Histoire de la République de Venise (Vol. 1)
XLII. Pierre Polani, doge. 1130. Pierre Polani, gendre de Dominique Michieli, lui succéda; mais il n'illustra pas son dogat par des actions éclatantes.
Le combat qui avait eu lieu entre la flotte vénitienne et celle de Pise, avait rendu les deux peuples ennemis. Déjà ils étaient jaloux l'un de l'autre, et comme cette jalousie n'avait pour cause que la rivalité du commerce, la guerre qu'ils se firent n'eut pour objet que de se prendre et de se détruire réciproquement quelques vaisseaux. Mais bientôt lassés de ces dommages réciproques, ils cédèrent assez facilement aux exhortations du pape, qui s'entremit pour être le médiateur de leurs différends, et cessèrent enfin d'inutiles hostilités.
La république, maîtresse des côtes de la Dalmatie et de plusieurs établissements déjà considérables dans les pays lointains, ne pouvait manquer de tourner ses vues ambitieuses sur le continent voisin et de se mêler dans toutes les querelles des peuples de l'Italie. Nous la verrons assujettir presque toujours, sous prétexte de les protéger, un grand nombre de villes, et finir par se former des provinces dans le beau pays d'où ses fondateurs étaient sortis.
Elle fournit des secours à la ville de Fano, qui était en guerre avec celle de Ravenne et de Pezzaro, mais sans négliger de mettre un prix à ce service. La haine des habitants de Fano contre leurs ennemis était telle que, pour se mettre en état de les combattre, ils se soumirent à devenir tributaires des Vénitiens. Ils s'engagèrent à payer tous les ans une somme d'argent et à fournir mille livres d'huile pour le luminaire de l'église de Saint-Marc.
Brouilleries avec Padoue. 1143. Padoue encore plus ennemie de Venise, parce que c'était une haine de parents, imagina de rendre la Brenta inaccessible aux vaisseaux vénitiens, et pour cet effet elle entreprit d'ouvrir un canal pour en détourner les eaux. Quelques troupes que le doge envoya sur le champ firent repentir les Padouans de cette nouvelle tentative, et les choses furent rétablies dans leur premier état. Cette guerre, peu considérable en elle-même, donne lieu à une remarque que je trouve dans un historien vénitien[125]. Ce fut à cette époque, dit-il, que la république employa pour la première fois des troupes étrangères, ce qui prouve que déjà ses entreprises excédaient ses forces naturelles.
XLIII. Guerre des Grecs et des Vénitiens contre Roger, roi de Sicile. 1148. Pendant ce temps-là Roger, roi de Sicile, faisait la guerre à l'empereur grec, qui était alors Manuel Comnène. Roger s'était emparé de Corfou; sa flotte avait ravagé la Grèce, passé les Dardanelles et menaçait d'incendier la ville de Constantin. L'empereur ne voyait de recours que dans les Vénitiens; mais comment espérer qu'ils voulussent embrasser sa défense après l'agression dont ils avaient eu à se plaindre de la part de son prédécesseur? Cependant, par de nouvelles concessions favorables à leur commerce, il parvint à les déterminer à entrer dans son alliance. Les anciens traités ne leur permettaient pas d'aborder dans les îles de Chypre et de Candie, ni de fréquenter le port de Mégalopolis; ces exceptions furent abolies, et les Vénitiens purent ajouter les vins de Chypre et de Crète aux autres articles qui composaient la cargaison de leurs vaisseaux en revenant des mers du Levant[126]. La république était encore moins ennemie d'un prince faible, régnant au fond de la Méditerranée sur un empire près de sa décadence, que jalouse d'un voisin actif, entreprenant, qui possédait de vastes côtes à l'extrémité de l'Adriatique, et qui venait de s'emparer de Corfou. La guerre contre Roger fut résolue, mais cette guerre ne fut qu'une expédition dévastatrice.
Ils prennent Corfou. Discorde entre las alliés. La flotte de la république se dirigea d'abord sur Corfou d'où elle chassa les troupes siciliennes. L'historien Nicétas raconte[127] les discordes qui éclatèrent pendant le siége entre les deux nations alliées. Il dit que les Grecs et les Vénitiens se chargèrent mutuellement dans le camp, que ceux-ci ayant regagné leurs vaisseaux attaquèrent la flotte impériale dont ils brûlèrent la plus grande partie, et que cette soldatesque, ajoutant l'insulte à ces violences, para de meubles et de tapis précieux la chambre du vaisseau de l'empereur et y couronna en cérémonie un Éthiopien, pour se moquer de Manuel, qui était fort noir.
La Sicile ravagée. Après la conquête de Corfou, dont on prit possession au nom de l'empereur grec, les restes de cette armée allèrent ravager la Sicile, qu'on trouva sans défense.
Les récoltes et les maisons incendiées, les plantations détruites, les habitants égorgés, furent tout le fruit de cette expédition. Le roi de Sicile se délivra de ces redoutables ennemis, en offrant aux Vénitiens de grands avantages pour leur commerce dans un royaume qu'ils venaient de saccager. Ce traité fut l'ouvrage de Dominique Morosini, qui avait succédé dans le dogat à Polani en 1148.
XLIV. Dominique Morosini, doge. 1148. Ce nouveau doge n'eut à réprimer que quelques pirates d'Ancône dont il fit pendre le chef, et la révolte de quelques villes de l'Istrie auxquelles il imposa de nouveaux tributs.
Sous son règne, l'évêché de Zara fut érigé en archevêché, et le patriarche de Grado étendit sa juridiction sur tout le territoire de cette nouvelle métropole. Telle était déjà l'importance des établissements vénitiens dans le Levant, que le patriarche fut autorisé à ordonner les évêques pour toutes les colonies de la république où il y aurait plus d'une église.
XLV. Vital Michieli II, doge. 1156. Morosini mourut après un règne de huit ans. Son successeur fut Vital Michieli II. L'administration de celui-ci fut marquée par de terribles revers.
Il y avait alors deux papes. L'empereur d'Occident, Frédéric Barberousse, protégeait Victor IV, et les Vénitiens, qui n'avaient garde de favoriser la domination de l'empereur en Italie, tenaient pour Alexandre III, dont l'élection paraissait d'ailleurs plus régulière. Les Milanais tâchaient de secouer le joug de l'empereur; Venise leur envoya des secours. Troubles en Italie. Les milices de Padoue, de Vicence, de Ferrare et de Vérone, se jettent par l'ordre de l'empereur sur le territoire de Capo-d'Argere et de Lorédo, et mettent ces deux villes en cendres. Les troupes vénitiennes accourent pour punir cette agression. Défaite du patriarche d'Aquilée. Singulier tribut qui lui est imposé. 1163. Pendant ce temps-là Ulric, patriarche d'Aquilée, héritier de la haine de tous ses prédécesseurs contre l'église de Grado, haine qui durait déjà depuis six ou sept cents ans, fit avec tous ses chanoines une nouvelle expédition sur cette île, pilla jusqu'à la métropole, et se préparait à se rembarquer avec son butin, lorsqu'il se vit environné par des vaisseaux vénitiens, et se trouva leur prisonnier. Pour racheter sa liberté, il fut obligé de se soumettre à un tribut qui devint un objet éternel de dérision, et qui servit à entretenir dans le peuple la haine et le mépris pour le patriarche d'Aquilée. Tous les ans, le jeudi gras, il devait envoyer à Venise un taureau et douze porcs, représentant le patriarche et ses douze chanoines: on les promenait en pompe dans la ville, on leur coupait la tête en présence du doge, et on en distribuait les quartiers. Cette fête populaire a subsisté jusqu'à ces derniers temps[128]. Des affaires plus sérieuses allaient mettre à l'épreuve la prudence du doge.
XLVI. La république se brouille avec l'empereur d'Orient. Manuel Comnène cherchait à détruire ou à affaiblir, l'un par l'autre, le roi de Sicile et la république; il s'adressa d'abord à Guillaume, roi de Sicile, pour l'exciter à armer contre les Vénitiens, et lui offrit sa propre fille pour prix de cette agression. Cette négociation n'ayant eu aucun succès, il envoya des ambassadeurs à la république, pour lui exposer toutes les raisons qui pouvaient la déterminer à s'unir avec lui contre le roi; mais les Vénitiens venaient de s'assurer, par un traité, le commerce de la Sicile, et n'étaient nullement disposés à en compromettre les avantages.
Elle rappelle tous ses citoyens qui étaient dans le Levant. Le refus ne pouvait que blesser l'empereur. Le doge, qui en craignit les conséquences, envoya des ordres à tous les vaisseaux qui étaient dans les ports de la Grèce et à tous les sujets de la république établis sur le territoire de l'empire, d'en partir sur-le-champ. Ces établissements s'étaient répandus sur tous les points, il y en avait jusqu'au fond de la mer Noire.
L'empereur s'empare de quatre places en Dalmatie. Le départ de tous les négociants et de tous les navires vénitiens servit de prétexte à Manuel pour envoyer en Dalmatie une flotte, qui s'empara de Spalato, de Trau, de Raguse, et de Corcyre; cependant il fit dire par ses ambassadeurs que cette mesure ne devait point être considérée comme une déclaration de guerre. Il n'avait pu être insensible à l'intention manifestée de rompre tout commerce avec lui, mais si les Vénitiens voulaient rétablir les choses sur le pied où elles étaient auparavant, il était prêt à leur rendre son amitié; il ne leur demandait que de revenir occuper dans ses états des établissements qui leur avaient été jusques alors si avantageux; les villes de la Dalmatie que ses troupes avaient occupées seraient immédiatement rendues et toutes les pertes réparées.
Réconciliation apparente. Ces explications ne justifiaient pas assurément l'usurpation à main armée de quatre places. Il était de la dignité de la république d'exiger avant tout cette restitution et une réparation éclatante, mais l'interdiction des mers de la Grèce à tous les vaisseaux vénitiens, l'abandon des comptoirs, l'interruption totale du commerce avec l'empire, avaient tari la source des bénéfices auxquels les négociants étaient accoutumés: l'esprit de trafic n'est pas toujours d'accord avec les véritables intérêts et la dignité de l'état; le commerce murmurait contre les mesures rigoureuses qui l'avaient paralysé.
Ces criailleries déterminèrent une résolution qui lui devint bien funeste à lui-même, et plus encore à la république.
Tous les Vénitiens qui étaient dans l'empire grec sont arrêtés. Les ordres dont on se plaignait furent révoqués, les négociants, et des vaisseaux richement chargés, partirent pour tous les points de l'empire grec. Manuel attendait sa proie; il ordonna par-tout de les saisir, et tous les Vénitiens furent jetés dans les fers.
L'impartialité de l'histoire veut qu'on ajoute que les Grecs ont présenté cet évènement sous d'autres couleurs. «Les Vénitiens, dit l'un d'eux[129], ces peuples fins et subtils, qui courent sans cesse toutes les mers, s'étaient tellement multipliés et enrichis à Constantinople, qu'ils s'y montrèrent insolents jusqu'à affecter du mépris pour l'empire. Manuel, irrité de leurs entreprises, et qui était loin d'oublier l'outrage qu'ils lui avaient fait autrefois à Corfou, envoya dans toutes ses provinces l'ordre de les arrêter tous en un même jour et de confisquer leurs biens.» Il faut convenir que ce récit, quoique tracé par une main partiale, ne fait honneur ni à la bonne foi, ni au courage, ni même à la politique de l'empereur grec.
Indignation des Vénitiens. On peut juger quelle fut l'indignation des Vénitiens à la nouvelle de la saisie de leurs vaisseaux, et de l'arrestation de leurs compatriotes. Ce sont toujours les imprudents qui sont les plus furieux de se voir trompés. Ce ne fut qu'un cri de vengeance contre Manuel: les Vénitiens se firent raser la barbe pour n'avoir rien de commun avec les Grecs, tout le monde voulut partir, tout le monde mit la main à l'œuvre pour armer la flotte; elle fut prête au bout de cent jours, cent-vingt vaisseaux se mirent en mer sous la conduite du doge, pour aller tirer vengeance de Manuel, et en l'absence de Vital Michieli l'autorité ducale fut exercée par son fils Léonard.
Dévouement patriotique de la famille Justiniani. La famille des Justiniani, l'une des plus anciennes de Venise, voulut marcher tout entière dans cette expédition; elle fournit cent combattants, c'était renouveler l'exemple d'une illustre famille de Rome; le même malheur les attendait.
La flotte vénitienne entre dans l'Archipel. 1170. L'armée se porta d'abord en Dalmatie pour reprendre les places dont l'empereur s'était emparé. Il fallut en faire le siége; Trau que Comnène avait fait occuper, et Raguse, qui avait arboré les enseignes impériales, furent presque entièrement détruites[130]. De cette côte l'armée fit voile vers l'Archipel. Négrepont, qu'elle menaça d'abord, ne fit aucune résistance. Le gouverneur de cette place alla au-devant du doge avant que ce prince n'eût mis pied à terre, lui exprima tout le regret qu'on avait de ce qui s'était passé; l'assurant que l'intention de sa cour n'avait jamais été que les choses allassent si loin; les dispositions de l'empereur étaient certainement pacifiques, il ne pouvait pas en avoir d'autres, il se prêterait à tous les moyens de conciliation. S'il avait fait arrêter les vaisseaux vénitiens, ce ne pouvait être que d'après quelques faux avis qui lui seraient parvenus des dispositions hostiles de la république: rien de moins invraisemblable qu'un malentendu à une si grande distance; mais enfin, si tout pouvait se réparer, ne valait-il pas mieux s'expliquer à l'amiable que d'allumer une guerre, qui pouvait avoir des suites si désastreuses pour les deux états? On négocie. Elle s'arrête à Scio. Le perfide Grec développa toutes ces raisons avec tant de candeur et les accompagna de tant de soumissions que le doge se laissa persuader d'envoyer des ambassadeurs à Constantinople. Cette mission fut confiée à l'évêque d'Equilo et à Manassès Badouer, tous deux hommes habiles et fort savants dans la langue grecque. Michieli conduisit la flotte à Scio, dont il se rendit maître, et se disposa à l'y faire hiverner.
L'empereur trompe les négociateurs. L'ambassade fût reçue avec beaucoup d'égards. L'empereur témoigna le plus grand empressement de tout concilier. Il parut d'abord disposé à accorder tout ce qu'on avait à lui demander, mais, à chaque proposition qu'on lui faisait, les explications à obtenir, les avis à prendre, occasionnaient d'interminables délais; ensuite c'étaient des difficultés à aplanir, et quand on croyait les avoir épuisées, il survenait un incident qui déplaçait la question et obligeait de reprendre la négociation sur nouveaux frais.
Les équipages gagnent la peste. Les envoyés vénitiens, convaincus que Manuel ne cherchait qu'à les abuser et désespérant de l'amener à un arrangement, se déterminèrent à retourner vers le doge. Mais quel triste spectacle les attendait à Scio! la peste s'était manifestée dans l'armée; elle y avait fait les plus terribles ravages. On n'avait plus à opposer à l'ennemi qu'un petit nombre de soldats déjà mourants: il fallait se résoudre à brûler une partie des vaisseaux, faute de matelots pour les conduire: la maladie faisait tous les jours des progrès de plus en plus effrayants. On accusait l'empereur d'avoir fait empoisonner les eaux douces: cela n'était peut-être pas possible, mais on ne l'en croyait pas incapable. Il n'y avait plus moyen de penser à tenter une entreprise quelconque, encore moins de se présenter devant Constantinople. Désastre de la flotte. Tout ce qu'on pouvait espérer c'était de regagner Venise avec les débris de cette belle armée. On se mit en mer; la mortalité diminuant sans cesse les équipages, on se vit réduit à couler à fond plusieurs vaisseaux: d'autres échouèrent, parce qu'il ne restait pas assez de bras pour les gouverner. Enfin de cette flotte de plus de cent voiles à peine dix-sept vinrent montrer à Venise les tristes restes d'une armée qui avait fait trembler l'empire d'Orient. Déplorable résultat de l'oubli de cette maxime, que, dans la guerre offensive, l'assaillant qui a de l'avantage ne doit jamais accorder du temps à l'ennemi!
En gémissant sur cette calamité publique, chacun avait à pleurer ses pertes particulières. Point de famille qui ne fut en deuil: les guerriers les plus chers à la patrie avaient été moissonnés: la famille des Justiniani en avait fourni cent, il n'en restait pas un seul. Cette maison, dont le nom figurait dans les vieux fastes de la république, allait être éteinte, si on n'eût tiré du fond d'un cloître le seul rejeton qui eût survécu à tous les siens, et qui devint la tige de tous ceux qui ont ajouté depuis à l'illustration de ce nom.
Retour à Venise. 1172. Venise, plongée dans la désolation, n'était pas encore au terme de ses malheurs. L'armée portait avec elle cette affreuse maladie qui l'avait moissonnée; le désastre de la flotte devait s'étendre sur la capitale. La peste fit d'affreux ravages dans cette immense population. Plusieurs milliers de citoyens périrent en quelques jours[131].
Le doge est massacré. 1172. Ce fut alors qu'un cri général s'éleva contre le doge. On n'avait à accuser que son irrésolution, sa crédulité, son imprudence; on inculpa sa fidélité. Triste condition des hommes qui sont chargés de la destinée de tous! on exagère leurs fautes, on ne leur pardonne pas le malheur. Les murmures contre Michieli devinrent des imprécations. Une multitude furieuse s'amassa devant le palais. Le doge parut et se présenta avec beaucoup de fermeté; il essaya de parler, il ne put se faire entendre. Désespérant de calmer ces furieux, il tenta de leur échapper; mais un coup de poignard l'atteignit, et il expira.
Venise voyait son armée détruite, son ennemi triomphant de la désolation de tant de familles. Elle était en proie à la peste et à la sédition; la majesté publique était outragée, le sang du prince venait d'être répandu; c'est du sein de cette confusion que va sortir un ordre de choses plus stable et plus régulier qu'auparavant.
XLVII. Changement dans la constitution de l'état. 1172. Nous venons de parcourir l'histoire de cinquante doges[132]. Nous en avons vu cinq qui abdiquent, neuf exilés ou déposés, cinq bannis avec les yeux crevés, et cinq massacrés. Ainsi dix-neuf de ces princes avaient été chassés du trône par la violence. Le retour si fréquent des révolutions ne pouvait que fomenter les haines, encourager les factions, et entretenir le peuple dans la funeste habitude de punir les malheurs comme des crimes. On avait eu plus d'une fois à se plaindre de l'excès du pouvoir: on avait eu à rougir de la manière dont il avait été renversé.
Tout le monde désirait sans doute que l'exercice de l'autorité fût soumis à des règles. Ceux à qui leurs richesses faisaient apprécier la tranquillité publique, demandaient sur-tout qu'on se préservât des orages populaires. Les hommes d'état portaient peut-être leurs vues plus haut, sentant que le gouvernement de la république n'était pas la même chose que l'administration de la ville, que les intérêts lointains ne pouvaient pas être appréciés par la multitude, et que plus l'administration était compliquée, moins l'autorité devait l'être.
Il est plus que probable qu'on ne fût conduit à ces idées que par le sentiment du besoin ou de l'intérêt. Au douzième siècle on ne s'occupait guère de la théorie des gouvernements; celui de Venise en était une preuve. Le prince était électif; mais, une fois élu, rien ne limitait son pouvoir. Il nommait aux emplois, il assemblait le peuple quand il voulait; il percevait des impôts pour son propre compte[133]; il faisait la guerre pour ses intérêts personnels. On en avait même vu plusieurs désigner leur successeur. Le peuple se croyait libre, parce qu'il s'était donné un maître. Il conservait seulement l'influence qui lui appartient dans les gouvernements où l'état tout entier est dans une seule ville, et où une sédition peut faire raison des abus du pouvoir. Les citoyens riches, éclairés, puissants, ne devaient pas voir sans regret un ordre de choses qui les assujettissait à-la-fois au prince et à la multitude.
Nous n'avons que des notions fort imparfaites sur la manière dont on faisait alors les élections, mais il est certain que la population entière y prenait part; c'était une imitation des comices de Rome. On s'assemblait dans une église, et souvent les suffrages étaient donnés par acclamation. L'histoire atteste que plusieurs doges avaient été élus ainsi.
On raconte qu'à la mort de Dominique Contarini, en 1069, tout le peuple se rendit en gondole et avec des armes à la passe du Lido, et là sans mettre pied à terre, se mit à crier, Nous voulons Silvio; ce qui suffit pour que Dominique Silvio fût porté au trône[134]. Cette forme d'élection pouvait être une imitation des Lombards, qui s'assemblaient en armes pour nommer leur roi.
Lors même que l'élection n'était pas un acte immédiat du peuple, elle était censée faite en son nom, puisqu'on la lui soumettait. Le doge élu était conduit dans l'église de Saint-Marc; là, après la messe, on le présentait à l'assemblée, on promettait qu'il gouvernerait sagement et dans l'intérêt de la communauté, on exhortait le peuple à l'agréer, et pour que tout le monde pût le voir on lui faisait faire le tour de la place. Ce n'était qu'au retour de cette cérémonie, lorsqu'il était censé avoir été accueilli par des acclamations et avoir réuni tous les suffrages, qu'il rentrait dans le palais où le plus jeune des conseillers lui posait la couronne ducale sur la tête au haut de l'escalier des géants.
Quant à l'éligibilité[135] il n'existe aucune trace de priviléges appartenant aux familles puissantes. On voit bien, par le retour fréquent des mêmes noms dans les élections, que ces familles y avaient une grande influence; mais rien n'atteste un droit, un privilége. On désignait les anciennes maisons par les charges qu'elles avaient long-temps exercées, et comme le gouvernement de la république avait commencé par des tribuns, on appelait familles tribunitiennes celles qui avaient été revêtues autrefois de cette fonction; de sorte que, s'il y avait alors une noblesse reconnue, elle tirait son origine des fonctions publiques, et elle ne pouvait conserver que le caractère d'une magistrature. On conçoit que toutes les idées de la féodalité devaient être inconnues dans une ville sans territoire, où il n'y avait jamais eu de conquérant, jamais de protecteur, jamais de protégés.
Le seul corps qui existait alors dans la république était un tribunal, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, composé de quarante membres, et qu'on appelait par cette raison la quarantie. On ne dit pas que ce tribunal, le seul corps délibérant dont l'existence fût permanente, eût d'autres fonctions que celle de rendre la justice; mais il prit momentanément une influence politique de la plus grande importance. Devenu l'autorité principale, après l'assassinat du doge, et avant que le peuple se fût assemblé, il crut devoir faire des réglements qu'on jugea assez salutaires pour ne les trouver susceptibles d'aucune contradiction.
Il s'agissait d'interdire à la multitude toute la part qu'elle avait prise jusque-là dans les affaires publiques, et de composer le corps qui devait remplacer les comices, de manière que ses délibérations ne fussent pas tumultueuses. Il fallait prévenir les désordres qui ne pouvaient manquer d'éclater pour le choix du nouveau doge, si on ne changeait la forme de l'élection: enfin il n'importait pas moins de modérer l'autorité du prince, et d'en régler l'exercice.
Établissement d'un conseil choisi par douze électeurs. Il fut décrété que, tous les ans, chacun des six quartiers de la ville[136] nommerait deux électeurs, et que ces douze électeurs réunis choisiraient indistinctement, sur toute la masse des citoyens, quatre cent soixante-dix personnes, qui formeraient un grand conseil, destiné à remplacer les assemblées générales, et à prononcer sur les principales affaires de l'état.
Cependant la création de ce conseil ne fit pas cesser tout-à-fait les assemblées populaires. Ou n'osait pas encore se dispenser de consulter le peuple, lorsqu'il s'agissait ou d'approuver l'élection du doge, ou de décider une guerre[137].
Tout le monde pouvait être admis à ce conseil; l'espérance d'y entrer devait se renouveler tous les ans; le grand nombre de ses membres offrait assez de chances aux ambitions. Il paraît que, dès ce temps-là, les habitants des autres villes des lagunes avaient été presque entièrement dépouillés du droit de siéger dans l'assemblée générale de l'état. L'historien Victor Sandi rapporte une ancienne charte conservée à Burano, où on lit que, dans le cas où on ne trouverait pas dans la capitale un nombre suffisant de citoyens aptes à composer le grand conseil, on y suppléera en appelant des citoyens des villes voisines, et l'on conçoit que ce cas dut se présenter bien rarement.
À Venise, au contraire, la classe des citoyens distingués par leur origine, leur crédit, leur capacité, leur fortune, trouvait un avantage réel dans ces nouvelles institutions.
Il n'y avait que le peuple proprement dit qui pût se plaindre de l'abolition de ces assemblées, où il dominait par le nombre, et trop souvent par la force: cependant, soit que la multitude fût confuse de ses propres excès, soit légèreté, soit défaut de prévoyance, elle ne mit aucune opposition à l'adoption de ce réglement.
Limitation de l'autorité du doge. On lui donne six conseillers. Pour limiter l'autorité du doge, il fut établi que tous les ans le grand conseil nommerait six conseillers (un pour chaque quartier), lesquels formeraient le conseil intime et nécessaire du prince, qui ne pourrait rien faire sans leur avis, et dont les ordres n'auraient force d'exécution qu'autant qu'ils seraient appuyés d'une délibération de ces six magistrats.
Création d'un sénat. Mais un conseil de six membres, qui pouvait être suffisant dans les affaires journalières de l'administration, n'avait pas assez d'autorité, de consistance, pour prononcer sur les grands intérêts de l'état; et cependant il pouvait être dangereux d'appeler toujours à la discussion de ces grands intérêts une assemblée de quatre cent soixante-dix personnes. La force des choses avait fait sentir la nécessité d'un conseil intermédiaire, et l'usage s'était introduit que, dans les occasions où le doge jugeait nécessaire de consulter les citoyens, sans convoquer cependant l'assemblée générale des comices, il faisait prier les principaux de la ville, qu'il désignait lui-même, de venir donner leur avis sur les affaires mises en délibération. Ces conseillers désignés par le doge, convoqués spécialement pour chaque circonstance, s'appelaient les Pregadi[138], les priés.
C'était un privilége considérable dont le doge était en possession que celui de choisir ainsi ses conseillers: on l'en priva. Il fut réglé que les quatre cent soixante-dix citoyens, représentant la nation, nommeraient, dans leur sein, soixante membres, pour former ce conseil, auquel on donna le nom de sénat, et que ses membres seraient renouvelés tous les ans[139].
Quant aux attributions de ce conseil, il est probable qu'on ne les considéra d'abord que comme une délégation de l'assemblée générale, et que toute l'autorité du sénat s'établit par prescription[140].
Nomination de onze électeurs pour élire le doge. Enfin l'élection du doge qui devait remplacer Vital Michieli, au lieu d'être laissée comme précédemment à l'assemblée générale du peuple, fut confiée pour cette fois à onze citoyens. C'est en cela que le peuple perdit le plus grand, le plus essentiel de ses droits; mais cette innovation n'était pas donnée pour une règle établie. En effet on n'était pas fixé sur le mode d'élection à adopter; seulement on avait résolu de changer la forme actuelle.
On procéda sur-le-champ à l'exécution de toutes ces dispositions. On nomma les quatre cent soixante-dix membres du grand conseil, qui choisirent ceux qui devaient composer le sénat, ensuite les six conseillers du doge, et enfin on désigna les onze électeurs qui devaient le nommer.
L'histoire nous a conservé les noms des citoyens qui reçurent cette grande marque de confiance. Presque tous ces noms sont encore illustres; c'étaient[141] Léon Michieli, Vital Dandolo, Henri Navigaiosso, Renier Zeno, Philippe Greco, Dominique Morosini, Manassès Badouer, Henri Polani, Candian Zanutti, Vital Falier et Orio Malipier, dont le nom, qui s'est dénaturé depuis, était alors mastro Piero, maître Pierre.
XLVIII. Orio Malipier refuse le dogat. Sébastien Ziani, doge. 1173. Il fallait la pluralité de neuf voix sur les onze pour consommer l'élection. Le choix se fixa d'abord sur Orio Malipier, l'un des électeurs, personnage vénérable; mais il ne se crut pas digne d'une charge si importante dans des circonstances si difficiles. Il représenta que la république, après tant de désastres, avait besoin d'un chef qui joignît une grande fortune à une grande capacité, et il désigna lui-même Sébastien Ziani, qui fut agréé par les autres électeurs, proclamé doge, et présenté au peuple, auquel il fit jeter de l'argent, comme pour le dédommager de la perte du plus beau de ses priviléges, ou plutôt pour éviter les témoignages de son mécontentement[142].
Une circonstance, qui peut servir à donner une idée des principes qu'on avait alors sur le droit public, c'est la précaution que l'on prit de faire confirmer par le nouveau doge les innovations qui venaient de restreindre son autorité. Il semble qu'il est de l'essence d'une dignité élective de pouvoir être modifiée à chaque élection. Cependant, pour donner une forme plus légale à la suppression de ces priviléges, on jugea nécessaire d'en faire stipuler l'abandon par celui qui venait d'être revêtu de la dignité à laquelle ils étaient précédemment attachés. Ziani ratifia les trois réglements faits par la quarantie, qui en effet, n'ayant pas le pouvoir constitutionnel, n'avait pu donner à ces actes toute la force d'une loi fondamentale.
En cela je suis l'opinion la plus généralement établie. Il faut cependant convenir qu'André Dandolo[143] dit précisément le contraire: selon cet auteur, «Tout le peuple assemblé dans l'église de St.-Marc délibéra de confier l'élection du doge à onze citoyens, chargés de désigner le plus digne, et arrêta que celui qu'ils auraient proclamé serait reconnu en cette qualité sans autre information.»
Sans citer ici les auteurs qui racontent la chose différemment, il faut remarquer, 1o que Dandolo peut sans injustice être soupçonné d'avoir voulu établir l'opinion que ce changement dans la constitution avait été l'ouvrage du peuple; 2o que, dans son récit, il réduit ce changement à la forme de l'élection du doge, et qu'il supprime plusieurs circonstances importantes, notamment la formation du grand conseil et celle du sénat; 3o que ces objets n'étaient guère de nature à être traités dans une assemblée générale du peuple; 4o enfin que si ces changements avaient été décrétés dans une assemblée générale du peuple, ils n'auraient pas eu besoin de sanction. Or les historiens rapportent qu'aussitôt après son élection le nouveau doge Ziani ratifia les trois réglements.
LIVRE III.
Règne de Sébastien Ziani.—Outrages que l'empereur grec fait aux Vénitiens.—Démêlés entre le pape Alexandre III et l'empereur Frédéric Barberousse.—Ligue lombarde.—Alexandre III à Venise (1173-1178).—Règne d'Orio Malipier.—Troisième croisade des Vénitiens (1179-1191.)
I. L'empereur d'Orient fait crever les yeux à l'ambassadeur de Venise. Les commencements du règne de Sébastien Ziani ne furent pas glorieux. L'empereur d'Orient, Manuel Comnène, enhardi par le désastre de la flotte vénitienne, se porta contre la république aux derniers outrages. Dans les caractères fourbes, l'audace va jusqu'aux atrocités, lorsqu'ils croient pouvoir les commettre impunément. Manuel fit crever les yeux à l'ambassadeur de Venise, et selon quelques historiens, les creva lui-même avec un fer chaud. Ce crime inutile, sans motif, sans objet, ne fut suivi ni d'une vengeance de la part de la république, ni d'une guerre de la part de l'empereur. Les Vénitiens eurent même la honte de faire pour la paix des avances qui ne furent point accueillies. Leurs intérêts commerciaux dans le Levant prévalaient dans leur opinion sur l'intérêt de la gloire nationale. Mais on ne retira aucun fruit de cet ignominieux sacrifice, et la république ne fut redevable de son repos qu'à l'alliance du roi de Sicile, qui inspira de l'inquiétude à l'empereur. Toutes les réparations qu'on obtint de celui-ci, se réduisirent à la restitution des biens confisqués, qu'on évalua à une somme sur laquelle les historiens varient beaucoup[144].
Cet ambassadeur, que la perfidie de Manuel venait de priver presque totalement de la vue, se nommait Henri Dandolo: nous verrons bientôt à quelles brillantes destinées la fortune le réservait après ce malheur[145], et quelle gloire l'attendait aux mêmes lieux où il avait reçu un tel outrage.
II. Emprunt forcé. L'insensibilité de la république ne prouvait que trop sa faiblesse. On obligea tous les citoyens à déposer dans le trésor de Saint-Marc une somme égale au centième de leur fortune mobilière ou immobilière, dont ils étaient tenus de faire la déclaration. On ne trouve point dans les anciens écrivains quelles furent les précautions que l'on prit pour s'assurer de l'exactitude des déclarations que les redevables avaient à faire. Il est probable que, chez un peuple épris des richesses, l'avarice devait se trouver en opposition avec le patriotisme et la bonne foi. Machiavel[146] cite avec admiration de petites républiques d'Allemagne, ou, quand une loi avait imposé les citoyens à deux, trois, quatre pour cent de leur fortune, chacun venait verser sa contribution dans la caisse publique, sans déclarer ce qu'il devait, sans dire ce qu'il payait, et sans avoir d'autre témoin de sa probité que sa conscience. On n'était pas en droit d'attendre la même vertu des citoyens de Venise. Nous verrons bientôt qu'on ne s'en rapporta pas long-temps aux déclarations, et qu'on nomma des magistrats pour taxer chaque redevable; ainsi on substitua l'arbitraire à l'infidélité. Quelle que fût au reste la forme de cet emprunt, c'était un emprunt forcé: la république payait un intérêt aux propriétaires des fonds; mais le remboursement du capital était renvoyé à l'époque où la situation des affaires le permettrait[147]. Telle fut l'origine de la caisse aux dépôts ou aux emprunts, qui s'est perpétuée jusqu'à ces derniers temps. On avait déjà eu occasion de faire un emprunt d'un millier de marcs d'argent, pour lequel on avait engagé le marché de Rialte. Je trouve, sous la date de 1187[148], un autre acte portant concession du revenu des sels, et du produit de l'atelier monétaire pour douze ans, en paiement d'un prêt fait à la république par des citoyens, à la tête desquels le fils du doge Seb. Ziani est inscrit pour mille livres; la somme totale ne monte pas à quinze mille livres vénitiennes: c'était un prêt volontaire.
Les emprunts forcés devinrent habituels, et furent exigés ordinairement dans la proportion du centième de la fortune présumée de chaque habitant. L'intérêt dans le principe était fixé à cinq pour cent, d'autres disent à quatre. Un second dépôt fut ordonné environ deux siècles après (en 1382); un troisième en 1433, et plusieurs autres l'ont été successivement; mais l'intérêt de l'emprunt primitif fut réduit à deux pour cent, en 1520, et enfin une partie des remboursements eut lieu, non sur le pied du capital originairement versé, mais au prix de l'achat fait par les possesseurs actuels de ces créances[149].
Ne pouvant rétablir son commerce dans l'Orient, Venise venait de renouveler son alliance avec le roi de Sicile; elle était tombée dans un tel état de faiblesse, que les pirates d'Ancône insultaient ses vaisseaux dans l'Adriatique, et qu'on eut bien de la peine à les repousser[150].
III. Établissement des procurateurs de St.-Marc. Le doge voulut mériter la bienveillance de sa nation au moins par des actes de munificence. Il fit de grandes libéralités à Saint-Marc. L'église du patron de la république s'embellissait et s'enrichissait tous les jours: le soin de diriger les travaux qu'on y faisait sans cesse et de veiller sur son trésor devint une charge importante. On donna le nom de procurateurs de Saint-Marc aux marguilliers de la chapelle ducale. Leurs attributions s'étendirent; cette fonction devint une dignité, la seconde de la république; le nombre des marguilliers ou procurateurs, fut porté de trois à neuf, et ensuite jusqu'à quarante ou cinquante, lorsque cette dignité fut devenue vénale.
Les citoyens de Venise n'étaient pas encore distingués en nobles et en plébéiens, mais on comptait déjà des familles anciennes tombées dans la pauvreté. Ziani fonda de ses deniers un monastère destiné aux demoiselles appartenant à ces familles. Cette maison connue sous le nom de Monistero delle vergini, devint l'asyle des filles d'un sang patricien, nées sans fortune. Le doge en conserva le gouvernement spirituel et temporel; c'était lui qui en nommait l'abbesse, et il l'épousait en grande cérémonie le jour qu'elle prenait possession.
IV. Embellissements de Venise. Élévation de deux colonnes sur la place St.-Marc. Il y avait plus de cinquante ans que deux colonnes de granit trouvées dans une île de l'Archipel, avaient été débarquées sur le rivage de Venise, sans qu'on eût entrepris de les élever; l'art de la mécanique n'était pas puissant à cette époque. Ce fut un architecte lombard, nommé Barratier, qui réussit à ériger ces deux énormes masses sur la petite place Saint-Marc. Le moyen qu'il employa consistait à les exhausser peu-à-peu en mouillant les câbles qui les tenaient suspendues, et qu'il raccourcissait après avoir étayé le fardeau[151]. On l'avait, dit-on, laissé le maître de fixer le prix de ce service; sa demande fut bizarre; il exigea que les jeux de hasard, sévèrement défendus alors dans Venise, fussent permis dans l'intervalle qui séparait les deux colonnes. Le doge consentit à l'introduction d'un abus plutôt que de rétracter sa promesse, et les jeux défendus eurent un asyle au milieu de la place publique, en face du palais du gouvernement.
Ce scandale a duré près de quatre cents ans, jusqu'à ce qu'on ait imaginé d'attacher quelque honte à la fréquentation de ce lieu, en l'affectant à l'exécution des criminels.
Une autre anecdote relative aux embellissements de Venise peut servir à faire connaître les mœurs de ce peuple. L'agrandissement de la place Saint-Marc exigeait la démolition d'une vieille église; mais le gouvernement n'osait pas l'ordonner sans la permission du pape. L'ambassadeur à Rome fut chargé de la solliciter, et la chambre apostolique répondit par cette décision: «La[152] sainte église ne permet jamais de faire le mal, mais quand il est fait elle le pardonne.»
En conséquence de cette décision, on démolit l'église de Saint-Geminien, et le pape imposa aux Vénitiens une pénitence, qui était tous les ans l'occasion d'une cérémonie publique. Le doge, accompagné de son conseil et des ambassadeurs étrangers, venait sur la place Saint-Marc. Le curé de la paroisse, à la tête de son clergé, s'avançait de son côté jusque sur le terrain que l'ancienne église occupait autrefois. Là il adressait ces paroles au doge: «Je demande à votre sérénité quand il lui plaira de faire bâtir mon église sur son premier emplacement»; le doge répondait: «L'année prochaine.» Cette promesse a été renouvelée pendant six cents ans[153].
V. Démêlés des papes avec les empereurs d'Occident. Venise, dans son état de faiblesse, ne paraissait pas destinée à prendre une grande influence dans les différends des principales cours de l'Europe. Cependant elle allait devenir l'asyle et la protectrice d'un illustre fugitif. L'intelligence de cette partie de son histoire exige que nous remontions jusqu'à l'origine de la guerre qui désolait alors l'Italie.
Les empereurs d'Occident se prétendaient souverains de la ville de Rome, et cependant ils venaient à Rome recevoir du pape la couronne impériale; ils la recevaient à genoux; ils se soumettaient à tenir l'étrier du pape, à marcher à pied devant lui, et à conduire sa haquenée par la bride.
La puissance temporelle étant réunie à la puissance spirituelle dans celui qui était l'objet de tous ces respects, il était naturel que le prince se prévalût des hommages rendus au pontife; aussi, tandis que les empereurs voulaient considérer tous ces actes comme des cérémonies de religion, le pape s'obstinait-il à y voir un témoignage de sa suprématie temporelle. Grégoire VII, dont les prédécesseurs n'avaient été élus qu'avec la permission des empereurs[154], qui lui-même avait demandé à Henri IV la confirmation de son élection, Grégoire VII, dis-je, avait excommunié, déposé cet empereur, délié ses sujets du serment de fidélité, l'avait obligé à venir lui-même à Rome demander l'absolution, à se présenter sans suite, pieds nuds, couvert d'un cilice, et à attendre trois jours dans la neige la permission de lui baiser les pieds[155].
Adrien IV avait fait représenter l'empereur Lothaire II à genoux devant Alexandre II, et tenant les mains jointes entre celles du pape. Ce tableau était placé dans une salle où se donnaient les audiences publiques, et, pour qu'on ne se méprît pas sur l'intention, on y avait ajouté cette inscription:
Rex venit ante fores, jurans prius urbis honores
Post homo fit papæ, sumit quo dante coronam.
«Le roi se présente à la porte, jure d'abord de maintenir les priviléges de Rome, se fait l'homme (le vassal) du pape, et reçoit de lui la couronne.»
VI. Frédéric Barberousse, empereur. 1155. Frédéric Barberousse, élevé à l'empire par les seigneurs de l'Allemagne et de la Lombardie[156], ne crut pas pouvoir se dispenser d'une cérémonie qui semblait mettre le sceau à son autorité. Il alla recevoir à Rome la couronne impériale des mains du pape Adrien. L'entrevue des deux augustes personnages fut précédée d'un serment, par lequel ils se promirent de ne pas attenter à la vie l'un de l'autre, ce qui justifie cette réflexion d'un illustre historien[157]: «Telle était alors la confuse anarchie de l'Occident chrétien, que, des deux premiers personnages de cette partie du monde, l'un se vantant d'être le successeur des Césars, l'autre le successeur de Jésus-Christ, et l'un devant donner l'onction sacrée à l'autre, tous deux étaient obligés de jurer qu'ils ne seraient point assassins, pour le temps de la cérémonie.»
L'empereur se soumit à tout le cérémonial qu'exigea l'église romaine. Le premier objet qui frappa ses yeux, en entrant dans le palais pontifical, fut le tableau qui représentait un de ses prédécesseurs dans l'attitude d'un vassal rendant hommage. Il en témoigna du mécontentement, on lui promit de faire disparaître le tableau; mais on n'eut garde de tenir cette promesse[158]. Au contraire un bref lui fut adressé pour lui rappeler qu'il tenait la couronne impériale des mains du pape.
VII. Il se brouille avec le pape. 1157. Ces hauteurs de la cour de Rome ne pouvaient qu'irriter un prince fier et heureux jusque-là. Il renvoya les légats du pape, fit publier qu'il tenait sa couronne de Dieu et des électeurs, que c'était un mensonge de dire qu'elle lui avait été confiée comme un bénéfice, que l'église voulait détruire l'empire, qu'on avait commencé par une peinture insultante, qu'on en venait à des écrits, mais qu'il ne souffrirait point un pareil attentat à son autorité.
Après cette déclaration, il s'avança vers l'Italie avec une armée. Le pape lui envoya des ambassadeurs, pour expliquer d'une manière satisfaisante le sens des expressions qui l'avaient choqué, protestant que, par ces mots, Beneficium imperii romani contulimus, il n'avait nullement voulu donner à penser que l'empereur fût son vassal. Malgré ces explications, Frédéric continua sa marche jusqu'à Plaisance, et convoqua à Roncaille une assemblée d'évêques, de seigneurs et de magistrats, pour déterminer avec précision quels étaient les droits régaliens attachés à sa couronne d'Italie. Des docteurs de l'université de Bologne rédigèrent ce travail. Le savoir des jurisconsultes, la politique des seigneurs, et la conscience des évêques, ne manquèrent pas d'étendre, au lieu de les limiter, ces prérogatives de l'autorité royale; il en résulta que plusieurs droits, dont l'église avait joui jusque alors, furent retenus par l'empereur; ce qui occasionna de nouvelles plaintes de la part du pape, et une correspondance pleine d'aigreur, où celui-ci menaçait Frédéric de la perte de sa couronne. L'empereur lui répondit: Tout ce que vous avez, vous le tenez de la libéralité de mes prédécesseurs: lisez l'histoire, vous y verrez si les vôtres possédaient quelque chose.
VIII. Mort du pape; double élection. Alexandre III et Victor IV. 1159. On négociait avec peu d'apparence d'accommodement[159], lorsque Adrien IV mourut, en 1159. Cette mort, qui délivrait l'empereur d'un pontife ambitieux, lui fournit une occasion favorable en apparence, pour avoir raison des prétentions de l'église romaine.
De vingt-cinq cardinaux assemblés pour donner un successeur à Adrien, vingt-trois réunirent leurs suffrages sur le cardinal Roland Bandinelli de Sienne; il n'y en eut que trois qui lui refusèrent leurs voix, et deux de ces dissidents, soutenus d'une faction populaire[160], nommèrent pape le troisième, qui s'appelait Octavien, de la maison de Frescati.
Cette double élection était déjà un scandale. Elle en occasionna un bien plus grand, lorsqu'il fallut revêtir le nouveau pape de la chape d'écarlate, signe de sa dignité. On allait la placer sur les épaules de Roland, Octavien l'arracha des mains de ceux qui la tenaient, et s'en revêtit avec tant de précipitation, qu'il la mit à l'envers[161]. Un pareil acte de violence pouvait en faire craindre d'autres. Roland et ses adhérents se réfugièrent dans le fort Saint-Ange. Sur-le-champ ils y furent investis et gardés par les partisans d'Octavien, tandis que celui-ci était intronisé dans la chaire de Saint-Pierre, et installé dans le palais pontifical. Après avoir passé neuf jours dans le château, Roland en fut tiré, mais pour être jeté dans une prison, où il resta trois jours. Enfin une partie du peuple lui rendit la liberté, et il alla se faire sacrer à quelques lieues de Rome, sous le nom d'Alexandre III. Son compétiteur, qui avait pris le nom de Victor IV[162], ne put réunir que quinze jours après le nombre de prélats nécessaires pour la même cérémonie.
Les deux compétiteurs commencèrent par s'excommunier réciproquement, mais ces armes spirituelles, quand ils les employaient l'un contre l'autre, cessaient d'être enchantées; aussi les deux papes eurent-ils recours à des armes plus réelles; tous deux écrivirent à l'empereur pour réclamer sa protection.
IX. Concile de Pavie pour prononcer entre les deux compétiteurs. Frédéric se déclare pour Victor IV. 1160. Frédéric, devenu l'arbitre d'une puissance qui avait voulu empiéter sur la sienne, convoqua un concile à Pavie, pour prononcer entre les deux concurrents. Il y appela non-seulement les évêques de ses états, mais ceux de France, d'Angleterre, de Danemark et de Hongrie, et envoya des députés aux deux concurrents, pour les citer et leur ordonner de comparaître.
Ces députés se rendirent d'abord auprès de Roland, que l'empereur dans sa lettre n'appelait point Alexandre, et qu'il ne qualifiait que de cardinal. Au lieu de lui rendre les respects dus à son nouveau titre, ils s'assirent en sa présence, pour exposer l'objet de leur mission. Alexandre refusa noblement de reconnaître l'autorité d'un concile convoqué par un autre que par lui-même, et de soumettre l'église au jugement de l'empereur.
Ce refus fit pencher la balance en faveur de Victor. Les députés, en se présentant devant lui, lui baisèrent les pieds. Il se rendit à Pavie, et le concile, qui se trouvait composé d'environ cinquante évêques et d'un grand nombre d'abbés, et qui délibérait en présence des envoyés des rois de France et d'Angleterre, prononça en sa faveur, à la suite d'une information qui dura sept jours.
L'empereur, après avoir approuvé cette décision, voulut montrer qu'il regardait comme un vain cérémonial tous les respects que les papes avaient exigés jusque-là si impérieusement. Il baisa les pieds de Victor, qui n'était que sa créature, et Victor, assis sur un trône, au milieu du concile, prononça l'anathème contre Roland et ses adhérents.
X. Alexandre III excommunie Frédéric. Alexandre, de son côté, excommunia Frédéric et l'antipape, et délia tous les sujets de l'empereur de leur serment de fidélité. Il n'y eut dans toute l'Allemagne que deux prélats qui se déclarèrent pour Alexandre[163]; aussi dans la suite leur constance fut-elle récompensée par la canonisation. Mais les évêques de France ne s'étaient point rendus au concile; plusieurs reconnurent les droits du pape Roland: il était naturel que la France protégeât celui contre lequel l'empereur s'était déclaré. L'église d'Angleterre hésita plus long-temps, mais finit par suivre cet exemple. Les rois de Hongrie, de Danemark et de Norvège se réunirent au parti de Victor; de sorte que l'Europe se trouva partagée entre les deux compétiteurs qui se disputaient le trône pontifical.
Alexandre III, dans la longue durée de ce schisme, montra une grande fermeté. L'opposition de l'empereur et de presque tous les évêques de l'empire, n'ébranla point son courage. Il semblait avoir sans cesse devant les yeux ces peintures du palais de Latran, où les schismatiques téméraires servent de marchepied aux papes[164]. Il prodiguait les excommunications, les anathèmes, et n'épargnait pas à ses partisans les récompenses spirituelles. Il y en eut qui portèrent l'enthousiasme jusqu'au fanatisme, et on leur attribua le don des miracles. L'un des plus zélés, Pierre, archevêque de Tarentaise, osa, en présence de l'empereur et de l'archevêque de Besançon, qui tenait pour l'antipape, ordonner au peuple de cette ville de prier pour que Dieu convertît l'archevêque, ou qu'il en délivrât l'église. Le peuple se mit en prières, et le prélat schismatique mourut quatre jours après. On conçoit ce que de tels exemples devaient avoir d'influence au XIIe siècle.
De son côté, le pape Victor dominait en Italie, tenait un concile, et excommuniait l'archevêque et la ville de Milan, que l'empereur assiégeait alors, parce que, ainsi que plusieurs autres villes d'Italie, elle voulait secouer le joug de la domination impériale. Cette ville malheureuse fut obligée de se rendre; Frédéric la fit raser, et fit passer la charrue sur les remparts.
Le succès des armes de l'empereur rendait la position d'Alexandre, en Italie, trop périlleuse pour qu'il pût y rester. Il s'embarqua sur des galères du roi de Sicile, et vint aborder en France près de Montpellier, où il fut reçu avec de grands honneurs.
C'était un hôte incommode: le roi Louis-le-Jeune ne tarda pas à s'en apercevoir, et à se repentir de l'appui qu'il lui avait donné. On négocia long-temps avec l'empereur une réconciliation, qui devenait tous les jours plus difficile. Frédéric, partant du principe que Rome faisait partie de ses états, ne voulait point que le roi de France intervînt dans un différend pour le premier siége de la chrétienté. Cependant l'évêque de Lisieux prédisait en chaire que l'empereur se convertirait, confesserait la suprématie de l'église, et se reconnaîtrait redevable envers elle de la couronne impériale.
XI. Mort de Victor IV. Élection de Paschal III. 1164. Rien n'annonçait assurément de pareilles dispositions; car, l'antipape étant mort sur ces entrefaites, les deux seuls cardinaux restés fidèles à son parti résolurent de lui donner un successeur, et en même-temps un nouveau compétiteur à Alexandre. Mais il était difficile que seuls ils fissent une élection qui devait tomber sur l'un des deux. Ils appelèrent à leur secours les schismatiques d'Allemagne et d'Italie, et le cardinal Gui de Crème, nommé pape, prit le nom de Paschal III. L'empereur, qui fut prié de confirmer cette élection, n'avait garde de s'y refuser. Il jura sur l'évangile qu'il reconnaîtrait toujours pour papes légitimes, non-seulement Paschal, mais encore ses successeurs, à l'exclusion d'Alexandre, et de ceux qui pourraient être nommés après lui.
Cependant le clergé de la ville de Lucques, où Victor IV était mort, refusa de l'enterrer, ce qui n'empêcha point qu'il ne se fît des miracles sur le tombeau qui lui fut accordé dans un monastère de campagne. Pour que rien ne manquât de ce qui pouvait caractériser la cour romaine, le pape Alexandre pleura beaucoup la mort de son rival, dont la damnation était indubitable, puisqu'il était mort dans le schisme et l'excommunication.
Cette mort et une ligue qui se forma entre toutes les villes de la Lombardie, pour s'affranchir du joug de l'empereur, ramenèrent beaucoup d'Italiens dans le parti d'Alexandre. Le peuple de Rome, qui ne l'avait pas encore formellement reconnu, y fut déterminé par des largesses, et le pape, voyant ses affaires s'améliorer en Italie, quitta la France, où il avait séjourné près de quatre ans, et arriva à Rome au mois de novembre 1165.
Le nouvel antipape fit à cette époque un acte qui paraissait devoir être réservé à l'autorité du pape légitime; il canonisa Charlemagne, canonisation dont l'église romaine n'a jamais contesté la validité.
XII. Fuite du pape Alexandre III. L'empereur vient se faire couronner une seconde fois par l'antipape. 1167. L'empereur marcha vers l'Italie, dès qu'il sut qu'Alexandre III y était de retour. Son armée se présenta aux portes de Rome, après avoir battu celle du pape, attaqua le château Saint-Ange, mit le feu à l'église Saint-Pierre, et obligea Alexandre à se sauver vers Bénévent sous un déguisement de pélerin. L'antipape vint prendre possession de la chaire apostolique, et l'empereur jugea à-propos de se faire couronner encore une fois. Mais cette armée d'Allemands, campée dans les environs de Rome au commencement du mois d'août, éprouva la funeste influence d'un climat très-malsain dans cette saison. Les ravages de la maladie, furent si rapides que Frédéric se vit obligé de faire partir ses troupes peu de jours après, et de les ramener dans l'Italie septentrionale.
Les excommunications du pape l'y poursuivirent[165], et les villes d'Italie liguées se disposaient à attaquer cette armée déjà vaincue par la maladie. On relevait les murs de Milan, on bâtissait sur la Bormida une ville nouvelle à laquelle on donnait le nom du pape Alexandre[166]. Frédéric se trouvait tellement affaibli qu'il feignit de n'être pas éloigné de reconnaître ce pontife. Pendant qu'on négociait cette réconciliation, il traita avec le comte de Maurienne pour obtenir de ce prince le passage sur ses états. Ce même empereur, qui venait de forcer le pape à fuir de Rome sous un habit de pélerin, se vit réduit, sept mois après, à prendre un déguisement pour passer les Alpes.
L'antipape était resté à Rome, malgré la retraite de Frédéric, ce qui prouverait qu'il avait de nombreux partisans dans cette capitale. Ils furent encore assez puissants pour lui donner un successeur; car Paschal étant venu à mourir, les schismatiques ne se découragèrent pas, et élurent à sa place Jean, abbé de Strum, qui prit le nom de Calixte III.
XIII. Caractère d'Alexandre III. Le pape Alexandre opposait à leur opiniâtreté un de ces caractères fermes, dont le temps ni les revers ne peuvent affaiblir les résolutions. Plusieurs fois des accommodements avaient été négociés entre l'empereur et lui; jamais on n'avait pu le déterminer à la moindre concession.
Il apprit que Thomas, archevêque de Cantorbéry, avait été assassiné. Du fond de sa retraite de Bénévent, il obligea le roi d'Angleterre à faire pénitence publique, à recevoir l'absolution d'un meurtre, auquel ce monarque protestait n'avoir pris aucune part; et, pour enfoncer plus avant le trait de la vengeance, il mit au nombre des saints ce prélat hautain, qui avait porté le trouble dans l'église d'Angleterre, et excommunié deux fois son prince. Ce ne fut pas tout, la guerre civile éclata; le roi eut beau écrire au pape: «Je me jette à vos pieds, je reconnais votre juridiction; mon royaume relève de vous, daignez le protéger et le défendre.» il fallut se soumettre à de nouvelles expiations; il fallut que le roi d'Angleterre, vêtu de haillons, marchant pieds nus dans la boue, allât au tombeau du nouveau martyr, y demeurât prosterné pendant un jour et une nuit entière, observant un jeûne rigoureux, et reçut des coups de verges de la main de tous les prêtres triomphants de cette humiliation[167].
On ne devait pas s'attendre à voir plier un pape qui faisait subir de pareilles pénitences à des rois. Frédéric, voulant essayer encore de le réduire par les armes, revint pour la cinquième fois en Italie. Il eut une action fort vive avec les Milanais et leurs alliés[168]. Ses troupes y furent complètement battues, lui-même, ayant eu son cheval tué sous lui, faillit à perdre la vie ou la liberté, et, sa disparition momentanée augmentant le désordre de son armée, la défaite devint un désastre. Il semblait que la fortune se plût à vérifier toutes les prédictions menaçantes, hasardées par les prêtres acharnés contre lui.
Il y avait dix-huit ans que le pape Alexandre errait d'états en états, faiblement soutenu par les princes, demandant un asyle à l'un, tandis qu'il en excommuniait un autre, chassé plusieurs fois de son église, voyant sans cesse renaître ses compétiteurs, et opposant avec une constance inébranlable toutes les prétentions de la tiare à toutes les forces de l'empire. Ce pape, dit Machiavel[169], qui exerçait au loin une si grande autorité, ne pouvait ni se faire obéir dans Rome, ni même obtenir la permission d'y demeurer, en promettant de ne se mêler que du gouvernement ecclésiastique; tant il est vrai, ajoute cet historien, que les fantômes sont plus imposants de loin que de près.
XIV. Les villes de la Lombardie liguées pour secouer le joug de l'empereur. 1166. Il fallait bien que le concours de quelques circonstances expliquât la longue durée d'une lutte si inégale. Le pape n'avait pas même pour lui le sénat et la noblesse de Rome. Le roi d'Angleterre le craignait, et par conséquent ne le servait pas. Le roi de France fut sur le point de reconnaître l'antipape, et ne donna son suffrage à Alexandre que pour contrarier l'empereur. Aucun de ces rois ne lui fournit un secours de troupes; mais la domination des Allemands était odieuse à l'Italie; la punition de Milan avait appris ce qu'on devait attendre de pareils maîtres. Milan, qui, depuis la destruction de ses murs, s'était entourée d'un large fossé[170], Brescia, Mantoue, Bologne, Vicence, Padoue, Trévise, Vérone, et plusieurs autres villes s'étaient confédérées: «une grande infortune avait fait oublier les anciennes rivalités[171].» Il paraît que la politique des Vénitiens hésita quelque temps entre Frédéric et Alexandre; car, en 1172, ils fournirent à l'empereur une flotte pour l'aider à soumettre Ancône, dont son armée entreprit le siége sans succès; mais bientôt après, Venise, revenant à une des maximes de son invariable politique, qui était d'empêcher, autant que cela pouvait dépendre d'elle, l'établissement de la puissance des empereurs dans son voisinage, accéda à la ligue des villes lombardes. Cette alliance d'une nation indépendante avec des peuples qui voulaient le devenir, n'ajoutait pas seulement à leurs forces; elle était déjà une reconnaissance de leurs droits. Cette ligue des villes lombardes fut le premier élan des peuples du moyen âge vers la liberté, et est un des évènements les plus importants de l'histoire moderne[172].
XV. Nouvelle fuite d'Alexandre III. Il se réfugie à Venise. 1177. La cause du pape se liait naturellement à celle des ennemis de l'empereur. Soit qu'il voulût être plus à portée d'exciter la ligue à de nouveaux efforts, soit qu'il ne se crût pas en sûreté[173] sur le continent de l'Italie, où en effet un édit de Frédéric lui avait interdit le feu et l'eau, défendant, sous peine de la vie, de lui accorder un asyle; il s'embarqua sur l'Adriatique, toucha d'abord à Zara, et arriva ensuite à Venise. Il y garda le plus grand incognito; jusque-là qu'il passa, dit-on, une nuit à la porte d'un monastère, où il fut reçu comme un pauvre prêtre[174]; mais il venait chercher un asyle et des secours à Venise; il fallait bien qu'il se fit connaître. Il fut reçu avec tout le respect dû à sa dignité et à son malheur.
XVI. La république négocie pour le réconcilier avec l'empereur. Réponse de Frédéric. 1177. La république fit partir sur-le-champ des ambassadeurs[175] pour Pavie, où l'empereur était alors, avec la mission de le supplier de rendre la paix à l'église et à l'Italie. Ils en furent très-gracieusement accueillis; mais, lorsqu'ils lui proposèrent de reconnaître la légitimité d'Alexandre, en le réintégrant dans ses droits, Frédéric répondit avec plus de jactance que de grandeur: «Retournez vers votre prince et vers votre sénat, dites-leur que l'empereur des Romains réclame un fugitif et un ennemi; s'ils ne commencent par me le livrer, les Vénitiens se déclarent contre l'empire; je punirai cette offense; je les attaquerai par mer et par terre, et je planterai mes aigles sur le portail de Saint-Marc[176].»
XVII. Les Vénitiens arment pour soutenir la cause du pape. 1177. Il fallut se préparer à repousser les efforts d'un prince très-redoutable, car il arma rapidement une flotte de soixante-quinze galères, dont il donna le commandement à Othon, l'un de ses fils[177]. Venise ne put lui en opposer que trente[178]. Le doge voulut les conduire lui-même contre l'ennemi; et quand il fut sur le point de mettre à la voile, le pape lui ceignit une épée d'or, en invoquant la protection du ciel sur son entreprise.
XVIII. Victoire des Vénitiens. 1177. Les deux armées se rencontrèrent le jour de l'Ascension entre Pirano et Parenzo en Istrie. Celle de l'empereur était composée de bâtiments que lui avaient fournis Gênes, Pise et Ancône. Le combat était inégal, mais le vent était favorable aux Vénitiens; la victoire, vivement disputée, se décida pour eux après six heures de carnage[179]. Le pape vit arriver dans le port quarante-huit galères de cette flotte armée pour sa perte, et le fils lui-même de son ennemi au nombre des prisonniers. On renvoya honorablement ce prince à son père, que le malheur avait rendu plus accessible à de nouvelles propositions de paix. Othon s'en était rendu porteur; Frédéric consentit à ouvrir des conférences.
XIX. Paix. 1177. Cette paix intéressait toute l'Europe. Les rois de France et d'Angleterre y assistèrent par leurs ambassadeurs; tous les seigneurs, tous les prélats de l'Italie, les députés de toutes les villes liguées, accoururent pour se recommander au pape, qui leur dit avec attendrissement: «Vous savez, mes enfants, la persécution que l'église a soufferte de la part de l'empereur, qui devait la protéger. Vous savez que l'autorité de l'église en a été affaiblie, parce que les péchés demeuraient impunis, et les canons sans exécution; nous avons porté la peine de la destruction des églises et des monastères, du pillage, des incendies, des meurtres et des crimes de toutes sortes. Dieu a permis ces maux pendant dix-huit ans, mais enfin il a apaisé la tempête et tourné le cœur de l'empereur à demander la paix. C'est un miracle de sa puissance qu'un prêtre vieux et désarmé ait pu résister à la fureur des Allemands et vaincre sans combattre un prince si redoutable; mais c'est afin que tout le monde connaisse qu'il est impossible de combattre contre Dieu[180].»
Le congrès se tint à Venise. Alexandre fut reconnu pour pape légitime, et rétabli dans tous ses droits[181]. Quant aux villes de la Lombardie, qui avaient supporté le principal fardeau de la guerre, il n'y eut pas moyen de faire leur paix, et l'on convint seulement pour elles d'une trêve de six ans, pendant laquelle l'empereur renonça à exiger leur serment de fidélité. La ligue lombarde se trouvait composée à cette époque de la république de Venise, des villes de Milan, Vérone, Brescia, Bergame, Trévise, Vicence, Padoue, Ferrare, Bologne, Mantoue, Modène, Reggio, Bobbio, Plaisance, Lodi, Côme, Carnesino, Belmonte, Alexandrie, Tortone, Verceil, Novarre, Crémone, Parme, Ravenne et Rimini. Cette trêve qui venait de leur être accordée, ne devint une paix définitive que par le traité de Constance, conclu en 1183[182].
XX. Frédéric vient à Venise, et baise les pieds du pape. 1177. Aussitôt que le traité fut signé, l'empereur s'approcha de Venise. Six cardinaux vinrent recevoir son serment de soumission, et ensuite l'absoudre et le réconcilier avec l'église.
Le lendemain le doge, le clergé allèrent au-devant de lui et le conduisirent jusque sur la place Saint-Marc; là, le pape l'attendait assis à la porte de la basilique, revêtu de ses habits pontificaux, entouré des cardinaux et de prélats; tous les députés du congrès ajoutaient à la pompe de cette cérémonie, et le peuple de Venise jouissait du spectacle d'une paix qui était son ouvrage.
L'empereur, dès qu'il aperçut le pape, se dépouilla de son manteau et vint se prosterner pour lui baiser les pieds. Alexandre, voyant à genoux devant lui le prince qui depuis vingt ans l'avait poursuivi d'asyle en asyle, ne considéra plus que le triomphe de l'église sur une puissance rivale, et s'oublia lui-même jusqu'à mettre son pied sur la tête de l'empereur en prononçant ces paroles d'un psaume: «Je marcherai sur l'aspic et le basilic, et je foulerai le lion et le dragon. C'est devant Pierre que je m'humilie, s'écria Frédéric, et non devant vous. Devant moi comme devant Pierre, s'écria le pontife en appuyant[183].»
XXI. Examen d'un acte de hauteur, attribué à Alexandre. On a révoqué en doute la vérité de ces circonstances; elles sont rapportées par une multitude d'historiens, de prélats, de cardinaux. S'il est vrai que les auteurs contemporains de l'évènement les passent sous silence, une omission n'est pas une dénégation positive, et il faut bien que le fait ait été consacré, au moins par une tradition générale, puisqu'on a pris soin d'en perpétuer le souvenir par la peinture, et par une pierre où étaient gravées les paroles que le pape adressa à l'empereur[184]. La gloire des Vénitiens n'était nullement intéressée à accréditer cette fable, si c'en eût été une. Ceux qui la rapportent ne sont pas tous Vénitiens, il y a parmi eux des Allemands[185], des Français, etc.; et, si on veut absolument tirer une conclusion négative du silence des autres historiens, il faut au moins apprécier leur véracité; or ces auteurs contemporains se réduisent à deux; Romuald, archevêque de Salerne, qui a écrit le voyage du pape à Venise, et l'auteur anonyme des actes d'Alexandre III. Ils ont, il est vrai, supprimé cette circonstance; mais ils en omettent d'autres qu'il est plus difficile de révoquer en doute. Si on s'en rapportait à leur récit, cette paix entre l'empereur et le pape aurait été sollicitée par Frédéric, il n'y aurait point eu de bataille entre sa flotte et celle des Vénitiens, et la république n'aurait pris d'autre part dans cette affaire que l'offre de son territoire pour la tenue du congrès. Enfin il y a des écrivains qui prétendent que Frédéric n'alla jamais à Venise; mais le séjour de ce prince dans cette capitale est constaté par des actes, qui en sont datés et que nous possédons encore[186].
La bataille paraît aussi un de ces évènements dont il est impossible de méconnaître la réalité; on s'accorde à en citer la date, le lieu, les circonstances; on nomme les principaux officiers qui y commandaient de chaque côté, ceux qui furent faits prisonniers: et, quand on voudrait refuser toute croyance aux historiens qui en font mention, quand on voudrait supposer que les peintures qui décorent le palais ducal à Venise, et où toute cette partie de l'histoire de la république est représentée, sont des monuments commandés par la politique, et exécutés par la flatterie, on ne pourrait refuser d'admettre le témoignage de la cour de Rome elle-même, témoignage d'autant plus irrécusable que cette cour a cherché depuis à secouer le joug de la reconnaissance.
XXII. Concessions faites par le pape aux Vénitiens. Origine du droit de souveraineté sur l'Adriatique. Ce témoignage est constaté par trois monuments. Le premier consiste dans les honneurs que le pape accorda au doge de Venise; il lui donna le privilége de faire porter devant lui un cierge allumé, une épée, un parasol, un fauteuil, un coussin de drap d'or, des trompettes et des drapeaux. Ce n'étaient là, si l'on veut, que de vaines concessions honorifiques; mais voici qui porte plus particulièrement le caractère de la reconnaissance. Alexandre donna au doge un anneau en lui disant: «Recevez-le de moi comme une marque de l'empire de la mer; vous et vos successeurs épousez-la tous les ans, afin que la postérité sache que la mer vous appartient par le droit de la victoire et doit être soumise à votre république comme l'épouse l'est à son époux[187].»
Ce n'était point là une libéralité sans conséquence, aussi le gouvernement de Naples en fut-il choqué, et les auteurs napolitains[188] ont écrit contre le droit de souveraineté que la république s'arrogeait sur le golfe Adriatique; il ne faut donc pas s'étonner que l'historien du voyage du pape à Venise en ait passé sous silence plusieurs particularités, puisque cet écrivain était Romuald, archevêque de Salerne, et ambassadeur du roi de Sicile à la suite du pape.
Le second monument est une inscription que Pie IV fit placer dans la salle royale du Vatican; elle était ainsi conçue: «Le pape Alexandre III, fuyant la colère et les persécutions de l'empereur Frédéric, alla dans sa fuite se cacher à Venise. Dès qu'il y fut reconnu, il se vit accueilli par le sénat avec beaucoup d'honneurs. Othon fils de l'empereur fut vaincu et fait prisonnier par les Vénitiens dans une bataille navale. Frédéric, après avoir signé la paix, vint en suppliant adorer le pape et lui jurer foi et obéissance; ainsi le rétablissement du pape dans sa dignité fut un bienfait de la république de Venise[189], l'an 1177.»
Le pape faisait élever ce monument quatre siècles après l'évènement dont il voulait perpétuer la mémoire. Cela prouve bien suffisamment qu'à cette époque on le regardait comme certain, et par conséquent on ne peut pas récuser les témoignages des historiens du XVe et du XVIe siècle.
Il y a plus: le pape Urbain VIII, en 1635, fit enlever cette inscription, qui, suivant l'historien Nani[190], «avait été choisie au temps de Pie IV par une consultation de cardinaux, et qui était tirée d'excellents auteurs, d'anciens documents, d'inscriptions[191], de peintures et de marbres.» La république rappela sa légation, refusa toute audience au nonce du pape, et exigea le rétablissement de l'inscription, ce qui fut accordé par Innocent X.
Enfin il existe un monument plus ancien de deux siècles que l'inscription dont il s'agit et encore plus irrécusable: c'est une déclaration donnée par la cour de Rome, en présence de notaires, des services rendus par la république au pape Alexandre III. Elle est rapportée textuellement dans la chronique de Dandolo. On y lit[192] que le pape Alexandre, forcé, comme David, de fuir la persécution, avait cherché un asyle à Venise sous l'habit d'un simple prêtre, qu'il y fut reconnu et reçu avec de grands honneurs, que, pour toute réponse aux propositions de paix, Frédéric exigea qu'on lui livrât le souverain pontife, et qu'irrité du refus de la république il arma une grande flotte qui fut entièrement détruite, moins par les efforts des Vénitiens, très-inférieurs en nombre, que par la protection divine; qu'enfin l'empereur, confessant sa faute devant le vicaire de Jésus-Christ, vint à Venise se prosterner aux pieds du pape, et implorer son pardon. Il n'y a pas beaucoup de faits de l'histoire du douzième siècle mieux constatés que celui-ci.
XXIII. Retour du pape à Rome. Le doge l'y accompagne. La victoire du pape fut complète, il fut rappelé à Rome, et il eut la satisfaction d'y voir son compétiteur abjurer le schisme à ses pieds. Le doge Ziani suivit le pape dans ce voyage. Si quelqu'un avait le droit d'accompagner Alexandre lors de son entrée à Rome, c'était sans doute celui qui lui en avait ouvert le chemin par la victoire.
XXIV. Situation de la république. 1178. La paix qui venait de se conclure, et le traité de Constance, qui bientôt après en compléta les dispositions, plaçaient Venise dans une situation plus favorable qu'à aucune époque antérieure. Non-seulement c'était un titre à la considération de l'Europe, que d'avoir protégé contre l'empereur le chef de l'église et la liberté des villes d'Italie; mais encore il résultait, de diverses combinaisons amenées par les évènements, des motifs de sûreté et des moyens d'influence pour la république. L'empereur d'Occident avait perdu son autorité dans la péninsule, c'était un voisin dangereux écarté pour long-temps.
Les villes de l'Italie septentrionale, qui venaient d'être affranchies, ne formaient que de petits états, dont aucun ne pouvait donner de l'inquiétude, et qui tous avaient besoin de repos et de protection. Venise était naturellement appelée à devenir leur arbitre.
Le saint-siége lui devait de la reconnaissance. Le roi de Naples, lié avec elle par des traités, et redoutant les Grecs et les Sarrasins, avait d'autant plus d'intérêt de la ménager que lui-même cessait d'être une puissance maritime. L'empire d'Orient, déjà depuis long-temps dans un état de décadence, éprouvait toutes les alternatives de la crainte et de l'irrésolution, redoutant les croisés, recherchant, trompant les Vénitiens, sollicitant leur alliance, les apaisant par des concessions.
Les puissances du midi de l'Europe engagées dans une guerre d'outre-mer, pour laquelle elles ne pouvaient se passer du concours des puissances maritimes, devaient nécessairement acheter l'amitié de celle dont les moyens étaient certainement les plus considérables.
Le patriarche d'Aquilée était un voisin quelquefois incommode, mais ne pouvait être isolément un ennemi bien dangereux.
Le roi de Hongrie était le seul voisin que la république eût à redouter.
Quant à la jalousie des Pisans et des Génois, elle avait ses dangers, mais elle avait aussi cet avantage qu'elle entretenait la république dans cet état d'activité qui conserve et augmente les forces: d'ailleurs Gênes et Pise étaient encore plus acharnées l'une contre l'autre qu'ennemies des Vénitiens, et elles étaient sur le point de commencer entre elles une guerre d'extermination, pour la possession de la Corse et de la Sardaigne.
Si l'on considère que, depuis sa fondation, Venise n'avait éprouvé que des revers passagers, comme des batailles perdues, des calamités naturelles, mais qu'elle n'avait pas encore appris à signer des traités désastreux; que sa puissance était toujours allée croissant; que son gouvernement prenait de la stabilité, tandis que plusieurs états voisins n'étaient pas même fixés sur le choix du leur; qu'enfin son commerce s'agrandissait de jour en jour, et que ce moyen d'augmenter la richesse, la population, les forces d'un état, était inconnu de toutes les autres nations européennes, on entrevoit que la puissance relative de la république s'était accrue plus rapidement encore que sa prospérité, et on doit s'attendre à la voir jouer un rôle important dans les vicissitudes que la fortune préparait au monde.
XXV. Règne d'Orio Malipier. 1178. Nouvelle forme d'élection. Sébastien Ziani étant mort peu de temps après son retour de Rome à Venise, on eut à procéder à l'élection de son successeur. Il n'entrait pas dans les vues de ceux qui avaient la plus grande influence dans les affaires d'appeler le peuple à cette élection; mais on prévit les inconvénients qu'il y avait à en charger un petit nombre d'électeurs. Ce fut là que commença ce nouveau système d'élection, qui s'est tant compliqué depuis dans le gouvernement de Venise. Le grand conseil choisit à la pluralité des voix quatre commissaires, ceux-ci nommèrent chacun séparément dix électeurs, et le choix de ces quarante électeurs se fixa sur Orio Malipier, le même qui avait refusé le dogat après la mort de Vital Michieli.
Ce changement dans la constitution de la république fut suivi de quelques autres innovations. Il avait été réglé, au commencement du règne précédent, que les six conseillers intimes du doge représenteraient les six quartiers de la capitale. Il y a apparence qu'on avait éludé l'obligation de les choisir chacun dans un quartier différent, puisqu'on fut obligé de faire un réglement, par lequel il était décidé que nul ne pourrait être élu que pour le quartier dans lequel il faisait réellement sa résidence.
XXVI. Création des avogadors. Deux grandes assemblées, le sénat qui était composé de soixante membres, et le conseil général qui l'était de près de cinq cents, étaient appelées à prononcer sur tous les grands intérêts de l'état; mais les assemblées sont sujettes à se laisser entraîner par la passion au-delà des formes ou des lois existantes; on sentit la nécessité d'un pouvoir régulateur ou modérateur, qui réclamât, dans l'intérêt des lois, même devant l'autorité suprême. On créa, sous le nom d'Avogadors, trois magistrats, pour représenter la partie publique, non-seulement dans les délibérations sur les affaires de l'état, mais encore dans les causes des particuliers. Devant les tribunaux, ils réglaient la compétence, ils défendaient les intérêts publics dans les affaires civiles, et poursuivaient l'accusation dans les affaires criminelles. Devant les conseils, ils requéraient la constante observation des lois et des formes, ils s'opposaient à la publication des ordonnances qui y étaient contraires. La présence de l'un d'eux au moins était nécessaire, pour la validité des délibérations du grand conseil et du sénat; ils étaient dépositaires de tous les actes de la législation; ils poursuivaient le paiement des amendes pécuniaires auxquelles les fonctionnaires pouvaient être condamnés. Enfin, relativement aux magistrats, leur pouvoir s'étendait jusqu'à mettre opposition à la prise de possession des charges, lorsque ceux qui y avaient été nommés, étaient susceptibles de quelque reproche.
Il y a des historiens qui font remonter l'institution de cette magistrature à l'époque de l'assassinat du doge Pierre Tradenigo, c'est-à-dire en 864. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle s'est maintenue jusqu'à ces derniers temps dans toutes ses attributions. Les avogadori di commun, c'est-à-dire les avocats de la commune, étaient dans l'origine au nombre de trois; ce nombre fut doublé dans la suite; mais il n'y en avait que trois en exercice; ils alternaient et l'exercice était de seize mois. Ils étaient élus par le grand conseil, sur la présentation du sénat; leur veto suspendait l'exécution des actes de tous les magistrats et même du sénat et du grand conseil; la durée de cette suspension était d'un mois et un jour; ils pouvaient la renouveler jusqu'à trois fois, et après ce temps ils désignaient eux-mêmes le corps auquel ils en appelaient, pour y faire juger les motifs de leur opposition. Il n'y avait à cet égard d'exception que pour les actes du grand conseil, lesquels, émanant du corps souverain, ne pouvaient être réformés que par le grand conseil lui-même.
Le droit de s'opposer à l'entrée en charge de ceux qui avaient été élus à quelques fonctions publiques, s'était étendu jusqu'à les suspendre de l'exercice de ces mêmes fonctions; mais seulement dans les trois circonstances d'incapacité légale, d'accusation criminelle, et de dette envers le trésor public.
Ils étaient chargés des fonctions de gouverneur dans la capitale, veillaient à la tranquillité publique, et jugeaient sommairement toutes les petites affaires de police.
Ils avaient un droit sur les confiscations qu'ils faisaient prononcer et sur les amendes.
Enfin plus tard, ils furent chargés de tenir les registres où étaient inscrits les mariages des nobles et les naissances de leurs enfants.
XXVII. Expédition infructueuse contre Zara. Le premier évènement du règne de Malipier fut une expédition contre Zara. Les citoyens se cotisèrent pour subvenir aux frais de cet armement, qui donna lieu à l'établissement d'un droit d'entrée dans le port de Rialte[193]: ces offres patriotiques s'élevèrent à 1150 marcs d'argent, et on voit par un diplôme conservé dans la chronique de Sanuto que le marché de Rialte fut engagé aux prêteurs pour la sûreté du prêt; mais on ne réussit point cette fois à faire rentrer cette colonie sous la dépendance de la république, et d'autres intérêts firent remettre à un autre temps une seconde tentative.
XXVIII. Troisième Croisade. Prise de Saint-Jean-d'Acre. 1191. Le pape, replacé à la tête de toutes les puissances de la chrétienté, ne négligeait aucun moyen de ressaisir son influence, et faisait prêcher une troisième croisade. Tout l'Orient était alors dans la confusion et presque dans l'anarchie. Le trône impérial avait été usurpé par Andronic; celui de Jérusalem envahi par Gui de Lusignan; Saladin le soudan d'Égypte avait profité des divisions des chrétiens dans la Palestine; la victoire de Tibériade lui avait ouvert les portes d'Acre et de Jérusalem. L'Europe armait pour la délivrance de la Syrie; l'empereur Frédéric allait expier en Orient ses torts envers le saint-siége. Les Vénitiens, que l'inimitié de Manuel Comnène avait privés de tous leurs établissements dans l'Archipel et dans la mer Noire, venaient d'être rétablis dans leurs anciens droits par l'usurpateur du trône de Constantinople, qui avait intérêt de les ménager[194]. Un nouveau traité d'alliance offensive et défensive[195] venait d'unir l'empire grec et la république. Toujours occupée d'étendre son commerce, elle voulut concourir au succès de la croisade: sa flotte arriva devant St.-Jean-d'Acre au moment où Gui de Lusignan, qui en avait commencé le siége, se trouvait lui-même presque bloqué par Saladin, accouru pour dégager cette place.
Le siége d'Acre fut très-meurtrier; il fallut neuf fois livrer bataille à Saladin. La rivalité de Lusignan et du marquis de Montferrat, celle du roi de France Philippe-Auguste avec le roi d'Angleterre Richard-Cœur-de-lion, prolongèrent pendant près de trois ans les discordes et le siége. Les maladies enfin consumaient cette armée, et probablement la ville ne se serait pas rendue, si le soudan n'eût été obligé de l'abandonner à elle-même. On la prit par capitulation en 1191: les Vénitiens furent rétablis dans la possession du quartier qui leur avait été assigné après la première conquête, et aussitôt leur flotte rentra dans ses ports.
Le doge avait montré, lors de sa première élection qu'il n'ambitionnait point cette dignité; l'expérience ne l'y avait pas attaché davantage; il abdiqua pour embrasser la vie monastique. On remarqua que, pendant l'interrègne, les conseillers du doge s'établirent dans le palais ducal[196]: cet usage qui s'est maintenu depuis, était propre à rappeler aux peuples que le prince n'était que le magistrat de la république.
LIVRE IV.
Règne de Henri Dandolo.—Nouvelle croisade.—Prise de Zara.—Excommunication des Vénitiens, 1192-1203.—Conquête de Constantinople.—Partage de l'empire grec, 1203-1205.
I. Henri Dandolo, doge. 1192. Les suffrages des quarante électeurs se réunirent sur Henri Dandolo, cet ambassadeur que Manuel Comnène avait voulu priver de la vue. Il y a apparence que Dandolo n'était pas dans un état de cécité complète, car il serait difficile de concevoir qu'absolument aveugle, il eût pu entreprendre, comme on le verra bientôt, de commander une armée, et de diriger une conquête. C'est déjà une chose assez remarquable de voir un prince plus que nonagénaire[197] se mettre à la tête d'une expédition lointaine.
II. Guerre contre les Pisans. Une entreprise des Pisans fournit à Dandolo une première occasion de signaler la vigueur de son caractère et l'activité de son administration. Les Pisans, qui avaient une part considérable au commerce de la Méditerranée, ne pouvaient voir sans inquiétude Venise s'arroger un droit presque exclusif de navigation dans le golfe Adriatique. La flotte de la république était alors désarmée, ils profitèrent de ce moment pour tenter un coup-de-main, qui avait plutôt l'air d'une insulte que d'un projet d'établissement. Quelques-uns de leurs vaisseaux arrivèrent à l'improviste sur la côte d'Istrie, mirent des troupes à terre et s'emparèrent de la ville de Pola.
Il n'y avait aucune apparence qu'ils pussent s'y maintenir; aussi vit-on partir sur-le-champ une escadre vénitienne, qui vint les attaquer dans la rade de Pola, détruisit plusieurs de leurs vaisseaux et poursuivit les autres jusques sur les côtes de la Morée. Le pape, qui voulait sans cesse ramener les forces des chrétiens vers l'Orient, se hâta de se porter pour médiateur entre les deux républiques. L'ambition des Vénitiens se dirigeait toujours vers le Levant. Ils conclurent, en 1196, avec les princes qui régnaient alors sur les côtes de la mer Noire, un traité de commerce qui leur assurait quelques priviléges et le droit d'avoir un consul à Tana, à Trébisonde et dans l'Arménie[198].
III. Quatrième croisade. 1199. On préparait une nouvelle croisade, qui avait pour chefs des seigneurs ou princes français, parmi lesquels on remarquait Baudouin comte de Flandre, Louis comte de Blois, Geoffroy comte du Perche, Henri comte de S. Paul, Simon de Montfort, deux comtes de Brienne, Mathieu de Montmorency. Les barons français traitent avec la république pour le transport de leur armée. 1201. Le voyage était long, le passage sur les terres de l'empire grec n'était pas sans danger. Pour arriver avec toutes ses forces, il fallait nécessairement arriver par mer. On se décida à traiter avec les Vénitiens, pour que leur flotte transportât l'armée des croisés dans la Terre-Sainte. Les seigneurs envoyés pour conclure ce traité évaluaient cette armée à quatre mille cinq cents chevaliers, ayant chacun deux écuyers, et à vingt mille hommes d'infanterie. Il s'agissait donc de transporter plus de trente mille hommes, et plusieurs milliers de chevaux.
C'était le sujet d'un marché plutôt que d'un traité; mais la république ne pouvait guères fournir un si grand nombre de vaisseaux sans devenir l'auxiliaire, l'alliée des croisés: ceux-ci, dans leur impatience d'accomplir leur vœu, ne se montrèrent point difficiles sur les conditions; on fut bientôt d'accord. Cependant le gouvernement vénitien jugea nécessaire de soumettre ce traité à la sanction du peuple, n'osant pas apparemment risquer, sans son aveu, une expédition lointaine, dont plus d'une expérience rendait le succès douteux. On assembla le peuple; on célébra l'office divin, et les seigneurs, députés par les croisés de France, parurent devant la foule immense qui remplissait l'église et la place de Saint-Marc.
L'un d'eux, Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, qui a écrit l'histoire de cette expédition, harangua en ces termes: «Seigneurs, les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont envoyés vers vous: ils vous crient merci; qu'il vous prenne pitié de Jérusalem, qui est en servage des Turcs; que pour Dieu vous veuillez les accompagner, afin de venger la honte de Jésus-Christ. Ils ont fait choix de vous, parce qu'ils savent que nul n'est aussi puissant que vous sur la mer. Ils nous ont commandé de nous jeter à vos pieds, de ne nous relever que lorsque vous nous aurez octroyé notre demande, et que vous aurez pris pitié de la Terre-Sainte d'outre-mer[199].»
Alors les six députés s'agenouillèrent en pleurant beaucoup, et le doge et tous les autres s'écrièrent d'une commune voix, en levant leurs mains au ciel, «Nous l'octroyons, nous l'octroyons.»
Le traité fut signé et juré le lendemain, et l'on convint que l'expédition se dirigerait d'abord sur l'Égypte.
Les Vénitiens prirent un délai d'un an, pour équiper les vaisseaux nécessaires. Ils s'engagèrent à fournir des vivres à l'armée pendant neuf mois. Le prix de ce service fut réglé à deux marcs d'argent par homme, et quatre par cheval, ce qui faisait quatre-vingt-cinq mille marcs d'argent, représentant environ quatre millions et demi de la monnaie actuelle, à une époque où le septier de bled valait de cinq à six sols, le marc d'argent cinquante et quelques sols, et, par conséquent, quatre-vingt-cinq mille marcs d'argent, plus de neuf cent mille septiers de bled.
La république ne borna pas ses spéculations à ce marché: elle stipula que cinquante de ses galères seconderaient les opérations de l'armée, sous la condition que le butin et les conquêtes seraient partagés également entre les Vénitiens et les Français[200].
IV. Défense du pape d'employer les forces de la croisade contre les chrétiens. Après avoir juré l'observation de ce traité sur les saints évangiles, on voulut lui donner encore plus de solennité en le soumettant à l'approbation du pape. Innocent III, qui régnait alors, était bien éloigné de refuser cette approbation; mais, pour s'assurer encore davantage de l'exécution du plan qui venait d'être arrêté, il défendit expressément aux croisés d'employer leurs armes contre les chrétiens, et même dans le cas où ceux-ci opposeraient quelque obstacle au passage de l'armée, de les attaquer avant d'avoir pris les ordres du saint-siége[201].
V. Embarras des barons pour payer la somme convenue. 1202. En signant l'engagement de payer 85,000 marcs d'argent, les députés des pélerins avaient moins consulté leurs moyens que leur zèle. Les princes, les barons arrivèrent successivement; mais quelques-uns des principaux croisés étaient morts, notamment Thibaut comte de Champagne. D'autres avaient renoncé à cette entreprise; plusieurs avaient pris une autre direction; de sorte qu'il ne se trouvait pas au rendez-vous plus de la moitié des seigneurs qui, dans le principe, avaient promis de coopérer à cette expédition. Tous ensemble n'avaient pas la somme promise, et qui devait être payée d'avance. La cotisation des croisés n'en fournit guères que la moitié; les chefs engagèrent leur vaisselle, leurs effets les plus précieux; et malgré ces efforts, il s'en fallait encore de trente-quatre mille marcs qu'ils n'eussent acquitté la somme stipulé[202].
VI. Le doge leur propose d'aider la république à soumettre Zara. Cependant les vaisseaux étaient prêts, les croisés impatients de partir, et les Vénitiens bien décidés à ne pas leur faire crédit. Convaincu de l'insuffisance de leurs ressources pécuniaires, le doge proposa aux barons d'obtenir un délai pour payer leur dette, en aidant la république à faire rentrer Zara sous son obéissance. C'était leur proposer une guerre contre le roi de Hongrie, à qui cette ville s'était donnée. Les ordres du pape s'y opposaient formellement; plusieurs croisés manifestèrent des scrupules; le cardinal-légat, qui était alors à Venise, voulut s'opposer à cette expédition; mais Dandolo représenta, avec fermeté, que le pape n'avait point le droit et ne pouvait avoir l'intention de protéger une ville rebelle: que si on n'était maître de Zara avant de commencer l'entreprise, les vaisseaux de cette ville ennemie pourraient intercepter les communications entre Venise et la Palestine; qu'enfin c'était la seule condition à laquelle la république pût permettre le départ de sa flotte, et que, quant au cardinal, s'il voulait s'embarquer, il serait reçu sur les vaisseaux comme prédicateur de la croisade, mais non avec le caractère de légat.
Cette déclaration énergique leva les difficultés, le cardinal partit pour Rome, et les croisés se déterminèrent à commencer leur pélerinage par le siége de Zara.
VII. Dandolo prend le commandement de la flotte. Départ de l'armée. 1202. On était alors au mois d'octobre 1202; tout était prêt pour le départ. Le marquis de Montferrat avait été élu par les barons français pour commander l'armée; il ne restait qu'à désigner celui qui devait commander la flotte. Après qu'on eut fait des prières pour le succès de l'expédition, le doge monta dans la tribune de l'église de Saint-Marc, et en suppliant la république de lui permettre de prendre la croix, déclara qu'il était prêt à se mettre à la tête de l'armée vénitienne et à accompagner les croisés, non-seulement à Zara, mais par-tout où les conduirait leur zèle, heureux s'il pouvait trouver le terme d'une vie déjà si longue en combattant pour la délivrance du tombeau du Sauveur.
Une pareille résolution dans un vieillard de quatre-vingt-quatorze ans, qui conservait toute l'énergie de l'âge mûr, ne pouvait qu'exciter une admiration mêlée d'attendrissement; il descendit de la tribune au milieu des acclamations, alla se mettre à genoux devant l'autel, et se fit attacher la croix sur son bonnet ducal. Son fils, Renier Dandolo, fut nommé pour le suppléer pendant son absence. Venise vit partir le doge déployant l'étendard de Saint-Marc, sur une flotte de près de 500 voiles qui portait une armée d'environ quarante mille hommes[203] et une illustre noblesse dont les écus pendaient sur le bord des navires et dont les bannières flottaient au haut des mâts[204]. VIII. Siége et prise de Zara. Commencer le siége de Zara, c'était entreprendre de soumettre un peuple révolté pour la quatrième fois, d'autant plus déterminé à la résistance, qu'il en avait déjà éprouvé la possibilité et qu'il se sentait moins digne de pardon; c'était attaquer un prince puissant, qui, en sa qualité de chrétien et de croisé lui-même, devait être protégé par le saint-siége; c'était enfin braver les foudres de Rome.
Zara avait une enceinte garnie de fortes tours et était défendue par une garnison hongroise. Le port était fermé par une chaîne de fer, il fallait forcer ce passage pour compléter l'investissement de la place. La flotte vénitienne rompit cet obstacle. On se disposait à l'assaut; les chefs de l'armée étaient assemblés pour en concerter l'exécution, lorsque Gui, abbé Du vaux de Sernay, l'un des croisés, se présenta dans l'assemblée, une lettre du pape à la main: «Au nom du saint père, dit-il, je vous défends d'attaquer cette ville; elle est habitée par des chrétiens, elle appartient à un prince croisé, vous l'êtes vous-mêmes, et si vous bravez la défense, vous n'êtes plus que des excommuniés.» Cette menace ébranla plusieurs des chefs; le comte de Montfort déclara qu'il ne pouvait désobéir au pape; mais les Vénitiens s'emportèrent contre l'orateur jusqu'à mettre sa vie en danger, s'opposèrent à ce qu'on lût la lettre d'Innocent III, et sommèrent les Français de tenir leurs engagements. Il fallait manquer à sa parole ou à l'obéissance due au saint père. La plupart de ces chevaliers jugèrent que, pour eux, le premier devoir était de montrer leur vaillance. Les assauts furent donnés, répétés pendant cinq jours, et les assiégés, qui avaient suspendu des croix autour de leurs murailles, désespérant de résister à des attaques si vives et si continues, se rendirent à discrétion. On ne leur laissa que la vie.
IX. Discorde entre les Français et les Vénitiens. La ville fut livrée au pillage et démantelée. Il y avait trois jours qu'on la saccageait, lorsqu'une querelle s'alluma entre les vainqueurs. Le partage du butin, ou la distribution des logements, en fut la cause; on se battit avec fureur pendant une nuit entière; Ils sont excommuniés par le pape. les deux partis perdirent beaucoup de monde, mais les Vénitiens, fort inférieurs en nombre, furent les plus maltraités. Le doge et les principaux chefs de l'armée française, se précipitèrent parmi les combattants pour les séparer. Il fallut huit jours de négociations et d'efforts pour faire cesser l'effusion du sang.
Il était naturel de voir dans cette discorde une juste punition de la désobéissance dont les croisés s'étaient rendus coupables envers le saint-siége. Le pape, qui jugeait les Français plus disposés à la soumission que les Vénitiens, leur adressa des reproches sévères. Les premiers députèrent vers lui un évêque et trois chevaliers, pour s'excuser sur la nécessité où ils s'étaient trouvés de remplir leurs engagements envers leurs alliés, sans le concours desquels ils ne pouvaient accomplir leur pieuse entreprise. Ils le suppliaient de les relever des censures qu'ils avaient encourues, et lui demandaient ses ordres sur la conduite qu'ils devaient tenir désormais avec les Vénitiens.
La réponse du pape fut qu'ils pouvaient continuer de se servir des vaisseaux de la république, mais à condition qu'ils se sépareraient le plutôt possible d'un peuple assez endurci dans sa désobéissance pour ne pas même demander l'absolution; que, quant à eux, avant d'être absous, il fallait qu'ils restituassent tout le butin qu'ils avaient fait, et renouvelassent leur serment de soumission à l'église. Les croisés français demandèrent humblement et obtinrent leur pardon. Il n'en fut pas de même des Vénitiens: ce vieillard nonagénaire qu'ils avaient à leur tête opposa toujours la plus respectueuse fermeté aux prétentions de la cour de Rome, soutint qu'elle n'avait pas dû s'immiscer dans les affaires de la république, et ne daigna pas même solliciter l'absolution des censures[205].
La saison était trop avancée pour qu'au jugement des gens expérimentés, il fût prudent de commencer une campagne de mer sur une côte ennemie; on résolut de faire hiverner la flotte dans le port de Zara. Pendant le séjour que les croisés y firent, on vit arriver une ambassade qui réclamait leur concours pour une expédition bien différente de celle pour laquelle ils avaient pris les armes.
X. Révolutions de Constantinople. L'empire de Constantinople passait depuis long-temps d'usurpateur en usurpateur: les Comnène ne méritaient pas un autre nom; mais comme il n'y a rien de si rare qu'un pouvoir dont l'origine soit absolument pure, on appelait légitime ce qui était injuste depuis quelque temps. L'odieux Manuel[206] avait laissé le trône à son fils âgé de neuf ans. Andronic son cousin parvint à s'y asseoir auprès de cet enfant, à qui il fit signer l'arrêt de sa mère et qu'il priva enfin de la vie. Cet Andronic, quand il eut consommé l'usurpation de l'empire, prouva par son administration qu'il n'en était pas indigne. Il établit un ordre sévère dans les finances, se montra fort habile au choix des gouverneurs et des magistrats, pesa les petits et les grands dans la même balance, mit fin aux disputes de religion, éleva des monuments utiles, et honora les savants, quoiqu'il n'eût qu'une légère teinture des sciences[207].
Sous lui, dit Nicétas, chacun se reposait avec sécurité à l'ombre de ses arbres, et se nourrissait de leurs fruits; et ceux qui avaient été ensevelis sous les malheurs des temps précédents, se réveillèrent au commencement de son règne. Déjà vieux, il épousa Anne de France, âgée de onze ans, qui avait été promise à Alexis. Peut-être, s'il eût régné quelques années de plus, le vaisseau de l'état aurait-il évité le naufrage. Mais bien qu'Andronic eût cru devoir faire légitimer son usurpation par le patriarche et par un concile, il n'en fut pas moins précipité d'un trône qu'il devait à des crimes.
Isaac Lange, qui l'y remplaçait, le livra à la fureur d'une populace inconstante. On ne peut retracer toutes les barbaries qui furent exercées sur ce grand coupable, qui d'ailleurs avait montré de l'habileté dans le gouvernement. Après lui avoir meurtri les joues, arraché la barbe, cassé les dents, crevé un œil, et coupé la main droite, on le promena dans Constantinople, pour lui faire éprouver tous les outrages, et on le pendit par les pieds: ce supplice dura trois jours.
Le nouvel empereur, qui permettait ces atrocités, était un lâche, qui fut privé de l'empire et de la vue, et jeté dans une fosse par son frère Alexis. C'était cet Alexis qui régnait depuis quelques années à Constantinople, lorsque les croisés s'embarquèrent pour délivrer les lieux saints.
Un jeune homme, fils d'Isaac, échappé de la prison où son oncle les avait renfermés, parcourait l'Europe, en cherchant des vengeurs à son père. Ce prince s'appelait aussi Alexis. Il s'était adressé au pape, aux Vénitiens, aux croisés, sans en rien obtenir qu'une pitié stérile. Venise devait peu d'affection à cette famille, parce qu'entre les fautes que les princes de ce nom avaient à se reprocher, c'est-à-dire parmi beaucoup d'actes de cruauté, de duplicité, d'avarice et de vanité ridicule, ils avaient opprimé les peuples, pour subvenir à des profusions inouies, et n'avaient pas épargné dans leurs extorsions la colonie vénitienne, qu'ils avaient mise plus d'une fois aux mains, dans Constantinople même, avec la colonie des Pisans[208]. Les princes de l'Occident, sollicités par le jeune Alexis, se bornèrent à lui donner le conseil de réclamer les secours de l'empereur Philippe de Souabe, son beau-frère. On lui avait fait entendre que, si l'empereur voulait joindre ses forces à celles des croisés, pour la conquête de la Palestine, ceux-ci reconnaîtraient ce secours, en lui fournissant le leur pour replacer Isaac sur le trône.
XI. Arrivée à Zara des ambassadeurs du fils d'Isaac Lange, empereur d'Orient détrôné. 1203. Les ambassadeurs qui arrivèrent à Zara venaient de la part de Philippe. Admis à l'audience dans le palais du doge, où les chefs de l'armée s'étaient assemblés, ils dirent: «Nous sommes envoyés vers vous par le roi des Romains; il désire vous confier le jeune prince son beau-frère. Vous avez entrepris une expédition périlleuse pour soutenir les droits de la justice; c'est remplir votre vœu que de venger un opprimé. Qu'est-il de plus équitable que de rétablir dans leurs biens ceux qu'on en a privés? Que si vous secourez le prince de Constantinople, il vous offre ce qui peut contribuer le plus efficacement au bien de l'église et à la conquête de la Terre-Sainte. Premièrement, si Dieu permet que vous rétablissiez Alexis dans son héritage, ce prince remettra toute l'église d'Orient sous l'obéissance de l'église romaine, dont elle est depuis si long-temps séparée; en second lieu, instruit que vous avez fait déjà de grands sacrifices pour votre entreprise, il vous paiera deux cent mille marcs d'argent, et vous fournira des vivres pour toute votre armée. Lui-même il vous accompagnera en Égypte; ou, si vous le préférez, il y enverra dix mille hommes à sa solde, qu'il y laissera pendant un an. Tant qu'il vivra, il entretiendra cinq cents chevaliers pour la défense de la Terre-Sainte. Telles sont les conditions que nous sommes autorisés à vous offrir.»
XII. Ils proposent aux croisés de rétablir Isaac. Division à ce sujet. Ainsi on proposait aux croisés une nouvelle infraction des défenses du pape. Il fallait encore aller attaquer un prince chrétien, qui, à dire vrai, avait envahi le trône, mais le trône d'un usurpateur; et la conquête de l'empire grec n'était considérée que comme un préliminaire, un épisode de la délivrance de la Terre-Sainte.
Les uns s'écrièrent que c'était violer son vœu et mériter l'excommunication une seconde fois; les autres répondirent que, pour accomplir ce vœu, il n'y avait pas de meilleur moyen que de s'assurer l'alliance de l'empereur grec; et que, pour obtenir sa coopération, il fallait le rétablir sur son trône. Les pélerins disputèrent là-dessus avec tant de chaleur qu'ils s'aigrirent et se divisèrent; plusieurs quittèrent une armée qui se mettait en révolte déclarée contre le souverain pontife; cinq cents, pour s'éloigner, se jetèrent à-la-fois dans un bâtiment qui coula à fond.
XIII. Les Vénitiens et après eux l'armée, embrassent cette cause. Ces défections affaiblirent considérablement l'armée. Mais les Vénitiens, qui ne considéraient pas les défenses du pape à cet égard comme légitimes, et qui avaient à Constantinople de bien autres intérêts que dans la Palestine, insistèrent si fortement, que le traité proposé au nom de l'empereur d'Allemagne fut signé. Ils avaient deux griefs principaux contre l'empereur de Constantinople. Manuel Comnène, lorsqu'il s'était réconcilié avec eux, après avoir confisqué leurs vaisseaux et leurs marchandises, leur avait promis une indemnité de 1,500 mille bisans d'or. Ses successeurs avaient négligé le paiement de cette dette, il restait 200 mille bisans à payer. Mais, ce qui était encore plus digne du ressentiment des Vénitiens, ces empereurs avaient montré de la partialité en faveur des Pisans, et leur avaient accordé de grands priviléges[209]. Il y a des historiens à-peu-près contemporains[210] qui expliquent d'une autre manière cette détermination des Vénitiens; ils l'attribuent à la corruption au moins autant qu'à la haine. Selon eux, le sultan Maleck-Adel, pour détourner l'orage qui paraissait menacer l'Égypte, avait envoyé à Venise des sommes considérables. La chose n'est pas impossible, mais elle n'est pas prouvée, et il ne serait pas impossible non plus que la cour de Rome, dont ils transgressaient les ordres, et les chrétiens de la Palestine, abandonnés par ceux qu'ils croyaient leurs défenseurs, eussent accrédité cette calomnie.
Tout le monde envoya à Rome; les uns pour justifier cette nouvelle entreprise, les autres pour la faire condamner. L'usurpateur du trône de Constantinople lui-même, dans l'espoir de conjurer l'orage, s'adressa au pape. Innocent III aurait bien voulu ramener l'empire grec à son obéissance, et devenir l'arbitre de ce grand différend; il ordonna de nouveau aux croisés d'aller droit au secours de la Terre-Sainte, et renouvela ses menaces d'excommunication. Les menaces restèrent sans effet. La flotte mit à la voile le 7 avril 1203, après avoir achevé la démolition des murs de Zara, au mépris de la protection que le pape avait accordée à cette ville.
XIV. Arrivée de l'armée d'Alexis, fils d'Isaac. Le rendez-vous de l'armée avait été assigné à Corfou. On y vit avec joie arriver le jeune Alexis, suivi d'un assez grand nombre de seigneurs allemands qu'il avait recrutés à la cour de Philippe. Le prince de Constantinople, qui jusque-là n'avait obtenu que des consolations et des conseils à Rome, à Venise, et même à la cour de son beau-frère, fut si touché de voir une armée de vaillants hommes décidés à embrasser sa cause qu'il se jeta aux pieds du doge et du marquis de Montferrat, pour leur exprimer sa reconnaissance. Infortuné! qui ne savait pas combien il est dangereux d'implorer le bras d'autrui pour reconquérir une couronne!
XV. Arrivée de l'armée des croisés devant Constantinople. 1203. Quoique les projets des croisés contre l'empire grec fussent publics depuis plusieurs mois, quoiqu'il y eût, dit-on, seize cents bâtiments dans le port de Constantinople, l'armée ne rencontra aucun obstacle dans sa route, les îles où elle prit terre se rendirent sans résistance et reconnurent pour empereur Isaac, père du jeune Alexis. Cet empire déjà affaibli par de si longues divisions, l'était encore plus par une administration honteuse. L'empereur Alexis n'avait d'abord parlé qu'avec dérision des préparatifs des Latins, et avait dédaigné d'en faire. Plongé dans la mollesse, il laissait les rênes de l'état à un beau-frère, qui avait vendu à son profit tous les approvisionnements de la marine, et à des eunuques, qui ne voulurent jamais souffrir qu'on abattît des arbres dans les forêts réservées pour les chasses du prince[211]. Quand le bruit des armes ennemies parvint jusque dans ces jardins où l'empereur, au milieu des voluptés, échappait aux murmures de son peuple; quand les courtisans effrayés n'osèrent plus prolonger l'illusion, on fit accourir à la hâte des troupes des provinces voisines, on voulut armer une flotte, mais il n'était plus temps; les vaisseaux étaient sans agrès, sans matelots; et la ville impériale, alors certainement la plus grande du monde civilisé, vit la flotte vénitienne se déployer sans obstacle, et débarquer au pied de ses murs un nouvel empereur.
Ce fut à la fin de juin que cette armée se présenta à l'entrée du canal des Dardanelles: on se rallia devant Abydos, les cinq cents voiles défilèrent dans le détroit, couvrirent le bassin de la Propontide et vinrent, les bannières déployées, longer les murs de Constantinople de si près que plusieurs vaisseaux reçurent et envoyèrent des décharges de traits et de pierriers.
En voyant cette superbe ville, ses dômes, ses palais, ses hautes murailles, les quatre cents tours qui les couronnaient, et le peuple innombrable dont elles étaient couvertes: «Il n'y eut là, dit un témoin oculaire, cœur si assuré ni si hardi qui ne frémît, et non sans raison, vu que, depuis la création du monde, jamais une si haute entreprise ne fut faite par un si petit nombre de gens, et chacun jeta les yeux sur ses armes[212].»
XVI. Les croisés débarquent sur la côte méridionale du Bosphore. L'armée débarqua sur la côte méridionale du Bosphore; de là on voyait, sur la côte opposée, le vaste amphithéâtre qui couronne le golfe de Chrysocéras; dans le fond le palais de l'empereur, d'un côté la capitale occupant tout l'espace entre le golfe et la Propontide, la citadelle à l'extrémité de la pointe d'Europe, de l'autre côté le faubourg de Péra et la tour de Galata: à l'entrée du port, vingt galères rangées le long de la chaîne qui le fermait; et, sur le rivage, un camp de soixante-dix mille hommes, au milieu duquel s'élevait le pavillon de l'empereur.
Les Grecs et les Latins se trouvaient en présence, ils n'étaient séparés que par un canal. Rien n'annonçait des dispositions pour interdire le passage; mais il y en avait pour s'opposer à la descente, et l'on ne pouvait guères prévoir comment une armée de quarante mille hommes, déjà affaiblie par une campagne, réduirait une ville d'où pouvait sortir, disait-on[213], quatre cent mille combattants. Je suis loin de le croire, car, quelques années auparavant, Isaac Lange avait eu peine à y lever deux mille hommes, pour les opposer à un de ses officiers qui s'était fait proclamer empereur.
Les Latins débutèrent par le pillage de Chalcédoine, et d'un palais que l'empereur avait sur la côte d'Asie, ils s'arrêtèrent quelques jours à Chrysopolis, pour y rassembler des vivres, et, dans une rencontre, un de leurs partis culbuta cinq cents cavaliers grecs. Cependant un officier de l'empereur se présenta devant le chef des croisés et les harangua en ces termes: «L'empereur n'ignore pas, seigneurs, que vous êtes les plus grands entre les princes qui ne portent point la couronne, et que vous appartenez aux plus vaillantes nations de l'univers; mais il ne peut comprendre par quel motif et à quel dessein vous êtes venus dans ses états. Il est chrétien comme vous; il sait que vous avez entrepris la délivrance du saint sépulcre. Si vous avez besoin de vivres ou de secours, il vous en fournira volontiers quand vous évacuerez son territoire. Il se verrait à regret obligé de vous attaquer, comme il en a le pouvoir; car, quand vous seriez vingt fois plus nombreux que vous n'êtes, pas un d'entre vous n'échapperait si mon maître voulait faire usage de ses forces[214].»
Cette jactance fit peu d'effet sur les croisés; Conon de Béthune répondit en leur nom: «Beau sire, vous nous avez dit que votre maître s'étonne que nos seigneurs et barons soient entrés sur son territoire. Ce territoire n'est pas le sien, puisqu'il ne l'occupe que contre Dieu et le bon droit. Il appartient à son neveu que vous voyez assis parmi nous, au fils de l'empereur Isaac. Mais si votre maître veut se rendre à sa merci et lui restituer la couronne, nous nous emploierons auprès du prince légitime pour qu'il pardonne à son oncle, et lui laisse une existence honorable. À l'avenir ne soyez plus assez hardi pour vous charger d'un semblable message[215].»
Le lendemain on essaya de montrer le jeune Alexis au peuple de Constantinople. Toutes les galères mirent à la voile; Alexis était debout sur la poupe de la capitane, entre le doge et le marquis de Montferrat. On côtoya les remparts en criant: «Voici votre prince légitime que nous vous ramenons; nous venons pour vous secourir et non pour vous faire aucun mal, si vous-mêmes vous faites votre devoir.» Mais cette vue, ces discours ne produisirent aucun effet: il fallut commencer les attaques; on résolut de tenter le passage et le débarquement en face de l'armée ennemie.
XVII. L'armée passe sur la côte d'Europe. Le 8 juillet au soleil levant, après la célébration du saint sacrifice, toute l'armée démarra de la côte d'Asie.
Baudouin, comte de Flandre, commandait l'avant-garde composée en grande partie d'archers et d'arbalétriers.
Les quatre divisions du corps de bataille avaient pour chefs, Henri, frère du comte de Flandre; Hugues, comte de Saint-Paul; Louis, comte de Blois, et Mathieu de Montmorency. On y distinguait Mathieu de Valincourt, Baudouin de Beauvoir, Pierre d'Amiens, Eustache de Canteleu, Antoine de Cahieu, Eudes de Champlitte, Oger de Saint-Chéron, Manassés de l'Île, Miles de Brabant, Machaire de Sainte-Menehould, Jean Foisnons, Guy de Chappes, Clerambault, Robert de Roncoy, et Geoffroy de Villehardouin, qui nous a conservé tous ces noms dans son histoire.
Enfin le corps de réserve était conduit par le marquis de Montferrat. Il était composé des Italiens, des Dauphinois et des Allemands.
Chaque galère remorquait un vaisseau chargé de troupes; les bannières flottaient, les trompettes sonnaient, les chevaliers, armés de pied en cap, et que, dans sa naïve frayeur, l'historien grec[216] nous représente aussi hauts que leurs lances, étaient debout, s'appuyant sur leurs chevaux déjà tout sellés; «On ne demandait pas, dit celui d'entre eux qui nous a transmis tous ces détails, on ne demandait pas qui devait aller le premier; chacun s'efforçait de gagner les devants et les chevaliers s'élançaient dans la mer jusqu'à la ceinture, le heaume en tête, l'épée à la main[217].»
Les Grecs ne s'opposent point au débarquement. Dès qu'on put prendre terre on jeta les ponts, les chevaux sortirent des vaisseaux et les chevaliers se rangèrent en bataille à l'est du golfe du côté de Galata. L'armée impériale ne fit que de faibles efforts, pour empêcher le débarquement; ils se bornèrent à quelques décharges contre les premiers qui abordèrent; ces 70,000 hommes, sans attendre le premier choc, se hâtèrent de rentrer dans Constantinople, avec une telle précipitation, que l'avant-garde des Latins pilla leur camp et les tentes de l'empereur.
Prise de la tour de Galata. La flotte vénitienne était à l'entrée du port, l'armée au pied des murs du faubourg de Péra; on y prit poste le soir même. Dans la nuit, la garnison de la tour de Galata, secondée par des troupes qu'on lui envoya de la ville, à travers le port, fit une sortie que les assiégeants repoussèrent avec vigueur. Les Grecs se jetèrent pour se sauver, les uns dans leurs barques, d'autres vers la campagne; ceux qui voulurent regagner la tour furent si vivement poursuivis, que les croisés y entrèrent pêle-mêle avec eux et s'en emparèrent.
XVIII. Les Vénitiens forcent l'entrée du port. Au point du jour, et pendant que l'on combattait encore sur terre, les galères vénitiennes attaquèrent le port. Une chaîne de la longueur de quatre portées de flèches, soutenue par des pieux, en fermait l'entrée; derrière cette chaîne vingt galères grecques chargées de soldats et de machines lançaient contre les assaillants des pierres et des traits. Il fallait briser cette chaîne, pour s'ouvrir un passage au travers de la flotte ennemie. On avait préparé, pour la rompre, d'énormes ciseaux qu'une machine faisait mouvoir; des matelots s'élançaient sur la chaîne, pour travailler à en séparer les anneaux ou à couper les pieux qui la soutenaient; enfin un gros navire, dont le vent secondait l'effort, vint briser cet obstacle: les Vénitiens pénétrèrent dans le canal et prirent ou détruisirent tous les bâtiments qui s'y trouvaient.
XIX. Siége de Constantinople. Au fond du port coule une rivière assez large, dont les Grecs avaient rompu le pont. Il fut rétabli sans qu'ils osassent entreprendre de s'y opposer. L'armée, après avoir passé la rivière, vint camper sous le palais des Blaquernes, qui était fortifié. On ne pouvait pas penser, avec si peu de monde, à faire l'investissement d'une ville, qui avait plusieurs lieues de tour. Les Français se bornèrent à attaquer une des portes: on prépara les machines, on traça un camp, qui fut fermé de fortes palissades; une division entière de l'armée était de garde jour et nuit; malgré ces précautions, les sorties étaient continuelles, on avait plusieurs alertes par jour, il fallait dormir et manger sous les armes.
Il est vrai que ces sorties étaient constamment repoussées; mais on y perdait toujours du monde et souvent de vaillants hommes. On ne pouvait s'éloigner du camp de quatre portées de trait; la disette était une suite inévitable de cette gêne; il ne restait de farine que pour trois semaines; presque point de viande salée, et on se voyait déjà réduit à manger des chevaux. Telle était au bout de dix jours la situation de l'armée assiégeante.
On résolut de donner l'assaut. Les Vénitiens étaient d'avis d'attaquer du côté de la mer, qui leur paraissait plus accessible, et de dresser les échelles sur les vaisseaux, pour atteindre le haut des murailles. Cette manière de combattre n'était pas familière aux chevaliers français. Ils ne purent consentir à se priver de leurs chevaux et de leurs armes ordinaires. Il fut résolu qu'on ferait deux attaques à-la-fois, l'une par mer, du côté du port, l'autre par terre, à la porte du palais des Blaquernes.
XX. Assaut. Les Vénitiens pénètrent dans la ville. Deux divisions furent laissées en réserve pour la garde du camp, sous le commandement du marquis de Montferrat et de Mathieu de Montmorency; les autres s'avancèrent pour donner l'assaut. On eut d'abord à combler le fossé; deux cent cinquante béliers, tours roulantes ou autres machines, commencèrent à jouer contre la muraille et à lancer une grêle de pierres et de flèches sur ceux qui la défendaient. C'étaient, de ce côté, des Pisans, qui avaient fourni un corps auxiliaire à l'empereur: ainsi les Vénitiens trouvaient devant eux les rivaux de leur commerce prêts à leur disputer les remparts de Constantinople. L'empereur, du haut d'une tour, était spectateur du combat; il avait confié le commandement de ses troupes à son gendre Théodore Lascaris.
À peine la muraille fut-elle endommagée qu'on y appliqua les échelles. Cinq chevaliers et dix soldats parvinrent jusqu'au haut du rempart, où ils eurent à soutenir un terrible combat à coups de hache et d'épée.
Pendant qu'on livrait cet assaut du côté des Blaquernes, la flotte avançait, rangée sur une longue ligne; les uns avaient élevé des tours sur le pont de leurs vaisseaux, d'autres tenaient les échelles toutes prêtes; quatre cents balistes lançaient des traits. «Ores pourrés ouïr estrange prouesse. Le duc de Venise, qui vieil homme estoit et goutte ne voyoit, tout armé sur la proue de sa galère, le gonfanon de Saint-Marc par-devant lui, s'écriant aux siens qu'ils le missent à terre[218].» Il fut obéi, sa galère aborda la première; les Vénitiens, voyant leur chef et leur étendard sur le rivage, se crurent perdus d'honneur s'ils ne les suivaient. Tout s'élança à-la-fois; les ponts-levis, les échelles, furent approchés de la muraille: du haut des vaisseaux, à l'aide de quelques planches ou de quelques cordages, les Vénitiens combattaient contre les assiégés avec la lance et l'épée; les uns étaient précipités, d'autres atteignaient le rempart; tout-à-coup une main, qui n'est point connue, arbore l'étendard de Saint-Marc sur une des tours. L'enthousiasme des assaillants en redouble, les Grecs épouvantés font moins de résistance, les soldats les poursuivent sur les murs, vingt-cinq tours sont prises, les vainqueurs et les vaincus se précipitent ensemble dans la ville.
Le doge fait partir sur-le-champ un bateau pour donner avis de ce succès à ses alliés. Il leur envoie même quelques chevaux que ses soldats venaient de prendre.
Mais de nouvelles troupes accouraient du dedans pour arrêter les progrès des Vénitiens, peu nombreux encore. Assaillis de toutes parts, ils mettent le feu au quartier où ils ne peuvent se maintenir, regagnent les tours dont ils s'étaient rendus maîtres; le vent s'élève, l'incendie devient plus rapide, tout est en flammes, depuis la porte des Blaquernes jusqu'à la porte dorée, c'est-à-dire, dans un espace d'une lieue.
XXI. Sortie qui oblige les croisés à abandonner l'assaut. Les Grecs, après avoir forcé les Vénitiens à se retirer dans les tours, font une sortie contre les Français. Les braves qui avaient déjà atteint le sommet de la muraille et qui y combattaient encore, en sont précipités; soixante divisions débouchent par plusieurs portes et se déploient dans la plaine. Il n'était plus possible de continuer l'assaut, ni de recevoir le choc au pied du rempart. Il fallut se hâter de regagner le camp, pour se réunir aux deux petits corps qu'on y avait laissés, et se mettre à l'abri dans les retranchements contre cette nuée d'ennemis. Lascaris conduisait cette attaque. L'empereur lui-même, que les murmures et les insultes du peuple avaient tiré de sa honteuse inaction, sort à cheval, revêtu de ses ornements impériaux, et exhorte ses soldats à un dernier effort, qui doit les délivrer des barbares et sauver leur pays, leur prince et leur religion.
Les six divisions françaises se rangèrent en dehors de leurs palissades, les archers en avant: on forma un bataillon des chevaliers qui avaient été démontés, et dans cette posture ils attendirent l'ennemi de pied ferme; mais sans aller à lui, de peur d'être enveloppés et accablés par le nombre.
Aussitôt que Dandolo fut averti du péril de ses alliés, il s'écria qu'il voulait vivre et mourir avec eux, et abandonnant les tours dont il s'était rendu maître, il fit voile pour traverser le port, vint débarquer avec ses troupes au fond du golfe et se ranger auprès des Français.
Malgré ce renfort, le péril était extrême[219]. L'armée grecque s'approcha jusqu'à la portée de l'arc; on commença à tirer. Lascaris voulait tenter une attaque vigoureuse, mais l'empereur ne le permit pas; et après avoir essayé par quelques manœuvres d'attirer les croisés dans la plaine, il donna ordre à ses troupes de rentrer dans la ville, au grand étonnement des assiégeants et des assiégés.
Il eût peut-être sauvé la ville, dit Nicétas[220], s'il eût permis à son gendre de se livrer à toute l'ardeur de son courage et de charger les ennemis.
Cette terrible journée venait de se terminer sans aucun résultat. Les Français avaient escaladé les murailles, les Vénitiens avaient pénétré dans la ville; les uns et les autres, abandonnant les postes qu'ils avaient conquis, s'étaient vus obligés de chercher leur sûreté dans le camp qu'ils occupaient la veille.
XXII. Fuite de l'empereur Alexis. Rétablissement sur le trône d'Isaac Lange et de son fils. Mais Constantinople était en flammes. On était indigné d'avoir vu l'armée impériale se retirer sans combattre. On avait appris ce que pouvait l'audace des assiégeants. Alexis, qui n'avait pas osé attaquer les croisés, ne put se déterminer à les attendre. Il avait préparé sa fuite; dès cette nuit même, abandonnant sa femme, deux de ses filles, son trône et son peuple, il se sauva dans un port de la Thrace, sur une barque qui portait ses pierreries et son trésor. Il y a des historiens qui le font monter à dix mille livres d'or, ce qui n'est guère vraisemblable dans une administration aussi vicieuse que celle de cet empire.
Aussitôt après son départ, un eunuque entreprit de consommer la révolution, distribua de l'argent aux gardes, annonça la fuite d'Alexis au peuple. Tout-à-coup cette malheureuse capitale, ébranlée par un assaut et dévorée par un incendie, fut illuminée comme en un jour de fête. On courut à la prison d'Isaac, qui, dans ce tumulte, privé de la vue, saisi de terreur, s'entendit avec étonnement proclamer empereur, au moment où il croyait qu'on lui apportait la mort. Pendant qu'on s'empressait déjà de lui prodiguer tous les hommages de la bassesse, des députés allèrent au camp des assiégeants leur annoncer cette révolution, et inviter le jeune Alexis à venir dans les bras de son père. Toute la nuit on vit arriver de la ville des gens qui confirmaient cette nouvelle, en venant offrir leurs hommages au prince. Mais la foi des Grecs était si décriée que les Latins ne voulurent point relâcher leur otage, avant d'avoir fait confirmer toutes les promesses qu'il avait souscrites lorsqu'il avait imploré leur secours. On retint les députés de la ville; l'armée se mit sous les armes, et quatre seigneurs, Mathieu de Montmorency, Villehardouin, et deux Vénitiens, furent envoyés auprès du nouvel empereur, pour réclamer la ratification du traité.
«Ils furent conduits au palais, où ils trouvèrent Isaac, si richement vêtu, qu'on ne pouvait voir plus de magnificence, et l'impératrice, sa femme, qui était une belle dame, et autour d'eux, tous ceux qui la veille étaient leurs ennemis[221]. Sire, dit le maréchal de Champagne, vous voyez le service que nous avons rendu à votre fils, et comment nous avons tenu nos engagements. Mais il ne peut entrer ici qu'il n'ait rempli les siens envers nous, c'est pourquoi il vous prie, comme votre fils, de ratifier les promesses qu'il nous a faites.»
XXIII. Isaac Lange ratifie le traité fait par son fils avec les croisés. L'empereur ayant demandé à les connaître, on lui exposa ces conditions. «Certes, répondit-il, ces engagements sont bien grands, et je ne vois pas comment on pourrait les tenir; mais vous avez tant fait pour lui et pour moi, que quand on vous donnerait tout l'empire, vous l'auriez bien mérité.»
La soumission de l'église grecque à l'église romaine, et le paiement des deux cent mille marcs d'argent[222] étaient de ces conditions dont l'exécution était difficile. Cependant le nouvel empereur se décida à sanctionner ces promesses; et ce fils, à qui il devait d'être replacé sur le trône, fit son entrée dans Constantinople le 18 juillet, au milieu de ces audacieux étrangers qui lui en avaient ouvert le chemin. Son père l'associa à l'empire; ils furent couronnés ensemble dans l'église de Sainte-Sophie. Mais il faut que la reconnaissance soit un bien pesant fardeau, ou que la passion de régner soit une passion bien jalouse, puisque ce fils allait devenir un collègue importun pour un père aveugle et chargé d'années.
XXIV. Murmures des Grecs. Le rétablissement d'Isaac Lange sur le trône de Constantinople avait été le résultat d'une guerre de huit jours et d'une révolution d'une nuit. Il est rare que les coups-de-main produisent des changements durables. Celui-ci ne pouvait l'être, faute d'unité d'intérêts entre l'empereur, ses sujets, et ses nouveaux alliés. Les vainqueurs exigeaient une somme considérable, que l'empereur leur avait promise, sans savoir comment se la procurer. Une promesse encore plus hasardée, c'était le retour de l'église grecque à la communion romaine. Le peuple voyait avec horreur ces Latins qui venaient lui imposer une nouvelle croyance, en lui demandant des contributions. Il ne s'intéressait guère plus à Isaac qu'à son frère, usurpateurs l'un comme l'autre. On louait même celui qui venait d'être renversé: «Sa douceur, disait-on, et sa clémence, étaient grandes. Il ne faisait point arracher les yeux, et aucune matrone, pendant son règne, n'avait revêtu les habits de deuil à cause de lui[223].» Quelle préférence pouvait mériter celui que l'intrigue d'un eunuque, l'inconstance populaire et des soldats étrangers, venaient de porter du fond de sa prison sur le trône? Ce trône était évidemment trop mal affermi pour qu'Isaac pût s'y croire en sûreté. Ce n'était pas tout de posséder la capitale, il restait à soumettre les provinces; et le séjour même de Constantinople était dangereux pour lui. Il fallait y retenir les étrangers; mais l'empereur ne le pouvait qu'en leur faisant de nouvelles promesses, et ses premiers engagements n'étaient pas remplis. D'une autre part, les croisés français, poursuivis par les reproches, par les excommunications du pape, étaient impatients d'accomplir leur vœu, et de porter leurs armes dans la Terre-Sainte. Les Vénitiens, moins zélés, avaient des projets d'établissement pour leur commerce, et n'étaient pas au bout de leurs demandes. L'avidité vint aplanir toutes ces difficultés, et faire naître de nouvelles circonstances.
XXV. Extorsions pour payer les contributions dues aux croisés. Il n'était guère vraisemblable que les plus grands seigneurs de France et l'armée vénitienne ne fussent venus à Constantinople que pour se partager deux cent mille marcs d'argent. On confisqua les biens des partisans de l'empereur dépossédé, on dépouilla sa femme, on prit l'argenterie des églises, on fondit les statues des saints. Ces premières mesures, qui ne pouvaient manquer d'indigner les peuples, ne produisirent qu'une somme très-insuffisante, qui fut remise aux vainqueurs. Cet à-compte ne servit qu'à exciter leur cupidité. Il y avait dans la ville des religions diverses, un mélange de toutes les nations, des intérêts opposés: c'étaient autant de causes de discorde. Discorde dans Constantinople. En apprenant l'irruption des Latins, le peuple de cette capitale, au lieu de songer à se défendre, s'était précipité dans les maisons des marchands occidentaux, et les avait démolies sans distinction d'amis et d'ennemis. Il en résulta que les Pisans se réfugièrent à Péra, et devinrent les alliés des Vénitiens, oubliant pour un moment leurs anciennes rivalités. Une nuit, les Vénitiens et les pélerins flamands se jetèrent dans un quartier de Constantinople occupé par des Juifs et des marchands sarrasins, brisèrent les portes d'une synagogue; les Juifs prirent les armes, le peuple accourut pour favoriser leur résistance. Les pillards mirent le feu à ce quartier, et un incendie de huit jours dévora tout ce qui occupait l'intervalle d'une mer à l'autre, une partie de l'hippodrome, un grand nombre d'édifices, plusieurs vaisseaux dans le port, en un mot, un tiers de la ville. Cette nouvelle calamité excita d'autant plus la rage du peuple, que l'empereur Alexis semblait y applaudir, et qu'on voyait les agents du fisc chercher dans les décombres fumants les restes des trésors sacrés ou des richesses privées, pour acquitter d'autant la contribution[224]. Quinze mille marchands de toutes les nations de l'Occident, qui étaient établis à Constantinople, se virent obligés de fuir, et d'aller chercher leur sûreté dans le camp des Latins.
Les horreurs d'un siége, le pillage, les extorsions, deux incendies, devenaient les torts du jeune Alexis envers sa nation; elle ne pouvait lui pardonner sur-tout d'avoir stipulé pour les consciences d'autrui, d'avoir promis un changement de religion au nom de tout un peuple. Son ignorance grossière, sa figure ignoble, les débauches, dans lesquelles il prostituait sa dignité, auraient suffi pour en faire un objet de mépris. Il n'y avait pas jusqu'à ses fréquentes communications avec les croisés, jusqu'aux familiarités qu'ils se permettaient avec lui, qui ne devinssent un sujet de reproche et de dérision; on racontait avec indignation que ces étrangers lui ôtaient son diadême d'or pour le coiffer de leur bonnet de laine[225]. Aux yeux des Grecs, ces Vénitiens, ces Français, n'étaient que des marchands et des espèces de barbares[226].
Le père n'était ni moins odieux, ni moins ridicule; il s'entourait de moines, qui, se pressant à sa table, et couvrant de baisers ses mains nouées par la goutte, lui promettaient qu'il recouvrerait la vue et la santé. Il s'irritait d'entendre les courtisans prodiguer à son fils plus d'acclamations qu'à lui. Sa crédulité alla jusqu'à faire transporter dans son palais, sur la foi de je ne sais quel présage, un sanglier de bronze, ornement de l'hippodrome. Le peuple, en qui la superstition était plus excusable, brisa une statue de Minerve de trente pieds de haut, parce qu'elle regardait le couchant, et qu'on l'accusait d'avoir appelé les Occidentaux[227].
XXVI. Traité entre l'empereur Isaac et les croisés, par lequel il les retient jusqu'au mois de mars. 1204. Cependant le terme du séjour des Latins arrivait au mois de septembre. Isaac, effrayé de l'abandon où il allait se trouver après leur départ, envoya son fils auprès des chefs de l'armée, pour leur représenter l'impossibilité de recouvrer en deux mois une somme aussi considérable que celle qui leur était due: il fallait préparer graduellement les peuples à renoncer au schisme et à reconnaître la suprématie de l'église latine. Le prince ajouta que le départ des croisés rendrait impossible l'exécution de ces deux engagements, et mettrait en danger la vie de son père et la sienne, l'un et l'autre ayant encouru la haine de leurs peuples pour s'être ligués avec les Latins. Il n'y avait qu'un moyen de les maintenir sur le trône et de les mettre en état de s'acquitter: c'était de leur prêter des forces pour soumettre les provinces, et de leur accorder du temps. Il demandait que l'armée différât son départ jusqu'au mois de mars, et, comme il fallait à cet effet prolonger l'engagement que les Vénitiens avaient pris avec les barons, il offrait de payer pendant un an le frêt des navires, et de fournir, pendant ce même temps, tout ce qui serait nécessaire à l'armée. Ces propositions étaient accompagnées de la promesse de faire tous ses efforts pour rassembler les deux cent mille marcs d'argent, et d'équiper une flotte destinée à seconder l'entreprise des croisés sur la Terre-Sainte.
Ce ne fut pas sans de vives discussions que ces propositions furent acceptées dans le conseil des barons. Ceux qui avaient désapprouvé la marche sur Constantinople pouvaient encore moins consentir à y faire un si long séjour; mais on touchait à l'hiver; il n'était guère possible de commencer dans cette saison la guerre de la Palestine. Cette raison prévalut; les Vénitiens ne se firent pas prier pour s'arrêter dans un pays où ils désiraient consolider leurs établissements; l'expédition de la Terre-Sainte fut différée pour une somme de trois mille deux cents marcs d'or.
Une partie de l'armée, sous les ordres du comte de Flandre, resta devant la capitale, pour la contenir; tandis que l'autre, conduite par le marquis de Montferrat, à qui l'empereur paya seize cents écus d'or[228], accompagna le jeune Alexis dans les provinces voisines, dont la soumission fut assez facile.
XXVII. Brouilleries entre les croisés et l'empereur. Ils lui déclarent la guerre. Ces succès du prince, qui auraient dû flatter son père, ne lui inspirèrent que de la jalousie; d'un autre côté Alexis lui-même en conçut trop d'orgueil, commença à traiter les croisés avec moins d'attention, et à se rapprocher du parti qui leur avait voué une haine irréconciliable. Ces hauteurs, les imprécations des Grecs, l'interruption du paiement des sommes promises, irritèrent les barons qui se déterminèrent sur-le-champ à déclarer la guerre à un prince assez ingrat pour oublier qu'il leur était redevable de sa couronne.
Six députés, Conon de Béthune, Villehardouin, Miles de Brabant, et trois Vénitiens, se hasardèrent à entrer seuls dans Constantinople, pour remplir cette périlleuse mission: «Sire, dit Conon de Béthune[229], nous venons de la part des barons et duc de Venise, pour vous rappeler leurs services. Personne ne les ignore; vous leur avez juré, vous et votre père, de tenir les traités dont vos chartes font foi; vous ne les avez point exécutés comme vous le deviez; ils vous ont sommé maintes fois de tenir vos engagements, et nous vous en sommons de leur part, en présence de tous vos barons. Si vous le faites, ce sera justice; si vous y manquez, sachez que dorénavant ils ne vous tiennent ni pour seigneur ni pour ami; ils useront de tous les moyens qui sont en leur pouvoir. Ils n'auraient pas voulu attaquer, ni vous ni les vôtres, avant de vous avoir porté le défi; ce n'est pas leur coutume, ni celle de leur pays, d'user de trahison. Vous avez ouï ce que nous avions à vous dire, c'est à vous de prendre votre parti.»
Les députés après cette harangue se retirèrent, montèrent promptement à cheval, traversèrent les flots d'un peuple furieux de leur audace, et, lorsqu'ils furent hors des portes, se tinrent fort heureux d'avoir échappé à un si grand péril.
Alexis fut extrêmement irrité de cette menace, et dès ce moment ce prince se considéra comme en état de guerre avec ses bienfaiteurs. On croit qu'il fut porté à se commettre avec les Latins par un seigneur de la maison de Ducas, allié de la famille impériale, nommé Alexis Murtzuphle (à cause de ses sourcils épais), et qui cherchait à fomenter de nouveaux troubles dont il espérait profiter.
Les croisés occupaient les faubourgs de Péra et de Galata. Leurs vaisseaux étaient à l'ancre de ce côté du port; la ville et le camp se menaçaient, sans tenter de part ni d'autre aucune attaque sérieuse. Les forces étaient assurément fort inégales; c'était une armée réduite à vingt mille hommes, éloignée de son pays, n'attendant aucun secours et mal approvisionnée, qui assiégeait la capitale la plus populeuse du monde connu; mais, dans cette capitale, le gouvernement et le peuple étaient sans énergie; le seul qui eût du courage était ce Murtzuphle, qui méditait une nouvelle usurpation; il en donna de grandes preuves dans une sortie où il fut lâchement abandonné par ses soldats.
XXVIII. Tentative des Grecs pour brûler la flotte des croisés. Une nuit, au milieu de l'hiver, les sentinelles des croisés crièrent, Alerte; une lueur subite venait d'éclairer tout le golfe; le camp prit les armes; on vit s'avancer sur la mer, toutes les voiles déployées et poussés par un vent favorable, dix-sept navires en flammes, qui venaient porter l'incendie au milieu de la flotte des pélerins. Les Vénitiens se jetèrent dans des barques, allèrent au-devant de ces colonnes de feu, et, malgré les traits que leur lançaient les Grecs, ils accrochèrent plusieurs brûlots, et les entraînèrent hors du port à force de rames. Cette manœuvre fut exécutée avec tant d'audace et de diligence, qu'un seul des vaisseaux de la flotte fut atteint par les flammes.
XXIX. Révolution à Constantinople. Découragé par le mauvais succès de cette entreprise, Alexis se laissa déterminer par Murtzuphle à entrer en négociation. Il réclamait encore le secours des barons contre le peuple de Constantinople, et offrait de leur livrer le château fortifié des Blaquernes. Mais ce conseil de Murtzuphle était un piége; il divulgua lui-même ce projet pour rendre l'empereur odieux. La multitude furieuse de la lâcheté d'un prince, qui voulait livrer la ville une seconde fois, s'assembla en tumulte autour de l'église de Sainte-Sophie, demandant à grands cris qu'on la délivrât d'un vieillard imbécile et d'un traître, et qu'on nommât un nouvel empereur.
Le sénateur Nicétas, qui a écrit l'histoire de ces temps déplorables, eut la sagesse et le courage de représenter, que les Latins étaient aux portes de la ville; que ce n'était pas le moment de leur fournir un nouveau prétexte et de les irriter, en détrônant un prince qui était leur ouvrage. C'était précisément ce qui faisait haïr Alexis; on prodigua à cet empereur les noms d'esclave et de traître; il fallut que le sénat lui désignât sur-le-champ un successeur. Mais cette couronne, que si souvent on brigue au péril de la vie; personne alors n'osait l'accepter. Cannabé, empereur. Elle fut successivement offerte à plusieurs sénateurs, dont la prudence sut échapper à un honneur si dangereux, et on finit par proclamer tumultuairement un jeune homme, nommé Nicolas Cannabé, qui, en se laissant faire cette violence, montra moins de courage que de faiblesse.
XXX. Murtzuphle, empereur. 1204. Les espérances de Murtzuphle étaient trompées; il gagna l'eunuque intendant du trésor, les gardes, courut à l'appartement d'Alexis qu'il réveilla par des cris d'effroi, et, sous prétexte de le sauver, le fit sortir par une porte dérobée; des hommes apostés le saisirent et le jetèrent dans un cachot, où il fut étranglé. Isaac, son père, alors malade, fut tellement frappé de cette révolution qu'il succomba à son saisissement. Murtzuphle, ne tenant aucun compte de l'élection qui venait d'être faite, se fit proclamer par ses partisans, et l'imprudent, qui avait osé accepter l'empire, alla expier dans un cachot un règne de quelques heures. Ces évènements se passèrent le 26 janvier 1204.
Ce nouvel usurpateur au moins n'était pas indigne du rôle de défenseur de son pays[230]. Il suppléa par son activité au peu d'énergie de son peuple, multiplia les périls autour du camp des croisés, fit plusieurs tentatives pour détruire leur flotte, exécuta de nombreuses sorties, se montrant dans tous ces combats une massue de fer à la main. Ces expéditions n'étaient pas heureuses, mais elles fatiguaient une armée qui diminuait tous les jours, et, pendant les trois mois qu'elles durèrent, un meilleur ordre s'établissait dans les finances; la confiscation des biens de tous ceux qui s'étaient enrichis aux dépens de l'état, sous les règnes précédents, fournissait au trésor des ressources, qui dispensaient de recourir à de nouveaux impôts. Les murailles de Constantinople étaient réparées, exhaussées; elles se couvraient de machines de guerre; on élevait, sur les tours déjà existantes, des retranchements, et d'autres tours de plusieurs étages, en charpente, pour conserver l'avantage de la position sur les assaillants. Murtzuphle essaya même de conjurer la guerre par la ruse ou la négociation: il fit demander une entrevue à laquelle les barons ne consentirent qu'avec répugnance. Ce fut le doge qu'ils chargèrent de les représenter. Dans cette conférence on mit à la paix trois conditions; la première, qu'il serait payé aux croisés une contribution[231]; la seconde, que le nouvel empereur leur fournirait un secours pour la conquête de la Terre-Sainte; enfin qu'il se soumettrait à l'église romaine. C'étaient, comme on voit, les conditions qui avaient été souscrites par Isaac et par Alexis; Murtzuphle refusa de se soumettre à la troisième, et il fallut se préparer de part et d'autre à des actions de guerre plus décisives.
Les croisés faisaient la guerre contre Murtzuphle en sûreté de conscience et avec tout le zèle du prosélytisme. C'était un usurpateur: les Latins oubliaient que leurs secours n'avaient pu rendre les droits d'Isaac plus légitimes; mais combattre un prince, qui refusait de se soumettre à l'église romaine, leur semblait une guerre sainte, une manière d'acquitter leur vœu. «C'est une guerre juste, disaient les évêques qui avaient suivi l'armée; le meurtrier de son seigneur n'a droit de posséder aucune terre, tous ses adhérents participent au crime, et en outre ils se sont soustraits à l'obédience de Rome: pourquoi nous vous disons que la bataille est légitime. Si vous avez la pieuse intention de conquérir le pays et de le ranger sous l'autorité du pape, vous mériterez les indulgences et les pardons qu'il a octroyés à ceux qui mourraient confessés et repentants de leurs fautes[232].»
XXXI. Traité entre les croisés, par lequel ils se partagent d'avance l'empire. Ces exhortations donnèrent aux barons une telle assurance qu'ils signèrent avec le doge un traité pour le partage de l'empire, qu'ils se promettaient de conquérir. Ce traité, que Dandolo rapporte dans sa chronique[233], est du mois de mars 1204. Le premier article était relatif au partage du butin: on promettait de le mettre fidèlement dans un dépôt commun, de le répartir également entre les deux nations, et de prélever sur la part des Français la somme qui restait due par eux aux Vénitiens. Quant aux approvisionnements, il devait en être fait deux parts égales pour la subsistance de l'armée et de la flotte. Les Vénitiens devaient être rétablis dans tous les priviléges dont ils avaient joui. Aussitôt après la conquête, douze électeurs, dont six Français et six Vénitiens, devaient nommer un empereur à la pluralité des suffrages: le patriarcat de l'empire et l'église de Sainte-Sophie devaient appartenir à la nation dont l'empereur ne serait pas. Il était stipulé qu'on prélèverait sur toutes les terres conquises un quart des provinces et un quart de la capitale, pour former les états du nouvel empereur; que, des trois autres quarts, une moitié formerait le lot des Vénitiens et l'autre serait répartie entre les barons français; que douze commissaires seraient désignés, pour assigner à chaque baron les provinces qui devaient être son partage; que les barons les posséderaient à titre de souveraineté transmissible à leur descendance, masculine et féminine, mais comme feudataires de l'empire, et qu'en cette qualité ils prêteraient tous, à l'exception du duc de Venise, hommage à l'empereur. Enfin les Français et les Vénitiens s'engageaient à prolonger encore leur séjour dans l'empire grec jusqu'au dernier jour de mars de l'année suivante, pour y affermir la puissance du nouveau souverain.
On connaît peu d'actes diplomatiques aussi importants, et qui aient été suivis d'une exécution aussi littérale: il était donné à ces vaillants hommes d'écrire d'avance l'histoire de l'empire qu'ils allaient attaquer.
XXXII. Assaut de Constantinople, 9 avril 1204. Les croisés sont repoussés. Leurs préparatifs étaient faits; les pertes que l'armée avait essuyées ne permettaient plus de faire les approches de deux côtés différents; se borner à un assaut par terre, c'était se priver du secours de la flotte et des soldats vénitiens, dont l'attaque avait eu un plein succès lors du premier siége. On se détermina à embarquer toute l'armée, et à donner l'assaut du côté de la mer. Quelques officiers avaient proposé d'attaquer de préférence le front de la place qui s'étendait le long de la Propontide, et qu'ils jugeaient le plus faible; mais les Vénitiens représentèrent que, si on faisait l'attaque hors du port, le courant entraînerait les vaisseaux et rendrait l'abordage plus difficile. Il fut donc décidé qu'on donnerait l'assaut là même où les Vénitiens l'avaient déjà donné la première fois, vers cette partie de la ville qui avait été incendiée. Murtzuphle, qui prévit ces dispositions, fit dresser sa tente au milieu des décombres et attendit les assaillants.
Le 9 avril, la flotte, qui formait une ligne d'une demi-lieue de longueur, quitta le rivage de Péra pour traverser le port, et l'armée vint aborder au pied des murs de Constantinople, tandis que du haut de leurs huniers les Vénitiens, impatients de combattre avec la lance, jetaient des ponts sur les tours. Tout le front de la ville était attaqué à-la-fois et par-tout avec une égale impétuosité, mais tous les efforts des assiégeants ne purent compenser l'infériorité de leur nombre et le désavantage de leur position. Après plusieurs heures de combat il fallut se décider à la retraite, et ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés et de dangers que ceux qui avaient mis pied à terre regagnèrent leurs vaisseaux. Leur perte avait été fort considérable; les Grecs triomphaient; mais les barons, dès le soir même, résolurent un nouvel assaut, qui eut lieu trois jours après et sur le même point. On enchaîna deux à deux les gros vaisseaux qui devaient attaquer les tours; on promit cent marcs d'argent aux premiers soldats qui atteindraient le haut de la muraille.
XXXIII. Nouvel assaut. Prise de Constantinople. 12 avril 1204. Le combat commença au point du jour. Les croisés appliquèrent leurs échelles au rempart. Les assiégés les combattaient avec la lance ou l'épée, et les écrasaient avec des pierres ou des poutres qu'ils faisaient rouler sur eux. Les gros vaisseaux n'avaient pu encore aborder; il était midi, et les Grecs avaient repoussé toutes les attaques, lorsque le vent, venant à fraîchir, poussa contre une tour deux bâtiments nommés le Pélerin et le Paradis, que montaient les évêques de Troyes et de Soissons. L'échelle du Pélerin atteignit le rempart; soudain un Français, André d'Urboise, et Pierre Alberti, vénitien, s'élancent, franchissent ce périlleux passage et sont suivis de quelques braves; la bannière des évêques est plantée sur le rempart; cette vue redouble l'ardeur des assaillants, quatre tours sont emportées, trois portes cèdent aux coups du bélier, les chevaliers sautent sur leurs chevaux et se précipitent dans la ville[234] à la tête de toute l'armée.
Murtzuphle avait rangé sa garde en bataille pour les recevoir; mais il se vit abandonné et contraint de se retirer dans le palais de Bucoléon; le carnage devint épouvantable. Cependant la nuit approchait; il eût été imprudent de laisser l'armée se répandre sans ordre dans une ville immense: les chefs l'arrêtèrent, pour se tenir à portée de leurs vaisseaux, et prirent poste au pied des tours, près des portes dont ils venaient de s'emparer. Soit que l'on craignît quelque attaque, soit que l'on voulût établir des communications plus faciles, les assiégeants eurent encore recours au funeste expédient de l'incendie; le feu dévora cette nuit plus de maisons que n'en contiennent, suivant l'expression de Villehardouin, trois des plus grandes villes de France; c'était la troisième fois, dans moins d'un an, que Constantinople éprouvait ce terrible fléau.
Au point du jour les Latins croyaient avoir encore beaucoup à faire. Fuite de Murtzuphle. Nomination d'un nouvel empereur. Sa fuite. Ils étaient sous les armes et s'attendaient à combattre un mois entier, pour emporter tant de palais, tant d'églises, qui pouvaient offrir des points de résistance, et pour soumettre une innombrable population; mais pendant la nuit Murtzuphle, après avoir inutilement parcouru la ville pour rallier ses soldats, avait désespéré de sa cause, s'était jeté dans un vaisseau, et s'était enfui vers la Thrace.
Qui croirait que dans cette ville en flammes, dont une partie était déjà occupée par l'ennemi, et dont le reste devait être saccagé au point du jour, il se trouva des hommes assez aveugles pour ambitionner un trône prêt à crouler, et ensanglanté depuis six mois par trois empereurs? Dès qu'on eut appris la fuite de Murtzuphle, le patriarche, le clergé, les sénateurs, le peuple, coururent à Sainte-Sophie; là, deux concurrents passèrent le reste de cette nuit déplorable à briguer un diadême en lambeaux. On proclama Théodore Lasearis, prince digne sous plusieurs rapports d'une couronne. Il harangua, avec toute l'éloquence naturelle aux Grecs, ces soldats prêts à passer sous le joug, ce peuple menacé du plus honteux esclavage. Il voulut les exciter à faire un dernier effort pour repousser l'étranger; mais, les trouvant incapables d'aucune résolution généreuse, il fut réduit à se sauver avant que le soleil eût éclairé ce règne d'un moment.
À peine le jour commençait-il à paraître que les vainqueurs, impatients de dévorer leur proie, virent venir à eux de longues files d'habitants, précédés de prêtres, qui portaient des croix et des reliques. Ces suppliants se prosternèrent pour demander la vie: c'était de leurs richesses que les soldats étaient altérés, après un an de misère et de privations. Maître dès-lors de la ville de Constantin, qui venait de succomber pour la première fois, les chefs dirigèrent leurs troupes dans les différents quartiers, pour s'emparer des postes principaux.
Le marquis de Montferrat, en entrant dans le palais impérial, le trouva plein des plus illustres captives. C'étaient, parmi beaucoup de femmes du sang royal, ou des premières maisons de l'empire, la sœur du roi de France Louis VII, veuve des deux empereurs[235], et Marguerite de Hongrie, en deuil depuis deux mois de l'empereur Isaac. La beauté de celle-ci frappa d'admiration tous ces guerriers, à qui l'ardeur du combat laissait quelque chose de farouche. Le chef des croisés, le marquis de Montferrat, ne put se défendre d'une impression que ses compagnons éprouvaient. Pour être digne de la plus belle des impératrices, il ne lui manquait qu'un trône, et sa vaillance venait de le lui conquérir.
XXXIV. Pillage de Constantinople. Cependant la ville était en proie à l'avidité et à la licence des soldats répandus dans tous les quartiers; les habitations des citoyens, les magasins du commerce, les palais, les églises, étaient fouillés sans égards pour l'humanité, sans respect pour la majesté des lieux. Les historiens, qui ont le plus soigneusement évité l'exagération dans le récit de ces malheurs, évaluent à deux mille le nombre des habitants qui furent victimes de l'irruption des vainqueurs ou des excès qui la suivirent. Ni les ordres des généraux pour faire respecter la faiblesse et l'infortune; ni l'excommunication dont les évêques menaçaient quiconque détournerait une partie du butin, ou pillerait les temples; ni la sévérité du comte de Saint-Paul qui fit pendre un chevalier; rien ne put arrêter les désordres jusqu'à ce qu'enfin l'avarice fût assouvie. Les soldats, après avoir pillé les demeures des particuliers, menaçaient ou torturaient les propriétaires, pour leur arracher l'aveu de quelque trésor caché; et un premier aveu, loin de satisfaire une avidité insatiable, devenait le prétexte de nouveaux tourments. Les habitants se jetaient aux genoux de tous les officiers, en faisant des signes de croix, pour faire comprendre qu'ils étaient chrétiens, et croyant voir dans chacun d'eux le chef de l'armée, ils s'écriaient: «Saint roi marquis, ayez pitié de nous.»
Tout ce qu'on put faire en faveur de ces malheureux ce fut de laisser les portes de la ville ouvertes, afin qu'ils pussent au moins, en abandonnant leur fortune, échapper aux derniers outrages, et voir de loin brûler leurs maisons. Ils erraient dans la campagne, les uns avec leurs enfants éplorés, les autres encore plus à plaindre, seuls, séparés de leur famille et incertains de son sort. Dans leur fuite, les riches empruntaient des haillons pour devoir leur sûreté à la livrée de l'indigence, les pères couvraient de boue le visage de leurs filles, afin de les dérober à la brutalité des soldats[236]. Les sénateurs, le patriarche lui-même, sans suite, presque sans vêtements et monté sur un âne, parce qu'il avait été dépouillé de sa chaussure, suivaient le rivage de la mer, cherchant un esquif qui les emportât, à travers d'autres périls, loin de cette terre désolée.
À côté de ces scènes de douleur, le pillage en offrait de hideuses et de risibles. Les soldats de la croix brisaient les châsses des saints, violaient les tombeaux, enfonçaient les tabernacles, profanaient les vases sacrés, dispersaient ce que la religion a de plus vénérable, arrachaient les balustres d'argent de Sainte-Sophie, et, pour enlever ces dépouilles, amenaient dans le sanctuaire des chevaux qui le souillaient. Leur fanatisme ne croyait pas commettre une impiété en profanant les temples des schismatiques, ils insultaient au culte de leurs ennemis. Une prostituée vint s'asseoir dans la chaire patriarcale, et les pélerins s'enivrant dans le calice et dans le ciboire, dansaient aux chansons de cette fille de Bélial[237].
Pendant que les soldats s'abandonnaient à ces excès, d'autres croisés se livraient avec non moins d'ardeur à une autre espèce de pillage. Ici je laisse parler l'auteur de l'histoire ecclésiastique[238]. «Martin abbé de Paris au diocèse de Basle vint pendant le pillage à une église qui était en grande vénération. On y avait apporté de tout le quartier de grandes sommes d'argent et de précieuses reliques des églises et des monastères voisins. Plusieurs étant donc entrés dans l'église, pour la piller, l'abbé Martin s'avança dans un lieu plus secret où il crut trouver ce qu'il cherchait. Il y rencontra un vieillard de bonne mine avec une grande barbe blanche, et lui dit d'un ton menaçant: Allons, maudit vieillard, montre-moi les plus précieuses reliques que tu gardes; autrement tu es mort. Le prêtre grec effrayé par le ton de sa voix, car il n'entendait pas les paroles, commença, pour l'adoucir, à lui parler en langage franc, et l'abbé, qui n'était point en colère, lui fit entendre ce qu'il désirait de lui.
«Alors le grec, l'ayant considéré et jugeant que c'était un religieux, crut plus tolérable de lui confier des reliques que de les abandonner à des séculiers, qui les profaneraient de leurs mains sanglantes, et lui ouvrit un coffre ferré où l'abbé enfonça les deux mains avec empressement, et emplit de ce qu'il jugea le plus précieux son habit retroussé exprès. Ces reliques étaient, du sang de Notre-Seigneur, du bois de la vraie croix, des os de saint Jean-Baptiste, un bras de saint Jacques, et grand nombre d'autres.
«Galon de Sarton, chanoine de Saint-Martin de Péquigny, prit d'abord dans le pillage le chef de saint Christophle, le bras de sainte Eleuthère, et quelques autres reliques. Se promenant dans un vieux palais demi-ruiné, il aperçut une fenêtre bouchée de foin et de paille, où il soupçonna qu'il y avait des reliques, et en effet il trouva deux vases dont l'un contenait le doigt, l'autre le bras de saint George; mais, craignant d'être surpris, il les remit. Le lendemain, fouillant plus avant, il trouva deux bassins d'argent avec leurs étuis, qu'il emporta, et connut, par les inscriptions, que dans l'un était le chef de saint George, et dans l'autre le chef de saint Jean-Baptiste. Pour les transporter plus facilement et plus sûrement, Galon rompit les grands bassins qu'il vendit, puis il s'embarqua et porta ces reliques dans la cathédrale d'Amiens.»
Parmi toutes ces circonstances du sac de Constantinople, ces horreurs, ces orgies, ces excès d'avarice, quelques traits caractérisent la dévotion grossière des Occidentaux, beaucoup attestent leur orgueilleuse ignorance. Les Grecs étaient un peuple corrompu, avili, mais fort supérieur alors aux Latins dans tout ce qui tenait à la culture des arts et des lettres; on ne le vit que trop à la manière dont les vainqueurs profanèrent les monuments qui décoraient l'ancienne Byzance. Ces vainqueurs parcouraient Constantinople, parés avec tout le faste de l'Orient, et portant des plumes et des écritoires en dérision de la science des vaincus.
XXXV. Partage du butin. Quand les chefs commencèrent à croire que leur voix pouvait être entendue d'une soldatesque effrénée, ils ordonnèrent d'apporter dans un dépôt commun tout ce qui avait été trouvé dans le pillage. On ne pouvait pas s'attendre à une restitution fidèle; cependant il se trouva que la masse du butin à partager s'élevait à quatre cent mille marcs d'argent. Un quart fut réservé pour l'empereur qui devait être élu; le reste fut partagé également entre les Vénitiens et les Français. La part de ceux-ci fut donc de cent cinquante mille marcs. Ils commencèrent par en prélever cinquante mille, pour s'acquitter envers les Vénitiens de ce qu'ils leur devaient encore; de sorte qu'il resta cent mille marcs à répartir entre tous ceux qui composaient l'armé. Chaque fantassin eut cinq marcs, chaque homme de cheval le double, et chaque chevalier ou prêtre le quadruple; ce qui prouve qu'il ne restait pas plus de quinze mille hommes dans l'armée des Français.
Mais la somme régulièrement partagée n'était qu'une faible partie de ce que le pillage avait produit. Villehardouin évalue le butin des Français à quatre cent mille marcs, sans compter ce dont on n'eut pas connaissance. Or, si on ajoute à cette somme une somme égale pour les Vénitiens, les cinquante mille marcs qu'on préleva pour leur créance, et les cent mille qui furent mis en réserve pour l'empereur, on trouvera un total de 950 mille marcs; à quoi il faut ajouter les parts des seigneurs, sans doute bien plus considérables, les rapines ignorées, les objets vendus, estimés à vil prix ou détruits; et si on considère que cette ville, où l'on faisait un pillage équivalent au moins à deux cents millions de notre monnaie d'aujourd'hui[239], venait d'être ravagée par trois incendies effroyables, on se fera quelque idée de la richesse de cette capitale.
L'esprit spéculateur des Vénitiens se montra au milieu de ce désordre général, dont ils entrevirent l'occasion de profiter. Ils proposèrent de se charger de tout le butin, et de donner cent marcs d'argent à chaque homme de pied, deux cents à chaque homme de cheval, et quatre cents aux chevaliers et aux prêtres. Ce marché ne fut pas accepté; mais cette offre prouverait que la somme trouvée était bien plus considérable que celle dont on a cherché ci-dessus à établir l'évaluation.
Les reliques furent partagées avec le même soin que les richesses, sauf les pieux larcins dont nous avons cité quelques exemples. Le doge envoya à Venise une portion de la vraie croix, un bras de saint George, une partie du chef de saint Jean-Baptiste, le corps de sainte Luce, celui du prophète saint Siméon, et une fiole du sang de Jésus-Christ.
L'avidité spécule sur-tout: les reliques vraies ou supposées devinrent un objet de commerce.
Il y avait à Constantinople d'autres trophées dont les guerriers occidentaux ne connaissaient pas encore le prix. Tout ce que les lettres grecques et latines avaient produit, tout ce que le savoir avait confié au papier, était recueilli depuis neuf siècles dans de vastes bibliothèques, que les soldats dispersèrent ou que la flamme dévora. On doit déplorer cette perte; mais il n'est pas possible de l'apprécier.
La magnificence des empereurs avait embelli la capitale de tous les monuments des arts: la Grèce, l'Égypte, Rome elle-même, avaient été mises à contribution pour décorer Byzance. On citait une multitude d'ouvrages célèbres dans lesquels les vainqueurs ne virent que les objets d'un luxe inutile ou une matière qui, pour recouvrer quelque valeur, devait être rendue à des usages grossiers. Les statues de marbre furent mutilées; on fondit celles d'airain; et, de tant de chefs-d'œuvre, on ne connaît aujourd'hui que quatre chevaux de bronze doré, qui étaient placés dans l'hippodrome de Constantinople[240], et que Dandolo envoya à Venise, où on les éleva sur le portail de St.-Marc. C'est ce même trophée que nous avons vu devenir ensuite pour la France un juste monument d'orgueil et de douleur[241].
XXXVI. Élection d'un empereur latin. Il y avait un mois que les croisés dominaient dans Constantinople au seul titre de vainqueurs. Ils s'occupèrent enfin du choix d'un souverain, et, conformément à leurs conventions, désignèrent des électeurs pour y procéder. De la part des Français on nomma six ecclésiastiques, afin d'être plus sûr de leur impartialité dans un choix dont ils ne pouvaient être l'objet. Ce furent le légat du pape, Pierre, évêque de Bethléem; Conrad, évêque d'Halberstadt; Jacques de Vitry, évêque d'Acre; l'abbé de Loces, au diocèse de Verceil, et les deux prélats dont les bannières avaient été arborées les premières sur les tours de Constantinople, Garnier, évêque de Troyes, et Nevelon, évêque de Soissons. Les électeurs vénitiens furent Vital Dandolo, amiral de la flotte; Othon Querini, Bertuce Contarini, Nicolas Navagier, Pantaléon Barbo. Les auteurs ne s'accordent pas sur le sixième; les uns le nomment Jean Balegio, les autres Jean Michieli. C'est un devoir de l'histoire de conserver les noms des hommes qui ont pris une noble part aux grands évènements. Ce sont là les véritables titres de noblesse des familles, c'est la plus belle récompense de l'héroïsme ou de la capacité.
Entre tous les seigneurs qui avaient eu part à cette grande conquête, trois, déjà élevés à la dignité de souverain, paraissaient devoir, à raison de leur rang et de leurs services, exclure tous les autres et balancer les suffrages. C'étaient le marquis de Montferrat, général de la croisade; Baudoin, comte de Flandre, qui en avait été le promoteur, et le doge Henri Dandolo.
Le premier, que sa réputation militaire avait appelé à la tête de cette expédition, venait de donner une nouvelle preuve de ses talents. Le second, âgé seulement de trente-deux ans, était le plus puissant des princes de l'armée. Le troisième presque centenaire, avait montré une force de tête et de caractère qui avait vaincu tous les obstacles, sans cesse renaissants dans une si grande entreprise.
Mais il était peu naturel de placer sur un trône qu'on venait de fonder, un vieillard qui ne pouvait manquer d'éprouver bientôt la débilité de son âge. On propose le doge. D'une autre part, il y avait à considérer que, si la couronne était déférée au doge, les Vénitiens se trouveraient possesseurs de plus de la moitié de l'empire; qu'il n'y avait pas seulement à le garder, mais à le conquérir; qu'ils avaient pour cela peu de forces de terre; qu'il était à craindre que les barons, peu satisfaits de leur lot, ne retirassent leurs troupes, ce qui pouvait entraîner la perte de toutes ces conquêtes. Malgré ces raisons, la majorité des électeurs penchait pour Henri Dandolo; on allait recueillir les voix, lorsqu'un des Vénitiens, Pantaléon Barbo, représenta que ce choix, quelque honorable qu'il fût, était plus dangereux que profitable pour la république. Plus la place de doge devenait importante, plus il était à craindre qu'un si haut prix offert à l'ambition n'excitât des factions, et par conséquent des troubles. La république ne serait peut-être pas assez puissante pour garder l'empire; et le doge empereur serait trop puissant pour respecter toujours les droits de la république. Il n'était pas dans la nature des choses que l'empire d'Orient dépendît d'une ville éloignée et sans territoire. La réunion de ces deux gouvernements en entraînait la translation à Constantinople; et alors Venise devenait sujette pour avoir voulu être souveraine. Proposer au vénérable doge de devenir empereur en cessant d'être Vénitien, c'était lui donner une trône sans les moyens de s'y maintenir, et priver la république d'une de ses plus illustres familles.
Ces représentations, si sages et si généreuses, déterminèrent les électeurs à choisir entre le comte de Flandre et le marquis de Montferrat. On a dit que les Vénitiens écartaient celui-ci, parce qu'ils craignaient un si grand accroissement de puissance, donné à un prince déjà établi dans le nord de l'Italie. Cette crainte ne paraissait pas fondée. La petite souveraineté que le marquis de Montferrat possédait au pied des Alpes, ne pouvait faire aucun ombrage à la république. Baudouin, comte de Flandre, proclamé empereur. Quoi qu'il en soit, le 9 mai, après une délibération qui durait depuis le matin, la pluralité des suffrages se réunit en faveur du comte de Flandre, et à minuit l'évêque de Soissons ayant proclamé ce choix du haut d'un balcon du palais, toute la ville retentit du cri de Vive l'empereur Baudoin!
Le marquis de Montferrat fut le premier à lui baiser la main, avec une noble abnégation de ses prétentions. Le nouvel empereur fut élevé sur le bouclier. Ce bouclier était soutenu par le doge, le marquis de Montferrat, le comte de Blois, et le comte de Saint-Paul.
XXXVII. Partage des provinces. Il avait été convenu que celui des deux concurrents français qui ne serait pas élevé au trône, aurait, avec le titre de roi, l'île de Candie et tout ce que l'empire possédait au-delà du Bosphore: ce fut le lot du marquis de Montferrat. Mais il demanda et obtint d'échanger le pays situé sur la côte d'Asie, contre la province de Thessalonique, voisine des états du roi de Hongrie, dont il devenait le beau-frère en épousant Marguerite, veuve de l'empereur Isaac.
On procéda au partage des provinces; plusieurs avaient été démembrées depuis long-temps, et de tout ce qui restait, les croisés n'avaient encore pu conquérir que les environs de la capitale. Il paraît que ceux qui firent cette distribution n'étaient pas suffisamment instruits de l'étendue de l'empire. On donna des principautés en Asie à ceux qui voulurent tenter d'en aller prendre possession. Mais comment faire des conquêtes avec une armée réduite à moins de quinze mille hommes, divisée entre tant de nouveaux souverains? Il était évident que ce partage de l'empire devait ruiner en peu de temps la puissance des Latins dans l'Orient. Assez forts pour détruire, ils ne l'étaient pas assez pour conserver. Quand on lit, dans Villehardouin, les conquêtes que tel ou tel prince entreprenait avec cent ou six vingts chevaliers, on croit lire les expéditions des lieutenants de Pizarre ou de Fernand Cortez; et l'on est humilié de voir les fils des Grecs et les restes de l'empire romain traités avec ce mépris.
Il n'est guère possible de dire avec exactitude quel fut le pays qui échut à chacun des copartageants. L'acte de partage a bien été conservé par les historiens[242]; mais il y a beaucoup de noms qui sont méconnaissables, et, chose étonnante, on n'y trouve pas l'indication de toutes les villes ou provinces qui appartenaient alors à l'empire grec.
Ces possessions furent concédées aux barons avec des titres inconnus jusque alors dans l'Orient. Le comte de Blois fut duc de Nicée; Villehardouin, maréchal de Romanie. La nouveauté des titres attestait un grand changement qui s'était opéré dans le système de la société; et la Grèce dut sans doute être étonnée de voir un comte de Naxe, un prince de Lacédémone, un duc d'Athènes.
On se partageait, on troquait, on vendait les provinces et les villes; et ces mutations prouvaient également l'avidité et l'ignorance des nouveaux possesseurs. Des villes jadis libres étaient jouées aux dés par des hommes grossiers, qui n'en connaissaient pas même la position.
Celles qui échurent aux Vénitiens. Je n'ose me hasarder à traduire la liste des pays qui entrèrent dans le partage des Vénitiens.
Parmi les noms qu'on peut reconnaître, on y remarque, au fond du Pont-Euxin, Lazi; sur la côte de l'Asie mineure, Nicopolis; dans le bassin de la Propontide, au nord, Héraclée, Ægos-Potamos et Rodosto; sur la côte méridionale, Nicomédie; Gallipoli, à l'extrémité du détroit de l'Hellespont; sur l'Hebre de Thrace, Adrianopolis, aujourd'hui Andrinople; deux places dans l'île d'Eubée, Oréos et Caristos; plusieurs ports autour du Péloponnèse, savoir, Égine, dans le golfe Saronique; Mégalopolis, dans la Laconie; Colone et Méthone, à la pointe de la Messénie, et Patre, aujourd'hui Patras, au détroit qui sépare le golfe de Corinthe de la mer Ionienne; enfin toutes les îles de cette mer, depuis Zante jusqu'à Corfou, et Dirrachium, sur la côte de la Dalmatie.
Il faut ajouter à ces possessions plusieurs îles de l'Archipel, dont il n'est pas fait mention dans l'acte de partage: l'île de Candie, que les Vénitiens acquirent du marquis de Montferrat, le 12 août de la même année, pour dix mille marcs d'argent[243], et enfin le quart de la ville de Constantinople. On voit que le traité leur assurait la possession de ces rivages où la fable ingénieuse avait supposé autrefois la conquête de la Toison-d'Or. Ce fut à bon droit que le doge, après avoir chaussé les brodequins rouges, marque de la dignité impériale, ajouta à ses titres celui de seigneur du quart et demi de l'empire romain[244].
XXXVIII. Les croisés se réconcilient avec le pape. Aussitôt qu'ils furent maîtres de Constantinople, le nouvel empereur, le marquis de Montferrat et le doge, écrivirent au pape pour le prier de sanctionner, par son approbation, tout ce qui avait été fait. L'excommunication avait été lancée contre les Vénitiens à cause de l'expédition de Zara: le moment était favorable pour demander qu'elle fût levée; et il devenait nécessaire de réconcilier la république avec le saint-siége, afin de prévenir toutes les difficultés que pourrait éprouver, de la part de la cour de Rome, l'élection d'un Vénitien au patriarcat de Constantinople.
Dandolo, en même temps qu'il rendait compte au pape, avec dignité et avec mesure, des raisons qui légitimaient l'expédition de la république contre une colonie rebelle, envoya solliciter l'absolution auprès du cardinal Pierre de Capoue, légat du saint-siége dans la Palestine. Ce légat se trouvait alors dans des circonstances fort difficiles. Le peu de croisés qui étaient allés dans la Terre-Sainte n'y avaient fait que des efforts infructueux. Pierre de Capoue était obligé de renoncer, pour le moment, à toute nouvelle entreprise, et il venait de conclure une trêve de six ans avec les Sarrasins. Il accorda cette absolution, qui constatait au moins la soumission de la république. «Les Vénitiens, dit Fleury[245], n'avaient donné aucune satisfaction; mais le légat aimait mieux les conserver imparfaits que les perdre entièrement; il craignait qu'ils ne gâtassent les autres.»
Le pape ne pouvait pas oublier combien les croisés, et sur-tout les Vénitiens, s'étaient rendus coupables de désobéissance. Au mépris de ses anathèmes, ils étaient allés à Zara; au lieu de faire voile pour la Palestine, ils avaient fait la guerre au roi de Hongrie, chrétien et même croisé; ils avaient attaqué un autre prince chrétien, avaient renversé un trône, et s'étaient partagé un empire, sans attendre les ordres du saint-siége. Cette guerre avait fait manquer l'expédition de la Terre-Sainte. Aussi la réponse du pape commençait-elle par une réprimande sévère; il leur reprochait de n'avoir pas accompli leur vœu, d'avoir préféré les richesses de ce monde aux biens célestes, d'avoir attaqué sans mission un peuple, schismatique à la vérité, mais sur lequel ils n'avaient aucune juridiction. Il faisait ensuite le tableau de toutes les horreurs, de toutes les profanations qui avaient souillé la prise de Constantinople. Ces crimes ne pouvaient que détourner les Grecs de revenir au sein de l'église romaine; «cependant, ajoutait Innocent III, les desseins de la Providence sont impénétrables. Votre action est injuste, mais les Grecs avaient péché; Dieu s'est servi de vous pour les punir. Puisque cette terre vous est acquise par le jugement de Dieu, nous croyons pouvoir vous autoriser à la défendre. Nous espérons que Dieu vous pardonnera, si vous gouvernez avec justice, si vous ramenez les peuples à notre sainte communion, si vous restituez les biens de l'église, si vous faites pénitence, et sur-tout si vous persistez dans la résolution d'accomplir votre vœu[246].»
Le pape envoya un légat à Constantinople, qui vit avec douleur que les barons et les Vénitiens s'étaient partagé les domaines de l'église en même temps que le territoire de l'empire.
XXXIX. Élection d'un patriarche de Constantinople. Il restait à élire un patriarche; il devait être pris parmi les Vénitiens conformément au traité. Le choix tomba sur Thomas Morosini. Ce choix n'avait rien que de louable; mais le pape jugea que l'élection n'avait pas été faite dans les formes canoniques; parce qu'elle avait eu lieu en vertu des ordres ou des pouvoirs du doge, et qu'elle avait été faite par les nouveaux chanoines de l'église de Sainte-Sophie, nommés par Dandolo. En conséquence le pape cassa l'élection; mais, en considération du mérite du sujet, il nomma lui-même l'élu patriarche de Constantinople. Ce patriarche se trouvait alors à Rome. Il passa par Venise pour aller prendre possession de son siége; là le sénat lui fit jurer de ne nommer aux canonicats de Sainte-Sophie, et de ne promouvoir aux siéges de sa juridiction que des sujets vénitiens. Le pape, informé de ce serment, le déclara nul, et défendit à Morosini de le tenir[247].
XL. La république cède des fiefs dans ses nouvelles conquêtes. La république était plus puissante que le nouvel empereur. Elle venait d'acquérir plusieurs millions de sujets; mais il restait à les soumettre et à les contenir. Telle était l'entreprise d'un état, qui, si on ne compte pas la Dalmatie, presque continuellement révoltée, n'avait guère que deux cent mille âmes de population[248]. Il y avait dans cette conquête un avantage au partage duquel les belliqueux alliés des Vénitiens ne prétendaient pas: c'était le commerce.
Les nouvelles possessions échues aux Vénitiens par le traité étaient toutes maritimes, à l'exception d'Andrinople. Elles présentaient une suite de ports et d'îles, depuis le golfe Adriatique jusqu'au Bosphore. Dans l'impossibilité où le gouvernement se voyait d'occuper à-la-fois un si grand nombre de points isolés, il accorda, en 1207, à tous les citoyens vénitiens la permission d'armer, pour conquérir les îles de l'Archipel et les ports de la côte, non encore soumis, à condition qu'ils les tiendraient comme fiefs de la république. On ne réservait que l'île de Candie et celles de la mer Ionienne. Cette proclamation ouvrit une nouvelle carrière à l'ambition et à la cupidité. Les nobles et les marchands vénitiens, citoyens égaux d'une république où les fiefs étaient inconnus, s'empressèrent de hasarder leurs richesses pour devenir conquérants et feudataires. La lâcheté des Grecs leur facilita ces conquêtes.
Marc Dandolo et Jacques Viaro s'emparèrent de Gallipoli, qu'ils firent ériger en duché.
Les îles de Naxos, Paros, Melos et Horinée, formèrent une principauté, que la famille de Marc Sanudo conserva près de quatre cents ans.
Marin Dandolo s'établit à Andros.
André et Jérôme Ghisi prirent Theonon, Sciros et Micone; Pierre Justiniani et Dominique Michieli, l'île de Céos; Raban Cornaro s'établit sur les côtes de Négrepont, où il eut de la peine à se maintenir; et Philocole Navagier porta le titre de grand-duc de Lemnos.
XLI. Révolte dans les provinces conquises. 1205. Nous avons fait remarquer que la ville d'Andrinople était la seule possession de la république dans l'intérieur des terres. Cette place était un poste avancé pour la défense de Constantinople. Elle se trouvait dans le voisinage d'un prince puissant, auquel les Grecs avaient eu recours en haine de leurs nouveaux maîtres. Baudoin et Dandolo partent pour réprimer l'insurrection. Le roi des Bulgares profita de l'occasion, promit des secours: la révolte éclata dans toutes les provinces, la garnison vénitienne d'Andrinople fut obligée de se retirer, et il fallut rappeler des troupes de tout côté pour aller faire le siége de cette ville. Mais tel était le mépris des Latins pour le peuple conquis, qu'ils ne voulurent pas admettre les Grecs dans leur armée, même comme recrues.
L'empereur est défait et prisonnier. Le doge ramène l'armée battue à Constantinople. Baudouin partit aussitôt de Constantinople avec peu de monde, sans se donner le temps d'attendre son armée, que dans les circonstances il était fort difficile de réunir. Le vieux doge, dont l'activité ne se ralentissait pas, arriva devant la place aussitôt que lui. Le roi des Bulgares, prompt à la secourir, ne tarda pas à venir attaquer les assiégeants dans leurs lignes. Ils poursuivirent imprudemment un corps de cavalerie qui fuyait pour les attirer; l'excès de la bravoure occasionna une déroute complète; l'empereur tomba entre les mains des Bulgares, le comte de Blois fut tué. Le doge et Villehardouin rallièrent les débris de l'armée, et opérèrent la retraite sur Constantinople, vivement poursuivis par l'ennemi, ayant à traverser un pays en état de révolte, et laissant l'empereur au pouvoir d'un vainqueur barbare, qui lui fit indignement couper les jambes et les bras. Telle fut la destinée d'un jeune prince, que, si peu de temps auparavant, la fortune avait appelé de si loin au trône de Constantinople. Mutilé, jeté sur un rocher, il y expira au bout de trois jours.
Dandolo ramenait, à travers mille périls, les restes d'une armée qui naguère avait soumis un empire. En considérant que de toute cette conquête il ne restait que deux ou trois villes, il dut éprouver cette grave douleur qui, sans les décourager, pèse sur les âmes fortes, au moment où le fruit de leurs méditations et de leur constance va leur échapper.
XLII. Mort de Dandolo. 4 juin 1205. La bataille avait été perdue le 14 avril; Dandolo, le promoteur de cette grande entreprise, qui semblait se terminer d'une manière si déplorable, succomba, non à un siècle de travaux, non à la douleur, mais à une maladie, le 14 juin 1205; il fut enterré dans l'église de Sainte-Sophie. La gloire de ce doge donna lieu à une innovation remarquable. Il paraît qu'il fut le premier dont on grava le nom sur les monnaies de la république[249].
Si maintenant on se demande quel fut, en dernière analyse, le fruit de cette conquête, on est obligé de reconnaître que le résultat en fut très-important pour les Vénitiens, puisqu'elle assura la splendeur de leur république en lui donnant l'empire des mers; mais, pour l'Europe, ce résultat fut la perte inutile de beaucoup de vaillants hommes, l'incendie de Constantinople, la destruction de monuments précieux, la chute d'un empire, et un démembrement qui en facilita bientôt la conquête aux barbares. L'unique fruit que l'Europe paraisse avoir retiré de cette grande révolution, c'est l'introduction de la culture du millet, dont le marquis de Montferrat envoya quelques graines à ses états d'Italie[250].