adriatique, Corfou, qui garde ou menace l'entrée de ce golfe, était une possession indispensable. Cette île n'appartenait point alors à l'empire grec, mais elle en avait été une dépendance. Nous avons rapporté que les princes normands établis dans la Pouille s'en étaient emparés. Le royaume de Naples avait passé depuis dans des mains qui n'étaient pas en état de garder ce poste important. Quand la flotte vénitienne se présenta devant le port, elle n'éprouva aucune résistance. On s'empressa de mettre quelques troupes à terre pour prendre possession de la capitale, et on mit à la voile pour Candie.

Prend possession de Modone et de Coron. En passant devant Modone et Coron, sur la côte du Péloponnèse, on y jeta de faibles garnisons; la Grèce était au premier occupant. Étrange exemple des vicissitudes humaines! Athènes, dès qu'elle apprit qu'on avait vu une flotte vénitienne dans ces mers, se hâta d'envoyer des députés à Venise pour demander des maîtres.

Elle occupe l'île de Candie. Peu de jours après, on aperçut le mont Ida; la flotte vint jeter l'ancre sous cette île fameuse, qui ferme l'Archipel, et à qui son étendue d'environ soixante lieues, sa fertilité, ses cent villes, et l'avantage de sa position, avaient procuré autrefois la domination de la Méditerranée.

L'armée vénitienne était sous le commandement de Rainier Dandolo et de Roger Premareni. La conquête de la ville de Candie ne coûta que peu d'efforts, et la soumission de tout le pays fut le résultat d'une campagne. Jacques Thiepolo y fut envoyé pour le gouverner, avec le titre de duc. Mais cette soumission avait été trop rapide pour être sincère: d'une autre part, les Génois ne pouvaient voir sans jalousie les rivaux de leur commerce former de si puissants établissements dans les mers de l'Orient. Cependant, ne voulant pas en venir dans ce moment à une guerre ouverte contre la république, ils lui cherchèrent un ennemi, et déterminèrent le comte de Malthe, par les secours qu'ils lui fournirent sous-main, à se mettre à la tête des Candiotes mécontents; de sorte que leur révolte éclata presque immédiatement après leur soumission.

III. Révolte de cette île. Je ne me propose point de raconter tous les combats que les Vénitiens eurent à livrer pour conserver la possession de cette île. Ce fut, de part et d'autre, une suite non interrompue d'efforts pour secouer le joug et pour l'appesantir[251].

Toujours de nouvelles tentatives de la part d'un peuple moins jaloux de son indépendance qu'impatient d'une domination lointaine; secours insuffisants fournis par les ennemis de la métropole; sacrifice continuel des soldats et des trésors de celle-ci, pour faire rentrer les révoltés dans le devoir; résultat uniforme des expéditions maritimes; succès des invasions, toujours rapide, parce qu'elles sont imprévues, toujours peu durable, parce qu'elles ne peuvent être soutenues; toutes les descentes suivies d'une occupation facile, jamais d'une possession paisible; la partie montagneuse du pays offrant toujours une retraite assurée aux rebelles; les campagnes commencées par une victoire éclatante, finissant par une guerre de postes, qui ruine ordinairement le vainqueur; clémence après les succès incomplets; exécutions après les victoires décisives; c'est ce que présente cette guerre de cent soixante ans, qui ajoute à la difficulté de résoudre le problème de l'utilité des grandes colonies. Les Vénitiens appelaient toutes ces insurrections des révoltes. Ils prétendaient à la fidélité, à la reconnaissance d'un peuple qu'ils avaient acheté. Ils attribuaient cette résistance à l'inconstance, à la perfidie; mais, comme l'a dit un historien très-estimable[252], il était aussi facile de l'expliquer par des vertus que par des vices.

La première insurrection des insulaires obligea le duc de Candie et les généraux vénitiens à se rembarquer. La république fit partir de nouvelles troupes; le comte de Malthe, qui s'était mis à la tête des révoltés, ne jugeant pas à propos de se sacrifier pour leur défense, les abandonna, et les Vénitiens furent bientôt maîtres des principales positions.

On proposa dans le sénat de faire démolir toutes les places fortifiées de l'île. Rainier Dandolo représenta qu'elles étaient encore plus utiles aux troupes régulières, mais peu nombreuses de la métropole, qu'à la population insurgée, et il proposa noblement de pourvoir, de ses deniers, à l'entretien de ces fortifications. Son offre ne fut point acceptée, mais son avis prévalut.

Les Vénitiens y envoient une colonie. Il importait d'accoutumer les Candiotes à ne plus considérer la nation vénitienne comme une nation étrangère; dans cette vue, on délibéra d'engager les citadins de Venise à former des établissements dans cette île, à y transporter leur résidence, et, pour les y déterminer, on confisqua la moitié des terres des révoltés, et on les distribua aux nouveaux colons[253]: singulier moyen de s'attacher un peuple, que de le dépouiller, et de vouloir qu'il reconnaisse des concitoyens dans ceux qui ont envahi son héritage. Tite-Live raconte qu'après la conquête d'Antium, lorsque le sénat voulut en partager le territoire et y envoyer une colonie, on eut peine à trouver dans Rome, encore pauvre, des citoyens qui consentissent à s'expatrier pour s'enrichir; ils aimaient mieux désirer du bien à Rome, qu'en posséder à Antium. À Venise on vit partir cinq ou six cents familles, pour aller fonder la nouvelle colonie.

Combat contre les Génois. Les Génois, voyant les Vénitiens à-peu-près maîtres de Candie, voulurent couper la communication de cette colonie avec la métropole; ils envoyèrent une flotte de trente galères croiser à l'entrée de l'Adriatique. Aussitôt, sans se donner le temps d'armer une flotte plus considérable, l'amiral Jean Trévisan appareilla de Venise avec neuf gros vaisseaux, courut sur l'ennemi, qu'il rencontra à la hauteur de Trapani, sur la côte de Sicile, et l'attaqua sans s'embarrasser de l'inégalité du nombre. Dès le commencement de l'action, un de ses vaisseaux tomba au pouvoir des Génois. Trévisan continua le combat avec fureur, reprit son vaisseau, et vit les Génois fuir à pleines voiles. Non content de ce succès, il les poursuivit jusques sur la côte d'Afrique, les attaqua de nouveau, s'empara de quatre de leurs galères, et, s'acharnant sur ce qui restait, livra un troisième combat le lendemain. Six galères ennemies seulement parvinrent à s'échapper. Le sénat de Gênes fut réduit à demander la paix, que le gouvernement vénitien désirait ardemment, pour pouvoir à loisir s'établir dans ses nouvelles conquêtes.

Les seigneurs français, qui s'étaient emparés de la principauté de Négrepont et de l'Achaïe, réclamèrent le secours de la république: en le leur accordant, elle acquit deux puissants vassaux.

Colonie envoyée à Corfou. Ce qu'elle avait fait pour Candie, elle le fit pour Corfou; une colonie y fut envoyée.

Croisade en Égypte. Telle était son ambition de former de nombreux établissements dans l'Orient, qu'elle prit part à une sixième croisade qui se dirigeait sur l'Égypte. Les Vénitiens y coopérèrent de deux manières, en y envoyant une flotte et des troupes, et en y transportant celles du roi de Hongrie, qui, pour prix de ce service, céda à la république tous ses droits sur les villes de Dalmatie, dont elle était alors en possession. Cette nouvelle guerre, contre les Sarrasins, n'eut aucun succès. On prit d'abord Damiette; mais bientôt après, l'armée chrétienne, se trouvant bloquée dans une position périlleuse, entre le Nil et l'armée du soudan Mélédin, se vit obligée d'acheter, par la restitution de Damiette, la permission de se rembarquer. On signa une trêve de huit ans.

Révolte de Candie. Une seconde révolte éclata dans Candie. Le gouverneur appela à son secours le prince de Naxe, vassal de la république. Ce prince aida le duc à soumettre les rebelles; mais choqué des airs de supériorité qu'affectait celui-ci, il fomenta une nouvelle sédition, le contraignit à fuir de son palais, sous des habits de femme, à se réfugier dans un château, l'y investit, et se rendit maître de l'île. Il fallut faire partir des troupes de Venise en toute hâte, pour aller délivrer le gouverneur. Ces troupes surprirent Candie, et obligèrent le duc de Naxe à se rembarquer; mais la révolte ne tarda pas à se rallumer. Les Candiotes taillèrent en pièces un corps qui avait voulu les forcer dans leur retraite. Le sénat rappela successivement ses gouverneurs, jusqu'à ce que l'un d'eux fut assez heureux ou assez habile pour éteindre l'incendie, ce qui procura à la colonie un calme de deux ans.

Abdication et mort de Pierre Ziani. Il y en avait vingt-quatre que Pierre Ziani régnait. Sentant les approches de sa fin, il abdiqua sa dignité, et mourut un mois après. Indépendamment des évènements militaires que nous avons racontés, il faut rapporter à son dogat l'institution d'un tribunal de quarante membres, chargé de juger les affaires civiles. Création de la quarantie civile. L'ancienne quarantie ne conserva plus dans ses attributions que les affaires criminelles.

IV. Partage entre les électeurs. Jacques Thiepolo, doge. 1228. L'élection, qui suivit la mort de Pierre Ziani, donna lieu à une circonstance singulière. Les électeurs étaient, comme nous l'avons vu, au nombre de quarante; il arriva qu'il y eut partage entre Rainier Dandolo et Jacques Thiepolo; les épreuves du scrutin furent vainement répétées pendant deux mois, tant chacun des électeurs était déterminé à persister dans son choix. Il fallut faire pencher la balance. Au lieu de nommer quelques électeurs de plus, le sénat ordonna de s'en rapporter au sort, qui donna pour doge à Venise Jacques Thiepolo.

L'île de Candie réclama ses premiers soins; cette fois la révolte y était excitée par l'empereur de Nicée, Jean Vatace. Il avait envoyé aux rebelles un secours de trente galères et une armée. Les troupes vénitiennes furent obligées de se renfermer dans leurs forts, quelques-uns se rendirent; l'insurrection éclata de toutes parts; mais quand les renforts arrivèrent de Venise, l'armée grecque se rembarqua, comme avaient fait le comte de Malthe et le duc de Naxe, laissant les Candiotes sans secours, à la merci d'un maître offensé.

V. Affaires de l'empire d'Orient. Cet empereur de Nicée était un des plus infatigables ennemis de la puissance des Vénitiens en Orient. Il faut nous reporter à Constantinople pour assister aux révolutions de ce nouvel empire.

Henri de Flandre, empereur. 1206. Baudouin, premier empereur des Latins, était mort, comme nous l'avons vu, dans les fers du roi des Bulgares. Henri de Flandre, son frère, qui avait recueilli les débris de l'armée, fut proclamé empereur. Il avait à combattre, indépendamment du roi des Bulgares, trois princes grecs, qui s'étaient établis dans les provinces démembrées de l'empire; Théodore Lascaris, empereur de Nicée; Michaël Lange, prince d'Épire, et un Comnène, qui prenait le titre d'empereur de Trébizonde. L'empire, suivant l'expression d'un historien grec[254], était devenu un monstre à trois têtes.

Avec quatre cents chevaliers seulement, Henri remporta, contre des armées considérables, des avantages assez éclatants, pour forcer ses ennemis à demander la paix. Sa bonne administration lui concilia même, autant que cela était possible, l'affection de ses sujets grecs. Il eut la sagesse de sentir qu'on ne peut régner sur des hommes, en affectant de leur refuser toute confiance, et en les excluant de l'administration de leur propre pays.

Ce même esprit de prudence l'empêchait de favoriser le zèle ambitieux du légat du pape, qui voulait absolument interdire le culte grec, et exiger les dîmes pour le clergé latin. Henri s'opposa à toute persécution; son courage alla jusqu'à encourir les censures. Il les mérita, en faisant placer son trône dans la cathédrale, au-dessus de celui du patriarche, et en défendant aux barons d'aliéner leurs fiefs en faveur du clergé[255]. Ce prince mourut sans héritier, après un règne de dix ans.

VI. Pierre de Courtenai, empereur. 1216. Sa couronne fut offerte à Pierre de Courtenai, comte d'Auxerre, qui, vendant à-peu-près tout son patrimoine, et à l'aide des secours du roi de France, son cousin, (car ils étaient l'un comme l'autre petits-fils de Louis-le-Gros[256]), parvint à réunir une armée de cent quarante chevaliers, et d'environ cinq mille hommes, pour venir prendre possession de l'empire d'Orient.

Il eut recours aux Vénitiens pour son passage. La république exigea que l'empereur et sa petite armée, en reconnaissance de ce service, lui fissent restituer la ville de Durazzo, que le prince d'Épire occupait. On l'assiégea, mais sans succès. Débarqué en Épire, Pierre de Courtenai entreprit de pénétrer par terre jusque dans ses états. Il est fait prisonnier en Épire. Il fallait traverser ceux de Théodore Lange, à qui on venait de déclarer la guerre, en attaquant la ville de Durazzo. Cette imprudence eut le résultat qu'elle devait avoir. L'armée du nouvel empereur fut retardée, égarée, enveloppée dans sa marche, puis affamée et réduite à mettre bas les armes. Courtenai et le légat qui l'accompagnait, se virent prisonniers du despote d'Épire. Le pape lança les plus terribles anathèmes contre Théodore. Ce prince conjura l'orage, en renvoyant le légat, et retint l'empereur, qui mourut dans sa captivité.

VII. Robert de Courtenai, empereur. 1221. Robert de Courtenai, second fils de Pierre, fut appelé sur ce trône que son père n'avait pu occuper. Il arriva à Constantinople par l'Allemagne et par la Hongrie; mais il s'y trouvait resserré par trois voisins dangereux. Théodore Lange avait enlevé la Thessalie au fils du marquis de Montferrat, s'était emparé d'Andrinople, et avait pris le titre d'empereur de Thessalonique. Les empereurs de Nicée et de Trébizonde, qui étaient alors Jean Vatace et David Comnène, pressaient, d'un autre côté, le nouvel empereur latin. Il flatte les Vénitiens. Contre tant d'ennemis il n'avait de secours que les excommunications du pape. Les Vénitiens auraient pu le servir plus utilement; aussi prenait-il grand soin de les flatter. Il n'écrivait jamais au doge qu'en lui donnant le titre de collègue. Mais les révoltes de Candie exigeaient, dans ce moment, l'emploi des forces de la république. Il est battu par l'empereur de Nicée. Robert n'était pas d'un caractère à conquérir son empire ni l'amour de ses sujets. Vaincu par Jean Vatace, sans avoir combattu en personne, il perdit, dans une bataille, la plupart des chevaliers qui lui étaient restés attachés, et tandis qu'il achetait la paix avec l'empereur de Nicée, par la cession de toute la côte méridionale du Bosphore, il vit les troupes de l'empereur de Thessalonique se présenter jusque devant les faubourgs de Constantinople.

Comme si ce n'eût pas été assez de ces désastres, il acheva de se perdre par une folle passion. Il y avait à Constantinople la veuve d'un chevalier français, qui venait de fiancer sa fille à un chevalier bourguignon. L'empereur, devenu éperduement amoureux de cette demoiselle, offrit sa main, sa couronne, et obtint que la mère et la fille vinssent habiter son palais. On ignore si le mariage avait été célébré. Il s'enfuit et meurt. Le chevalier bourguignon, furieux de se voir enlever l'épouse qui lui avait été promise, assemble ses amis, attaque le palais, au milieu de la nuit, en force la garde, et, pendant que Robert se cache, ce rival furieux pénètre jusqu'à l'appartement des deux dames françaises, précipite la mère dans le port, coupe le nez et les lèvres à la fille, et laisse dans cet état la maîtresse ou la femme de l'empereur[257]. Celui-ci, au lieu de faire punir ce crime, se sauva de Constantinople, et alla implorer la protection du pape. Sa mort, qui suivit de près cette fuite, faisait tomber la couronne sur la tête de son frère Baudouin; mais on ne pouvait pas songer à confier l'empire, dans des circonstances si difficiles, à un enfant de dix ans. VIII. Jean de Brienne, empereur. 1228. Les barons appelèrent un chef qui en avait quatre-vingts; c'était Jean de Brienne, seigneur champenois, illustre par de grands exploits, de grandes alliances[258] et de hautes vertus. Le trône de Jérusalem étant venu à vaquer, le roi Philippe-Auguste l'avait désigné pour le remplir; mais Jean s'en était vu déposséder par l'empereur Frédéric II, son gendre.

On convint que le roi de Jérusalem, car il conservait ce titre, serait reconnu empereur d'Orient, et qu'il marierait sa fille au prince Baudouin de Courtenai, lequel serait empereur après lui. En arrivant dans sa nouvelle capitale, deux ans après son élection, il la trouva menacée par une ligue, que Jean Vatace, empereur de Nicée, avait formée avec le roi des Bulgares et l'empereur de Trébizonde. Le vieil empereur concerta son plan de défense avec Théophile Zeno, alors chef de la colonie vénitienne. Les Vénitiens envoient une flotte à son secours. Ils sollicitèrent l'envoi d'une flotte; mais la république ne mit pas dans cet armement sa diligence ordinaire, car lorsque les vingt-cinq galères, parties de Venise, arrivèrent aux Dardanelles, les Grecs étaient déjà au pied des remparts: la flotte de Jean Vatace, commandée par Léon Gavalla, et forte de trois cents voiles, croisait à l'entrée du détroit.

On était déjà aux mains sous les murs de la ville. L'empereur, au lieu d'attendre dans des fortifications une armée de cent mille ennemis, osa paraître dans la plaine, à la tête de cent soixante chevaliers, et de trois ou quatre mille hommes de cavalerie. Cette petite troupe vit se déployer devant elle quarante-huit escadrons, et les chargea avec une telle vigueur, que tous furent rompus, à l'exception de trois, qui couvrirent la retraite de l'empereur de Nicée et du roi des Bulgares.

Elle bat la flotte de l'empereur grec. Pendant ce combat, l'escadre vénitienne, conduite par les provéditeurs Léonard Querini et Marc Gussoni, déployait toutes ses voiles pour attaquer la flotte grecque. Le combat fut long, sanglant et quelque temps incertain; mais l'habileté des marins vénitiens décida enfin la victoire. Plusieurs des navires ennemis furent brisés; on s'empara de quelques autres, le reste prit la fuite, et l'escadre victorieuse, ayant franchi le détroit, parut devant le port de Constantinople, au moment où la garnison qu'on y avait laissée se précipitait sur une partie de la flotte grecque, mouillée près du rivage, et s'emparait de vingt-quatre galères.

Deux ans après, l'infatigable Vatace voulut réparer sa double défaite, et se montra encore aux portes de la capitale, tandis que son amiral venait bloquer le port. Jean Michieli en sortit pour attaquer cette flotte, à la tête de seize galères vénitiennes, secondées de quelques navires pisans et génois, qui se trouvaient à Constantinople; tandis que Geoffroy de Villehardouin, prince d'Achaïe (parent de l'historien), débouchait dans la Propontide, avec six vaisseaux, qui portaient cent chevaliers, trois cents arbalétriers et cinq cents archers. Nouvelle défaite des Grecs. Les Grecs, se voyant attaqués de deux côtés, ne firent qu'une assez faible résistance; ils perdirent cinq de leurs vaisseaux. La fuite de la flotte jeta l'épouvante dans l'armée, qui, du rivage, avait été spectatrice de cette défaite. Il n'y eut plus moyen de retenir des soldats trop effrayés pour calculer les forces qui leur restaient. L'empereur de Nicée fut obligé de les suivre, en menaçant encore de ses regards cette ville qui avait été deux fois l'écueil de ses armes[259].

Des attaques si fréquemment réitérées faisaient juger de l'opiniâtreté et des ressources de l'ennemi. Les Latins étaient vainqueurs, mais leur nombre diminuait tous les jours, comme leur territoire. Ils étaient presque réduits à la ville de Constantinople. Cette colonie guerrière, qui comptait déjà trente ans d'existence, c'est-à-dire de guerres continuelles, devait avoir perdu tous ses fondateurs. Le nombre des défenseurs qui lui restaient diminuait tous les jours par les défections. Les uns s'embarquèrent furtivement, pour retourner dans leur patrie; d'autres, séduits par des promesses, passèrent dans le camp des ennemis. Il n'y eut pas jusqu'aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui, en reconnaissance de quelques concessions que leur fit l'empereur de Nicée, ne prêtassent leurs forces au schismatique contre le prince orthodoxe[260].

Jean de Brienne sollicita les secours des princes chrétiens. Pour en hâter l'arrivée, le jeune Baudouin, son gendre et son successeur désigné, alla parcourir les cours de l'Europe. Le pape publia une croisade pour la défense de cet empire, dont la conquête avait été punie par les anathèmes de son prédécesseur.

Mort de Jean de Brienne. Le vieux défenseur de Constantinople mourut, après un règne de huit ans, le 20 mars 1237.

IX. Baudouin, empereur. 1237. Plusieurs princes prirent la croix; beaucoup de fidèles, pour racheter leurs péchés, firent vœu d'aller combattre dans la Romanie; la plupart se dispensèrent du pélerinage, par une contribution en argent. Croisade pour la défense de l'empire latin d'Orient. On leva des impôts, pour subvenir aux frais de la guerre future. Les ecclésiastiques virent leurs biens soumis à une retenue du tiers de leur produit. On imposa aux Juifs du royaume de France un forte taxe, que le roi saint Louis destinait à la croisade. En attendant tous ces secours, les barons qui gouvernaient, en l'absence du nouvel empereur, s'étaient vus obligés d'emprunter de marchands vénitiens trois ou quatre mille marcs d'argent. C'était une somme d'à-peu-près 200,000 francs; encore l'empereur d'Orient ne trouva-t-il à l'emprunter que sur gage, et quel gage! L'empereur met en gage la couronne d'épines de J.-C. On y affecta la sainte couronne d'épines, encore teinte du sang de Jésus-Christ.

Lorsque l'échéance du prêt fut arrivée, l'empereur n'était pas plus en état de rembourser la dette qu'au moment où il l'avait contractée. Nicolas Querini, commerçant Vénitien, se mit à la place des prêteurs, et, pour prix d'un court délai qu'il accorda, il exigea que ce gage sacré fût transporté à Venise et y restât en dépôt. Saint Louis l'acquiert. La sainte couronne allait devenir la propriété d'un banquier, si le prince pieux qui régnait alors sur la France ne l'eût dégagée, en faisant rembourser la somme dont elle répondait. C'eût été une simonie de l'acheter; mais, quand il l'eut rendue à l'empereur Baudouin, celui-ci lui en fit présent, et lui offrit en même-temps un morceau de la vraie croix, le lange de Jésus-Christ, la chaîne, l'éponge et le calice de la passion, une partie du crâne de saint Jean-Baptiste, et la verge de Moïse. Saint Louis fit bâtir la Sainte-Chapelle pour y déposer ces reliques.

Baudouin avait amené à Constantinople quelques troupes qu'il avait ramassées dans l'Occident; mais il ne voyait point arriver les princes qui s'étaient croisés pour le défendre. Le zèle avait malheureusement alors plusieurs occasions de se signaler. On pouvait se croiser contre les infidèles de la Terre-Sainte, et contre les schismatiques grecs. Pour ajouter à la complication de tous ces intérêts, le pape publia successivement deux nouvelles croisades; l'une contre Asan, roi des Bulgares, qui avait faussé sa promesse de se soumettre à l'église latine; l'autre contre l'empereur d'Allemagne, Frédéric II, qui opposait la force de ses armes aux prétentions du saint-siége. Il y avait les mêmes indulgences à gagner en combattant le soudan d'Égypte ou de Syrie, les princes grecs et l'empereur catholique. Au milieu de tant de guerres, il n'était pas possible qu'il restât des troupes disponibles pour soutenir Baudouin II sur le trône de Constantinople, d'autant plus qu'au lieu de veiller à la conservation de son empire, il en était presque toujours absent, pour solliciter par lui-même l'assistance des princes de l'Occident.

Il perdit en voyages infructueux presque toute la durée d'un règne de vingt-quatre ans. Las d'attendre ou de solliciter en vain les secours des chrétiens, cet empereur, en faveur duquel le pape avait publié une croisade, fit une alliance avec les Comans, peuple sauvage, qui s'était établi dans la Moldavie; de sorte qu'on pouvait voir dans la même armée des Français, des Vénitiens, des croisés de diverses nations, des Grecs, des mahométans et des barbares, marchant, une bulle du pape à la main, contre l'empereur de Nicée, qui, par une autre singularité, avait les Génois pour alliés.

L'empereur s'allie avec les Comans. Lorsque l'empereur orthodoxe conclut son traité avec les chefs des Comans, les deux parties contractantes se tirèrent mutuellement du sang et se le donnèrent à boire. Un des chefs de cette nation étant mort à Constantinople, on pendit sur sa tombe vingt-six chevaux vivants, et huit de ses officiers, qui s'offrirent pour aller le servir dans un autre monde. On ne devait pas s'attendre à voir ces choses se passer dans le camp des croisés.

Les armes de Baudouin eurent d'abord quelques succès; il prit plusieurs villes que tenait l'empereur de Nicée. Sa flotte, qui n'était que de treize voiles, battit la flotte grecque, composée de trente vaisseaux, et en enleva la moitié. Vatace prit sa revanche sur quelques places de son rival, attira les Comans sous ses drapeaux, et força Baudouin à signer une trêve de deux ans, ce qui donna à l'empereur de Nicée le loisir d'étendre ses possessions aux dépens du prince de Thessalie et du roi des Bulgares; de sorte qu'il enveloppait de tous les côtés le petit territoire qui restait à l'empereur de Constantinople.

Vatace étant mort, et sa couronne ayant passé de son fils à son petit-fils, encore en bas âge, l'empire fut envahi par le tuteur de cet enfant. Ce tuteur était Michel Paléologue, guerrier déjà illustre, digne par beaucoup de qualités d'occuper le trône de Vatace. Le faible Baudouin, renfermé dans sa capitale, était réduit à faire de la monnaie avec le plomb qui couvrait les édifices, à démolir des maisons pour suppléer au défaut de bois de chauffage, et à mettre son fils unique entre les mains des marchands vénitiens, pour sûreté de quelque argent qu'il leur empruntait[261].

X. L'empereur grec Paléologue fait la guerre aux Latins. Paléologue, maître de tout le pays des deux rives du Bosphore, voyait avec dépit la ville impériale reconnaître d'autres lois. Il la resserra peu-à-peu, assiégea même, quoique sans succès, le faubourg de Galata, et obtint de ses alliés les Génois[262] une flotte pour bloquer le port.

Surprise de Constantinople. 1261. L'empereur latin avait pratiqué quelques intelligences avec le gouverneur de Daphnusie, place appartenant à l'empereur grec, sur le Pont-Euxin, à quarante lieues de la capitale. La flotte vénitienne, sous le commandement du podestat de la colonie, Marc Gradenigo, partit pour aller surprendre cette place.

Pendant qu'elle était occupée à cette expédition, Paléologue envoya son général Stratégopule, avec huit cents chevaux et quelque infanterie, au-delà du Bosphore, pour faire une diversion dans la Thrace. Ce général avait ordre, en passant près de Constantinople, d'observer l'état de cette place; mais il n'y avait aucune apparence de tenter, avec une poignée de soldats, une entreprise sur la capitale de l'Orient. Ce détachement grec se grossit de paysans des environs. Stratégopule s'avança près des murs pendant la nuit du 25 juillet 1261, dans l'intention de faire une reconnaissance, laissant même le gros de ses gens derrière lui. Il apprit que la plupart des troupes de Baudouin étaient parties, pour aller assiéger une ville de Thrace. Un Grec, qu'on lui amena, lui offrit d'introduire quelques soldats dans Constantinople par un souterrain. Il fallait pénétrer dans la ville, égorger un corps-de-garde, s'emparer d'une porte, l'ouvrir à sa petite troupe, et devenir maître de cette grande capitale, avant que les Français eussent le temps de se reconnaître. Il fallait sur-tout ne point échouer dans une entreprise pour laquelle on s'écartait des instructions de l'empereur. Quinze soldats se glissent par le souterrain jusque dans la maison du Grec qui les conduisait. Ils partent sur-le-champ et se dirigent vers la porte dorée. Dans leur chemin ils rencontrent une seule sentinelle qu'ils égorgent. Arrivés devant cette porte qui ne s'ouvrait plus depuis long-temps, ils veulent l'abattre à coups de hache, mais elle se trouve maçonnée. La démolition exige beaucoup d'efforts; le temps s'écoule. Ceux qui étaient cachés à l'entrée de la ville attendaient avec impatience le signal convenu: Stratégopule était dans la plus grande anxiété. Le mur tombe, la porte s'ouvre, une poignée de braves se précipite dans les rues voisines. À mesure que la petite armée arrive, elle se range en bataille, s'empare de quelques positions, mais n'avance qu'avec circonspection. On enveloppe et on massacre les faibles détachements de troupes qu'on rencontre. Tout-à-coup la flamme s'élève dans quatre quartiers; la ville est remplie de cris, de feu, de soldats. Les Latins surpris courent aux armes, les assaillants au pillage; les habitants, éveillés en sursaut, se cachent pour attendre l'évènement, ou viennent se ranger sous les drapeaux du vainqueur. Il n'y a point d'ordre dans la défense; la résistance devient impossible. L'empereur se sauve de son palais, se dépouille en courant des marques de sa dignité, se précipite dans une barque. Les bâtiments qui restaient dans le port coupent leurs câbles et s'éloignent de cette ville en flammes, emportant vers Négrepont quelques-unes des principales familles, et cet empereur, nouvel exemple des vicissitudes humaines. Des soldats grecs trouvent sous leurs pas l'épée, le diadême de Baudouin; ces trophées sont portés au bout d'une lance. Au point du jour, l'ennemi se trouve maître de Constantinople.

Le flotte vénitienne arrivait en ce moment de sa fatale expédition de Daphnusie. Elle avait vu pendant une partie de la nuit la lueur d'un vaste incendie, qui lui annonçait un grand désastre; mais elle ne pouvait en soupçonner la cause. Quelques barques avertissent l'amiral; il veut attaquer sur-le-champ; mais ses trente galères, à mesure qu'elles approchent, sont entourées de bateaux chargés de familles fugitives qui viennent demander un asyle. On voit le rivage couvert de malheureux à qui le danger n'avait pas même laissé le temps de se vêtir. On demande aux vainqueurs de leur permettre au moins la retraite; et, dès que cette dernière grâce est obtenue, ils se précipitent en si grand nombre dans des barques, pour atteindre cette flotte mal pourvue de vivres, que plusieurs périssent de misère avant d'arriver à Négrepont. Les chefs de ces familles fugitives et ruinées trouvèrent à Venise non-seulement des secours, mais des honneurs; on en admit dix-neuf dans le grand conseil. Cette république eut constamment la sage politique de bien accueillir les habitants de ses colonies après leurs désastres.

Il y avait cinquante-sept ans que la capitale de l'Orient avait été prise par la bravoure d'une petite armée de Latins; elle venait d'être enlevée par une troupe encore moins nombreuse. Ce n'était là qu'un coup-de-main, un hasard de la fortune; mais plusieurs causes anciennes et permanentes devaient amener tôt ou tard la chute de l'empire fondé par les croisés. Ces croisés étaient une poignée d'aventuriers, dont le nombre avait été diminué considérablement par les premiers combats; il n'en restait pas un au bout de cinquante ans. Aucune nation n'était intéressée à la conservation de cet empire; le gouvernement de Venise et le pape devaient seuls la désirer; mais ni l'un ni l'autre ne pouvaient y envoyer des forces suffisantes pour le soutenir. La protection du pape tenait à l'abdication du schisme, et le schisme était précisément ce qui rendait les vainqueurs plus odieux aux vaincus. Par un défaut de politique assez ordinaire dans les coalitions, on avait conquis un empire, non pour fonder un état capable de résistance, mais pour s'en partager les lambeaux. Il était évident que la population grecque chasserait avec le temps la population latine.

Michel Paléologue s'empressa de venir se faire couronner dans la capitale que la fortune lui avait donnée. Il y trouva les colonies de marchands vénitiens, pisans et génois, qui y étaient restés après la conquête; il leur conserva les priviléges et les franchises dont ils jouissaient, et le droit d'avoir parmi eux des juges de leur nation. Seulement il prit des précautions pour que cette population latine ne pût pas se réunir. Les Génois fiers de s'être déclarés pour l'empereur de Nicée avant sa nouvelle conquête, crurent pouvoir se permettre tout impunément; ils assaillirent et pillèrent le palais du podestat vénitien; l'empereur saisit ce prétexte, pour les obliger de se retirer au-delà du golfe, dans le faubourg de Galata, dont il fit démolir les fortifications. Les Vénitiens cessèrent d'être souverains dans Constantinople; mais ils conservèrent le droit d'avoir un chef de leur nation, sous le titre de bailli ou baile. Ils furent exempts envers l'empereur des corvées dues par les sujets ou par les vassaux; et tel est l'esprit du commerce, que cette colonie a toujours subsisté, malgré les guerres survenues depuis entre la république et Constantinople.

XI. Observations sur l'établissement des Vénitiens à Constantinople. On ne peut pas douter que les Vénitiens n'eussent dès long-temps senti combien leur puissance dans l'Orient était mal affermie. L'emploi continuel de leurs forces en prouvait l'insuffisance. Il n'était pas dans la nature des choses qu'une population étrangère, qui diminuait tous les jours, restât maîtresse paisible d'un grand empire, à qui elle demandait le sacrifice de ses richesses et de sa religion.

Il n'y avait aucune proportion entre la colonie et la métropole. Aussi dit-on que, dès l'année 1225, pendant le règne déplorable du second des Courtenai, on mit en délibération, dans le conseil de Venise, s'il ne convenait pas de transférer le gouvernement et la population tout entière de la république dans ces nouveaux états qu'il s'agissait de défendre. On ajoute que les avis furent tellement partagés sur cette importante question, que la proposition contraire ne prévalut que d'une voix, qu'on appela la voix de la providence. Ce devait être une délibération bien solennelle que celle où l'on agitait le déplacement de la capitale, un changement de patrie. Cependant la plupart des historiens n'en font aucune mention; leur silence ne peut qu'inspirer des doutes sur la réalité de ce fait; d'un autre côté on cite d'anciennes chroniques qui l'attestent[263]. Cette idée est d'ailleurs si naturelle qu'il est impossible qu'elle ne se soit pas présentée à des hommes continuellement occupés de la conservation de cette précieuse conquête. Il ne peut donc y avoir d'incertitude que sur le nombre plus ou moins grand des partisans de cette proposition hardie.

Quoiqu'on ne puisse pas, sur une simple tradition rapportée dans des manuscrits dont il est difficile d'apprécier l'autorité, admettre un fait si important au nombre des vérités historiques, il peut être de quelque intérêt de consigner ici l'extrait du récit qu'on en lit dans la chronique dite de Barbaro.

Le doge Pierre Ziani, après avoir eu sur ce grand projet des conférences avec les principaux de l'état, assembla le grand conseil et y proposa la délibération. Il commença par faire valoir l'importance des établissements que la république possédait dans le Levant, la force et la fertilité de Corfou, l'étendue et l'heureuse situation de Candie, toutes les côtes de la Grèce, les meilleures îles de l'Archipel soumises aux Vénitiens, le reste occupé par des maîtres si faibles qu'ils seraient trop heureux de se ranger sous la protection du pavillon de Saint-Marc; au fond de cet Archipel, une ville superbe, populeuse, assise entre deux mers. Il n'existait pas dans le monde entier un site plus attrayant et plus avantageux. C'était là qu'avec toutes les commodités de la vie on pouvait se promettre une sûreté parfaite: c'était de là que, par une communication facile avec les colonies, on pouvait les protéger efficacement, ou en tirer des secours au besoin. Ces colonies d'ailleurs, sans cesse révoltées contre une métropole éloignée et située au fond de l'Adriatique, obéiraient sans murmure à la dominatrice naturelle du commerce de l'Europe et de l'Asie. La conservation de toutes ces colonies et les avantages à en tirer dépendaient donc de l'occupation de Constantinople.

Que si l'on considérait l'état précaire d'un reste de Français, leur petit nombre, leurs divisions, leur pénurie, il n'était pas douteux que la république ne fût appelée à la gloire de réunir sous sa domination la totalité d'un empire qu'elle avait fondé. Si elle ne se chargeait de le défendre, elle perdait tout le fruit de ses anciennes victoires, et laissait avorter les bienfaits de la providence. Bientôt les Grecs allaient renverser le trône des Latins; au contraire, ces Grecs ne seraient plus que de faibles ennemis en présence des Vénitiens établis sur le canal du Bosphore.

D'ailleurs, si ce voisinage n'était pas exempt de dangers, la république, dans sa situation actuelle, n'avait-elle rien à craindre? Les Padouans, le patriarche d'Aquilée, le roi de Hongrie, ne l'avaient-ils pas fatiguée de guerres continuelles, depuis sa fondation, et ces guerres pouvaient-elles être regardées comme terminées? «Quand elles le seraient, ajoute l'orateur, quand il serait permis de se confier avec une entière sécurité à une paix suspecte, quelle est notre situation? Nous avons un état et nous n'avons point de territoire; sans territoire comment espérer de voir notre population s'accroître; et sans population comment maintenir notre puissance, comment accomplir les destinées auxquelles nous devons nous croire appelés? Tant que nous resterons renfermés dans ces lagunes, au fond d'un golfe orageux, les peuples que nous avons soumis, et à qui notre domination n'assure aucun avantage, ne pourront se considérer comme formant avec nous une nation; nous en tirerons quelques tributs, mais ils seront absorbés par les efforts continuels que nous aurons à faire pour contenir les tributaires dans l'obéissance. Nous n'avons rien à vendre à nos îles qu'elles ne pussent se procurer avec avantage de par-tout ailleurs. Pour qu'elles nous soient profitables, il faut que nous nous emparions de leurs productions, et que notre commerce soit un monopole; mais ce monopole excite le désespoir des colons, et des révoltes continuelles vous l'attestent.

«Je veux que vous repoussiez vos voisins, que vous conteniez vos sujets, que votre commerce florissant vous procure de nouvelles richesses; comment en jouirez-vous dans ce marais où vous manquez de toutes les choses nécessaires à la vie; où l'air est impur quand les eaux viennent à baisser, où ces mêmes eaux, quand elles s'élèvent, menacent votre ville? déjà elles ont détruit Malamocco qu'il a fallu abandonner. Vos digues renversées tous les ans par des tempêtes, vos îles submergées, vos ports ensablés, vous annoncent que tôt ou tard ces lagunes seront envahies par la mer; et, quand vous voudriez croire ce danger plus éloigné qu'il ne l'est peut-être, n'en est-il pas un autre dont vous avez été souvent avertis? En vain vous vous efforcez de consolider vos habitations sur cette arène mouvante, les tremblements de terre viennent de temps en temps les renverser; tout vous dit que vous êtes sur un sol contre lequel les éléments sont conjurés. Ce n'est point là le siége d'un empire puissant. Il dépend de vous de changer cette plage aride, cette mer orageuse, ces marais infects, où vous vous trouvez loin de vos ressources et au milieu de vos ennemis, pour le plus beau site de l'univers, dont vous interdirez à votre gré l'approche aux Pisans et aux Génois, d'où vous dominerez les îles de l'Archipel, toute la Grèce et les côtes d'Asie, heureuses de vous obéir, et où vous appellerez à vous, sans efforts comme sans rivaux, le commerce du monde.»

Cette perspective brillante, l'attrait de la nouveauté séduisait une partie de l'assemblée, mais les esprits moins hasardeux craignaient de se laisser entraîner dans un avenir inconnu, et les hommes sur qui l'amour de la terre natale et les habitudes conservaient plus d'empire, éprouvaient une répugnance invincible à changer de patrie. Le conseil était agité; un bruit confus de voix annonçait la diversité des opinions, lorsqu'un personnage vénérable, le procurateur Angelo Falier, monta à la tribune.

«Quelque répugnance que j'éprouve, dit-il, à combattre le sentiment du prince à qui je dois obéissance et respect, je le fais cette fois avec confiance, parce que je viens plaider devant vous la cause de la patrie; je me croirais ingrat envers elle, envers cette terre natale où mes aïeux ont été honorés, où moi-même j'ai été nourri, élevé, comblé de bienfaits, si je consentais aujourd'hui à l'abandonner pour aller chercher d'autres biens sur une terre étrangère. Et quels sont-ils donc ces biens? un air plus pur, un site plus riant, un sol plus fertile, la richesse, un commerce plus étendu, une domination plus vaste et plus facile. Ah! lorsque les habitants de Padoue s'enfuirent du plus beau pays de la terre pour venir chercher un asyle dans les lagunes, ils surent gré à ces plages d'être stériles, incultes, inhabitées, situées au milieu des eaux. Si elles eussent été riches, si elles n'eussent été cachées par la mer qui les environne, nos pères n'y auraient pas trouvé leur sûreté, notre république, notre patrie n'existerait pas, nous serions nés sujets de quelqu'un des petits princes de l'Italie, et nous ne nous verrions pas aujourd'hui occupés à délibérer s'il nous convient de trahir notre mère commune pour aller dominer dans l'orient. Nos pères songèrent-ils à la quitter lorsqu'ils n'eurent plus besoin d'un asyle? ils s'attachèrent à ces tristes plages en reconnaissance du bienfait qu'ils en avaient reçu. Ils travaillèrent pendant huit cents ans à les assainir, à s'y fortifier contre leurs ennemis et contre les tempêtes; ils les couvrirent d'édifices somptueux; ils y appelèrent toutes les commodités de la vie; ils y suspendirent dans les temples les trophées de leurs victoires; et nous qui jouissons de tous ces biens, nous voulons les méconnaître pour en chercher de nouveaux. Nous reprochons à notre terre natale son insalubrité; et, aveugles que nous sommes, nous oublions que les contagions les plus redoutables viennent de l'Orient, où l'on veut nous conduire! Nous nous plaignons de la stérilité de notre sol, comme si quelque chose manquait à nos besoins, à nos caprices: comme si les eaux qui nous environnent ne nous fournissaient pas à-la-fois et une nourriture abondante, et un moyen d'industrie. On nous parle de tremblements de terre: Eh! quel pays y est plus exposé que Constantinople? Des inondations: les Romains quittèrent-ils leur ville, parce que le Tibre menaçait d'en renverser les remparts? De sûreté, de richesses: n'est-ce pas ici que vous avez trouvé votre sûreté? que vous avez acquis ces richesses qui vous rendent ambitieux? De colonies: et sur qui donc avons-nous conquis les plus belles de celles que nous possédons? sur les maîtres de cet empire à qui ces colonies tiennent, dit-on, indissolublement. Nos colonies grecques sont importantes sans doute; mais sont-elles les seules que nous ayons à conserver? L'Istrie, la Dalmatie, n'auraient-elles plus de prix à nos yeux? Et si nous allions à Constantinople pour être plus à portée de surveiller Candie et la Grèce, ne serait-ce pas abandonner au roi de Hongrie nos provinces de l'Adriatique?

«Ce prince est un voisin dangereux; la jalousie des Padouans et l'inimitié du patriarche d'Aquilée vous fatiguent; vous allez mettre les mers entre eux et vous; mais dans quel pays allez-vous vous fixer où l'ambition de la domination et des richesses ne vous suscitent bientôt des ennemis? Déjà il s'agit de transporter le siége de votre nouvel état dans une ville que nous ne possédons pas tout entière. Il faudra commencer par en chasser ou par assujettir les Français; ensuite, vous aurez à vous assurer de l'obéissance des naturels du pays; enfin, il vous restera à repousser vos nouveaux voisins, c'est-à-dire le roi des Bulgares, le prince de Thessalie, l'empereur de Trébizonde et celui de Nicée, dont le territoire s'étend jusqu'aux faubourgs de Constantinople. Il y a plus, on parle d'un nouveau peuple déjà établi dans la Natolie, peuple redoutable par son courage, par son fanatisme, et par la haine qu'il a vouée au nom chrétien.

«Voilà pourtant les ennemis que vous iriez chercher pour échapper à l'incommodité d'avoir pour voisins les Padouans et le patriarche d'Aquilée.

«Avez-vous formé le projet de vivre en paix avec tous ces peuples dont vous allez vous rapprocher? Mais l'amitié des Grecs est toujours suspecte; celle des Français, impuissante et onéreuse; enfin, je suppose que vous conserviez la paix avec les uns et les autres; quel moyen de la conserver avec les infidèles?

«De deux choses l'une, ou vous partez pour faire des conquêtes, et alors les projets de votre politique sont subordonnés aux évènements; ou bien vous allez vous établir paisiblement dans un quartier de Constantinople; mais conçoit-on l'existence de deux gouvernements dans l'enceinte d'une même ville? Où sera notre sûreté dans un pareil établissement? Quelle sera la condition de nos concitoyens transplantés sur cette terre nouvelle? Quelle sera la destinée de nos vieillards, de nos parents, de tout ce que nous laisserons ici? Abandonnés au fond de ce golfe, c'est alors qu'ils s'apercevront que ces plages sont tristes et stériles. Le commerce, la richesse, la puissance, s'évanouiront à-la-fois; un voisin ambitieux ne tardera pas à se montrer entreprenant: nous apprendrons de loin que notre patrie est devenue sujette. Ceux d'entre nous qui pourront encore y aborder trouveront la ville dépeuplée, les canaux ensablés, les digues renversées, les lagunes infectes, nos édifices démolis, leurs débris précieux transportés ailleurs, nos trophées dispersés chez l'étranger, quelques religieux errants sur les ruines de monastères autrefois magnifiques, le peuple sans travail et sans pain, la religion sans pompe, le magistrat de quelque ville voisine dictant des lois dans ce palais où nous délibérons; et l'histoire dira que, pour écouter une ambition inquiète et peu réfléchie, nous avons renoncé aux bienfaits les plus signalés de la providence, et détruit l'un des monuments les plus admirables de l'industrie humaine.» «Non», s'écria l'orateur, en se jetant aux pieds d'un Christ qui écorait la salle, «Non, vous ne permettrez pas, ô notre divin Sauveur, que nous abandonnions la patrie que vous nous aviez assignée; c'est vous qui en avez posé les fondements sur l'abyme des mers; c'est vous qui l'avez défendue et gouvernée. Daignez toucher le cœur de ce peuple qui vous fut toujours fidèle; qu'il ne se montre pas ingrat envers vous, et qu'il accomplisse, sous une protection dont il a reçu tant de témoignages, les destinées que vous lui réservez.»

Falier descendit alors de la tribune, les yeux pleins de larmes; on alla aux voix: et une boule ou deux décidèrent du sort de Venise.

Sous une infinité de rapports, la situation de Constantinople était certainement préférable. Mais de tels avantages ne sont que relatifs, et, si les Vénitiens délibérèrent en effet sur le choix, ils firent sagement de préférer une position moins brillante, où ils trouvaient leur sûreté, et que leurs forces maritimes suffisaient à défendre. Transporté dans l'Orient, ce peuple de commerçants et de marins, plus braves sans doute que les Grecs, mais moins lettrés, et considérés par eux comme des barbares, n'aurait pu y être supporté qu'en se confondant avec la population indigène et en en prenant la mollesse. Mais les différences de religion, de langue et d'intérêts, étaient autant d'obstacles à cette fusion. Jamais ils n'auraient eu assez de bras pour contenir la population, pour détruire trois ou quatre empereurs inquiets de leur voisinage, ni sur-tout pour arrêter le nouveau torrent de barbares qui devaient bientôt fondre sur ces belles contrées. Ce n'était pas avec une trentaine de galères qu'on pouvait défendre une ville comme Constantinople. D'ailleurs les Vénitiens ne possédèrent jamais que le quart de la ville, et quand ils auraient pu devenir maîtres de toute cette capitale, que serait devenu le gouvernement de Venise au milieu de cette nouvelle population? Un gouvernement municipal pouvait convenir à un état qui était tout entier dans une ville. On peut admettre même chez une grande nation un gouvernement collectif; mais il faut que les intérêts du peuple et ceux de l'administration soient homogènes; il faut que ceux qui exercent les droits de tous, soient revêtus de leur magistrature par la confiance; que les patriciens, s'il y en a, soient dès long-temps environnés de considération: or conçoit-on ce que serait une poignée de citadins et de nobles, qui viendraient dans un pays, où leurs noms ne seraient pas même connus, imposer silence à toutes les vanités? De deux choses l'une: ou on aurait appelé les habitants du pays à siéger dans les conseils investis de la souveraineté, et alors les Vénitiens n'auraient plus été que des Grecs, et l'empire d'Orient aurait été une république; ou bien les Vénitiens auraient prétendu gouverner sans partage, et pour soutenir un tel gouvernement (en supposant la chose possible), il aurait nécessairement fallu donner une telle puissance à celui qui en aurait été le chef, que bientôt les conquérants n'auraient pas été plus libres que le peuple conquis.

La puissance, la liberté, la conservation de la république, tenaient à sa position insulaire. Comme Athènes, elle dominait sur la mer; comme Athènes, elle avait vaincu le grand-roi; mais elle avait un avantage de plus, celui de ne point tenir à la terre. Ceci rappelle cette réflexion de Xénophon, dont il a été fait une application si brillante: si les Athéniens étaient à-la-fois maîtres de la mer et insulaires, ils seraient terribles sans être vulnérables.

XII. Nouvelle révolte des colonies vénitiennes. Pendant que les Latins perdaient l'empire d'Orient, il était naturel que les colonies vénitiennes essayassent de nouveaux efforts pour secouer le joug de la métropole. C'est un des inconvénients attachés au gouvernement républicain, que cette méfiance déclarée contre tous les dépositaires du pouvoir, qui le fait passer rapidement dans une multitude de mains, parmi lesquelles il y en a nécessairement de malhabiles. Le sénat de Venise changeant continuellement les gouverneurs de ses provinces, ceux-ci administraient nécessairement sans expérience: les plus capables n'osaient rien hasarder: il semblait qu'on ne voulût laisser à aucun d'eux le temps de réparer ses fautes ou d'achever ce qu'il avait heureusement commencé. De là résultaient pour les colons de justes sujets de plainte. Quelquefois l'administrateur était tenté d'abuser d'un pouvoir qui allait lui échapper, et souvent les peuples éprouvaient la tentation non moins vive de profiter, pour ressaisir leur liberté, de l'occasion favorable que leur offrait un mauvais choix.

Les villes de Pola et de Zara chassèrent le podestat vénitien, et se mirent, comme de coutume, sous la protection du roi de Hongrie. Il fallut armer une flotte, et réduire ces deux places par des siéges.

1241. Les Candiotes, qui avaient un asyle plus sûr dans leurs montagnes, fatiguaient sans cesse la république de leurs insurrections. Deux frères, Georges et Théodore Cortazzi, se mirent à la tête de celle qui éclata en 1241. Ils rassemblèrent assez de forces pour que cette révolte devînt une guerre. Le gouverneur Marin Geno y fut tué. Ses successeurs, sur-tout Marin Gradenigo, remportèrent quelques avantages, et ramenèrent une paix qui fut scellée du sang de quelques rebelles obscurs.

1243. Un autre habitant de l'île, nommé Alexis Calerge, homme considérable par sa naissance, redoutable par sa prudence et sa ténacité, préparait, non une révolte momentanée, mais une résistance opiniâtre. Le sénat, averti de ses pratiques, soupçonna son dessein, et voulut le faire enlever. Calerge, également bien servi par ses espions, s'évada sur-le-champ, et l'insurrection éclata dans la nuit même de son évasion. Ce fut un embrasement général, une guerre qui, pendant dix-huit ans, conduite et soutenue avec des succès divers, fatigua, épuisa les troupes de la république.

L'Europe eut pour la première fois le spectacle d'une puissance maritime luttant contre une grande colonie. La métropole attaquait toujours les rivages avec succès. Les colons trouvaient toujours un asyle assuré dans les terres. Les Vénitiens, après une première victoire, se trouvaient trop faibles pour en recueillir le fruit. Quand les Candiotes étaient victorieux à leur tour, leur ennemi leur échappait; ils ne pouvaient le suivre sur les mers, et porter la guerre dans son territoire. Ces deux peuples étaient dans l'impuissance de se détruire; ils sentirent l'inutilité de leurs efforts; on négocia, et dans la négociation le gouvernement vénitien reprit sa supériorité. Il ne lui en coûta que de gagner le chef de l'insurrection. On accorda à Calerge des honneurs, des priviléges, l'exemption de tous les impôts: on l'éleva au rang de noble vénitien; et, contre l'ordinaire de cette sorte de traité entre le maître offensé et le sujet rebelle, on ne conserva ni sentiment de vengeance, ni projet de trahison. Pour affermir cette paix, la métropole envoya dans l'île une nouvelle colonie, qui fonda la ville de la Canée, sur les ruines de l'ancienne Cydon.

Nouvel envoi de familles vénitiennes à Candie. Terres qu'on leur assigne. Elles fondent la ville de la Canée. Le système de colonisation que les Vénitiens adoptèrent mérite de fixer l'attention; ils divisèrent l'île en trois parts. La première pour la république, la seconde appartenait à l'église, la troisième aux colons; celle-ci était divisée en 132 lots pour les cavaliers ou nobles, et 405 pour les fantassins. L'ancienne Crète pouvait reconnaître dans ce partage une imitation de la méthode des Grecs et des Romains[264]. Les lots de terre n'étaient point égaux; aux plus considérables était attachée l'obligation de fournir, en cas de guerre, un cavalier et deux écuyers avec leurs armes et leurs chevaux; les autres devaient fournir dix soldats à pied. Plus tard la colonie eut un gouvernement calqué sur celui de la métropole, un duc, ou vice-doge, un grand conseil et un livre d'or[265], pour y inscrire les noms d'une noblesse sans pouvoir.

XIII. Différends entre le pape et l'empereur Frédéric II. Pendant ce temps-là des intérêts temporels brouillaient l'empereur Frédéric II et le pape. L'empereur s'était engagé à faire le voyage d'outre-mer; déjà héritier du royaume de Naples, il avait exigé de Jean de Brienne, son beau-père, la cession de la couronne de Jérusalem; mais, depuis sept ans, il différait d'accomplir son vœu. Grégoire IX eut beau lui écrire: «Le Seigneur nous a mis en ce monde, comme un chérubin armé d'un glaive tournoyant, pour montrer à ceux qui s'égarent le chemin de l'arbre de vie[266].» Il eut beau lancer l'excommunication, pour se débarrasser d'un voisin dangereux, en l'envoyant au-delà des mers; Frédéric disait que si Dieu avait connu le royaume de Naples, il n'aurait pas fait choix du stérile pays de la Judée; et il répondait au pape[267]: «L'église romaine brûle d'une telle avarice, que les biens ecclésiastiques ne lui suffisent plus; elle n'a pas honte de dépouiller les princes souverains. Je ne parle point des simonies, des exactions qu'elle exerce sur le clergé, des usures manifestes ou palliées dont elle infecte le monde. Cependant ces sangsues insatiables usent de discours tout de miel, disant que la cour de Rome est l'église notre mère et notre nourrice, tandis que c'est une marâtre, et la source de tous nos maux. Elle envoie de tous côtés des légats, avec pouvoir de punir, de suspendre, d'excommunier, non pour répandre la parole de Dieu, mais pour amasser de l'argent, et moissonner ce qu'ils n'ont point semé; et maintenant ces Romains, sans noblesse, sans courage, vains de leur littérature, aspirent aux royaumes et aux empires.»

C'étaient là de singuliers sentiments pour un croisé; aussi le pape prononça-t-il l'anathème contre Frédéric[268]. «Voyant que l'empereur négligeait son salut, en refusant d'accomplir son vœu, nous avons, dit-il, tiré contre lui le glaive médicinal de saint Pierre, et publié, en esprit de douceur, la sentence d'excommunication. Tous les lieux où il arrivera seront frappés de l'interdit ecclésiastique; tant qu'il y sera présent, on n'y célébrera aucun office; s'il assiste au service divin, nous procéderons contre lui comme contre un hérétique qui méprise les clefs de l'église; et s'il ne se soumet à l'excommunication, nous absoudrons de leur serment tous ceux qui lui ont juré fidélité: car on n'est point obligé de garder la foi que l'on a jurée à un prince chrétien, quand il s'oppose à Dieu et à ses saints, et méprise leurs commandements.» Cette terrible maxime montrait un digne successeur d'Innocent III, qui, en excommuniant Louis de France, fils de Philippe-Auguste, avait pris pour texte ces paroles d'Ézéchiel: «Glaive, glaive, sors du fourreau, et aiguise-toi pour tuer.»

Frédéric passe en Palestine. Frédéric, sans être ébranlé par les anathèmes du pape, jugea cependant que les intérêts de son royaume de Jérusalem pouvaient réclamer sa présence. Il se disposa à partir pour la Palestine. Grégoire lui signifia qu'il ne pouvait pas prétendre à y passer comme croisé, jusqu'à ce qu'il fût absous des censures qu'il avait encourues. Ce prince ne tint aucun compte de cette défense. Pendant qu'il allait combattre les Sarrasins, il laissa en Italie une armée qui attaqua l'état de l'église; et par une singularité assez remarquable, il y avait dans cette armée des Sarrasins-siciliens qu'il avait enrôlés dans ses troupes.

Arrivé dans la Terre-Sainte avec vingt galères et cent chevaliers, il y trouva un clergé décidé à le méconnaître, et les soudans d'Égypte et de Damas campés à Gaza et à Naplouse. Frédéric jugea fort sagement qu'attendu la difficulté de conquérir par les armes ces saints lieux, qui avaient déjà coûté tant de sang, c'était rendre un grand service à la chrétienté, que de s'assurer, au moins pour quelque temps, par la négociation, la possession non contestée du royaume de Jérusalem. Il conclut une trêve avec le soudan d'Égypte. Il eut le bonheur, ou l'habileté, de conclure avec le soudan d'Égypte une trêve de dix ans, par laquelle celui-ci lui cédait Jérusalem, Bethléem, Nazareth et Sidon, avec la faculté de fortifier ces places; seulement le soudan se réservait, dans Jérusalem, une mosquée que les musulmans avaient bâtie à la place de l'ancien temple, détruit par Titus, et qui avait été changée en église, après la conquête de Godefroi de Bouillon.

Cette restriction excita la colère du patriarche. Il se plaignit de l'impiété qui laissait le temple de Salomon entre les mains des infidèles, et poussa l'emportement jusqu'à défendre de réconcilier les saints lieux, d'y faire aucun pélerinage, d'y célébrer le service divin.

Au mépris de toutes ces censures, l'empereur fit faire les cérémonies de la religion dans l'église du Saint-Sépulcre; et comme il n'y avait point d'évêque pour le couronner, il prit lui-même la couronne sur l'autel, et se la mit sur la tête; deux jours après il partit pour Ptolémaïs. Le clergé ne lui pardonnait pas d'avoir signé la trêve. Des moines s'étant permis de prêcher contre lui, il les fit fustiger par ses soldats. Le patriarche mit les lieux saints en interdit. Il arrive en Italie. Frédéric se rembarqua, et fit voile pour l'Italie, où les succès de l'armée du pape réclamaient sa présence.

Son arrivée changea l'état des affaires, et lui attira une troisième excommunication. Le pape délia tous les sujets de l'empereur de leur serment de fidélité. Ce grand éclat fut suivi d'une assez prompte réconciliation; mais quelque temps après les guerres de l'empereur contre les villes insoumises de la Lombardie, et ses prétentions sur la Sardaigne, attirèrent sur lui de nouveaux anathèmes et la publication d'une croisade. «Il y a, disait le pape, plus de mérite à combattre Frédéric, ennemi de la foi, qu'à retirer la Terre-Sainte d'entre les mains des infidèles[269].» Grégoire déposa Frédéric, et donna l'empire à Robert, frère de saint Louis; mais le roi lui fit une fort belle réponse, dont la sagesse contrastait avec l'emportement du pontife. L'empereur marcha sur Rome.

XIV. Guerre en Italie. Ce pontife violent, qui luttait depuis quatorze ans contre le plus puissant prince de la chrétienté, était presque centenaire; il mourut. Son successeur ne régna que quelques jours. Les cardinaux furent près de deux ans à s'accorder sur un choix. Lorsque ce choix fut connu, on en félicitait Frédéric. «Le cardinal de Fiesque, répondit-il, était de mes amis; vous verrez qu'Innocent IV sera mon ennemi le plus acharné.» En effet, le nouveau pape ne se montra pas plus disposé que son prédécesseur à rien abandonner des prétentions de l'église. Les hostilités recommencèrent, et avec elles les excommunications. Le pape poussait si loin la violence dans l'exercice de son autorité spirituelle, qu'en même temps qu'il déposait l'empereur et publiait une croisade contre lui, il excommuniait deux autres rois, Jacques d'Arragon et Sanche de Portugal. Tandis qu'il offrait la couronne de Sicile à un prince français, il la proposait à un fils du roi d'Angleterre[270]; enfin il entrait en négociation avec le soudan d'Égypte, pour l'engager à rompre la trêve jurée entre lui et Frédéric, comme roi de Jérusalem. Il y eut des conspirations contre la vie de l'empereur[271]; il y en eut pour tuer le pape. Frédéric fit pendre son médecin pour lui avoir présenté du poison.

Commencement des deux factions connues sous le nom de Guelfes et de Gibelins. Tant d'animosité ne pouvait manquer de donner naissance à des factions. Il s'en forma deux en Italie, sous le nom de Guelfes et de Gibelins, noms dont on ignore l'origine, mais à qui de longs malheurs, fruit de tant de discordes, donnèrent une déplorable célébrité.

À la faveur de ces troubles, Azon, marquis d'Este, réclama l'assistance du pape et des Vénitiens, pour recouvrer ses états, dont il avait été dépouillé par l'empereur, et mit le siége devant Ferrare, qui tenait pour la faction gibeline. Le doge alla en personne à ce siége, après avoir laissé le gouvernement de Venise à son fils Jean[272], et Ferrare s'étant rendue, le marquis, en en prenant possession, s'acquitta envers la république par la concession de divers priviléges, dont les commerçants vénitiens devaient jouir dans ses états. Ces priviléges furent, dans la suite, l'occasion d'une guerre.

L'empereur avait beaucoup à faire pour soutenir ses droits en Allemagne, en Lombardie, en Sicile, en Syrie. Le pape, qui lui suscitait des ennemis de tous côtés, ne manqua pas de s'adresser aux Vénitiens, dont la politique constante fut de contrarier l'agrandissement des empereurs en Italie. La république arme une flotte contre l'empereur. La république arma une flotte, qui, sous le commandement de Pierre Thiepolo, fils du doge, alla croiser dans les mers de Naples, fit quelques dégâts sur les côtes, et se retira, sans avoir livré bataille, devant la flotte impériale.

Le fils du doge va combattre contre l'empereur; il est pris et décapité. Pour réparer la honte de cette retraite, le jeune Thiepolo alla combattre à la tête des Milanais. Vaincu par Erzelin, l'un des partisans de l'empereur, il fut fait prisonnier et envoyé à Frédéric, qui, contre toutes les lois de la guerre et de l'humanité, lui fit trancher la tête, pour se venger du doge et insulter le gouvernement vénitien. Non-seulement la république ne témoigna aucun ressentiment de cet outrage, mais après la mort de l'empereur, qui survint en 1250, elle fournit à son fils Conrad une flotte pour passer à Naples, quoiqu'il fût poursuivi avec la même animosité, et frappé des mêmes anathèmes que son père.

Guerre contre Erzelin, tyran de Padoue. La vengeance du sénat de Venise tomba sur Erzelin. C'était un homme de basse extraction, qui, à la faveur des troubles qui désolaient l'Italie, s'était fait chef du parti des Gibelins, c'est-à-dire des Impériaux dans la Lombardie. Il avait établi sa résidence à Padoue, dont il était devenu le tyran, et répandait encore plus la terreur par ses cruautés que par ses armes. Le pape, pour se délivrer d'un ennemi si dangereux, publia, contre ce fils de perdition, cet homme de sang, réprouvé par la foi[273], une croisade, dans laquelle les Vénitiens s'engagèrent avec l'ardeur qu'inspirent le désir d'une juste vengeance, et l'inquiétude que donne toujours le voisinage d'un tyran. Dans le traité qui fut conclu à cette occasion avec le pape, le doge ne stipula point en son nom, comme avaient fait souvent ses prédécesseurs, mais au nom du conseil et de la communauté des Vénitiens[274]. Ils armèrent des troupes, des vaisseaux. Padoue, la place d'armes d'Erzelin, fut emportée d'assaut, et pillée pendant sept jours par ceux qui se disaient ses libérateurs. Le tyran, furieux en apprenant la perte de cette ville, fit égorger tous les Padouans qui étaient dans son armée; poursuivi dans Vérone, dans Vicence, dans Brescia, il mourut enfin d'une blessure qu'il avait reçue en combattant. Ce fut en reconnaissance de ce service, rendu au parti de l'église, que le pape accorda au doyen du chapitre de Saint-Marc le droit de porter la mître et le bâton pastoral.

Abdication du doge Jacques Thiepolo. 1249. Je n'ai pas voulu interrompre le récit de ces évènements, pour faire mention de l'abdication du doge Thiepolo. Accablé d'années et du chagrin d'avoir perdu si malheureusement son fils, il se démit de sa dignité en 1249. Savant jurisconsulte, il avait recueilli, coordonné les lois de sa patrie, et réformé le code vénitien.

Il y avait à-peu-près un siècle que les Pandectes de Justinien avaient été retrouvées[275]; la vive lumière qu'avait répandue ce recueil de lois, fut une des principales causes du retour de la civilisation. Ce que les Triboniens avaient fait pour la législation de l'empire, Pantaléon Justiniani, depuis patriarche de Constantinople, Thomas Centranigo, Jean Michieli, et Étienne Badouer, l'exécutèrent pour leur patrie. Tels sont les noms de ceux que la reconnaissance publique cite comme coopérateurs de Jacques Thiepolo dans cet utile travail. L'orgueil national des habitants de Sienne, et peut-être la jalousie ont accrédité parmi eux l'opinion que les Vénitiens leur avaient demandé communication de leurs statuts, et les avaient pris pour modèle[276]. Il serait fort difficile de vérifier ce fait, dont assurément les Vénitiens ne demeureraient pas d'accord.

Ce fut, dit-on, sous le règne de Jacques Thiepolo, en 1446, que furent commencés le pont de Rialte et les embellissements de la place Saint-Marc[277].

Marin Morosini, doge. 1249. Thiepolo fut remplacé par Marin Morosini, pour l'élection duquel on éleva le nombre des électeurs à quarante et un, afin d'éviter les inconvénients du partage.

C'est au règne de celui-ci qu'il faut rapporter la première croisade de saint Louis, dont je ne fais mention que parce que un vieil historien reproche aux Vénitiens de n'avoir pas voulu se laisser fléchir pour fournir à ce prince des vaisseaux à un prix raisonnable[278].

Renier Zeno, doge. 1252. Morosini ne régna que trois ans. Après sa mort, les quarante-un électeurs firent choix de Renier Zeno, et annoncèrent cette élection au peuple. C'est l'expression de l'historien Dandolo[279] que je consigne ici, parce qu'elle fait voir ce qui restait alors au peuple vénitien de son ancien droit d'élire le doge.

XV. Guerre contre les Génois. 1256. Le règne de Zeno fut rempli par une guerre continue de onze ans que la république de Venise eut à soutenir contre celle de Gênes. Ce fut vers l'an 1256 qu'éclata entre les deux peuples cette haine née de la jalousie du commerce; haine si funeste dans ses effets qu'elle compromit tour-à-tour l'existence des deux états. Gênes, sans territoire comme Venise, tirait toute sa puissance de la navigation. Cette navigation avait pour objet de fournir à l'Europe les marchandises de l'Asie. À cette époque, la boussole n'avait pas encore ouvert les routes de l'océan. Quatre puissances principales possédaient de vastes côtes sur la Méditerranée, mais aucune d'elles n'avait une marine commerçante. Les chrétiens et les Sarrasins se disputaient encore l'Espagne; la France divisée ne songeait pas à s'enrichir par le commerce, qu'elle semblait même dédaigner; le royaume de Naples et de Sicile était devenue une proie que plusieurs familles se disputaient; l'empire grec, déchiré de toutes parts, était pressé par les peuples orientaux. C'était un immense avantage que le privilége exclusif d'aller acheter, dans le fond de la Méditerranée, tous les objets de luxe et de nécessité que l'Asie fournissait à l'Europe, d'en fixer à son gré le frêt et le prix. Ce privilége était exploité par les trois républiques de Venise, de Pise et de Gênes. Les deux dernières n'avaient pu voir sans envie les établissements que la première avait acquis dans l'Archipel et dans la Morée. Si les Vénitiens avaient pu garder toutes leurs conquêtes, ils auraient certainement fini par interdire à leurs rivaux la navigation de la mer Noire, du Bosphore et de l'Archipel. Sans en venir même à cette extrémité, ils auraient eu sur eux tant d'avantages, que la concurrence serait devenue impossible; aussi le sentiment de leur intérêt avait-il allié les Génois avec les empereurs grecs, pour la destruction de l'empire latin en Orient.

Discorde pour la possession d'une église à St.-Jean-d'Acre. Sur les côtes de la Palestine, les avantages avaient été moins inégalement partagés. On a vu que les Génois et les Vénitiens avaient des comptoirs dans les ports principaux. Ils possédaient les uns et les autres des quartiers dans plusieurs places; ils y étaient sous la juridiction de leurs magistrats. Dans la ville de Saint-Jean-d'Acre il ne se trouvait malheureusement qu'une église pour les deux nations. Les Génois en réclamaient la possession exclusive, les Vénitiens voulaient qu'elle fût commune; le pape jugea le différend en faveur de ceux-ci. Les Génois, au lieu de se soumettre à cette décision, s'emparèrent de l'église, la fortifièrent et chassèrent tous les Vénitiens de la ville.

Ils devaient s'attendre à être bientôt attaqués. Venise arma treize galères, qui forcèrent l'entrée du port, et brûlèrent trente bâtiments génois qui s'y trouvaient. Quelques troupes mises à terre marchèrent sur l'église qui était le sujet de la querelle, l'emportèrent d'assaut, la détruisirent entièrement, forcèrent les Génois à se réfugier dans Tyr, s'emparèrent de leurs comptoirs, et pillèrent leurs magasins.

Les Génois établis à Tyr se mirent aussitôt en mer avec quelques vaisseaux, pour tirer vengeance de cette perte. L'escadre vénitienne sortit du port de Saint-Jean-d'Acre, pour aller à leur rencontre, et les battit complètement. Mais ce n'était là que le prélude de combats plus sérieux. Les deux républiques armaient avec la plus grande activité. Les Vénitiens ne se bornèrent pas à déployer leurs propres forces. Ils invoquèrent la haine que les Pisans avaient vouée au nom génois, et oubliant pour un moment leurs propres rivalités, parce qu'il y avait un ennemi commun à détruire, Venise et Pise s'allièrent par un traité offensif et défensif, dont la durée était fixée à dix ans[280].

Bataille navale. 1258. Quarante-neuf galères et quatre gros vaisseaux partis de Venise arrivèrent devant Saint-Jean-d'Acre, presque dans le même temps où quatre gros vaisseaux et quarante galères génoises entraient dans la rade de Tyr. Les deux flottes remirent en mer, animées d'une ardeur égale; elles s'aperçurent mutuellement vers le soir du 25 juin 1258. On passa la nuit à s'observer. Les Génois avaient pour capitaine Guillaume Buccanigra. La flotte vénitienne était commandée par André Zeno, fils du doge, et Laurent Thiepolo. Au point du jour on s'attaqua avec fureur, la ligne des Génois fut rompue dès le commencement de l'action; ils redoublèrent d'efforts pour réparer ce désavantage. Mais la victoire se déclara en faveur des Vénitiens. Vingt galères prises les suivirent lorsqu'ils rentrèrent triomphants dans le port; le reste de la flotte génoise se retira vers Tyr; elle avait perdu plus de deux mille hommes. Arrivés à Saint-Jean-d'Acre, les vainqueurs se jetèrent sur ce qui restait dans cette ville de négociants génois, détruisirent leurs habitations et les firent prisonniers. Ainsi la guerre civile venait de s'allumer entre les chrétiens dans la Terre-Sainte; et tandis que les infidèles pouvaient voir, de leurs côtes, les fureurs de ces deux peuples qui s'entre-détruisaient, ce qui restait de chrétiens dans la Palestine se déclarait, au gré de ses passions, pour l'un ou l'autre parti; les chevaliers du Temple, les hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem devinrent les auxiliaires des deux républiques rivales[281].

XVI. Guerre des Vénitiens contre l'empereur grec. Les Vénitiens n'avaient pas renoncé à recouvrer les possessions qu'ils avaient conquises, cinquante ans auparavant, vers le Bosphore; ils faisaient avec peu d'avantage une guerre opiniâtre à l'heureux Michel Paléologue, qui les avait chassés de Constantinople. Mais que pouvaient des flottes d'une vingtaine de galères, contre le nouvel empire grec? Les exploits des généraux de la république se réduisaient à désoler le commerce, à menacer toutes les côtes et à incendier quelques villages. Ce fut en vain que la république sollicita, et que le pape fit prêcher une croisade contre l'empereur schismatique. Aucun prince de l'Occident ne voulut prendre les armes contre lui. Bien loin de-là, il trouva des alliés, grâce à l'irréconciliable haine qui divisait les Génois et les Vénitiens. Les Génois s'allient à l'empereur. 1261. Les Génois, au lieu de s'armer pour mériter les indulgences, encoururent l'excommunication, en s'alliant avec Michel Paléologue, qui leur offrait des priviléges et des établissements, aux dépens de leurs rivaux[282], notamment la possession de l'île de Scio, où ils se sont maintenus pendant plus de trois siècles[283]. L'empereur leur donna aussi le palais et le comptoir de la colonie vénitienne de Constantinople. Ces implacables ennemis le démolirent et en transportèrent les pierres à Gênes[284].

Une flotte génoise vint se réunir à la flotte grecque. Cette armée combinée fit quelques prises de médiocre importance; on se partagea les prisonniers. Les Grecs firent crever les yeux aux leurs; les Génois massacrèrent tous ceux qui leur étaient échus en partage[285]. Ces atrocités trouvèrent leur juste punition au commencement de la campagne suivante. La flotte de Venise attaqua et battit complètement la flotte génoise sur les côtes de la Morée. Non contents d'ensanglanter la Syrie et l'Archipel, les Génois vinrent insulter leurs ennemis dans l'Adriatique. Ceux-ci, pour interdire l'approche de leurs côtes, envoyèrent trente-sept galères dans le canal de Malthe. En interceptant ce passage, elles coupaient toute communication entre Gênes et Constantinople. Les Génois, avec cette diligence que l'animosité seule peut donner, en équipèrent trente-deux; elles mirent aussitôt à la voile pour rompre cette barrière qui séparait tout le Levant de la partie occidentale de la Méditerranée.

Bataille de Trapani. Ce fut à la hauteur de Trapani, port de la Sicile, que les Génois aperçurent enfin le pavillon de Saint-Marc. La fortune ne l'avait point encore abandonné, mais la victoire fut achetée par un horrible carnage. Les Génois combattirent avec une telle fureur, que leur défaite fut désastreuse; pas un de leurs vaisseaux ne chercha son salut dans la fuite; tous furent pris, brûlés ou engloutis dans la mer; il ne resta de leur armée que deux mille et quelques cents prisonniers. Les vainqueurs n'étaient pas en état de poursuivre vivement leurs succès après une victoire si long-temps disputée; cependant ils en recueillirent le fruit. L'empereur grec, ne comptant plus sur les secours de ses alliés, se hâta de conclure, en 1268, avec les Vénitiens, une trêve de cinq ans, dont la ratification fut signée par le doge assisté de son conseil et de neuf autres citoyens, qui apparemment avaient été nommés pour délibérer sur cette affaire[286]. L'empereur, en désespérant de la cause des Génois, n'avait pas apprécié tout ce que peuvent fournir de ressources le commerce, le patriotisme et la haine.

Quatre batailles perdues coup sur coup, une grande flotte détruite, n'avaient point ébranlé la constance de ces implacables rivaux. Pendant qu'à Constantinople Michel Paléologue signait une trêve sans avoir combattu, à Gênes toutes les fortunes, tous les bras étaient employés à préparer un nouvel armement. Trop faibles encore pour ressaisir la victoire, les Génois ne voulaient point abandonner le champ de bataille, et cherchaient à se consoler de leur malheur par des ravages. Tout-à-coup on apprit à Venise qu'une expédition partie de Gênes avait débarqué des troupes dans l'île de Candie, attaqué brusquement, emporté d'assaut, pillé, livré aux flammes, rasé entièrement la ville de la Canée, nouvelle fondation de la colonie vénitienne. Les flottes des deux nations se rencontrèrent, l'année suivante, sur la côte de Tyr; les Génois furent encore défaits sans être découragés. Ne pouvant plus rassembler des armées, ils firent une guerre de corsaires. Il y avait huit ans que cette fureur des deux peuples rivaux ensanglantait la Méditerranée; leur rage, loin de se consumer, trouvait sans cesse de nouvelles armes.

Trêve. 1269. Trois autres campagnes ne purent l'affaiblir, et laissèrent indécis de quel côté il y avait le plus d'opiniâtreté et de haine. Les vaincus n'étaient pas plus disposés à la paix que les vainqueurs; il fallut que des circonstances indépendantes de leur volonté vinssent suspendre cette lutte terrible.

Saint Louis préparait alors (en 1269), sa seconde et déplorable expédition pour l'Afrique; mais tel était dans ce temps-là le système de l'administration, qu'un roi de France entreprenait une guerre au-delà des mers, sans avoir les moyens d'y transporter son armée; il fallait, pour effectuer le passage, emprunter les vaisseaux des Vénitiens ou des Génois, et pour qu'ils pussent en fournir, il ne fallait pas qu'ils eussent un ennemi à poursuivre.

Toute la chrétienté s'interposa pour déterminer les deux républiques à cesser de mettre obstacle, par leurs divisions, à la délivrance des lieux saints; mais tout ce qu'on put en obtenir, ce fut une suspension d'armes momentanée, qui devint cependant une trêve de quelques années, par la médiation de Philippe-le-Hardi, successeur de saint Louis. On accusa les Génois d'avoir retenu leurs prisonniers, quoiqu'ils fussent convenus de les rendre, et d'en avoir fait périr deux mille de misère[287].

Venise fournit quelques vaisseaux à saint Louis[288]: les deux républiques employèrent le temps de cette trêve forcée à d'autres guerres et à des révolutions. Si on a été étonné de l'opiniâtreté du peuple génois à soutenir, pendant dix ans, une guerre si ruineuse, on le sera bien davantage en se rappelant que cette ville, d'où partaient continuellement des flottes pour réparer des désastres et en éprouver de nouveaux, était en proie aux discordes civiles. Le peuple jaloux du pouvoir des nobles, redoublait ses efforts pour ressaisir sa liberté intérieure, comme pour disputer l'empire de la mer. Il renversait des familles puissantes, à l'aide de quelques autres qui usurpaient à leur tour l'autorité, et il repoussait en même temps l'armée de Charles d'Anjou, dont l'ambition voulait envahir toute l'Italie.

XVII. Révolte du peuple de Venise. Tandis que Gênes combattait pour échapper à l'aristocratie, Venise était agitée par d'autres causes, qui préparaient aussi des troubles domestiques. La guerre avait été brillante, mais ruineuse; il fallut recourir à des impôts; et pour atteindre toutes les fortunes, on s'arrêta à l'idée de lever une taxe sur les farines. Le renchérissement du pain, excita de violents murmures; le peuple s'assembla en tumulte, environna le palais du gouvernement, et demanda à grands cris la suppression du nouvel impôt[289]. Le doge se présenta accompagné de ses conseillers, il essaya de haranguer le peuple; mais, au lieu de réussir à calmer la sédition, il se vit accablé de huées, de menaces, et contraint de rentrer dans son palais, pour échapper aux pierres qu'on lui lançait. Les séditieux se répandirent dans la ville, attaquèrent et pillèrent les maisons de plusieurs nobles odieux ou suspects à la populace. Ce fut une confusion épouvantable qui mit la république en péril. Des troupes accourues à la hâte des garnisons les plus voisines, parvinrent cependant à la faire cesser. Aussitôt que le sénat eut ressaisi son autorité, il la vengea par un grand nombre d'exécutions; mais les supplices ne procurent jamais qu'une tranquillité imparfaite. La discorde avait jeté des racines même parmi les nobles. Déjà, quelque temps auparavant, un homme considérable, illustré par une victoire, Laurent Thiepolo, avait failli d'être victime de l'inimitié de deux autres hommes d'un grand nom. Laurent et Jean Dandolo l'avaient attaqué et blessé grièvement, en plein jour, au milieu de la place publique[290]. Cet acte de violence avait divisé les principaux habitants de la ville en deux partis. Les Thiepolo paraissaient alors les ardents défenseurs des prétentions des anciennes familles. Les Dandolo, quoique leur origine remontât aussi au berceau de la république, s'étaient déclarés les chefs de tous ceux en qui les richesses ou une illustration récemment acquise, avaient fait naître une ambition nouvelle. Venise portait dans son sein le germe des plus fatales dissensions.

Ce fut dans ces circonstances que le doge Renier Zeno mourut. Son règne avait été signalé par un grand revers, la perte de Constantinople, et par des victoires sur les Génois chèrement achetées. Cependant la ville avait reçu, pendant son administration, des embellissements considérables; le pont de Rialte avait été achevé, et les rues avaient été pavées en briques.

XVIII. Changement dans la forme des élections. Les passions qui agitaient les esprits, les rendaient moins sensibles aux désastres de la guerre. Aux yeux de chaque faction, la plus grande des calamités était le triomphe de la faction opposée. On chercha à éviter les brigues, les coalitions, en faisant intervenir le sort dans le choix des électeurs; cette idée donna naissance à une forme d'élection, que je ne puis me dispenser de faire connaître, parce qu'elle est singulière, et qu'elle a été maintenue jusqu'à ces derniers temps.

Pendant les six premiers siècles de la république, le droit d'élire le doge avait été exercé par le peuple entier.

En 1173, ce choix fut confié à onze électeurs: cinq ans après on procéda différemment; le grand conseil nomma quatre commissaires, qui désignèrent chacun dix électeurs. Le nombre des électeurs fut porté à quarante-un, en 1249.

Tel était l'ordre existant en 1268, à la mort de Renier Zeno.

On régla, pour l'avenir, que trente membres du grand conseil, désignés par le sort, se réduiraient par un second tirage, au nombre de neuf. Ces neuf conseillers désignaient quarante électeurs provisoires (savoir les quatre premiers cinq chacun, et les cinq derniers quatre chacun). On allait aux voix pour la confirmation des quarante électeurs désignés, et sur les neuf voix il fallait en réunir sept pour que la nomination fût confirmée; on exigeait que ces électeurs provisoires fussent âgés de plus de trente ans.

Ces quarante électeurs provisoires se réduisaient, par le sort, à douze. De ces douze, le premier désignait trois personnes, chacun des autres en désignait deux; il en résultait une liste de vingt-cinq autres électeurs, dont la confirmation était le sujet d'un ballottage dans lequel il fallait obtenir neuf voix, pour être maintenu sur la liste.

Ces vingt-cinq nouveaux électeurs se réduisaient, par le sort, à neuf. Chacun des neuf proposait cinq personnes, d'où résultait une nouvelle liste de quarante-cinq, où l'on n'était maintenu qu'à la pluralité de sept voix sur les neuf.

Les quarante-cinq électeurs de ce troisième choix se réduisaient à onze par le sort. Les huit premiers nommaient chacun quatre personnes, et les trois derniers chacun trois. Ces désignations produisaient une liste de quarante-une personnes, qui devaient être les électeurs définitifs. On allait au scrutin, et on excluait celles qui ne réunissaient pas neuf suffrages sur onze.

Cette opération terminée, on soumettait au grand conseil la liste des quarante-un électeurs présentés, pour procéder au choix du doge; le grand conseil délibérait successivement au scrutin sur chacun d'eux, et si quelqu'un ne réunissait pas la majorité absolue des suffrages, les onze électeurs provisoires étaient obligés d'en désigner un autre.

Ainsi la nomination des quarante-un électeurs était le résultat de cinq tirages au sort entre-mêlés de cinq scrutins[291]. Immédiatement après leur nomination, ils passaient dans une salle, où ils demeuraient enfermés jusqu'à ce qu'ils eussent fait l'élection du doge. Là, on les traitait splendidement, aux frais de la république, on leur accordait tout ce qu'ils demandaient, et on donnait également à tous ce que chacun avait demandé[292]. Mais toute communication au-dehors leur était interdite.

Les électeurs assemblés commençaient par se choisir trois présidents, qu'on désignait sous le nom de priori. Ils demandaient ensuite deux secrétaires, qui devaient rester enfermés avec eux. L'assemblée ainsi constituée, ils étaient appelés, par rang d'âge, devant le bureau des priori; là, chacun écrivait de sa main sur un billet, le nom de celui qu'il désignait pour doge, et jetait le billet dans une urne. Deux conditions seulement étaient exigées des candidats, d'être membres du grand conseil, et âgés de plus de trente ans.

Après avoir compté les billets, l'un des secrétaires en tirait un et lisait le nom qui y était porté; alors chacun des électeurs pouvait énoncer librement les reproches qu'il croyait devoir faire au sujet proposé.

Si le nom sorti de l'urne était celui de l'un des électeurs, il était obligé de passer dans un cabinet séparé, pour laisser une entière liberté aux accusations. Après qu'on avait développé hors de sa présence tous les griefs énoncés contre lui, il était rappelé; le président lui en faisait part, et on entendait ce qu'il avait à dire pour sa justification.

Cette information sur tous les noms contenus dans l'urne étant terminée, on ballottait successivement les noms de tous les candidats, au moyen de deux urnes, dont l'une était pour les suffrages affirmatifs, l'autre pour les boules d'exclusion, et aussitôt que l'un des noms avait obtenu vingt-cinq suffrages, l'élection était consommée.

Tel était ce mode d'élection, qui a été jugé fort diversement. Les uns y ont trouvé un chef-d'œuvre de sagacité et de prudence; d'autres n'y ont vu qu'une complication de formes, dont il était impossible de prévoir et de diriger le résultat selon les besoins de la république. Tous sont demeurés d'accord que des procédés si méthodiques, si lents ne pouvaient convenir qu'à un peuple grave et fidèle à ses usages.

En dernière analyse, il s'agissait de choisir quarante-un électeurs sur les quatre cent soixante-dix citoyens qui composaient le grand conseil. Le sort désignait d'abord neuf personnes, mais c'était là toute la part qu'on laissait à l'aveugle hasard. Le choix raisonné de ces neuf personnes, formait une liste de quarante. Celles-ci avaient déjà une présomption en leur faveur. Le tirage les réduisait à douze; mais cela n'empêchait pas que les douze ne fussent le résultat d'un choix. Une seconde opération de ces douze produisait une liste de neuf autres électeurs, qui devaient avoir aussi des droits à la confiance, puisqu'ils avaient été élus. Ces neuf en élisaient onze, et enfin l'opération des onze se réduisait à former la liste des électeurs définitifs proposés au grand conseil. Tout le résultat de ce système était donc de mettre obstacle à la brigue, en ne permettant pas de deviner qui serait chargé de faire la liste de proposition; mais cette liste une fois faite, l'intrigue reprenait tous ses droits. Dans la suite, on prit le plus sûr moyen de n'avoir pas à se plaindre d'un mauvais choix; ce fut de rendre la place de doge moins importante.

XIX. Laurent Thiepolo, doge. 1268. Le premier essai de cette forme d'élection, éleva au dogat Laurent Thiepolo, alors à la tête du parti aristocratique, et qui, dix ans auparavant, avait remporté une victoire sur les Génois, dans la mer de Syrie. Les marins le portèrent en triomphe jusqu'à son palais, et de-là vint l'usage que les ouvriers de l'arsenal soutinssent sur leurs épaules la chaise ducale du doge, lorsqu'on lui faisait faire, après sa nomination, le tour de la place de Saint-Marc[293]. Ce fut toute la part qui resta définitivement au peuple dans l'élection du chef de l'état.

Création de la charge de grand-chancelier. On créa immédiatement après une charge importante, celle de grand-chancelier de la république. C'était un ministre dépositaire du sceau de l'état, prenant séance à tous les conseils, mais sans voix délibérative, environné de beaucoup d'honneurs, portant la robe sénatoriale, doté d'un revenu considérable[294], élu par le grand conseil, inamovible, et par conséquent indépendant du prince. Cette institution offre une particularité remarquable sous un autre rapport. En même temps qu'on donnait au grand-chancelier la prééminence sur les membres de tous les conseils, excepté les conseillers du doge et les procurateurs de Saint-Marc, on réglait que le titulaire de cette dignité serait toujours choisi dans le corps des secrétaires: or les secrétaires n'étaient pas tirés des familles nobles, mais de la bourgeoisie, qu'on appelait à Venise la citadinance. Jusques-là on n'avait établi aucune distinction entre les citoyens nobles ou non nobles, pour l'éligibilité à tous les emplois. Il y avait, par le fait, des familles patriciennes; elles avaient la plus grande part à toutes les dignités; elles dominaient dans les conseils par le nombre comme par l'influence; mais rien ne consacrait en leur faveur un droit que n'eussent pas les autres citoyens.

Ce fut un trait d'habileté de l'aristocratie, de concéder un privilége aux citadins; c'était supposer qu'il pouvait y avoir des priviléges, et que la noblesse avait déjà les siens. Leur assurer la possession de la seconde place, c'était déclarer qu'ils étaient exclus de la première.

XX. Disette à Venise. 1269. Une cité comme Venise, remplie d'une population immense, qui quelquefois s'accroissait rapidement, par l'affluence des étrangers, par l'armement ou le retour d'une flotte, devait faire une consommation considérable de tous les objets nécessaires à la vie. Cette même ville était sans territoire, et ne possédait que des colonies moins florissantes par la culture que par le commerce. Pour les peuples commerçants, les moissons naissent du sein des eaux. Mais les côtes de la Grèce n'ont jamais été fertiles; l'Afrique était depuis plusieurs siècles en état de guerre perpétuelle avec l'Europe; la côte orientale de l'Espagne était encore occupée par les Sarrasins; il n'y avait donc que le royaume de Naples et la Sicile qui pussent offrir à Venise le pain que devaient consommer ses habitants. Telle était la sécurité du gouvernement, telle était son excessive confiance dans les ressources du commerce, que cette capitale se trouva sans approvisionnements, lorsqu'une mauvaise récolte dans la Sicile et dans la Pouille vint faire prohiber l'exportation des grains de ces deux provinces. Les voisins de Venise lui refusent des grains. Le gouvernement vénitien, qui n'en avait guère que pour un mois, envoya sur-le-champ dans toute la Lombardie; il écrivit aux magistrats des villes de Padoue, de Ferrare et Trévise, pour demander à partager l'abondance dont elles jouissaient. On rappelait dans ces lettres les services que la république avait rendus à ces villes, notamment pour la destruction du tyran de Padoue. Mais les Vénitiens éprouvèrent ce qu'on doit attendre, dans la détresse, de voisins dont on a excité la jalousie par sa prospérité. Il fallait que déjà Venise eût mérité de l'inimitié, puisque toutes les villes de la côte voisine refusèrent à la reconnaissance ce que l'humanité avait droit d'exiger. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peines, de dangers et de sacrifices, qu'on parvint à faire venir de la Dalmatie, et de quelques autres points éloignés, des secours tardifs, incertains et toujours insuffisants. Cette disette dura tout l'hiver de 1269. On créa, à cette occasion, une magistrature, chargée de prévenir désormais un semblable malheur. Mais les soins de cette magistrature auraient été sans effet, si Venise n'eût su mettre à profit son influence, pour s'assurer la faculté de puiser à volonté sur tous les points qui pouvaient lui fournir des approvisionnements abondants.

Elle n'avait point de territoire en Italie; celui qu'elle possédait sur les côtes de la Dalmatie était hérissé de rochers; par conséquent la population vénitienne sur les deux rives de l'Adriatique pouvait être exposée fréquemment à la disette.

L'île de Candie était un pays fertile; mais les révoltes de cette colonie en interrompaient souvent le commerce, et ne permettaient pas à la métropole de compter sur cette ressource.

Quand la république renouvela ses traités avec l'empereur grec Michel Paléologue, après l'expulsion des Latins du trône de Constantinople, elle eut soin d'y faire insérer la condition expresse qu'elle pourrait extraire, sans aucune opposition, autant de grains qu'elle voudrait de la Crimée, et de tout le territoire que l'empire grec possédait encore en Europe et en Asie[295]. Mesures pour éviter le retour de ce fléau. Elle se fit autoriser par le soudan de Tunis à exporter des grains de cette côte, jusqu'à concurrence de la cargaison de douze bâtiments à-la-fois, tant que le froment ne s'élèverait pas au-dessus du prix de trois bisans et demi la mesure[296].

Elle obtint des concessions à-peu-près semblables des autres régences barbaresques et des royaumes de Naples et de Sicile, où elle payait moins de droits d'exportation que les naturels du pays[297]. Elle soumit ses voisins, le patriarche d'Aquilée, le comte de Gorice et le seigneur de Ferrare, à souffrir ces extractions, quelquefois même gratuitement.

Grâce à tous ces priviléges et à l'activité du commerce, l'abondance fut assurée; l'Angleterre même, alors riche en grains, en couvrit les ports de Venise, lorsque les récoltes manquèrent sur les côtes de la Méditerranée[298]; et non-seulement cette capitale se vit approvisionnée, mais elle devint le grenier de toute l'Italie septentrionale et la régulatrice du prix des denrées.

Ainsi donc, si l'administration vénitienne avait commis une faute d'imprévoyance, elle sut la réparer habilement. Un gouvernement qui sent sa force, tire quelquefois avantage de l'adversité, qui donne toujours des ingrats à punir. XXI. La république établit un droit de navigation dans l'Adriatique. La république, impatiente de faire sentir à ses voisins son ressentiment de leurs procédés, établit un impôt considérable sur tous les vaisseaux, sur toutes les marchandises, qui navigueraient dans l'Adriatique, au nord du cap de Ravenne, d'un côté, et du golfe de Fiume de l'autre.

Quand on eut établi cet impôt, il fallut le soutenir, et, comme tout impôt dérive nécessairement de la souveraineté, la république se trouva engagée, sans en avoir peut-être conçu le projet, à se déclarer maîtresse de l'Adriatique, c'est-à-dire d'une mer dont elle ne possédait pas même tous les rivages. Cette prétention était une nouveauté dans le droit public. Il est difficile de concevoir un droit de propriété sur une mer ouverte et commune à des riverains de diverses nations. Il fallait être bien déterminé à faire usage de sa puissance, pour tracer d'un bord à l'autre cette ligne que les étrangers ne pouvaient passer sans devenir tributaires, et bien fort, pour les assujettir à venir dans Venise même se soumettre à une vérification et acquitter le tribut.

Les Génois, les Pisans, les Siciliens, les Levantins, étaient fondés à se plaindre; mais les premiers étaient en état d'hostilité avec la république; ni les uns ni les autres ne possédaient les rivages de cette mer dont elle s'arrogeait la propriété. C'était bien pis pour les peuples qui, à titre de riverains, y avaient absolument les mêmes droits que Venise, pour Trévise, Padoue, Ferrare, Bologne, Ravenne, Ancône, qui, si elles ne repoussaient cette usurpation, ne pouvaient plus mettre un vaisseau à la mer, ni communiquer l'une avec l'autre, ni recevoir, ni expédier des marchandises, sans payer un tribut aux Vénitiens.

Les Bolonais arment pour s'opposer à cette innovation. Les premiers qui appuyèrent par les armes leurs justes réclamations furent les Bolonais. Ils reçurent des secours de quelques villes de la Lombardie, et, ce qui était un prodige pour ce temps-là et pour un état de cette étendue, ils parvinrent à mettre en campagne une armée de quarante mille hommes, composée sans doute de milices; mais un tel effort prouve jusqu'à quel point la république avait encouru la haine de ses voisins.

Quelques galères, qu'elle envoya contre les Bolonais, insultèrent ou ravagèrent vainement les rives du Pô. Les Vénitiens, quoiqu'ils eussent le doge à leur tête, furent repoussés par-tout pendant la première campagne. Au commencement de la seconde, Marc Gradenigo fut envoyé pour commander la petite armée que Venise opposait aux Bolonais. Il leur livra une bataille générale, dont le succès complet lui ouvrit tout le territoire ennemi, et força Bologne à demander la paix. Ils sont forcés de s'y soumettre. La première condition fut le maintien du droit exigé par Venise sur tout ce qui traverserait la mer qui l'entoure. Seulement elle consentit, en faveur des Bolonais, à quelques modifications dans le tarif. Le sénat jugeait bien qu'un tarif est, de sa nature, une chose variable; l'essentiel était de donner à une taxe arbitraire le caractère d'un droit reconnu.

Ancône implore la protection du pape. 1275. Ancône, voyant le mauvais succès des armes des Bolonais, implora l'autorité du pape contre les prétentions des Vénitiens, qu'elle traitait de pirates et de brigands. Le pape, qui n'aurait pas mieux demandé que d'être choisi pour arbitre de ce différend, en écrivit à la république. Mais le sénat, sans s'écarter des formes de respect qu'il garda toujours avec le chef de l'église, montra une telle fermeté dans sa résolution, que le médiateur n'osa compromettre son autorité, et les Ancônitains se virent obligés de subir la loi qui leur était imposée. Ils essayèrent de l'éluder. Le sénat envoya une flotte pour forcer l'entrée de leur port. Cette flotte fut repoussée, une tempête la dispersa, les Ancônitains s'emparèrent de quelques vaisseaux. Le pape, croyant la circonstance favorable pour parler avec plus de hauteur, reprocha amèrement aux ambassadeurs de la république les violences que leur gouvernement se permettait contre une ville que le saint-siége avait prise sous sa protection. Les Vénitiens assiégent Ancône, et la forcent à céder. Ce gouvernement fut inébranlable; une seconde armée partit pour aller mettre le siége devant Ancône; et cette ville fut réduite à reconnaître que la souveraineté du golfe appartenait exclusivement aux Vénitiens.

On rapporte à l'époque de cette guerre contre les Ancônitains, la création d'un petit nombre de conseillers, pour renforcer le conseil intime du doge, et qui, dans la suite, sous le nom de Sages-grands, devinrent les directeurs de la politique extérieure et les ministres d'état de la république[299]. On remarque que le doge, dans les traités qu'il eut à signer après cette guerre, stipula au nom du grand conseil et de la commune de Venise. L'autorité du prince diminuait de jour en jour.

Ainsi fut soutenu, contesté, et enfin établi pour toujours, ce singulier droit de souveraineté sur une chose qui, de sa nature, ne paraissait pas pouvoir être une propriété exclusive. Ce droit, que la république avait fondé par la force, elle a voulu le défendre par le raisonnement.

Examen du droit de la république sur cette mer. Lorsque les premiers Vénitiens se jetèrent dans des îles à-peu-près désertes, ce n'était pas un domaine, mais un asyle qu'ils venaient y chercher. Peu-à-peu ils s'y fixèrent; ils y bâtirent; ils peuplèrent, enrichirent ces plages incultes, les couvrirent d'édifices, et rien de plus légitime sans doute que la propriété de cette création. Leur ville n'avait pour remparts que ses lagunes, pour postes avancés que ses vaisseaux. La mer assurait leur défense, pourvoyait à leur nourriture, leur fournissait du sel pour leurs besoins et pour leur commerce, leur ouvrait une source de richesses; mais de ce qu'ils tiraient de cette mer plus d'avantages que tous leurs voisins, il ne s'ensuivait pas qu'ils eussent le droit de se l'approprier à l'exclusion des autres riverains. Ils avaient pu combattre, soumettre, détruire ceux qui troublaient leur navigation; il n'y avait rien à en conclure contre les voisins paisibles, à moins que ceux-ci ne vinssent d'eux-mêmes se mettre sous la protection de saint Marc. C'était sous le prétexte de cette protection que la république avait conquis la Dalmatie, en même temps qu'elle exterminait les pirates de Narenta. Ses conquêtes, en s'étendant sur la côte orientale du golfe, diminuaient la sûreté, mais non pas les droits des peuples établis sur la côte d'Italie.

Le pape Alexandre III avait dit au doge: «Que la mer vous soit soumise comme l'épouse l'est à son époux, puisque vous en avez acquis l'empire par la victoire.» Ces paroles pouvaient passer pour un titre, à une époque où les souverains pontifes se donnaient pour dispensateurs des couronnes. Cependant on voit que les papes eux-mêmes furent étonnés de la conséquence que les Vénitiens voulaient en tirer. Deux siècles de possession n'avaient pas légitimé ce droit aux yeux du pape Jules II, lorsqu'il demandait à l'ambassadeur de Venise où était le titre qui constatait la concession du golfe à la république: il est vrai que Jérôme Donato lui répondit, que ce titre se trouvait écrit au dos de la donation du domaine de saint Pierre faite au pape Silvestre par Constantin.

Dans la suite la cour de Rome reconnut ce droit plus formellement, en accordant au gouvernement vénitien la permission de lever un décime sur les revenus du clergé, pour prix de la défense du golfe. Cette permission était renouvelée périodiquement par une bulle; c'était, si l'on veut, un subside que le pape, comme souverain d'une partie du littoral de l'Adriatique, accordait aux Vénitiens, pour la protection qu'en recevait le commerce de ses sujets; mais il leur payait ce tribut avec leur propre bien; d'ailleurs cette concession d'un prince ne pouvait porter atteinte aux droits de tous les autres; et, en dernière analyse, lorsque le pape Paul V disait: «Je ne sais pas pourquoi les Vénitiens se prétendent souverains du golfe; je fais lire tous les ans une bulle qui excommunie les pirates; en parlant de cette mer je me sers dans tous mes actes de cette formule notre mer Adriatique;» il argumentait d'après un titre qui avait tout juste la même valeur que celui des Vénitiens.

Il est évident que, dans les règles de l'équité naturelle, les prétentions des Vénitiens à la souveraineté du golfe ne pouvaient être justifiées; il n'en est pas de même si on considère la question sous un autre rapport, et si on part de cette maxime du droit politique, qu'une nation a, quand elle le peut, le droit d'exiger des autres ce qui lui est nécessaire pour sa conservation.

La question posée ainsi se réduit à un point de fait: il s'agit de savoir si Venise, pour jouir d'une pleine sécurité au fond du golfe, avait besoin d'en interdire l'entrée aux vaisseaux des autres nations; mais c'est avec des armes et non pas en alléguant des droits, qu'on se défend de ses ennemis; ainsi la prétendue souveraineté des Vénitiens aurait été illusoire, s'ils n'eussent pas été assez puissants pour la faire respecter.

D'ailleurs, en admettant que, pour leur sûreté, il pussent interdire la navigation du golfe aux vaisseaux armés des autres nations, cette sûreté n'exigeait pas qu'ils levassent un tribut sur les bâtiments du commerce, sur les marchandises. Il faut donc reconnaître que ce droit n'avait d'autre fondement que la force. Cependant telle est l'influence des habitudes et l'empire des anciennes institutions, que toutes les puissances s'étaient accoutumées, même dans un temps où elles auraient pu le contester avec succès, à reconnaître le droit de souveraineté de Venise sur l'Adriatique. Peut-être les réflexions de Vittorio Siri[300]. sur cette prétention sont-elles ce qu'il y a de plus raisonnable à en dire: Il faut convenir, dit-il, que si les Vénitiens ne gardaient le golfe il serait bientôt infesté de pirates. Qui pourrait se charger de cette garde? Serait-ce le gouvernement de Naples confié à des vice-rois temporaires et ambitieux? Le gouvernement pontifical, dont les richesses sont presque toujours détournées par une famille avide? L'Autriche, qui ne possède qu'un port au fond de cette mer? Quel autre que la république aurait pu faire consentir les Turcs à ne pas y envoyer des vaisseaux armés? Sans doute c'est un mal que tous les riverains de l'Adriatique n'y jouissent pas d'un droit égal. Sans doute il est dur pour eux de payer un tribut au gouvernement vénitien; mais ôtez-lui ce privilége, bientôt arriveront les pirates, après eux les flottes turques, toutes les côtes seront menacées et cette mer cessera d'être paisible, d'être navigable.

Les diverses puissances le reconnaissent successivement. C'était pour faire un acte de souveraineté sur l'Adriatique que tous les ans, le jour de l'Ascension, le doge sortait du port de Venise, sur le Bucentaure[301], entouré de toute la noblesse, et s'avançait jusqu'à la passe du Lido, où il épousait la mer en y jetant un anneau béni, et en prononçant ces paroles: Desponsamus te mare in signum veri perpetuique dominii. Le nonce du pape et les ambassadeurs de tous les souverains reconnaissaient tacitement les prétentions de la république en assistant à cette cérémonie.

Les Vénitiens, à mesure qu'ils étendirent leur influence, exigèrent des faibles un aveu plus formel d'un droit qui n'existait pas[302]. Quand les petites puissances établies sur les rivages de cette mer eurent des guerres entre elles, elles réclamèrent le secours des Vénitiens; et, pour être plus sûres de l'obtenir, elles sollicitaient leur protection comme souverains du golfe[303].

Les exemples sont fréquents de demandes adressées à la république pour obtenir le libre passage[304] de grains, de marchandises, de munitions, de vaisseaux. Tantôt on demandait l'exemption du péage, ou la dispense d'aller subir à Venise une vérification: tantôt on sollicitait une protection spéciale pour le transport dont il s'agissait; mais il n'en résulte pas moins que la suprématie de la république était avouée. On voit Béatrix reine de Hongrie écrivant au doge pour obtenir le transit de bijoux qu'elle faisait venir d'Italie pour son usage.

La république était sur-tout jalouse d'interdire la navigation de l'Adriatique à tous les bâtiments de guerre étrangers. Jamais elle ne laissa échapper une occasion de constater et de soutenir son privilége à cet égard. Avec les Turcs elle traita: avec Naples elle employa la voie des sommations, pour requérir le roi Ferdinand de faire sortir du golfe quelques galères qu'il avait envoyées sur les côtes de la Pouille[305]. Elle refusa au pape Pie II[306] la liberté d'envoyer deux galères à Ancône, alléguant qu'il était reconnu par tous les princes que la défense du golfe appartenait à Venise. Elle ne voulut pas permettre que l'empereur et le roi de France[307] y envoyassent des vaisseaux armés.

À une époque même où elle était déjà fort déchue de sa puissance et où d'autres nations avaient une marine bien autrement respectable que la sienne, en 1630, le sénat ne se relâcha nullement de ses prétentions, malgré une guerre malheureuse, qu'il avait alors à soutenir. L'ambassadeur d'Espagne prévint la république que l'infante Marie devait aller de Naples à Trieste, sur l'armée navale du roi son frère, pour épouser le roi de Hongrie, fils de l'empereur; et, comme la cour d'Espagne voulait que cet avis n'eût que l'apparence d'une communication officieuse et sans conséquence, le ministre ajouta, que si l'infante était obligée de relâcher dans quelqu'un des ports de la république, il demandait qu'elle y fût reçue avec toute la bienveillance qu'avait droit d'attendre la sœur du roi son maître de la part d'une puissance amie.

Le gouvernement vénitien, qui vit dans cette communication l'essai d'une prétention contraire à ses droits, s'empressa d'offrir sa flotte pour le voyage de l'infante, en ajoutant qu'il ne pouvait permettre l'entrée du golfe à aucun bâtiment de guerre étranger. La cour de Madrid, alléguant que la flotte vénitienne avait été infectée de la peste, ce qui était vrai, insista pour que la princesse fît le trajet sur les vaisseaux du roi son frère. Le sénat se montra inébranlable dans son refus, et envoya ordre à son amiral de repousser les navires espagnols s'ils se présentaient[308]. L'infante finit par demander le passage sur la flotte de Venise, où elle fut traitée avec tous les honneurs dus à son rang, et toute la magnificence dont la république faisait vanité dans ces sortes d'occasions[309].

XXII. Nouveaux réglements intérieurs. Laurent Thiepolo était mort le 16 août 1274, pendant les guerres que le droit de navigation avait occasionnées. À cette époque l'ambition des doges ne pouvait plus avoir pour objet de perpétuer cette dignité dans leur famille; mais ils profitaient de leur élévation pour s'assurer, par de grandes alliances, des richesses et des appuis. Nous en avons déjà vu quelques exemples. Laurent Thiepolo les avait renouvelés: il avait épousé la fille d'un ban de Servie, avait marié l'aîné de ses fils à une princesse du sang esclavon et donné au second une riche héritière de Vicence. On pouvait voir dans tous ces soins autre chose que la sollicitude paternelle; aussi le sénat en fut-il alarmé ou au moins mécontent.

Défense aux doges d'épouser, ou de faire épouser à leurs enfants, des femmes étrangères. Dès que la mort de Thiepolo laissa le trône vacant, on profita de cette institution des correcteurs, si heureusement imaginée, qui donnait les moyens de réformer les lois à chaque interrègne, et on en rendit une, par laquelle il était défendu aux doges d'épouser, ou de faire épouser à leurs enfants, des femmes étrangères, en ajoutant que ces sortes de mariages seraient à l'avenir une cause d'exclusion de la dignité ducale.

La république adopte une fille de la maison Morosini, qui devait épouser un prince. La république poussa même plus loin ses précautions, pour interdire à tous ses citoyens le secours d'un protecteur étranger; car, quelques années après, Étienne, prince de Hongrie, ayant demandé en mariage une fille de la maison Morosini, le sénat ne voulut pas permettre que cette famille pût tirer avantage ou vanité de cette illustre alliance. La république adopta cette demoiselle, et la donna, comme princesse, au prince qui la demandait. Par une suite de ce système, qui tendait à empêcher les citoyens considérables d'acquérir au dehors du crédit ou des richesses, on leur défendait d'accepter aucune fonction publique chez l'étranger.

Défense aux Vénitiens d'accepter des fonctions publiques chez l'étranger. Un usage singulier s'était introduit en ce temps-là dans les diverses républiques de l'Italie. Jalouses de leurs citoyens, livrées à d'interminables discordes, redoutant sur toutes choses l'ambition ou l'influence d'un indigène, elles appelaient souvent, sur sa réputation de bravoure ou de capacité, un étranger, pour exercer, pendant un temps déterminé, l'autorité du gouvernement[310]. Il semblait que ces républiques n'eussent rien tant à redouter que le triomphe de l'un des partis qui les divisaient. On faisait jurer à ce magistrat emprunté de se démettre de son pouvoir à l'époque qui devait en être le terme, et on lui assurait des avantages proportionnés à sa dignité.

Plusieurs membres des grandes familles vénitiennes avaient été invités à remplir ces hautes fonctions chez leurs voisins; un Querini, un Badouer à Padoue[311], un Tiépolo à Milan, un Morosini à Pise. Mais avant que ces villes eussent senti tout le danger de confier les rênes de leur gouvernement à des mains étrangères, Venise s'aperçut qu'il y en avait un pour elle à laisser prendre à quelques-uns de ses citoyens l'habitude d'une grande autorité.

Les enfants illégitimes exclus du droit de siéger dans les conseils. À ces innovations dans la législation il faut en ajouter une autre, qui fut adoptée vers le même temps. Une loi déclara les enfants non légitimes inhabiles à entrer dans le grand conseil. Cette exclusion des bâtards prouve qu'ils n'étaient pas soumis à d'autres incapacités. Défense aux Vénitiens de posséder des immeubles en pays étranger. C'est à la même époque que quelques historiens[312] rapportent le réglement qui défendait à tous les Vénitiens d'acquérir des possessions sur la terre-ferme, c'est-à-dire en Italie.

XXIII. Jacques Contarini, doge. 1274. Le successeur de Laurent Thiepolo fut Jacques Contarini, vieillard de quatre-vingts ans, dont la famille, anciennement illustre, avait été élevée sur le trône deux cents ans auparavant. Le règne de celui-ci fut rempli par la guerre d'Ancône, que j'ai déjà racontée, et par une révolte en Istrie. Révolte en Istrie. La ville de Capo-d'Istria essaya de secouer le joug des Vénitiens; Trieste suivit cet exemple. Ces villes invoquèrent le secours du patriarche d'Aquilée, toujours prêt à susciter des embarras à la république. Il fit une alliance offensive avec le comte de Gorice. Venise fut obligée d'envoyer successivement dans l'Istrie deux armées, qui éprouvèrent même d'assez grands revers; mais qui finirent par soumettre les révoltés; comme cela arrive toujours, lorsque des peuples, qui veulent secouer le joug, n'ont pour alliés que des voisins jaloux, dont l'objet est de nuire à la métropole plutôt que d'affranchir les colonies. Sanuto dit que le patriarche fut fait prisonnier, promené dans Venise sur une mule dont il tenait la queue et avec cet écriteau sur le dos: Ecce sacerdos pravus qui in diebus suis displicuit deo et inventus est malus[313].

Acquisition d'Almissa en Dalmatie. La république fit vers ce temps-là quelques acquisitions d'une médiocre importance: la petite ville d'Almissa dans la Dalmatie fut conquise, sous prétexte que ses habitants s'étaient emparés de quelques bâtiments appartenant aux Vénitiens. De Montone en Istrie. La ville de Montone[314] en Istrie, et celle de Cervia dans la Romagne, renoncèrent, dit-on, à la liberté qu'elles avaient conservée jusque alors, pour se mettre sous l'empire, ou sous la protection, des Vénitiens. De Cervia dans la Romagne. Cervia fut la première possession de Venise sur la terre-ferme d'Italie. On sait assez combien on doit se défier de ces récits où l'on présente un peuple faisant volontairement le sacrifice de son indépendance; en effet, cette ville de Montone se révolta bientôt après, et plus d'une fois.

XXIV. Jean Dandolo, doge. 1280. Jacques Contarini occupa le trône à-peu-près six ans: accablé de vieillesse, il demanda et obtint la permission d'abdiquer sa dignité, qui fut conférée à Jean Dandolo. Cette élection fut un triomphe pour le parti opposé à l'aristocratie. Tremblement de terre. Sous ce nouveau règne, un tremblement de terre renversa quelques maisons de Venise en 1280. L'année suivante, les flots de l'Adriatique, refoulés par les vents du midi, s'élevèrent à une hauteur menaçante, envahirent les parties inférieures des maisons, détruisirent les approvisionnements, les marchandises, et firent craindre le renversement de tous les édifices[315].

Interdit jeté sur Venise par le légat du pape. Le pape, qui favorisait le roi de Naples, Charles d'Anjou, publia une croisade contre le compétiteur de ce prince. La république ne voulut pas armer pour une cause qui lui était étrangère, ni permettre que ses citoyens y prissent part. Le légat du pape fut tellement irrité de ce refus qu'il confondit, dans sa colère, les Vénitiens avec les princes excommuniés, et jeta un interdit sur leur ville. Mais le gouvernement prouva dans cette affaire tout ce qu'a de force une résistance accompagnée de modération; il ne souffrit pas que ses sujets fissent la guerre sans son aveu.

On supporta l'interdit sans récriminer contre le souverain pontife. On n'essaya point de forcer les ecclésiastiques à violer la défense du pape, qui suspendait la célébration des saints mystères; on se soumit, pendant trois ans, à la privation des secours spirituels; on se borna à adresser au saint-siége des réclamations respectueuses. Pendant ce temps-là les circonstances changèrent, la tiare passa sur une autre tête, et le nouveau pontife, qui vit qu'on n'avait rien gagné à interdire les Vénitiens, les réconcilia avec l'église en 1286. L'un des fruits de cette réconciliation fut l'établissement du saint-office à Venise.

XXV. Établissement du saint-office à Venise. 1286. Il y avait à-peu-près un siècle que les papes avaient imaginé d'établir cette espèce de tribunal contre les hérétiques. D'abord on n'envoyait contre eux que des missionnaires. Quand on eut éprouvé l'insuffisance du zèle et de l'éloquence pour les convertir, on voulut les effrayer. Les missionnaires furent autorisés à requérir l'assistance de la puissance temporelle et à s'assurer de son obéissance par la menace de l'excommunication.

Il en résulta que les prêtres, envoyés pour éclairer ceux qui erraient dans la foi, se trouvèrent armés du glaive, se crurent chargés de découvrir, de poursuivre, de punir ceux qui étaient dans l'erreur, au lieu de les convertir, et devinrent une commission de recherches, un sanglant tribunal.

Les gouvernements espérèrent que ce tribunal les préserverait de l'hérésie, toujours si funeste à la tranquillité des états.

Celui de Venise était vivement pressé par la cour de Rome de permettre l'introduction de l'inquisition dans son territoire. Vers le milieu du XIIIe siècle, il consentit à prendre des mesures contre les hérétiques; mais sans se dessaisir, en faveur des ecclésiastiques, de l'autorité inaliénable qui appartient aux princes temporels.

Il fut réglé qu'il y aurait des juges séculiers chargés de recevoir les dénonciations contre l'hérésie; que ces magistrats renverraient à des docteurs ecclésiastiques l'examen de la doctrine soupçonnée d'erreur; que ceux-ci en feraient leur rapport et qu'ensuite les magistrats civils prononceraient sur la culpabilité des accusés et sur l'application des peines.

C'était assurément tout ce qu'on pouvait faire de plus sage au XIIIe siècle. La cour de Rome était loin de s'en contenter; elle voulait que les juges ecclésiastiques eussent la plénitude de la juridiction, et que le magistrat civil n'intervînt nullement dans les choses qui ne sont point de l'ordre temporel. Cette doctrine aurait pu être soutenue si les peines n'eussent été que spirituelles comme les délits; mais ses peines allaient jusqu'à la confiscation des biens, à la privation de la liberté, même de la vie.

Le gouvernement vénitien négocia long-temps pour obtenir que l'église se relâchât de ses prétentions, il résista aux bulles de dix papes[316]; enfin on trouva un tempérament qui laissait aux juges du saint-office la plénitude de juridiction qu'ils réclamaient, et qui cependant en empêchait l'abus, parce qu'on ne leur permettait d'exercer cette autorité que sous la surveillance des magistrats.

Concordat de 1289, avec le pape. Voici ce qui fut réglé par le concordat du 28 août 1289[317]. Dans la capitale, le tribunal du saint-office devait se composer du nonce pontifical, de l'évêque de Venise et d'un religieux; Limites des pouvoirs de l'inquisition. les deux derniers, malgré leur commission du pape, ne pouvaient exercer ce ministère qu'après avoir reçu des provisions du doge. Dans les provinces, le pape nommait également les inquisiteurs; mais, quand ils n'étaient pas agréés par le gouvernement, ils ne recevaient point de provisions, et la cour de Rome se voyait obligée de faire un autre choix.

Trois sénateurs à Venise, dans les provinces trois magistrats, assistaient à toutes les assemblées du tribunal; tout ce qui s'y passait hors de leur présence était nul de plein droit. Ils pouvaient suspendre les délibérations, empêcher l'exécution des sentences, lorsqu'ils les jugeaient contraires aux lois ou à l'intérêt de la république: ils juraient de ne rien celer au sénat de ce qui se passerait au saint-office: ils devaient s'opposer à la publication, même à l'insertion sur les registres de l'inquisition, de toute bulle qui n'aurait pas été approuvée par le grand conseil. Jamais les magistrats assistants du tribunal de l'inquisition ne pouvaient être pris parmi ceux qui avaient, soit par eux-mêmes, soit par leurs proches, quelques intérêts à la cour pontificale; jamais les procès ne pouvaient être évoqués à Rome, ni ailleurs. À ce sujet on cite l'exemple d'un hérétique de Padoue, contre lequel le grand-inquisiteur de Rome avait informé et qu'il réclama pendant cinq ans. Le gouvernement vénitien ne voulut jamais permettre l'extradition de l'accusé, qui finit par être mis en liberté sans jugement, apparemment parce que les erreurs dont on l'accusait pouvaient ne pas être des hérésies aux yeux de la puissance séculière.

Sa juridiction. La juridiction du saint-office était rigoureusement restreinte au crime d'hérésie. Les Juifs établis sur les terres de la république n'étaient point justiciables de ce tribunal, et on en donnait cette raison, que l'autorité ecclésiastique ne pouvait s'étendre sur ceux qui n'étaient pas du corps de l'église.

Cette juridiction ne s'étendait pas non plus sur les Grecs; parce qu'il n'était pas juste que la cour romaine fût juge dans sa propre cause: ni sur les bigames; parce que, le second mariage étant nul, il ne pouvait y avoir abus du sacrement, mais seulement violation de l'ordre civil: ni sur les blasphémateurs, et à plus forte raison sur les usuriers: ni enfin sur les sorciers ou magiciens, à moins qu'ils n'eussent fait abus des sacrements.

Les biens des condamnés restaient à leurs héritiers naturels.

Quant aux écrits, on ne pouvait pas, à cette époque, en prévoir le danger; l'imprimerie n'était pas encore inventée. Dans la suite, l'inquisition eut le droit d'examiner les livres, mais seulement ceux qui pouvaient intéresser la foi. La permission et la défense d'imprimer furent exclusivement réservées aux magistrats. On pouvait s'en rapporter à leur vigilance: l'aristocratie est à cet égard le moins tolérant des gouvernements.

Enfin les délits temporels des ecclésiastiques restèrent, sans exception, dans les attributions de l'autorité séculière.

Les fonds mêmes destinés au service du tribunal étaient confiés à un trésorier vénitien, et qui était tenu de rendre compte de leur emploi à l'autorité civile.

Efforts du clergé pour étendre le pouvoir de l'inquisition. Telles furent les limites que le gouvernement trouva le moyen d'opposer à une autorité si souvent abusive[318]. Les inquisiteurs ont constamment essayé de s'affranchir de ces entraves; mais ni les subtilités, ni les menaces n'ont jamais pu obtenir à cet égard la moindre concession[319]. L'historien de l'église rapporte[320] que l'inquisiteur de Venise, s'étant permis de faire emprisonner quelques Juifs convertis qui étaient suspects d'hérésie, les magistrats firent arrêter les familiers de l'inquisition. En 1518, l'inquisition poursuivit à outrance de prétendus sorciers de la province de Brescia. On fut révolté du nombre des condamnations, et de la sévérité des peines: le conseil des dix cassa la procédure, manda les inquisiteurs, et renvoya les accusés devant d'autres juges.

Il y avait à Brescia un capucin, qui avait le malheur d'errer dans les opinions que l'on doit avoir de l'ante-christ. L'inquisition voulut le juger comme hérétique, et, sur ce fondement que le délit et l'accusé étaient également soumis à la juridiction ecclésiastique, elle prétendit que les assistants séculiers ne devaient point intervenir au procès: le gouvernement se maintint dans ses droits par sa fermeté. Les exemples sont innombrables des tentatives que les inquisiteurs ont faites, dans tous les temps, pour étendre leur pouvoir, et pour s'affranchir de la surveillance des magistrats.

XXV. Premiers sequins frappés à Venise. Ce fut, dit-on, sous le règne de Jean Dandolo qu'on frappa, pour la première fois, à la monnaie de Venise, ces ducats d'or si connus sous le nom de sequins, nom qui leur vient du mot Zecca, qui désigne l'atelier monétaire. L'empreinte de cette monnaie portait le nom et la figure du doge: d'abord on l'y voyait assis; dans la suite on le représenta debout, enfin à genoux, recevant des mains de saint Marc l'étendard de la république. C'était l'histoire de la puissance ducale. Mais une chose plus remarquable, c'est que, pour battre ces sequins, la république eut à solliciter un privilége de l'empereur et du pape. Il est difficile de comprendre qu'un état, qui existait depuis huit cents ans, n'eût pas de monnaie; il paraît naturel de croire que ce privilége ne fut demandé qu'à l'occasion de la monnaie nouvelle, mais enfin il fut demandé. Le fait est consigné dans la chronique de Sanuto[321], l'un des historiens les plus exacts de la république.

Jean Dandolo mourut en 1289.

LIVRE VI.

Élection de Pierre Gradenigo.—Désastres en Orient.—Guerre contre les Génois.—1289-1299.—Considérations sur les gouvernements d'Italie au XIVe siècle.—Révolutions dans le gouvernement de Venise.—Clôture du grand conseil.—Établissement de l'aristocratie.—1289-1319.

I. Conséquences du nouveau système d'élection. On a vu par quels procédés le gouvernement de Venise avait peu-à-peu diminué l'influence populaire. Ce gouvernement, purement démocratique dans son origine, était devenu tout-à-coup monarchique, par l'institution d'un prince à vie, qui disposait de toutes les places, et qui souvent désignait son successeur. Mais les monarchies sont de ces grands édifices qui veulent être vus de loin, pour conserver tous leurs droits au respect des hommes. Quand tous les intérêts de l'état, et tout l'état même, sont concentrés dans une seule ville, il est impossible que la population n'ait pas mille occasions de juger ce qui se passe sous ses yeux, de s'opposer à ce qu'elle censure, et de se croire capable de faire mieux, parce qu'elle a assez de discernement pour être mécontente. Il est impossible que le chef du gouvernement ne soit pas souvent irrité par la résistance, tenté de la surmonter, et quelque fois victime de ses efforts pour y parvenir. Vingt doges massacrés, ou précipités du trône, attestent combien ce trône était un poste périlleux.

Quand les hommes du peuple concouraient à la nomination du prince, il était naturel qu'ils se crussent en droit de le punir.

Quand le doge ne leur demanda plus que d'applaudir à son élection, ils se baissèrent pour ramasser l'argent qu'il leur faisait jeter.

Lorsqu'il ne fut plus du tout leur ouvrage, ils courbèrent leur tête sous ses pieds pour le porter en triomphe.

Après qu'on eut établi que la nomination serait faite par un petit nombre d'électeurs, on ne crut cependant pas pouvoir se dispenser de faire agréer leur choix par la multitude assemblée. On proclamait devant le peuple le résultat de l'élection, et il le confirmait par ses acclamations. Jamais il ne s'était permis de désapprouver un choix; mais ces acclamations, si faciles à obtenir, étaient un exercice de son ancien droit. Sous prétexte que ces assemblées générales étaient nécessairement tumultueuses, on en était venu à faire représenter le peuple par un syndic, qui d'abord donnait sa sanction au choix, qui plus tard était réduit à reconnaître le doge nommé, qui enfin n'était plus admis que pour prêter, au nom de tous, le serment d'obéissance.

La nation avait été dépouillée de ses droits, mais ce n'était pas au profit du prince, dont le pouvoir éprouvait tous les jours quelques nouvelles restrictions; c'était au profit de cette partie de la population ancienne, illustre, riche, éclairée, et par conséquent influente, qui remplissait le grand conseil, le sénat, et toutes les places de l'administration.

Ces usurpations successives avaient humilié le peuple. Un impôt, qui pesait principalement sur lui, l'avait irrité, une famine récente lui avait donné le droit d'accuser son gouvernement. Il voyait des divisions parmi ceux qui voulaient retenir le pouvoir. Quelques revers inévitables à la guerre fournissaient un prétexte pour dire que les affaires étaient mal conduites. Les peuples voisins faisaient fréquemment l'essai de leurs forces contre leurs magistrats. L'esprit de révolte qui s'était manifesté dans Venise, à l'occasion de l'impôt sur les farines, avait été puni, mais non pas éteint. Il n'y avait pas jusqu'aux calamités naturelles, aux tremblements de terre, aux inondations, dont on ne pût tirer avantage. Le malheur affaiblit et déconsidère les particuliers; il n'en est pas de même du peuple pris collectivement; plus il a de quoi gémir, plus il a de forces. Le droit de se plaindre lui rend tous ses droits.

II. Le peuple déclare qu'il veut pour doge Jacques Thiepolo. 1289. Le parti qu'on pouvait tirer de toutes ces circonstances n'était pas analysé, mais senti par la masse de la population mécontente. Ce mécontentement éclata après la mort de Jean Dandolo: des deux factions qui s'agitaient dans Venise, l'une avait fait porter au trône, quelques années auparavant, Laurent Thiepolo, le soutien du parti aristocratique; l'autre venait d'y appeler Jean Dandolo, que la faction contraire reconnaissait pour son chef. Il paraît que les Thiepolo ne tardèrent pas à changer de parti, car pendant la pompe des funérailles du doge, au moment où les électeurs venaient de se réunir, pour procéder à un nouveau choix, le peuple répandu plutôt que rassemblé sur la place publique, annonça par ses cris qu'il voulait pour doge Jacques Thiepolo, accompagnant cette proclamation tumultueuse d'injures, d'imprécations contre le gouvernement actuel[322]. Ce mouvement était si spontané qu'aucune mesure n'avait été préparée pour en assurer le résultat; s'il y eût eu là un homme pour le diriger, pour intimider et disperser les conseils, Venise courait la chance d'avoir un gouvernement populaire, si elle n'avait pas un tyran. Jacques Thiepolo s'enfuit. Mais Jacques Thiepolo fut plus effrayé que tout autre de ces cris qui l'appelaient au trône, qu'avaient occupé son père et son aïeul. Les qualités populaires qui lui avaient concilié la bienveillance de la multitude, n'étaient point celles d'un chef de parti. Loin de se montrer infidèle envers l'ordre de citoyens, auquel il appartenait par sa naissance, il se jeta dans leurs bras, épouvanté de l'idée de s'attirer de si puissantes haines, et tâcha même de négocier, pour apaiser ce tumulte élevé en sa faveur. Ne pouvant y réussir, il prit le parti le plus propre à jeter le peuple dans l'irrésolution, et à donner aux conseils le temps de se reconnaître; il s'évada pour ne point régner, et se réfugia dans le Trévisan.

Il serait difficile de juger si Thiepolo avait eu connaissance de ce dessein qu'il fit lui-même avorter: on serait tenté de le croire, aux regrets qu'en témoigna sa famille, et aux entreprises qu'elle hasarda quelque temps après, pour réparer ce mauvais succès; mais dans toute conspiration la première condition est le choix d'un bon chef. On avait compté sur Jacques Thiepolo, on l'avait mal connu; s'il abandonna ceux qu'il avait compromis, il ne fut qu'un lâche: appelé au trône sans son aveu, s'il sacrifia les intérêts de son ambition à la tranquillité de sa patrie, ce fut l'acte d'un noble et digne citoyen: tant il est difficile quelquefois d'apprécier la conduite des hommes à travers les incertitudes de l'histoire.

La multitude cherchait vainement celui qu'elle voulait couronner. Quand on veut la tenir pendant quelque temps en effervescence, il faut que cet état lui soit profitable par le pillage, ou qu'au moins elle ne soit pas rappelée par le besoin à de paisibles travaux. Rien de tout cela n'avait été prévu: cette flamme, n'ayant plus d'aliment, s'éteignit au bout de huit à dix jours, et les électeurs, qui avaient fait semblant de délibérer, pendant qu'ils temporisaient, proclamèrent le nouveau prince qu'ils avaient donné à la république.

III. Pierre Gradinego, doge. 1289. C'eût été une faiblesse de nommer Jacques Thiepolo. La faveur du peuple, et peut-être sa propre connivence, lui donnaient évidemment l'exclusion pour toujours. On ne pouvait pas non plus, comme cela arrive souvent dans les élections où l'on est embarrassé par des ambitions rivales, ne hasarder qu'un choix provisoire, en le faisant tomber sur un vieillard. La place de doge, que la politique du conseil avait amoindrie, reprenait en ce moment toute son importance. Il fallait un chef d'une capacité éprouvée, plein de courage et de vigueur, et sur-tout imbu, dès sa jeunesse, de toutes les maximes du patriciat. Cet homme se trouvait dans Pierre Gradenigo, alors gouverneur de la colonie de Capo-d'Istria, et qui n'était pas encore âgé de quarante ans. Il est toujours beau, aux yeux d'un homme courageux, d'être choisi pour être à la tête des affaires de sa patrie dans un temps d'orage. Dix galères, envoyées au-devant de Gradenigo, le ramenèrent dans Venise, où son entrée fut un triomphe, mais un triomphe incomplet, car le morne silence du peuple condamnait cette élection.

Insultes du patriarche d'Aquilée. Ce règne commençait sous de sinistres présages. Le patriarche d'Aquilée défit complètement l'armée chargée de défendre Trieste; il poursuivit sa victoire, pilla Caorlo, et vint jusqu'à Malamocco, où il mit tout à feu et à sang, insultant ainsi la république jusques dans ses faubourgs; et, après avoir déployé ses bannières à la vue de la capitale, il embarqua paisiblement son butin, et se retira dans ses ports sans être poursuivi. C'était une médiocre gloire pour un archevêque de faire une guerre de pirate; mais c'était une honte pour la république d'être bravée par un tel voisin.

IV. État des affaires des chrétiens en Orient. Les affaires des chrétiens en Orient étaient ruinées. Une flotte de vingt galères, que les Vénitiens avaient envoyée en Syrie, pour secourir la ville de Tripoli, n'avait pu empêcher cette place de succomber. Le soudan d'Égypte, après l'avoir prise d'assaut, l'avait réduite en cendres, et les chrétiens n'avaient conservé que par une trêve incertaine un reste d'établissement précaire sur la côte de la Palestine: ils avaient perdu Antioche; ils étaient réduits aux villes de Sidon, de Bérythe et de Ptolémaïs.

Discorde dans Ptolémaïs. Cette dernière ville était partagée entre des Européens de diverses nations, non-seulement insubordonnés, indisciplinables, mais divisés entre eux, ayant des intérêts divers, des passions opposées. Les Génois, les Pisans, les Vénitiens, hasardaient leurs spéculations commerciales, à la faveur d'une trêve momentanée, et chacune de ces trois colonies cherchait sur-tout à nuire à ses rivales. Les rois de Chypre et de Jérusalem, le prince d'Antioche, les comtes de Tyr et de Tripoli, étaient venus chercher un asyle et porter leurs prétentions à Ptolémaïs; un légat du pape compliquait encore les difficultés en réclamant l'autorité. Les chevaliers du Temple, les hospitaliers de Saint-Jean, des aventuriers de toutes les nations, fort peu occupés de l'intérêt des marchands, ne songeaient qu'à acquérir des possessions où ils pussent dominer. Quelques-uns n'étaient que des turbulents, d'autres des fanatiques. Ils n'étaient venus que pour s'enrichir en tuant des infidèles, et ils prétendaient accomplir leur vœu, expier leurs péchés, en commettant d'horribles désordres, en portant le ravage sur les terres des Sarrasins, au mépris de la trêve à laquelle ils devaient eux-mêmes un reste de sûreté.

Les conseils, les prières de ceux qui avaient quelque chose à perdre, ne purent les retenir. Ces imprudents, s'autorisant de cette maxime du droit public d'alors, qu'on n'était pas obligé de tenir une trêve que le pape avait désapprouvée, se répandirent dans les campagnes, interceptèrent les caravanes, dévastèrent les villages voisins, et signalèrent leur zèle par le pillage et le massacre.

V. Le soudan d'Égypte vient attaquer cette place. 1290. Le soudan irrité se borna cependant à demander qu'on lui livrât les principaux coupables. On voulut qu'il se contentât de quelques explications, de mauvaises excuses; mais il n'en tint aucun compte, et il marcha en Syrie, sur la fin de l'année 1290, avec une armée, que des récits, vraisemblablement exagérés, font monter à plus de cent cinquante mille hommes d'infanterie, et à soixante mille chevaux[323].

Quelle que put être la force de cette armée, Ptolémaïs n'aurait pas été dans l'impuissance de résister, si ses défenseurs eussent été capables de s'entendre. Il y avait, dit-on, dans la ville dix-huit mille croisés, et une population qui pouvait fournir trente mille soldats. Une telle garnison, bien conduite, aurait pu défendre de bonnes murailles, dans lesquelles le soudan ne pouvait l'affamer, ni la bloquer par mer, n'ayant point de flotte.

On sentit cependant la nécessité de se donner un chef, et le grand-maître du temple, Guillaume de Beaujeu, fut chargé de ce difficile emploi; mais il fut tué dans une des premières attaques, et on ne songea point ou on ne parvint pas à le remplacer. Prise de Ptolémaïs. 1291. Dès-lors ce ne fut plus dans la ville qu'une horrible anarchie; les ennemis poussèrent si vivement leurs attaques, que le 18 mai 1291, après un siége d'environ quarante jours, ils livrèrent un assaut général, auquel les assiégés ne purent résister.

Le jour qui vit l'irruption des Sarrasins dans cette dernière retraite de la chrétienté, fut marqué par un des plus épouvantables carnages dont l'histoire fasse mention. Les fortifications renversées, les magasins pillés, toutes les richesses dispersées, la ville en flammes de tous côtés, tous les asyles souillés, trente mille personnes égorgées, et le reste de la population réduit en esclavage; tels furent les résultats de l'inconduite et de la discorde des chrétiens.

Tandis que des malheureux de toutes nations se précipitaient vers le rivage pour échapper au massacre, que le roi de Jérusalem se sauvait honteusement sur une galère, et que le patriarche se noyait dans une barque surchargée de monde, au milieu du port[324]; d'autres se réfugiaient dans le temple, et l'abbesse de Sainte-Claire, assemblant ses chastes filles, leur disait: «Méprisons cette vie pour nous conserver pures à notre divin époux.» À son exemple, toutes se coupèrent le nez, se mutilèrent, et offrirent à des vainqueurs furieux le spectacle horrible d'un dévouement dont le martyre fut la récompense.

Ruine des établissements de commerce en Syrie. Ce désastre fit perdre totalement le courage au peu de chrétiens qui restaient encore sur cette côte désolée; ils abandonnèrent Bérythe et Sidon. Il ne paraît pas que les Vénitiens aient eu une part plus considérable que les autres dans ce siége mémorable; mais je n'ai pu passer sous silence un évènement, qui, en renversant pour jamais cet empire, que les chrétiens avaient fondé et défendu, au prix de tant de sang, sur la côte de Syrie, détruisit les établissements de commerce que la république y avait formés.

Les marchands expulsés de cette côte arrivent à Venise. On vit arriver à Venise quelques vaisseaux chargés de fugitifs et de débris, qui annoncèrent à cette capitale qu'elle venait de perdre un grand nombre de ses citoyens, et ses comptoirs, la source de tant de richesses depuis deux siècles. Les principaux de ces fugitifs furent admis dans le grand conseil[325].

Ces nouvelles, qui devaient répandre une désolation générale, ne produisirent qu'une médiocre consternation. On apprenait ces désastres au moment où l'on se promettait d'en faire éprouver de pareils à d'irréconciliables ennemis. La trêve avec Gênes venait d'expirer; tout Venise retentissait du bruit des armes; la haine imposait silence à toutes les autres passions. Serait-il vrai qu'elle en fût la plus violente?

VI. Guerre contre les Génois. 1293. Les Génois étaient alors en guerre avec les Pisans, leurs voisins, leurs rivaux, et par conséquent leurs ennemis naturels. Venise devenait nécessairement l'alliée de ceux-ci. C'était sous le commandement d'un de ses citoyens[326], alors podestat de Pise, que les Pisans, quelques années auparavant, avaient disputé aux Génois, sans succès à la vérité, l'empire de la mer de Ligurie.

Gênes, quoique sa dernière guerre contre Venise eût été malheureuse, avait alors une puissance maritime égale, ou peut-être même supérieure, à celle des Vénitiens. Elle renversait son gouvernement aristocratique pour revenir à la démocratie. Dans Venise, au contraire, l'aristocratie faisait continuellement des progrès. Les deux républiques avaient au loin des colonies considérables. Les Vénitiens étaient maîtres de la côte orientale de l'Adriatique, de toute l'île de Candie, d'une partie de celle de Négrepont et de plusieurs ports de la Morée. Les Génois avaient battu complètement les Pisans, et comblé la passe du port de Livourne: ils étaient alliés avec l'empereur grec; maîtres de l'île de Scio, établis dans le faubourg de Péra, de l'autre côté du port de Constantinople: ils possédaient plusieurs comptoirs sur les côtes de la mer Noire, et avaient conquis depuis trente ans, sur les Tartares, ou acheté[327] la ville de Théodosie, aujourd'hui Caffa, à l'entrée du canal qui communique de la mer Noire aux Palus-Méotides. Ils avaient, comme on voit, succédé à toute la puissance des Vénitiens dans les mers qui sont au-delà du Bosphore. Ils ne possédaient Péra que comme fief[328]: ils n'avaient pas le titre de maîtres du quart de l'empire romain; mais ils étaient parvenus à en faire exclusivement le commerce, et ces audacieux marchands finirent par être les maîtres d'affamer ou d'approvisionner Constantinople, par s'en approprier la pêche, les douanes, par faire la guerre à l'empereur grec, et par lui interdire le droit de mettre à la mer un seul vaisseau.

Pour se faire une juste idée du commerce de la mer Noire, il faut considérer que les fleuves qui s'y jettent, le Tanaïs, le Borysthène, le Niester, le Danube, traversent dans leur cours immense des pays fertiles, qui alors n'avaient que très-peu de débouchés pour l'écoulement de leurs productions. La ville la plus populeuse de l'Europe se trouvait située à l'embouchure de cette mer; elle avait droit d'être la capitale du commerce du monde; mais il n'y a point de commerce là où l'on dispute sur des dogmes et sur la lumière incréée du mont Thabor. Cette capitale déchirée par des guerres civiles et religieuses, avait besoin de grains, de bois, de bestiaux. Ses habitants professaient un culte qui, dans certains temps, fait du poisson une nourriture nécessaire; l'embouchure du Tanaïs en fournit une quantité inépuisable. Le luxe de Constantinople appelait toutes les marchandises de l'Asie; la Perse les fournissait aux vaisseaux qui venaient les recevoir au fond de la mer Noire. Ces vaisseaux appartenaient aux Génois; le port de Théodosie était leur entrepôt.

C'était à la faveur d'un commerce si étendu, qu'une petite république, assise sur d'arides rochers, au bord de la Méditerranée, entretenait une quantité innombrable de marins, couvrait les mers de ses navires, en promettait cent à l'empereur grec, en fournissait deux cents à saint Louis, et cela après une guerre de dix ans, dans laquelle elle avait vu plusieurs de ses flottes détruites. Cette puissance du commerce, qui renouvelle sans cesse les capitaux et qui multiplie les hommes, se développa dans la guerre que les Génois recommencèrent contre les Vénitiens, en 1293. Les deux républiques firent des armements, que tous leurs contemporains ensemble n'auraient pu égaler, et dont l'appareil n'était ni moins dispendieux ni moins formidable, sauf les différences qui résultent de l'état de l'art, que les flottes des plus puissantes nations de nos jours.

Pillage de Péra par les Vénitiens. Les Vénitiens prirent l'avantage de l'offensive. Soixante galères sorties de leurs ports, firent voile vers l'Archipel, sous le commandement de Roger Morosini. Au mépris de l'empire grec, cette flotte passa les Dardanelles, traversa la Propontide, et vint jeter l'ancre dans la baie de Constantinople, pour attaquer le faubourg de Péra. Cet établissement n'était pas fortifié; les Génois se jetèrent dans Constantinople, abandonnant leurs comptoirs et leurs magasins à l'ennemi, qui, après le pillage, signala son départ par un incendie. Michel Paléologue n'eut pas assez d'énergie pour témoigner son ressentiment de cet outrage autrement que par les plaintes de ses ambassadeurs.

Les Génois surent tirer un grand avantage de leur désastre. La conquête trop facile de Péra leur fournit un prétexte pour demander et obtenir de l'empereur grec la permission de s'y fortifier, et ce poste, mis à l'abri de toute attaque avec une étonnante diligence, devint le boulevard de leur puissance, la clef du Bosphore, et bientôt après l'effroi de Constantinople.

Ils détruisent les comptoirs des Génois dans la mer Noire. Cependant la flotte vénitienne entra dans la mer Noire, renversa les établissements que les Génois avaient sur ces côtes, et reprit ensuite la route de l'Archipel, après avoir détaché, sous les ordres de Jean Soranzo, une escadre de vingt-cinq galères, chargée de détruire Théodosie. Cette ville n'était pas plus en état de défense que Péra. Les Vénitiens s'en emparèrent facilement; mais l'hiver surprit leur escadre au fond de cette mer; les glaces fermèrent le bosphore Cimmérien, le froid fit périr plus de la moitié des équipages, et Jean Soranzo eut plus de peine à en ramener les restes, au retour de la belle saison, qu'il n'en avait eu à ruiner l'établissement des Génois.

Ceux-ci venaient de mettre à la mer une flotte de cent soixante galères, dont chacune, dit-on, était montée par deux cent vingt matelots ou soldats. C'était une armée de trente-cinq mille hommes, et on ajoute qu'on n'y avait admis que des Génois. Mais cet armement si formidable avait inutilement cherché l'ennemi dans les mers de la Sicile.

VII. Une flotte génoise entre dans l'Adriatique et bat la flotte vénitienne à Curzola. Soixante-six galères de cette armée, sous le commandement de Lamba Doria, vinrent attaquer Venise dans cette mer dont elle se disait souveraine. Charles et André Dandolo allèrent à sa rencontre avec une flotte de quatre-vingt-quinze bâtiments. Les deux armées combattirent devant Corcyre-la-Noire, ou Curzola, l'une des îles de la Dalmatie. Malgré l'infériorité du nombre de ses vaisseaux, Lamba Doria en détacha quinze, qui devaient s'élever au vent de la flotte vénitienne, et fondre sur elle pendant l'action. Avec le reste il n'hésita point à engager le combat, qui fut long et vivement soutenu. Le choc des quinze galères qui avaient pris le vent détermina la victoire. Jamais il n'y en eut de plus complète. Le feu couvrit et dévora en un instant toute la flotte de Venise; douze vaisseaux seulement parvinrent à s'échapper, soixante-cinq furent brûlés, et dix-huit tombèrent au pouvoir du vainqueur, avec sept mille prisonniers, au nombre desquels étaient un fameux voyageur vénitien nommé Marc Pol, qui avait parcouru l'Asie pendant un grand nombre d'années, et l'amiral André Dandolo lui-même. Ce malheureux général, assis sur le banc d'une galère, les mains enchaînées, se voyait conduire à Gênes. Mais il ne voulut pas servir au triomphe de son ennemi, et, montrant qu'un homme de cœur a toujours des ressources contre la honte, il se fracassa la tête contre le bord du navire, et déroba au peuple de Gênes le cruel plaisir de voir un amiral vénitien chargé de fers[329].

Lorsque les douze vaisseaux échappés de ce combat entrèrent dans Venise, on craignit de voir paraître presque aussitôt la flotte des Génois; mais elle n'était pas en état de tenir la mer. Deux de leurs galères osèrent venir seules jusqu'à Malamocco, et braver la flotte de la république. On commença une information contre les officiers qu'on accusait de n'avoir pas fait leur devoir à la bataille de Curzola. Les historiens ne sont pas d'accord sur le résultat de cette procédure. Il y en a qui disent que plusieurs coupables furent punis du dernier supplice; d'autres prétendent que tous les accusés furent absous[330]. La première version serait plus conforme aux maximes des républiques, maximes qui ne doivent jamais être plus inflexibles que dans l'adversité.

VIII. La flotte vénitienne battue à Gallipoli. 1294. La campagne suivante, la fortune ne cessa pas d'être contraire aux Vénitiens. Marc Baseio, leur amiral, rencontra et combattit la flotte ennemie devant Gallipoli, à l'entrée des Dardanelles. De vingt-cinq galères qu'il commandait, seize furent prises ou détruites; les autres allèrent répandre la consternation dans leurs ports, et laissèrent la mer libre aux Génois. Ils en profitèrent pour faire une descente en Candie, et pillèrent encore une fois la ville de la Canée.

Déjà, dans cette guerre, Venise avait perdu plus de cent vaisseaux, et nécessairement un grand nombre de marins et de soldats. La principale de ses colonies était ravagée, les autres pouvaient l'être; cependant les négociants couvraient encore les mers de bâtiments armés en course, désolaient le commerce de l'ennemi, insultaient ses côtes; et on cite un capitaine Sclavoni, qui, avec quatre galères, eut l'audace d'aller brûler un vaisseau dans le port même de Gênes.

Cette ville, qui soutenait depuis six ans une guerre si terrible, était alors déchirée par les factions. Les Gibelins en avaient expulsé les Guelfes. Venise n'était pas moins agitée par des passions rivales. Les deux républiques, sous la médiation de Mathieu Visconti, duc de Milan, consentirent, en 1299, à une paix qui n'était qu'une suspension d'armes, pour faire les préparatifs d'une nouvelle guerre. Par ce traité, la mer Noire et la mer de Syrie furent interdites, pendant treize ans, aux bâtiments armés des Vénitiens[331].

L'empereur grec Andronic Paléologue devait à la république une somme assez considérable, dont il éludait depuis long-temps le paiement, sous divers prétextes. Ce prince était à bon droit irrité contre les Vénitiens, qui étaient venus attaquer les Génois, ses alliés, jusque dans les faubourgs de sa capitale. Le gouvernement de Venise le jugea assez faible ou assez timide pour ne pas être ménagé. Une autre flotte vénitienne dévaste les côtes de l'Archipel. Une flotte de trente-sept galères vint bloquer le détroit des Dardanelles, désola le commerce des Grecs, mit tout à feu et à sang, depuis Péra jusqu'à Argire, et s'empara d'un grand nombre de vaisseaux, dont tous les équipages furent impitoyablement massacrés. L'auteur de cette abominable exécution se nommait Bellet, et était de l'illustre famille des Justiniani. Un de ses parents, qui a écrit l'histoire de Venise, dépose de ce crime, qu'il rapporte avec la plus froide indifférence. Il dit que Bellet Justiniani rentra vainqueur à Venise, c'est-à-dire qu'il y revint avec la somme que l'empereur Paléologue s'était empressé de faire porter sur cette flotte dévastatrice[332].

IX. État de la noblesse en Italie au XIVe siècle. Je n'ai pas cru devoir interrompre le récit des évènements militaires, pour raconter une partie des évènements bien autrement importants qui se préparaient dans l'intérieur, et qui changèrent définitivement la constitution de la république. Quelques écrivains, jaloux de frapper l'imagination de leur lecteur, ont raconté que ces institutions inattendues, qui opérèrent une révolution dans l'essence du gouvernement de Venise, furent conçues, proposées, arrêtées tout-à-la-fois par le doge Gradenigo[333]. Mais ce n'est point ainsi que s'opèrent les révolutions politiques quand elles doivent être durables. Il faut, lorsqu'on veut profiter de l'histoire et comprendre les évènements, tenir compte des circonstances qui les ont préparés, et suivre attentivement toutes les mesures qui les ont graduellement amenés.

Le moyen âge vit se former et se détruire en Italie une multitude de gouvernements; mais on n'avait nullement étudié la théorie de leur organisation. On ignorait presque généralement alors la langue et l'existence des philosophes de l'antiquité, qui avaient cherché à concilier l'indépendance naturelle de l'homme avec l'ordre de la société. Le droit public se composait de quelques traces des institutions romaines, et des usages apportés par des conquérants barbares. On en faisait l'application suivant les intérêts locaux ou les circonstances, et les passions turbulentes venaient tour-à-tour les modifier.

Quand la théorie de l'organisation des sociétés n'aurait pas été presque généralement inconnue, la pratique du gouvernement aurait été fort difficile. On conçoit que, dans un temps où les routes étaient à-peu-près impraticables; où les postes, les lettres de change, l'imprimerie, n'étaient pas encore inventées; où peu de gens même savaient lire et écrire, il devait être impossible de gouverner, et sur-tout d'administrer un état de quelque étendue. Faute de pouvoir l'exploiter soi-même, on l'affermait à des vassaux. L'ignorance des grands et des peuples fit la fortune des clercs. L'impuissance de correspondre rapidement et de se faire obéir au loin, fut une des causes de l'anarchie féodale. Les communications rapides sont le meilleur moyen de gouvernement; les réunions faciles sont le plus sûr garant de la liberté des peuples.

La force tendit toujours à s'arroger du pouvoir, ou au moins des priviléges; la force, la supériorité des talents, ont dû assurer par-tout et toujours une supériorité sociale; mais ces circonstances sont passagères de leur nature, et il n'y aurait jamais eu de classes privilégiées, si, pour y être admis ou s'y maintenir, on n'eût pu trouver hors de soi l'origine de son droit. La domination du fort, de l'habile n'est qu'un fait; c'est dans le droit de jouir par représentation que consiste le privilége. Ce droit, qui n'est point en nous, ne peut donc avoir de réalité qu'à proportion de l'assentiment plus ou moins général qu'y donnent les autres.

Son origine. Toutes les circonstances d'où l'on peut faire découler la possession des priviléges, se réduisent à celles-ci, la conquête, la propriété territoriale, la richesse et l'ancienne illustration par les fonctions publiques.

La conquête. La conquête n'est que le droit de la force; ce droit a pour limite ce qu'exige la conservation et le juste intérêt du vainqueur, et pour terme la durée de la force.

La propriété. La propriété territoriale donne deux sortes de droits, celui qui résulte de l'intérêt qu'a le propriétaire à l'administration des affaires générales, et celui qui dérive de ses rapports soit avec le souverain, soit avec le colon de la terre. S'il doit service à l'un et protection à l'autre, il faut bien qu'il commande à celui-ci pour servir celui-là; il faut bien que l'un s'acquitte des services qu'on lui rend par des priviléges, et que l'autre paie la protection qu'il reçoit par des soumissions. Cet état de choses est l'intermédiaire entre l'esclavage et la liberté; cette condition fut celle d'une partie des peuples de l'Europe, lorsqu'ils eurent reçu le christianisme, qui n'est guère compatible avec l'esclavage, tel que les anciens le connaissaient. On vit des serfs plus ou moins assujettis, des seigneurs plus ou moins privilégiés; mais, d'une part, les vassaux tendaient à s'affranchir, et de l'autre, s'établissait la maxime qu'il ne pouvait y avoir de terre sans seigneur.

L'application de cette maxime et l'exercice des droits féodaux éprouvèrent de plus grandes difficultés dans les villes, sur-tout lorsqu'elles devinrent riches et populeuses. Les hommes rassemblés sont toujours tentés de profiter du moment où leurs forces se trouvent réunies, pour réclamer les concessions qu'ils croient leur être dues. De là l'affranchissement des communes, qui fut le premier pas de l'Europe moderne vers la liberté.

La richesse. Dès le milieu du douzième siècle, on avait vu presque toutes les villes du nord de l'Italie, secouer le joug des empereurs. Vers la fin du treizième, l'empereur Rodolphe, au lieu de chercher à leur disputer leur indépendance, avait consenti à la leur vendre pour de l'argent[334].

Dans ces communes affranchies, on ne put plus avouer la prétention d'asservir ses concitoyens, mais on conserva celle de les gouverner. Les richesses devinrent un titre pour prendre part à l'autorité, à raison du plus grand intérêt qu'avait le riche à la conservation et à l'ordre de la société.

On voit que le droit qui résulte de la richesse est moins étendu que celui qui dérive de la propriété territoriale. Or, dans les villes, il ne peut y avoir de propriété territoriale proprement dite. On y occupe un toit, mais on ne peut y conserver de ces domaines qui, par leur étendue, leur position et le nombre des hommes qui les cultivent, donnent de la puissance à leur possesseur. Aussi les privilégiés des villes se distinguaient-ils de ceux des campagnes par la modération de leurs prétentions. Ceux-ci se montraient à cheval, la cuirasse sur le corps, le heaume en tête, avec des armes dont ils s'étaient réservé l'usage. Ils rappelaient toujours que leur droit était fondé sur leur force, sur leur vaillance. Dans les villes, cet appareil ne pouvait être d'aucun usage; c'était par la richesse qu'on se faisait des clients, et par la séduction qu'on gagnait des amis.

Les fonctions publiques. Peu-à-peu l'exercice de l'autorité, à mesure qu'elle avait été prolongée, heureuse, applaudie, devenait un droit à de nouvelles marques de confiance, parce qu'elle supposait une dette des administrés envers l'administrateur, et dans celui-ci un accroissement d'expérience, une transmission de lumières, de bonnes maximes, et la juste ambition d'ajouter à l'illustration de son nom.

C'est de toutes ces choses que s'est composée l'idée de ce qu'on a appelé la noblesse.

Mais remarquons que, soit qu'elle dérive de la propriété territoriale ou des richesses, soit qu'elle ait été acquise par les fonctions, la noblesse ne peut se séparer de l'idée de services rendus à la société dont on est membre. Si cette circonstance ne lui concilie le respect des peuples, elle n'est plus que tyrannie. À Rome, les nobles étaient ceux qui pouvaient montrer les portraits de leurs ancêtres revêtus des charges curules.

Une des folies des hommes est de vouloir lier aux institutions anciennes leurs institutions nouvelles, et d'exiger que celles-ci obtiennent, dès l'origine, tout le respect que les siècles avaient imprimé à celles-là. On ne tient point compte de la différence des temps; on veut concilier à la dignité qu'on possède tous les droits possibles à la considération, anciens et nouveaux. Une fois en possession de quelques avantages, les hommes qui avaient su s'en saisir voulurent envahir tous les priviléges dont avaient joui dans les temps passés, et sous des gouvernements divers, ceux dont ils se croyaient les pareils. Ils voulurent réunir dans leur personne les honneurs de l'ancien patriciat, et la puissance féodale, et la souveraineté aristocratique, et jusqu'à la faveur du courtisan. Ils ne voyaient pas que toutes ces prétentions étaient contradictoires; qu'on ne peut être à-la-fois sujet, souverain, courtisan et magistrat; qu'à la cour des despotes il n'y a point de noblesse; que la noblesse qui résulte de la force, de la conquête, est la moins pure, la moins légitime de toutes. La véritable grandeur est celle qui n'a pas besoin de l'abaissement des autres. Ils ne voyaient pas que la domination féodale est de la puissance, mais n'est pas de la noblesse; qu'il est de la nature de la puissance de résider dans le fait plus que dans le droit, et que la conservation d'une grandeur qui n'existe qu'aux dépens d'autrui tient à la durée de la force. Leur puissance, incommode à ce qui était au-dessus d'elle, devint encore plus odieuse à qui se trouvait au-dessous.

De-là cette ligue qui a souvent existé entre le plus puissant et les plus petits, pour se débarrasser de toutes les puissances intermédiaires. Cette ligue produisit des effets fort différents.

Dans le midi de l'Europe, les rois finirent par affranchir les communes, pour diminuer le pouvoir de la noblesse féodale; dans les états du nord[335], les peuples, pour faire descendre les nobles à leur niveau, conjurèrent le souverain de prendre en main le pouvoir absolu. Ils se jetèrent dans les bras du despotisme, pour échapper à la tyrannie des seigneurs.

Peu de temps après l'époque de cette histoire à laquelle nous sommes parvenus, deux grandes découvertes vinrent diminuer considérablement les moyens de puissance de la noblesse. Les armes à feu rendirent inutiles tous les avantages qu'elle s'était réservés dans le combat. L'imprimerie, en facilitant l'instruction, rapprocha les classes inférieures de la classe opulente et privilégiée; il ne put plus y avoir de noblesse que dans les faits et dans les souvenirs; mais n'anticipons pas sur les évènements.

Diverses conditions des nobles. Au commencement du quatorzième siècle, on pouvait remarquer dans les états d'Italie, la condition fort diverse de la noblesse, fondée sur la puissance féodale, sur la richesse, ou sur les magistratures, et trouver dans les circonstances locales l'explication de l'influence à laquelle chacune de ces classes privilégiées était parvenue, ou de la nullité à laquelle elle était réduite.

Dans les monarchies. Dans les pays restés monarchiques, la noblesse s'était soutenue, grâce à son alliance naturelle avec le souverain. Elle avait conservé des priviléges, mais sans obtenir aucune part au gouvernement. Dans les républiques. Dans les communes qui non-seulement s'étaient affranchies de la servitude, mais qui avaient même secoué l'autorité d'un monarque, les classes privilégiées avaient accommodé leurs prétentions, comme elles l'avaient pu, avec la volonté du reste de la population. Il y avait en cela des nuances infinies.

Le territoire offrait-il par sa richesse de grandes ressources aux propriétaires: la ville n'était-elle que d'une médiocre importance: les seigneurs territoriaux y dominaient, parce qu'ils pouvaient affamer et assiéger la commune. Les barons se fortifiaient dans leurs châteaux; les moins forts devenaient les auxiliaires des plus puissants, pour avoir part au droit d'oppression. Telle était la situation des républiques de la marche Trévisane. L'autorité y était oligarchique, et devenait tyrannique par intervalles, lorsqu'un de ces petits souverains se trouvait assez fort pour réduire tous les autres à la condition de ses auxiliaires. Padoue, Trévise, Vérone, Mantoue, Ferrare, Vicence. Ce fut l'histoire de Padoue, de Trévise, de Vérone, de Mantoue, de Ferrare, de Vicence; toutes se qualifiaient de républiques, mais les trois premières étaient sous l'autorité des seigneurs de la maison de Romano; Mantoue sous l'influence du comte de Saint-Boniface; les deux dernières étaient opprimées par le marquis d'Este: la plupart de ces pays étaient sans gouvernement; ils n'avaient que des maîtres.

Ces succès de quelques seigneurs avaient excité l'ambition de tous. Mais, dans les grandes villes, la masse de la population leur opposait une forte résistance. Milan. Milan obligeait ses patriciens à se contenter d'une part dans la magistrature. Après avoir excité, par l'envahissement de tous les emplois, une indignation générale, les nobles milanais se virent réduits à signer avec les plébéiens un traité, par lequel ceux-ci étaient admis au partage égal de toutes les fonctions publiques, depuis la charge d'ambassadeur jusqu'à l'emploi de trompette de la communauté[336]. Les plus fiers se retiraient dans leurs châteaux, et se vengeaient de leur nullité en dévastant les campagnes; mais ces dévastations mêmes augmentaient la force des villes, c'est-à-dire leur population. Les habitants dispersés dans un pays ouvert aux ravages des seigneurs, couraient chercher, dans une enceinte de murailles, un asyle pour leur famille et pour leurs biens. C'est la tyrannie des seigneurs féodaux qui a peuplé les villes, où tant de ressentiments fermentaient contre eux, et où les progrès de l'industrie et des richesses fournirent enfin les moyens d'écraser ces petits tyrans.

Lorsque la translation du saint-siége à Avignon laissa Rome livrée à elle-même, le tocsin du Capitole obligea les barons à quitter leurs retraites fortifiées, pour venir s'humilier devant le tribun populaire; et l'histoire nous représente les Savelli, les Frangipani, les Colonne, les Ursins, debout, tête nue, dans l'attitude de la soumission, prêtant, en tremblant, le serment de fidélité à la loi de bon état[337], entre les mains du fils d'un cabaretier.

Leurs palais n'étaient plus des asyles, leurs excès n'avaient plus le privilége de l'impunité: une tentative de révolte les réduisit à entendre leur condamnation comme les plus vils criminels, et à recevoir une grâce plus humiliante encore.

Usage des villes d'Italie de choisir un chef étranger. Dans la plupart des républiques, où la guerre demandait un chef, mais où l'abus du pouvoir avait rendu odieux tous les nobles indigènes, les factions rivales appelaient au gouvernement un magistrat étranger. On vit Rome demander un chef à Bologne[338], et Venise en fournir à Padoue, à Pise, à Milan.

Gênes, Pise, Florence. Dans les états où un sol peu fertile n'invitait qu'une faible partie de la population à l'agriculture, et n'offrait pas de grands moyens de puissance aux seigneurs territoriaux, ils virent leur influence décroître, à mesure que d'autres fortunes s'élevaient, à la faveur du commerce. Ils eurent cependant, pour se maintenir, la ressource du service militaire, et sur-tout les factions. Cette condition était celle des nobles de Gênes, de Pise et de Florence. Lorsqu'ils voulurent ressaisir violemment le pouvoir, ils furent comprimés, punis; leurs forteresses furent rasées, et on porta la haine contre eux jusqu'à l'injustice, en les dépouillant des droits communs à tous.

Ce fut dans ces villes commerçantes que des citoyens, enrichis rapidement par d'heureuses entreprises, commencèrent à se comparer à ces anciens possesseurs des priviléges, et à en réclamer le partage. Une noblesse s'éleva qui avait une origine toute différente de la première, et qui lui disputa l'autorité, disposée, comme l'autre, à la retenir et à en abuser.

On voit que l'influence des classes privilégiées se modifiait selon les circonstances. Les seigneurs établis en Italie par le droit de la conquête, au temps de l'invasion des Goths et des autres étrangers, cessèrent d'être des dominateurs, et ne furent plus que de puissants vassaux, lorsque des monarchies régulières s'élevèrent.

Après que les communes se furent affranchies de la domination des empereurs, les seigneurs féodaux conservèrent du pouvoir là où la possession territoriale suffisait pour leur conserver la prééminence; ils la partagèrent ou la perdirent là où d'autres causes, et sur-tout le commerce, firent naître d'autres moyens de puissance qui rivalisaient avec les leurs.

Quand ces deux espèces de noblesse cessèrent d'être rivales, elles s'accordèrent pour dominer. La haine du peuple contre les nobles précipitait les villes sous le joug de quelques-uns de ces hommes puissants, qui avaient su faire croire qu'ils embrassaient sincèrement le parti populaire; ce fut ce qui coûta à la république de Milan son orageuse liberté.

À Gênes, quelques nobles ambitieux prirent le même moyen pour conserver de l'influence. Les Doria, les Spinola, contractèrent une alliance avec le peuple, et concoururent, avec un zèle peu sincère, à l'introduction des formes démocratiques dans le gouvernement.

D'autres républiques, qui ne se jetaient pas dans les bras d'un maître, tombaient dans l'excès de la méfiance; l'injustice nourrissait d'éternelles haines, et privait l'état de ses plus illustres citoyens.

À Florence, il fallait être marchand, être inscrit parmi ceux qui professaient un art, ou qui exerçaient un métier, pour avoir part au gouvernement de la république[339]. Les anciens nobles qui s'étaient livrés au commerce, et ceux qui, pour conserver leurs droits de citoyens, se firent inscrire sur le contrôle des artisans, n'en devinrent pas moins l'objet de la jalousie, et les victimes d'une injuste exclusion. Par une inconséquence ordinaire chez les hommes, les marchands voulurent être ennoblis par leur profession même. On vit la noblesse de soie, la noblesse de laine; et celle-là se crut bientôt en droit de mépriser celle-ci.

Sienne. À Sienne, les marchands exclurent non-seulement les nobles, mais le peuple. Ce fut une oligarchie d'une nouvelle espèce, qui devint à son tour suspecte, tyrannique et odieuse, comme celle qu'elle avait remplacée[340].

Pistoia. À Pistoia, les gentilshommes furent déclarés pour toujours inhabiles à gouverner; et la peine des roturiers qui encouraient la dégradation, consista à être inscrit sur le registre de la noblesse[341].

Pise, en se vengeant cruellement du cruel Ugolin, dont un poëte contemporain a rendu le supplice si célèbre, montra la même partialité contre l'ordre privilégié.

Gênes, Bologne, Modène, Padoue et Brescia, finirent par adopter ce système de législation. Cette haine contre la noblesse fut, en Italie, le trait caractéristique de l'esprit du treizième siècle.

L'ouvrage des passions est rarement durable: cette autorité arrachée aux uns pour être concentrée dans la main de quelques autres, mérita et excita de nouveaux mécontentements; et comme les hommes, quand ils souffrent dans une situation, se jettent toujours imprudemment dans une situation opposée, on ne voulut point se rappeler que le gouvernement oligarchique des marchands avait fait fleurir l'agriculture, l'industrie, les arts, enrichi et embelli les cités; on ne se souvint que de l'insolence de ces parvenus, et presque toutes ces républiques tendaient à se rapprocher des formes monarchiques.

X. De la noblesse vénitienne. Venise n'avait jamais été conquise; aucun droit, par conséquent, ne pouvait y dériver de la force. Venise n'avait point de territoire; le système féodal ne pouvait y être connu. Point de seigneurs, point de vassaux, point de serfs, point de droits résultant de la propriété territoriale. Les biens que les citoyens pouvaient posséder, soit dans les colonies, soit en Italie, ne leur donnaient dans la capitale aucune autre influence que celle des richesses. Mais Venise existait depuis neuf cents ans; pendant ce long intervalle, un grand nombre de ses citoyens avait été appelé successivement aux fonctions publiques. Plusieurs avaient fait de grandes choses, beaucoup avaient acquis une grande opulence.

Cette administration qui offrait tant d'occasions de s'illustrer, cet immense commerce, qui fournissait tant de moyens de s'enrichir, avaient créé une noblesse la plus respectable de l'Europe, parce que sa source était pure, son origine antique, sa filiation constatée, ses services connus, ses honneurs mérités: elle était digne de la liberté qu'elle avait su défendre. Chaque fois que le peuple ou l'un des corps de l'état, élevait d'anciens citoyens à une place éminente, cette nomination semblait rappeler les services de leurs aïeux, et renouer les liens d'une famille avec la république. Si la situation de Venise se fût trouvée telle qu'il eût pu y avoir une noblesse oisive, puissante, orgueilleuse de ses possessions, de ses vassaux, de ses priviléges, la république n'aurait pas subsisté. Un doge ambitieux se serait servi de ses auxiliaires pour changer l'état en monarchie; ou bien la masse des habitants aurait expulsé la classe privilégiée. Mais les principaux citoyens de cette république avaient des richesses mobilières, du crédit, de la gloire, sans aucun appareil de force qui avertît de se méfier d'eux. Ce fut la modération qui les maintint, et qui leur donna le temps de prendre des mesures pour s'emparer de la souveraineté.

Sa tendance à l'aristocratie. C'eût été exiger des illustres citoyens de Venise plus qu'on ne doit attendre de l'espèce humaine, que de leur demander d'oublier la gloire et la splendeur de leur maison, pour s'élever au-dessus des intérêts domestiques, pour ne voir que la grandeur de l'état, et faire consister cette grandeur dans l'égalité de tous les citoyens.

La tendance à l'aristocratie ne fut pendant long-temps que le résultat de l'influence donnée par les richesses, par les emplois, par le souvenir des services rendus, par le respect qui s'attache naturellement à un nom illustre. Cette espèce d'aristocratie exista long-temps avant l'aristocratie légale. Dans l'ordre politique, on ne distinguait pas les citoyens en nobles et plébéiens; et quand on admettait un étranger, un prince même, à la qualité de Vénitien, on lui disait: «Te civem nostrum creamus» nous vous faisons notre concitoyen.

Mais les nobles vénitiens avaient fréquenté les hauts barons de France, et avaient dû prendre quelques-unes de leurs opinions. De leur côté, le peuple et la classe mitoyenne avaient le sentiment de leur intérêt, comme les nobles. Si la fierté très-légitime de ceux-ci les portaient à envahir le pouvoir, le bon sens des autres leur conseillait d'en réclamer le partage. C'est de la lutte de ces intérêts opposés que résulta une forme de gouvernement nouvelle. Un historien s'est oublié jusqu'à dire que cette révolution ramena les choses à l'ordre naturel, qui veut que la partie haute domine sur la partie basse. Ce langage n'a pas plus de sens que de dignité[342].

Les désastres éprouvés en Orient, la défaite totale de l'armée vénitienne à Curzola, étaient des circonstances peu favorables au gouvernement pour dépouiller le peuple d'un reste d'autorité; cependant Gradenigo suivit ce projet avec une invariable constance. Au milieu des malheurs publics, qui fournissent toujours tant de moyens d'accuser le gouvernement, l'autorité se montra fière et ambitieuse; mais, ce qui n'est pas moins remarquable, elle se montra prudente dans son ambition.

Le pouvoir ne résidait plus dans la personne du doge depuis plus d'un siècle, c'est-à-dire depuis qu'on lui avait donné des conseillers qui n'étaient pas de son choix, et qu'on l'avait environné de deux assemblées, à qui appartenait la décision absolue de toutes les affaires[343]. Ces assemblées étaient le grand conseil et le sénat; mais le sénat n'était qu'une émanation du grand conseil: de sorte que celui-ci était le véritable dépositaire de la souveraineté.

On n'avait pas pris, pour l'élection de ce conseil, des précautions telles qu'en lui transmettant le pouvoir, on lui transmît les sentiments qui devaient en diriger l'emploi. Douze magistrats de la commune nommaient, chacun dans leur quartier, une quarantaine de citoyens. Il est probable, mais il n'est pas certain, que ces douze électeurs étaient désignés par le peuple. Au reste, quelle que fût l'origine de leur mandat, on voit combien il devait être facile à un homme jouissant de quelque influence, d'obtenir d'être porté sur une liste de quarante personnes, faite par un seul citoyen. On conçoit combien celui-ci devait craindre de se faire des ennemis, sur-tout dans un corps qui nommait à tous les emplois, et qui exerçait l'autorité principale dans la république. Les familles considérables avaient entre elles des liens de parenté ou d'intérêt: la seule précaution que l'on prit contre leur trop grande influence, fut de régler qu'une même maison ne pourrait avoir à-la-fois plus de quatre de ses membres dans le grand conseil.

Cette assemblée, qui disposait de toutes les charges, finit par s'arroger jusqu'à la nomination des électeurs qui devaient la renouveler elle-même. Du moment que les douze électeurs ne furent plus que les mandataires, les créatures du grand conseil, il dut en résulter deux choses; l'une, que ces électeurs se crurent obligés de faire leur choix dans l'esprit du corps dont ils tenaient leur mission; l'autre, que ce corps ne dut pas se considérer comme soumis à ses mandataires. Quelque soin que pussent prendre les électeurs de faire des choix agréables au grand conseil, ces choix ne purent plus être considérés comme une élection définitivement consommée, mais comme une désignation soumise à l'approbation de l'assemblée. Ainsi, dès le XIIIe siècle, le grand conseil se renouvelait lui-même.

On ne doit pas s'étonner après cela du retour fréquent des mêmes noms, et de voir les personnages distingués se perpétuer dans cette assemblée, qui représentait la nation. Mais enfin, c'était l'autorité nationale qu'elle était censée exercer; c'était au nom de la nation qu'elle faisait des lois. Aucun des plus illustres citoyens de Venise ne s'était encore avisé de prétendre qu'il prenait séance au conseil pour lui-même, et non pour ses commettants; aucun des membres du conseil n'était inamovible; personne n'était exclus du droit de le devenir.

XI. Première proposition pour restreindre les droits d'admission au grand conseil. 1286. L'an 1286, ou à-peu-près, car la circonspection des historiens vénitiens a laissé beaucoup de ténèbres sur les détails de ces évènements, les trois chefs de la quarantie criminelle proposèrent de donner pour règle aux électeurs chargés de renouveler la liste du grand conseil, de n'y admettre que ceux qui y auraient déjà siégé; ou dont les ancêtres y auraient pris place. Cette proposition créait un privilége exclusif en faveur des familles admises au grand conseil depuis sa création, c'est-à-dire depuis 1172.

Jean Dandolo, qui régnait alors, et qui n'était pas du parti aristocratique, s'opposa à l'introduction de ce privilége[344].

On ne jugea pas les circonstances favorables pour hasarder une pareille innovation.

Dispositions du doge Pierre Gradenigo. Mais, dix ans après, le doge Pierre Gradenigo, dont le caractère se distinguait par cette fermeté qui sait mépriser les clameurs populaires, et braver même des ennemis puissants, réalisa le projet conçu, comme on voit, depuis long-temps, de concentrer et de perpétuer le pouvoir dans les principales familles. Il serait difficile de dire quels sentiments l'y déterminèrent. Comme doge, il n'avait nul intérêt d'accroître la puissance et l'indépendance du conseil. Les populaires et les nobles étaient divisés; c'était une occasion favorable pour dominer les uns et les autres. Mais on ne s'élève pas facilement au-dessus des maximes qu'on a sucées avec le lait. Gradenigo ne voyait rien au-dessus d'un illustre vénitien. L'intérêt de son ordre prévalut sur celui de sa maison et de sa patrie; il aima mieux être le mandataire de ses pareils, que le prince d'une nation ou le chef d'une multitude. Peut-être aussi, car il faut toujours faire une part à la faiblesse humaine, peut-être le refus constant de la faveur populaire exalta-t-il dans ce cœur altier l'orgueil et les préjugés du patriciat.

XII. Proposition de n'y admettre que ceux qui en ont fait partie depuis quatre ans. 1296. Le 28 février 1296, Léonard Bembo et Marc Badouer, alors chefs des quarante juges criminels, après s'être concertés avec le doge, exposèrent dans le grand conseil que, depuis un siècle, cette assemblée se recrutait presque généralement dans les mêmes familles. Il ne leur fut pas difficile de persuader à ceux qui les écoutaient, que la continuation de cet ordre de choses était désirable. Ils proposèrent, pour le consolider, de restreindre pour l'avenir le droit d'éligibilité à ceux qui étaient actuellement membres du grand conseil, ou qui l'avaient été dans les quatre années précédentes.

Il ne s'agissait plus d'admettre de nouveaux citoyens à l'exercice du pouvoir, mais de choisir entre ceux qui en étaient seuls susceptibles. Tout ce qui n'avait pas fait partie des quatre dernières assemblées, se trouvait frappé d'incapacité; les membres actuels, et ceux qui l'avaient été depuis quatre ans, composaient désormais ce corps privilégié, auquel allait appartenir exclusivement l'administration de la république.

Il n'y avait plus lieu de leur conférer ce droit par une élection, ce droit leur était acquis; mais, pour éviter de former une assemblée trop nombreuse, pour exciter une utile émulation, on pouvait suspendre momentanément l'exercice de ce droit. En conséquence de ces principes, qui furent adoptés, il fut décidé qu'on formerait la liste de ceux qui avaient pris place dans l'assemblée depuis quatre ans, que la quarantie criminelle ballotterait leurs noms l'un après l'autre[345], et que ceux qui obtiendraient douze suffrages sur les quarante seraient membres du grand conseil pour un an; après quoi on procéderait à un nouveau scrutin: de sorte que le nombre des membres n'était point fixe: il pouvait y en avoir autant que d'éligibles; et, pour s'y perpétuer, il suffisait d'obtenir douze suffrages dans l'élection annuelle.

Modification à cette proposition. Cependant on sentait qu'il était rigoureux de prononcer l'exclusion perpétuelle de tous les autres citoyens de l'assemblée qui représentait le corps de l'état. Pour ne pas décourager leur ambition, et pour en obtenir une soumission plus facile, on ajouta que trois membres du grand conseil formeraient une liste de citoyens, non compris sur le tableau de ceux qu'on venait de déclarer perpétuellement éligibles; et que ceux de ces citoyens désignés, qui obtiendraient douze voix dans le ballottage de la quarantie, prendraient place avec les autres membres du conseil.

Il importait de limiter le nombre de ceux à qui, par ce moyen, on conférait l'éligibilité; ce soin fut laissé au doge et à ses six conseillers intimes.

Du moment que cette loi fut rendue, il y eut deux classes de citoyens; les uns ayant par eux-mêmes le droit de faire partie du corps souverain de la république, les autres ne pouvant y être admis que sur la proposition de trois électeurs, qui sûrement n'useraient de ce droit qu'avec beaucoup de sobriété.

Mais cependant l'exclusion absolue, perpétuelle, n'était pas prononcée contre la masse des citoyens. Ceux qui avaient composé le conseil pendant les quatre dernières années venant à s'éteindre, il faudrait remplir les places vacantes, et ce remplacement laissait des espérances au reste de la population.

On demeura pendant trois ans sous l'empire de cette nouvelle loi. La quarantie confirma deux fois de suite tous ceux qu'elle avait élus d'abord. Le pouvoir se perpétuait; il y avait encore à le concentrer.

XIII. Nouvelles restrictions à l'éligibilité. 1298. Un décret de 1298 prescrivit aux électeurs chargés de former la liste supplémentaire des éligibles, de n'y comprendre que des personnes ayant anciennement fait partie du grand conseil, ou dont les ancêtres y auraient siégé. Cette disposition complétait le système. La liste des membres du conseil, depuis 1172, devenait le nobiliaire de Venise.

1300. Une loi de 1300 défendit formellement l'admission de ce qu'on appela, pour la première fois, les hommes nouveaux.

1315. Pour mettre des obstacles à leur introduction, on ouvrit, en 1315, un registre où tous les citoyens qui avaient appartenu au grand conseil, par eux-mêmes ou par leurs ancêtres, se firent inscrire. Les notaires du conseil furent chargés de la tenue de ce registre; les avocats de la commune eurent ordre d'en vérifier l'exactitude.

XIV. Le grand conseil déclaré permanent, et le droit d'y siéger héréditaire. 1319. Enfin, en 1319, le doge proposa et fit décréter que désormais il n'y aurait plus d'élection, plus de renouvellement de l'assemblée, par conséquent plus de liste d'éligibles. Les membres du conseil actuel conservèrent seuls le droit d'y siéger pour toujours, et le transmirent à perpétuité à leurs descendants; et, pour marquer encore mieux que c'était un droit personnel, les enfants furent admis à prendre séance dans ce conseil, même du vivant de leur père, pourvu qu'ils eussent atteint leur vingt-cinquième année.

Chargement de la publicité...