Histoire de la République de Venise (Vol. 1)
Ainsi tout ce qui dans le moment ne faisait point partie du conseil, quelle que fût d'ailleurs son illustration, se trouva exclus de la souveraine puissance, et rentra dans la classe populaire. Un registre de ceux qui composaient le conseil fut ouvert; ce fut le livre d'or.
Dès ce jour fut consommée la sujétion de presque toute la population de Venise, la création d'une noblesse héréditaire, privilégiée, souveraine, et l'organisation de l'aristocratie.
Si le peuple devait se débattre avec fureur dans de pareilles chaînes, quels ne devaient pas être la surprise et le ressentiment des citoyens illustres, qui, faute de se trouver membres de l'assemblée actuelle, se voyaient exclus pour toujours de l'autorité, par conséquent de presque tous les emplois, sacrifiés à des hommes obscurs, et sujets d'une assemblée dont les membres les plus distingués n'étaient que leurs égaux.
Des familles entières, des familles qui remontaient jusqu'aux anciens tribuns, c'est-à-dire déjà honorées avant l'existence des doges, se trouvaient rejetées hors d'un gouvernement qu'elles avaient contribué à fonder. On remarquait parmi ces familles, les Bérengues, les Bedelotes, les Balachins, les Verardes, les Dentes; d'autres, n'ayant que quelques-uns de leurs membres dans le conseil, se trouvaient partagées entre l'exclusion et le privilége, comme les Mini, les Nani, les Malipiers, les Pasqualigo, les Navagiers, les Darduini, les Bons, les Trévisans, les Zacaries.
Il paraît que le nombre des nobles, composant à cette époque le conseil, et destinés par conséquent à réunir tous les droits de la souveraineté, ne s'élevait pas à plus de six cents[346].
C'est cette révolution qu'on a désignée à Venise par le nom de serrar del consiglio, que je ne puis traduire qu'imparfaitement par clôture du grand conseil[347].
XV. Réflexions sur cette révolution. Il est inutile d'en discuter la justice. Il est évident que les nobles, malgré leur richesse, leur influence, n'étaient pas propriétaires de Venise; le plus pauvre pêcheur était peut-être établi sur les lagunes plusieurs siècles avant eux. Rien ne donne le droit de s'arroger la suzeraineté, là où l'on a reçu un asyle. Il n'existait ni contrat, ni possession antérieure, ni droit dérivant de la protection. Chacun avait son industrie, sa propriété; chacun avait supporté sa part des charges publiques, contribué de son sang à la défense et à la gloire de la patrie. Des familles anciennes, opulentes, illustrées par des services, souvent honorées des premières magistratures, se trouvaient, parce qu'elles avaient remis leurs dignités au terme prescrit, sujettes de mandataires infidèles, qui retenaient un pouvoir usurpé, en le déclarant absolu, perpétuel et héréditaire. Un patricien vénitien, de famille ducale, le cavalier Soranzo, a consigné l'aveu de l'illégitimité de cette révolution, dans un écrit qui aussi n'a jamais été imprimé, à ce que je crois. «Cette nouvelle forme de gouvernement, dit-il[348], ne fut point établie d'un consentement unanime, ni par une délibération légitime et régulière; ce fut l'ouvrage des puissants, et le résultat de la subornation. Il en est des gouvernements comme de l'or, on n'en trouve point qui soit absolument pur; l'autorité souveraine est toujours, dans son origine, entachée de quelque usurpation.»
On a dit que, si le succès pouvait justifier une usurpation, celle-ci serait légitimée par sa longue durée et par les effets qu'elle a produits.
On pouvait dès-lors voir dans ce système de gouvernement deux inconvénients; l'un que la puissance des patriciens n'y était balancée par aucun contrepoids; l'autre, que cet état de choses interdisait pour jamais toute espérance au mérite.
Nous verrons dans la suite de cette histoire quels furent les effets de cette révolution.
Le premier fut de dénaturer entièrement le pouvoir du doge. La veille, il était le magistrat de la république, le chef d'un gouvernement représentatif; le lendemain, quand le grand conseil se fut emparé de la souveraineté, le doge ne fut plus que le mandataire d'un souverain héréditaire.
Le second résultat fut d'amener l'institution d'un tribunal terrible, soupçonneux, affranchi de toutes les formalités protectrices de l'accusé, et qui, pour assurer l'existence des usurpateurs de l'autorité, les réduisit eux-mêmes à vivre dans une crainte continuelle. Ce gouvernement devint, si je l'ose dire, un être idéal, qui pénétrait dans l'intérieur des familles, dans le secret des cœurs, et qui, non moins redoutable pour les maîtres que pour les sujets, ne permettait ni les jouissances du pouvoir, ni aucun sentiment de dignité, ni cette sécurité due à tous les citoyens qui ne troublent pas l'ordre public.
LIVRE VII.
Conjuration de Marin Bocconio.—Affaires de Ferrare.—La république usurpe cette ville.—Excommunication des Vénitiens.—1302-1309.—Conjuration de Thiepolo.—Établissement du Conseil des Dix.—1309.
I. Ressentiment des Vénitiens contre ceux qui avaient usurpé le pouvoir. On ne peut reconnaître dans la société qu'un homme ou plusieurs aient, par le seul acte de leur volonté, le droit de se déclarer les maîtres des autres. On ne peut exiger que les autres souffrent qu'on donne à leur résistance le titre de rébellion. Quels que soient les raisonnements, les succès, les bons effets même, qui justifient une usurpation, elle ne change pas de nature; elle est vicieuse dans son origine. Il ne peut y avoir de légitime dans la société, que ce qui se fait pour elle et de son aveu. Abuser de sa force, c'est donner aux autres la tentation et le droit d'essayer la leur; se livrer à sa passion, c'est provoquer les passions contraires. Telle était la situation où la réforme du grand conseil venait de placer le nouveau gouvernement et la population de Venise.
Les plus imprudents furent ceux qui les premiers laissèrent éclater leurs ressentiments. Les nobles, rejetés dans la classe des sujets, cherchaient à se mettre en état de revendiquer leurs droits; et comme, dans ces changements, ils ne trouvaient à reprendre que le hasard qui les avait exclus de l'autorité, ils n'attendaient pour reconnaître la légitimité du pouvoir actuel, que d'être admis à le partager. Gradenigo sentit qu'il importait de ne pas leur en interdire l'espérance; il savait que, tant qu'il reste des voies faciles pour parvenir à ce qu'ils désirent, les plus ambitieux diffèrent l'emploi des moyens violents. Quelques familles rappelées dans le grand conseil. On vit paraître un décret qui appelait dans le sein du grand conseil quelques-uns des principaux personnages qui ne s'étaient pas trouvés en faire partie au moment de la réforme; il n'en fallut pas davantage pour faire entrevoir à tous les autres ce qu'ils pouvaient attendre de la soumission. Mais les familles non nobles, c'est-à-dire celles qui n'avaient pas eu entrée dans le grand conseil, n'avaient rien à espérer; et bien loin de se croire, par l'élévation de quelques citadins, dédommagées de la condition humiliante où elles étaient réduites, elles ne virent dans ces roturiers devenus souverains que les plus odieux de leurs tyrans. Pour calmer le ressentiment des populaires[349], on leur accorda quelques priviléges. Le doge voulut même se ménager dans le bas peuple, qui ne prétend jamais à l'exercice du pouvoir, un appui contre la classe des citoyens; il oublia sa hauteur jusqu'à donner un banquet aux pêcheurs et à les embrasser. Les familiarités des grands sont rarement sans conséquence. Cette cajolerie devint un usage; et depuis, le prince de la république se vit assujetti à recevoir à jour marqué les pêcheurs à sa table, et à se laisser baiser sur la joue par chacun d'eux[350].
II. Marin Bocconio. Il y a toujours dans les grandes villes des hommes que la hardiesse, si ce n'est l'élévation de leur caractère, porte à se déclarer les censeurs amers de tous les abus de l'autorité. La véhémence de leurs discours leur concilie facilement la faveur populaire; parce que, de toutes les manières de faire parade de son courage, la plus commune est d'applaudir à des invectives. Un homme existait alors à Venise qui s'était fait le défenseur des griefs du peuple contre les grands. Son nom était Marin Bocconio; son origine n'était point patricienne, mais il ne venait pas de bas lieu, et ce n'est point un médiocre avantage, dans un chef de parti comme dans la vie privée, d'être également au-dessus du mépris et au-dessous de l'envie.
Il avait éclaté en plaintes, lorsque, sans égard pour le vœu public, on avait déféré la couronne ducale à Gradenigo. Les évènements malheureux qui survinrent, durant les premières années de ce règne, lui fournirent une occasion naturelle de déplorer les désastres de la république, l'honneur des armes compromis, le deuil de tant de familles, et d'inculper le gouvernement qui n'avait pas su prévenir de si cruels revers. Quand il démêla les vues du doge, et les mesures qu'il prenait pour préparer à la classe patricienne l'usurpation du pouvoir, il vit dans Gradenigo l'ennemi le plus dangereux de la liberté, et son patriotisme ou son zèle populaire se confondit avec la haine irréconciliable qu'il nourrissait contre le prince. Il conspire contre le doge. Déterminé à en délivrer la république, il fallut lui chercher des complices. Entre ceux qui prirent part à son dessein, l'histoire ne nomme qu'un Jean Baudouin. Il paraît qu'ils n'attendirent pas, pour éclater, que la révolution aristocratique fût entièrement consommée. On ne trouve, dans les récits qui sont venus jusqu'à nous, aucun détail sur le plan et les moyens de cette conjuration. Elle était assez nombreuse, puisqu'on convient généralement qu'elle mit l'état en péril. Mais il ne faut pas s'attendre à trouver ces sortes de faits bien éclaircis dans l'histoire d'un gouvernement aussi mystérieux que celui de Venise. On dit que Bocconio voulait forcer les portes du grand conseil et massacrer le doge; c'eût été ramener la république à ces temps de violence, où le peuple se faisait justice par lui-même: mais il y avait plus de cent ans que l'habitude en était perdue; et, le pouvoir ne résidant plus sur une seule tête, un projet de révolution devenait un problème plus compliqué. C'est apparemment à celui-ci que l'auteur d'une ancienne chronique[351] fait allusion, lorsqu'il raconte que plusieurs des nobles, exclus du grand conseil, vinrent quelques jours après frapper tumultuairement à la porte de cette assemblée, que le doge les fit introduire, arrêter, et qu'ils furent pendus le lendemain.
La conjuration est découverte. L'imprudence des conjurés, ou la vigilance du gouvernement, ne permit pas que cette entreprise fût conduite jusqu'au jour de son exécution. Bocconio et ses complices furent arrêtés, interrogés et exécutés dans l'intervalle de quelques heures. Une conspiration découverte affermit le gouvernement qui la punit, mais ne le réconcilie pas avec ceux dont il s'est attiré la haine.
III. Le fils naturel du seigneur de Ferrare implore le secours des Vénitiens pour s'emparer de cette principauté. Dans l'aperçu que nous avons tracé des gouvernements qui se partageaient à cette époque l'Italie septentrionale, nous avons fait remarquer que les seigneurs avaient conservé la principale influence dans les villes de la Lombardie et de la marche Trévisane, et que la maison d'Este avait acquis peu-à-peu, un pouvoir souverain sur quelques-unes de ces villes, notamment sur Ferrare. Il y avait soixante ans qu'elle y dominait, lorsque Azon d'Este mourut, laissant deux concurrents à l'héritage de son autorité, François son frère, et Frisque son fils naturel.
Celui-ci implora le secours des Vénitiens, qui n'hésitèrent pas à appuyer ses prétentions, dans la vue de conserver ou d'étendre les priviléges qui avaient été accordés à leur commerce par cette maison. Ce fils était en horreur aux Ferrarais, et à juste titre, puisqu'il avait emprisonné et assassiné son père. Déterminés par leur intérêt, les Vénitiens aidèrent le bâtard parricide à recueillir le fruit de son crime.
Ils assiégent et prennent Ferrare. Leurs troupes, au nombre d'à-peu-près six mille hommes[352], vinrent assiéger la ville dont Frisque n'occupait que la moitié, et la citadelle qui tenait encore pour l'oncle. Le légat du pape à Bologne voulut interposer sa médiation, ou plutôt faire valoir d'anciennes prétentions que le saint-siége avait sur cette place. On n'en tint aucun compte. Les Vénitiens prennent cette ville sous leur protection. Les attaques furent pressées; on donna l'assaut, une partie de la ville fut brûlée, le château fut emporté; mais cet incendie, cette violence, rendirent Frisque tellement odieux, que, tout vainqueur qu'il était, il fut obligé de sortir de Ferrare, et ses alliés se hâtèrent de prendre sous leur protection une ville qui était si fort à leur bienséance.
Frisque leur cède ses droits. Le sénateur Paul Morosini[353] cherche à justifier l'usurpation des Vénitiens, en disant dans son histoire que Frisque était né d'une Vénitienne, et qu'ayant perdu l'espoir de régner, il avait cédé ses droits à la république pour une pension de mille ducats.
Les Ferrarais se donnent au pape. Mais les habitants de cette malheureuse ville, parmi lesquels le saint-siége comptait beaucoup de partisans, députèrent à Clément V, qui résidait alors à Avignon, pour être délivrés de leurs nouveaux maîtres[354]. Le pape ne laissa point échapper une si belle occasion de faire une acquisition importante. Il écrivit aux Ferrarais pour les exhorter à se jeter entre les bras de l'église leur mère, et envoya deux nonces pour recevoir leur serment.
Ce pape, qui se nommait auparavant Bertrand de Got, était un Français, ancien archevêque de Bordeaux. Quant à ses droits sur la ville de Ferrare, je ne puis mieux faire que de laisser le pontife les exposer lui-même. Voici la bulle qu'il adressa à la commune de Ferrare.
IV. Bulle du pape. «Quoique les soins pieux de l'église, et sa tendre sollicitude pour ses enfants, s'étendent généralement sur tous, sa bénignité s'attache plus particulièrement à ceux que le malheur opprime, et que l'injustice veut arracher des bras de leur mère. Elle ne pourrait voir d'un œil d'indifférence leur misère, leurs tribulations et leur servitude. C'est sur vous qu'elle a eu sur-tout des larmes amères à verser, depuis que vous êtes devenus la proie de la persécution et de la tyrannie. Cependant le malheur des temps, et la malice qui règne dans le monde, n'ont pas interdit toutes les consolations à l'épouse de Jésus-Christ. Ni les artifices de Pharaon, ni la persécution d'Hérode, n'ont pu parvenir à éteindre toute la race d'Israël; et, malgré la haine des tyrans, l'église de Jésus-Christ, battue par les orages, mais établie sur la pierre de la foi, n'a point été ébranlée de ses fondements.
«Le monde sait que, depuis son origine, la ville de Ferrare avait été soumise à des tributs envers le saint-siége apostolique, et avait reconnu pleinement sa juridiction temporelle, au milieu des tempêtes et des divisions qui la troublaient.
«Échappée à l'oppression du sacrilége Didier, roi des Lombards, par la protection de Charlemagne de glorieuse mémoire, elle revint sous la domination de l'église, qui avait sollicité pour elle ce puissant secours. Depuis elle éprouva jusqu'à nos jours une longue succession de diverses tyrannies. Enfin la droite du Seigneur s'est étendue sur elle, et, par la sollicitude de l'église, elle s'est vue affranchie d'un dur esclavage. Cette tendre mère lui a ouvert son sein.
«Mais Léviathan, ce serpent tortueux qui ne cherche que les voies obliques, l'auteur de tout mal, a empoisonné les cœurs des Vénitiens, et les a excités à assiéger, à renverser cette malheureuse ville. L'église, dans sa tendre sollicitude, est accourue, et a déployé sa puissance pour arracher ses enfants désolés à l'ennemi rugissant, prêt à les dévorer.
«C'est pourquoi, pleins d'une fervente dévotion et d'une foi sincère, touchés du souvenir de tant d'amour et de tant de bienfaits, vous éprouvez humblement le désir de rentrer sous cet empire de bénignité, et vous avez chargé notre vénérable frère, votre évêque, vos syndics et vos envoyés, de reconnaître en votre nom que votre ville, vos personnes, vos biens, votre territoire, appartiennent et ont appartenu de tout temps à la sainte église romaine, avec haute et basse juridiction, et que vous nous les soumettez pleinement et sans restriction[355].».
On voit que, si le droit des papes sur Ferrare avait existé, ce droit remontait à un temps où les papes n'étaient pas encore investis du caractère de souverains, et que, dans tous les cas, cette possession avait éprouvé une interruption de cinq cents ans; mais l'obscurité des droits de l'église ne rendait pas les prétentions des Vénitiens moins injustes: aussi les envoyés de Ferrare, en parlant de l'occupation de leur ville par l'armée de la république, disaient-ils formellement qu'elle ne lui appartenait, ni ne lui avait appartenu, ni ne lui appartiendrait jamais.
V. Délibération des Vénitiens sur l'usurpation de Ferrare. L'un des nonces se rendit à Venise pour obtenir que le gouvernement se désistât de ce système d'usurpation. Dans le conseil où on délibéra sur cette affaire[356], Jacques Querini s'éleva contre l'injustice et la honte de cette conquête. Il y avait un noble courage à parler ainsi; car non-seulement le doge et la majorité du conseil étaient déterminés à la retenir; mais le peuple lui-même était fort animé contre l'ambassadeur qui venait en réclamer la restitution. L'avis de Jacques Querini ne laissa pas d'être soutenu par les politiques consciencieux, par tous ceux à qui leurs scrupules, ou leur prudence, faisaient redouter une brouillerie avec la cour de Rome, et sur-tout par les censeurs déterminés de l'administration du doge actuel. Ils ne manquèrent pas de prédire tous les malheurs que cette guerre pouvait attirer sur la république. Ils rappelèrent avec complaisance les désastres de la guerre précédente; ils insinuèrent assez clairement que l'intérêt de la patrie ne conseillait pas de se déshonorer par une usurpation, de courir les chances d'une guerre, de s'attirer les censures ecclésiastiques, de jeter le trouble dans les consciences de tous les citoyens, pour servir l'ambition imprudente du chef de l'état. Ces craintes étaient manifestées par des hommes du plus grand nom, dont les ancêtres avaient occupé plusieurs fois le rang suprême, par les Badouer, les Thiepolo: on pouvait leur supposer autant de jalousie que de scrupule; mais ils n'en avaient pas moins raison, et leur influence devait entraîner ceux qui craignaient de devenir rebelles à l'église.
Beaucoup de ces hommes nouveaux, qui devaient au doge leur existence politique, soutinrent un chef sans doute infiniment sage, au moins à leurs yeux, puisqu'il était l'auteur de leur élévation. Il s'ensuivit des altercations très-vives entre eux et les Querini, les Thiepolo, les Badouer; et, comme dans les discussions, où les passions s'exaltent et s'aigrissent, on en vient toujours à des dénominations injurieuses, on se qualifia réciproquement de papistes et d'antipapistes, c'est-à-dire de guelfes et de gibelins. Ce fut pour la première fois que ces noms de partis furent prononcés à Venise. Ils furent bientôt en usage ailleurs que dans le conseil; ils attestèrent l'existence de deux factions ennemies; on vit des hommes en armes se rallier sous l'une ou l'autre de ces bannières, parcourir les rues, et insulter ceux qui se déclaraient pour le parti contraire au leur[357].
Discours du doge P. Gradenigo. Gradenigo n'en persistait pas moins dans le dessein de retenir Ferrare. «À Dieu ne plaise, dit-il[358], que je propose de nous écarter jamais des égards que nos pères ont constamment manifestés pour le saint-siége; il n'est point ici question de l'église, mais des intérêts de la patrie, intérêts que le ciel a commis à ceux qui sont appelés au gouvernement. Il s'agit de Ferrare; nous ne l'avons point enlevée au pape, car il ne la possédait pas; ni à la maison d'Este, car elle l'avait déjà perdue, et c'est parce qu'elle l'avait perdue qu'elle a désiré nous voir hériter de ses droits, nous ses amis, ses soutiens, ses bienfaiteurs, plutôt qu'un prince ennemi. Cette cité elle-même s'est mise spontanément sous notre tutelle; c'est elle qui nous a appelés. Si, aussitôt après, elle s'est montrée inconstante, si elle s'est repentie, personne n'ignore que ce changement dans ses affections n'est dû qu'aux suggestions de François d'Este. Elle s'était donnée, elle s'était soumise, elle ne pouvait plus se croire indépendante; nous ne pouvions plus varier dans nos desseins au gré de l'inconstance populaire; il n'est pas de la nature de la souveraineté de se donner et se reprendre tour-à-tour. Se soumettre spontanément, c'est se démettre du pouvoir, même de celui de changer; c'est un acte irrévocable. Quel peut-être le motif de l'indignation dont le saint-père nous menace? Voudrait-il voir Ferrare dans les mains d'un autre souverain? N'a-t-il pas souffert pendant long-temps qu'elle restât sous la domination de la maison d'Este? Sommes-nous moins puissants? Avons-nous moins mérité par nos services? La comparaison serait injurieuse. Ferrare est éloignée de Rome. Le souverain pontife, mieux informé et plus sagement conseillé, sentira qu'il importe que cette ville reste, au moins à titre de dépôt, entre les mains d'une nation voisine, puissante, et dévouée au saint-siége: et nous, nous aurons montré que nous sommes incapables d'inconstance, de faiblesse, en ne laissant point échapper l'occasion que la Providence nous offrait d'agrandir le domaine, et d'affermir l'indépendance de la république.»
Après avoir cherché à prouver que la république possédait cette ville en vertu d'une cession; que sa reddition avait été volontaire, il fut moins difficile à Gradenigo de démontrer tous les avantages que le commerce de Venise retirerait de la possession d'une place qui lui assurait la domination du Pô, et lui ouvrait une communication facile avec tout le nord de l'Italie. Ces raisons prévalurent; on énonça dans la délibération que la république n'avait consenti à occuper Ferrare qu'à titre de secours, et à la sollicitation des habitants; qu'on y avait envoyé des troupes pour la protéger, et pour empêcher d'autres princes, qui la convoitaient, de s'en rendre maîtres; que l'urgence des circonstances n'avait pas permis d'en référer à sa sainteté; que la résidence d'un magistrat vénitien dans cette ville n'était pas une chose nouvelle, que cela s'était vu après qu'elle avait été délivrée de la tyrannie d'Erzelin par les armes de la république; que l'on continuerait en conséquence de la garder, mais à titre de dépôt, et comme place de sûreté[359].
VI. Le pape excommunie la république. 1309. La demande du nonce fut rejetée; et lui-même, au mépris de son caractère, se vit outragé par le peuple, assailli de coups de pierres, et obligé de quitter Venise, sur laquelle, en fuyant, il lança l'excommunication.
Le pape fulmina aussitôt une bulle où l'on retrouve le successeur de ce Boniface VIII, qui disait qu'il avait le pouvoir de gouverner les rois avec la verge de fer, et de les briser comme des vases d'argile.
Après avoir reproché aux Vénitiens leur ingratitude, le pontife les comparait à Dathan, à Abiron, à Absalon, à Lucifer; leur ordonnait d'évacuer Ferrare dans un mois, sous peine, pour le doge et le gouverneur, d'encourir l'excommunication, et, pour la république, de voir tout son territoire mis en interdit. Il serait défendu, sous les mêmes peines, à toutes les nations d'entretenir aucun commerce avec les Vénitiens, de leur rien acheter, de leur vendre ni marchandises ni provisions d'aucune espèce. Le doge et la république seraient dépouillés de tous les priviléges, de tous les fiefs que le saint-siége leur avait accordés. Tous leurs sujets seraient déliés du serment de fidélité. Les Vénitiens seraient déclarés infâmes, incapables d'exercer, même chez eux, aucunes fonctions publiques, de comparaître en justice, soit comme demandeurs, soit comme défendeurs; de tester et d'hériter. Leurs enfants, jusqu'à la quatrième génération, seraient exclus de toutes les dignités ecclésiastiques et séculières. Telle était la peine de la désobéissance après un mois de délai. Que s'ils y persistaient un second mois, le pape déposait de leurs charges le doge, et tous les officiers de la république, affranchissait leurs débiteurs de leurs obligations, cassait tous les contrats, confisquait les biens meubles et immeubles de tous les Vénitiens, requérait toutes les puissances de leur courir sus, et de réduire leurs personnes en esclavage.
Ce monument de délire porte la date du 27 mars 1309[360].
Suite de l'excommunication. Ce scandaleux abus de l'autorité spirituelle, dans une cause toute mondaine, n'ébranla point les Vénitiens; ils persistèrent dans leur injuste détention, et le pape dans ses fureurs.
L'évêque, le clergé, les moines de Venise, abandonnèrent une terre frappée de malédiction; le service divin fut interrompu dans tout l'état de la république, les fidèles furent privés de la parole de Dieu et de tous les sacrements; on n'obtenait qu'avec peine le baptême pour les nouveaux-nés. Une croisade fut prêchée; le trésor des indulgences fut ouvert à ceux qui se dévoueraient pour la délivrance de Ferrare, comme s'il se fût agi de la délivrance des lieux saints. VII. Guerre contre le pape. 1309. Un cardinal vint se mettre à la tête des croisés, dont les Florentins renforcèrent l'armée par une nombreuse cavalerie. Les troupes vénitiennes, sous les ordres de Marc Querini, étaient campées à Francolino, entre les deux bras du Pô, qui se séparent au-dessus de Ferrare. Cette position n'était que défensive; mais outre que les Vénitiens ne se jugeaient pas assez forts pour attaquer, ils avaient à garder la citadelle qui était leur point d'appui, à surveiller une ville populeuse dont les habitants ne leur étaient pas affectionnés; et ils ne pouvaient perdre de vue leur flottille stationnée sur le fleuve. Les chaleurs de l'été rendirent très-pénible à tenir cette position déjà malsaine naturellement: les subsistances devinrent rares, les maladies firent des progrès, l'armée demanda des renforts. Il n'y avait que la population de Venise qui pût les fournir; on y concourut avec une ardeur digne d'une meilleure cause. Le sort désignait les citoyens qui devaient marcher; on les relevait tous les quinze jours. Jean Soranzo était le capitaine de cette milice; mais quelque diligence qu'on pût faire, des secours suffisants n'arrivèrent pas à temps pour prendre part à un combat que le cardinal vint livrer à l'armée vénitienne. Défaite des Vénitiens. Celle-ci, complètement défaite, se retira vers Ferrare. Les habitants, la voyant revenir en désordre, saisirent ce moment pour éclater. Les troupes papales arrivèrent au même instant; les bourgeois leur ouvrirent les portes; beaucoup de Vénitiens furent égorgés; on porte le nombre de leurs morts à quinze mille[361]: le reste se réfugia dans la citadelle, où le cardinal se disposait à les forcer; mais, au lieu de se déterminer à y soutenir un siége, et à attendre des secours, à la vérité fort incertains, André Vitturi et Raymond Dardi, qui y commandaient, se hâtèrent de sauver les débris de l'armée et la flottille. Ils s'embarquèrent le 28 août 1309, abandonnant la forteresse, et descendirent le Pô jusqu'à la mer[362], non sans encourir le reproche d'avoir manqué de constance dans une de ces occasions périlleuses que la fortune offre aux chefs pour que leur courage se distingue de celui des soldats[363].
VIII. Les Vénitiens poursuivis dans toute l'Europe. Pendant que les Vénitiens perdaient cette ville fatale à leur gloire et à leur repos, le pape avait écrit par-tout pour leur susciter des ennemis. Les rois de France, d'Angleterre, d'Arragon et de Sicile avaient reçu ordre de mettre à exécution les menaces de la bulle dans toute leur rigueur. Dans presque toute l'Europe, on eut la honteuse faiblesse de violer le droit des gens, et l'asyle dû à des étrangers. Les gouvernements eurent la mauvaise politique de consacrer par leur obéissance une autorité si dangereuse pour eux-mêmes; mais il y avait des jalousies à satisfaire, et des rapines à exercer.
En Angleterre, on confisqua les biens des excommuniés, on pilla les comptoirs, on dépouilla les voyageurs. En France, ceux qui avaient porté des marchandises pour les vendre dans les foires, les virent saisies et dispersées par ordre du gouvernement. Leurs vaisseaux furent arrêtés dans les ports. Ce fut bien pis sur toutes les côtes d'Italie, dans la Romagne, en Calabre, en Toscane, à Gênes sur-tout. Non-seulement tous les Vénitiens furent ruinés, mais il y en eut de massacrés. Un grand nombre d'entre eux se virent réduits en esclavage; et, devenus un objet de commerce, en vertu d'une bulle du pape, des chrétiens furent vendus par des chrétiens à d'autres barbares. Ce fut un grand bonheur pour nous, dit un historien vénitien[364], que les Sarrasins ne fussent pas baptisés. Venise, isolée de toute l'Europe par l'anathème, encore plus que par sa position, était comme une plage empestée au milieu de la mer; nul ne pouvait en sortir, et aucune voile amie n'osait y aborder.
IX. Haine contre P. Gradenigo. Gradenigo ne comptait pas seulement pour ennemis ceux que ses nouvelles lois avaient exclus de toute participation au pouvoir; il en avait aussi parmi les personnages, qui, accoutumés à une longue possession de l'autorité, étaient irrités de la partager avec des hommes nouveaux. Outre cela, tout ce qui pouvait frapper l'opinion populaire se réunissait contre lui. Son règne n'avait eu d'éclat que par de grands revers, et l'interdit jeté par le pape mettait le comble à toutes les calamités publiques. La disette, la cessation absolue du commerce, la difficulté de gagner sa vie, la privation de toutes les consolations que la religion peut offrir aux malheureux, étaient de tristes résultats, dont la classe indigente devait sur-tout se ressentir, et qu'elle devait attribuer à la juste sévérité de la Providence, provoquée par les fautes du gouvernement. C'est une situation bien déplorable que d'avoir appelé à-la-fois sur sa tête la haine qui s'attache naturellement au pouvoir, et le blâme qui suit toujours le malheur. Il est moins permis aux princes qu'aux particuliers de braver la haine, parce qu'ils ne règnent que par une espèce de concession, et pour mériter l'amour des peuples. Le mépris de l'opinion publique est en contradiction avec les sentiments qu'ils doivent manifester: c'est toujours une faute de le laisser apercevoir: mais la nature avait donné à Gradenigo une de ces âmes inébranlables, sur lesquelles la fortune et la contradiction ne peuvent rien.
C'était personnellement contre lui qu'étaient dirigées les imprécations. Il avait amené les choses à ce point que l'on pouvait croire faire un acte de patriotisme en renversant le chef de l'état. Quoique la révolution aristocratique ne fût pas entièrement consommée, car on n'était encore qu'en 1310, et elle ne le fut qu'en 1319, cette animadversion, qui avait coûté la vie à Bocconio et à ses complices, était partagée par des hommes bien plus dangereux.
Ses principaux ennemis. Trois familles, non-seulement patriciennes, mais des plus illustres, et que le sort n'avait pas exclues du conseil, devinrent des points de ralliement, autour desquels se groupèrent tous ceux qui désiraient un nouvel ordre de choses. Elles ne laissaient pas échapper une occasion de susciter des embarras au doge, et de porter atteinte à sa considération. Le doge, de son côté, se servit de son influence pour leur faire subir plusieurs mortifications, même des condamnations pécuniaires. Plus d'une fois les rixes du conseil furent sur le point de devenir sanglantes[365].
Les Querini. Les Querini étaient une maison puissante. Ils se prétendaient issus de l'illustre famille romaine des Sulpiciens; et, comme tels, ils comptaient parmi leurs aïeux l'empereur Galba, dont le nom avait été porté par trois membres de cette famille, élevés au dogat dès le huitième siècle[366].
Les Badouer. Les Badouer, qui sont les mêmes que les Participatio, avaient été élevés sept fois à cette suprême dignité.
Les Thiepolo. Les Thiepolo comptaient deux princes qui avaient occupé le trône pendant une partie du siècle qui venait de finir; mais le plus fort de leurs droits, ou du moins le plus juste sujet de leur ressentiment, ils le tiraient de ce Thiepolo qui n'avait point régné, quoique appelé au dogat par le suffrage du peuple. Si l'élévation des uns leur enflait le cœur, l'exclusion de l'autre les blessait encore plus sensiblement.
Ce Jacques Thiepolo, qui avait manqué à sa fortune, en ne secondant pas le mouvement du peuple déclaré en sa faveur, avait un fils nommé Boémont Thiepolo: celui-ci, marié à la fille de Marc Querini, trouvait dans son beau-père l'ambition et le courage que son père n'avait pas su montrer. Querini avait commandé pendant quelque temps la flotte de Venise, et quoiqu'il n'eût rien fait de bien remarquable, il avait reçu quelque lustre de ce commandement, parce qu'on le lui avait ôté, et que son successeur, André Dandolo, avait eu le malheur de perdre contre les Génois la désastreuse bataille de Curzola.
X. Ils conspirent contre le doge. Ce fut chez Marc Querini que se tinrent les premières conférences, où l'on s'occupa de remédier aux maux de l'état; car c'est toujours sous ce prétexte que se trament les conjurations. Ce patricien était le chef d'une nombreuse maison, dans laquelle il trouva beaucoup d'hommes qu'il jugea dignes d'être admis à la confidence de ses desseins. Outre son fils Benoît et un de ses petits-fils, Boémont Thiepolo son gendre, et Jacques Querini son frère, le même que nous avons vu si animé dans le conseil contre l'usurpation de Ferrare, il initia dans ses projets huit autres personnages de son nom[367], dont un était procurateur de S. Marc. On voyait dans cette conspiration trois générations à-la-fois, le fils, le père et l'aïeul; deux Badouer[368] et plusieurs autres hommes, presque tous considérables, entre lesquels l'histoire nomme André Dauro, Jean Maffei, Pierre Beccario, Marin Baffo, Marc Venier, dont la famille, depuis la prise de Constantinople, possédait l'île de Paros, Borsellino, Babilone, Michel Tetolo, Nicolas Vandalin, François Basilio, Nicolas Barbaro, et plusieurs membres de la famille Barozzi.
XI. Assemblée des conjurés. Dans une de leurs assemblées, Marc Querini fit à ses amis un exposé rapide de la situation de Venise depuis l'élection du doge régnant. Discours de Marc Querini. Cette république, accoutumée à dominer sur les mers, avait vu son armée battue par les troupes d'Aquilée. Les barques du patriarche avaient porté la désolation dans l'île de Caorlo, et emmené le gouverneur prisonnier. Enfin de Venise on avait vu flotter sur Malamocco l'étendard d'un ennemi qui devait être si peu redoutable, et on n'avait pas tiré vengeance de pareils affronts.
Une flotte avait été envoyée à Ptolémaïs, mais elle n'avait fait que s'y montrer, et était revenue, laissant cette ville en proie à des dissensions, qui avaient amené bientôt après la perte des précieux établissements de la république en Syrie, la ruine, la captivité ou la mort de presque tous les Vénitiens qui s'y trouvaient. Les vaisseaux avaient manqué à ces malheureux, non-seulement pour se défendre, mais même pour se sauver.
Dans la guerre contre les Génois, on avait commencé par des dévastations qui n'étaient pas plus profitables que glorieuses. L'escadre engagée si imprudemment dans les glaces de la mer Noire avait perdu la moitié de ses équipages, et on avait fini par éprouver les plus honteuses défaites. Deux des plus belles flottes que la république eût jamais mises en mer avaient été anéanties.
Bellet Justiniani avait déshonoré les armes vénitiennes par ses pirateries dans l'Archipel, et par le massacre des prisonniers.
Enfin venait la guerre de Ferrare. On avait soutenu un usurpateur pour usurper ses prétendus droits. Et quels étaient-ils ces droits? d'être bâtard et parricide. À quel titre Venise devait-elle en hériter? parce que ce monstre était né d'une courtisane vénitienne. Quels étaient les fruits de cette criminelle entreprise? la haine de Ferrare, la honte d'une injustice et d'une défaite, la perte d'une armée, la guerre contre tous les peuples, l'interdit, l'isolement de Venise d'avec tout le reste, de l'Europe: au-dehors les propriétés saisies, les citoyens massacrés ou vendus comme esclaves; au-dedans la disette, la misère, l'excommunication, et les factions.
Et c'était au milieu de tant de circonstances désastreuses que le doge, n'écoutant que son orgueil, comme aurait pu le faire un prince couvert de gloire, dépouillait le peuple de ses droits les plus sacrés, outrageait d'illustres familles, en les déclarant sujettes, dans un état où la souveraineté était l'apanage de tous, et cimentait ses odieuses usurpations par le sang du généreux Bocconio.
«Ce doge, s'écria Querini, ce doge animé de l'esprit infernal[369], a dégradé tous les bons citoyens; il a semé la division dans les familles, en en réduisant les membres à des conditions inégales[370]. Il a foulé aux pieds les droits de ceux dont les glorieux ancêtres ont élevé la puissance de cet état. Il a oublié le courage des Vénitiens, qui n'hésitèrent jamais à hasarder leur vie pour le salut de la patrie. Aussi a-t-il encouru la haine de tous. Grands et petits ont à lui reprocher le deuil de leurs familles, l'envahissement de leurs droits, la décadence, le péril de la république. Ce péril est imminent; mais le remède est dans nos mains.
Discours de Boémont Thiepolo. Là-dessus Thiepolo, prenant la parole, se livra à toute sa haine contre le doge, et prouva qu'on ne pouvait sauver l'état qu'en arrachant le pouvoir aux mains qui en abusaient. Il ne manqua pas, en accusant l'ambition du prince actuel, de rappeler la modération du sage Jacques Thiepolo, qui, un siècle auparavant, avait abdiqué cette dignité. Il compara les désastres dont on avait à gémir avec le règne glorieux de Laurent Thiepolo, son aïeul, vainqueur des Génois en Syrie, et qui avait forcé l'Italie à reconnaître, la souveraineté de Venise sur l'Adriatique. «Si mon trisaïeul, dit-il, s'est dépouillé volontairement du pouvoir, après avoir donné de sages lois; si son fils a péri sur un glorieux échafaud, victime de la haine de l'empereur qu'il avait encourue par son dévouement à la république; si mon aïeul a illustré Venise par des victoires, j'ai vu ces éminents services noblement récompensés par l'amour de tous les bons citoyens, lorsque leurs suffrages unanimes appelaient mon père à la dignité suprême. Les ambitieux qui conspiraient dès-lors contre vos droits, sentirent que, sous un pareil doge, ils ne pourraient consommer leur usurpation. Il leur fallait un esprit dur, altier, opiniâtre, pour favoriser l'établissement de la tyrannie, et Gradenigo fut élu au mépris de la voix publique.
«Cette exclusion de mon père ne fut pas seulement une insulte à ma famille; ce fut un outrage pour tous les citoyens. J'ignore quels nouveaux malheurs peuvent menacer la patrie après son asservissement et sa ruine; mais je sais qu'il m'est réservé, pour prix des services de mes aïeux, de passer honteusement ma vie sous les lois d'un maître insolent. Si je m'y résignais, je ne me souviendrais pas de ma naissance, et je ne serais pas digne de me trouver ici[371].»
Il n'y avait que la perte du doge qui pût sauver l'honneur des familles, et assurer la paix de l'état. Thiepolo proposa d'attaquer Gradenigo, de le renverser, d'arracher le pouvoir à tous ses adhérents, et de massacrer quiconque entreprendrait de faire résistance.
Discours de Jacques Querini. Jacques Querini, le frère de celui chez qui se tenait l'assemblée, trouva que son neveu avait laissé percer dans son discours trop d'emportement et sur-tout trop d'ambition. Ce patricien était un esprit sage et modéré, qui, par la même raison qu'il s'était opposé à l'imprudente usurpation de Ferrare, croyait devoir écarter tous les partis violents. «Sans doute, dit-il[372], il serait à désirer que les chefs du gouvernement montrassent plus de sagesse, plus de modération, plus d'abnégation de leurs intérêts personnels; mais est-ce en imitant leurs excès qu'on espère en trouver le remède? Un ancien a dit que les hommes doivent révérer le passé, se soumettre au présent, désirer de bons princes, et supporter les leurs tels qu'ils sont[373]. Je ne sais rien de si fatal à un état que les commotions, les changements de gouvernement: ces révolutions ne laissent pas même à ceux qui en sont les auteurs le pouvoir d'en arrêter les funestes conséquences. Entraînés imprudemment par leur patriotisme, ils deviennent bientôt les instruments des pervers, qui se sont réunis à eux. Je vous conjure de vous défier de votre zèle, de ne pas prendre la passion, la vengeance pour un sentiment plus noble. Vous voulez sauver l'état: est-ce qu'il n'y a pas d'autre moyen que de le déchirer? Ne vaudrait-il pas mieux s'unir pour faire prévaloir dans les conseils tout ce que réclame le véritable intérêt de la république? Venise est divisée par des factions; mais si nous cédons à nos ressentiments, quelque justes qu'ils puissent être, ne rendons-nous pas le retour de la paix plus difficile? Je vois ici des hommes dont les noms rappellent les actions les plus glorieuses et les plus utiles à la patrie; qu'ils daignent se souvenir de ce qu'ont fait leurs aïeux, et qu'ils n'exposent pas cet illustre héritage au gré d'une passion qui conseille la révolte et le meurtre pour ramener l'ordre et la paix.»
Réplique de Marc Querini. «Mon frère, reprit Marc Querini, vous avez dit qu'il n'y avait rien de si fatal à un état que les révolutions: tout le monde le sent comme vous; mais c'est précisément ce que nous avons à reprocher au gouvernement actuel de notre république. Il déplace et dénature le pouvoir; il nous fatigue par ses usurpations, il nous plonge dans une inquiétude humiliante sur la stabilité de notre condition. Vous seriez-vous attendu que les hommes les plus honorables fussent rejetés dans la classe des sujets; qu'il leur fût interdit même de mériter à l'avenir un rang déjà si noblement acquis? C'est là cependant ce que nous voyons; et au profit de qui se sont opérés ces changements? Le peuple a été dépouillé de tous ses droits. Les citadins ont été réduits à la condition des populaires, et sont plutôt blessés que dédommagés par l'élévation de quelques-uns des leurs. Les anciennes familles sont divisées en trois classes; les unes sont sujettes, les autres en proie à la discorde. Les plus favorisées sont celles qui ont été maintenues dans un rang où elles auront désormais des inconnus pour égaux. On a dit peut-être que ces changements avaient pour objet le maintien de l'ordre dans la république; mais depuis cent cinquante ans, depuis qu'un doge fut massacré pour avoir perdu une armée, et apporté la peste, l'ordre public n'a été troublé que deux fois: en 1268, lorsqu'au milieu de la disette on voulut établir un impôt sur le pain, et, dans ces derniers temps, lorsque le peuple voulut recouvrer son droit de nommer le doge. La république ne peut pas trouver un avantage là où aucun de ses citoyens ne trouve le sien. Cette révolution n'a donc favorisé aucun intérêt. Je me trompe; elle a servi la passion de Gradenigo, son ressentiment contre le peuple et sa haine contre les nobles qui n'avaient pas partagé ses projets criminels. Il n'y a plus de nobles que ceux qu'il a bien voulu choisir; désormais nous datons tous de son règne. Maintenant, je le demande, croyez-vous qu'il soit possible de le ramener à des sentiments plus justes, à cette modération que nous devons tous nous proposer? Espérez-vous acquérir assez d'influence dans les conseils pour la faire prévaloir? Est-ce avec de la modération qu'on réprime la violence?
«Sans doute nos aïeux nous ont frayé un honorable chemin; mais ils rougiraient de nous si nous consentions lâchement à être dépouillés des prérogatives qu'ils nous ont acquises, et de la liberté qui appartient au moindre citoyen de cet état. Nous tirons aujourd'hui de l'illustration de nos ancêtres, ce précieux avantage qu'on ne peut nous supposer aucune ambition personnelle, lorsque nous réclamons la conservation des droits de tous. Le trône même n'a rien qui puisse ajouter à la grandeur de nos familles; vos aïeux et les miens l'ont occupé dans un temps où la couronne était plus indépendante; les Badouer ont fourni sept doges, aux premiers siècles de la république; les Thiepolo y sont montés avec gloire, et ont su en descendre. Qu'auraient fait nos ancêtres si on eût tenté de leur ravir leurs droits? L'histoire nous répond en nommant vingt doges chassés du trône; précipitons-en celui-ci, et que sa chute, vengeant le peuple et nos familles, rende à la république la paix et la splendeur qu'elle a perdues sous le règne et par la faute de Gradenigo. Son insolence nous met dans la nécessité de tout souffrir ou de tout oser.»
Après ce discours, ce ne fut qu'un cri dans l'assemblée contre le doge. On résolut de tout hasarder pour sa perte, et le sage Jacques Querini, en déplorant les suites que pouvait avoir cette résolution, resta fidèle à un parti dans lequel il comptait presque tous les siens.
XII. Projet des conjurés. Il ne fut pas difficile aux conjurés de faire entrer dans leur projet beaucoup de citadins. Chacun de ces personnages disposait d'un grand nombre de populaires, et ils s'étaient associé une vingtaine de prêtres[374]. Quand ils firent le recensement de leurs forces, ils se jugèrent en état d'attaquer à main armée un gouvernement qui, dans un moment de surprise, n'avait que peu de troupes à appeler à son secours.
Cependant Badouer leur fit observer qu'au moment de l'exécution on ne trouverait peut-être pas prêts tous ceux sur lesquels on aurait compté. Il proposa de s'assurer, dans tous les cas, la supériorité des forces, en appelant du secours de Padoue, qui pourrait fournir un renfort considérable.
Padoue était une cité jalouse dans laquelle il ne devait pas être difficile de trouver des ennemis du gouvernement vénitien. Badouer y exerçait une grande influence; cette ville avait été le berceau de sa maison; quoique Vénitien, il en était dans ce moment le premier magistrat[375]. Il s'offrit à négocier pour l'envoi de ce secours dont on reconnut unanimement l'utilité.
Toutes les confidences délicates, qui pouvaient lier à ce grand dessein ceux qui devaient concourir à son exécution, furent faites avec la prudence et l'adresse convenables. Chacun s'assura, par divers moyens, du dévouement des prolétaires qu'il comptait parmi ses clients. Quant à ceux avec qui on ne pouvait se dispenser de quelque révélation, on ne leur fit entrevoir que le projet de réclamer des droits que tout le monde regrettait, mais de les réclamer assez hautement pour obtenir justice.
Pendant que tout cela se tramait, la conduite de chacun des principaux conjurés fut tellement circonspecte, que pas un n'attira sur lui le moindre soupçon, et ne fournit à la fortune l'occasion de le trahir.
Badouer réussit complètement à s'assurer d'un puissant secours qu'on ferait venir de Padoue.
Il fallait se pourvoir des armes que l'on mettrait à la main de tous les prolétaires réunis au moment de l'exécution. Les armes étaient alors conservées dans les anciennes maisons, comme objet de luxe ou comme trophée. Tous ces nobles guerriers en avaient une grande quantité; la fréquence des armements pour le commerce maritime, donnait beaucoup de prétextes et de moyens pour en rassembler. On en fit venir du dehors, et les palais des principaux conjurés devinrent des arsenaux où se préparait en silence la perte du gouvernement et du doge.
Quand toutes ces dispositions furent terminées, on se réunit pour arrêter le plan et le jour de l'exécution. On vit avec joie qu'on avait des forces suffisantes pour compter sur le succès; tout l'avait secondé, rien ne l'avait compromis.
XIII. Leur plan. Venise est divisée en deux parties principales par un grand canal, sur lequel il n'y a qu'un pont. Ce pont joint la petite île de Rialte au quartier qu'on appelle la Mercerie, quartier populeux, rempli de boutiques, et dont les rues conduisent à la place Saint-Marc, où est le palais ducal. Le palais Querini était situé sur la place de Rialte. On conçoit de quelle importance était l'occupation de ce pont qui établissait la communication entre les deux moitiés de la ville, et quel avantage les rues étroites, qui forment le labyrinthe de Venise, offraient à des conjurés. Maîtres du pont de Rialte, ils pouvaient se porter par-tout, et l'ennemi, en supposant qu'il eût des forces, ne pouvait les déployer que sur un seul point, sur la place Saint-Marc. Il fallait donc le prévenir dans cette position; et s'il y était prévenu, ses troupes ne pouvaient plus qu'errer sans se réunir, exposées à être arrêtées, dans chaque rue, par une poignée d'hommes.
On était alors au mois de juin 1310. On convint que les principaux conjurés rassembleraient pendant la nuit tous ceux qu'ils avaient engagés dans le parti, qu'avant le jour ils les conduiraient sur la place de Rialte, devant le palais Querini; que là, Boémond Thiepolo prendrait le commandement, qu'il traverserait rapidement le pont, se porterait avec sa troupe sur la place Saint-Marc, investirait le palais ducal, en forcerait l'entrée, et s'emparerait du doge, sans hésiter à le massacrer en cas de résistance; qu'on proclamerait sur-le-champ la révolution opérée dans le gouvernement, c'est-à-dire le retour de l'ancien ordre de choses existant avant la réforme du grand conseil, et qu'on resterait sous les armes dans la place Saint-Marc, jusqu'à l'arrivée des Padouans amenés par Badouer. Ce renfort arrivé, les diverses troupes des conjurés, devaient se répandre dans les quartiers de la ville, se rendre maîtresses de tous les établissements publics, notamment de l'arsenal, et agir selon les occurrences contre ceux qui voudraient s'opposer à la révolution. Tel était le plan; l'exécution en fut fixée au 15 juin.
XIV. Exécution de l'entreprise. Ils marchent contre le palais. 1310. Le 14, Badouer partit pour Padoue, où il alla se mettre à la tête de ceux qu'il avait gagnés. Dans la soirée et pendant la nuit, tous ceux qui devaient prendre part à cette grande entreprise, se glissèrent sans affectation, en silence, et par diverses issues, dans les maisons où des armes avaient été préparées pour leur être distribuées. La nuit avançait; ces troupes de conjurés se mirent en marche avant le jour, et se rendirent sur la place de Rialte; là, Querini sortit de son palais avec Thiepolo; les principaux chefs de l'entreprise se répandirent dans les rangs, exaltèrent l'imagination de leurs gens par tout ce qu'il y a de plus puissant sur les hommes, le butin, la gloire, la vengeance, la patrie et la liberté. Thiepolo et son beau-père portaient sur le front une noble assurance. Tous étaient également déterminés à délivrer Venise de la tyrannie.
Au lever du soleil, un de ces violents orages qui sont assez fréquents dans cette saison, vint retarder ce jour si impatiemment attendu, et qui allait être si terrible. Le tonnerre, l'obscurité, la pluie qui tombait par torrents, mirent quelque désordre parmi les troupes des conjurés, ou ralentirent les dispositions que leurs chefs avaient à faire. Le vent soufflait avec impétuosité, les vagues en fureur assiégeaient Venise, sinistres avant-coureurs d'une autre tempête qui allait éclater. Les conjurés virent, dans ce désordre de la nature, un favorable présage. Thiepolo, pour occuper cette multitude, lui laissa brûler les archives d'un tribunal qui se trouvait dans ce quartier; de cette expédition on passa au pillage d'un grenier public, et du pillage du grenier à celui des boutiques voisines. Cependant la tempête continuait; il était impossible qu'un rassemblement si tumultueux, qui avait déjà éveillé une partie de la ville, n'eût pas répandu l'effroi dans d'autres quartiers, le doge devait en être déjà informé; on ne pouvait guère espérer de le surprendre; il avait eu le temps de se dérober à la recherche des conjurés.
Thiepolo se décida à se mettre en marche au milieu de cet épouvantable orage. Sa troupe se divisa en deux parts: Marc Querini et son fils Benoît conduisaient l'une; Thiepolo prit l'autre sous son commandement. Ces longues files de gens armés traversaient des rues étroites, en agitant leurs épées et leurs drapeaux, sur lesquels on lisait le mot liberté: cette ville, toujours si silencieuse, retentissait du bruit des armes. Ce fut la troupe de Querini qui déboucha la première sur la place Saint-Marc. Quel fut l'étonnement de ce chef des conjurés d'y voir une ligne d'hommes sous les armes, qui n'étaient ni la troupe de Thiepolo, ni les Padouans que devait amener bientôt Badouer!
XV. Mesures prises par le doge. Voici ce qui s'était passé pendant la nuit. Aucune imprudence, aucune indiscrétion n'avait été commise dans une affaire qui exigeait le concours de tant de personnes; mais le doge était aussi vigilant que hardi. La réunion des conjurés dans les maisons où on leur avait donné rendez-vous pendant la soirée du quatorze, n'avait pu se faire sans être remarquée. Il en avait été rendu compte à Gradenigo, qui sur-le-champ avait pénétré l'objet de ces rassemblements, et vu toute l'étendue du péril sans s'en laisser effrayer.
D'une part il avait dépêché des agents pour observer les maisons qu'on lui avait désignées; de l'autre, il avait envoyé aux gouverneurs des îles les plus voisines, notamment à Ugolin Justiniani, qui commandait à Chiozza, l'ordre de venir en toute diligence à Venise, avec le plus de troupes qu'ils pourraient rassembler. En même temps il avait appelé auprès de lui ses conseillers, les officiers de nuit, les chefs de la quarantie, les avogadors, et plusieurs des nobles qu'il connaissait pour dévoués à son parti. Là, il leur avait déclaré ce qu'il venait d'apprendre, et ce qu'il jugeait qu'on avait à craindre: à chaque instant, les agents qu'il avait répartis dans la ville venaient lui rapporter qu'on avait remarqué pendant toute la nuit du mouvement dans telle maison; qu'on y distribuait des armes; puis, qu'une troupe s'était mise en marche, et se dirigeait vers la place de Rialte, vers le palais Querini. On vit clairement que cette place était le point principal de ralliement, et que cette entreprise avait pour chefs les Querini et les Thiepolo. On n'avait que le reste d'une nuit très-courte pour se préparer à la défense.
Sur-le-champ on dégarnit les postes les moins importants de Venise, pour porter sur la place Saint-Marc toutes les troupes dont on pouvait disposer. On fit venir des ouvriers de l'arsenal. Tous les membres du conseil furent avertis, chacun amena ce qu'il avait de gens sûrs. Marc Justiniani, à qui, dans cette importante conjoncture, le commandement fut confié, se trouvait à la tête d'une force déjà imposante, lorsque Marc Querini déboucha sur la place suivi de tous les siens.
XVI. Combat sur la place Saint-Marc. Dès qu'elles se virent, les deux troupes n'hésitèrent pas à se charger, et ce fut avec la fureur qui caractérise les guerres civiles. Elles criaient l'une et l'autre Vive Saint-Marc; on combattait sans pouvoir juger encore pour quel parti la fortune allait se déclarer. Dans cet instant les troupes que le gouverneur de Chiozza amenait, d'après l'ordre que le doge lui avait expédié dans la nuit, arrivèrent sur le champ de bataille, et prirent part à l'action. La partie devint inégale; cependant Querini soutenait le combat, mais avec désavantage. Thiepolo, Badouer, ne paraissaient point.
La marche du premier avait été retardée par le désordre que le pillage avait mis dans sa troupe; enfin il déboucha sur la place par la rue de l'Horloge, et le doge en personne s'avança pour le repousser avec ce qui restait de troupes disponibles, et les nobles qui formaient un corps, de réserve.
Pendant ce combat général, le bruit se répandit que Querini venait de voir tomber son fils à ses côtés; un moment après on dit qu'il était lui-même frappé d'un coup mortel. Cet évènement exalta les uns, jeta du découragement ou de l'hésitation parmi les autres. La troupe de Querini mit en effet moins de vigueur dans sa résistance. Marc Justiniani sut en profiter, redoubla vivement ses attaques et refoula cette partie des assaillants dans les rues voisines, où les moins déterminés profitèrent de quelques détours pour s'échapper.
XVII. Défaite des conjurés. Thiepolo voyant qu'il restait seul à combattre sur la place Saint-Marc, désespéra du succès de son attaque; il replia sa troupe sans beaucoup de désordre, ce qui est assez difficile dans de telles occasions et avec de tels soldats, et opéra sa retraite vers le pont. Comme il passait dans la rue de la Mercerie, suivi d'un page à cheval qui portait un étendard, une femme du peuple lui lança du haut d'une fenêtre une énorme pierre, qui n'atteignit que le page, qu'elle écrasa.
Arrivé au pont du grand canal le chef des conjurés s'empara de toutes les barques, les fit passer sur l'autre bord, coupa le pont, garnit de soldats une maison qui le dominait et se fortifia dans Rialte. Cela prouve que sa troupe n'était pas en désordre, et qu'il n'était pas vivement poursuivi.
Pendant ce temps-là Badouer débarquait dans Venise avec les Padouans; mais au même instant arrivaient des troupes que François Dandolo et Marin Delfino amenaient des îles voisines. Elles chargèrent ces étrangers qui croyaient venir au pillage et non pas au combat. Badouer mal secondé par ses soldats se vit environné et tomba vivant entre les mains de ceux qu'il venait détrôner.
Thiepolo retiré dans Rialte, pouvait y prolonger sa résistance; il paraît qu'il s'y maintint pendant quelques jours; mais cette résistance n'avait plus d'objet, il devait être forcé dans ce poste tôt ou tard, il ne pouvait pas se flatter de retenir plus long-temps, dans une cause si périlleuse et désormais désespérée, une multitude à qui il suffisait de se débander pour être à-peu-près sûre de l'impunité.
Le doge, pour hâter la défection des conjurés, fit annoncer une amnistie. Il envoya même des parlementaires à Thiepolo pour l'exhorter à faire cesser l'effusion du sang vénitien. Thiepolo comprit qu'il n'y avait point de résultat à espérer d'une négociation, ni de foi à faire sur de telles promesses. Les troupes marchaient pour l'assaillir, on allait lui couper la retraite. Il s'embarqua avec quelques amis, et se réfugia hors du territoire de la république[376].
Réflexions. Telle fut l'issue de cette mémorable journée, de cette grande entreprise conduite avec tant de prudence, et déjouée par le courage et l'activité d'un homme. Querini avait médité ses moyens à loisir et les avait disposés habilement. Gradenigo créa les siens en quelques heures. On ne peut reprocher qu'une faute aux conjurés, ce fut le pillage qui leur fit perdre du temps; mais quand Thiepolo serait arrivé sur la place Saint-Marc aussitôt que son beau-père, ils n'en auraient pas moins trouvé les troupes du doge prêtes à les recevoir; les gouverneurs des îles voisines n'en seraient pas moins arrivés avec des renforts. Il aurait fallu combattre là où l'on s'était flatté de surprendre; le reste aurait été remis à la fortune. Les conjurations étant en général une entreprise du faible contre le fort, le mérite de celui qui les conçoit n'est pas de risquer un combat où l'on ne puisse espérer le succès que du courage ou du hasard, mais de faire des dispositions telles, que l'ennemi n'ait pas le temps ou les moyens de déployer ses forces: l'habileté, sur-tout quand on est le plus faible, consiste à attaquer avec avantage.
XVIII. Punition des conjurés. Après la victoire on s'occupa non moins vivement de la punition des conjurés. Marc Querini, Benoît son fils, furent trouvés parmi les morts, ainsi que Jean Maffei et Pierre Beccario. Badouer et Marin Barozzi, qui avaient été faits prisonniers dans le combat, furent décapités; la corde fit justice de tous les populaires pris les armes à la main. La république ne connaissait pas cette maxime, que, dans les temps postérieurs, Élisabeth reine d'Angleterre recommandait à Henri IV[377]: Après une conspiration découverte, le moyen le plus sûr de disperser ou de ramener les complices, c'est de n'avoir pas l'air de les connaître; au lieu que les poursuites les obligent à se tenir unis et à chercher de nouveaux partisans. Plusieurs conjurés qui s'étaient soustraits au supplice, et dont la tête avait été mise à prix, furent assassinés. Les historiens ajoutent que les autres se virent relégués à Milan, à Parme, à Gênes, à Trévise, avec défense de rompre leur ban, sous peine de la vie. Je ne saurais comprendre comment la république les aurait exilés dans des pays où son pouvoir et sa surveillance ne s'étendaient pas. Cette clémence n'était pas dans le caractère des hommes qui gouvernaient alors. Il est plus vraisemblable que ces conjurés ne durent la vie qu'à l'asyle qu'ils trouvèrent chez l'étranger. Jacques Querini porta sa tête sur l'échafaud, victime de sa fidélité dans une entreprise dont il avait combattu le projet.
Les palais des Querini et des Thiepolo furent rasés; on effaça par-tout leurs noms et leurs armes; leurs biens et ceux de beaucoup d'autres furent confisqués; on assigna une pension à la femme qui avait voulu écraser Thiepolo, et un service solennel fut institué pour rendre grâces à la Providence et perpétuer le souvenir de la victoire remportée sur ceux qu'on était désormais en droit de qualifier de rebelles[378].
XIX. Nomination d'une commission pour découvrir toutes les ramifications de la conjuration. Quand on revint sur toutes les circonstances de ce grand évènement, on frémit du danger qu'on avait couru. Si une conjuration dans laquelle étaient entrés tant de personnages, qui avait mis en mouvement une partie de la population et appelé du secours d'une ville voisine, avait pu être tramée dans Venise sans qu'on en soupçonnât même l'existence; que n'avait-on pas à craindre encore tous les jours sur-tout tant qu'il existerait quelques restes de ce levain qui avait occasionné une si grande fermentation? La terreur dure plus que le danger, et souvent nous précipite dans un autre.
Les membres du grand conseil encore épouvantés crurent qu'ils ne pourraient jouir avec sécurité de leur nouvelle puissance, qu'après qu'une commission aurait découvert et signalé tout ce qui restait d'ennemis secrets du gouvernement, comme si une autorité qui tend à s'agrandir ne s'en faisait pas tous les jours de nouveaux.
On jugea le péril encore tellement imminent que l'on créa une autorité dictatoriale après la victoire.
Un conseil de dix membres fut nommé pour veiller à la sûreté de l'état. On l'arma de tous les moyens; on l'affranchit de toutes les formes, de toute responsabilité; on lui soumit toutes les têtes.
XX. Cette commission se perpétue; elle devient le conseil des dix. Il est vrai que sa durée ne devait être que de dix jours, puis de dix encore, puis de vingt[379], puis de deux mois, mais il fut prorogé six fois de suite pour le même temps. Au bout d'un an d'existence, il se fit confirmer pour cinq. Alors il se trouva assez fort pour se proroger lui-même pendant dix autres années. Tout ce qu'on put obtenir à l'expiration de ce terme, ce fut que la nouvelle prorogation serait prononcée par le grand conseil; enfin, en 1325, cette terrible magistrature fut déclarée perpétuelle.
Ce qu'elle avait fait pour prolonger sa durée, elle le fit pour étendre ses attributions. Institué seulement pour connaître des crimes d'état, ce tribunal s'était emparé de l'administration. Sous prétexte de veiller à la sûreté de la république il s'immisça dans la paix et dans la guerre, disposa des finances, fit des traités avec l'étranger, et finit par s'arroger le pouvoir souverain, puisqu'il en vint jusqu'à casser même les délibérations du grand conseil, à en dégrader les membres de leur droit de souveraineté, à les faire rentrer à son gré dans la classe des sujets, et à destituer un doge. Nous verrons successivement ces envahissements sur l'autorité.
Enfin ce tribunal en créa dans la suite un autre plus terrible que lui-même.
Cependant, pour ôter tout sujet de ressentiment aux anciennes familles patriciennes que le hasard avait exclues du grand conseil, on y admit toutes celles qui n'avaient pris aucune part à la conjuration.
Pierre Gradenigo mourut deux mois après son triomphe. Il n'avait pas encore cinquante ans. Sa mort fut attribuée au poison, mais on n'a acquis à cet égard aucune certitude, et ce soupçon prouve seulement la haine dont il était l'objet.
LIVRE VIII.
Levée de l'interdit.—Expédition contre les Génois.—Révolte de Candie.—Guerre contre le seigneur de Vérone.—Acquisition de Trévise et de Bassano, 1310-1343.—Croisade de Smyrne.—Septième révolte de Zara.—Peste à Venise, 1343-1348.—Nouvelle guerre contre les Génois, 1348-1354—Changements dans l'organisation du conseil du doge.—Élection et conjuration de Martin Falier, 1354-1355.
I. Marin Giorgi, doge. 1310. Après la mort de Pierre Gradenigo, on mit à sa place un vieillard de quatre-vingts ans, ce qui annonçait l'existence de plusieurs factions rivales qui se balançaient. Révolte de Zara. Marin Giorgi n'occupa le trône que quelques mois[380]; son règne ne fut signalé que par une entreprise infructueuse contre la ville de Zara, qui s'était révoltée pour la sixième fois, s'autorisant de la bulle par laquelle les sujets de la république étaient déliés de leur serment de fidélité.
Jean Soranzo, doge. 1311. Sous le règne de Jean Soranzo, successeur de Marin Giorgi, on entama une négociation avec les rebelles, et on les ramena dans le devoir par la persuasion.
Réconciliation avec le pape; levée de l'interdit. Il était important de se réconcilier avec le pape, dont la malédiction avait de si dangereuses conséquences. Déjà la république lui avait envoyé des ambassadeurs qui n'avaient pu même être admis. On fit partir une seconde ambassade à la tête de laquelle était François Dandolo. Il se rendit à la cour de Clément V, et après avoir sollicité une audience, qui lui fut refusée, il se présenta tout-à-coup pendant que le pontife était à table, se jeta à ses pieds, demandant, avec beaucoup de larmes, la grâce des Vénitiens. On a écrit que l'ambassadeur, pour rendre cette action plus touchante, s'était revêtu des habits d'un suppliant, qu'il avait une corde au cou. Cela peut être; ces marques extérieures de soumission n'avaient rien de nouveau dans ce siècle, et avaient exalté dès long-temps l'orgueil de l'autorité pontificale. On ajoute que les cardinaux qui étaient présents oublièrent la charité chrétienne jusqu'à traiter Dandolo de chien, et que cet ambassadeur, prosterné aux pieds du vicaire de Jésus-Christ, ne murmura point d'un si indigne outrage. La plupart des historiens racontent que Dandolo, ayant réussi dans sa négociation, devint l'objet de la reconnaissance publique, et que ce nom injurieux de chien, qui lui avait été donné par des prêtres insolents, devint un sobriquet honorable, parce qu'il attestait le souvenir que conservaient ses concitoyens de l'important service qu'il avait rendu à sa patrie. Cette anecdote, peu digne de la gravité de l'histoire, est démentie par un auteur d'un grand poids, par le doge Foscarini qui démontre[381] que plusieurs ancêtres de Dandolo avaient porté le surnom de Cane.
Le pape, après avoir joui quelque temps de l'humiliation des Vénitiens, écouta leurs prières et leva l'excommunication. Une paix de douze ans succéda enfin à tant d'orages. Le commerce ramena l'abondance; on fit des travaux pour diriger les eaux de la Brenta, qui, en ensablant les lagunes, diminuaient la sûreté de Venise et la salubrité de l'air. L'arsenal dévasté par des incendies, épuisé par des guerres malheureuses, s'agrandit et reprit une nouvelle activité. Guerre contre les Génois. 1324. Aussi, lorsqu'en 1324 quelques entreprises des Génois rallumèrent momentanément la guerre, vit-on quarante vaisseaux sortir du port et forcer, par une victoire, les négociants de Péra à payer les frais de cette expédition.
II. Révolte de Candie. Cette époque fut celle d'une nouvelle révolte en Candie. Le gouverneur obtint quelques avantages assez signalés, sans cependant se rendre maître du chef des rebelles. Pour y parvenir, il lui écrivit en termes flatteurs, lui annonçant le projet de le réconcilier avec la république, lui faisant même entrevoir des récompenses, des honneurs. L'exemple d'Alexis Calerge, que la république avait reçu en grâce, séduisit ce nouveau chef; il oublia qu'un rebelle ne doit jamais se fier à ceux contre qui il a pris les armes; il se rendit auprès du gouverneur, qui, sans autre forme de procès, le fit lier, mettre dans un sac et jeter à la mer. Cette perfidie ralluma la guerre et il fallut encore répandre du sang pendant deux ans pour recouvrer, sur ces peuples, une autorité si souvent méconnue.
Jean Socanzo mourut en 1327. Ce doge, qui, avant de monter sur le trône, avait paru à la tête des armées de la république, fut un de ceux qui méritèrent le mieux de la patrie. Zara recouvrée sans effusion de sang, une courte guerre avec les Génois terminée par une victoire, une longue paix, furent les fruits de sa sagesse. Il prouva que, même dans les états où on ne laisse aux chefs qu'une autorité très-bornée, leur caractère influe, pour le bonheur ou pour le malheur public, dans les résolutions du gouvernement, et que les princes ont toujours de l'autorité quand ils ont de la modération.
III. François Dandolo, doge. 1327. Venise vit avec joie François Dandolo élevé sur le trône; la couronne était un juste dédommagement des affronts qu'il avait essuyés à la cour pontificale.
Guerre contre les Génois. On avait, sous le règne précédent, forcé les Génois de Péra à payer une contribution, mais on ne s'était pas réconcilié avec cette république. Elle avait en mer une escadre de six galères qui rencontra et prit deux vaisseaux vénitiens. Aussitôt huit galères de Venise sortirent pour venger cette insulte; malheureusement le commandement en avait été donné à un officier inhabile. Thomas Viari, ayant rencontré les six galères génoises, les attaqua sans savoir profiter de l'avantage du nombre. L'escadre vénitienne battue. Battu complètement, ayant vu cinq de ses vaisseaux pris par l'ennemi, il se réfugia, avec les trois autres, dans Venise, où cette défaite excita une indignation générale. La voix publique réclama hautement la punition de l'amiral; il fut condamné à terminer ses jours dans une prison.
La république avait une grande flotte toute prête pour transporter dans la Palestine l'armée du roi de France, Charles IV, qui avait embrassé le dessein d'une nouvelle croisade; mais, au lieu d'entreprendre cette expédition, le roi tourna ses armes contre l'Angleterre; et la flotte, devenue disponible, alla désoler, dans le Levant, le commerce des infidèles. Elle rentra dans ses ports avec un riche butin, mais sans avoir eu occasion de combattre.
IV. Mastin de la Scala, seigneur de Vérone. Les révolutions des villes de l'Italie septentrionale avaient fini par établir la domination de quelques seigneurs puissants. Les divisions du saint-siége et de l'empire avaient favorisé toutes ces usurpations faites aux dépens de l'un ou de l'autre. Le pape Benoît XI, pour s'attacher les seigneurs, mécontents de l'empereur Louis V, les déclara possesseurs légitimes des places qu'ils avaient envahies. L'empereur, voyant avec quelle libéralité le souverain pontife disposait des terres de l'empire, ne se montra pas moins généreux du bien d'autrui, et confirma dans leurs usurpations tous ceux qui s'étaient emparés des domaines de l'église[382]. Mastin de la Scala, que nous appelons l'Escale, et qui était déjà seigneur de Vérone, avait réuni sous son obéissance Trévise, Vicence, Bassano, Brescia, Parme, Reggio, Lucques, et avait dépouillé les Carrare de la souveraineté de Padoue. C'était, comme on voit, une grande principauté, puisqu'elle s'étendait depuis les bords de l'Adriatique jusqu'à la mer de Toscane. À Vérone, tout annonçait la grandeur du maître; un ambassadeur envoyé vers lui le trouva entouré de vingt-trois princes détrônés, dont sa cour était devenue la prison ou l'asyle. Sa capitale était le centre des lettres et des lumières. Tout ce qu'il y avait dans ce temps-là d'hommes remarquables par leurs talents, trouvait un accueil flatteur à la cour de la Scala, ou était prévenu par des marques de sa munificence.
Tant de prospérités n'avaient pu que lui faire beaucoup d'ennemis, entre lesquels Marsile de Carrare était d'autant plus dangereux qu'il cachait son ressentiment sous toutes les apparences de la soumission et même du dévouement. On prétend que la Scala avait séduit la femme de Carrare. Celui-ci n'en avait fait éclater aucun ressentiment; cependant il avait fait surmonter de deux cornes d'or le cimier qui couronnait ses armes, pour éterniser le souvenir de son injure.
La Scala était trop puissant pour être attaqué à force ouverte; mais il était enivré par la prospérité, et par conséquent facile à entraîner dans des entreprises qui pouvaient lui devenir funestes. Tel fut le plan que Marsile Carrare se traça.
L'historien Sanuto raconte, qu'envoyé à Venise par le seigneur de Vérone, Carrare saisit l'occasion d'une cérémonie publique, où il se trouvait placé près du doge, pour lui dire tout bas: «Si quelqu'un vous rendait maîtres de Vérone, comment le récompenseriez-vous? «À quoi le doge répondit: «Nous la lui donnerions.» Ce fut la première base de l'alliance secrète entre les Vénitiens et l'époux offensé.
Revenu à Vérone, Carrare représenta à son maître que, puisque son territoire s'étendait jusqu'aux lagunes, il y aurait un immense avantage pour lui à y établir des salines; qu'il était honteux de laisser le privilége et les bénéfices de ce commerce aux Vénitiens, lorsqu'on était assez puissant pour le leur arracher.
V. Il se brouille avec la république. Guerre. 1334. L'ambition de la Scala donna dans ce piége; il fit construire un fort vers l'extrémité de son territoire, à Bovolenta; les travaux pour la fabrication du sel furent commencés, et une chaîne fut tendue sur le Pô, à Ostilia, où l'on exigea un péage sur tous les bâtiments qui remontaient le fleuve.
Aussitôt les Vénitiens, déterminés à soutenir un privilége dont ils jouissaient depuis plusieurs siècles, se préparèrent à la guerre. Ils formèrent une ligue de la plupart des états de l'Italie septentrionale, qui avaient vu l'agrandissement de la Scala avec inquiétude ou jalousie.
L'armée de la république était, disait-on, de trente mille hommes, dont un tiers d'étrangers. Un historien rapporte qu'à cette occasion on fit un dénombrement des hommes de vingt à soixante ans[383] et qu'il s'en trouva quarante mille; ce qui supposerait une population de cent cinquante-sept mille âmes dans Venise et dans les îles environnantes, comprises sans doute dans ce dénombrement. La guerre, entreprise avec animosité, fut poussée avec vigueur. Dès la fin de la première campagne, le roi de Bohême entra dans la coalition. La Scala, si vivement pressé de tous côtés, trahi par Carrare, qui fit ouvrir aux Vénitiens les portes de Padoue, perdit successivement ses principales places, et réduit, après quatre campagnes malheureuses, à la dernière extrémité, fut obligé de signer un traité dont la république dicta les conditions.
VI. Paix. 1338. Venise, protectrice du nord de l'Italie, devint un centre de négociations, où l'on vit à-la-fois plus de soixante ministres de divers états solliciter la bienveillance du gouvernement, pour être traités favorablement dans le partage de la dépouille du seigneur de Vérone. La république acquiert Trévise et Bassano. Les Vénitiens tracèrent à chacun la limite de ses prétentions, signèrent le traité seuls, le 18 décembre 1338[384], et le communiquèrent ensuite à leurs confédérés.
Ils firent raser le fort élevé dans les lagunes, retinrent pour eux-mêmes Trévise et Bassano, assignèrent aux Florentins quatre villes de l'état de Lucques: Feltre et Bellune, à Jean, fils du roi de Bohême; Parme, aux seigneurs de Rozzi; Brescia et Bergame, aux Visconti seigneurs de Milan, et établirent Carrare dans la seigneurie de Padoue, en lui disant: «N'oubliez jamais que cette ville est, pour la seconde fois, redevable de sa délivrance à la république, et, que vous la tenez de sa générosité»[385].
Ce fut le premier établissement des Vénitiens dans le continent qui avoisinait leurs îles. Jusques-là, ils ne paraissaient pas avoir songé sérieusement à acquérir des possessions dans ce qu'ils appelaient la terre-ferme, si ce n'est, peut-être, pendant l'occupation si malheureuse de Ferrare. Cette conquête du Trévisan produisit une révolution dans leur système politique, ouvrit une nouvelle carrière à leur ambition, leur occasionna deux cents ans de guerre, et mit plusieurs fois leur république en péril. Il y avait neuf cents ans que Venise florissait à deux lieues de la côte d'Italie, qu'elle était puissante et en possession d'un gouvernement organisé, et elle n'avait pas encore porté ses vues ambitieuses sur le continent voisin. La terre n'était pas l'élément des Vénitiens, ils trouvaient ailleurs l'emploi de leur activité.
Dans cette guerre, la république confia son armée à un étranger, Pierre de Rozzi, ancien seigneur de Parme. C'est un système qu'elle suivit constamment depuis. On plaçait, auprès du général, deux nobles pour le surveiller[386]: quelque inconvénient qui pût résulter de la nature de ces choix, de la méfiance qui les accompagnait, de la mésintelligence inévitable entre le général et les provéditeurs, on ne redoutait rien tant que de voir un patricien acquérir cette influence que donne le commandement des armées. C'est un inconvénient inhérent au gouvernement aristocratique. Les hommes ne peuvent y développer toutes les facultés qu'ils ont reçues de la nature; les uns, parce que la constitution les condamne à n'être rien; les autres, parce qu'on ne leur permet pas de montrer tout ce qu'ils valent. Chez un gouvernement ombrageux, le talent est toujours suspect.
Cette même guerre me donne occasion de faire remarquer une innovation d'une autre espèce. Le prince de Vérone, en se réconciliant avec Venise, demanda à être inscrit sur le registre des nobles de cette république, qui venait de le dépouiller; c'est le second exemple de l'admission d'un étranger parmi les nobles vénitiens. La maison de Carrare obtint le même honneur quelques années après[387]. Nous verrons dans la suite le livre d'or s'honorer du nom des plus grands princes de l'Europe[388].
Je ne me suis point arrêté aux détails des opérations militaires de ces quatre campagnes; on dit que Pierre de Rozzi y montra beaucoup d'habileté. Il y eut peu d'évènements importants. Ce fut une guerre de positions, dont le récit, pour être utile, devrait être fait avec une étendue que le plan de cet ouvrage ne comporte pas. Ces détails appartiendraient moins à l'histoire de Venise qu'à l'histoire de l'art militaire.
Je me propose aussi de ne raconter que sommairement les moyens par lesquels la république devint maîtresse de plusieurs provinces dans le continent de l'Italie. On devine que du moment où Venise convoita ces provinces, elle prit part à toutes les querelles des petits états, y sema la division, protégea les uns, combattit les autres, également dangereuse comme protectrice et comme ennemie, et qu'enfin elle ne jouit paisiblement de toutes ces possessions qu'après les avoir acquises et perdues plus d'une fois. Il faudrait quitter et reprendre tour-à-tour le fil des évènements relatifs à toutes les villes qui finirent par rester dans le domaine de la république. Chacune a une longue histoire.
VII. Barthélemi Gradenigo, doge. 1339. François Dandolo occupa le trône pendant onze ans. Le choix qu'on fit de Barthélemi Gradenigo pour lui succéder, indique assez de quelle faveur jouissait, dans le grand conseil, le nom du fondateur de l'aristocratie. Ce nouveau règne, qui dura trois ans, fut troublé par une révolte de Candie, qui donna lieu à de terribles combats et à des exécutions plus terribles encore.
On rapporte à l'année de la mort de François Dandolo (en 1339), le décret qui interdit aux doges la faculté d'abdiquer cette dignité, à moins d'en avoir reçu la permission du grand conseil. Cela prouve combien cette couronne avait perdu de ce qui pouvait exciter l'ambition et l'envie.
On avait déjà ôté aux fils des doges le droit de faire aucunes propositions dans le conseil; quelques années après, on les déclara exclus de toutes les magistratures pendant le règne de leur père.
André Dandolo, doge. 1343. André Dandolo, qui fut élu pour succéder à Barthélemi Gradenigo, n'avait pas borné sa gloire à porter un nom déjà illustre. C'était un des plus savants hommes de son siècle, et il fut un des princes les plus sages entre ses contemporains. La supériorité de ses lumières le fit parvenir de bonne heure aux honneurs que lui promettait sa naissance. Il n'avait pas encore trente-six ans lorsqu'on l'éleva à la dignité suprême. Nous lui devons une chronique, qui est le plus ancien monument de l'histoire de sa patrie.
VIII. Croisade de Smyrne. 1343. Les papes, pour qui les croisades avaient été une si grande occasion d'étendre leur autorité, n'avaient point renoncé à faire prêcher dans l'Europe ces fatales expéditions. Clément VI, affligé des progrès que faisaient les Ottomans, dans la Grèce et dans l'Asie mineure, parvint à former contre eux une ligue, dans laquelle il ne put cependant entraîner que les puissances plus spécialement intéressées à arrêter ces dangereux voisins. C'étaient la république de Venise, Hugues de Lusignan, roi de Chypre, et les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, alors établis à Rhodes. Cette ligue ne s'annonçait pas pour devoir être très-formidable; car le pape, dans sa lettre au grand-maître de Rhodes[389], disait que la chambre apostolique faisait armer quatre galères, que le roi de Chypre en fournirait autant, et que le contingent de la république de Venise était fixé à cinq. En même temps il prescrivait à l'ordre d'en fournir six. C'était donc en tout une flotte de dix-neuf galères.
Le rendez-vous de cette flotte était à Négrepont, à la fin de l'année 1343, ce qui doit paraître assez étrange, puisque les Turcs assiégeaient alors cette place. Il est vrai que les historiens vénitiens assurent que la seule apparition de la flotte de la république détermina les assiégeants à se rembarquer, et à s'enfuir précipitamment sans avoir combattu.
Il n'est guère vraisemblable que la vue de cinq galères ait pu produire un pareil effet; les historiens, qui ont prévu cette objection, portent le nombre de ces galères à vingt; mais, quoi qu'il en soit, l'armement des Vénitiens était peu considérable; et ce qui le prouve, c'est que le commandement de la flotte combinée ne fut point déféré à Pierre Zeno, leur amiral, mais au Génois Martin Zacharie, qui commandait les quatre galères du pape. Ce fut sur la capitane que le patriarche latin de Constantinople, revêtu du caractère de légat, arbora son pavillon. Adolphe, neveu du roi de Chypre; Jean de Biadra, prieur de Lombardie, qui conduisait les galères de la religion; et le général vénitien, firent, sous les ordres de Zacharie, la première campagne commencée à la fin de 1343, et qui se réduisit à des courses sur les vaisseaux turcs, fort profitables à l'amiral génois et même au patriarche.
Les chevaliers, quoiqu'on leur reprochât dès-lors la soif des richesses, furent indignés de cet esprit mercantile, qui se mêlait aux soins de la guerre, et qui déshonorait également le prélat et le général. Ils réclamèrent le commandement pour l'amiral de Rhodes, et celui-ci proposa aux alliés d'aller attaquer la ville de Smyrne. Cette ville, que son heureuse situation et la beauté de son port ont désignée dans tous les temps pour avoir la plus grande part au commerce du Levant, avait été fréquentée par les Génois et les Vénitiens, qui regrettaient de s'en voir exclus par les infidèles.
IX. Prise de Smyrne. 1344. Ce fut à la fin de septembre 1344 que la flotte parut devant la rade. On se distribua les attaques; les Vénitiens se chargèrent de rompre l'estacade qui fermait le port; les chevaliers assiégèrent la ville par terre, de concert avec les troupes du pape et celles du roi de Chypre. Les premiers efforts furent repoussés; mais on multiplia les assauts, et, le 28 octobre, on emporta la place l'épée à la main.
Toute la population musulmane fut égorgée sans pitié. Le zèle furieux des croisés alla jusqu'à massacrer les enfants, les vieillards, les femmes; et, après que ces horreurs eurent souillé leurs armes pendant plusieurs jours, le légat s'occupa de purifier les temples qui avaient été convertis en mosquées, et fit sculpter les deux clefs de l'église sur les portes du château, où on les voit, dit-on, encore.
Les vainqueurs, après ce succès, devaient songer à se mettre en état de défense; on fit beaucoup de travaux autour de la place. Des vaisseaux y vinrent de divers ports de la Méditerranée, amenant des renforts, apportant des munitions; et, pendant qu'on s'occupait à Smyrne de ces préparatifs, l'escadre du pape et celle de Venise allèrent ravager les côtes voisines, et désoler le commerce des Ottomans.
X. Les croisés y sont assiégés. 1345. À peine les croisés étaient-ils en possession de cette conquête, qu'ils virent se déployer autour de leurs remparts une armée conduite par Morbassan, l'un des lieutenants de l'émir d'Ionie. On ne peut guère concilier la prise de Smyrne, par dix-neuf galères, avec ce que les historiens racontent de la puissance de ce prince. Selon les uns[390], cet émir était sorti de cette même ville, peu de temps avant l'attaque des chrétiens, sur une flotte de trois cents voiles et avec une armée de vingt-neuf mille hommes. D'autres assurent que Morbassan commandait une infanterie innombrable et trente mille chevaux. Sûrement il y a beaucoup à rabattre de toutes ces exagérations; et il le faut bien, puisque les troupes turques se consumèrent, pendant trois mois, en efforts infructueux devant cette place. On dit même que l'émir, qui était venu pour les diriger en personne, fut tué dans un de ces combats.
Morbassan, soit qu'il eût besoin d'étendre son armée pour la faire subsister, soit qu'il jugeât ces vaillants assiégés capables d'une imprudence, ne laissa autour de la ville qu'un corps peu nombreux pour la bloquer, et retira la plus grande partie de son armée à quelque distance.
Les croisés, jugeant l'occasion favorable pour faire lever entièrement le siége, firent, le 17 janvier 1345, une vigoureuse sortie, fondirent sur les lignes des Ottomans, tuèrent tout ce qui voulut tenir ferme, mirent le camp au pillage; et le légat, pour rendre grâces à Dieu de cette victoire, commença à célébrer la messe au milieu des tentes et sur les débris de l'armée des infidèles: mais il fallait que Morbassan fût bien peu éloigné, et que l'imprudence des chrétiens fût extrême; car, pendant le saint sacrifice l'armée ottomane tout entière tomba sur les chrétiens et les enveloppa.
Le patriarche, jetant ses habits pontificaux, prit le casque et l'épée: Zeno, Zacharie, Adolphe, rassemblant leurs soldats, Fleur de Beaujeu, à la tête des chevaliers de Rhodes, se précipitèrent au milieu des Turcs, sans espoir de se faire jour au travers de cette multitude, et tombèrent l'un après l'autre percés de coups. À peine quelques-uns de ceux qui avaient pris part à cette brillante et funeste sortie, purent regagner leurs remparts où cette perte répandit la consternation[391].
Cependant les restes de cette petite armée, privée de la plupart de ses généraux, ne songeaient point à se rendre. XI. Ils rendent la place. 1346. Ils se fortifièrent, demandèrent des secours en Europe, les attendirent, n'en reçurent que de très-insuffisants, et ce ne fut que deux ans après qu'ils entrèrent en négociation avec les Turcs; encore ne le firent-ils que lorsqu'ils en eurent reçu la permission du pape. Le pape ne consentait point à une paix avec les infidèles, mais il approuva qu'on signât une trêve. Les Vénitiens eurent l'habileté de saisir cette occasion, pour conclure avec l'émir un traité de commerce plus avantageux pour eux que tout ce qu'ils auraient pu espérer des victoires les plus signalées.
Trêve et traité de commerce avec les infidèles. Par ce traité, les Turcs s'obligèrent à respecter désormais le pavillon de la république, à ne point attaquer ses colonies; tous les ports de l'Asie mineure, de la Syrie et de l'Égypte furent ouverts à ses vaisseaux. On y établit des comptoirs; un consul vénitien fut reçu à Alexandrie; et tandis que les Génois achetaient les marchandises de l'Inde et de l'Asie, au fond de la mer Noire, les Vénitiens allèrent les chercher à l'isthme de Suez. Le commerce est comme les fleuves, il s'ouvre des canaux par-tout où il peut se faire jour. Mais, à cette époque, on se faisait un scrupule d'entretenir même des relations commerciales avec les infidèles. Il fallut solliciter, pour l'exécution de cette convention, une permission du pape, qui en limita la durée à cinq ans, et n'autorisa que l'envoi de dix vaisseaux par an[392].
XII. Révolte de Zara. 1346. Cette même année, c'est-à-dire en 1346, les Zaretins, excités par le roi de Hongrie, secouèrent encore le joug de la république; ces révoltes fréquentes ne prouvent pas tant l'inconstance des sujets que l'injustice des maîtres[393]. Marc Justiniani, qui fut envoyé avec vingt-sept mille hommes[394] pour les soumettre, les assiégea d'abord sans succès. Les Zaretins coulèrent leurs propres vaisseaux dans le port, pour le rendre inaccessible aux galères ennemies. Les Vénitiens battirent la place avec des efforts qui paraîtraient aujourd'hui incroyables. Il y avait dans leur armée un mécanicien nommé maître François delle Barche, qui était parvenu à construire des machines capables, dit-on[395], de lancer des blocs du poids de trois mille livres; il peut y avoir de l'exagération dans ce récit, quoiqu'on en conte à-peu-près autant des machines que les Génois employèrent, quelques années après, au siége de Chypre[396]. La difficulté de concevoir l'extraction, le transport, le jet de ces masses énormes, nous porte à refuser toute croyance à des faits qui semblent appartenir à la guerre des géants; mais ces détails n'en donnent pas moins une idée de l'état de la balistique et de la puissance à laquelle l'industrie humaine était déjà parvenue. On ajoute que l'auteur de cette invention en fut une des premières victimes, et qu'au moment où il disposait une de ces catapultes, elle partit et le lança lui-même au milieu de la ville qu'il voulait écraser.
Ces moyens d'attaque devaient être lents, dispendieux et d'un effet très-incertain; l'opiniâtreté des assiégés était soutenue par les secours qui leur avaient été promis. On annonçait que le roi de Hongrie marchait, pour les délivrer, à la tête d'une armée de quatre-vingt mille hommes; son approche obligea les Vénitiens à se renfermer dans leurs lignes, et à s'y fortifier. Ils y manquaient d'eau, il fallut en faire venir de Venise. Marin Falier, qui depuis fut doge, et qui avait pris le commandement du siége, fit faire des retranchements en bois en avant de son camp. Les Vénitiens battent l'armée du roi de Hongrie. Bientôt les Hongrois se déployèrent autour de l'armée vénitienne, l'attaquèrent avec impétuosité; mais repoussés dans plusieurs assauts donnés coup-sur-coup, et ayant perdu sept à huit mille hommes, ils se retirèrent dans leur pays.
L'armée victorieuse reprit les opérations du siége avec autant de vigueur que de constance, força les rebelles de se rendre à discrétion, après une résistance de plus de six mois, et le général usa des droits de la victoire avec une noble modération[397].
Cette guerre, ou plutôt ce siége, coûta à la république plus de trois millions[398] de ducats, c'est-à-dire dix-huit millions de notre monnaie. Le gouvernement se vit obligé de recourir à des emprunts forcés, répartis suivant la fortune présumée des citoyens.
Puisque la république s'obstinait à vouloir garder Zara et Candie, elle aurait épargné beaucoup de sang et de trésors, en faisant construire dans ses colonies de bonnes forteresses, et en y entretenant constamment une garnison suffisante pour contenir la population.
Jacques Carrare, alors seigneur de Padoue, avait fourni quelques secours aux Vénitiens pour cette guerre; il vint à Venise, où il fut reçu avec de grands honneurs. Toute la noblesse alla à sa rencontre, et le doge lui dit: «Nous vous admettons parmi nos concitoyens, vous et votre postérité.» Carrare, en cette qualité, prêta serment de fidélité à la république. On lui donna un festin où des vases d'or et d'argent furent étalés; et, pour manifester sa joie, il donna la liberté à un grand nombre de ses serfs ou de ses esclaves[399].
XIII. Calamités de Venise. 1348. Le 25 janvier de l'an 1348, Venise éprouva un violent tremblement de terre dont les secousses, réitérées pendant quinze jours, renversèrent plusieurs édifices, notamment trois clochers, et répandirent la terreur parmi les habitants. Tremblement de terre. On dit qu'un tremblement de terre se fit ressentir, vers la même époque, dans le royaume de Casan. À cette calamité en succéda une autre plus grande. Des Génois apportèrent en Sicile, des bords de la mer Noire, une maladie contagieuse, premier fruit peut-être du commerce avec les Turcs. La peste, car c'était ce terrible fléau, gagna la Toscane, puis le nord de l'Italie, et s'étendit jusqu'à Venise, où elle fit d'effroyables ravages; enfin elle passa les Alpes, couvrit toute l'Europe, et alla dépeupler l'Islande.
On commença à la remarquer à Venise dans les premiers jours du printemps; l'intensité du mal fit des progrès jusqu'à la fin d'avril; il se soutint à son plus haut période pendant les mois de mai et de juin. Ensuite sa fureur parut se ralentir et s'éteignit enfin peu-à-peu.
C'est cette même peste dont Bocace a fait la description; il assure qu'elle n'emporta pas moins de cent mille personnes dans Florence. Naples perdit soixante mille de ses habitants; Sienne, quatre-vingt; Gênes, quarante: on a prétendu que ce fléau avait enlevé les trois cinquièmes de la population de l'Europe.
Il est fort difficile d'évaluer avec quelque précision la perte que cette calamité de six mois fit éprouver à la population de Venise. Les historiens vénitiens se bornent à nous dire que le nombre des membres du grand conseil se trouva réduit de 1250 à 380. Cela paraît une exagération, parce qu'à cette époque le grand Conseil n'était pas si nombreux; mais il en résulte toujours que la noblesse perdit au moins la moitié de ses membres, et par conséquent que la population non-noble dut perdre proportionnellement encore davantage.
XIV. Puissance des Génois en Orient. Le trône de Constantinople avait été occupé successivement par plusieurs empereurs du nom de Paléologue. Un seigneur, qui était parvenu à la plus haute faveur du prince, s'éleva de la charge de grand domestique à celle de général, de ministre, puis de tuteur d'un empereur en âge de minorité, puis enfin il devint son collègue et son compétiteur: le nom de cet ambitieux était Jean Cantacuzène.
Les Génois prêtèrent leur secours au fils des Paléologues. Ce secours avait tous les caractères de la protection, et ils se le firent payer par de nouvelles concessions, qui consolidaient leurs établissements sur toutes les côtes de l'empire d'Orient. Théodosie avait bravé pendant deux ans toutes les attaques du kan des Tartares. Péra était devenue une véritable forteresse. Maîtres de l'étroit passage par lequel on pénètre dans la mer Noire, ils voulurent s'arroger, sur cette mer, la souveraineté que les Vénitiens avaient usurpée sur l'Adriatique, y percevoir des droits sur tous les vaisseaux qu'ils voudraient bien y laisser pénétrer, et en interdire l'entrée à tous les bâtiments de guerre, même à ceux de l'empereur grec, leur allié[400]. Leur droit fut reconnu par le soudan d'Égypte, à qui ils accordèrent la permission d'envoyer tous les ans un vaisseau sur la côte de Circassie pour l'achat des esclaves. On a dit qu'ils retiraient annuellement de leurs douanes quatre millions de notre monnaie[401], et qu'ils en abandonnaient à peine un dixième à l'empereur. Ce produit de l'impôt peut donner une idée de ce qu'était ce commerce.
Les historiens rapportent un fait qui paraît se lier avec les évènements qui vont suivre. Ils disent qu'un des marchands génois ou vénitiens, établis à Tana, eut querelle avec un Tartare et en reçut un soufflet qu'il vengea sur-le-champ en perçant l'agresseur de son épée. Les Tartares s'en prirent à toute la colonie européenne, pillèrent les comptoirs et massacrèrent plusieurs chrétiens. Les Vénitiens et les Génois convinrent de cesser toute communication avec cette côte barbare, pour faire repentir leurs ennemis de cette rupture, par l'interruption de tout commerce; mais les Vénitiens, à qui les Tartares étaient moins odieux que les Génois, ayant renoué secrètement leurs relations avec les premiers, les autres voulurent tirer vengeance de cette infidélité.
Ils saisissent tous les vaisseaux vénitiens. 1348. On apprit à Venise, sur la fin de 1348, que tous les vaisseaux sortis de ce port, ou des diverses colonies, pour trafiquer dans la mer Noire, venaient d'être saisis par les Génois. Malgré l'état déplorable auquel la peste venait de réduire la république, on ne voulut pas laisser cette insulte impunie.
XV. La flotte génoise surprise à Caristo. 1349. Une flotte de trente-cinq galères, sous le commandement de Marc Ruccinio et de Marc Morosini, mit à la voile pour devancer, dans l'Archipel, une escadre génoise dont on avait appris le départ. À la hauteur de Négrepont, une tempête, qui assaillit la flotte vénitienne, l'obligea de relâcher à Caristo. Elle cherchait un asyle dans cette baie, et, en s'y présentant, elle vit à l'ancre quatorze navires génois chargés de troupes, qui allaient renforcer la garnison de Péra.
Ruccinio, se hâtant de profiter de l'occasion que la fortune lui offrait, disposa son armée en ligne dans toute l'ouverture de la rade, depuis l'un des caps qui la formaient jusqu'à des ressifs qui environnaient le promontoire opposé. Il mit rapidement des troupes à terre, pour aller prendre poste derrière l'escadre ennemie, couper toute retraite aux équipages et attaquer du rivage les vaisseaux qui seraient à la portée des armes de trait.
Les Génois, surpris dans cette situation désavantageuse par des forces si supérieures, se préparèrent vaillamment au combat; Philippe Doria, leur général, remarqua que les Vénitiens n'avaient pas osé occuper l'intervalle rempli de ressifs; il ne pouvait se flatter de leur résister, il conçut l'espoir de leur échapper. La marée montait en ce moment, car elle n'est pas insensible dans cette mer. Les quatorze navires génois soutinrent long-temps le choc de toute la flotte vénitienne, et les décharges des troupes débarquées; tout-à-coup ils déployèrent leurs voiles, et, se jetant au milieu des rochers dont un côté de la rade était hérissé, ils s'avancèrent pour passer un à un entre la côte et la flotte ennemie.
Cette manœuvre frappa les Vénitiens d'un tel étonnement, que quatre des bâtiments génois étaient déjà hors de la baie avant qu'on se fût opposé à leur passage. Morosini, pour couper la retraite aux autres, hasarda sa propre galère, et vint se mettre lui-même en travers des ressifs parmi lesquels ils voulaient passer.
Alors il ne resta plus aux Génois aucun espoir de retraite; entourés, assaillis, ils virent successivement les dix vaisseaux qui restaient pris à l'abordage.
L'amiral vénitien, impatient de courir après les quatre galères qui s'étaient échappées, voulut en vain rétablir l'ordre dans sa flotte et rappeler ses gens à leurs postes; ils étaient occupés à piller les bâtiments capturés; furieux de leur désobéissance, il fit mettre le feu aux vaisseaux génois, pour forcer ses matelots à revenir sur les leurs. Cinq de ces vaisseaux furent consumés, cinq restèrent au pouvoir des vainqueurs; on ne put atteindre les quatre qui avaient déjà gagné la haute mer.
Cet heureux évènement excita dans Venise les transports de joie que fait éclater l'apparence d'un retour de la fortune. Quoique cette victoire ne fût pas aussi glorieuse que beaucoup d'autres qui avaient illustré les armes vénitiennes, on voulut en perpétuer le souvenir par une cérémonie annuelle, qui avait lieu le 29 août. La flotte cependant rentra dans le port sans avoir obtenu d'autre succès, et après s'être présentée inutilement devant Péra que les généraux jugèrent à l'abri de leurs attaques.
XVI. Triple alliance contre les Génois. 1350. Il était aisé de prévoir que la campagne prochaine serait plus difficile. On chercha à former des alliances pour susciter aux Génois de nouveaux ennemis. Dans la guerre civile de l'empire d'Orient, ils tenaient pour Paléologue. Gantacuzène devait par conséquent entrer avec joie dans la ligue des Vénitiens; cependant il hésitait, n'osant se commettre avec ses dangereux voisins; ceux-ci se chargèrent eux-mêmes de faire cesser son irrésolution. L'art de la balistique était porté à cette époque à un degré de perfection tel, que les Génois s'avisèrent de lancer, de Péra sur Constantinople, avec leurs machines, de gros blocs de pierre. Cette insulte excita des plaintes, ils y répondirent en réitérant. Cantacuzène irrité sortit de sa circonspection, et signa le traité que les Vénitiens lui proposaient.
Le roi d'Arragon avait eu souvent des démêlés avec la république de Gênes pour la possession de la Sardaigne et de la Corse; Venise lui envoya des ambassadeurs, et on le détermina facilement à joindre une escadre de vingt-quatre galères à la flotte de la république.
Pendant que cette triple alliance se formait, un amiral génois, avec dix galères, se présentait devant Négrepont, prenait de vive force la capitale de cette île, délivrait un millier de prisonniers que Morosini y avait laissés, et mettait le feu à la ville.
Ce n'était là que le prélude de plus grands évènements.
1351. Le désir de prévenir l'ennemi fit sortir la flotte vénitienne de ses ports un peu avant l'équinoxe d'automne de 1351. Elle était composée de trente galères et d'un grand nombre de vaisseaux de toute grandeur. Nicolas Pisani, qui passait pour un des plus habiles marins de ce temps-là, en était l'amiral, et avait pour lieutenant Pancrace Justiniani. Cette flotte opéra sa jonction avec celle d'Arragon. Elles faisaient route ensemble vers Constantinople, lorsque, en entrant dans l'Archipel, elles furent accueillies d'une furieuse tempête. Une des galères vénitiennes s'entr'ouvrit et fut submergée; quelques-unes furent brisées contre des rochers, d'autres jetées jusque sur la côte de Sicile; celles qui purent gagner le port de Modone dans la Morée, s'y réfugièrent, mais dans un état si déplorable qu'elles ne pouvaient reprendre la mer sans de grandes réparations. L'armée combinée avait perdu dans cette tempête deux vaisseaux catalans et sept vénitiens.
Gênes avait préparé non sans d'étonnants efforts, une armée capable de résister à de si puissants armements. Soixante galères, commandées par Pagan Doria, vinrent tenter d'enlever pour toujours la colonie de Négrepont à la république de Venise. Heureusement Pisani, qui avait pénétré le dessein de l'ennemi, se jeta dans cette île avec toutes ses troupes pendant qu'on radoubait sa flotte à Modone, et força les Génois à se rembarquer avec perte de quinze cents hommes, et le regret d'avoir manqué l'occasion que leur offrait, pendant cette campagne, l'inaction forcée de la flotte combinée.
XVII. Bataille des Dardanelles. 1352. Au commencement de 1352, les alliés traversèrent l'Archipel, le détroit des Dardanelles, la Propontide, et découvrirent les soixante-quatre Galères de Pagan Doria, rangées en bataille dans le canal du Bosphore, pour leur disputer l'entrée de Constantinople.
Les courants forcèrent le général génois, qui avait pris cette position pour ôter aux ennemis l'avantage du nombre, à serrer la côte d'Asie, ce qui laissa l'entrée du port de Constantinople libre aux alliés. Les Vénitiens avaient porté le nombre de leurs galères à trente-sept; les Catalans en avaient armé trente, et l'empereur Cantacuzène avait fourni un faible contingent de huit.
L'attaque commença vers le soir; on ne voulait pas donner aux Génois le temps de choisir une meilleure position, Doria faisait des signaux à son armée, pour la réunir dans une baie où la mer était moins agitée. Cette manœuvre commençait à s'exécuter lorsque le combat s'engagea sur toute la ligne. Les Catalans pressaient des vaisseaux embossés au milieu des écueils, et trois galères vénitiennes entouraient la capitane que montait l'amiral génois. Le choc fut violent et soutenu avec intrépidité. Les flottes de quatre nations combattaient à la vue de l'Europe et de l'Asie.
À l'approche de la nuit six galères grecques prirent la fuite, sans y avoir été forcées par aucune circonstance qui fît pencher la victoire en faveur de l'ennemi.
Les Vénitiens et les Catalans ne furent que médiocrement étonnés, et nullement découragés par cette défection. La nuit était commencée, et la bataille continuait entre soixante-neuf galères d'un côté, et soixante quatre de l'autre. C'étaient des forces à-peu-près égales; car on dit que les vaisseaux génois surpassaient alors en grandeur ceux des autres nations. Les courants avaient déjà mis le désordre dans les deux armées.
Une tempête qui s'éleva n'empêcha point les combattants de s'acharner à s'entre-détruire au milieu des ténèbres, et pendant le violent orage qui multipliait les dangers. Dans cette obscurité profonde leur fureur n'avait plus pour guide que les feux des vaisseaux; mais on ne pouvait se reconnaître qu'après s'être combattu, et il n'y avait pas moyen d'éviter les écueils dans une mer si fougueuse et si resserrée. Enfin, après une longue nuit d'hiver, car on était au 13 février, le jour vint éclairer cette scène de carnage. On voyait la mer couverte de débris, presque toutes les galères désemparées, treize vaisseaux génois échoués sur les côtes voisines, six avaient été entraînés vers la mer Noire; d'autres, abandonnés de leurs équipages, erraient sur les vagues encore mugissantes. Chacun des deux partis apprit que plusieurs de ses galères étaient tombées au pouvoir de l'ennemi, en les reconnaissant dans la ligne opposée. Il y en avait que l'on cherchait vainement des yeux; elles avaient été englouties. La flotte génoise se trouvait diminuée de treize galères. Les alliés en avaient perdu le double: quatorze vaisseaux vénitiens, dix arragonais et les deux grecs qui n'avaient pas pris la fuite, avaient été pris, brûlés ou submergés. Les Arragonais avaient fait des prodiges de valeur. Ponsio de Santa Paz, leur général était au nombre des morts, et parmi les Vénitiens on regrettait Pancrace Justiniani, Thomas Gradenigo, Étienne Contarini, Jean Steno et Benoît Bembo. Les Génois avaient acheté la victoire par des torrents de sang patricien; car on dit qu'ils perdirent sept cents nobles dans cette terrible bataille. Pisani fit voile le même jour pour sortir des Dardanelles, laissant à-peu-près deux mille prisonniers au vainqueur, qui, maître désormais de cette mer où il avait si fièrement combattu, obligea bientôt Cantacuzène à se détacher de la triple alliance, et à exclure les Vénitiens de tout commerce dans ses ports.
Séparées après un combat si sanglant, les flottes des deux nations tournèrent leurs forces contre les vaisseaux isolés qui s'étaient hasardés sur les mers. Tandis que l'amiral vénitien infestait l'Archipel, des galères génoises pillaient tout ce qu'elles rencontraient dans l'Adriatique. La multitude de blessés que Pisani débarqua dans l'île de Candie y occasionna une maladie contagieuse. Les Génois, qui vinrent attaquer cette colonie, contractèrent le mal, et, dans le trajet de la Canée en Italie, ils eurent à jeter quinze cents cadavres à la mer.
XVIII. Bataille de Cagliari. Doria avait ramené sa flotte à Gênes; Pisani et Caprario, nouvel amiral des Arragonais, résolurent d'aller la combattre de nouveau à la vue de son propre port. Les Génois, qui ne les croyaient pas si près d'eux, sortirent sous la conduite de Grimaldi, qui avait à ses ordres cinquante-deux galères. Ils aperçurent vers le cap de Cagliari vingt-deux voiles; c'était l'escadre d'Arragon, dans laquelle il y avait trois grands vaisseaux portant chacun quatre cents hommes: la flotte de Venise s'était tenue hors de la vue des Génois pour les attirer au combat. Grimaldi s'élança sur les Espagnols qu'ils croyaient avoir surpris. Ceux-ci reçurent la bataille sans hésiter, et à peine était-elle engagée, qu'une quarantaine de bâtiments vénitiens tournèrent le cap, se montrèrent, et fondirent sur l'armée génoise aux prises avec les Catalans. Les ennemis firent de vains efforts pour se dégager. Les Vénitiens sautèrent à l'abordage, trente-une galères tombèrent en leur pouvoir, avec quatre mille cinq cents prisonniers; plusieurs autres furent détruites. C'était célébrer glorieusement l'anniversaire de la bataille de Caristo, et réparer la défaite des Dardanelles; mais l'animosité des vainqueurs déshonora la victoire. Il n'est que trop attesté qu'ils eurent l'infamie de jeter leurs prisonniers à la mer. Quelques-uns des historiens qui rapportent ce combat disent que des deux côtés on avait enchaîné les galères les unes aux autres, en en laissant seulement quelques-unes libres pour voltiger sur les ailes.
La fortune de Gênes venait d'être changée en un instant. Ses prospérités s'étaient évanouies, et avaient fait place à un deuil universel. La consternation des Génois fut si grande, quand ils virent de toute cette belle flotte une seule galère, celle de l'amiral, rentrer dans le port, qu'ils désespérèrent de leur liberté; mais ils ne voulurent pas du moins renoncer à la vengeance.
XIX. Gênes se donne à Jean Visconti. À cette époque la couleuvre des Visconti, comme disent les historiens italiens, engloutissait tous les peuples du nord de l'Italie[402]. Les Génois, par une de ces résolutions précipitées, que conseille le désespoir et qu'amène la discorde intérieure, cherchèrent leur salut dans la servitude. Ce peuple si impatient de tout espèce de joug, se donna à Jean Visconti archevêque de Milan, qui régnait alors sur la Lombardie, et sur une partie du Piémont.
Celui-ci, empressé de satisfaire la passion d'un peuple qui s'était donné à lui, tira du trésor de Milan toutes les sommes nécessaires pour l'armement d'une nouvelle flotte. Cependant, trop prudent pour partager l'animosité des Génois contre les Vénitiens, qui déjà s'étaient rendus redoutables sur terre comme sur mer, il envoya offrir la paix à la république, en demandant que, dans tous les cas, ses anciens états fussent considérés comme neutres.
Le négociateur de Visconti était l'homme le plus célèbre de l'Italie. C'était le poëte Pétrarque, à qui nous devons encore plus pour la part qu'il a eue à la renaissance des lettres, que pour les beaux vers qu'il nous a laissés.
Pétrarque avait déjà des relations littéraires avec Dandolo; mais il traita cette négociation en rhéteur, et le doge, en admirant son éloquence, rejeta ses propositions[403].
XX. Les Vénitiens lui déclarent la guerre. 1354. La république déclara la guerre à Visconti. Tout-à-coup quelques galères génoises se montrèrent dans le golfe, pillèrent les îles de Faro et de Curzola, ravagèrent les côtes de la Dalmatie, de l'Istrie, et échappèrent par un prompt départ, à l'escadre qu'on envoyait à leur poursuite.
Pisani eut ordre de mettre à la voile. Il rassembla trente vaisseaux, et alla croiser dans la mer de Gênes. Pagan Doria avait trente-trois galères. Il ne voulut pas que le sort de sa patrie fût commis une seconde fois au hasard d'une bataille; il manœuvra de manière à éviter l'ennemi, et arriva dans la mer de Venise, pendant que son rival était encore sur les côtes de Sardaigne. L'apparition inattendue d'une armée considérable répandit la terreur dans les parages de l'Adriatique. Venise ignorait où était l'armée qui aurait pu la défendre, et se trouvait exposée aux attaques d'un ennemi audacieux. On apprenait tantôt que les Génois étaient sur la côte d'Istrie, tantôt qu'ils avaient intercepté des bâtiments de commerce richement chargés, le lendemain qu'ils se dirigeaient sur Venise, qu'ils ravageaient les côtes opposées, enfin qu'ils avaient pris et mis en cendres la ville de Parenzo, au fond du golfe. Toute la population de Venise était sous les armes. La milice veillait sur les bancs de sable les plus avancés dans la mer. L'effroi qu'inspira l'approche des Génois fut tel que la capitale n'osa plus s'en fier à ses vaisseaux du soin de sa défense contre une agression étrangère, et qu'une forte chaîne de fer fut tendue entre les deux châteaux qui gardent la passe du Lido[404].
Une multitude de petites embarcations étaient envoyées de tous côtés pour observer les mouvements de l'ennemi, pour en porter l'avis sur les points menacés, et l'on expédiait, coup-sur-coup, des bâtiments à l'amiral vénitien pour l'appeler au secours de la capitale.
Pisani arrivait à toutes voiles; mais Doria, qui n'avait pas à beaucoup près des forces suffisantes pour tenter une entreprise sérieuse contre une ville comme Venise, venait de sortir de l'Adriatique sans le rencontrer.
Ce fut au milieu de ces circonstances que, le 7 septembre 1354, mourut le doge André Dandolo, laissant un honorable souvenir de ses vertus, de sa sagesse, de ses lumières, et un recueil de lois qui porte son nom[405]. Il fut le dernier prince de Venise enterré dans l'église de St.-Marc. Le sénat ordonna qu'à l'avenir les doges choisiraient ailleurs leur sépulture. Peut-être est-ce à la mort tragique du successeur de Dandolo qu'il faut attribuer ce réglement.
Ces deux grands hommes de mer, qui depuis quelques années balançaient la fortune de Venise et de Gênes, Pisani et Doria, parcoururent les eaux de la Sicile sans avoir occasion d'engager un combat général.
Pendant ce temps-là les négociations avaient été reprises. Le gouvernement vénitien voulait traiter avec avantage; il attendait les évènements, et cependant il avait recommandé à son amiral de ne pas se compromettre.
Pisani, pour faire reposer ses équipages, et radouber ses vaisseaux, relâcha dans le port de Sapienza, petite île à la pointe de la Morée. Ce port, très-profond, présentait une ouverture assez large que l'amiral voulut garder lui-même avec vingt galères et six gros vaisseaux, tandis que le reste de ses galères, au nombre de quinze, et tous les bâtiments de charge étaient au fond du port, sous le commandement de Morosini, son lieutenant[406].
XXI. La flotte vénitienne détruite à Sapienza. 1354. Doria sortait dans ce temps-là de l'Archipel pour retourner à Gênes, où les ordres du sénat le rappelaient. Ses vaisseaux légers l'avertirent que la flotte ennemie était dans le port de Sapienza. Il se présenta, le 3 novembre, à l'entrée de la rade, tâchant d'attirer les Vénitiens par des provocations; mais Pisani n'avait garde d'accepter un combat dans lequel il n'aurait pu déployer toutes ses forces. L'audace des Génois ne lui permit pas de l'éviter. Tout-à-coup Jean Doria, neveu et lieutenant de l'amiral, faisant force de voiles et de rames, s'avança rapidement avec sa galère, et passa entre la côte et le dernier vaisseau des Vénitiens. En un instant il fut suivi de douze autres, et les treize galères[407], entrées dans la baie, se portèrent rapidement au fond du port, tandis que le reste de l'escadre génoise attaquait de front la ligne des vaisseaux de Pisani.
Ceux de Morosini n'étaient pas en ordre de bataille, quelques-uns étaient en radoub; une partie des équipages se trouvaient à terre. Cette attaque imprévue jeta dans cette division de l'armée, l'effroi et la confusion. La manœuvre de Jean Doria avait été téméraire; sa victoire fut facile. Les matelots, pour lui échapper, se précipitaient dans la mer[408]. Il s'empara de tous les vaisseaux de Morosini, et vint, après y avoir mis le feu, attaquer par derrière la ligne de Pisani, qui était aux prises avec toute l'armée génoise. Quatre mille hommes avaient déjà été tués soit au fond du port, soit à l'entrée de la rade. Le reste se rendit, et Doria amena à Gênes une trentaine de galères capturées, et cinq mille huit cent soixante-dix prisonniers, parmi lesquels était le redoutable Pisani.
Cet évènement convainquit les Vénitiens de la faute qu'ils avaient faite de ne pas terminer les négociations de la paix dans un moment où la fortune leur était favorable. Ils tremblèrent que la flotte victorieuse n'entrât une seconde fois dans l'Adriatique; heureusement ils surent bientôt qu'elle avait pris une autre direction. Les ressources de la république étaient tellement épuisées que l'on fut obligé de recourir à de nouveaux emprunts[409]; mais il ne restait pas une galère dans le port; quatre citadins patriotes en armèrent chacun une à leurs frais. Ils méritent d'autant plus que leurs noms soient conservés par l'histoire, qu'on ne voit pas que cet exemple ait été suivi par les plus riches patriciens. Les noms de ces citoyens étaient Marin Fradello, Beat Vido, Pierre Nani, et Constantin Zucholo.
Un tel armement pouvait tout au plus repousser quelques vaisseaux armés en course, et était trop insuffisant pour inspirer de la sécurité. On se hâta de reprendre les négociations à la cour de Visconti, et ce fut avec une telle impatience de voir cesser les hostilités, que l'on signa, le 5 janvier 1355, une trêve de quatre mois. Paix. Elle fut convertie, au mois de mai suivant, en une paix sur les conditions de laquelle les Vénitiens ne se montrèrent pas difficiles.
Ils consentirent à payer à Gênes deux cent mille florins pour les frais de la guerre, et à interdire à leurs négociants tous les ports de la mer Noire, excepté celui de Théodosie où les Génois leur permirent d'établir un comptoir.
À peine les Génois avaient-ils terminé cette guerre si glorieuse pour eux, qu'ils se montrèrent aussi incapables de supporter le joug d'un maître que le triomphe d'un vainqueur; ils se révoltèrent, nommèrent un doge, et chassèrent le gouverneur milanais que Visconti leur avait donné.
XXII. Nouvelle organisation du conseil du doge. 1354. Dans l'intervalle qui s'écoula entre la mort du doge André Dandolo et l'installation de son successeur, les correcteurs institués pour la réformation des lois firent adopter quelques changements dans l'organisation du conseil du prince.
Attributions des conseillers. On a vu que dans l'origine c'était le doge qui choisissait ses conseillers, ensuite ce fut le sénat qui les lui donna, et enfin ils durent être proposés par ce corps et confirmés par le grand conseil.
Leurs fonctions étaient de faire l'ouverture de toutes les dépêches (car il était interdit au doge de les ouvrir hors de leur présence, et au contraire, ils pouvaient y procéder sans lui), d'en faire le renvoi aux chefs des diverses branches de l'administration, de décider les réponses à adresser aux ministres étrangers, et les instructions à donner aux ambassadeurs ou généraux de la république; de présider, sous le doge, ou en son absence, le sénat et le grand conseil, d'y porter les propositions à mettre en délibération. On voit que ce conseil intime était le directeur suprême des affaires politiques, le modérateur des délibérations des assemblées générales, et le premier agent de l'administration.
Ses membres ne restaient que huit mois en charge; on en élisait trois nouveaux tous les quatre mois; il ne pouvait y en avoir à-la-fois deux du même nom ni du même quartier de la ville.
L'importance de leurs fonctions les avait fait appeler conseillers de sora, membres du conseil d'en haut. C'était la réunion de ces six conseillers, avec le doge, qui formait le gouvernement; ce qu'on appelait la sérénissime seigneurie. L'usage de cette dénomination paraît avoir commencé en 1360[410].
Les présidents de la quarantie criminelle entrent au conseil. Un tel conseil limitait suffisamment l'autorité du prince, puisque le prince n'y avait qu'une voix comme les autres conseillers, et ne pouvait rien faire valablement sans eux. Mais on jugea utile d'y introduire une sorte de rivalité de corps, qui eut pour objet l'exercice d'une surveillance sur ce conseil lui-même. En conséquence, on décida que les trois présidents du tribunal criminel des quarante prendraient séance avec les six conseillers du doge et participeraient à leurs fonctions, sauf quelques modifications peu importantes.
Le conseil du prince se trouva composé des six conseillers d'en haut et des trois présidents de la quarantie. Ces magistrats n'y siégeaient que deux mois, de sorte que peu-à-peu tous les membres considérables du premier tribunal de la république avaient eu successivement entrée au conseil, y avait pris une connaissance générale des grandes affaires de l'état, et y avaient apporté cette connaissance des lois, ce respect pour les formes, qui doivent caractériser le magistrat. C'était une manière habile de donner à la magistrature la surveillance de l'administration, en l'y introduisant, en l'y faisant participer; mais en même temps elle ne pouvait y dominer, parce qu'elle s'y trouvait en minorité, et que ses membres n'y siégeaient chacun que deux mois de suite.
Telle fut la composition du conseil intime à partir de cette époque.
Des sages. La nature des choses établit nécessairement des rapports entre ceux qui ont à délibérer sur les affaires et ceux qui sont chargés d'exécuter. La délibération est ordinairement subordonnée aux faits, et ceux qui exécutent sont censés en avoir une connaissance plus spéciale.
Les premiers agents d'exécution, les ministres, étaient six nobles qu'on décorait du nom de sages du conseil, ou plus communément sages-grands. On exigeait qu'ils eussent atteint l'âge de trente-huit ans. Leurs fonctions ne duraient que six mois; ils ne pouvaient être réélus qu'après l'intervalle d'un semestre, mais comme l'expérience et la capacité donnent nécessairement des droits aux places qui exigent des connaissances positives, on en a vu qui ont été réélus jusqu'à vingt-quatre fois[411].
Ces six ministres, chargés spécialement de la politique extérieure, devaient être appelés très-fréquemment dans le conseil de la seigneurie; ils finirent par y prendre habituellement séance.
L'importance de certaines branches de l'administration procura, dans la suite, le même privilége à ceux qui en furent chargés. Ainsi, pendant que la guerre de mer était la principale affaire du gouvernement vénitien, les fonctionnaires chargés spécialement de tout ce qui avait rapport à la marine, et qu'on appelait les sages de la mer, prirent séance dans le conseil.
Quand leur importance diminua, ils y furent supplantés, en 1420, par des sages préposés à l'administration des provinces qu'on appela depuis sages de terre-ferme; et enfin on admit dans le conseil, pour y acquérir la connaissance des affaires, de jeunes nobles à qui on donna le titre de sages des ordres, nom dont on ne connaît pas l'origine.
Ainsi l'action du gouvernement était concentrée dans la seigneurie, c'est-à-dire dans le doge, assisté de ses six conseillers et des trois chefs de la quarantie criminelle. C'était là ce qui formait le conseil, et ce conseil prenait le nom de collége, lorsqu'il se renforçait des six sages-grands, des cinq sages de terre-ferme et des sages des ordres, pareillement au nombre de cinq. Cette assemblée se réunissait tous les jours. Peu-à-peu les affaires politiques devinrent l'apanage exclusif des sages-grands, et les détails d'exécution, c'est-à-dire les ministères, furent laissés aux sages de terre-ferme.
XXIII. Marin Falier, doge. 1354. On donna pour successeur à Dandolo Marin Falier de l'une des plus anciennes maisons de Venise, qui avait déjà donné deux doges à la république, Vital Falier en 1082, et Ordelafe mort en combattant contre les Hongrois, en 1117. Après avoir occupé les principales dignités de la république, Marin Falier, déjà presque octogénaire, se trouvait en ambassade à Rome lorsqu'il apprit son élection. Le changement qui venait de s'opérer dans l'organisation du conseil ne portait aucune nouvelle atteinte à l'autorité personnelle du doge, déjà fort restreinte par les réglements antérieurs.
L'élévation de Falier sur le trône ducal paraissait terminer glorieusement une longue carrière. Venise ne devait pas s'attendre à voir son prince à la tête d'une conjuration.
Nées ordinairement d'une ambition trompée, les conjurations sont dirigées contre les dépositaires du pouvoir, par ceux qui s'en voient exclus. Elles sont préparées par de longues haines, concertées entre des hommes qui ont des intérêts communs. On n'y trouve guères ni vieillards, parce qu'ils sont circonspects et timides, ni jeunes gens, parce qu'ils sont peu capables de dissimulation.
Celle que j'ai à raconter s'écarte de tous ces caractères. Elle fut entreprise par un homme, qui, parvenu à la première dignité de sa patrie et à l'âge de quatre-vingts ans, n'avait rien à regretter dans le passé, rien à attendre de l'avenir; et ce vieillard était un doge ému par un sujet frivole, s'alliant, pour exterminer la noblesse, à des inconnus, au premier mécontent que le hasard lui avait présenté.
Un autre doge, trente ans auparavant, s'était fait un point d'honneur d'arracher au peuple le peu de pouvoir qui lui restait. Celui-ci conspira avec des hommes de la dernière classe contre les citoyens éminents; mais sans intérêt, sans plan, sans moyens; tant la passion est aveugle, imprévoyante dans ses entreprises.
Les négociations qui suivirent le désastre de la flotte de Pisani avaient rempli les premiers moments de l'administration du nouveau doge et il avait eu du moins la consolation de signer la trêve qui rendait le repos à sa patrie.
XXIV. Il reçoit une offense d'un jeune patricien. 1355. Il donnait un bal le jeudi gras à l'occasion d'une solennité[412]: un jeune patricien, nommé Michel Steno, membre de la quarantie criminelle, s'y permit, auprès d'une des dames qui accompagnaient la dogaresse, quelques légèretés que la gaieté du bal et le mystère du masque rendaient peut-être excusables. Le doge, soit qu'il fût jaloux plus qu'il n'est permis de l'être à un vieillard, soit qu'il fût offensé de cet oubli du respect dû à sa cour, ordonna qu'on fît sortir l'insolent qui lui avait manqué. Falier était d'un caractère naturellement violent[413].
Le jeune homme, en se retirant, le cœur ulcéré de cet affront, passa par la salle du conseil et écrivit sur le siége du doge, ces mots injurieux pour la dogaresse et pour son époux: Marin Falier a une belle femme, mais elle n'est pas pour lui[414].
Le lendemain cette affiche fut un grand sujet de scandale. On informa contre l'auteur, et on eut peu de peine à le découvrir. Steno arrêté avoua sa faute avec une ingénuité, qui ne désarma point le prince, ni sur-tout l'époux offensé. Falier s'oublia jusqu'à manifester un ressentiment qui ne convenait ni à sa gravité, ni à la supériorité de son rang, ni à son âge.
Il ne demandait rien moins que de voir renvoyer cette affaire au conseil des Dix, comme un crime d'état; mais on jugea autrement de son importance; on eut égard à l'âge du coupable, aux circonstances qui atténuaient sa faute, et on le condamna à deux mois de prison que devait suivre un an d'exil.
Plainte d'un ouvrier de l'arsenal contre un de ses chefs. Le doge encourage son ressentiment. Une satisfaction si ménagée parut au doge une nouvelle injure. Il éclata en plaintes qui furent inutiles. Malheureusement le jour même il vit venir à son audience le chef des patrons de l'arsenal, qui, furieux et le visage ensanglanté, venait demander justice d'un patricien qui s'était oublié jusqu'à le frapper. «Comment veux-tu que je te fasse justice, lui répondit le doge, je ne puis pas l'obtenir pour moi-même. Ah! dit le patron dans sa colère, il ne tiendrait qu'à nous de punir ces insolents.» Le doge, loin de réprimander le plébéien qui se permettait une telle menace, le questionna à l'écart, lui témoigna de l'intérêt, de la bienveillance même, enfin l'encouragea à tel point, que cet homme, attroupant quelques-uns de ses matelots, se montra dans les rues avec des armes, annonçant hautement la résolution de se venger du noble qui l'avait offensé.
Celui-ci se tint renfermé chez lui et écrivit au doge, pour réclamer la sûreté qui lui était due. Le patron fut mandé devant la seigneurie; le prince le réprimanda sévèrement, le menaça de le faire pendre, s'il s'avisait d'attrouper la multitude ou de se permettre des invectives contre un patricien, et le renvoya en lui ordonnant, s'il avait quelques plaintes à former, de les porter devant les tribunaux.
XXV. Le doge conspire avec des hommes du peuple. La nuit étant venue, un émissaire alla trouver cet homme, qui se nommait Israël Bertuccio, l'amena au palais et l'introduisit mystérieusement dans un cabinet où était le prince avec son neveu Bertuce Falier.
Là, l'irascible vieillard écouta avec complaisance tous les emportements et tous les projets de vengeance du patron, lui demanda ce qu'il pensait des dispositions des hommes de sa classe, quelle était son influence sur eux, combien il pourrait en ameuter, quels étaient ceux dont on espérait se servir le plus utilement. Bertuccio indiqua un sculpteur, d'autres disent un ouvrier de l'arsenal nommé Philippe Calendaro; on le fit venir à l'instant même, ce qui prouve à quel excès d'imprudence la colère peut entraîner. Un doge de quatre-vingts ans passa une partie de la nuit en conférence avec deux hommes du peuple, qu'il ne connaissait pas la veille, discutant les moyens d'exterminer la noblesse vénitienne.
Il était difficile qu'on soupçonnât un pareil complot, les conférences pouvaient se multiplier sans être remarquées; cependant il n'y en eut pas un grand nombre, car les conjurés se jugèrent, au bout de quelques jours, en état de mettre à exécution cette grande entreprise. Il fut convenu qu'on choisirait seize chefs, parmi les populaires les plus accrédités; qu'on les engagerait à prêter main-forte, pour un coup-de-main d'où dépendait le salut de la république; qu'ils se distribueraient les différents quartiers de la ville, et que chacun s'assurerait de soixante hommes intrépides et bien armés. Ainsi c'était un millier d'hommes qui devait renverser le gouvernement d'une ville si puissante; cela prouve qu'il n'y avait pas alors des forces militaires dans Venise. On arrêta que le signal serait donné au point du jour par la cloche de Saint-Marc: à ce signal les conjurés devaient se réunir, en criant que la flotte génoise arrivait à la vue de Venise, courir vers la place du palais, et massacrer tous les nobles à mesure qu'ils arriveraient au conseil. Quand tous les préparatifs furent terminés, on arrêta que l'exécution aurait lieu le 15 d'avril.
XXVI. Découverte de la conjuration. La plupart de ceux qu'on avait engagés dans cette affaire ignoraient quel en était l'objet, le plan, le chef, et quelle devait en être l'issue. On avait été forcé d'initier plus avant ceux qui devaient diriger les autres. Un Bergamasque, nommé Bertrand, pelletier de sa profession, voulut préserver un noble, à qui il était dévoué, du sort réservé à tous ses pareils. Il alla trouver le 14 avril au soir le patricien Nicolas Lioni, et le conjura de ne pas sortir de chez lui le lendemain, quelque chose qui pût arriver. Ce gentilhomme, averti par cette espèce de révélation, d'un danger qui devait menacer beaucoup d'autres personnes, pressa le conjuré de questions, et n'en obtint que des réponses mystérieuses accompagnées de la prière de garder le plus profond silence. Alors Lioni se détermina à se rendre maître de Bertrand jusqu'à ce qu'il eût dit tout son secret; il le fit retenir, et lui déclara que la liberté ne lui serait rendue qu'après qu'il aurait pleinement expliqué le motif du conseil qu'il lui avait donné.
Le conjuré, qu'une bonne intention avait conduit auprès du patricien, sentit qu'il en avait déjà trop dit, et qu'il ne lui restait plus qu'à se faire un mérite d'une révélation entière. Il ne savait probablement pas tout, mais ce qu'il révéla suffit pour faire voir à Lioni qu'il n'y avait pas un moment à perdre.
Celui-ci courut chez le doge pour lui communiquer sa découverte et ses craintes. Falier feignit d'abord de l'étonnement; puis il voulut paraître avoir déjà connaissance de cette conspiration, et la juger peu digne de l'importance qu'on y attachait. Ces contradictions étonnèrent Lioni; il alla consulter un autre patricien, Jean Gradenigo; tous deux se transportèrent ensuite chez Marc Cornaro; et enfin ils vinrent ensemble interroger Bertrand, qui était toujours retenu dans la maison de Lioni.
Bertrand ne pouvait dire jusqu'où s'étendaient les liaisons et les projets des conjurés; mais il ne pouvait ignorer que le patron Bertuccio et Philippe Calendaro y avaient une part considérable, puisque c'était par eux qu'il avait été entraîné dans le complot.
Les trois patriciens que je viens de nommer convoquèrent aussitôt, non dans le palais ducal, mais au couvent de St.-Sauveur, les conseillers de la seigneurie, les membres du conseil des Dix, les avogadors, les chefs de la quarantie criminelle, les seigneurs de nuit, les chefs des six quartiers de la ville, et les cinq juges-de-paix.
Cette assemblée envoya sur-le-champ arrêter Bertuccio et Calendaro. Ils furent appliqués l'un et l'autre à la torture. À mesure qu'ils nommaient quelque complice, on donnait des ordres pour s'assurer de sa personne. Lorsqu'ils révélèrent que la cloche de Saint-Marc devait donner le signal, on envoya une garde dans le clocher pour empêcher de sonner. Il était naturel que les coupables cherchassent à atténuer leur faute en nommant leur chef: on apprit avec étonnement que le doge était à la tête de la conjuration.
Cette nuit même Bertuccio et Calendaro furent pendus devant les fenêtres du palais; des gardes furent placées à toutes les issues de l'appartement du doge. Huit des conjurés, qui s'étaient échappés vers Chiozza, furent arrêtés, et exécutés après leur interrogatoire.
XXVII. Marin Faliero jugé et décapité. 1355. La journée du 15 fut employée à l'instruction du procès du doge. Le conseil des Dix, dont une pareille cause relevait si haut l'importance, demanda que vingt patriciens lui fussent adjoints pour le jugement d'un aussi grand coupable. Cette assemblée, qu'on nomma la Giunta, fit comparaître le doge, qui, revêtu des marques de sa dignité, vint, dans la nuit du 15 au 16 avril, subir son interrogatoire et sa confrontation. Il avoua tout.
Le 16, on procéda à son jugement; toutes les voix se réunirent pour son supplice.
Le 17 à la pointe du jour, les portes du palais furent fermées; on amena Marin Falier au haut de l'escalier des géants, où les doges reçoivent la couronne; on lui ôta le bonnet ducal en présence du conseil des Dix. Un moment après, le chef de ce conseil parut sur le grand balcon du palais, tenant à la main une épée sanglante, et s'écria: Justice a été faite du traître. Les portes furent ouvertes, et le peuple, en se précipitant dans le palais, trouva la tête du prince roulant sur les degrés.
Dans la salle du grand conseil, où sont tous les portraits des doges, un cadre voilé d'un crêpe fut mis à l'endroit que devait occuper celui-ci, avec cette inscription: Place de Marin Falier, décapité.
Pendant quelque temps on continua les recherches contre ceux qui avait trempé dans la conjuration. Il y en eut plus de quatre cents de condamnés à la mort, à la prison ou à l'exil. Le pelletier Bertrand réclamait la récompense qu'il croyait due à sa révélation; il eut l'insolence de demander un palais et un comté que Marin Falier possédait, une pension de douze cents ducats, et enfin l'entrée du grand conseil, c'est-à-dire le patriciat pour lui et sa postérité.
De tout cela on ne lui accorda qu'une pension de mille ducats reversible à ses enfants, et il en témoigna si haut son mécontentement, qu'on fut obligé de l'exiler à son tour; mais telle était l'idée qu'on avait de cette nature de services, et telle était la politique du gouvernement pour les encourager, que le conseil fut sur le point d'admettre ce dénonciateur au nombre des patriciens[415].
FIN DU TOME PREMIER.