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Histoire de la République de Venise (Vol. 2)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de la République de Venise (Vol. 2)

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Title: Histoire de la République de Venise (Vol. 2)

Author: comte Pierre-Antoine-Noël-Bruno Daru

Release date: August 19, 2014 [eBook #46632]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the team of DP-Europe. (This file was produced from images
generously made available by Bnf-Gallica.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE (VOL. 2) ***

HISTOIRE
DE LA RÉPUBLIQUE
DE VENISE.

Tome II.

DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT.

HISTOIRE
DE LA RÉPUBLIQUE
DE VENISE.

Par P. DARU,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

SECONDE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.

TOME SECOND.

À PARIS,
CHEZ FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS
LIBRAIRES, RUE JACOB, No 24.
1821.

HISTOIRE
DE
LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.

LIVRE IX.

Guerre contre le roi de Hongrie.—Perte de la Dalmatie.—Nouvelle peste à Venise, 1355-1361.—Fondation de la bibliothèque de Saint-Marc, par Pétrarque.—Dernières révoltes de Candie.—Expédition contre Alexandrie.—Élection d'André Contarini, 1361-1367.—Nouvelle révolte de Trieste.—Démêlé avec l'évêque de Venise.—Guerre contre le seigneur de Padoue, le roi de Hongrie et le duc d'Autriche, 1367-1377.—Aventure de Charles Zéno.—Occupation de l'île de Ténédos.—Affaires de l'Orient.—Commencement de la guerre contre les Génois, le roi de Hongrie, le patriarche d'Aquilée, et le seigneur de Padoue, 1377-1378.

I. Jean Gradenigo, doge. 1355. Jean Gradenigo monta, le 21 avril 1355, sur le trône teint du sang de Marin Falier. Les fréquentes révoltes de Zara prouvaient encore moins l'esprit d'indépendance de ses habitants que la jalousie des rois de Hongrie. Ces princes ne pouvaient voir qu'avec dépit tous les ports de leurs états occupés par une république voisine. Jamais ils ne manquèrent de lui susciter des ennemis et de secourir les rebelles.

Guerre contre le roi de Hongrie. Ce royaume, alors un des plus puissants de l'Europe, avait pour roi un prince d'un caractère brillant, chevaleresque, et une noblesse vaillante, riche, nombreuse, qui fournissait de grandes armées à son suzerain.

La trève, qui existait, depuis la dernière soumission de Zara, entre Louis de Hongrie et les Vénitiens, était sur le point d'expirer. La seigneurie avait fort à cœur de conclure une paix définitive avec ce redoutable voisin. Celui-ci, que le crime de Jeanne de Naples, sa belle-sœur, avait déjà appelé en Italie, nourrissait l'espérance d'acquérir une grande influence dans ce beau pays. Peu disposé à se réconcilier avec la république, il mit à la paix qu'elle lui envoyait demander, des conditions qui ne parurent pas acceptables. Par exemple, il exigeait que les Vénitiens lui fournissent une flotte pour passer en Italie avec son armée. Il consentait à leur laisser la paisible possession de la Dalmatie, s'ils voulaient se reconnaître ses vassaux; et il fallait que cette vassalité fût constatée par un tribut et par un hommage annuel.

Il était pénible de consentir à reconnaître un suzerain; mais, en s'y refusant, la république aurait dû mettre promptement ses colonies en état de défense. Elles n'y étaient pas lorsque l'armée du roi vint subitement investir Trau, Spalato, Zara, et quelques autres places de cette côte. Contre le duc d'Autriche et le patriarche d'Aquilée. On y envoya assez diligemment une flotte; mais pendant qu'on se préparait à repousser les Hongrois de ce côté, on apprit qu'une armée, dans laquelle il y avait, disait-on, cinquante mille hommes de cavalerie, allait entrer dans le Trévisan; que le roi avait fait alliance avec le duc d'Autriche et le patriarche d'Aquilée, pour venir attaquer les possessions de la république dans le continent de l'Italie, et qu'enfin un traité avait été conclu avec le seigneur de Padoue, qui, oubliant la reconnaissance qu'il devait aux Vénitiens, s'engageait à fournir des vivres à leurs ennemis, tout en prétendant conserver sa neutralité.

Cet orage ne tarda pas à éclater. C'était un spectacle aussi nouveau qu'effrayant pour l'Italie, de voir se déployer dans ses campagnes ces nombreux escadrons. Des états accoutumés à faire la guerre avec des troupes stipendiées, n'auraient pu trouver les fonds nécessaires pour créer et entretenir une telle cavalerie, outre que les habitudes de la nation italienne la rendent peu propre à cette manière de combattre.

Le roi de Hongrie n'était pas un prince opulent; mais il avait de grands vassaux qui possédaient de vastes domaines dans des plaines couvertes de pâturages et par conséquent de chevaux, et quand il appelait les seigneurs à la guerre, il voyait accourir des essaims d'hommes accoutumés à l'exercice des armes et du cheval. Il est vrai que les seigneurs n'étaient obligés qu'à un service de trois mois.

Les escadrons hongrois environnaient déjà la petite ville de Conegliano et s'avançaient vers Trévise. On fut assez heureux pour que des troupes rappelées en grande hâte de la côte de Dalmatie, parvinssent à se jeter dans cette dernière place. Elles étaient conduites par les provéditeurs Jean Delfino, et Paul Loredan. Justiniani, leur collègue tâcha de tenir la campagne avec quelques milices et le peu de troupes régulières qu'on put rassembler; mais il était loin d'être assez fort pour pouvoir s'approcher des lignes ennemies et inquiéter les assiégeants. Conegliano succomba au bout de quelques jours; les défenseurs de Trévise n'en furent point découragés. Autour d'eux, toute la province était inondée de partis qui la ravageaient pour pourvoir, encore bien difficilement, à la subsistance d'une cavalerie telle qu'on n'en avait jamais eu à nourrir dans ce pays.

II. Jean Delfino, doge. 1356. Sur ces entrefaites, le doge Jean Gradenigo mourut le 8 août 1356. On avait besoin d'un homme de guerre à la tête des conseils de la république; tous les suffrages se réunirent sur Jean Delfino; mais il était enfermé dans Trévise, et il devenait difficile même de lui faire parvenir l'avis de sa nomination. On demanda un sauf-conduit aux assiégeants; le roi ne voulut pas renoncer à l'espérance de faire prisonnier le chef de la république[1]. La raison d'état dispense sans doute de faire des avantages à ses ennemis, mais quand on manque à la générosité, il ne faut pas manquer de vigilance. Jean Delfino, après s'être concerté avec Justiniani, qui se rapprocha de la place, en sortit une nuit avec un piquet de cavalerie, traversa les cantonnements des assiégeants et arriva jusqu'à Marghera où il s'embarqua pour Venise.

Le temps s'écoulait, et le roi voyait arriver l'époque où le service de ses vassaux allait expirer; il voulut presser les opérations du siége, et fit donner un assaut, qui fut vaillamment repoussé. Bientôt après il vit partir les principaux seigneurs, avec la plus grande partie de cette belle cavalerie, qui faisait la force de l'armée; il fallut convertir le siége en blocus.

Les Vénitiens se vengent sur le seigneur de Padoue. 1357. Dès que les Hongrois se furent éloignés, la colère des Vénitiens tomba sur le seigneur de Padoue. Ses états dont il avait oublié qu'il était redevable à la république, furent ravagés par la petite armée de Marc Justiniani.

III. Le roi de Hongrie conquiert la Dalmatie. 1357. L'hiver de 1357 fut employé à négocier une trève de quelques mois sous la médiation du pape. Louis, au commencement de la campagne suivante, porta les principaux efforts de son armée sur les places de la Dalmatie. Presque toutes se rendirent; Zara fut surprise[2], et le gouverneur, Michel Falier, n'échappa point à une inculpation de lâcheté, danger que courent tous les gouverneurs qui ont manqué de prévoyance. On le punit par une amende, un an de prison et l'exclusion perpétuelle de tous les conseils. Le seul qui acquit de la gloire, sur cette côte, fut le commandant de la petite place d'Enone, Jean Justiniani, qui ne succomba qu'après avoir fait la plus vigoureuse défense et éprouvé toutes les horreurs de la disette.

La chûte de tant de places fit sentir aux Vénitiens la nécessité d'obtenir la paix à quelque prix que ce fût. Des ambassadeurs allèrent la proposer, l'implorer. Les conditions que le roi dicta furent que la république renoncerait pour toujours à la Dalmatie, et rendrait toutes ses places, depuis le golfe de Quarnero, au-dessous de Fiume jusqu'à Durazzo, qui est près de l'entrée de l'Adriatique. C'était abandonner un littoral de plus de cent lieues, et une multitude d'îles et de ports.

IV. Délibération pour la cession de cette province. 1358. Quand on en vint à délibérer dans le sénat sur l'acceptation de cette paix, ce fut un combat entre ceux qui regrettaient le plus la splendeur de la république, et ceux qui voulaient mettre un terme à ses sacrifices et à son danger. «Ces conditions, disaient les uns, sont si dures, qu'on a droit de s'étonner que vous ayez pu les entendre. Si vous renoncez à la Dalmatie, vous renoncez à être une puissance, toute votre population est là. Où recruterez-vous vos troupes? Avec quoi armerez-vous vos flottes? Ces mêmes ports, où vous trouviez un asyle, deviendront les arsenaux de vos ennemis. Vous n'êtes plus les dominateurs du golfe, si une puissance rivale en occupe les bords. La Dalmatie cédée, l'Istrie se trouve exposée à de nouvelles invasions. Vous avez perdu les places de cette côte, mais est-ce la première fois? Est-il nouveau pour vous de voir le roi de Hongrie occuper Zara? Vous n'avez point été défaits en bataille rangée. Trévise se défend vaillamment et continuera de résister; la disette est moins à craindre pour elle que pour l'innombrable cavalerie qui l'assiége. Vous avez vu déjà le roi obligé de ramener son armée, après quelques mois de campagne. Il a ravagé le pays, mais le mal en est fait; il n'y trouvera plus les ressources qu'il a épuisées. Un prince qui n'a point une armée permanente, ne doit pas triompher d'un gouvernement qui a de la constance. Ne manquons pas à notre fortune; Nous en avons vu quelquefois l'heureux retour, dans des circonstances plus désespérées. Que l'énergie du conseil ranime celle de tous les Vénitiens; tous sentiront que l'existence de la patrie est attachée à la conservation de ces possessions, que nous avons su garder pendant 360 ans au prix de tant de sang, et dans des circonstances si diverses.»

Les partisans de la paix répondaient avec beaucoup de gravité: «La prudence de ce gouvernement a sur-tout éclaté en ce que, dans toutes ses délibérations, il a pris conseil, non des passions, mais des circonstances. Les conditions sont dures, mais elles sont proposées dans un temps où une guerre malheureuse contre les Génois vient de ruiner notre marine. Vous vous êtes vus n'ayant pas quatre galères pour repousser quelques corsaires, qui venaient nous insulter dans notre golfe; il a fallu que d'opulents citadins armassent, pour notre défense, des vaisseaux destinés à leur commerce. Mais cette ressource même ne nous reste plus; les fortunes privées, non moins épuisées que la fortune publique, ne peuvent échapper à une destruction totale que par les travaux de la paix. Sans doute il est pénible de céder de si belles possessions, de renoncer à des titres si glorieusement acquis. Mais que céderons-nous? ce que l'ennemi tient déjà. On vous dit que si vous cédez la Dalmatie vous aurez à craindre pour l'Istrie. Vraiment voilà une grande prévoyance; on craint pour l'Istrie, on a bien raison; l'ennemi l'occupe déjà; aussi ceux qui pensent qu'un danger à venir ne doit pas faire oublier un danger présent, vous disent-ils, que rien n'est plus urgent que d'obtenir la restitution de cette province. Elle vous est offerte; malheureusement on ne vous offre pas en même temps la Dalmatie. Pour concevoir raisonnablement l'espérance de les recouvrer l'une et l'autre, il faut établir, ou que nos affaires peuvent s'améliorer, ou que celles du roi peuvent devenir mauvaises. Or quels moyens avons-nous d'affaiblir le roi de Hongrie? Aucun. Quels moyens d'améliorer notre situation, de recouvrer nos forces? Un seul; la paix, le commerce.

«Toute notre application doit être de conserver la république, de faire cesser pour elle un danger imminent. Qui peut nous assurer que les Génois veuillent s'en tenir à une paix qu'ils nous ont fait acheter si cher? Qu'ils ne prennent pas, pour nous attaquer de nouveau, le moment où nous sommes engagés dans une guerre désastreuse? et alors quel espoir de salut nous resterait-il? On dit qu'il ne faut pas céder ces provinces; mais qu'on nous dise donc aussi les moyens de les reprendre. On dit que l'ennemi n'a point gagné de bataille; remarquez que c'est parce que vous n'avez point d'armée. Si la petite troupe de Justiniani peut se présenter devant les Hongrois, il faut lui envoyer l'ordre de combattre. Mais si vous êtes convaincus qu'elle n'a conservé jusqu'ici son existence qu'en évitant une action; si vous avez la certitude qu'une défaite vous mettrait entièrement à la merci du vainqueur et entraînerait la perte de vos états de terre-ferme, en même temps que le sacrifice de la Dalmatie, vous recommanderez à votre général de ne pas compromettre ce fantôme d'armée, dont l'apparence vous donne encore la faculté de négocier.

«On conçoit qu'on se détermine à rejeter une paix humiliante; mais il serait absurde de vouloir refuser également et la paix et le combat. Cette paix que vous pouvez faire aujourd'hui, qui oserait vous répondre que vous pourrez l'obtenir demain? La gloire de ce sénat n'est pas d'avoir toujours été heureux, mais de s'être montré constamment sage; il sait que, dans toutes les affaires, il faut apprécier les circonstances. Les voir telles qu'on les désire, et non pas telles qu'elles sont, est une faiblesse. Rien n'est perdu si nous conservons la république, si nous lui donnons le temps de reprendre ses forces, et si la sagesse lui prépare les moyens de réparer ses pertes.»

V. Paix. 1358. Ces raisons prévalurent et le traité fut signé le 18 février 1358.

Il y fut stipulé que le doge cesserait de prendre le titre de duc de Dalmatie et de Croatie; que la seigneurie n'enverrait point de consuls dans les états du roi; que les sujets de la république ne pourraient pas avoir des propriétés immobilières à Zara, et que ceux qui en avaient seraient tenus de les vendre; que toutes les possessions de la seigneurie occupées par les troupes du roi, tant dans l'Istrie qu'en Italie, seraient évacuées, et qu'enfin s'il arrivait que le roi eût à soutenir une guerre maritime, la seigneurie devrait lui fournir, aussitôt qu'elle en serait requise, une flotte de vingt-quatre galères, dont il paierait l'armement et l'entretien.

On convint, en cas de contravention aux conditions de cette paix, de prendre le pape pour juge, et de soumettre l'infracteur à l'excommunication et à l'interdit.

La perte de cette grande colonie donnait plus d'importance aux acquisitions que la république avaient faites dernièrement dans le continent de l'Italie. On avait conquis la marche Trévisane sur le seigneur de Vérone; cette province avait été cédée par un traité, mais le droit antérieur du seigneur de Vérone lui-même n'était pas bien établi. Pour légitimer leur conquête, les Vénitiens imaginèrent de demander l'investiture de cette province à l'empereur, qui ne l'avait jamais possédée. C'était déjà un spectacle assez remarquable que la fière république de Venise sollicitant l'investiture d'une province déjà conquise par ses armes, et consentant à ne la tenir qu'à titre de fief de l'empire.

L'humiliation fut bien plus grande, lorsque l'empereur Charles IV refusa cette investiture, en ajoutant qu'il ne pouvait approuver que les Vénitiens se fussent établis, sans son aveu, dans une province qui relevait de la couronne impériale.

Ainsi les Vénitiens avaient manifesté leurs scrupules sur la légitimité de leur possession, leurs craintes sur sa solidité; et ils avaient reconnu que cette province relevait de l'empire, sans obtenir même la permission de se dire les vassaux de l'empereur.

Le duc d'Autriche fait arrêter les ambassadeurs vénitiens. 1360. Les ambassadeurs qui avaient été envoyés à la cour de ce prince, éprouvèrent, en revenant à Venise, un nouvel outrage. Par une indigne violation des droits les plus sacrés, le duc d'Autriche les fit arrêter comme ils traversaient ses états.

VI. Récapitulation des malheurs de la république depuis l'établissement de l'aristocratie. Telle était la situation de Venise en 1360, c'est-à-dire environ quarante ans après le changement opéré dans sa constitution. Il ne serait pas juste d'attribuer tous ses malheurs à cette seule cause, mais une partie en dérivait évidemment, et il faut au moins convenir que la fortune n'avait pas pris soin de justifier cette révolution, qui avait remis le pouvoir aux mains de l'aristocratie. Immédiatement avant ce changement, la république avait forcé tous les peuples de l'Italie à reconnaître son droit de souveraineté sur l'Adriatique. Dès que Pierre Gradenigo fut monté sur le trône, les désastres se succédèrent. Le patriarche d'Aquilée insulta impunément la république. Elle perdit ses établissements en Syrie. Les Génois détruisirent ou prirent des flottes entières à Curzola, à Gallipoli, à Sapienza. Ils firent trembler Venise au fond de l'Adriatique, et obligèrent sa population à rester sous les armes. Ils dictèrent un traité à la seigneurie. Trois conspirations la mirent en péril. Deux révoltes, une peste, survinrent après un anathème, qui séparait Venise de la communion des chrétiens. Le gouvernement se déshonora par son injustice dans l'usurpation de Ferrare. Ses ambassadeurs furent humiliés à Gênes, où ils achetèrent la paix; à Avignon, où ils essuyèrent sans murmurer les outrages de la suite du pape; à la cour de Hongrie, où ils signèrent, après avoir souvent imploré la paix sans l'obtenir, l'abandon de la plus belle province de la république; à la cour impériale, où on ne daigna pas même recevoir leurs hommages; enfin en Autriche, où on les retint deux ans en prison, malgré les instances de la seigneurie, réduite à solliciter leur liberté.

Peste à Venise. À cette époque si malheureuse, la peste qui avait dévasté l'Europe douze ans auparavant, la parcourait encore; mais cette fois elle descendait du nord au midi. Cette maladie, qui venait de moissonner à Avignon neuf membres du sacré collége, fut apportée en Italie par des soldats, et s'étendit sur Venise, où elle fit cependant moins de ravages que celle de 1348.

Il était triste pour Jean Delfino d'avoir été élevé au dogat, pour avoir le malheur d'attacher son nom au traité de Zara. Il en eut un violent chagrin; il éprouva bientôt après la perte de la vue, et mourut le 11 juillet 1361.

VII. Lois somptuaires. Le malheur des temps amena des institutions dont on est peut-être dispensé de faire honneur à la sagesse des législateurs. Les calamités publiques avaient renversé la plupart des fortunes particulières; le luxe dut exciter de l'indignation. On porta des lois somptuaires qui réglaient la table, les habits et les principales dépenses des citoyens de tous les rangs. Des magistrats furent institués spécialement pour faire observer ces règlements, et quoique les changements opérés dans les mœurs aient quelquefois suspendu momentanément l'empire de ces lois, elles n'ont pas cessé d'exister, et on y est toujours revenu après les avoir violées. Ce fut une chose importante, pour le salut de l'aristocratie, que de mettre les privilégiés dans l'impuissance d'étaler un faste qui aurait décelé leur vanité: la vanité excite la jalousie, et la jalousie est un premier pas vers la révolte. Le luxe, disait Paul Sarpi, serait bon, s'il n'était que pour le riche et ne désemplissait que des vaisseaux trop pleins, mais souffrir un luxe général, c'est prendre tous les jours des remèdes au lieu de nourriture; celui qui par vanité fait plus qu'il ne peut finit par faire plus qu'il ne devrait.

Loi qui interdit le commerce aux patriciens. Il y a des historiens qui placent à cette époque la loi qui interdit le commerce aux patriciens; mais on n'est pas d'accord sur sa date. Ce règlement devait avoir deux effets remarquables; de consoler les roturiers, et de maintenir parmi les nobles cette modération que les sages recommandent aux dépositaires du pouvoir dans le gouvernement de plusieurs[3]. Il n'eût pas été juste que les patriciens, en même temps qu'ils excluaient les citoyens de l'autorité, voulussent être admis au partage de tous les profits de l'industrie, ils y auraient eu trop d'avantages sur les autres. Le commerce veut de l'égalité.

Les patriciens, en se privant de cette ressource, eurent un prétexte de plus pour se réserver tous les emplois publics, ce qui affermit le gouvernement aristocratique.

Mais faute de moyens pour réparer ou pour agrandir leurs fortunes, la plupart tombèrent dans la médiocrité et dans le besoin, ce qui amena les choses au point où voulaient en venir les familles puissantes, à l'oligarchie. Si le commerce peut en un instant procurer des richesses immenses, il peut les enlever de même; ce sont deux extrémités également dangereuses dans la république, d'ailleurs cette profession donnant nécessairement à ceux qui l'exercent des intérêts dans l'étranger, doit, dans certains cas, mettre leur intérêt privé en opposition avec celui de la patrie.

Au reste, j'aurai dans la suite plusieurs occasions de faire remarquer, que, si cette loi remonte en effet jusqu'au milieu du quatorzième siècle, on s'en écarta souvent dans les siècles suivants, et que la noblesse vénitienne n'a presque jamais cessé de partager les bénéfices du trafic avec les négociants de profession.

Il y a, dans les statuts de l'inquisition d'état, un article[4] qui paraît fixer, d'une manière assez précise, la date de cette loi, puisqu'il la cite comme rendue depuis l'an 1,400; mais il fournit en même temps la preuve qu'elle était tombée en désuétude, par les dispositions qu'il ordonne pour la remettre en vigueur.

VIII. Laurent Celsi, doge. 1361. La plupart des historiens rapportent que les électeurs étant assemblés pour donner un successeur à Jean Delfino, les suffrages se trouvaient partagés entre plusieurs candidats, lorsque le bruit se répandit, dans Venise, que l'amiral du golfe, Laurent Celsi, venait de rencontrer une flotte génoise et l'avait battue complètement. Cette nouvelle, parvenue au conclave des électeurs, avait réuni toutes leurs voix en faveur de Laurent Celsi, qui auparavant n'était point au nombre des concurrents. Mais bientôt après on apprit que cet avis était faux; les électeurs furent un peu honteux de leur précipitation, et une loi s'ensuivit qui, pour l'avenir, leur interdisait absolument toute communication avec le dehors. Ceux qui racontent de cette manière les circonstances de cette élection, oublient que Venise était alors en paix avec Gênes[5].

IX. Pétrarque à Venise. Il donne sa bibliothèque à la république. À cette époque Pétrarque, qu'une ancienne amitié pour les princes de Carrare appelait de temps en temps à Padoue, vint faire quelque séjour à Venise. Il y avait déjà paru, comme ambassadeur de Visconti, pour proposer la paix entre la république et les Génois. Quoiqu'il n'eût pas réussi dans cette négociation, il jouissait, dans cette capitale, de toute la considération que doivent procurer de grands talents, l'opulence, une grande influence et la faveur de presque tous les princes contemporains. Pétrarque paraissait aimer beaucoup le séjour de Venise, qu'il appelait la merveille des cités. Il y était arrivé avec sa bibliothèque, fidèle compagne de ses voyages. Cette circonstance prouverait qu'elle n'était pas extrêmement nombreuse; mais à cette époque les manuscrits étaient des trésors, et le noble zèle de cet ami, de ce restaurateur des lettres, lui avait fait consacrer une partie de sa fortune et de son temps, à rassembler un grand nombre d'auteurs dont les exemplaires étaient encore à-peu-près uniques.

L'illustre poëte ne crut pas pouvoir mieux s'acquitter de l'hospitalité qu'il recevait chez les Vénitiens, qu'en leur léguant sa bibliothèque. Voici la lettre qu'il écrivit à ce sujet: «François Pétrarque désire léguer les livres qu'il possède et ceux qu'il pourra posséder à l'avenir, à saint Marc, l'évangéliste. Il croit pouvoir y mettre cette condition qu'ils ne seront vendus, ni aliénés, ni dispersés; et qu'un local, à l'abri des eaux et de l'incendie, sera assigné pour y conserver cette bibliothèque, en mémoire du donateur, pour la plus grande gloire du saint patron, et pour la consolation des hommes studieux qui pourront la fréquenter avec plaisir et avec fruit. S'il forme ce vœu, ce n'est pas qu'il oublie que ses livres ne sont ni bien précieux, ni en grand nombre; mais c'est qu'il a conçu l'espérance que cette collection s'accroîtrait sous les auspices d'une si glorieuse république. Les illustres patriciens, les citadins patriotes, les étrangers mêmes pourront, par la suite, l'enrichir d'une partie de leur bibliothèque, et la rendre aussi considérable que les fameuses bibliothèques de l'antiquité. Les moins éclairés sentiront que ce monument ne sera pas inutile à la gloire de la patrie, et le donateur se félicitera d'en avoir posé les premiers fondements.» Le conseil déclara qu'il acceptait cette offre d'un homme qui n'avait point d'égal dans la théologie, dans la philosophie morale, ni dans la poésie[6]. Il y avait peut-être un peu d'hyperbole dans cet hommage rendu à la théologie du poëte, mais il n'en était pas moins beau à un particulier de donner l'idée de former une de ces précieuses collections, que les gouvernements négligent souvent même d'entretenir.

Une maison fut assignée pour le logement du donateur et de ses livres. Cette collection, fruit de la passion de Pétrarque pour la propagation des connaissances humaines, devint le noyau de la bibliothèque de Saint-Marc. Entre les ouvrages qui y furent mis pour la première fois à la disposition des hommes studieux, il y avait un manuscrit d'Homère, donné à Pétrarque par Nicolas Sigeros, ambassadeur de l'empereur d'Orient; un Sophocle qu'il tenait de Léonce Pilate, son maître de grec; une traduction latine de l'Iliade et de l'Odyssée, par le même Léonce Pilate, et copiée de la main de Bocace, son disciple; un exemplaire de Quintilien; enfin la plupart des ouvrages de Cicéron, à la transcription desquels Pétrarque lui-même avait consacré des années[7]. Je ne demanderai point l'indulgence des lecteurs pour ces détails.

On reproche aux Vénitiens de n'avoir pas apporté à la conservation de ce dépôt tout le soin que méritait une si illustre origine.

X. Paix avec le duc d'Autriche. Le duc d'Autriche n'était pas en guerre avec la république, quoiqu'il l'eût insultée dans la personne de ses ambassadeurs. Une brouillerie, qui survint entre le patriarche d'Aquilée et ce prince, fit craindre à celui-ci que les Vénitiens ne profitassent de l'occasion pour manifester leur ressentiment. Il chercha à se réconcilier avec la seigneurie, et il ne lui en coûta que d'écrire au doge, qu'il désirait voir la superbe Venise. Le conseil lui fit témoigner toute la joie qu'on aurait à l'y recevoir. Il y vint en effet, emmenant avec lui une suite de plus de mille personnes, parmi lesquels étaient les deux ambassadeurs vénitiens qu'il venait de tirer de la prison où il les avait retenus pendant deux ans. C'est ainsi que cette violation du droit des gens fut réparée, et il en coûta une somme considérable à la république, pour signaler, par des fêtes, sa réconciliation avec un voisin dont elle avait à se venger.

XI. Révolte de Candie. Les traités qu'elle venait de signer avec Gênes et avec le roi de Hongrie, avaient dû porter une grande atteinte à sa considération au dehors. Les Candiotes entrevirent l'espoir de se détacher d'une métropole qui venait d'abandonner la plus importante de ses colonies. Cette fois ce ne fut pas une révolte des indigènes, ce fut l'explosion du mécontentement de toute la population vénitienne de l'île, qui murmurait depuis long-temps de ce que pas un des membres de ces anciennes familles transportées autrefois de Venise dans la colonie, n'était appelé aux magistratures de la métropole. Ils avaient demandé qu'on choisît parmi eux vingt sages, pour les représenter dans le grand conseil, et y défendre leurs intérêts. Un gouverneur avait eu l'imprudence de leur répondre; «Est-ce qu'il y a des sages parmi vous?» Cette raillerie insultante avait dû les irriter. Ce fut bien pis lorsqu'ils se virent réduits pour toujours à la condition de sujets, par la révolution qui ferma définitivement l'entrée du grand conseil à ceux qui n'en faisaient point partie. La révolte, conséquence immédiate de cette révolution, est encore une circonstance qui peut servir à la faire apprécier. Frà Paolo Sarpi a dit[8]: L'établissement des colonies fut très-salutaire à la république romaine, parce qu'elles conservèrent toujours de l'attachement pour leur patrie, et que dans la suite des temps elles apprivoisèrent les naturels du pays; au lieu que les citoyens transplantés en Candie sont eux-mêmes devenus sauvages. Il fallait dire que l'effet fut différent, parce que les systèmes de conduite furent contraires. Les Romains accordaient aux colons de nouveaux droits comme citoyens de la métropole; les Vénitiens privèrent de leurs anciens priviléges les citoyens qu'ils envoyèrent à Candie.

Ceux-ci saisirent, pour éclater, le prétexte d'un impôt, d'ailleurs assez léger, qu'on venait d'établir pour la réparation de leur port. Ils prirent les armes, se jetèrent sur le gouverneur, menacèrent sa vie, le mirent en prison avec ses conseillers, et choisirent pour chef un nommé Marc Gradenigo. On voyait, à la tête de ce mouvement, deux autres hommes du même nom; mais l'histoire ne dit pas qu'ils fussent parents de celui qui avait opéré la révolution cause première de cette révolte.

L'envie de rompre absolument, et pour toujours, avec la métropole, alla jusqu'à ce point que les rebelles ne voulurent plus rien avoir de commun avec elle, même le culte. Pour se séparer de la république, ils n'hésitèrent pas à se séparer de l'église latine; ils embrassèrent le schisme des Grecs; et, ce qui était presque une plus criminelle apostasie aux yeux des Vénitiens, ils ne voulurent plus reconnaître saint Marc pour leur patron et lui substituèrent saint Tite.

Cependant on armait toute la population de Candie, on ouvrait les prisons pour enrôler indistinctement les accusés et les criminels, et on massacrait ceux qui, par prudence ou par attachement pour l'ancien ordre de choses, se permettaient de désapprouver l'insurrection.

La métropole prit, dans le commencement, des mesures propres à faire croire qu'elle n'était guère en état de la punir. Elle envoya d'abord trois personnages considérables, pour tâcher de ramener les rebelles dans le devoir par des exhortations. Un Zéno, un Soranzo, un Morosini, se présentèrent vainement à l'entrée du port, on ne leur permit pas de mettre pied à terre; des menaces même les contraignirent de s'éloigner et de venir rendre compte à Venise qu'ils avaient vu flotter l'étendard de saint Tite sur les tours de Candie.

Le mauvais succès de cette tentative n'empêcha point qu'on n'y revînt une seconde fois. Cinq autres députés, non moins vénérables, vinrent éprouver une réception plus injurieuse encore que le refus de les entendre. On leur permit de débarquer, ce fut pour les conduire à l'audience du gouverneur de l'île, au travers des rangs d'une armée assez nombreuse, et des flots d'une populace qui oubliait le respect dû à leur caractère et à leurs noms. Les places, les rues, les fenêtres, les toits étaient couverts de monde. Ce fut un spectacle propre à exalter l'effervescence des insurgés, que de voir André Contarini, chef de la députation, Pierre Ziani, François Bembo, Jean Gradenigo et Laurent Dandolo, marchant entre deux haies de soldats, traversant les rues de cette ville qui leur obéissait naguère, et accompagnés des huées insolentes de cette multitude. Leur gravité ne se démentit point; mais il était difficile qu'ils espérassent quelque succès de leurs exhortations; on ne croyait plus à la modération ni à la force de la seigneurie.

En effet elle mettait une telle circonspection dans ses mesures, que lorsqu'elle vit revenir les députés et qu'elle eut perdu l'espérance de ramener les Candiotes par la persuasion, elle écrivit à toutes les puissances de l'Italie, aux rois de France, de Naples, et à l'empereur, pour les prier de ne fournir aucune assistance aux sujets rebelles qu'elle avait à punir; et ce ne fut qu'après avoir obtenu cette promesse, que le conseil commença à délibérer sur les mesures militaires qu'il avait à prendre; encore y eut-il, dans ce conseil, beaucoup d'avis pour un parti mitoyen, qui consistait à faire seulement bloquer l'île par dix galères sans entreprendre une attaque.

Tout cela annonçait une extrême faiblesse. On en sera moins étonné si on considère que la république, épuisée par deux guerres malheureuses, et plus encore par le dernier traité de paix, n'avait plus de population sur laquelle elle pût recruter son armée. Il fallait bien réserver les Vénitiens pour le service des vaisseaux; on avait perdu la Dalmatie; les habitants de la marche Trévisane étaient de nouveaux sujets; on ne pouvait pas raisonnablement les mener contre les Candiotes révoltés. Il ne restait donc d'autre ressource que de former une armée de ces hommes à charge à leur propre pays, faisant de la guerre leur unique existence et parcourant les parties de l'Europe en proie à des guerres civiles, pour se vendre tour-à-tour aux diverses factions. L'Italie en était alors infestée: mais pour former une armée avec de pareils éléments, il fallait du temps et de l'argent.

XII. Départ d'un armement qui soumet cette île. 1364. Aussi l'année 1364 était-elle déjà commencée lorsque l'expédition se trouva prête. On jeta les yeux, pour la commander, sur un capitaine véronais nommé Luchino dal Verme, qui était alors à la tête des troupes du seigneur de Milan. Il vint recevoir des mains du doge l'étendard de la république, et partit, le 10 avril, sur une flotte de trente-trois galères que commandait Dominique Michieli, et qui portait six mille hommes de débarquement. C'était tout ce que la puissante Venise envoyait pour reconquérir l'île aux cent villes. La colonie et la métropole ne ressemblaient plus à ce qu'elles avaient été.

Les insurgés avaient assez mal profité du temps qu'on leur avait laissé. Ils avaient assassiné plusieurs des insulaires qu'on soupçonnait de regretter le gouvernement des Vénitiens. Marc Gradenigo lui-même, ce chef que les rebelles s'étaient donné, n'avait pas été à l'abri de leurs soupçons et de leur fureur. Quand un peuple en insurrection tourne ses armes contre ses chefs, c'est qu'il ne sait plus où se prendre. Il y eut parmi ceux-ci une telle confusion qu'ils voulurent se donner aux Génois; mais Gênes, déchirée par des factions rivales, brouillée pour jamais avec les Visconti, dont elle avait secoué le joug, n'osa braver à-la-fois tant d'inimitiés, en recommençant la guerre contre les Vénitiens.

L'armée débarqua sans obstacle, le 7 mai, sur la côte de Candie, à quelques lieues de la capitale. Le 10, Luchino dal Verme se mit en marche, força le passage d'un défilé, où les insulaires étaient postés, et arriva jusqu'aux portes de la ville, dont il emporta, après l'avoir brûlé, le faubourg, pendant que la flotte paraissait à l'entrée du port. Les rebelles furent surpris de cette attaque vigoureuse, comme s'ils n'eussent pas dû s'y attendre; et ces mêmes hommes, qui s'étaient montrés si opiniâtres, pour repousser toute proposition d'accommodement, n'eurent pas la fermeté de soutenir un assaut. Ils envoyèrent des députés qui se prosternèrent aux pieds de Michieli en implorant leur pardon. L'amiral les reçut avec un front sévère, se fit ouvrir les portes, s'empara du port, entra dans la capitale avec ses troupes; mais ce ramas de mercenaires de toutes les nations, qui composait l'armée de débarquement, se mit à piller la ville. On eut beau les rappeler sous les drapeaux, il fallut les attaquer de vive force pour leur faire cesser le pillage, et punir quelques-uns de leurs chefs du dernier supplice, entre autres un jeune Visconti, parent des seigneurs de Milan.

Cette exécution faite, on s'occupa de la punition des révoltés. Beaucoup perdirent la vie sur l'échafaud, quelques-uns se sauvèrent dans les îles voisines, d'autres allèrent chercher un asyle dans les montagnes, leurs têtes furent mises à prix, et tout le reste se soumit, trop promptement pour qu'il fût possible de croire que ce retour fût l'effet du repentir.

La conquête de Candie n'avait coûté que trois jours. La nouvelle en fut reçue à Venise avec des transports de joie. On célébra cet heureux évènement par des fêtes, par des tournois auxquels d'illustres étrangers prirent part. Vingt-cinq gentilshommes y parurent, menant chacun dix dames vêtues de brocard d'or. Le doge présidait à ces brillantes solennités du haut d'une estrade placée sur le portique de Saint-Marc. Il avait à sa droite Pétrarque, dont la présence rappelait une autre espèce de triomphe.

XIII. Marc Cornaro, doge. 1365. Les succès inespérés disposent aux imprudences. Pendant que le gouvernement vénitien était dans l'ivresse de cette conquête, le roi de Chypre Pierre de Lusignan sollicitait une croisade contre le soudan d'Égypte. Croisade contre Alexandrie. 1365. Le pape n'avait pas manqué d'en approuver le projet; mais les principaux souverains de l'Europe étaient alors engagés dans des affaires qui ne leur permettaient pas de tourner leurs regards vers l'Orient. Lusignan, en arrivant à Venise, où il espérait trouver une armée de croisés, fut cruellement trompé dans son attente: par le conseil et avec l'appui du légat il exposa son plan à la seigneurie, et parvint à l'entraîner jusqu'à y prendre part. Ce plan fut adopté avec une légèreté qu'on n'a pas eu souvent à reprocher au gouvernement de Venise. Le doge Laurent Celsi venait de mourir le 18 juillet 1365, et son successeur Marc Cornaro, affaibli par l'âge, avait peu d'influence dans les conseils.

Il s'agissait de surprendre la ville d'Alexandrie en Égypte. Le roi de Chypre assurait que cette place devait être emportée d'un coup-de-main; mais, en admettant cette possibilité, il fallait savoir comment une petite armée se maintiendrait dans le pays, et enfin ce que les Vénitiens pouvaient gagner à se brouiller avec le soudan, qui jusqu'ici les avait laissés faire paisiblement leur commerce.

Ces réflexions, qui devaient venir dans l'esprit de tout le monde, furent écartées, et on fit partir une flotte, qui, réunie à celle du roi de Chypre et à un renfort envoyé par le grand-maître de Rhodes, portait une petite armée de dix mille hommes et de quatorze cents chevaux. C'était avec de pareilles forces qu'un roi qui avait beaucoup d'expérience, et un gouvernement renommé pour sa sagesse, entreprenaient la conquête d'une telle place sur le soudan d'Égypte[9].

L'armée partit devant Alexandrie le 2 octobre, prit terre à la vue de quelques troupes accourues sur le rivage, les repoussa jusques dans la ville, donna un assaut et pénétra dans l'intérieur des remparts; mais les habitants se réfugièrent au-delà d'un large canal, et les assaillants, comme s'ils n'eussent pas dû prévoir cet obstacle, renoncèrent à leur entreprise aussi légèrement qu'ils l'avaient conçue, pillèrent la ville, et se rembarquèrent quatre jours après. Cette folie n'eut d'autre résultat que de brouiller les Vénitiens avec le soudan. Il fit séquestrer leurs marchandises, mettre les marchands aux fers, et il fallut que la république lui envoyât de riches présents pour se réconcilier avec lui.

XIV. Dernière révolte de Candie. 1365. L'année 1365 n'était pas terminée qu'une nouvelle révolte éclata dans Candie. Les rebelles, ayant à leur tête trois frères de la famille des Calenge, alors l'une des plus considérables du pays, adoptèrent un système de guerre qui ne permettait pas aux Vénitiens de les réduire par un coup décisif. Au lieu de chercher à s'emparer de la capitale, ils fortifièrent tous les châteaux de l'île que leur position rendait faciles à défendre, surprirent les garnisons de quelques places, et s'établirent dans un grand nombre de postes où ils pouvaient combattre avec avantage.

Le gouverneur rassembla ses forces, demanda de prompts secours, et, dans le courant de l'année 1366 ses troupes eurent à faire une pénible guerre de postes, à prendre une multitude de châteaux, à ravager le pays, pour affamer de petites garnisons, à poursuivre, avec d'incroyables fatigues, quelques chefs qui leur échappaient, enfin, après beaucoup de sang versé dans les combats, on eut le loisir d'en répandre sur les échafauds. Presque tous les moteurs de cette insurrection la payèrent de leur tête; les femmes et les enfants des Calenge ne furent pas épargnés. Ce fut le dernier soupir de la liberté dans cette île, dont les habitants s'étaient débattus, pendant cent soixante ans, sous le joug que leur imposait un peuple séparé d'eux par de vastes mers.

Paul Loredan, l'un des provéditeurs, rendit compte en ces termes des mesures rigoureuses qui venaient d'être prises pour assurer la soumission de cette colonie[10].

«Sérénissime prince, très-illustres et très-excellents seigneurs, dit-il au sénat, la bonté de la Providence vient de mettre fin à une cruelle guerre. Cette île fameuse, qui vous a coûté tant de sang et de si longs efforts, nous avons la satisfaction de vous annoncer qu'elle est en votre possession pour toujours; vos armes l'ont soumise et ont rendu impossible toute nouvelle rébellion. Vous avez confondu la coupable espérance des ennemis du nom vénitien, qui se flattaient de vous voir dépouillés de vos possessions dans les mers de l'Orient. Chargés par vous de reconnaître l'état de cette colonie et d'en assurer la tranquillité ultérieure, nous avons à vous rendre compte des mesures qui nous ont paru indispensables. Les rebelles n'ont plus de chefs; des exemples terribles ont été faits pour effrayer ceux qui voudraient le devenir. Les châteaux, qui leur servaient de retraite, les villes de Lasithe et d'Anapolis, tous les forts enfin que nous n'avons pas jugé convenable d'occuper ont été rasés; les habitants en ont été transportés ailleurs; le pays qui les environne demeurera inculte; il est défendu, sous peine de la vie, même d'en approcher. Tous les règlements, qui pouvaient entretenir l'orgueil ou l'esprit d'indépendance des colons, ont été abrogés. Les indigènes n'auront plus aucune part à l'administration ni aux magistratures, et leur obéissance vous sera garantie par la surveillance qu'exerceront sur eux vos fidèles mandataires.»

Cette pacification, si on peut appeler de ce nom la soumission qui suit une pareille guerre et de telles vengeances, termina le règne de Marc Cornaro. Ce doge mourut le 13 juin 1367.

XV. Nouveaux règlements. Les correcteurs des lois firent adopter à cette occasion quelques règlements que je vais rapporter, pour caractériser la dépendance dans laquelle les deux grands corps de l'état cherchaient à tenir le prince.

Déjà, à la mort de Laurent Celsi, on avait arrêté que le doge élu ne pourrait s'excuser d'accepter cette dignité, sans avoir pris l'avis et obtenu l'assentiment de ses conseillers; que ses motifs d'excuse seraient jugés par le grand conseil, et ne pourraient être admis qu'autant que les deux tiers des voix seraient favorables à la demande de l'élu; que tous les mois on s'assurerait si le doge était exact à payer les gens et les dépenses de sa maison et que, faute par lui de le faire, les avogadors retiendraient, sur ses revenus, une somme suffisante pour y pourvoir; qu'il ne pourrait employer les deniers publics aux réparations ou à l'embellissement du palais ducal, sans y être autorisé par ses conseillers, par les trois quarts des membres de la quarantie et par les deux tiers des voix du grand conseil; qu'il ne pourrait faire aucune réponse aux ministres étrangers, sans l'avoir soumise aux conseillers de la seigneurie.

On ajouta à ces dispositions en 1367, que dans les conseils le doge ne pourrait jamais être d'un avis contraire à celui des avogadors; parce que ceux-ci étaient spécialement chargés de voter pour l'intérêt de la république. On descendit jusqu'à des soins minutieux pour lui imposer des entraves. On fixa la somme à mettre à sa disposition pour la réception des étrangers de marque, et il fut réglé que cette somme ne pourrait excéder mille livres par an. On ajouta que, dans les six premiers mois de son élection, il serait obligé de se faire faire au moins une robe de brocard d'or, qu'enfin, ni lui, ni ses enfants, ni sa femme, ne pourraient recevoir aucun présent, tenir aucun fief, ni cens, ni emphytéose, posséder aucun immeuble hors des limites du duché et que s'ils en possédaient ils seraient obligés de les vendre. Or si on considère que le territoire appelé le Dogado ne comprenait que la capitale, les îles de Malamocco, de Chiozza et de Brondolo et une lisière de côtes depuis l'embouchure du Musone vis-à-vis Venise, jusqu'à celle de l'Adige, on reconnaîtra que les familles puissantes qui pouvaient prétendre à cette suprême dignité, s'imposèrent à elles-mêmes une notable gêne, en s'interdisant toutes possessions hors de ces étroites limites[11].

XVI. André Contarini, doge. 1367. On eut bientôt à faire l'application d'un article important de ces nouveaux règlements. André Contarini, élu pour succéder à Marc Comaro, refusa la place de doge. Il se retira même dans le territoire de Padoue pour échapper à cet honneur; mais le sénat lui fit signifier que, s'il persistait dans son refus, la république le traiterait comme un rebelle, et ordonnerait la confiscation de ses biens. Il se soumit, et vint recevoir une couronne qui n'était pas un emblème d'autorité.

XVII. Révolte de Trieste. 1367. Le gouvernement vénitien n'était pas parvenu sans de grands efforts à pacifier Candie. À peine cette île était-elle rentrée dans le devoir que la révolte d'une autre colonie attira l'attention et les armes de la république. Un navire de Trieste, qu'on soupçonnait de faire la contrebande du sel, fut chassé à la vue du port par une galère vénitienne. Il se défendit, le capitaine de la galère fut tué dans le combat; le fraudeur se réfugia dans le port. La galère se présenta aussitôt pour demander impérieusement que ce navire et son équipage lui fussent livrés. Les Triestins prirent parti pour leur compatriote. Cette résistance devint une émeute; les Vénitiens établis à Trieste furent obligés de sortir de la ville; l'étendard de St.-Marc fut mis en pièces, et les révoltés demandèrent des secours à leurs voisins. Les habitants de la Carniole leur fournirent d'abord quelques troupes. On mit diligemment la place en état de défense; et lorsque l'armée de la république se présenta pour la soumettre, elle eut à en faire le siége, qui fut soutenu avec une telle vigueur qu'au bout d'un an les assiégeants n'avaient encore fait aucun progrès. À l'ouverture de la seconde campagne, le duc d'Autriche vint au secours des assiégés, qui s'étaient donnés à lui, et avaient arboré son pavillon. Il attaqua les Vénitiens dans leurs lignes; mais il fut repoussé, et cet échec le rendit accessible aux propositions de la seigneurie, qui le détermina, en lui remboursant les frais de cette expédition[12], à garder la neutralité. La privation de ce secours ne fit point perdre courage aux Triestins. Ils disputèrent encore leur liberté pendant toute la campagne, et ce ne fut enfin qu'après deux ans d'investissement, c'est-à-dire en 1369, que Trieste se rendit, faute de vivres, et subit la loi du vainqueur. Il en coûta la vie aux principaux chefs de la révolte, et les habitants virent s'élever une citadelle, qui dominait leur ville, et répondait désormais de leur fidélité.

XVIII. Manœuvres de François Carrare, seigneur de Padoue, contre la république. La république avait un voisin non moins inconstant dans le seigneur de Padoue[13]. François Carrare, alors chef de cette maison, avait oublié qu'elle était redevable aux Vénitiens de la conservation de cette principauté. Non content d'avoir fourni des vivres aux troupes du roi de Hongrie, lorsqu'il attaquait les états vénitiens, il cherchait à étendre, par des empiétements, les limites qui le séparaient du domaine de la république, et à mesure qu'il usurpait une portion de territoire il y élevait des forts. On se plaignit, on négocia, on nomma des commissaires pour juger le différend; pendant ce temps-là, Carrare s'occupait de susciter des ennemis à Venise. Le roi de Hongrie, sur lequel il avait compté, ne se trouva pas prêt dans ce moment à entreprendre une nouvelle guerre; mais lorsque les Vénitiens parurent déterminés à se faire justice par la voie des armes, il se porta pour médiateur, et amena les deux parties à conclure une trève de deux ans, qui fut signée en 1370.

À la faveur de cette trève, qui retardait sa perte, Carrare méditait un noir attentat. Il avait pratiqué des intelligences dans Venise, et même dans les conseils. La corruption, l'emploi des sicaires, les empoisonnements, étaient devenus des moyens familiers à la politique italienne, dans ces temps déplorables de discordes civiles; on opposait ces moyens à la force, qui abusait si souvent et si cruellement de ses droits.

La révolution qui s'était opérée violemment dans le gouvernement de la république y avait semé de trop longues haines pour qu'il fût difficile d'y trouver, dans toutes les classes, des hommes disposés à seconder tout ce qui pouvait amener un changement. Le seigneur de Padoue ne présuma pas trop de la perversité humaine, en s'adressant à ceux-là même qui avaient à garder un nom illustre, une dignité éminente, et d'importants secrets. Un moine de l'ordre de St. Jérôme, nommé le frère Barthélemy, devint l'agent de corruption qui lia ce voisin perfide avec des patriciens, membres des conseils les plus intimes de la république; deux présidents du tribunal des quarante, Léonard Morosini et Marin Barbarigo, l'avogador Louis Molino, et un conseiller du doge, Pierre Bernardo, entrèrent dans un complot dont l'objet précis n'est pas bien connu, mais qui enfin tendait à favoriser les vues d'un étranger, d'un ennemi.

Averti de tout ce qui se passait dans le secret des conseils, Carrare put facilement connaître ceux dont il avait à redouter l'influence ou l'inimitié. Laurent Dandolo, Pantaléon Barbo, et Laurent Zane, furent spécialement désignés aux mains qu'il avait chargées de sa vengeance.

XIX. Conjuration contre Venise. Depuis quelque temps il avait introduit dans Venise plusieurs de ces hommes perdus, qui trouvent toujours de l'emploi chez les princes qui leur ressemblent. Ces bandits avaient pour chefs un Nicolas Tignoso, et un nommé Gratario de la petite ville de Mestre. Ils s'étaient logés dans les quartiers voisins de la place S.-Marc, et se réunissaient quelquefois chez une femme du peuple, nommée la Gobba. Cette malheureuse avait un fils, qui faisait connaître à ces scélérats les personnages sur lesquels ils auraient à diriger leurs coups.

Leur projet était de poignarder plusieurs des principaux patriciens, vraisemblablement à la faveur de quelque rumeur qu'on aurait excitée. On rapporte aussi qu'ils devaient empoisonner les puits publics; car à Venise le défaut d'eau douce a obligé l'administration à faire construire dans toutes les places des citernes où se rassemblent et se conservent les eaux pluviales; il y en a même qu'on remplit d'eau de la Brenta, qu'on va chercher à cet effet dans des bateaux.

Il serait difficile de dire jusqu'à quel point l'empoisonnement de ces citernes était possible, et ce que le seigneur de Padoue pouvait en espérer de favorable à ses projets.

Le conseil des Dix fut heureusement averti des réunions qui avaient lieu chez la Gobba; on y introduisit quelques affidés de la police. La vieille femme, interrogée, avoua ce qu'elle savait, assez à temps pour s'en faire un mérite. À l'aide de quelques renseignements on remonta de ces scélérats obscurs jusqu'au moine qui avait préparé ce crime, et aux personnages éminents qui y avaient trempé.

Les émissaires de Carrare furent arrêtés et appliqués à la torture. Quand on en eut tiré les aveux qu'on attendait, on ordonna leur supplice; et, pour les rendre plus odieux au peuple, on affecta de poser des gardes à toutes les citernes, en répandant que ces scélérats avaient voulu les empoisonner. Le 10 mai 1372, ils furent traînés dans les rues à la queue d'un cheval fougueux, et ensuite écartelés; le fils de la Gobba, et quelques Vénitiens qu'il avait engagés dans le complot, furent pendus. La mère fut condamnée seulement à une prison de dix ans.

Toutes ces exécutions avaient eu lieu sans que rien annonçât que les soupçons s'étendaient sur des personnages plus considérables. Tout-à-coup on apprit que le moine et les quatre patriciens qu'il avait séduits, étaient arrêtés; mais le conseil des Dix ne déploya pas dans cette occasion toute la sévérité de ses maximes. Le frère Barthélemy, l'avogador Molino et le président de la quarantie, Morosini, furent condamnés à mourir dans un cachot. La peine du président Marin Barbarigo, et du conseiller Bernardo, fut réduite à un an de prison, et à l'exclusion perpétuelle de tous les conseils.

Il restait à punir le plus grand coupable. On accueillit à Venise les ennemis du seigneur de Padoue, notamment son frère Marsile, qui conspirait contre sa vie: il n'est pas vraisemblable que ce complot ait été ignoré de la république[14], mais il échoua, et la trève obligea les Vénitiens à attendre un autre moment pour obtenir une vengeance plus éclatante.

XX. Démêlés du gouvernement avec l'évêque de Venise. Pendant cet intervalle, la république eut un démêlé avec son évêque, et ce ne fut pas pour des intérêts spirituels. L'usage était alors que, dans la plupart des pays catholiques, on ne se dispensât guères de faire, en mourant, un legs à l'église, et cet usage avait été soigneusement encouragé par les évêques et les curés, jusque-là qu'on en était venu à refuser la sépulture à ceux qui, dans leur testament, n'avaient pas acquitté ce tribut.

L'évêque de Venise était primitivement assez pauvre; il percevait pour tout revenu un droit sur les testaments; aussi était-il surnommé l'évêque des morts, vescovo de' morti[15].

L'un de ces évêques[16] trouvant apparemment que les mourants de son diocèse ne se détachaient pas assez facilement de leurs biens en faveur du clergé, crut pouvoir les taxer lui-même et fixer la redevance due à l'église au dixième de chaque succession. Le pape, à qui il soumit cette mesure, n'hésita point à l'approuver par une bulle: mais le gouvernement mit une forte opposition à une taxe qui, au bout de dix mutations, devait faire passer toute la fortune des particuliers dans les mains du clergé.

La bulle resta sans exécution jusqu'à la mort de l'évêque qui l'avait provoquée. Paul Foscari, son successeur, entreprit de faire revivre cette prétention; il éprouva la même résistance, et, pour faire usage de son autorité spirituelle avec pleine liberté, il se retira à Rome, d'où il adressa au doge et au sénat une sommation de comparaître devant le pape, à l'effet de se voir condamner à la réparation des atteintes qu'ils avaient portées à la juridiction ecclésiastique.

Le gouvernement pouvait bien se dispenser de répondre à une citation par laquelle un de ses sujets osait l'appeler devant un tribunal étranger; mais il n'avait aucun moyen de contraindre à se rétracter un évêque qui avait trouvé asyle et protection à la cour de Rome. On imagina de le faire repentir de sa témérité en le menaçant dans sa famille. Un décret du 8 avril 1372 ordonna au père de cet évêque d'employer son autorité pour faire rentrer son fils dans le devoir, sous peine d'être lui-même banni à perpétuité, de voir ses biens confisqués et son nom rayé de l'état des familles patriciennes. L'évêque voyant qu'au lieu d'enrichir son siége il allait entraîner la perte de sa maison, se désista d'une prétention scandaleuse, et fit en même-temps le sacrifice des fonctions de l'épiscopat, car il n'osa plus rentrer sur les terres de la république. Le gouvernement eut soin de constater sa juridiction par des actes de sévérité. L'évêque de Brescia, convaincu d'intelligences avec la cour de Rome, à qui il révélait ce qui se passait dans les conseils de Venise, fut condamné au bannissement, privé de ses bénéfices, dépouillé de tous ses biens, et quatre de ses parents, qui lui avaient communiqué les secrets de la république, furent bannis avec lui.

XXI. Guerre contre François Carrare. 1372. La guerre contre François Carrare éclata au mois de mai et commença par la dévastation du territoire de Padoue. Je remarque que la province de Trévise fournit à cette armée un corps de quatre mille hommes de milices. Dès l'ouverture de la campagne on éprouva l'un des inconvénients qu'entraîne le choix d'un général étranger. Celui à qui on avait confié la conduite de cette guerre était un Florentin nommé Régnier Vaseh. Une extrême mésintelligence éclata entre lui et les provéditeurs dont on l'avait entouré. Irrité des contradictions qu'il éprouvait, il envoya sa démission et se retira. On rappela les provéditeurs, on les punit même par la prison et par une exclusion temporaire de tous les conseils, et à défaut d'un chef étranger, on laissa le commandement à un Vénitien, à Thadée Justiniani.

Celui-ci commençait à pousser de poste en poste les troupes du seigneur de Padoue, lorsqu'on apprit que le roi de Hongrie envoyait une armée pour soutenir cet ennemi de la république. Justiniani alla bravement au-devant des Hongrois avec deux ou trois mille hommes; mais au lieu de se borner à leur disputer le passage de la Piave, il se porta lui-même au-delà du fleuve, après avoir battu leur avant-garde. Là, il eut bientôt sur les bras le corps principal de l'armée du roi, qui consistait en cinq mille hommes. La petite armée vénitienne fut complètement battue, le général fut fait prisonnier, et ce qui put s'échapper alla jeter l'épouvante dans Trévise.

Il en résulta que, pendant quelque temps, les Vénitiens furent obligés de se tenir sur la défensive, et que leurs terres éprouvèrent les mêmes ravages qui avaient ruiné le Padouan. Mais ils ne tardèrent pas à prendre leur revanche; renforcés de cinq mille fantassins levés dans les provinces turques et morlaques[17], ils battirent à leur tour les Hongrois, et firent prisonnier le général qui les commandait. Cette alternative de succès et de revers aurait pu faire traîner la guerre en longueur, si le roi de Hongrie, ne voulant pas sacrifier le reste de ses troupes, n'eût manifesté l'intention de les retirer. Vainement protégé par le légat de Ferrare, qui menaçait les Vénitiens de les excommunier s'ils continuaient leurs poursuites contre un prince dévoué au saint-siége, le seigneur de Padoue, abandonné de son allié, n'osa pas hasarder toute son existence pour soutenir une lutte inégale. Il se résigna avec toute la facilité d'un traître à signer les conditions fort dures que la république voulut lui imposer.

XXII. Traité de paix. 1373. Ce traité fut conclu le 21 septembre 1373. Voici quelles en étaient les clauses principales:

1o Que les limites des deux états seraient réglées par une commission composée entièrement de Vénitiens.

2o Que le prince paierait une contribution de deux cent cinquante mille ducats, savoir; quarante mille sur-le-champ, quinze mille d'année en année pendant quatorze ans, et une offrande annuelle de trois cents ducats à l'église de Saint-Marc, pendant le même temps. C'était comme on voit une contribution d'à-peu-près trois millions de notre monnaie; outre ce qu'il faut ajouter à cette somme pour avoir égard à la différence de la valeur relative de l'argent aux objets de première nécessité.

3o Que tous les forts élevés par François Carrare seraient démolis et qu'il ne pourrait en construire de nouveaux.

4o Que la tour de Curano, et toutes ses dépendances jusqu'aux eaux salées, resteraient à la république.

5o Que le seigneur de Padoue remettrait, comme gages de ses dispositions pacifiques, la ville de Feltre et quelques autres places.

6o Que les négociants vénitiens, seraient exempts de tous droits d'entrée et de sortie dans le Padouan[18].

7o Que cette province tirerait tout le sel dont elle aurait besoin des salines de Chiozza.

8o Enfin que le prince viendrait en personne à Venise, ou y enverrait son fils, pour demander pardon à la république, et lui jurer fidélité.

Ces articles reçurent leur exécution. Le fils de François Carrare vint fléchir le genou devant la seigneurie, et ce fut Pétrarque qui composa et prononça le discours que le prince avait à faire dans cette pénible situation.

XXIII. Nouvelle guerre. 1376. Cette paix trop dure, pour avoir été jurée avec sincérité, fut troublée au bout de trois ans par les intrigues de Carrare, qui, bien que devenu l'allié de la république, cherchait à lui susciter par-tout des ennemis. Le duc d'Autriche fut le premier qui, à son instigation, fondit sur le territoire des Vénitiens. Il n'avait point fait précéder les hostilités d'une déclaration de guerre. Ceux-ci auraient pu la soutenir sans désavantage s'ils n'eussent vu se former un orage qui ne pouvait manquer d'éclater sur eux. Cette considération leur fit hâter la conclusion d'un arrangement avec le duc, auquel ils rendirent quelques places qu'ils lui avaient enlevées.

Cette guerre, qui dura une partie de l'année 1376 et de 1377, n'est remarquable que par l'usage que les Vénitiens firent pour la première fois d'une arme nouvellement inventée.

«C'est, dit l'auteur de la chronique de Trévise[19], un gros instrument de fer, ayant une large ouverture et percé dans sa longueur. On y fait entrer une pierre ronde sur une poudre noire composée de soufre, de salpêtre et de charbon. On allume cette poudre par un trou, et la pierre est lancée avec une telle force qu'il n'y a point de mur qui lui résiste. On croirait que c'est Dieu qui tonne.»

À peine le duc d'Autriche venait-il de signer la paix avec les Vénitiens, que déjà une ligue était formée pour leur perte. Toutes les haines de leurs rivaux s'étaient unies au ressentiment de François Carrare. Les Génois, par une suite de cette jalousie commerciale qui depuis plus d'un siècle n'avait cessé d'ensanglanter les mers; le roi de Hongrie, qui voulait assurer sa conquête de la Dalmatie, en affaiblissant les voisins à qui il l'avait enlevée[20]; le patriarche d'Aquilée, le plus ancien ennemi de la république; les deux princes dont les frontières touchaient à la marche Trévisane, savoir, le seigneur de Vérone et celui de Padoue; enfin, ceux qui, en qualité de riverains de l'Adriatique, avaient à réclamer la libre navigation de cette mer, c'est-à-dire la ville d'Ancône et la reine de Naples, tels étaient les ennemis que Venise allait avoir à combattre à-la-fois.

Tandis que les flottes des uns l'attaqueraient par mer, les armées des autres devaient inonder ses petites possessions de la terre-ferme. Il était difficile de concevoir où cette ville, sans territoire, trouverait des soldats pour faire face à tant d'assaillants, et où ses vaisseaux trouveraient un asyle dans cette mer, dont tous les rivages étaient ennemis.

XXIV. Révolution de l'empire d'Orient. L'empereur prisonnier. La république commença cependant cette guerre par une agression, qui fit entrer une puissance de plus dans la ligue de ses adversaires. Cette agression fut amenée par une aventure romanesque, mais qui a toute l'authenticité des faits historiques[21].

Un Paléologue, surnomme Calojean, à cause de sa beauté, régnait alors sur les débris du trône de Constantinople. Effrayé des progrès des Ottomans, il avait voulu déterminer le pape à faire prêcher une croisade pour la défense de l'empire d'Orient, et n'avait point hésité de venir à Rome se prosterner aux pieds d'Urbain V. Non-seulement il y avait abjuré les erreurs de l'église grecque, confessé que la troisième personne de la Trinité procède du père et du fils, et qu'on peut consacrer l'eucharistie avec du pain azyme; mais il avait juré l'abolition du schisme, promis de faire rentrer tous ses sujets dans la communion latine, et reconnu à l'église romaine jusqu'à des droits contestés par les gouvernements catholiques.

En récompense de tant de soumission, le pape avait prodigué au prince rentré dans le giron de l'église, des recommandations qui devaient lui procurer l'appui de toute la chrétienté; mais les gouvernements et les peuples étaient désabusés des croisades. Paléologue se mit en route pour aller en personne solliciter des secours.

Il commença par Venise; c'était en 1369: on y était alors occupé de faire rentrer Trieste sous l'autorité de la république. Les Vénitiens étaient fort éloignés de pouvoir fournir à ce prince une armée contre le Turc. D'ailleurs il avait refusé quelques années auparavant de leur vendre l'île de Ténédos qu'ils convoitaient; on ne lui prodigua que les honneurs. On se borna à lui promettre un secours de quelques galères, et comme l'empereur d'Orient était dans une détresse telle qu'il n'avait pas même assez d'argent pour son voyage, les marchands lui prêtèrent une somme considérable.

Lorsqu'il fut sur le point de partir ils réclamèrent des sûretés; il n'en avait aucune à leur donner. Les prêteurs s'adressèrent à leur gouvernement, qui signifia à l'auguste débiteur qu'il ne pouvait sortir du territoire de la république avant de s'être acquitté.

Paléologue écrivit à Andronic, son fils, à qui il avait laissé la régence de son empire, de lui envoyer des fonds pour sa rançon.

Ce fils se montra peu empressé de rendre la liberté à son père. Son frère cadet en eut le mérite, et l'empereur en conçut contre Andronic un ressentiment auquel les occasions d'éclater ne manquèrent pas. Abandonné par les princes chrétiens, trahi par son fils aîné, ruiné par son voyage, l'empereur grec ne vit plus d'autre ressource, pour conserver un reste de puissance, que de se rendre tributaire et vassal du sultan Amurat.

Quelques années après, le fils du sultan et celui de l'empereur, formèrent, dans leur coupable impatience de régner, un complot pour détrôner leurs pères. Amurat, qui en fut averti le premier, marcha contre les deux princes rebelles, assiégea la ville où ils s'étaient retirés, se les fit livrer, condamna tous leurs adhérents à d'horribles supplices, fit crever les yeux à son propre fils, et envoya Andronic à son père, en écrivant à Paléologue: «Je jugerai à votre sévérité si vous êtes un vassal fidèle.» L'empereur voulut surpasser Amurat, et ordonna qu'on privât de la vue non-seulement Andronic, mais un fils de cinq ans, que ce prince avait déjà. Cette opération fut faite avec du vinaigre bouillant, très-imparfaitement à la vérité, car ni le père ni l'enfant n'en perdirent la vue.

Les Génois de Péra, ennemis de Jean Paléologue, qui ne les avait jamais favorisés, embrassèrent la cause d'Andronic. Après avoir signé, au mois d'août 1376, un traité par lequel ce prince leur promettait l'île de Ténédos pour prix de sa liberté, ils tramèrent en sa faveur une conspiration dans Constantinople même. Les conjurés envahirent le palais, s'emparèrent de la personne de l'empereur, le jetèrent dans la tour d'Aména au bord de la mer, emprisonnèrent séparément ses deux autres fils, et un instant après, Andronic régnait à la place de son père; tremblant entre les Génois, ses protecteurs, et le sultan, qui pouvait le précipiter de ce trône si odieusement usurpé.

Deux galères génoises se présentèrent devant Ténédos pour en prendre possession; mais le gouverneur, feignant de ne pas reconnaître les ordres d'Andronic, refusa de remettre la place.

Les Vénitiens établis à Constantinople voyaient leurs rivaux maîtres de l'empire, et sentaient tout le désavantage qui allait en résulter pour leur propre commerce. Timides spectateurs de cette révolution, ils ne pouvaient se flatter d'en opérer une nouvelle. C'était sur eux cependant que l'empereur captif fondait encore l'espérance de quelque secours.

XXV. Aventure de Charles Zéno. Il tente de délivrer l'empereur d'Orient. Il avait trouvé dans la tour d'Aména une femme, qui avait été un moment au rang de ses favorites. C'était la femme du concierge; elle ne pouvait voir sans intérêt un si illustre prisonnier. Paléologue la pria de lui procurer quelques moyens de correspondance au-dehors. Il lui apprit qu'il se trouvait alors à Constantinople un jeune Vénitien, dont le courage n'était pas au-dessous de l'entreprise périlleuse qu'il voulait lui faire proposer.

C'était un patricien, nommé Charles Zéno, fils de celui qui avait péri à la tête de l'armée vénitienne, dans l'expédition contre Smyrne, gendre de l'amiral Justiniani, dont la flotte croisait alors dans ces mers pour protéger le commerce de la république. Il était à Constantinople pour ses affaires particulières. Sa jeunesse, qui avait été fort orageuse, annonçait un héros ou un homme pervers[22]. Ce fut dans cet étranger que l'empereur d'Orient se flatta de trouver un libérateur.

Le génie entreprenant de Charles Zéno ne vit dans la proposition qui lui fut portée que l'une de ces occasions brillantes que les grands courages demandent à la fortune; un père à venger, un empereur captif à remettre sur le trône, un grand service à rendre à son pays. Il s'assura secrètement de huit cents hommes déterminés; et telle était l'opinion qu'il avait des forces de l'empereur de Constantinople, et de la mobilité du peuple de cette capitale, qu'avec de si faibles moyens il se flattait de voir l'empire changer de maître.

La prison de Paléologue avait une fenêtre qui donnait sur la mer. À la faveur de la nuit, Zéno arrive dans une petite barque au pied de la tour, parvient jusque dans la chambre de l'empereur, à l'aide d'une échelle de cordes qu'on lui jette, et presse le prince de descendre dans la barque; mais ici c'est le prisonnier qui manque de résolution. Il se rappelle qu'il a deux fils emprisonnés comme lui, qu'il ne peut délivrer, et que sa fuite va exposer à toute la fureur de leur indigne frère. «Seigneur, lui dit Zéno, ces larmes, ces réflexions ne sont plus de saison. Je repars, prenez sur-le-champ votre parti; et si vous ne descendez, ne comptez plus sur moi.» Aussitôt, voyant que l'empereur ne peut se déterminer à s'évader avec lui, il se précipite dans sa barque, court aux divers postes qu'il avait laissés sur le rivage, et disperse ses gens, non sans une vive inquiétude de voir son entreprise découverte aussitôt qu'avortée.

Quelque temps après, il vit revenir la messagère du prince. L'ennui de la captivité avait fait taire ses alarmes paternelles. Il conjurait Zéno de travailler encore une fois à sa liberté; et pour l'y déterminer, pour commencer à s'acquitter d'un si grand bienfait, il lui envoyait un diplôme signé de sa main, par lequel il cédait aux Vénitiens l'île de Ténédos, si importante pour eux.

Si Zéno ne devait pas s'attendre à voir son secours imploré une seconde fois, l'empereur devait encore moins espérer de l'obtenir; cependant le généreux Vénitien n'hésita point à tenter une nouvelle entreprise. Il remit sa réponse à la femme du concierge, qui, après l'avoir cachée dans sa chaussure, reprit le chemin de la tour d'Aména.

Malheureusement cette fatale lettre se perdit en chemin. Andronic, averti du complot qui se tramait pour l'évasion de son père, fit arrêter l'imprudente messagère, à qui la torture arracha des aveux; on sut que Zéno était le chef de l'entreprise. On le fit chercher par-tout, en le dévouant aux plus affreux supplices. Le chef de la colonie vénitienne fut sommé de le livrer; mais Zéno, qui avait prévu ce danger, était sur ses gardes; il parvint à s'échapper et à gagner la flotte vénitienne, qui croisait dans ce moment devant Constantinople.

XXVI. Les Vénitiens occupent l'Île de Ténédos. Marc Justiniani, voyant arriver son gendre avec la précipitation d'un homme qui échappe au supplice, fut encore plus étonné d'entendre l'entreprise qu'il avait tentée et de voir le diplôme contenant la cession de l'île de Ténédos. La validité de ce titre, donné par un homme qui n'était pas libre, pouvait assurément être contestée; mais la possession était importante, elle était ardemment convoitée par les Génois; l'amiral partit sur-le-champ avec ses dix galères, et l'île lui fut remise sans difficulté par le commandant, qui était dévoué à l'empereur détrôné.

Tout cela se passait à l'insu du gouvernement de la république. Justiniani et Zéno sentirent que s'ils n'allaient soutenir leur cause à Venise, ils risqueraient d'y être désavoués. Ils laissèrent une bonne garnison dans Ténédos et vinrent se présenter devant le sénat, où le seul récit de leur entreprise effraya les esprits circonspects.

Cette acquisition allait nécessairement attirer sur la république les armes de l'empereur de Constantinople et peut-être même des Turcs. Une pareille atteinte au droit des gens pouvait compromettre la fortune, la liberté, la vie de tous les Vénitiens qui se trouvaient en Orient. Justiniani et Zéno représentèrent que l'empereur qui avait signé la donation était le prince légitime, et que par conséquent la donation l'était aussi; que si on voulait la considérer comme le prix d'un service, elle était acquise, puisque la délivrance de Calojean n'avait échoué que par sa faute; que les Turcs ne se mêleraient pas de cette affaire; qu'Andronic n'avait pas attendu cette circonstance pour se déclarer l'ennemi des Vénitiens; qu'enfin cet ennemi de plus ne mettait aucun poids dans la balance; au lieu que l'acquisition d'une île si importante donnait un avantage considérable pour le succès des expéditions maritimes dans l'Orient. Ainsi, sous le rapport de l'équité, l'occupation de Ténédos était justifiée; sous le rapport politique, elle était profitable.

Ces raisons déterminèrent le conseil; on fit partir sur-le-champ des troupes pour cette île, et on en confia la défense à celui qui en avait procuré l'acquisition, à Charles Zéno, en lui donnant pour collègue Antoine Vénier.

Cet évènement avait dû être considéré tout autrement à Constantinople. Andronic ne pouvait voir dans l'occupation de Ténédos que le prix d'une entreprise criminelle. Les Génois, désespérés de voir leurs ennemis établis dans un port à l'entrée des Dardanelles, ne manquèrent pas d'encourager l'empereur dans son ressentiment. Ils y sont assiégés. Tous les Vénitiens qui se trouvaient sur le territoire de l'empire furent arrêtés et leurs propriétés séquestrées; vingt-deux galères, fournies par les Génois, sortirent du port de Constantinople, et vinrent débarquer, au mois de novembre 1377, sur le rivage de Ténédos, une armée de Grecs que l'empereur commandait en personne.

Vénier s'était chargé de la défense de la place, et Zéno de disputer aux assaillants les ouvrages extérieurs. Dès le lendemain il y fut attaqué, mais il repoussa les Grecs avec une perte considérable. Dans ce premier combat il reçut une blessure à la cuisse, qui ne l'empêcha pas de rester sur le champ de bataille pendant toute la durée de l'action. Le jour d'après, les ennemis revinrent à la charge; Zéno soutint cet effort, encore plus terrible que le premier, avec la même intrépidité. Atteint une seconde et une troisième fois, il tomba baigné dans son sang; l'ardeur des Vénitiens redoubla à la vue de leur général étendu parmi les mourants; ils se précipitèrent sur les Grecs, les mirent en fuite, en firent un horrible carnage; et Andronic, obligé de se rembarquer et d'aller cacher sa honte dans Constantinople, laissa les Vénitiens maîtres paisibles de leur nouvelle conquête.

Peu de mois après, Calojean parvint à s'échapper de sa prison, à l'aide de quelques Vénitiens, qui en avaient séduit les gardes, par les intrigues d'un moine. Il se réfugia auprès du sultan, dont il acheta la protection, en lui remettant Philadelphie de Lydie, la seule ville qui restât à l'empire grec au-delà du Bosphore. Andronic, hors d'état de résister aux ordres d'Amurat, fut obligé de céder la capitale à son père; les débris de l'empire romain furent encore divisés, et Calojean remonta sur le trône pour le partager avec Manuel, son second fils.

XXVII. Puissance des Génois en Orient. Cette révolution rétablit les affaires des Vénitiens dans l'Orient et donna du désavantage aux Génois. Ceux-ci eurent alors une querelle à soutenir dans la mer Noire. Ce fut une vengeance privée qui prit le caractère d'une guerre, et qui donne une idée de l'espèce de domination que leur nation exerçait dans cette mer.

Il y avait encore une petite cour à Trébizonde, où régnaient les Comnènes. Les Génois faisaient presque exclusivement le commerce de cette côte. Un de leurs citadins, nommé Mégallo Lercari, qui était admis dans cette cour, prit dispute, en jouant aux échecs, avec un jeune Grec, à qui l'empereur accordait une faveur qui faisait mal juger des mœurs de l'un et de l'autre. Le favori insolent donna un soufflet au marchand étranger. Mégallo n'ayant pu obtenir la réparation de cette insulte, sortit du port, arma deux galères, courut sur tous les navires de Trébizonde, dévastant les côtes et faisant couper le nez et les oreilles à tous les Grecs qui tombaient entre ses mains. Des galères que l'empereur envoya contre lui ne purent le forcer à discontinuer ses ravages. Un jour trois Grecs tombés en son pouvoir allaient éprouver la mutilation qu'il faisait subir à tous ses prisonniers, lorsque l'un d'eux, qui était le père des deux autres, se jeta à ses pieds et le supplia de se contenter de lui ôter la vie, mais d'épargner ses fils. Mégallo se laissa toucher et leur rendit la liberté, en leur ordonnant d'aller à Trébizonde, d'y porter à l'empereur un baril plein de nez et d'oreilles, et de lui signifier que le guerrier qui lui envoyait ce présent ne mettrait un terme à sa vengeance que lorsqu'on lui aurait remis le courtisan qui l'avait outragé. Telle était la terreur inspirée par le nom génois; telle était la faiblesse du prince de Trébizonde, qu'il s'embarqua pour aller lui-même livrer son favori, lequel vint, la corde au cou, se jeter aux pieds de Mégallo, et s'abandonner à sa discrétion. L'offensé lui mit son pied sur le visage, en lui disant; «Misérable, retire-toi et rends grâces aux mœurs des Génois, qui ne sont pas dans l'usage de traiter cruellement les femmes[23]

À Constantinople, les Génois de Péra repoussèrent, avec la même vigueur, les attaques de l'empereur, qui avait essayé de les forcer dans leurs retranchements. L'impossibilité reconnue de les déloger de ce poste, détermina les Grecs et les Vénitiens de Constantinople à négocier avec eux une convention qui, de ce côté, fit cesser les hostilités; mais ailleurs des causes fortuites avaient exalté les haines nationales.

La cérémonie du couronnement du nouveau roi de Chypre, qui succédait à Pierre de Lusignan, fut l'occasion d'une dispute de préséance entre les consuls de Gênes et de Venise. La contestation fut jugée par la cour en faveur du Vénitien. Les Génois irrités troublèrent le banquet royal par des provocations insolentes. Les vases du festin devinrent des armes qu'on se lança mutuellement; on en vint aux coups d'épée; il y eut quelques Génois jetés par les fenêtres du palais; l'indignation devint si universelle, que plusieurs furent massacrés dans l'île: si on en croyait même les historiens de leur nation, on ajouterait qu'un seul Génois échappa à cette proscription générale[24].

Peu de temps après, une flotte génoise, de quarante galères, se présenta devant le port de Famagouste, annonçant qu'elle venait demander la réparation de l'outrage fait au consul de la république. Le roi, qui n'était nullement en état de repousser un pareil armement, entra en négociation avec l'amiral; on convint d'une réparation, on signa l'oubli du passé, et la flotte fut reçue dans le port. Quelques jours s'étaient à peine écoulés, que les Génois se répandirent dans la ville, s'en emparèrent, la mirent au pillage, jetèrent dans les fers tous les Vénitiens. Le roi lui-même n'échappa que par la fuite à cette perfidie. Trois des insulaires qui avaient eu part au massacre des Génois furent livrés au bourreau. Plusieurs membres de la famille royale et soixante ôtages furent envoyés à Gênes; et le roi, relégué dans un coin de son île, se vit réduit à payer à la république un tribut annuel de quarante mille florins.

Ce traitement ne pouvait que disposer ce prince à chercher, parmi les ennemis des Génois, quelque secours pour s'affranchir. Dès qu'il vit la guerre près d'éclater entre eux et les Vénitiens, il devint l'allié naturel de ceux-ci; mais de quelle utilité pouvait être l'alliance d'un roi hors d'état de reconquérir sa propre capitale?

Tels étaient les évènements qui avaient précédé la déclaration de guerre qui fut notifiée aux Vénitiens en 1378, au nom de la ligue formée par François Carrare.

LIVRE X.

Guerre de Chiozza, 1378-1381.

Ligue contre Venise. 1378. S'il est un spectacle digne d'admiration et d'intérêt, c'est celui d'un état sans population, sans territoire, disputant son existence contre une multitude d'ennemis; se créant, par l'industrie, des moyens de résistance là où la nature semblait les avoir refusés, déployant un caractère qui ferait honneur aux peuples les plus célèbres de l'antiquité, un appareil de forces digne des plus grandes puissances; appelant à son secours les ambitions, les haines étrangères, et, lorsqu'il semble épuisé par tant d'efforts, trouvant une nouvelle énergie dans la plus noble de toutes les passions, le patriotisme.

Les Vénitiens avaient sans doute mérité la jalousie de leurs voisins, par leurs prospérités; ils pouvaient avoir justifié l'animosité par des conquêtes injustes et par leur esprit de domination; mais ces torts leur étaient communs avec tous les peuples qui avaient eu de grands succès; mais ces succès avaient déjà été expiés par de grands revers. Créateurs de leur patrie, fondateurs de l'une des plus belles villes de l'Europe, possesseurs d'un riche commerce, ils avaient conquis et perdu un vaste empire, ils disputaient encore la domination des mers. Leur gouvernement offrait le rare spectacle d'une stabilité inconnue aux autres nations; et dix siècles d'une glorieuse existence méritaient sans doute à leur république le respect de l'univers.

S'il est dans l'homme un sentiment qui l'attache à tout ce qui est grand, à tout ce qui est beau, qui lui fasse déplorer la destruction de ce que les âges ont consacré; malheureusement il est aussi une passion moins noble, que l'aspect des prospérités importune et qui met sa gloire à renverser la gloire d'autrui.

C'était l'envie, plutôt que le soin de leur sûreté, qui avait ligué tant de princes contre Venise. Un seul prince d'Italie voulut faire cause commune avec elle; ce fut le seigneur de Milan; mais il n'avait promis qu'un secours de quatre cents lances et deux mille fantassins[25]; il n'avait garde de partager les efforts, et sur-tout les dangers de la république. Venise allait combattre pour se défendre; Visconti pour opprimer Gênes ou Vérone, s'il en trouvait l'occasion.

Troupes mercenaires. À l'exception du roi de Hongrie, qui pouvait lever une armée dans ses états, les autres puissances engagées dans cette guerre n'avaient point d'armée nationale. Elles prenaient à leur solde des troupes de mercenaires rassemblés par des aventuriers. C'était une compagnie française, dite de l'Étoile, qui, sous la bannière de Visconti, ravageait les environs de Gênes, jusqu'à ce que cette ville eût racheté ses campagnes du pillage par une forte rançon. C'était une bande d'Anglais, connue sous le nom de la Confrérie blanche, qui servait tour-à-tour tous les partis, et qui, cette fois, s'était chargée de dévaster le pays de Vérone. D'autres, à la solde du seigneur de Padoue et du patriarche d'Aquilée, mettaient à feu et à sang la marche de Trévise. Les Vénitiens, qui pouvaient à peine suffire par eux-mêmes à l'armement de leurs flottes, avaient aussi appelé un grand nombre de ces stipendiaires; et on verra bientôt combien il est pénible et dangereux d'être réduit à acheter un tel secours.

On conçoit que de pareils mercenaires, sans patrie, sans intérêt dans la guerre, ne pouvaient voir, dans les querelles des peuples, qu'une occasion de ravager le pays des uns et des autres. On ne connaissait pas alors toute l'utilité de l'infanterie. La force des armées consistait dans la gendarmerie, c'est-à-dire la troupe à cheval[26]. Ces étrangers, chefs d'une troupe insubordonnée, dont la conservation faisait toute leur richesse, n'avaient garde de la compromettre. Faisant la guerre aux peuples plutôt qu'aux armées, ils n'étaient pas intéressés à obtenir une victoire décisive; la paix les aurait laissés sans emploi. Leur objet était de se rendre nécessaires pour élever tous les jours des prétentions exorbitantes, et leur politique se réduisait à calculer ce qui leur était le plus profitable du service ou de la trahison.

Ce fut à de tels combattants que la province de Trévise se vit livrée.

Je vais rapporter, sans interruption, les évènements peu décisifs de cette guerre de brigands, pour pouvoir ensuite appeler sans partage l'attention du lecteur sur les faits d'armes des Vénitiens et des Génois.

Les forces de François Carrare et du patriarche d'Aquilée, l'armée du roi de Hongrie, et les troupes à la solde du comte de Ceneda, seigneur voisin, qui était entré dans leur alliance, formaient un corps de dix-sept mille hommes, qui envahit de deux côtés la province que Venise possédait sur le continent de l'Italie.

II. Premières hostilités. 1378. Les Hongrois étaient commandés par le vayvode de Transylvanie. Le seigneur de Padoue avait confié ses troupes à Jean Obizzi, et la république, dérogeant momentanément à son usage de choisir un général étranger pour le commandement de son armée de terre, leur avait opposé ce même Charles Zéno, que nous avons vu signaler son courage par d'audacieuses entreprises. Inférieur en nombre, il suppléa à sa faiblesse par son activité; et, après un mois de campagne, il avait tellement harcelé les ennemis, les avait menacés sur tant de points, qu'ils avaient évacué toute la province vénitienne. Le gouvernement crut devoir le rappeler pour le service de mer, et le fit remplacer par Rambaud, comte de Colalto, qui, prenant aussitôt l'offensive, se jeta sur les terres du comte de Ceneda, pour le faire repentir de s'être allié aux ennemis de la république. Quelques châteaux de ce seigneur furent pris et rasés.

François Carrare, obligé de quitter la marche Trévisane, voulut porter ses troupes sur le bord de la mer, et faire le siége de Mestre. C'est une petite place à une lieue de l'embouchure du Musone, et qui, par conséquent, n'est séparée de Venise que par les lagunes. Pour empêcher les secours qu'elle aurait pu recevoir de la capitale. Carrare s'établit entre la côte et la place, sur les deux rives du fleuve par lequel celle-ci communique avec la mer. L'assiégeant avait du canon, car déjà l'art de l'artillerie, quoiqu'il n'eût encore que quelques années d'existence, était généralement répandu, et nous le verrons dans cette même guerre adopté sur les vaisseaux.

Un faubourg de la place était déjà emporté; une batterie, établie dans un clocher voisin, foudroyait l'intérieur de la ville, lorsqu'un renfort de trois cents hommes parvint à s'y jeter. L'assaut fut donné quelque temps après et soutenu avec beaucoup d'intrépidité. Les assiégés non-seulement repoussèrent l'ennemi, mais l'enfoncèrent, le poursuivirent, brûlèrent ses machines et ses ponts, et l'obligèrent à lever le siége. Cette défense de Mestre fit beaucoup d'honneur à François Delfino, qui y commandait.

1379. Carrare fut plus heureux la campagne suivante. Il rentra dans la marche Trévisane, emporta le château de Romano, et investit Trévise, mais sans l'assiéger en forme. Tous ses succès se bornèrent, pendant cette année, à faire vivre ses troupes sur le territoire vénitien.

1380. L'année d'après, c'est-à-dire en 1380, il resserra la capitale de cette province, et pour intercepter tous les secours qui pourraient lui venir par la rivière sur laquelle elle est située, en barra le passage par une forte estacade. Jacques Cavalli reçut ordre du gouvernement vénitien de marcher au secours de la place; il attaqua les troupes de Carrare le 14 septembre à Casale, les battit, rompit l'estacade, et rétablit la communication de Trévise avec Venise.

Carrare, voyant l'inutilité de ses efforts, eut recours à des armes qui lui étaient plus familières. Il corrompit la garnison de Castelfranco, surprit ou acheta Noale, Sacile, Serravalle, Motta, Conegliano, et finit par débaucher une partie des troupes mercenaires de la république qui étaient campées sous Mestre. Ces pertes devaient faire désespérer de la conservation de la province de Trévise. Nous verrons quel en fut le résultat, lorsque nous aurons raconté les évènements de la guerre de mer, et la situation dans laquelle ils placèrent, l'une relativement à l'autre, les diverses puissances belligérantes.

III. Guerre de mer. Bataille navale d'Antium. 1378. Ce fut près de l'embouchure du Tibre, devant le promontoire d'Antium, où les anciens avaient élevé un temple à la Fortune[27], que les deux flottes de Gênes et de Venise se rencontrèrent pour la première fois dans cette lutte mémorable, le 30 mai 1378[28]. L'escadre vénitienne, aux ordres de Victor Pisani, était composée de quatorze galères. L'amiral génois, Louis de Fiesque, en avait dix sous son commandement. Ces armements ne répondaient pas à la puissance que nous avons vu les deux républiques déployer dans les guerres précédentes; mais il faut considérer que les hostilités commençaient avant que les navires de commerce eussent ramené les matelots destinés à former les équipages des grandes flottes militaires.

Les Vénitiens et les Génois ne s'aperçurent mutuellement qu'à travers un orage qui soulevait des vagues furieuses. Le vent rendait la manœuvre presque impossible; la mer battait les rochers, et menaçait d'y briser les vaisseaux. Plusieurs des capitaines, malgré leurs efforts, ne purent prendre part au combat. Les deux escadres, en s'abordant, se trouvaient réduites chacune à neuf galères; comme si la fortune, qui semblait présente à cette action, eût voulu rétablir l'égalité entre les combattants pour rendre la lutte plus terrible, et se réserver le choix du vainqueur. Mais la pluie qui tombait par torrents interdisait aux combattants l'usage d'une partie de leurs armes; on accrochait les vaisseaux, pour pouvoir s'attaquer avec la lance; les vagues les séparaient violemment et les menaçaient d'un danger égal. Élevés et enfoncés tour-à-tour, ils semblaient se précipiter les uns sur les autres; ils se présentaient tantôt la carène, tantôt un pont chargé de monde, dans une attitude où il était impossible de combattre. Une des galères génoises alla se briser sur la côte, cinq tombèrent au pouvoir des Vénitiens, le reste dut son salut à l'orage. La mer était si agitée que les vainqueurs ne purent amariner qu'une seule des galères ennemies. Ils furent obligés de mettre le feu aux quatre autres et ne sauvèrent que huit cents de leurs prisonniers, parmi lesquels étaient l'amiral et dix-huit nobles génois.

Lucien Doria commande la flotte génoise dans l'Adriatique. Tandis que la perte de cette bataille mettait le désordre dans Gênes, et occasionnait la chûte du doge, les trois galères échappées à ce désastre, au lieu de chercher un refuge, tournaient la pointe de l'Italie, et entraient dans l'Adriatique, pour se venger de leur malheur sur le commerce des Vénitiens. Elles y furent suivies de quelques autres bâtiments. Cette escadre s'éleva bientôt à quatorze galères, et ensuite à vingt-deux. Lucien Doria, qui vint en prendre le commandement, établit ses croisières pour intercepter les convois qui venaient approvisionner Venise.

Il avait un asyle assuré dans le port de Zara, s'il se voyait réduit à éviter la rencontre de forces supérieures. Pendant ce temps, les Vénitiens attaquaient les Génois sur un autre point, et s'efforçaient de les expulser de l'île de Chypre. Le roi Lusignan, pour recouvrer sa capitale, avait sollicité l'alliance et les secours du seigneur de Milan. Cinq vaisseaux vénitiens, qui lui amenaient Valentine Visconti sa fiancée, forcèrent la passe du port de Famagouste, y brûlèrent quelques bâtiments génois; mais l'assaut donné à la place fut repoussé, et l'escadre, rentrée dans l'Adriatique, vint se ranger sous les ordres de Victor Pisani, qui s'y trouvait à la tête de trente et quelques galères.

Charles Zéno détaché avec une escadre vénitienne. Ce fut à cette époque que Charles Zéno fut rappelé de l'armée qu'il commandait dans le Trévisan pour servir sur la flotte. IV. Campagne de l'amiral Pisani. 1378. Pisani le détacha avec huit galères, et avec la mission d'opérer une diversion dans d'autres mers, tandis que lui-même, avec vingt-cinq voiles qui lui restaient, se portait sur les côtes de la Dalmatie, pour s'y emparer de quelque port où il pût trouver un refuge en cas de nécessité.

Il prend Cattaro et Sebenigo. Le premier qu'il attaqua fut celui de Cattaro. Trois assauts donnés coup sur coup l'en rendirent maître.

Instruit qu'une escadre de dix-sept galères arrivait, pour renforcer l'armée génoise dans l'Adriatique, il fit voile vers l'extrémité du golfe pour aller au-devant d'elle, l'aperçut, mais sans être à portée de l'attaquer. N'ayant pu empêcher cette jonction, il revint sur la côte de Dalmatie pour y continuer ses opérations, emporta, l'épée à la main, la ville de Sebenigo, entre Cattaro et Zara. À peine avait-il fait cette conquête, due à la promptitude de ses résolutions et à la vigueur de ses attaques, qu'il apprit qu'une partie de la flotte génoise était dans le port de Trau, où elle attendait le retour d'une escadre détachée.

Entreprise sur Trau, qu'il abandonne. Le jour même il se présenta devant cette place, située dans une petite île artificielle[29], entre l'île de Buo à laquelle elle tient par un pont de pierre, et le continent, dont elle n'est séparée que par un canal fort étroit. Il voulut forcer l'une des passes, mais elle était comblée de manière à n'être accessible que pour les petits bateaux. Il fit le tour de l'île, pour tenter l'autre passage. Il le trouva défendu par une forte estacade, au milieu de laquelle les Génois avaient élevé une tour. Cette île était leur place de sûreté; ils s'y étaient fortifiés, par mer et par terre, avec une admirable diligence. Le général vénitien débarqua ses troupes, fit commencer le siége; mais il reconnut bientôt qu'il y consumerait ses forces inutilement, et, se décidant à abandonner cette entreprise, il remonta la côte, s'empara de l'île d'Arbo, et canonna en passant la ville de Zara. Ce ne pouvait être avec un grand effet; l'artillerie des vaisseaux n'était pas encore assez puissante pour réduire les villes fortifiées.

Il reçoit l'ordre d'y revenir. Là il reçut l'ordre de retourner devant Trau, et de faire les derniers efforts pour emporter cette place. Le sénat voyait avec regret qu'on eût manqué l'occasion de détruire la flotte de Gênes, et mettait quatre nouvelles galères à la disposition de son amiral. Celui-ci prouva à-la-fois qu'il savait obéir et bien juger; car sa seconde tentative n'eut pas plus de succès que la première, quoiqu'il n'y eût épargné ni ses troupes ni lui-même.

Il va hiverner dans la rade de Pola. L'hiver était arrivé. Les Génois avaient employé la belle saison à préparer un armement formidable. La campagne des Vénitiens avait été plus active. Ils avaient enlevé Cattaro, Sebenigo et Arbo à leurs ennemis; mais leurs équipages, qui tenaient la mer depuis plus d'un an, avaient besoin de repos.

Pisani demandait l'autorisation de ramener sa flotte à Venise, pour qu'elle pût s'y rétablir pendant l'hivernage. Le sénat en jugea autrement. Inquiet pour la sûreté de l'Istrie, il ordonna à l'amiral de faire entrer sa flotte dans la baie de Pola, afin de se trouver à portée de s'opposer aux entreprises que les ennemis pourraient tenter sur cette côte. Malheureusement cette rade n'offrait aucune des ressources nécessaires pour remettre l'armée en bon état; les maladies firent de rapides progrès, et, malgré les secours qu'on lui envoya de Venise, Pisani vit ses équipages réduits à tel point, qu'il lui restait à peine de quoi armer six des trente galères qui composaient sa flotte.

1379. Cependant il reçut, au commencement de 1379, un renfort de onze galères, avec l'ordre de mettre en mer, et de convoyer des bâtiments qui allaient chercher des blés dans la Pouille. Dans ce voyage, une tempête fatigua la flotte et dispersa quelques vaisseaux. Deux se réfugièrent dans le port d'Ancône, où, au mépris du droit des gens, ils furent pris par les Génois. Cette perte ne fut point compensée par la gloire de présenter le combat à une escadre de quinze galères, que l'on canonna de loin. Elle alla se joindre, dans le port de Zara, à la flotte génoise, qui s'y organisait depuis la campagne précédente. Dans cette rencontre, Pisani reçut une grave blessure[30].

V. Bataille de Pola, où la flotte est battue. 1379. Ce ne fut qu'à la fin de mai 1379, que les Génois prirent l'offensive. Vingt-deux de leurs galères[31], sous les ordres de Lucien Doria, vinrent provoquer l'armée de Pisani, rentrée dans sa station de Pola. Les Génois, pour attirer plus sûrement les Vénitiens hors de la rade, ne montraient pas toutes leurs forces. Pisani ne donnait point l'ordre de lever l'ancre. Ses capitaines, moins impassibles que lui, ou fatigués d'une si longue et si pénible station, demandaient le combat à grands cris. Les provéditeurs le requirent de donner le signal. L'amiral, qui s'y déterminait avec peine, s'y présenta avec résolution. Il appareilla avec une vingtaine de galères, fondit sur la capitane des Génois, l'attaqua à l'abordage, et l'emporta après avoir tué l'amiral ennemi. La perte du général, ordinairement si funeste dans les batailles, remplit les Génois d'une nouvelle fureur. Ceux de leurs vaisseaux qui n'avaient point paru dans le commencement de l'action arrivèrent en ce moment. Les équipages des bâtiments vénitiens étaient faibles, en moins de deux heures ils eurent deux mille des leurs hors de combat: la lutte devint de plus en plus inégale. Maigre l'activité et l'exemple de Pisani, sa ligne plia, les ennemis l'enfoncèrent, et demeurèrent maîtres de quinze galères vénitiennes, et de dix-neuf cents prisonniers[32], parmi lesquels on comptait vingt-quatre patriciens.

Pisani, réfugié à Parenzo avec les débris de son armée, fut appelé à Venise par les ordres du sénat.

VI. Pisani destitué et jeté en prison. 1379. Là, au lieu d'être protégé par sa belle réputation, par son noble caractère, par le souvenir de ses anciennes victoires, il ne trouva que des accusateurs de son infortune, un peuple ingrat, et des juges sévères qui instruisirent son procès sans vouloir se rappeler que, si ses conseils eussent été suivis, l'armée n'aurait pas été réduite à cet état de faiblesse dont les Génois avait profité. Les avogadors opinèrent contre lui à la peine capitale, et les autres juges crurent lui faire grâce, en le jetant dans un cachot, et en le déclarant incapable d'exercer aucune charge publique pendant cinq ans, comme s'il était au pouvoir des hommes de priver un grand citoyen de ses talents, que le ciel ne lui a donnés que parce qu'il le réservait pour le salut de son injuste patrie[33].

Il ne restait plus aux Vénitiens que cinq ou six galères disponibles; cependant les Génois, dont l'armée s'était renforcée des quinze galères prises au combat de Pola, en attendaient encore quatorze, qui portaient Pierre Doria, le nouveau commandant de la flotte.

Ils ne voulurent rien tenter contre Venise avant d'avoir réuni toutes leurs forces. Ils employèrent cet intervalle à reprendre les places dont les Vénitiens s'étaient emparés. Cattaro et Sebenigo tombèrent en leur pouvoir; l'île d'Arbo fut la seule qui fit une belle résistance. Non contents de chasser leurs ennemis des côtes de la Dalmatie, ils les attaquèrent dans les colonies qui leur appartenaient encore. Rovigno, Umago, Grado et Caorlo, furent prises et brûlées.

VII. Dispositions des Vénitiens pour la défense des lagunes. 1379. Il était évident que toutes les forces des Génois allaient être dirigées contre Venise. On n'avait pas un moment à perdre pour mettre cette capitale en état de défense. L'entrée du port de Saint-Nicolas du Lido, c'est-à-dire la passe qui forme la communication de Venise avec la haute mer, fut fermée par des chaînes, défendue par des bâtiments armés de canons, et par de petits camps placés sur les deux rives.

Mais ce passage n'était pas le seul par où l'ennemi pût pénétrer.

On a indiqué au commencement de cette histoire la configuration générale des côtes de l'Adriatique dans le voisinage de Venise. Ici, pour l'intelligence de la guerre dont ces lieux vont être le théâtre, il est nécessaire de placer quelques détails géographiques.

Entre l'embouchure de la Piave et celle de l'Adige, le golfe que forment les lagunes est fermé par une suite d'îles longues et étroites qui courent du nord au midi, ne laissant dans leurs intervalles que d'étroits passages. Cette plage de dix-sept ou dix-huit mille toises de longueur, et de quelques cents toises de largeur, est un banc de sable que les eaux, ont coupé en six endroits.

L'espace qui existe entre ce banc de sable et la côte, forme un bassin dont la longueur est d'à-peu-près neuf lieues, et la plus grande largeur de deux.

Ce bassin est un bas-fond qui aurait cessé dès long-temps d'être navigable, si la main de l'homme n'y eût entretenu quelques canaux.

Au milieu de ce bassin, entre l'embouchure du Musone et le passage que les bancs de Saint-Érasme et de Malamocco laissent aux eaux de la mer, s'élève un groupe de petites îles; c'est là que Venise a été bâtie.

Cette ville est une place fortifiée par la nature, et autour de laquelle une vaste inondation est toujours tendue. Cette masse d'eau, qui l'entoure n'est ni guéable ni navigable pour aucune embarcation que ne dirige pas la main d'un pilote expérimenté. Dans cet espace totalement inondé circulent quelques canaux étroits et sans bords, dont rien ne trace la route, et dont on ne peut suivre les sinuosités quand les balises sont enlevées.

À l'orient des îles s'étend la haute mer; à l'occident ce sont les lagunes. Pour pénétrer de la haute mer dans ce bassin, il faut donc franchir un des six passages que les îles laissent entre elles; et, pour naviguer dans cet étang, il faut suivre, sans les voir, les sinuosités des canaux à l'aide de quelques points fixes de l'horizon.

Le passage le plus septentrional est celui des Trois-Portes au nord de l'île Saint-Érasme, à l'embouchure de la rivière de Trévise. Il n'est praticable que pour les barques de la moindre grandeur.

Au midi de l'île Saint-Érasme, un petit bras de mer la sépare de l'île du Lido.

Celle-ci forme avec l'île de Malamocco la passe de Saint-Nicolas; c'était, à l'époque dont nous écrivons l'histoire, l'entrée principale du port de Venise. Les attérissements en ont depuis élevé le fond de manière à n'en plus permettre le passage aux grands vaisseaux.

Au-dessous de Venise commence l'île de Malamocco, qui a plus de deux lieues de longueur; le passage qui au midi la sépare de l'île de Palestrina, se nomme le port de Malamocco; c'est celui de tous où les eaux ont le plus de profondeur.

À l'autre extrémité de l'île de Palestrina, un bras de mer fort étroit passe entre cette île et celle de Brondolo, derrière laquelle est située la ville de Chiozza, qui donne son nom à cette entrée.

Enfin l'île de Brondolo forme avec la pointe du continent un sixième passage, que les eaux de l'Adige et de la Brenta ont ensablé.

Un canal principal qui traversait la lagune dans sa longueur établissait la communication entre les villes de Venise et de Chiozza.

VIII. La flotte génoise vient reconnaître les passes. 1379. D'après cette disposition des lieux, on sentira quelle dut être la terreur des Vénitiens, lorsque, du haut de leurs maisons, n'ayant encore fermé qu'un seul de ces passages, ils virent, au commencement de juillet, dix-sept galères ennemies se présenter devant la passe du Lido, reconnaître les dispositions qui avaient été faites pour la défendre, brûler un bâtiment de commerce qui se trouvait en dehors[34], longer toute l'île de Malamocco, entrer dans les lagunes, en passant entre cette île et celle de Palestrine, débarquer quelques troupes dans celle-ci, en livrer la ville principale aux flammes, manœuvrer dans les lagunes la sonde à la main, et aller passer la nuit devant Chiozza. Le jour suivant la flotte génoise sortit des lagunes par la passe de Brondolo, et fit voile pour la Dalmatie.

Rien n'était plus menaçant qu'une telle reconnaissance.

Peu de jours après les Génois en firent une seconde. Ils ne se présentèrent d'abord qu'avec six galères, ce qui donna aux Vénitiens le courage de faire sortir les six qui leur restaient; mais à peine eurent-elles débouché du Lido, qu'on aperçut au large six autres voiles qui venaient renforcer l'ennemi. Il fallut que l'escadre vénitienne vint chercher sa sûreté dans le port, et laissât les Génois observer toutes les approches de la capitale, entrer dans les lagunes par le port de Malamocco, jeter l'ancre, devant Chiozza, et étudier pendant huit jours la profondeur des canaux, et toutes leurs sinuosités.

Dès qu'ils se furent éloignés, on s'empressa de barrer la passe de Malamocco, celle de Chiozza et les autres, comme on avait fermé l'entrée du port de S.-Nicolas du Lido. On fit enlever toutes les balises qui servaient de guides dans la navigation des bas-fonds. On posta quelque troupes sur la plage. Une garnison de trois mille hommes fut jetée dans Chiozza. Les six galères, triste reste de la marine vénitienne, furent confiées à Thadeo Justiniani, pour défendre l'entrée du port de Venise, et une flottille composée de tous les petits bâtiments que l'on put armer, alla, sous les ordres de Jean Barbadigo, croiser dans les lagunes, pour empêcher les troupes du seigneur de Padoue, répandues sur la côte, de communiquer avec les Génois, en traversant le bassin des lagunes.

IX. La flotte génoise, sous Pierre Doria, entre dans les lagunes. 1379. Ces dispositions étaient à peine terminées, que le 6 août quarante-sept galères, commandées par Pierre Doria, vinrent menacer le port du Lido. Jugeant apparemment trop difficile de le forcer, la flotte fit voile au sud, longea toute la plage, trouva la passe de Malamocco également bien défendue; et se détermina à forcer celle de Chiozza.

Le seigneur de Padoue seconda cette attaque. Il fit descendre par les canaux de la Brenta des barques qui vinrent assaillir un grand vaisseau qui protégeait l'estacade. Tandis que les Génois redoublaient leurs efforts pour la rompre, les gens de François Carrare, placés de l'autre côté, détachaient les madriers, et mettaient le feu au vaisseau; enfin cet obstacle vaincu, les ennemis pénétrèrent dans les lagunes, et commencèrent à l'instant le siége de Chiozza. Elle prend la ville de Chiozza. Cette ville, située à l'extrémité d'une île, n'y tient que par un pont de deux cents pas de longueur; des bas-fonds la rendent inaccessible de tous les autres côtés, la bourgeoisie enrégimentée partageait le service avec la garnison.

Les forces des Génois, et les troupes que François Carrare en personne avait amenées par la pointe de Brondolo, formaient une armée de vingt-quatre mille hommes[35]. Elles donnèrent le 11 août, aux ouvrages qui défendaient le pont, un premier assaut qui fut suivi le lendemain d'une attaque générale. La tête de pont fut emportée mais au-delà il y avait encore des ponts-levis à franchir, et des fortifications à enlever. Le 13, on se canonna vivement. Le 14 et le 15 de nouveaux assauts livrés avec une telle fureur qu'ils durèrent tout le jour, furent repoussés avec une constance plus grande encore. Le 16 les assaillants résolurent de faire les derniers efforts pour emporter ou détruire le pont. Tandis que l'attaque commençait de tous côtés, on fit avancer les machines incendiaires: la résistance était toujours également vigoureuse, et déjà Carrare proposait de renoncer à cette entreprise, lorsqu'on vit s'élever une flamme qui était celle d'un brûlot, et qu'on prit pour l'incendie du pont lui-même. Les troupes vénitiennes, craignant que toute retraite ne leur fût à l'instant coupée, se hâtèrent de le repasser; mais ce fut avec une telle précipitation que les ennemis, en les poursuivant, entrèrent pêle-mêle avec elles dans la place, qu'ils saccagèrent.

Ce siége de six jours avait coûté aux Vénitiens six mille hommes, et fait tomber entre les mains des Génois près de quatre mille prisonniers: la perte des vainqueurs avait été beaucoup plus considérable; mais ils se trouvaient maîtres d'une ville fortifiée, assurés d'un passage de la haute mer dans les lagunes, d'une communication avec le continent, et le canon qui avait battu Chiozza avait été entendu de Venise. Ce fut au nom du seigneur de Padoue que les alliés prirent possession de leur nouvelle conquête, et firent prêter aux habitants serment de fidélité[36]. Les Génois s'établissent dans ce poste, au lieu de marcher sur Venise. Carrare proposait de profiter, pour attaquer Venise, de la consternation que cet évènement avait dû y répandre. Les Génois voulurent s'établir solidement dans ce poste avant de passer à de nouvelles opérations. Venise bloquée par mer, n'ayant que des ennemis sur la côte voisine, réduite à disputer un banc de sable de quelques lieues, et n'osant hasarder les débris de sa flotte, même dans les lagunes, ne pouvait recevoir aucun secours. Elle n'avait point d'alliés; elle devait se voir bientôt en proie à la famine; le désespoir allait la livrer aux Génois. Doria jugea que la prudence lui conseillait de s'affermir dans sa position sans rien précipiter, puisque celle de l'ennemi ne pouvait qu'empirer[37].

X. Consternation des Vénitiens. En effet tout était à Venise dans une profonde consternation, et dans une agitation extrême. C'était au milieu de la nuit qu'on y avait appris la perte de Chiozza, par le retour de quelques braves qui avaient inutilement essayé de s'y jeter. Le tocsin de S.-Marc avait appelé soudain toute la population aux armes. Les citoyens de tous les rangs avaient confusément passé le reste de cette nuit sur les places publiques, s'attendant d'un moment à l'autre à voir l'ennemi attaquer une capitale où rien n'était organisé pour le repousser. Le jour parut, et l'on vit au haut des tours de Chiozza flotter l'étendard de Saint-George au-dessus du pavillon de Saint-Marc renversé.

Ils envoient des négociateurs à l'amiral génois. Les gémissements des femmes, l'agitation du peuple, le trouble de ceux qui tremblaient pour leurs richesses, l'inquiétude des magistrats, qui révélait que la ville se trouvait sans approvisionnements, des milliers de voix qui demandaient la paix à quelques conditions qu'il fallût souscrire pour l'obtenir; tout cela détermina le conseil à envoyer des négociateurs auprès de l'amiral génois. Le doge écrivit au seigneur de Padoue dans des termes qui n'annonçaient que trop la détresse de la république. Il traitait d'altesse cet ancien vassal, lui demandait son amitié, le priait de dicter les conditions de la paix[38].

Réponse des vainqueurs. Doria, à qui les Vénitiens présentaient quelques prisonniers de sa nation, qu'on lui renvoyait dans l'espoir de le disposer plus favorablement, répondit aux ambassadeurs; «Vous pouvez les ramener; je compte aller incessamment les délivrer, ainsi que tous leurs compagnons.»

Carrare leur signifia avec encore plus de hauteur qu'il n'entendrait à aucune proposition, qu'après qu'il aurait mis un frein aux chevaux de bronze, ornement du portail de S.-Marc.

Ces réponses arrogantes et amères, rapportées à Venise, ne pouvaient que mettre le comble au découragement et au désespoir. En même temps on apprenait que l'ennemi s'emparait successivement de tous les postes fortifiés que la république avait sur la côte d'Italie; un seul château situé au milieu des salines faisait encore résistance, la garnison de Malamocco s'était repliée sur le Lido, les Génois occupaient cette place, et par conséquent une partie de l'île qui ferme le port de Venise. Il ne restait pas à la république un territoire de deux lieues. Les ennemis étaient si près qu'on défendit d'employer la cloche de S.-Marc pour assembler le peuple, de peur qu'ils n'entendissent ce signal.

Il n'était nullement vraisemblable qu'on eût le temps d'armer, et encore moins de construire une flotte. Cependant sans une flotte comment faire arriver quelques approvisionnements dans la capitale, comment forcer les ennemis à s'éloigner? Il y avait bien dans le port quelques bâtiments susceptibles de réparation; l'arsenal était même assez bien pourvu de matériaux; mais quand les vaisseaux auraient été prêts à sortir des chantiers, où prendre les gens de mer?

Telle était la situation de Venise qu'elle pouvait, qu'elle devait être attaquée le lendemain, et qu'il lui fallait plusieurs mois pour se préparer à la résistance.

Cependant après avoir demandé inutilement la paix, il fallut bien se résoudre à combattre encore. On fit tous les ouvrages que l'on put imaginer pour rendre les approches plus difficiles. On travailla dans l'arsenal avec la plus grande activité à réparer quelques galères qui s'y trouvaient, et même à en construire de nouvelles. Un recensement général de toutes les embarcations qui existaient dans les canaux de la capitale fit connaître le parti qu'on pouvait en tirer; on perfectionna l'organisation de la bourgeoisie enrégimentée; on distribua des armes, et on ouvrit des rôles pour y inscrire les hommes habitués au service de la mer, ou susceptibles de l'apprendre.

XI. Le peuple de Venise exige que Pisani soit rétabli dans le commandement. 1379. Quand on en est réduit à stimuler le zèle de la multitude, ce n'est plus son obéissance, mais son intérêt qu'il s'agit d'invoquer, et alors il est naturel qu'elle s'ingère de juger les mesures où elle est intéressée; on doit s'y attendre. Ces ouvriers qu'on assemblait à l'arsenal; cette foule de marins qu'on enrôlait; ces citoyens de toutes les classes, ces artisans qu'on appelait à la manœuvre des vaisseaux, devaient se demander qui dirigerait leurs efforts. Moins ils comptaient sur leurs ressources, plus il importait que l'habileté du chef y suppléât. Charles Zéno était absent; des milliers de voix s'élevèrent tout-à-coup pour demander la liberté de Victor Pisani[39], et son rétablissement dans sa charge.

On ne se rappelait plus le désastre de Pola; on ne parlait que de sa victoire d'Antium, de ses exploits dans la Dalmatie. Ce nom déjà illustré par Nicolas Pisani avait reçu dans la guerre présente un nouvel éclat. Victor était le seul homme en qui les marins eussent confiance. Effet ordinaire de la disgrâce, la sienne ajoutait à sa popularité.

Le gouvernement de Venise n'était point accoutumé à s'entendre dicter des lois par la multitude; mais quand le peuple se répandit dans les rues, couvrit la place, et entoura le palais, lorsque les portiques de S.-Marc et tout le rivage retentirent des cris de, Vive Pisani, il fallut bien céder à cette voix.

On a rapporté que Victor Pisani, enfermé sous les voûtes du palais du côté du port, entendant le peuple proclamer son nom, se traîna, malgré les fers dont il était chargé, jusqu'à la grille de son cachot, et cria: «Arrêtez, arrêtez, des Vénitiens ne doivent crier que, Vive saint Marc[40]

Ce fait me paraît dénué de toute vraisemblance, et n'est point nécessaire à la gloire de ce héros. Si Pisani était chargé de fers, il devait être dans un cachot, et les cachots ne prennent pas jour sur une rue.

Quoi qu'il en soit, ce fut un beau triomphe pour ce général d'être rappelé à la liberté comme le seul homme capable de sauver sa patrie, et il releva la gloire de ce triomphe par la manière dont il le reçut, et dont il justifia la confiance publique.

Dans ce danger extrême Pisani n'avait plus de rivaux. Ce n'est pas dans les circonstances difficiles que les ambitieux disputent les honneurs; c'est alors le tour du mérite, qui peut se passer des faveurs de la fortune.

Averti qu'il était libre, et qu'il devait paraître le lendemain devant le sénat, Pisani voulut passer encore la nuit suivante dans sa prison. Il y fit venir un prêtre, et se prépara par la pénitence aux honneurs qu'il allait recouvrer. Dès qu'il fut jour, il monta au palais et alla entendre la messe dans la chapelle de Saint-Nicolas, où il communia[41]. Dès qu'on le vit paraître, avec ce maintien modeste qui annonçait l'oubli de ses victoires, et de l'indigne traitement qu'il avait éprouvé, ses partisans, c'est-à-dire la foule des citoyens comme des gens de l'armée, le saluèrent de leurs acclamations, l'entourèrent, le portèrent jusqu'à la porte du conseil où plusieurs patriciens vinrent le recevoir. Introduit devant la seigneurie, il ne montra ni fierté ni ressentiment. «Vous avez été, lui dit le doge, un exemple de sévère justice, soyez-en un aujourd'hui de la bienveillance du sénat. On vous a privé de la liberté pour avoir perdu votre flotte, on vous la rend cette liberté pour la défense de la patrie. C'est à vous de montrer lequel de ces deux jugements a été le plus juste. Oubliez le passé, ne voyez que la république qui vous rend toute sa confiance; secourez ce peuple enthousiaste de vos vertus, et employez ces talents qu'on admire à sauver l'état et vos concitoyens[42]

«Sérénissime prince, excellentissimes seigneurs, répondit Pisani, la république ni ses magistrats ne peuvent avoir eu aucun tort envers moi; ce que vous avez ordonné était une conséquence de vos sages maximes, un effet de votre juste douleur. J'ai subi mon arrêt sans murmure. Maintenant, rendu à la liberté, je dois toute mon existence à la patrie. Tout souvenir de l'injure que je pourrais avoir éprouvée est déjà loin de moi; Dieu que j'ai reçu aujourd'hui m'en est témoin. Quel plus beau dédommagement pouvais-je attendre que l'honneur que me fait la république en me confiant sa défense? Ma vie lui appartient. Puisse Dieu m'accorder la capacité nécessaire pour remplir dignement une si noble tâche[43].

Le doge et plusieurs sénateurs l'embrassèrent les larmes aux yeux. Cependant, par un trait de sa méfiance habituelle, ce gouvernement toujours ombrageux, même lorsqu'il semblait si voisin de sa perte, ne rendit qu'une demi-justice à ce grand citoyen. On lui donna seulement le commandement des troupes campées sur la plage, et encore devait-il le partager avec un capitaine véronais qui en était revêtu auparavant.

Mais quand les citoyens, qui déjà couraient en foule chez lui, pour mettre à sa disposition leurs fortunes et leurs vies, eurent appris qu'il n'était point rétabli dans sa première charge, on éclata en murmures contre les sénateurs, on accusa leur jalousie, et un nouveau décret, arraché à cette soupçonneuse assemblée, nomma Pisani généralissime de mer.

XII. Dispositions défensives de Pisani. Sans perdre un moment, il s'occupa de perfectionner et de multiplier les moyens de résistance. La petite plage de Malamocco était alors le poste avancé de la république. Les ennemis occupaient déjà l'extrémité de cette île. Pisani fit couper cette plage par un fossé large et profond. Un bon mur, qui fut construit en quelques jours, défendit les approches du couvent de Saint-Nicolas du Lido. L'entrée du port fut fortifiée par deux tours en charpente; une chaîne de petits bâtiments, soutenus par trois gros vaisseaux, fut placée pour la défense de l'estacade, et on imagina de blinder ces navires pour diminuer l'effet de l'artillerie des ennemis.

Ce n'était pas tout de disputer la plage et le port du Lido, puisque l'ennemi pouvait venir par les eaux intérieures. Il fallut songer à défendre l'entrée même de Venise du côté des lagunes. Cette ville n'était pas fortifiée et ne pouvait l'être; mais on ne pouvait y arriver que par des canaux sinueux. Le généralissime y fit enfoncer des pilotis; il y fit couler des coques de vaisseaux qui devinrent des batteries avancées. Les compagnies de la bourgeoisie reçurent une meilleure organisation.

L'arsenal était dans la plus grande activité; les Vénitiens venaient avec ardeur se ranger sous les ordres d'un citoyen sur qui se réunissaient toutes les espérances de la patrie. Ceux qu'on avait désignés pour composer les équipages de la flotte, et qui se trouvaient dénués de toute expérience de la mer, s'exerçaient continuellement aux manœuvres; mais la marine de Venise était réduite pour ses évolutions au canal de la Giudeca, qui n'est qu'une rue de la ville.

Quoique les ennemis n'eussent pas fait entrer dans leur plan l'attaque de Venise immédiatement après la prise de Chiozza, ils ne tardèrent pas à se présenter devant cette capitale. Huit jours s'étaient à peine écoulés, quand le 24 août on vit paraître quatorze galères qui vinrent de la haute mer en observer les environs. Le 1er septembre une autre escadre de vingt galères fit une descente dans l'île de Saint-Érasme; de sorte que les deux îles, qui forment l'entrée du port, se trouvaient occupées en partie par les Génois. Le lendemain, ils se déployèrent devant la passe du Lido. Des volées d'artillerie furent échangées entre les forts et les vaisseaux. Quarante chaloupes armées s'avancèrent pour opérer un débarquement; mais les Vénitiens avaient repris courage, leur bonne contenance ne permit pas aux ennemis de prendre terre.

XIII. Nouvelles négociations pour la paix sans résultat. Cependant la seigneurie avait envoyé des ambassadeurs auprès du prince Charles de Hongrie, qui commandait alors l'armée du roi son oncle dans le Trévisan. Ces ambassadeurs étaient Nicolas Morosini, Jean Gradenigo, et Zacharie Contarini; on leur avait adjoint un religieux de l'ordre des cordeliers, nommé frère Benoît, dont l'éloquence et le caractère paraissaient avoir acquis une certaine autorité. Ils trouvèrent le prince hongrois entouré des commissaires de tous les alliés, qui s'opposèrent vivement à ce qu'on accordât la paix à Venise. On ne doutait pas que cette capitale ne fût réduite à se rendre dans un très-court délai; elle était bloquée de tous côtés. Dans le même moment une escadre détachée de la flotte de Doria, faisait une tentative sur les côtes du Frioul et de l'Istrie. Enfin les alliés protestaient qu'ils ne voulaient prendre Venise que pour la remettre au roi de Hongrie. Ces considérations, ces promesses déterminèrent le prince Charles à proposer des conditions telles que les Vénitiens ne pussent les accepter.

Il fallait que Venise se soumît à payer les frais de la guerre, évalués à cinq cent mille ducats; qu'elle livrât, pour sûreté de cette contribution, les pierreries du trésor de S.-Marc et la couronne du doge; qu'elle se reconnût tributaire du roi de Hongrie et lui payât tous les ans cinquante mille ducats; le doge continuerait d'être élu par les Vénitiens, mais devrait être confirmé par le roi; enfin on exigeait que dans toutes les solennités l'étendard de Hongrie fût arboré sur la place Saint-Marc avec celui de la république.

Il y a des historiens[44] qui disent que ces articles furent acceptés, mais qu'ensuite on revint sur cette délibération. Presque tous conviennent qu'on offrit de payer un tribut annuel de cent mille ducats, au roi de Hongrie, à condition qu'il se désisterait de ses autres prétentions. Il y eut des avis pour abandonner Venise et transporter le gouvernement à Candie[45]. On ne conçoit pas comment cette résolution désespérée aurait pu recevoir son exécution. On ne pouvait pas emmener la population; on n'avait pas même une flotte capable de recevoir les principaux citoyens et de protéger leur fuite. Tout au plus le doge et quelques magistrats pouvaient concevoir l'espérance d'échapper aux navires ennemis qui couvraient la mer. Cette résolution d'abandonner ses richesses, ses foyers, la terre natale pour aller chercher la liberté dans une île lointaine, eût été sublime si la nation entière eût pu la prendre; exécutée par quelques chefs, ce n'eût été qu'une évasion. Abandonner ainsi la patrie était une honte; il n'y avait qu'un parti à prendre, de périr avec elle ou pour elle.

Quoi qu'il en soit, cette proposition n'eut aucune suite, non plus que les offres auxquelles on s'était résigné pour obtenir la paix. Les alliés se montrèrent inflexibles, et le gouvernement se détermina à s'ensevelir sous les ruines de la capitale.

XIV. Patriotisme des Vénitiens; ils construisent une flotte. On a remarqué que cette constance inébranlable dans l'adversité, appartient plus particulièrement à l'aristocratie qu'à toute autre espèce de gouvernement. Sparte et Rome en avaient donné l'exemple. Dès que les Vénitiens surent à quelles honteuses conditions l'ennemi accordait la paix à la république, dès qu'on vit qu'il n'était permis de conserver l'existence qu'au prix de l'indépendance nationale, tous les sentiments qui composent le patriotisme se réveillèrent à-la-fois et exaltèrent les courages. L'amour du sol natal, le souvenir d'une glorieuse prospérité, l'antique illustration du nom vénitien, les haines nationales, l'horreur du joug étranger, tout inspira un noble dévouement, même à ceux qui n'avaient pas, comme les patriciens, à défendre leur liberté et leur puissance. Tous couraient aux armes. Les citoyens qui ne dévouaient pas leur personne, offraient sur l'autel de la patrie une partie de leur fortune. On abandonnait ses créances, on envoyait de l'argent au trésor de l'état, on fournissait des vaisseaux, des marchandises, on souscrivait pour la solde des matelots. Le doge donna l'exemple; il envoya sa vaisselle au trésor, et engagea ses revenus. Le clergé contribua non-seulement de ses biens, mais personnellement. Tous les religieux valides prirent les armes, excepté les frères mineurs, qui méritèrent d'être chassés d'un état, auquel ils avaient refusé leurs services[46].

Quatorze vaisseaux et l'entretien de cinq ou six mille hommes, furent le résultat de ces généreuses souscriptions. On vit un marchand pelletier, Barthélemy Paruta, se charger de payer mille soldats ou matelots; l'apothicaire Marc Cicogna, fournir un navire; de simples artisans, comme François di Mezzo, Nicolas Rinieri, Noël Tagliapietra, Pierre Penzino, entretinrent cent, deux cents hommes; d'autres, tels que Donat di Porto et Marc Orso, fournissaient un navire et la solde de toute la chiourme. Je ne crains point d'être accusé de déroger à la dignité de l'histoire en y inscrivant ces noms. Elle est faite pour rappeler les nobles exemples, et comme elle doit aussi dénoncer les hommes qui, dans un rang éminent, ont oublié leurs devoirs et les calamités de la patrie, pour s'occuper lâchement de vils intérêts, j'ajouterai qu'on vit des riches, des patriciens, se livrer à de basses spéculations sur la misère générale. Un homme appartenant à l'une de ces illustres familles, dont l'origine se confondait avec celle de la république, à une famille qui avait donné des ducs à Venise et une reine à la Hongrie, le descendant du vainqueur de Tyr, un Morosini, profitait des dangers qui menaçaient sa patrie pour décupler sa fortune, en achetant des maisons à vil prix, alléguant que si l'état venait à périr, il ne voulait pas être enveloppé dans sa ruine. C'est un devoir de consigner ici cette bassesse; on verra par les succès de cet indigne citoyen à quel point la fortune est injuste.

Pour donner le plus grand développement possible à un zèle, qui se signalait déjà par de généreux efforts, le grand conseil publia un décret, qui annonçait des récompenses à ceux qui auraient montré le plus de dévouement. Les étrangers pourraient être admis aux droits de citadins. Des pensions seraient distribuées aux citoyens non-nobles. Enfin les trente citoyens qui se seraient distingués entre tous les autres, devaient être admis au grand conseil et prendre rang, pour eux et leur postérité, parmi les patriciens.

XV. Premiers évènements qui ralentissent les progrès des ennemis. Pendant qu'on travaillait avec une admirable diligence à augmenter les moyens de résistance de la république, quatre guerriers faisaient tête à l'ennemi avec le peu de forces qu'on avait pu rassembler. Chaque jour qu'ils gagnaient changeait la situation des affaires à leur avantage. On avait dépêché de tous côtés des bâtiments légers, pour rappeler au secours de Venise Charles Zéno détaché au commencement de la campagne précédente avec une escadre de huit galères, et qui avait dû en rallier plusieurs autres dans les ports du Levant; mais on n'avait, depuis quelque temps, aucune nouvelle de sa marche; les avis qu'on lui envoyait pouvaient être interceptés. Ce secours était incertain et pouvait être tardif. En attendant Pisani s'occupait à presser le nouvel armement et à ralentir les progrès des ennemis. Thadée Justiniani qui commandait les galères déjà armées, ne pouvait sous aucun prétexte compromettre une escadre, la seule espérance de la marine vénitienne. La flottille se hasardait plus facilement, parce qu'elle avait une retraite assurée dans les bas-fonds, où les galères génoises ne pouvaient la poursuivre. Cette flottille à force de tenter des entreprises presque toujours infructueuses put enfin saisir une occasion favorable que lui offrait la fortune.

Barbadigo à la tête d'un détachement de cinquante barques, surprit un soir à la marée basse, une galère et deux bâtiments ennemis stationnés devant le fort de Montalban, que les troupes du seigneur de Padoue occupaient. La galère, qui ne pouvait manœuvrer, et les deux autres navires furent pris à l'abordage. La flottille se dirigea à force de rames vers Venise, remorquant les deux petits bâtiments dont elle s'était emparée, et la flamme qui s'éleva de la galère annonça de loin aux Vénitiens qu'enfin leurs armes venaient de remporter un premier succès. Soudain toute la ville fut dans l'ivresse de la joie, et quand on vit arriver les barques avec leurs prises et cent cinquante prisonniers tout le peuple demandait qu'on marchât à l'ennemi.

Pisani n'avait garde de céder à une confiance si imprudente. Cependant la flotte se renforçait; le mois de septembre s'était écoulé, et on avait déjà la certitude de pouvoir présenter une flotte de trente et quelques galères vers le milieu d'octobre. Tout le mois d'octobre se passa en opérations peu décisives, parce que l'amiral génois avait été obligé d'envoyer vingt-quatre de ses galères chercher des approvisionnements sur la côte orientale de l'Adriatique. L'armée et la flotte qui occupaient Chiozza éprouvaient toutes les privations auxquelles elles condamnaient les Vénitiens.

Le doge fit publier qu'aussitôt que les galères seraient prêtes il s'y embarquerait avec une partie du sénat pour en prendre en personne le commandement, résolu de venger la patrie ou de périr à la tête de ses défenseurs.

Cet exemple donné par le prince de la république, par un vieillard plus que septuagénaire, redoubla l'émulation. Quelques petits succès vinrent accroître les espérances. La flottille enleva un convoi de vivres que Padoue envoyait à Chiozza; le général Cavalli força les Génois d'évacuer Malamocco qu'ils détruisirent en l'abandonnant. Les galères vénitiennes s'exerçaient continuellement à des évolutions, mais rentraient tous les soirs dans le grand canal. On n'avait encore aucunes nouvelles de Charles Zéno.

De toutes les possessions de la république, il ne lui restait qu'un petit fort établi au milieu des marais sur la côte de terre-ferme On vit trois galères génoises appareiller pour aller l'attaquer. Victor Pisani courut sur ces galères avec un détachement de la flottille, les força de rebrousser chemin, les poursuivit jusque dans les eaux de Chiozza. Il était même parvenu par une marche plus directe à leur couper la retraite et à se placer entre elles et le port; mais là, foudroyé des deux côtés par une artillerie à laquelle il ne pouvait rien opposer, il se vit obligé de chercher son salut à travers les bas-fonds, ce qui ne put se taire sans que quelques-unes de ses barques fussent coulées bas par l'ennemi. Antoine Gradenigo gendre du doge fut du nombre de ceux à qui cette expédition coûta la vie.

On touchait à la fin de l'année 1379. La flotte génoise qui tenait la mer depuis long-temps, n'avait pu se refaire sur la plage de Chiozza, où depuis quatre mois elle éprouvait toutes sortes de privations. Il avait fallu faire entrer une vingtaine de vaisseaux dans le port, soit pour les réparer, soit pour donner quelque repos aux équipages Les vingt-quatre galères qui avaient été détachées, étaient rentrées et déchargeaient les approvisionnements qu'elles avaient apportés. Trois autres étaient postées pour défendre la passe. Les alliés attendaient une flotte de Gênes, qui devait d'un jour à l'autre leur amener des renforts.

Ce ne fut pas sans un étonnement mêlé d'inquiétude qu'ils comptèrent jusqu'à trente-quatre galères dans les eaux de Venise; mais ils étaient loin de croire que cette flotte fût en état de combattre, et que les Vénitiens eussent repris assez de confiance pour devenir agresseurs à leur tour.

XVI. Sortie de la flotte vénitienne commandée par Pisani, et montée par le doge. 1379. Le 21 décembre, après une messe solennelle, le doge sortit de Saint-Marc, l'étendard de la république à la main, et monta sur la galère ducale, suivi de la plus grande partie des sénateurs.

Pisani avait conçu le projet de forcer toute la flotte génoise à se rendre, mais pour cela il fallait éviter de la combattre, puisqu'elle était supérieure en nombre et incomparablement mieux armée. Il fallait la surprendre dans le port où elle avait eu l'imprudence de se placer; mais on ne pouvait pas fermer ce port même. La ville de Chiozza est située sur un groupe de petites îles dans les lagunes. Elle communique par un pont, comme nous l'avons dit plus haut, avec l'île voisine. Ainsi elle se trouve séparée de la haute mer par cette plage, qui au nord laisse une passe entre elle et l'île de Palestrine, c'est ce qu'on nomme la passe de Chiozza. Au midi, une autre communication est ouverte avec la haute mer par l'intervalle qui sépare l'île du continent. Cette seconde passe est celle de Brondolo. On conçoit que quand on est dans le port de Chiozza et qu'on veut regagner la mer extérieure, il faut nécessairement sortir par une de ces passes, ou remonter les lagunes par le canal dit de Lombardie, et aller chercher les passes de Malamocco, du Lido ou de Saint-Érasme.

Elle ferme les passes. Il s'agissait donc, dans le plan de l'amiral vénitien, d'enfermer l'ennemi dans les lagunes, en lui opposant à chacune de ces trois issues de Chiozza, de Brondolo et du canal de Lombardie, non pas précisément une résistance armée, car on était moins fort que lui, mais un obstacle inerte et pourtant insurmontable. Il fallait porter, conduire et établir ces obstacles dans chacun de ces passages, empêcher les Génois de les rompre, enfin il fallait placer la flotte vénitienne en dehors des issues, afin qu'elle ne restât pas elle-même enfermée dans les lagunes, exposée à soutenir un combat inégal, et pour qu'elle pût au contraire écarter la nouvelle escadre peut-être déjà partie de Gênes, qui venait renforcer les alliés.

Cette opération, très-compliquée, était en même temps une conception hardie. Nous allons voir quelles difficultés présenta son exécution.

Les trente-quatre galères vénitiennes, accompagnées de soixante barques armées, et de plusieurs centaines de bateaux, sortirent du port dans la nuit du 21 au 22 décembre, et se dirigèrent en silence vers Chiozza à travers les lagunes. Pisani et Justiniani, qui avaient pris le commandement de l'avant-garde, faisaient remorquer deux gros navires destinés à être coulés dans les passes pour les fermer. Ils évitèrent de s'approcher du port, où était la flotte ennemie, et arrivèrent avant qu'il fût tout-à-fait jour dans la passe dite de Chiozza, qui est entre l'île de Palestrine et l'île de Brondolo. Un des côtés de cette passe leur appartenait depuis que les Génois avaient évacué Malamocco. Pisani fit sur-le-champ avancer sa flottille, qui jeta sur la rive opposée quatre ou cinq mille hommes, avec ordre de s'emparer de la pointe de l'île de Brondolo, afin que la flotte pût avec moins de difficulté travailler à fermer la passe; mais l'île de Brondolo était couverte de troupes qui tombèrent sur les Vénitiens, et les obligèrent de se rembarquer en désordre et avec une perte considérable. Pisani n'en fit pas moins arriver une de ses grandes coques pour l'établir au milieu du canal. La présence des troupes ennemies, répandues sur le rivage, rendait cette opération très-périlleuse. Sept galères génoises, qui avaient eu le temps d'appareiller, accoururent avant qu'elle fût terminée, attaquèrent la coque toutes ensemble, et y mirent le feu. Ce grand bâtiment s'enfonça dans la passe même. Les galères génoises furent écartées par le reste de la flotte vénitienne, et sur-le-champ une multitude de petits bateaux, chargés de pierres, vinrent remplir cette coque, et en faire une digue qui obstruait le canal. Comme une partie de la flotte des Génois se trouvait désarmée dans ce moment, ils ne pouvaient opposer aux Vénitiens des forces suffisantes pour les contraindre de s'éloigner. Le lendemain Pisani acheva de faire fermer la première issue, en y coulant quelques autres bâtiments, et en les joignant l'un à l'autre par une forte estacade que protégeait une batterie placée sur la pointe méridionale de l'île de Palestrine.

Cette opération terminée, il restait à en faire autant dans la passe de Brondolo; mais on ne pouvait plus y arriver à l'improviste, et l'ennemi occupait les deux côtés du canal. Ce bras de mer n'a pas plus de quatre cents pas de largeur; il y a peu d'eau au milieu. Les passes praticables pour les vaisseaux longent le rivage; il fallait donc venir sous le feu de l'ennemi pour amener les embarcations qui devaient fermer le passage.

Pisani confia cette mission à Frédéric Cornaro, qu'il détacha avec quatre galères. Quatorze galères génoises vinrent s'opposer à cette opération: Pisani s'avança avec dix des siennes pour soutenir ses gens. Le combat s'engagea dans ce champ de bataille si resserré; il fut terrible; mais enfin, malgré le choc des vaisseaux ennemis, et le feu de toutes les batteries de la côte, la passe fut fermée, comme celle de Chiozza l'avait été le jour précédent.

Les Génois se trouvent enfermés dans Chiozza. Ce n'était pas tout; il restait à perfectionner ces estacades faites à la hâte, à les mettre en état de résister aux tempêtes, et à les protéger contre tous les efforts d'un ennemi, qui était perdu s'il ne parvenait à les rompre. L'amiral, laissant la flottille dans les lagunes, remonta avec ses galères le canal de Lombardie, qu'il encombra de gros vaisseaux coulés à fond, sortit des lagunes par la passe du Lido, fit le tour des îles, et vint se placer en dehors des passes du côté de la haute mer.

Dès-lors l'armée génoise n'avait plus aucune issue. Il fallait nécessairement renverser ces barrières pour n'être pas réduit à se rendre. Les Vénitiens se tenaient extérieurement devant les deux passes, pour interdire à leurs rivaux tout espoir de les franchir. Cette position était périlleuse; un coup de vent pouvait écarter la flotte vénitienne, rendre tous ses travaux inutiles, et débloquer Doria.

C'était sur-tout dans le canal de Brondolo qu'il était difficile de tenir, sous le feu continuel des batteries élevées des deux côtés. Seize galères furent commandées pour garder cette estacade, devant laquelle elles se relevaient tour-à-tour, n'étant jamais que deux à-la-fois dans le canal Les ennemis ne cessèrent de faire des tentatives contre ces obstacles Un service si rude commença à rebuter les équipages de Pisani. Le doge, pour leur inspirer de la résolution, jura de ne rentrer dans Venise qu'après la prise de la flotte ennemie. Cependant la constance vénitienne était épuisée; les marins déclarèrent que s'obstiner à vouloir tenir dans les passes des galères qui couraient à tout instant le risque d'être coulées bas, et qui perdaient à chaque faction une grande partie de leur équipage, c'était exiger plus qu'on ne peut attendre des forces humaines. L'amiral eut beau les exhorter, les encourager par son exemple, leur faire sentir l'importance de ce poste, le prix d'une si belle occasion, il n'y eut plus moyen de les retenir; seulement il obtint encore un délai, et leur promit solennellement de lever la station le premier janvier, c'est-à-dire dans quarante-huit heures, si ce jour-là on ne voyait pas arriver la flotte de Zéno.

Cette flotte n'était pas attendue avec moins d'impatience par les généraux que par les soldats. L'armée allait céder au découragement. Tout ce qu'on avait fait était en pure perte. L'ennemi, déjà supérieur en forces et bientôt plus nombreux encore, reprenait tous ses avantages; il était débloqué; il était sûr de battre la flotte, si elle acceptait le combat, ou, si elle l'évitait, de prendre Venise presque sans résistance, et, pour comble de malheur, il ne restait plus d'asyle à la flotte vénitienne; dans les autres ports elle ne trouvait que des ennemis, dans le sien que la famine.

On était dans ces transes mortelles, tout le monde attendait avec anxiété ce terme, que Pisani avait fixé au hasard. Les uns y voyaient la cessation d'un péril au-dessus de leur courage, les autres la ruine d'un grand projet, et la perte inévitable de la patrie. Tous les yeux étaient sans cesse fixés sur la mer, lorsque le premier janvier on aperçut dans le lointain dix-huit voiles. Ce pouvait être l'escadre génoise qui devait venir au secours de Doria; vingt bâtiments légers avaient été envoyés pour la reconnaître. Ils revinrent sur leurs pas, toutes voiles déployées, et leurs signaux annoncèrent que l'escadre qu'on apercevait au large était celle de Charles Zéno.

XVII. Arrivée de Charles Zéno avec son escadre. L'arrivée de Zéno ranimait toutes les espérances. Non-seulement son escadre rendait aux Vénitiens une supériorité numérique, mais ses équipages, composés de marins expérimentés, étaient capables de surmonter des difficultés devant lesquelles échouaient les matelots novices de Pisani. Zéno, en arrivant, vint à bord de la galère ducale, rendre compte aux chefs de la république de tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de Venise.

Campagne qu'il venait de faire. 1379. Avec son escadre de huit galères, il avait d'abord établi sa croisière sur les côtes de Sicile, où il avait pris et brûlé un grand nombre de vaisseaux du commerce génois. Pendant l'hiver il s'était présenté devant Naples, pour y entamer une négociation avec la reine Jeanne, espérant l'amener à changer de parti, et à entrer dans l'alliance des Vénitiens. Cette négociation lui avait procuré l'avantage de passer une partie de la mauvaise saison dans le port; mais la nouvelle de la bataille de Pola était venue renverser toutes les espérances qu'il avait conçues de réconcilier la reine avec la république, et il s'était déterminé à porter la guerre sur la côte de Gênes, pour y retenir les forces disponibles que les Génois pourraient avoir.

Il avait ravagé pendant tout l'été les côtes de la Ligurie, attaquant tous les points faiblement fortifiés, poursuivant les escadres génoises, désolant le commerce; son nom était devenu la terreur de cette mer.

Ses instructions lui recommandant de protéger les flottes marchandes que les Vénitiens avaient dans les ports de Syrie, il s'était porté vers l'Archipel, ralliant à sa flotte quelques galères qui se trouvaient dans ces parages, et avait aidé l'empereur Calojean à soumettre son fils; de là il était allé prendre à Béryte un convoi destiné pour Venise. C'était pendant sa marche qu'il avait reçu l'avis du danger que courait cette capitale.

L'escadre et le convoi faisaient force de voiles pour y arriver. À la hauteur de Rhodes, on avait aperçu un gros navire génois chargé de monde. Quatre galères l'avaient attaqué sur-le-champ. La partie n'était pas égale; mais ce vaisseau, d'un échantillon beaucoup plus fort que les galères vénitiennes[47], faisant une vigoureuse résistance, il avait fallu le prendre à l'abordage. Zéno dans ce combat avait reçu deux blessures graves, l'une dans l'œil, l'autre qui lui avait percé le pied. Arrivé dans l'Adriatique, battu par une tempête qui avait englouti une de ses galères, il avait jeté son convoi dans le port de Parenzo, et était accouru au secours de sa patrie.

XVIII. Il est chargé de défendre la passe de Brondolo. 1380. Quoique non encore remis de ses blessures, Zéno voulut, le jour même de son arrivée, prendre part à de nouveaux dangers, et son courage fut honoré du poste le plus périlleux. On lui donna ordre de prendre position avec son escadre dans cette passe de Brondolo, où depuis huit jours les autres galères avaient tant souffert. Le lendemain une violente tempête vint assaillir la flotte. Les galères rompirent leurs ancres, et furent dispersées. Les Génois, voyant la station abandonnée, accoururent sur le rivage pour attaquer les ouvrages des Vénitiens. Zéno ne put faire avancer que trois galères, dont le feu terrible força les ennemis de s'éloigner. Le jour suivant, malgré le vent qui soufflait avec encore plus de furie, il s'obstina à tenir ferme devant les batteries des Génois. Le combat dura toute la journée. Une galère vénitienne fut tellement maltraitée qu'elle se vit réduite à se rendre. Celle que Zéno montait fut entraînée par les courants, et jetée par la tempête contre le rivage, au pied d'une tour occupée par l'ennemi. Il était nuit; cette galère échouée était foudroyée de tous côtés. Les plus braves ne voyaient plus aucun espoir de salut. L'amiral imposa silence à ceux qui osaient parler de se rendre. Il détermina un matelot bon nageur à se lancer à la mer, pour aller porter une corde à quelques barques vénitiennes qui n'étaient pas loin. Dès que le câble fut tendu, on jeta à la mer toute l'artillerie de la galère, elle se remit à flot, fut remorquée, et, couverte des feux de l'ennemi sans y répondre, elle commença à s'éloigner lentement de ce rivage, où, un moment auparavant elle devait trouver sa perte.

Il est blessé. Au même instant, Zéno reçut un coup de flèche, qui lui traversa la gorge. Il brisa le trait, sans prendre le temps de faire tirer le fer de la plaie, et parcourant avec vivacité le pont de son bâtiment, il continuait de donner des ordres. Dans l'obscurité, il tomba à fond de cale par une écoutille; on le crut perdu. Un matelot, qui vint à son secours, lui arracha le fer de sa blessure; le sang sortit à gros bouillons; l'amiral, pour n'être pas suffoqué, se retourna sur le ventre, et c'est dans cette position qu'il arriva à l'endroit où sa flotte était stationnée. Les chirurgiens jugèrent la blessure mortelle. Ils croyaient indispensable de mettre le malade à terre; mais il déclara qu'il ne quitterait point son bord, et que, si la mort était inévitable, c'était sur sa galère qu'il voulait l'attendre.

Heureusement la nature démentit les prédictions funestes de l'art, et, après un assez court intervalle, ce héros fut rendu à sa patrie.

XIX. Les Vénitiens attaquent Chiozza par terre. Le 6 janvier Pisani remporta un avantage considérable sur les troupes qui gardaient l'île de Brondolo. Quelques jours après il établit sur le rivage de fortes batteries armées de ces énormes canons appelés alors bombardes, qui prouvent l'enfance de l'art bien plus que sa puissance. Dans toutes les inventions nouvelles, on cherche d'abord à augmenter les effets en outrant les moyens. La perfection, c'est d'obtenir des résultats certains et bien calculés avec le moins de moyens possible. Les bombardes de Pisani lançaient, dit-on, des boulets de marbre du poids de cent quarante[48] et de deux cents livres. On ne savait pas encore que la quantité de poudre nécessaire pour chasser de tels boulets ne peut s'enflammer à-la-fois, et que par conséquent il n'y avait qu'une faible partie de la charge qui agît sur le projectile, ce qui devait en diminuer considérablement l'effet, en même temps que la dépense en était prodigieusement augmentée. Aussi ces canons ne tiraient-ils qu'une fois par jour, et encore le tir en était-il toujours fort incertain. Cependant un de ces coups lancés presque au hasard tua le général de l'armée ennemie. Pierre Doria est tué. Le 22 janvier, pendant qu'il visitait les travaux de Brondolo, Pierre Doria fut écrasé par un mur que vint renverser un énorme boulet[49]; heureux, peut-être, d'échapper par cette mort aux reproches qu'il aurait pu essuyer pour s'être laissé bloquer dans Chiozza. Napoléon Grimaldi prit après lui le commandement. Se voyant tous les jours resserré de plus en plus par les Vénitiens, il conçut une grande entreprise; ce fut de couper l'île par un canal et de frayer ainsi à ses vaisseaux un passage dans la haute mer.

Le seigneur de Padoue eut l'adresse de jeter dans la place un renfort de huit cents lances et de quinze cents fantassins. La plage de l'île de Brondolo allait devenir le théâtre de nouveaux combats. Ce fut encore à Zéno que la république confia le commandement de ses troupes de terre.

Zéno chargé du commandement des troupes de terre. Malheureusement elles étaient composées d'aventuriers de diverses nations, tous également insubordonnés et avides. Malgré l'exemple de leur général, qui, dans la détresse publique, n'avait voulu accepter que les périls, ce ramas d'étrangers exigea à grands cris une gratification pour le paiement de laquelle le trésor ne put fournir que cinq cents ducats. Zéno, de ses propres deniers, doubla la somme et apaisa le tumulte pour un moment.

La petite armée des Vénitiens rassemblée à Palestrine ne s'élevait qu'à huit mille hommes. Celle des Génois était réduite à treize mille, dont une partie occupait la ville même de Chiozza, et le reste l'île de Brondolo, unie par un pont avec la place.

Pour empêcher les ennemis de s'ouvrir un passage au travers de la plage de Brondolo, il fallait les chasser de cette île et les obliger à se renfermer dans Chiozza.

XX. Sortie des Génois; ils perdent trois mille hommes. Le 18 février, Zéno passa le canal qui sépare Palestrine de Brondolo. Les Génois qui étaient dans cette dernière île tenaient ferme dans leurs retranchements. Le général vénitien, feignant d'être rebuté d'une attaque infructueuse, se retira avec quelque précipitation. Alors les ennemis débouchèrent pour le poursuivre; il les fit charger par le peu de cavalerie qu'il avait et qui lui donnait un grand avantage, et lorsqu'il vit que la garnison de la place faisait une sortie pour venir à leur secours, il fondit avec sa réserve sur cette colonne qui venait à lui, et dont une partie était encore sur le pont, la culbuta, en fit un grand carnage, et la força de rebrousser chemin. Son espoir était de la poursuivre assez vivement pour passer le pont avec elle et entrer pêle-mêle dans la place. Mais sur ce pont, obstrué par ceux qui venaient de Chiozza et par ceux qui fuyaient de l'île, le désordre fut tel que les madriers fléchirent sous le poids des hommes entassés; une arche se rompit, beaucoup de Génois furent noyés; ceux qui restèrent dans l'île se trouvaient sans communication avec la place. Dans cette situation désespérée, ils se jetèrent dans des barques pour gagner Chiozza, et il y en eut qui se sauvèrent jusqu'au-delà des lagunes. Dix galères génoises, qui se trouvaient stationnées près du rivage de Brondolo, sous la protection, des retranchements que les Vénitiens venaient d'emporter, furent attaquées. Le feu en atteignit quelques-unes. Les Génois eux-mêmes, ne pouvant les sauver, tentèrent de les brûler. Pisani, dès qu'il aperçut cet incendie, accourut avec sa flottille, et tout ce qui échappa aux flammes tomba en son pouvoir.

Cette journée venait de coûter trois mille hommes aux Génois, outre six cents prisonniers. L'alarme se répandit dans Chiozza; beaucoup de leurs gens se saisirent de diverses embarcations pour déserter, et se jetèrent sur la côte de Padoue; il y en eut même à qui la frayeur fit hasarder de traverser les lagunes à la nage. C'était pendant une nuit d'hiver, on les trouva morts le lendemain. Cette victoire si décisive rendait les Vénitiens maîtres de l'île de Brondolo et réduisait leurs ennemis à l'occupation de la ville de Chiozza, où ils pouvaient encore se défendre, mais d'où il leur était désormais impossible de s'échapper, à moins qu'ils ne fussent délivrés par un secours venant du dehors.

On peut juger si ce secours était impatiemment attendu. Le gouvernement de Gênes, depuis plus d'un mois, était averti de la position difficile où se trouvait son armée. Il avait fait partir le 18 janvier une flotte de vingt galères, sous le commandement de Matteo Maruffo, pour venir débloquer Chiozza, et Gaspard Spinola était arrivé par terre à Padoue, pour faire entrer un convoi dans la place, dont il devait prendre le commandement.

XXI. Discorde dans l'armée vénitienne. Pendant que les Vénitiens transportés de leur victoire la célébraient par des réjouissances, les soldats de Zéno, toujours d'autant plus exigeants qu'ils se voyaient plus nécessaires, lui signifièrent qu'ils voulaient une paie double de celle qui avait été convenue avec eux, et que, si on ne les satisfaisait sur-le-champ, ils étaient décidés à se retirer du service de la république. Le trésor de Saint-Marc était loin d'y pouvoir subvenir. Le général, quoiqu'on l'eût autorisé à promettre ce qui était si impérieusement exigé, ne voulut être prodigue que de sa fortune, et ce fut de ses propres deniers qu'il acheta la soumission des principaux chefs, en obtenant qu'ils imposeraient silence aux prétentions exorbitantes des autres.

Cette difficulté ne fut pas la seule qu'il eut à surmonter. Après avoir apaisé ces murmures, il fallut essuyer ceux de tous les patriciens que l'exemple du doge avait obligés de monter sur la flotte, mais qui, peu accoutumés à la guerre et à la mer, commençaient à trouver longue une campagne qui durait depuis deux mois. Ils se voyaient retenus sur les galères par le serment qu'avait fait Contarini de ne rentrer dans Venise qu'après la conquête de Chiozza. Aussi trouvaient-ils que les opérations militaires étaient conduites avec trop de circonspection. Leur improbation se manifesta sur-tout lorsque Pisani et Zéno s'arrêtèrent au projet de bloquer la place. Elle pouvait être secourue, disaient les mécontents; ne pas l'attaquer vivement, c'était tenter l'inconstance de la fortune, c'était imiter la faute de Doria, à laquelle Venise devait son salut. On eût dit, à entendre ces sénateurs, que les deux généraux n'étaient pas assez prodigues de leur vie. Ceux-ci persistèrent dans leur avis et le firent prévaloir. Ce ne fut pas la moindre preuve qu'ils donnèrent de leur courage, de prendre sur eux le blâme d'un évènement dont l'issue pouvait tromper leurs espérances.

Déjà quelques symptômes de division s'étaient manifestés même dans l'armée navale. Thadeo Justiniani se croyait en droit d'être jaloux de Pisani, et, pour faire cesser les funestes effets de la discorde, on l'avait détaché avec douze vaisseaux. Sa mission était d'aller convoyer des bâtiments chargés de grains qui étaient attendus de l'Istrie et de la Pouille.

XXII. Pertes des Vénitiens sur mer. Le blocus étant déterminé, on s'appliqua à le resserrer. La flotte des assiégés se trouvait considérablement réduite. Cinq de leurs galères, surprises par la flottille de Barbadigo, se rendirent sans combat. Mais le plus grand inconvénient de la situation des Génois, était le manque de vivres. Résolus à prolonger leur défense, ils forcèrent tous les habitants de Chiozza à sortir de leur ville. Les assiégeants ne pouvaient pousser l'inhumanité jusqu'à refouler leurs compatriotes dans une ville affamée. Ils les envoyèrent à Venise, où le pain se vendait encore le quadruple de son prix ordinaire[50]. Le pays de Ferrare fournissait cependant quelques secours à cette capitale; mais les convois qui venaient par les lagunes, étaient obligés de passer si près de Chiozza, que les assiégés en enlevèrent un.

Ce succès des Génois fut suivi d'un autre beaucoup plus considérable. Gaspard Spinola avait été envoyé de Gênes à Padoue pour tâcher de ravitailler Chiozza. Il parvint à se jeter dans la place pendant la nuit du 14 au 15 avril, et y fit entrer un convoi considérable qui, pendant deux ou trois mois encore, ne faisait plus dépendre la défense que du courage des défenseurs, et ce courage allait être dirigé par leur nouveau commandant, l'un des plus habiles officiers de son siècle.

Sur ces entrefaites, on vit arriver à Venise une partie des bâtiments chargés de blé qu'on attendait des ports de l'Istrie; mais ces bâtiments ne voyageaient point en convoi, ils entrèrent l'un après l'autre, et on fut surpris de ne pas voir paraître en même temps l'escadre qui avait été envoyée pour les escorter. Ils rapportèrent que Thadeo Justiniani leur avait ordonné de prendre les devants, qu'il n'était plus sur les côtes d'Istrie, qu'il avait fait voile pour la Pouille avec ses douze galères, se proposant de ramener un autre convoi; que, sur la fin du mois précédent, une partie de cette escadre détachée par Justiniani, sous les ordres de Henri Dandolo, avait surpris la ville de Grado, occupée par les troupes du patriarche d'Aquilée. On savait que ce convoi s'était mis en route; cependant il n'arrivait pas; enfin on vit paraître quelques bâtiments qui annoncèrent que la flotte dont ils faisaient partie avait été dispersée par une tempête.

Six galères s'étaient jetées dans le port de Ficulano; Justiniani, avec l'autre partie de son escadre, avait gagné Manfredonia. Là, il avait été aperçu par l'armée génoise, forte de vingt galères, qui entrait en ce moment dans le golfe pour venir au secours de Chiozza.

L'amiral vénitien ne pouvant tenter un combat si inégal, avait coulé bas ses galères, avait fait décharger les bâtiments de transport, et mis ses équipages à terre dans des retranchements faits à la hâte. Mais l'ennemi les avait emportés; Justiniani était prisonnier, et les Vénitiens échappés de ce combat avaient à traverser toute l'Italie, par terre, pour regagner leur pays. À Ficulano deux galères avaient été prises, les quatre autres devaient leur salut à la fuite.

XXIII. Arrivée d'une nouvelle flotte génoise pour débloquer Chiozza. 1380. Cet évènement ne permit plus de douter que la flotte de Matteo Maruffo ne fut prête à paraître. En effet, au commencement de mai, on découvrit l'armée génoise, qui s'était renforcée de quelques galères sorties de Zara. Elle se présenta successivement devant toutes les passes sans en trouver aucune qui fût accessible. Maruffo chercha, par toutes sortes de provocations, à attirer les Vénitiens au combat; mais ceux-ci, déterminés à ne point faire dépendre le succès de la guerre du hasard d'une bataille, restèrent insensibles à toutes les insultes, et fermes dans le poste d'où ils resserraient les assiégés et bravaient l'amiral génois.

Pisani, cependant, crut devoir s'éloigner du rivage, le 26 mai, avec vingt-cinq galères; il paraît qu'il ne voulait qu'écarter l'ennemi sans le combattre, car on n'en vint point aux mains, et la flotte, quelques jours après, reprit sa première station.

On se battait tous les jours autour de Chiozza avec des succès divers; mais les magasins de la place étaient près d'être épuisés. François Carrare avait préparé un convoi de quatre-vingts barques qui devaient la ravitailler pour long-temps. Elles furent interceptées par la flottille vénitienne. Réduits pour le choix de leurs aliments, aux dernières extrémités, les assiégés, du haut de leurs tours, voyaient, à l'embouchure de la Brenta, les convois destinés à leur porter l'abondance, et en pleine mer la flotte venue pour les délivrer; mais ni la flotte de Maruffo, ni les barques du seigneur de Padoue ne pouvaient arriver jusqu'à eux. Cependant à l'aide des signaux ils communiquaient avec l'amiral; et, comme leur industrie était égale à leur courage, ils conçurent le projet de se délivrer en allant gagner leur flotte. Pour cela il fallait rompre l'estacade qui fermait la passe de Brondolo; mais les pieux enfoncés dans les eaux dont la ville était entourée, ne permettaient plus d'en faire sortir les galères. Les Génois démolirent des maisons de Chiozza, et, avec les bois de charpente qu'ils en retirèrent, ils construisirent des barques, qui, après avoir franchi l'enceinte de pilotis, devaient tenter de forcer la passe, en l'attaquant du côté des lagunes, tandis que Maruffo, avec ses galères, s'avancerait de la haute mer pour les seconder et les recevoir.

XXIV. Les assiégés entament une capitulation; elle est refusée. Cependant ce qu'ils espéraient de leurs efforts, ils essayèrent de l'obtenir par la négociation. Spinola proposa au doge de lui remettre Chiozza, à condition que l'armée et la flotte génoise pourraient en sortir librement. Cette proposition, à dire vrai, n'était guère acceptable. Il ne s'agissait plus de savoir si Chiozza resterait aux Génois, mais s'ils pourraient s'en échapper. L'offre fut rejetée; les Vénitiens exigèrent que les assiégés se rendissent, et il ne resta plus à ceux-ci d'autre parti que de se faire jour au travers des troupes assiégeantes.

Leurs nouveaux efforts. Ils avaient pratiqué assez facilement des intelligences dans cette armée, composée d'étrangers, qui les bloquait sous les ordres de Zéno. Elle renouvelait la réclamation de la double paie; le général faisait tout son possible pour engager les soldats à s'en désister. Le 15 juin, il était au milieu de son camp en tumulte, exhortant les uns, réprimandant les autres, promettant, menaçant, essayant tour-à-tour la force et la persuasion, lorsqu'il vit avec une extrême surprise une centaine de barques sortir de Chiozza, voguer vers la passe de Brondolo et tenter de franchir l'enceinte des pilotis. Aussitôt il montra à ses soldats séditieux l'ennemi qui leur échappait, emportant ces richesses sur le pillage desquelles ils avaient compté. Il leur ordonna de se former, d'attaquer, et lui-même s'avançant dans les bas-fonds, où il avait de l'eau jusqu'aux épaules, les entraîna par son exemple.

Les lagunes offrirent alors le singulier spectacle d'une troupe se hasardant sur des barques construites avec des débris de maisons, et qu'on était obligé de soulever pour les faire passer par-dessus une enceinte de pieux, les Génois, tantôt dans l'eau, tantôt dans leurs bateaux, et l'infanterie de Zéno s'avançant dans ces marais pour les charger. Maruffo se présenta dans le même moment pour rompre l'estacade; mais Pisani accourut avec sa flottille, mit quelques galères en travers de la passe, pour en défendre l'accès, foudroya ces barques fragiles qui voulaient s'échapper, en prit une vingtaine, en coula plusieurs à fond et força les assiégés à rentrer dans la place.

Le mauvais succès de cette tentative ne laissait plus aux Génois aucune espérance. Privés d'eau potable, après avoir mangé tout ce qu'il y avait d'animaux dans la ville, ils étaient réduits à faire bouillir, dans une eau saumâtre, de vieux cuirs, leur seule et dernière nourriture. Spinola, dont les talents et le courage ne pouvaient plus rien, se retira et gagna la terre-ferme, laissant à son lieutenant l'autorisation de capituler.

Ils offrent de se rendre. Des députés arrivèrent sur la capitane du doge, stationnée à demi-portée de canon de la place; là, ils représentèrent que s'ils avaient combattu souvent les Vénitiens, ce n'avait pas été sans observer les lois de la guerre et de l'humanité; qu'ils avaient voulu leur arracher l'empire, mais non la vie; que depuis dix mois ils avaient, en gens de cœur, fait les derniers efforts pour la défense de Chiozza, comptant mériter par ce dévouement la reconnaissance de leurs concitoyens et l'estime de leurs ennemis; que, réduits par la famine à mettre un terme à cette résistance, ils espéraient trouver dans les Vénitiens cette générosité naturelle à une nation belliqueuse, et cette modération à laquelle on est disposé quand on a éprouvé aussi l'inconstance de la fortune. Ils ne tenaient, point à leurs richesses, à leurs vaisseaux, ils les abandonnaient aux vainqueurs; mais ils avaient mérité de n'être point dépouillés de leurs armes, et ils ne demandaient que la vie et la liberté. La réponse fut qu'ils eussent à se rendre à discrétion, et qu'on délibérerait après de leur vie ou de leur mort[51].

XXV. Révolte dans le camp de Zéno. Cette négociation amena de nouveaux incidents; le bruit se répandit, parmi les troupes mercenaires, que les Vénitiens allaient recevoir l'ennemi à capitulation, que la ville ne serait plus abandonnée au pillage. Il n'en fallut pas davantage pour rallumer le feu de la révolte. Zéno et plusieurs sénateurs firent d'inutiles efforts pour apaiser la sédition. Ils promirent une augmentation de solde, ce fut en vain. Un capitaine, nommé Robert de Recanati, s'emporta jusqu'à outrager le général par les discours les plus injurieux. Les soldats prirent les armes et couraient déjà vers la place, dans le dessein de se réunir aux Génois. Zéno, l'épée à la main, se précipita au-devant d'eux; son énergie, ses exhortations en arrêtèrent le plus grand nombre; mais quelques-uns se jetèrent dans Chiozza. Il fallut que la seigneurie promît formellement à ces séditieux un mois de double paie et trois jours de pillage, dans une ville appartenant à la république[52].

Ce n'était pas tout encore; il y avait un complot tramé contre la vie de Zéno. La nuit suivante le général, averti de cette odieuse conspiration, assembla les capitaines, leur révéla le secret qu'il venait d'apprendre; il s'agissait bien moins de sa vie que de leur honneur. Plusieurs de ces capitaines pouvaient être des brigands, mais tous les hommes ont naturellement horreur d'un assassinat. Ils jurèrent qu'ils n'avaient aucune connaissance du complot, et demandèrent à grands cris qu'on en nommât et qu'on en punît l'auteur. Alors Zéno fit amener Robert de Recanati, l'accusa, le convainquit de sa perfidie, le fit charger de fers et l'envoya sur la capitane, où il fut pendu le lendemain. Cette arrestation de Robert occasionna une nouvelle sédition. Les soldats entourèrent la tente du général, redemandant le capitaine. Zéno, qui se présenta fièrement à eux, en fut assailli et ne dut la vie qu'à son casque, qui para un coup de sabre dont il fut frappé. Les officiers accourus à son secours le dégagèrent, fondirent sur ces furieux, et quelques compagnies mieux disciplinées en firent justice. Telle était la déplorable condition d'un général obligé de commander des mercenaires, environné de plus de dangers dans son camp qu'au milieu des batailles, et réduit à tout instant à voir, par la défection de ses troupes, s'échapper la proie qu'il serrait depuis six mois.

Les Génois se rendent. 1380. Cependant le 24 juin les assiégés arborèrent le signal de détresse. Ils se rendirent à discrétion, ouvrirent leurs portes, et Zéno entra dans la place, qui fut livrée au pillage. Dix-neuf galères et quatre mille cent soixante-dix prisonniers génois, sans compter quelques étrangers, furent les fruits de cette conquête. Tels étaient les tristes restes de la formidable armée qui avait fait trembler Venise.

XXVI. Apparition de la flotte génoise. Mais celle de Maruffo s'était considérablement accrue depuis qu'il était entré dans l'Adriatique. Sa flotte, qui s'élevait à trente-neuf galères, prit, dans l'intervalle du 26 juin au 1er août, Trieste, dont elle rasa le château, Arbo, Pola, Capo-d'Istria; elle parut même devant Venise, le 8 juillet. On y était encore dans les transports de joie que la conquête de Chiozza devait exciter. On célébrait la magnanimité du vieux prince de la république, qui avait supporté avec une constance inébranlable les périls et les fatigues d'une campagne de sept mois. On se croyait à l'abri de toute atteinte. Mort de Victor Pisani. Le 27, Pisani reçut ordre de sortir avec quarante-sept galères, pour donner la chasse à l'armée génoise; mais le 13 août, ce grand homme, plus recommandable encore pour sa conduite civique que par ses exploits militaires, mourut sur sa capitane, après une courte maladie. La galère qui avait apporté son corps à Venise en repartit le 2 septembre, emmenant Zéno, son digne successeur dans le commandement.

Zéno prend le commandement. Dès qu'il fut arrivé sur la flotte, il la conduisit devant Zara. Il vit l'armée de Maruffo dans le port, sans pouvoir, malgré toutes sortes de provocations, le déterminer à sortir pour accepter le combat. La place nouvellement fortifiée, et dont la garnison se trouvait renforcée de tous les équipages d'une armée navale si considérable, était en état de soutenir un long siége.

Son entreprise infructueuse sur Zara. Zéno établit sa croisière à la vue des ennemis; malheureusement la flotte, sortie du port précipitamment, ne pouvait être suffisamment approvisionnée. Quand on aurait eu tout le temps nécessaire pour embarquer les vivres, ce n'était pas dans Venise, épuisée par une disette de dix mois, qu'on en aurait pu trouver. Cette année avait été stérile pour toute l'Italie. La flotte vénitienne, croisant devant une côte ennemie, renouvelait ses provisions au moyen de quelques vaisseaux de transport qui allaient et venaient du royaume de Naples à l'entrée de la rade de Zara. Mais cette année, signalée par tant de calamités, le fut encore par des tempêtes; plusieurs de ces convois furent dispersés, quelques-uns engloutis, presque tous retardés. Les équipages avaient à souffrir les plus grandes privations; ils se virent réduits, pendant quinze jours, à un peu de viande salée, sans pain. Les orages rendaient la station doublement pénible; les plaintes des matelots devinrent si vives, qu'il ne fut plus possible de douter d'une prochaine insurrection.

XXVII. Détresse de la flotte vénitienne; elle reçoit l'ordre d'aller assiéger Marano. Zéno, après avoir pris l'avis de ses principaux officiers, écrivit pour demander la permission de ramener la flotte à Venise. Pour toute réponse il reçut l'ordre d'aller faire le siége de Marano. C'était une place située dans les marais que forment les bouches du Tagliamento. Éloignée de la mer d'à-peu-près deux lieues, elle n'y communiquait que par un canal que le reflux laissait à sec. On voulait s'en emparer parce que c'était une position offensive contre les états du patriarche d'Aquilée. Impossibilité d'y réussir. Zéno n'hésita point à s'y présenter, mais il reconnut l'impossibilité de l'entreprise; et cette impossibilité était si évidente, que toute l'armée éclata en murmures contre un ordre qui supposait une connaissance si imparfaite des localités. Tout d'une voix on demanda à faire voile vers Venise sans en attendre l'autorisation. L'amiral, qui n'aurait pas cédé à la demande des équipages, se détermina d'après sa propre conviction, et aima mieux encourir l'indignation du sénat que mériter le reproche d'avoir laissé périr l'armée qui lui avait été confiée.

Zéno ramène la flotte devant Venise: on ne veut pas l'y recevoir. Vive altercation à ce sujet. Le gouvernement vénitien n'avait point accoutumé ses généraux à tant de témérité. Aussitôt que la flotte fut aperçue, deux sénateurs s'y rendirent pour défendre à Zéno d'entrer dans le port, sous peine de la vie.

«Ma vie est à la république, qui ordonnera de moi ce qu'elle voudra, répondit-il; je me dévouerai s'il le faut, j'encourrai sa disgrâce pour lui sauver son armée. Mais quoi donc? déjà aurait-on oublié nos derniers malheurs! À quoi furent-ils dus? au désastre de Pola. Et cette défaite? au peu de cas que l'on fit des conseils du malheureux Pisani. Une campagne d'hiver lui coûta les trois-quarts de ses équipages. Nous sommes au mois de décembre; nous tenons la mer depuis long-temps; les tempêtes ont fatigué la flotte; les équipages sont épuisés par les privations; ils ont été jusqu'à quinze jours de suite sans pain. Je sais qu'il est rare à Venise, mais n'est-il pas naturel que l'armée soit admise au partage de ce qu'on peut en avoir? Est-il juste, pour se débarrasser d'elle, de lui prescrire une entreprise mal combinée? Je suis convaincu que cette expédition vous coûtera votre flotte, et je demande avec instances qu'elle soit reçue dans le port.»

Trois jours se passèrent en délibérations et en messages. Le sénat, très-irrité contre l'amiral, le menaçait de toute sa sévérité; mais les murmures des matelots firent comprendre aux sénateurs, qui vinrent à diverses reprises sur la flotte, qu'il n'y avait pas sûreté à insister sur son éloignement. Le peuple se déclara pour les marins, et l'armée fut enfin autorisée à relâcher dans Venise.

Zéno et ses capitaines furent introduits dans le sénat pour y rendre compte de leur conduite, l'amiral s'exprima avec sagesse, avec modération même; mais un de ses officiers ne pouvant, comme lui, écouter en silence la dure réprimande qui leur était adressée, s'emporta contre le despotisme d'un gouvernement qui outrageait ses plus illustres défenseurs et qui s'obstinait à compromettre le salut de la patrie, pour ne pas révoquer des ordres donnés inconsidérément. Ce manque de respect excita toute l'indignation de l'assemblée. On fit sortir Zéno et tous les capitaines, et on se mit à délibérer sur leur punition. Presque toutes les voix se réunirent pour les faire d'abord jeter en prison; mais le peuple et les marins en tumulte entouraient le palais, annonçant par des cris la résolution de défendre un général qui leur était cher.

Zéno rentra dans la salle du sénat sans y être mandé; cette témérité était un nouveau crime; on le traita de rebelle. «Vous aviez, dit-il, une armée long-temps victorieuse, aujourd'hui épuisée de fatigues et de privations, et voilà que vous vous passionnez contre elle. Vous l'accusez à grands cris parce qu'elle a manifesté le sentiment de ses besoins, de ses droits peut-être. Qu'elle périsse, dites-vous, pourvu que l'autorité reste entière. En effet cette autorité sera tout autrement imposante aux yeux des sujets et de l'étranger, lorsque vous serez dénués de force. Ah! si quelque orgueil peut lui être permis, l'armée ose croire que son intérêt ne peut être séparé de celui de la patrie. Pour prix de tout le sang qu'elle a versé, elle ne vous demande que l'oubli de passions fatales; elle vous conjure de ne pas compromettre l'existence de l'état tout entier. S'il y a ici quelqu'un qui soit couvert de plus de cicatrices, qu'il se lève et se dise meilleur citoyen.»

En disant ces mots il sortit, malgré toutes les voix qui lui ordonnaient de rester, descendit sur la place, traversa les flots du peuple qui le saluait de ses acclamations, entra dans l'église Saint-Marc, y fit sa prière, et se retira dans sa maison.

Ordre de reprendre le siége de Marano. La faveur du peuple s'était déclarée trop hautement pour qu'il fût possible, ni de punir Zéno, ni de faire partir la flotte; le sénat délibéra pendant plusieurs jours. Enfin, pour concilier le maintien de ses ordres avec les circonstances, il fut arrêté qu'on reprendrait le projet d'attaque sur Marano; mais qu'au lieu d'y employer la flotte, on armerait des barques plus propres à faire les approches de cette place, et que Zéno donnerait une preuve de sa soumission en partant sur-le-champ pour diriger cette entreprise.

Il fit sur ce projet les représentations que pouvait lui suggérer son expérience; puis il partit avec cent cinquante barques, donna un assaut à Marano, fut grièvement blessé, continua ses attaques, se vit repoussé avec perte, ne regagna ses bateaux qu'avec beaucoup de peine et de dangers, et fut rappelé à Venise, pour être envoyé ensuite à la tête d'une flotte dans les mers de la Grèce, où il ne se passa rien d'important.

XXVIII. Négociations de paix. Les Génois avaient été réduits à rendre Chiozza; mais ils avaient encore une flotte considérable dans l'Adriatique. Sur la terre-ferme les affaires des alliés auraient dû être beaucoup plus avancées, puisque, depuis un an, la guerre dans les lagunes avait réclamé tous les efforts des Vénitiens; cependant Trévise, leur place principale, était serrée de près et en proie à la disette.

Les Vénitiens renoncent à la marche Trévisane. On avait pendant l'hiver entamé des négociations, sans qu'il y eût apparence qu'elles amenassent un accommodement. Les Vénitiens se montrèrent résignés à des sacrifices; leurs concessions n'eurent d'autre effet que de porter plus haut les prétentions de leurs ennemis. La seigneurie se crut obligée de rappeler ses ministres et de se préparer à une nouvelle campagne. Déterminée à réunir tous ses moyens pour renforcer sa puissance navale, persuadée qu'il lui était impossible de conserver la marche Trévisane, elle prit la résolution de l'abandonner après 43 ans de possession; mais ce qu'elle redoutait le plus c'était de la céder à son voisin le plus odieux, au seigneur de Padoue. Dans la crainte d'agrandir François Carrare, elle offrit cette province à un prince bien plus puissant, au duc d'Autriche. C'était un inconvénient sans doute d'appeler dans son voisinage un souverain déjà redoutable; mais les autres états de ce souverain étaient éloignés; il devait lui être difficile de s'établir solidement en Italie; enfin, il importait de l'empêcher d'entrer dans cette ligue formidable contre laquelle la république avait à lutter depuis trois ans.

Traité de paix. 1381. Le traité de cession de la marche Trévisane à Léopold, duc d'Autriche, fut signé le 2 mai 1381. Immédiatement après, une armée de six mille Autrichiens entra dans cette province, et donna un juste sujet d'inquiétude et de dépit au seigneur de Padoue. Il se voyait obligé de céder des places dont il s'était emparé. Les fausses promesses, la corruption, toutes les ruses de la faiblesse furent mises en usage par lui, pour empêcher le duc d'Autriche de s'établir dans cette province; et en effet Carrare réussit dans son dessein.

Une révolution, qui, peu de temps auparavant, venait de précipiter du trône Jeanne de Naples, attirait dans ce moment toute l'attention du roi de Hongrie, parce que cette couronne vacante venait d'être offerte à son neveu Charles de la Paix, par le pape Urbain VI.

Le comte de Savoie, Amédée VI, et la république de Florence, choisirent ce moment pour se porter comme médiateurs entre la seigneurie et ses ennemis. Un congrès fut assemblé à Turin. Les ambassadeurs vénitiens n'avaient pas apparemment reçu des instructions qui dussent faire traîner les négociations en longueur, car le 8 août le traité fut signé.

La république réduite à ses lagunes, ayant déjà abandonné la Dalmatie et le Trévisan, n'avait plus aucune cession à faire, et n'était pas en état d'en exiger. Les conditions de cette paix furent[53]:

1o À l'égard du seigneur de Padoue, qu'il rendrait à la république Cavarzere et Moranzano; qu'il démolirait tous les forts élevés par lui sur le bord des lagunes; que les limites entre la principauté de Padoue et les terres de la seigneurie seraient réglées par des arbitres; qu'enfin toutes les contributions et redevances auxquelles Carrare s'était soumis par le précédent traité, cesseraient d'être exigibles.

2o Relativement au patriarche d'Aquilée, toutes choses furent remises sur le pied où elles étaient avant les hostilités.

3o Le roi de Hongrie abandonna ses prétentions sur l'île de Pago dans le golfe de Fiume, promit de fermer ses ports à tous les corsaires, et renonça à faire du sel sur ses côtes. Moyennant ces concessions, la république s'obligea à lui payer sept mille ducats pendant quelques années, car les historiens ne sont pas d'accord sur la durée de ce tribut.

4o Enfin, relativement aux Génois, il fut stipulé que les deux nations renonceraient, pour éviter tous sujets de discorde, au commerce de l'embouchure du Tanaïs; que chacun garderait les prises qu'il avait faites; que l'île de Ténédos serait évacuée par les Vénitiens, pour être mise en dépôt entre les mains du comte de Savoie; que les fortifications en seraient démolies au bout de deux ans; qu'à cette époque il serait statué sur sa possession ultérieure, et qu'une somme de cent mille écus serait consignée par chacune des deux nations entre les mains des Florentins, pour gage de l'exécution du traité.

Quand il fut question de rendre les prisonniers, les Vénitiens, qui en avaient fait sept mille deux cents, n'en eurent que trois mille trois cent soixante-quatre à renvoyer; quatre mille avaient péri dans les cachots de Venise. Les Génois, au contraire, rendirent presque tous les leurs[54].

Cette paix fit cesser les ravages que Zéno faisait depuis quelque temps sur la côte de Ligurie; mais elle fut sur le point d'être rompue par l'obstination du gouverneur vénitien de Ténédos, qui, ne pouvant se persuader que la république eût réellement et sincèrement renoncé à la possession de cette île, refusa opiniâtrement de la remettre aux commissaires du comte de Savoie. Il fallut le menacer, le traiter comme un rebelle, mettre sa tête à prix, faire marcher une armée pour le réduire, l'assiéger en forme, et finir par capituler avec lui. On lui rendit tous ses biens, on l'indemnisa de toutes ses pertes. On assigna dans Candie des maisons et des terres aux habitants de Ténédos qui voulurent s'y transporter; on paya aux autres la valeur des biens qu'ils abandonnaient, pour aller s'établir, soit à Constantinople, soit ailleurs[55]. Cette île de Ténédos était fatale aux Vénitiens; il leur en coûta plus pour la rendre, qu'il ne leur en avait coûté pour s'en emparer.

Le gouvernement avait à acquitter sa dette envers les citoyens qui s'étaient montrés les plus dévoués à la république pendant ses dangers.

XXIX. Trente citoyens admis au patriciat. Trente chefs de famille furent admis au grand-conseil. Comme il n'est pas de source plus pure d'où la noblesse puisse descendre, je vais citer ces noms; quelques-uns sont devenus illustres.

À la tête des trente citoyens élevés au patriciat, on plaça Jacques Cavalli, ce général véronais qui, pendant le siége de Chiozza, avait commandé les troupes de terre. Les autres étaient:

  • Marc Storlado, artisan.
  • Paul Trivisan, citadin.
  • Jean Garzoni.
  • Jacques Candolmière, marchand.
  • Marc Urso, artisan.
  • François Girardo, citadin.
  • Marc Cicogna, apothicaire.
  • Antoine Arduino, marchand de vin.
  • Raffain de Carresini, grand-chancelier.
  • Marc Paschaligo, citadin.
  • Nicolas Paulo.
  • Pierre Zacharie, épicier.
  • Jacques Trivisan, citadin.
  • Nicolas Longo, artisan.
  • Jean Negro, épicier.
  • André Vendramini, banquier.
  • Jean Arduino.
  • Nicolas Tagliapietra, artisan.
  • Jacques Pizzamani, noble candiote.
  • Nicolas Garzoni.
  • Pierre Penzino, artisan.
  • Georges Calerge, noble de Candie.
  • Nicolas Reynier, artisan.
  • Barthélemi Paruta, marchand pelletier.
  • Louis de Fornace.
  • Pierre Lippomano, citadin.
  • Donato di Porto, artisan.
  • Paul Nani, épicier.
  • François di Mezzo, artisan.
  • André Zusto[56], citadin.

Dès qu'on eut fait cette promotion de patriciens, il y eut deux sortes de nobles à Venise. Tout ce qui était antérieur à ce décret, voulut former une classe à part; cependant on distingua toujours parmi ceux-ci les familles qui remontaient, de l'aveu de tout le monde, jusqu'au berceau de la république, et on les désigna sous le nom de familles tribunitiennes.

Michel Morosini doge. 1382. Le 5 juin 1382, Venise perdit André Contarini, qui succomba, épuisé par l'âge et par les fatigues d'une longue campagne de mer, dont il avait partagé tous les périls. Il fut le premier doge dont on prononça l'oraison funèbre. Contarini, Pisani, et Zéno, avaient eu le bonheur, dans les grandes calamités de leur patrie, de mériter son éternelle reconnaissance. Zéno seul survivait à cette guerre désastreuse. Lorsqu'il fut question de donner un successeur à Contarini, la voix publique désigna Zéno. Ce nom était répété, invoqué par le peuple et par l'armée; le conclave des électeurs du doge se forma. Deux candidats furent présentés: l'un était Zéno, l'autre ce Michel Morosini qui pendant la guerre avait triplé sa fortune par ses spéculations. Les suffrages des électeurs se réunirent sur celui-ci; il fut proclamé doge le 10 juin 1382, et ne régna que quatre mois.

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