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Histoire de la République de Venise (Vol. 2)

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Carte des lagunes au Moyen-Âge.

LIVRE XI.

Guerre contre Carrare, seigneur de Padoue.—La république recouvre le Trévisan.—Acquisition de Corfou, Durazzo, Alessio, Argos, Naples de Romanie, et Scutari. 1382-1390.—Ligue contre les Turcs.—Bataille de Nicopolis.—Tamerlan, appelé par les chrétiens, attaque Bajazet, et le bat à Angora.—Nouvelle rupture entre les Génois et les Vénitiens. 1388-1403.—Guerre en Lombardie contre François Carrare II.—Acquisition de Vicence, de Feltre, de Bellune, de la province de Rovigo, et de Vérone.—Siége et prise de Padoue.—Mort des princes Carrare.—Jugement de Charles Zéno, par le conseil des Dix. 1397-1406.

I. État des deux républiques après la guerre de Chiozza. 1382. Après cette lutte mémorable dans laquelle Gênes et Venise avaient signalé leur inimitié par de si grands efforts, la fortune diverse de ces deux républiques offre un exemple de ce qu'ajoutent à la force d'un état l'union intérieure et la stabilité du gouvernement.

On ne peut pas dire que l'un des deux peuples eût été vaincu. Les Génois avaient tenu la balance de la politique entre tous les princes de l'Italie. L'occupation de Chiozza, bien que momentanée, avait appris aux nations que les barrières élevées par la nature, pour la défense de Venise, n'étaient point insurmontables. Ils s'étaient maintenus dans les lagunes pendant près d'un an. Après y avoir perdu une armée de cinquante galères, ils en avaient présenté une autre presque aussi formidable qui disputait l'empire de l'Adriatique. Les conditions de la paix de Turin avaient été dictées par eux. Les Vénitiens venaient de perdre la seule province qu'ils eussent dans la terre-ferme, et l'île de Ténédos. La puissance relative des Génois s'était donc réellement accrue.

Cependant cet état touchait à sa décadence. Divisé par les factions, inconstant dans le choix de son gouvernement, épuisé par la guerre, sans pouvoir réparer ses pertes par la sagesse de son administration, il ne put, après un petit nombre d'années, échapper à un voisin ambitieux qu'en se donnant à un prince étranger. Le doge remit son sceptre et son épée aux ambassadeurs de Charles VI[57], et reçut le titre de gouverneur de l'état de Gênes pour le roi de France. C'était la quatrième fois, dans ce siècle, que Gênes se donnait à un maître; d'abord à l'empereur Henri VII, puis à Robert, roi de Naples, et ensuite à l'archevêque de Milan, Jean Visconti.

Le sort de Venise était tout différent. Elle avait fait de grandes pertes; mais il lui restait un gouvernement immuable, une administration sage, une politique circonspecte à-la-fois et persévérante, qui savait attendre, épier les occasions et les faire naître. Point d'ennemis intérieurs à combattre; toutes les forces, toute l'attention, pouvaient se diriger sur les affaires du dehors. On eut besoin de faire un emprunt; ce fut un emprunt forcé, et cependant on s'y prit de manière à ce qu'il attestât le crédit de la république. On déclara qu'on accepterait les prêts volontaires; mais on en exclut formellement les étrangers, et il fallut un décret spécial pour autoriser l'admission des fonds que Jean Ier, roi de Portugal, voulut y placer. Une évaluation qui fut faite des propriétés existantes dans les six quartiers de Venise, en porta la valeur à 6,294,000 livres de gros d'or[58], c'est-à-dire près de 63 millions de ducats. On a calculé que, pour réduire cette somme en valeur d'aujourd'hui, il faudrait la multiplier par sept et un tiers.

Tandis qu'à Gênes, la populace, les nobles, vingt factions triomphant tour-à-tour, déposaient, en trois ou quatre ans, dix doges éphémères[59], des flottes sortaient de Venise pour aller recueillir de nouvelles richesses dans toutes les mers de l'Orient; et l'Océan voyait une escadre destinée à protéger le pavillon de Saint-Marc sur les côtes de Flandres.

Une sécurité parfaite sur le présent permettait de ne rien précipiter, et de tout attendre du temps, qui est un des éléments nécessaires de toutes les affaires de ce monde. Moins on avait de dissensions chez soi, plus on était à portée de profiter de celles des autres; aussi les conseils de la seigneurie s'appliquèrent-ils d'abord à jeter des semences de division parmi les princes voisins.

II. Divisions semées par les Vénitiens entre leurs voisins. Déjà la cession de la province de Trévise au duc d'Autriche avait brouillé ce prince avec le seigneur de Padoue.

Celui-ci, ayant étendu ses frontières jusques aux possessions du seigneur de Vérone, donna de l'ombrage à ce nouveau voisin; les Vénitiens n'oublièrent rien pour exciter, pour encourager cette méfiance; ils fournirent des subsides à Antoine de la Scala, pour faire la guerre à François Carrare.

L'un et l'autre étaient ennemis d'un voisin encore plus dangereux, Galéas Visconti, usurpateur de la principauté de Milan. La république fit un traité d'alliance avec ce duc; quelque temps après elle protégea le seigneur de Padoue contre ce même Visconti, passant ainsi sans scrupule d'un parti à l'autre, pourvu qu'elle les affaiblît tour-à-tour.

La vacance du siége patriarcal d'Aquilée occasionna des troubles dans le Frioul; le pape en avait donné l'administration à un cardinal étranger; le seigneur de Padoue soutint les droits de l'administrateur; ce fut une raison pour les Vénitiens de protéger la ville d'Udine et quelques autres qui refusaient de le reconnaître[60].

En Hongrie la mort du roi Louis, qui avait enlevé aux Vénitiens leur plus importante colonie, laissait vacante une couronne que sa fille et son neveu allaient se disputer par des crimes. La république prit parti dans ces querelles; elles devinrent des guerres civiles, et amenèrent le démembrement des provinces de ce redoutable voisin.

Il serait difficile de ne pas voir, dans cette conduite, le résultat d'un système arrêté dans le conseil de la seigneurie, et suivi avec persévérance. Mais la prévoyance humaine ne peut que préparer des combinaisons qui rendent les évènements plus probables; elle ne saurait les maîtriser. La fortune, qui conserve toujours ses droits, trompa plus d'une fois la prudence des Vénitiens.

III. Le duc d'Autriche vend la marche Trévisane au seigneur de Padoue. 1382. Ils avaient cédé la marche Trévisane au duc d'Autriche, pour en faire un ennemi du seigneur de Padoue. Il en arriva tout autrement. Quand les troupes de Léopold se présentèrent pour prendre possession des places, Carrare imagina toutes sortes de prétextes pour ne point en retirer les siennes. Il n'épargna ni les protestations, ni les soumissions, corrompit les généraux autrichiens, gagna du temps, brava la colère du duc; et lorsque de nouvelles affaires attirèrent ailleurs les forces de celui-ci, le seigneur de Padoue lui proposa de terminer tous leurs différends en traitant de la vente de cette province. Léopold, dont les finances étaient épuisées, céda, pour quatre-vingt mille ducats, une possession éloignée de ses autres états et dans laquelle il lui était difficile de s'établir; de sorte que les Vénitiens eurent la douleur de voir leur ennemi s'agrandir et devenir aussi dangereux par sa puissance qu'il leur était odieux par son caractère.

Ce marché, pour la cession du Trévisan, n'était point encore conclu lorsque le comte de Camino, mourant sans héritiers, légua à la république les terres qu'il possédait dans cette province. On ne sait point quel motif l'y détermina; ce ne pouvait guère être l'affection, car, dans les guerres précédentes, il s'était ligué avec les ennemis de Venise. Quoi qu'il en soit, la seigneurie jugea que quelques fiefs relevant du comté de Trévise, dont elle n'était plus souveraine, étaient une possession plus embarrassante que profitable; elle renonça en conséquence à cette succession, qui revint au duc d'Autriche, fut comprise dans la vente qu'il fit de la marche Trévisane, et tourna encore au profit du seigneur de Padoue.

Peste à Venise. 1382. La république n'avait aucun moyen de s'y opposer. Venise à cette époque était ravagée par ce fléau, suite inévitable des communications fréquentes avec les peuples de l'Orient. La peste s'y était déclarée dans l'été de 1383, et durait depuis trois mois. On évalue à dix-neuf mille le nombre des personnes qui en moururent. Antoine Renier, doge. 1382. Le doge Michel Morosini fut une des victimes; on lui donna pour successeur Antoine Renier, qui était capitaine des armes ou sous-gouverneur à Candie. Pour réparer les pertes de la population, la république se chargea de doter les filles orphelines.

La ville de Chiozza rebâtie. 1383. L'année d'après la ville de Chiozza, détruite par un long siége, sortit de ses ruines. Des capitaux furent consacrés à relever ses édifices, à rendre son port plus sûr et à perfectionner ses moyens de défense. De tels travaux après de si grandes calamités prouvent les ressources, l'activité de ce peuple, et honorent l'administration de ses magistrats.

IV. Discordes entre les princes. L'accroissement de la puissance de Carrare ne devait pas moins déplaire au seigneur de Vérone qu'aux Vénitiens. Ce prince de Vérone était un bâtard de la maison de la Scala, qui avait assassiné son frère pour régner seul. À cette époque il y avait plusieurs trônes qui n'étaient pas occupés à d'autres titres. Les couronnes de Milan, de Naples, de Hongrie, étaient portées par des assassins ou des empoisonneurs. La chaire pontificale elle-même était disputée par deux compétiteurs élus par les mêmes cardinaux. L'un, Clément VII, faisait noyer ou brûler les prélats qui tenaient pour Urbain VI, et préparait un guet-apens pour se saisir de la personne de son rival, qu'il voulait faire périr sur un bûcher, après l'avoir fait condamner à l'aide de faux témoins. Urbain, que le sacré collége traitait d'apostat et d'antechrist, faisait donner la question dans sa chambre à six cardinaux, pendant qu'il récitait son bréviaire; les enfermait dans une citerne, les traînait à sa suite, faisait massacrer l'un d'eux sous ses yeux, parce qu'affaibli par les tortures il ne pouvait marcher aussi vite qu'il lui était ordonné; enfin, alléguant qu'il avait appris, par révélation divine, que les cardinaux conspiraient contre lui, il les faisait périr si lâchement qu'il ne reste plus à l'histoire que le soin d'éclaircir s'ils furent égorgés, empoisonnés, ou jetés dans un sac à la mer[61]. Telles étaient les mœurs de ce temps, ou plutôt de ces princes abominables.

Cette rivalité de deux papes qui faisaient intervenir toutes les passions dans leur querelle, ne troublait pas seulement l'état de l'église et les consciences; elle divisait toute la chrétienté. À la mort d'un évêque, les deux pontifes s'empressaient également de lui donner un successeur, et plusieurs royaumes[62] étaient en proie à la guerre civile, parce que chacun des deux pontifes, abusant du droit prétendu de détrôner les princes et de disposer des couronnes, créait un compétiteur à celui qui avait embrassé la cause de l'autre pape.

Les Vénitiens ne laissèrent point troubler leur république par les scandaleux débats de Clément VII et d'Urbain VI. Spectateurs indifférents de ces dissensions, ils s'appliquèrent à en profiter.

Ainsi, lorsque Charles de la Paix, qu'Urbain avait déjà appelé au trône de Naples, pour l'opposer au duc d'Anjou, protégé du pape Clément, vint ravir l'héritage de la fille du roi de Hongrie, les Vénitiens s'allièrent avec cette princesse, qui venait de se défaire de son compétiteur par un assassinat suivi d'un empoisonnement. Ils la protégèrent contre le ban de Croatie, qui avait fait jeter dans le Danube la mère de cette princesse, lui firent rendre la liberté et le trône; mais ils ne s'opposèrent point à ce que le royaume fût divisé. Marie conserva la couronne de Hongrie, dont elle était redevable à ses alliés, et la Dalmatie passa sous la domination d'un nouveau roi de Bosnie, peu capable de défendre cette conquête contre les armes de la république.

V. La république secourt les habitants d'Udine contre Carrare, seigneur de Padoue. 1386. Il n'importait pas moins à la république d'affaiblir le seigneur de Padoue. Les troubles du Frioul en fournirent l'occasion. Carrare avait forcé Udine à recevoir le cardinal d'Alençon, à qui l'un des deux papes avait donné l'administration temporelle et spirituelle du patriarcat d'Aquilée; mais il voulait régner dans les états de son protégé, et s'en était même fait céder une partie. Le peuple d'Udine chassa le cardinal, et une armée de Vénitiens vint appuyer cette résistance. Les troupes padouanes furent surprises et battues complètement.

Elle s'allie avec la Scala, seigneur de Vérone. 1386. Ce succès et un subside de vingt-cinq mille florins par mois, déterminèrent le seigneur de Vérone à prendre part à cette guerre, et à signer un traité par lequel il s'engageait, après qu'on aurait dépouillé Carrare de ses états, à laisser la république en possession du Trévisan. Malheureusement les affaires ne tournèrent pas comme Antoine de la Scala l'avait espéré. Son armée fut entièrement défaite le 25 juin 1386, avec perte de 800 hommes tués et de huit mille prisonniers. Une indemnité de soixante mille florins, et les prédictions d'un astrologue, qui lui garantissait les plus grands succès, déterminèrent ce prince à tenter une seconde campagne qui ne fut pas plus heureuse que la première. 1387. Il perdit quatre mille hommes le 11 mars 1387 près de Castelbaldo. Les Vénitiens, qui ne prenaient pas une part active à cette guerre, le consolèrent de cette perte par un présent de cent mille florins.

Intrigues de Carrare à Venise. Carrare leur faisait de son côté une guerre qui n'était pas plus généreuse. Il avait corrompu des personnages considérables dans les conseils de la république. Un Pierre Justiniani avogador, et Étienne Manolesso membre du tribunal des quarante, lui révélaient les secrets du gouvernement. Ils furent découverts et accusés par Victor Morosini collègue de Justiniani. Les deux magistrats furent appliqués à la question et condamnés au dernier supplice, ainsi que l'agent du seigneur de Padoue leur corrupteur.

Il s'allie avec Visconti, duc de Milan, qui le trompe et s'empare des états du seigneur de Vérone. 1387. La découverte de ces manœuvres obligea Carrare à prendre des mesures pour s'assurer contre le ressentiment de la république et à chercher le secours d'un allié puissant qui l'aidât à écraser sans retour le prince de Vérone. À cet effet il entama avec Galéas Visconti une négociation qui se termina le 19 avril 1387; ils se promirent dans le traité d'agir de concert pour dépouiller Antoine de la Scala de ses états et se les partager. L'invasion fut prompte. Galéas s'empara de Vérone, qui devait lui appartenir et retint Vicence, qui devait être le partage de son allié. Le seigneur de Vérone se réfugia à Venise, où pour tout dédommagement on l'inscrivit sur le livre d'or.

Ce manque de foi de la part de Visconti avait trompé tous les calculs de Carrare; il avait ruiné la Scala, mais sans profiter de sa dépouille, et au lieu de ce voisin, dont il pouvait balancer les forces, il se trouvait en avoir un autre beaucoup plus redoutable. Dans son désespoir il eut recours aux Vénitiens, pour l'aider à se venger du prince milanais; mais celui-ci, sentant qu'il était difficile de conserver sans leur aveu des conquêtes faites dans leur voisinage, leur offrit de s'allier avec eux pour détruire la puissance de Carrare.

VI. Traité entre le duc de Milan et la république pour le partage des états de Carrare. 1388. Les Vénitiens avaient à choisir entre l'alliance du seigneur de Padoue et celle du duc de Milan. Il n'entrait dans leurs intérêts d'agrandir ni l'un ni l'autre; mais ils se déterminèrent contre celui dont les états leur convenaient le mieux. Visconti possédait Milan et la principauté de Vérone; ces provinces, assez loin du rivage de l'Adriatique, n'étaient pas encore à la portée des Vénitiens, au lieu qu'en dépouillant Carrare on avait à partager la principauté de Padoue et la marche Trévisane qui bordent les lagunes. En conséquence un traité fut signé le 29 mars 1388, par lequel la dépouille de Carrare fut partagée entre la république et Galéas, à qui on promit Padoue, Feltre et Bellune; Venise se réserva la marche Trévisane, Ceneda, et les postes de Saint-Eletto et de Corano. Il fut de plus stipulé que certains forts de la côte qui inquiétaient les Vénitiens seraient démolis, et que le nouveau possesseur de ces rivages ne pourrait y élever aucune fortification. Le contingent des Vénitiens, dans cette guerre, fut fixé à quinze cents hommes d'infanterie, mille archers à pied, trois cents archers à cheval, et cent hommes d'armes; c'était bien peu, mais Visconti désirait bien moins la coopération de la république que son aveu pour les conquêtes qu'il projetait.

Il sentit cependant que sa réputation de mauvaise foi était trop bien établie, pour qu'il pût se dispenser de donner à ses alliés quelque gage de sa fidélité. Dans cette vue, il demanda et obtint que Charles Zéno vînt servir dans son armée, et lui confia le gouvernement de Milan. C'était une position assez singulière pour ce général de se voir appelé dans l'armée d'un prince étranger, et placé hors du théâtre de la guerre, de commander dans la capitale d'un allié suspect, et de ne s'y trouver entouré que des troupes de ce prince.

VII. Guerre contre Carrare; prise de Padoue par les Milanais. 1388. Les forces de Carrare n'étaient pas égales à celles de ses ennemis. Pressé par ses conseillers, qui attribuaient aux haines qu'il s'était attirées le danger dont son pays était menacé, il résigna la principauté de Padoue à son fils François, et alla s'enfermer dans Trévise, dont il s'était réservé la souveraineté, se bornant à défendre vigoureusement ses places, faute de troupes suffisantes pour tenir la campagne. Les hostilités commencèrent avec le mois de juillet. La petite armée des Vénitiens déboucha par Mestre dans la marche Trévisane, tandis que leur flottille, sous les ordres de Jacques Delfino, entrait dans la Brenta, et s'emparait de quelques châteaux. Les troupes du duc de Milan, beaucoup plus nombreuses, étaient commandées par Jacques Dal Verme, l'un des plus fameux capitaines de ce temps-là. Ce général commença par se porter rapidement sur Noale, qui est entre Padoue et Trévise, afin d'empêcher toute communication de l'une de ces places à l'autre. Noale fut emportée après un siége de quelques jours, et l'armée milanaise alla sur-le-champ investir Padoue. Les sujets des Carrare leur étaient peu affectionnés, et soutenaient cette guerre avec beaucoup de répugnance. Carrare, le fils, se vit réduit à demander un sauf-conduit au général ennemi, et à lui ouvrir les portes de Padoue le 23 novembre. Après en avoir pris possession, les Milanais se hâtèrent d'arriver devant Trévise.

VIII. Trévise se rend; les Vénitiens se font remettre cette place. 1388. Il n'était pas douteux que la ville ne succombât au bout de quelques jours; mais il s'agissait de savoir qui en prendrait possession. Jacques Dal Verme avait ordre d'y entrer au nom du duc de Milan. Les Vénitiens savaient que ce prince ne se faisait point scrupule de retenir la part promise à ses alliés. Ils étaient aux portes, en nombre fort inférieur aux Milanais, mais déterminés à soutenir leurs droits. Dans la ville il y avait aussi deux intérêts divers. Le peuple, avant même que la place ne fût rendue, criait Vive saint Marc! De son côté Carrare, au désespoir, renfermé dans la citadelle, où il se voyait presque assiégé par la multitude en fureur, était encore moins sensible à la perte de ses états qu'au chagrin de les voir passer sous la domination de la république. Voulant au moins se venger d'elle, il traita avec Jacques Dal Verme, et lui rendit la place, à condition qu'elle resterait, ainsi que toute la province, au duc de Milan. Ce général entra dans Trévise en faisant crier, par ses soldats, Vive Galéas Visconti, seigneur de Milan et de Trévise! Le peuple trompé dans son attente, répondit à ce cri par celui de Vive saint Marc! Les Milanais menacèrent les mutins de les faire pendre. Ceux-ci coururent aux armes, formèrent des barricades dans les rues, et donnèrent le temps aux Vénitiens d'arriver. Les provéditeurs, Guillaume Querini et Jean Miani, se présentèrent, réclamèrent hautement les droits de la république, et le 13 décembre 1388 prirent possession en son nom de cette province, qui en avait été détachée pendant huit ans.

La puissance de la maison de Carrare était détruite; celle de la maison de la Scala l'avait été l'année d'auparavant. La république était délivrée d'un ennemi irréconciliable; mais elle voyait flotter sur le rivage de ses lagunes l'étendard de Visconti, et elle apprenait que ce prince, en recevant l'hommage des habitants de Padoue, leur avait annoncé que cinq ans ne se passeraient pas qu'il n'eût humilié les Vénitiens, leurs antiques rivaux.

Je n'ai pas voulu interrompre le récit de ces évènements pour rapporter quelques circonstances contemporaines.

IX. Acquisition de Corfou. 1386. La guerre des Vénitiens contre le seigneur de Padoue leur fournit un prétexte pour faire une acquisition de la plus grande importance.

Ils en furent redevables à ce système de vigilance et d'activité qui ne se démentait jamais. L'île de Corfou, que les rois de Sicile avaient reconquise, et qui s'était affranchie de leur domination, à la faveur des guerres intestines qui affaiblissaient ce royaume, voulut se mettre sous la protection d'une puissance riveraine de l'Adriatique. Elle s'adressa en 1386 au seigneur de Padoue, qui s'empressa d'y envoyer une garnison.

Mais l'amiral de la république dans le golfe, Jean Miani, parut aussitôt avec son escadre devant cette île, représenta aux habitants que la république, qui les avait déjà gouvernés avec douceur, était seule capable de les protéger, et les détermina à envoyer une députation à Venise, pour prier la seigneurie de les prendre sous sa protection. Le gouverneur padouan, obligé de se retirer dans la citadelle, y fut assiégé et réduit à se rendre. Cette île importante, qui depuis demeura constamment sujette de la république, fut recouvrée le 9 juin 1386. Des historiens vénitiens racontent[63] cette acquisition tout autrement. À en croire leur récit cette île n'avait pas cessé d'appartenir aux Vénitiens par le droit, mais seulement par le fait. Ils l'avaient possédée autrefois; ils y avaient envoyé une colonie deux cents ans auparavant. Le désir de rentrer dans cette possession les détermina à offrir au prince de Tarente, qui s'en était emparé, une somme considérable, non pour racheter leur bien, mais pour avoir la paix, et la remise de l'île fut stipulée par un traité.

De Darazzo, d'Alessio, d'Argos et de Naples de Romanie. Cette acquisition en facilita d'autres. La ville de Durazzo, sur les côtes d'Albanie, avait autrefois appartenu momentanément aux Vénitiens. Ce fut un prétexte suffisant pour la reprendre sur un prince de la maison d'Anjou, qui était peu en état de disputer cette possession. La ville d'Alessio, sur la même côte, fut livrée peu de temps après à la république[64] par quelques nobles.

Les villes d'Argos et de Naples de Romanie appartenaient à un seigneur feudataire nommé Gui de Anzzino, qui venait de mourir sans enfants mâles. Son héritière était elle-même veuve d'un noble vénitien, qui ne lui avait point laissé d'enfants. On négocia avec elle pour la cession de ces deux villes, et une pension de sept cents ducats en fut le prix. À l'exemple de l'héritière d'Argos, le seigneur de Scutari, George Strasimiero, traita de toutes ses possessions avec les Vénitiens, moyennant une pension viagère de mille ducats.

X. Carrare, le fils, favorisé par les Vénitiens, enlève Padoue au duc de Milan. 1390. Ainsi sept ans s'étaient à peine écoulés depuis la guerre de Chiozza, les Vénitiens avaient relevé leurs villes, recouvré une province et fait des acquisitions importantes. Il leur restait à se délivrer de l'inquiétude que devait leur inspirer le voisinage du duc de Milan. Le jeune Carrare, quoique retenu prisonnier chez ce prince, avait pratiqué quelques intelligences dans Padoue; il fit sonder le gouvernement de la république pour savoir si, au cas qu'il pût tenter avec succès quelque entreprise sur ses anciens états, elle le favoriserait au moins par sa neutralité.

Il était évident qu'il convenait mieux à la seigneurie d'avoir pour voisin un Carrare réduit à la principauté de Padoue, qu'un prince possédant à-la-fois Padoue, Vérone, Vicence, et Milan. On répondit à Carrare de manière à l'encourager dans son entreprise. Elle réussit complètement.

Il s'échappa d'Asti en habit de pélerin, erra sur les côtes de la Ligurie couvertes de ses ennemis, soutenant le courage et les forces épuisées de sa femme enceinte de six mois, manquant de nourriture, couchant au milieu des rochers, poursuivi par les partisans de Galéas et repoussé par ceux qui craignaient de s'attirer l'inimitié de ce prince. Gênes et Pise refusèrent de le recevoir, les Florentins ne voulurent donner asyle qu'à sa femme et à ses enfants, Bologne ne lui promit des secours qu'avec timidité. Il passa ensuite les Alpes pour se rendre auprès du duc de Bavière. Ce prince était gendre de Bernabos Visconti que Galéas avait détrôné; Carrare l'excita à punir l'usurpateur du trône de Milan. L'électeur lui promit douze mille hommes que les républiques de Florence et de Bologne devaient payer. Carrare traversa ensuite la Carinthie, la Dalmatie, le Frioul, cherchant par-tout des ennemis à Galéas, et enfin avec trois cents lances il arriva tout-à-coup dans le Padouan. Le gouvernement tyrannique de Visconti avait préparé des prétextes à l'inconstance populaire. Les campagnes se déclarèrent pour le fils de leur ancien seigneur. Au milieu de la nuit, il surprit Padoue, en y entrant audacieusement avec une quarantaine de braves, par le lit même de la Brenta qui était alors presque à sec.

Cette heureuse témérité lui gagna l'affection du peuple. La garnison milanaise obligée de se retirer dans le château y fut assiégée. Six mille hommes des troupes de Bavière, deux mille Florentins vinrent achever la conquête du Padouan, et le 27 août 1390 la reddition du château assura au jeune Carrare la possession de son ancienne capitale.

Quelque temps après il se rendit à Venise, pour cimenter, par les protestations de son dévouement, l'alliance qu'il venait jurer avec la seigneurie.

XI. Ligue contre les Turcs. La république venait de faire plusieurs acquisitions importantes sur les côtes de l'ancienne Grèce; mais de modiques pensions n'auraient pas déterminé les possesseurs à s'en dessaisir, s'ils n'eussent senti que ces possessions étaient près de leur échapper. L'empire d'Orient depuis long-temps en lambeaux, touchait au terme de son existence; le torrent de la puissance ottomane battait les murs de Constantinople, et inondait déjà les provinces européennes. Il était évident que les petits princes établis sur les côtes ou dans les îles de l'Archipel devaient être engloutis par ce débordement, et on ne savait même où trouver assez de force pour lui opposer une digue capable de l'arrêter.

Après les empereurs grecs, si on peut encore compter ces princes au nombre des puissances, les Vénitiens, les Génois, et le roi de Hongrie, étaient les plus immédiatement intéressés à empêcher les progrès des Ottomans, commandés alors par Bajazet leur quatrième sultan.

Manuel Paléologue sollicita les secours de la chrétienté, avec toutes les instances d'un homme qui ne compte pas sur son propre courage. La république disposée à entrer dans cette ligue, n'épargna rien pour la rendre plus formidable. Elle envoya un ambassadeur aux cours de France et d'Angleterre, et ce fut l'homme le plus illustre de la nation qui fut chargé de la représenter dans cette double mission. Charles Zéno alla exciter le zèle des deux rois contre un conquérant qui parlait déjà, disait-on, de faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre. Mais la France n'était guère en état, sous le règne déplorable de Charles VI, de faire des expéditions lointaines. Le roi d'Angleterre avait des intérêts plus pressants. Quelques princes moins puissants prirent part à l'entreprise. Le comte de Nevers, fils du duc de Bourgogne, se mit à la tête des seigneurs français qui fournirent une petite armée pour marcher contre les Turcs. On y voyait Philippe d'Artois comte d'Eu, connétable de France, Jacques de Bourbon, comte de la Marche, le sire de Coucy, Guy de la Trimouille, le maréchal de Boucicault, et plusieurs autres. Le fils du comte de Hainault voulait en être, mais son père lui dit: «Guillaume, puisque tu as la volonté d'aller en Hongrie et Turquie, contre gens qui jamais ne nous forfirent, nul titre de raison tu n'as que pour la vaine gloire de ce monde. Laisse Jean de Boulogne et nos cousins de France faire leur entreprise et fais la tienne. Va plutôt en Frise, et conquiers notre héritage[65]

Le roi de France, comme souverain de Gênes, fit armer une flotte qui devait agir de concert avec celle de Venise. La flotte combinée s'élevait à quarante-quatre galères, c'était plus qu'il n'en fallait pour dominer dans les mers de l'Orient; mais sur terre la supériorité restait aux forces ottomanes.

XII. Armée française qui se réunit à celle du roi de Hongrie. L'armée du duc de Nevers ne s'élevait guères qu'à dix mille hommes; il y avait, dit-on, mille chevaliers accompagnés d'un grand nombre de valets, et même de courtisanes. Ce fut dans cet appareil que cette noblesse brillante et présomptueuse, alla se joindre aux forces que le roi de Hongrie avait rassemblées dans les plaines de Bude. Sigismond se trouvait à la tête de cent mille hommes, parmi lesquels il y en avait soixante mille de cavalerie. Il effectua le passage du Danube, tandis que la flotte chrétienne sous les ordres de Thomas Moncenigo, après avoir traversé l'Archipel et le Bosphore, sans y rencontrer les galères turques, vint prendre station dans la mer Noire, à l'embouchure de ce fleuve, pour être à portée de seconder les opérations de l'armée de terre.

Elle sembla n'être venue sur ce rivage que pour y apprendre le désastre de ses alliés. Ils s'étaient avancés rapidement, avaient emporté quelques postes l'épée à la main et faisaient déjà le siége de Nicopolis, sur les frontières de la Valachie. Mais la licence des jeunes seigneurs favorisait l'indiscipline des soldats. Le désordre régnait dans le camp, dans les marches. On ne savait ni s'éclairer, ni se garder. Cette témérité qui faisait mépriser les ennemis, négligeait les précautions les plus indispensables à la guerre, et les bravades allèrent jusqu'à la cruauté, car on accuse ces chevaliers d'avoir massacré des prisonniers.

Sigismond plus prudent faisait de vains efforts pour établir quelque ordre dans le service. Ceux à qui leur âge, leur expérience auraient dû inspirer plus de circonspection, donnaient l'exemple de cette dangereuse confiance. Ils s'obstinaient à soutenir que Bajazet n'oserait se présenter devant l'armée chrétienne; selon eux il était encore en Asie, et se garderait bien de passer le Bosphore. Ils oubliaient qu'Ildérim était le surnom de ce prince, et que ce nom signifiait l'éclair.

XIII. Bataille de Nicopolis. 1396. Tandis que le gouverneur de Nicopolis se défendait vaillamment, le sultan par une marche rapide et habilement dérobée à la connaissance des chrétiens, était arrivé à six lieues de leur camp, ce qui est à peine concevable. On n'en fut averti que par quelques maraudeurs que ses troupes légères avaient mis en fuite; encore le maréchal de Boucicault les menaçat-il de leur faire couper les oreilles, pour avoir répandu l'alarme par de fausses nouvelles[66]. Mais les Turcs parurent bientôt après; cette bouillante jeunesse quitta précipitamment la table et le jeu pour courir aux armes.

Le roi voulut en vain les retenir; le sire de Coucy, l'amiral Jean de Vienne eurent beau représenter qu'il ne fallait pas commencer le combat en épuisant l'élite de l'armée pour dissiper les troupes légères de l'ennemi, le connétable Philippe d'Artois et le maréchal de Boucicault soutinrent qu'il y allait de l'honneur à se laisser devancer par les Hongrois. «Eh bien! répondit Jean de Vienne, là où la raison ne peut être ouïe, il convient que oultre-cuidance règne, et puisque le comte d'Eu se veut combattre, suivons-le.»

Toute la troupe s'élança dans la plaine; les éclaireurs de l'ennemi furent facilement dissipés, on rencontra un rang de palissades qu'on parvint à franchir, mais dont le passage ne put se faire sans quelque désordre. L'infanterie turque était derrière, elle soutint la charge avec intrépidité, fut enfoncée, dix mille janissaires restèrent sur la place, le reste courut se rallier sous la protection d'une forte ligne de cavalerie qui s'avançait à leur secours. Les Français se précipitèrent sur cette seconde ligne, la traversèrent, la mirent en fuite, tuèrent cinq mille Turcs et, au lieu de s'arrêter un moment, au moins pour rétablir l'ordre dans leurs rangs et laisser prendre haleine à leurs chevaux, ils poursuivirent ces escadrons qui fuyaient vers une hauteur.

Là ils trouvèrent une nouvelle ligne de quarante mille hommes qu'animait la présence du sultan. Chargés à leur tour, obligés de combattre en désordre, enveloppés, ils eurent la douleur de voir que l'armée hongroise ne s'ébranlait point pour les soutenir. Trois mille tombèrent sous le cimeterre des Ottomans, tout le reste demeura prisonnier.

Bajazet s'avança sur l'armée hongroise, spectatrice immobile de ce premier combat, mais déjà épouvantée, elle ne fit qu'une faible résistance; l'impétuosité des Turcs la mit dans une déroute complète; le roi et le grand-maître de Rhodes ne durent leur salut qu'à une barque qui se trouva sur le bord du Danube, et dans laquelle ils se jetèrent, se laissant aller au courant poursuivis encore par les flèches de l'ennemi.

Bajazet, sur le champ de bataille, se fit amener les captifs, et par un lâche abus de la victoire ou par une cruelle représaille, s'il est vrai que les Français eussent égorgé leurs prisonniers, il fit trancher la tête à tous ceux qui sur-le-champ n'embrassèrent pas la foi musulmane. Le comte de Nevers, et vingt-quatre seigneurs, parmi lesquels était le maréchal de Boucicault, furent seuls exceptés de ce massacre.

Le roi de France envoya un ambassadeur pour traiter de leur rançon. Cet ambassadeur présenta au sultan six chevaux, un vol d'oiseaux de fauconnerie, des étoffes de drap que l'on fabriquait alors à Reims, et une tenture de tapisserie de la manufacture d'Arras, qui représentait les batailles d'Alexandre. La rançon fut fixée à deux cent mille ducats. Le sultan exigea une garantie, et ce fut un négociant génois de l'île de Schio, nommé Barthélemi Pelegrini, qui se porta pour caution du roi de France.

Avant de renvoyer ces seigneurs, Bajazet voulut leur donner une idée de sa magnificence; il les invita à une chasse; l'équipage était composé de sept mille chasseurs, d'autant de fauconniers, les chiens avaient des housses de satin, les léopards des colliers de diamants; mais ces étrangers, éblouis de son luxe, durent être bien plus étonnés de sa justice, lorsque, s'il faut en croire les histoires nationales, il fit, devant eux, ouvrir le ventre à un de ses officiers, qu'une pauvre femme accusait d'avoir bu le lait de sa chèvre[67].

Cette funeste bataille de Nicopolis se donna le 28 septembre 1396[68]. Ce fut par la barque qui portait le roi de Hongrie, que les Vénitiens, les Génois, stationnés à l'embouchure du Danube, apprirent que désormais Bajazet était le maître d'inonder l'occident et le midi de l'Europe. La flotte combinée se hâta de quitter la mer Noire, où elle ne pouvait plus être d'aucune utilité, et revint dans la mer d'Italie.

XIV. Les Grecs appellent Tamerlan à leur secours. Au milieu d'un péril si pressant, les Grecs ne virent de salut qu'en invoquant un autre danger. Ils implorèrent le secours d'un Tartare, qui avait déjà traversé plusieurs fois et subjugué l'Asie, de ce Timour, ou Tamerlan, qui, après une bataille, élevait des pyramides de quatre-vingt dix mille têtes, horrible monument de sa victoire.

Il pille le comptoir d'Azoph. Ce conquérant, s'étant approché de l'embouchure du Tanaïs, vit arriver dans son camp des députés des marchands vénitiens, génois et catalans, qui trafiquaient dans le port d'Azoph, appelé alors Tana. Ils ne venaient point implorer son secours contre Bajazet; ils sollicitaient seulement la permission de faire paisiblement leur commerce. Ces prières étaient accompagnées de présents, tels qu'une colonie de marchands européens du quatorzième siècle pouvait en offrir à un vainqueur enrichi de toutes les dépouilles de l'Asie.

Timour leur jura sur sa tête qu'il les protégerait, fit entrer ses troupes dans la ville, la livra au pillage, la mit en cendres, et jeta dans les fers tous les chrétiens qui échappèrent au glaive des Tartares.

Cet exemple ne détourna point l'empereur grec du dessein d'appeler sur son pays un si terrible fléau. Manuel Paléologue avait passé deux ans dans les cours des princes chrétiens sans en obtenir un secours efficace.

XV. Bataille d'Angora, où Tamerlan défait Bajazet Ier. 30 juin 1402. Timour qui ne connaissait guère ce que c'était que l'empire de Constantinople, mais qui avait entendu parler de la ville impériale, saisit avidement cette occasion d'étendre ses conquêtes; il fit signifier à l'empereur des Turcs l'ordre de s'arrêter. Après une correspondance hautaine entre Bajazet et lui, ces deux conquérants se rencontrèrent auprès d'Angora, autrefois Ancyre, ville de Phrygie, c'est-à-dire dans les mêmes plaines que Mithridate et Pompée avaient ensanglantées quinze siècles auparavant; mais les armées des Romains n'étaient rien en comparaison de celles à la tête desquelles marchaient les souverains des Ottomans et des Tartares. Un ou deux millions d'hommes combattirent pour l'empire de l'Asie avec tous les moyens de destruction connus des anciens et des modernes[69]. La défaite des Ottomans fut complète; un des fils de Bajazet y perdit la vie, un autre et lui-même y perdirent leur liberté. Constantinople était, pour quelque temps du moins, délivrée de la crainte des Turcs; mais de cette capitale on voyait sur l'autre rive du Bosphore les pavillons de Timour, et si elle ne fut pas envahie, et par conséquent saccagée et brûlée, ce fut parce que le chef d'une armée de huit cent mille hommes n'avait pas quelques galères pour franchir ce bras de mer.

Tous les bâtiments de guerre vénitiens ou génois, qui se trouvaient à portée, étaient dans le détroit pour empêcher les fugitifs de l'armée ottomane de passer en Europe. On avait un double intérêt à les en écarter, et parce qu'ils étaient par eux-mêmes des hôtes dangereux, et parce que leur présence devait nécessairement attirer le vainqueur à leur poursuite. Cependant on reprocha dans le temps aux capitaines génois d'avoir donné asyle et passage à beaucoup de Turcs. Ce reproche est consigné dans un rapport de Jean Cornaro, commandant d'une galère vénitienne. Ce n'était pas la première fois que les Génois prêtaient assistance aux Ottomans contre l'empire grec. Ils paraissaient dès long-temps avoir prévu les succès de ces conquérants. Le soin de se ménager leur amitié était un des principes fondamentaux de leur politique.

Mais dans la situation où Gênes se trouvait alors, il serait difficile de juger quel esprit dirigeait le système de ses relations avec les autres puissances. Cette république n'existait plus comme gouvernement indépendant, elle s'était donnée au roi de France; elle ne s'était pas seulement mise sous une protection étrangère, elle avait renoncé à sa constitution, et depuis peu elle avait reçu un gouverneur français. C'était ce même maréchal de Boucicault que nous avons vu combattre à la bataille de Nicopolis avec cette ardeur imprudente qui ne suppose ni la duplicité de la politique, ni même les calculs de la prévoyance. Si donc, comme on ne peut le révoquer en doute, les Génois fournirent aux Turcs fugitifs les moyens de gagner un asyle en Europe, ce fut une détermination spontanée de ceux qui se trouvaient alors dans cette mer, et cette résolution put fort bien leur être conseillée par leur intérêt. D'ailleurs la colonie de Péra ne s'était jamais regardée comme liée nécessairement au système politique de sa métropole.

XVI Hostilités entre les Vénitiens et les Génois. 1403. Le gouvernement de Gênes, ou le cabinet de Paris, jugea au contraire qu'il était de son intérêt ou de son devoir d'attaquer les Ottomans, après le désastre qu'ils venaient d'éprouver. Le maréchal de Boucicault sortit de Gênes avec une escadre de onze galères[70] au printemps de 1403. Cet armement donna une vive inquiétude aux Vénitiens. Peut-être supposaient-ils au maréchal des vues plus profondes que celles dont il était capable; ils équipèrent une escadre de même force, que Zéno conduisit dans les mers de l'Orient; il avait ordre de mettre toutes les colonies de la république en sûreté, d'observer soigneusement les Génois, mais de ne commettre contre eux aucun acte d'hostilité.

Les explications qui précédèrent ces deux armements, les rencontres de ces deux flottes, la circonspection des Vénitiens, ne constatèrent que trop qu'il existait toujours entre les deux peuples des sentiments de méfiance et de jalousie, et le caractère ardent du maréchal de Boucicault ne contribua pas à concilier les esprits. Dans une première rencontre il invita, par une lettre, l'amiral vénitien à venir à son bord, prétextant une maladie qui l'empêchait de se transporter sur la capitane de Zéno. Celui-ci s'excusa sur les prétendues lois de la marine vénitienne, qui ne lui permettaient pas de quitter son vaisseau. Ensuite le maréchal proposa aux Vénitiens de réunir leur flotte à la sienne pour attaquer les ports des infidèles. Zéno répondit qu'il n'avait aucun ordre à cet égard, et qu'il ne pouvait entamer une guerre sans l'aveu de son gouvernement. Cette réponse, assurément très-raisonnable, piqua le maréchal, qui quelque temps après, et pendant que l'escadre de Zéno visitait les colonies, se porta sur les côtes de Syrie, et se présenta devant la rade de Berythe. Les Vénitiens, qui faisaient presque tout le commerce de cette échelle, y avaient un comptoir considérable. L'apparition d'une flotte génoise leur causa de vives alarmes; il envoyèrent à bord de l'amiral, pour le prier de ne point attaquer une place où les propriétés des Sarrasins n'étaient rien, et où il n'y avait que des marchands d'une nation amie. Boucicault les rassura par ses paroles, mais n'en fit pas moins opérer le débarquement, et attaquer la ville; elle fut saccagée, les richesses des Vénitiens furent livrées au pillage, et un maréchal de France traita Berythe, comme Tamerlan avait traité Asoph.

XVII. Bataille entre les deux flottes près de l'île de Sapienza. 1403. Depuis ce moment il ne distingua plus les Vénitiens des infidèles; il prit leurs vaisseaux, détruisit leurs comptoirs, ruina leur commerce, en disant que tout ce qui était en pays ennemi, ou pour les ennemis, était de bonne prise. Les représentations que Zéno lui adressa à ce sujet ne furent pas accueillies de manière à laisser espérer la moindre réparation de ces insultes. L'amiral vénitien, pour appuyer ses réclamations, ou pour protéger les vaisseaux de sa nation, rapprocha son escadre de l'escadre génoise. Elles se trouvèrent le 6 octobre 1403 sur les côtes de la Morée dans deux rades différentes de l'île de Sapienza, si fatale aux Vénitiens cinquante ans auparavant.

Le lendemain elles s'aperçurent; dès-lors la bataille était inévitable, car les uns comme les autres redoutaient bien moins le reproche de l'avoir engagée que la honte de l'éviter. La flotte vénitienne suivait la flotte génoise; celle-ci revira de bord et lui épargna la moitié du chemin. Ici nous pouvons laisser le vainqueur lui-même nous raconter cette action: «Sérénissime prince, écrivait Zéno au doge[71], j'ai à rendre compte à votre seigneurie ducale, que le six de ce mois j'appris que la flotte du maréchal de Boucicault était mouillée à Sapienza. Je m'en approchai le soir, avec vos onze galères et deux gros bâtiments qui m'avaient joint la veille. Celles des Génois avaient leurs feux allumés, ne nous croyant pas si près. Au point du jour elles gagnèrent le large; je les suivis, prenant les devants avec mes meilleurs vaisseaux, mais d'assez loin, car je laissais entre elles et moi un intervalle d'environ huit milles. Dès que les Génois m'aperçurent ils revirèrent de bord. Ma première pensée fut que le maréchal voulait me parler; mais quand je vis que toute son escadre suivait ce mouvement, et qu'elle faisait des efforts pour me joindre, je ne doutai plus de sa véritable intention; je donnai le signal, et fis force de voiles et de rames pour l'attaquer.

«Le combat s'engagea très-vivement, et dura pendant quatre heures avec une grande perte des deux côtés; mais Dieu et la protection de saint Marc nous donnèrent la victoire. L'ennemi fut contraint de prendre la fuite avec huit galères, en laissant trois en notre pouvoir. Si tout notre monde eût fait son devoir, aucune n'aurait échappé. Si Dieu permet que je rentre à Venise, je prierai votre seigneurie d'ordonner une information contre ceux dont la mauvaise conduite a sauvé les ennemis. Je n'ai rien à dire de la mienne. Le maréchal de Boucicault m'a attaqué avec sa galère sur laquelle il y avait près de trois cents hommes, dont une partie de soldats français. Pendant plus d'une heure j'ai eu à défendre ma capitane contre cette galère et deux autres. L'ennemi est venu à l'abordage, nous avons eu à combattre corps à corps sur notre propre pont; nous avons été assez heureux pour le repousser. Une seule de nos galères, celle de Léonard Moncenigo, est venue à notre secours et nous a dégagés, en chargeant les ennemis avec beaucoup de vigueur. La capitane génoise était déjà hors de combat; elle s'est retirée pouvant à peine faire manœuvrer vingt avirons. Si elle eût été poursuivie elle tombait entre nos mains; mais on n'a obéi à aucun de mes signaux, et je ne pouvais moi-même entreprendre cette chasse, n'ayant pas à mon bord trente hommes en état de combattre. Si nous n'avions eu affaire qu'à des Génois, la victoire aurait été bien plus complète. J'ai cru que l'honneur de nos armes ne me permettait pas d'éviter cette bataille.» Zéno négligeait de dire qu'il avait lui-même reçu une nouvelle blessure dans le combat.

La victoire des Vénitiens était attestée par les trois galères prises avec leurs équipages et par la retraite des Génois[72]. Cependant le maréchal de Boucicault ne voulut jamais convenir de sa défaite. Il publia un démenti de la relation simple et mesurée de Zéno. Il envoya un cartel à l'amiral, au doge lui-même[73], et de son autorité privée déclara la guerre à la république, sans s'inquiéter si Gênes était en état de la soutenir. Dans les premiers moments, il y eut quelques vaisseaux du commerce vénitien enlevés par des corsaires. Le gouvernement français lui-même parut vouloir appuyer les violences de Boucicault. On mit en prison quelques marchands vénitiens venus à la foire de Montpellier, et on leur confisqua pour plus de trente mille ducats de marchandises[74]. XVIII. Paix. Mais lorsqu'on vit la république préparer un armement formidable, on prévit tous les dangers de cette rupture; des négociateurs arrivèrent à Venise pour traiter de la paix, et les deux peuples se réconcilièrent, en se rendant tout ce qu'ils s'étaient pris. L'indemnité des dommages faits par les Génois aux Vénitiens, dans le pillage de Berythe, fut réglée à cent quatre-vingt mille ducats.

La relation de Zéno contenait un trait honorable pour les Français qui composaient la garnison des galères génoises. Un de ces Français, prisonnier de guerre, s'avisa de dire qu'il espérait prendre sa revanche, et tremper à son tour ses mains dans le sang vénitien. Par un oubli du droit des gens et de leur propre dignité, les magistrats de Venise firent pendre ce malheureux, et par un raffinement de cruauté, on lui taillada la plante des pieds, afin qu'il laissât, sur la place Saint-Marc, l'empreinte sanglante de ses pas.

Départ de Tamerlan pour l'Asie. Ces divisions si déplorables entre les deux peuples auraient favorisé les vues des Turcs et îles Tartares, si Bajazet n'eût été dans les fers, et si d'autres projets n'eussent fait dédaigner à Tamerlan la conquête d'une partie de l'Europe. Après avoir donné l'investiture du royaume de Romanie au fils de Bajazet, à Soliman, qui en reçut le diplôme à genoux; après avoir assujetti l'empereur Grec à un tribut, ce conquérant, septuagénaire, partit des environs de Smyrne pour aller faire la conquête de la Chine. On serait un peu honteux de raconter des combats de trois ou quatre mille hommes, après les grandes batailles des cinq cent mille Turcs de Bajazet contre les huit cent mille Tartares de Timour, si l'on ne se rappelait que c'est précisément quand notre espèce humaine se trouve réunie en grands troupeaux qu'elle devient plus méprisable. La nature nous a indiqué cette vérité, en ne permettant à notre cœur de s'intéresser vivement qu'aux individus.

Une petite peuplade de Grecs existait sur la côte d'Albanie; les brigandages des Turcs l'avaient forcée d'abandonner la ville qu'elle occupait, appelée Parga, et de se retirer sur un rocher qui s'avance dans la mer Ionienne. Du haut de ce rocher les habitants de la nouvelle Parga voyaient devant eux l'île de Corfou occupée par les troupes de la république. Ils ne pouvaient sortir de chez eux sur le continent, sans y rencontrer les Turcs, sur mer sans passer sous le canon des Vénitiens. Enhardis par les désastres que les Turcs venaient d'éprouver, ou forcés de subir la loi de leurs nouveaux voisins, ils se mirent, en 1401, sous la domination ou sous la protection de la république, qui, en 1447 leur accorda quelques priviléges. Ils étaient exempts de tous impôts, de toutes charges, même de la milice. Ils nommaient leurs magistrats et étaient gouvernés par un noble de Corfou, sous l'autorité du provéditeur qui commandait dans cette île. On dit même que lorsqu'ils étaient mécontents de leur gouverneur, ils le tenaient enfermé jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu justice.

Dans la suite cette petite colonie fut saccagée par les Turcs. La prise et l'incendie de Parga qui eurent lieu en 1500, déterminèrent le gouvernement de Venise à fortifier cette ville en 1571.

C'est cette peuplade de trois ou quatre mille âmes qui, dans ces derniers temps, a donné un si grand exemple au monde dont elle était ignorée. Lorsqu'en 1819 les Anglais cédèrent Parga au pacha de Janina, tous les habitants sans exception, hommes, femmes, enfants, vieillards, abandonnèrent leur patrie plutôt que de passer sous le joug de ce barbare. Les Turcs, en y entrant, ne trouvèrent qu'une ville déserte, et les restes d'un immense bûcher qui achevait de consumer les ossements des morts que les Parganiotes avaient exhumés pour ne pas les laisser au pouvoir de ces nouveaux maîtres.

XIX. Guerre contre le duc de Milan 1397. Pendant que Timour et Bajazet se disputaient l'Asie, le seigneur de Milan méditait la ruine du seigneur de Mantoue, son parent; et celui-ci, pour opposer à son cousin des forces égales, formait une ligue avec les Florentins, le marquis de Ferrare, le prince de Padoue, et les Vénitiens. L'abaissement des Visconti importait à la république depuis qu'elle avait acquis le Trévisan. L'armée milanaise faisait le siége de Mantoue. Une flottille vénitienne, qui entra dans le Mincio, sous le commandement de Jean Barbo, rompit l'estacade que les assiégeants avaient établie, et facilita une attaque générale dont le succès délivra la place. Le combat de Governolo, qui eut lieu le 29 août 1397, amena des propositions de paix; elle fut signée l'année suivante. Le seigneur de Milan avait entrepris des travaux considérables pour priver Padoue des eaux de la Brenta. Plus de trente mille hommes avaient été occupés pendant deux mois à construire, près de Bollano, des écluses de retenue. Les Vénitiens exigèrent que ces travaux fussent démolis; mais ce fut le prince de Padoue qui en remboursa les frais.

Trait de justice du doge Antoine Renier. Le doge Antoine Renier mourut dans les derniers jours du quatorzième siècle[75]. On cite de lui un trait qui prouve son respect pour la justice. Son fils eut le malheur d'outrager la femme d'un patricien, avec laquelle il avait eu précédemment des liaisons intimes. Dans un autre pays, une telle querelle n'aurait point été portée devant les tribunaux; mais si le bon ordre qui régnait à Venise ne permettait pas à l'époux offensé de se venger lui-même, les lois lui assuraient une juste satisfaction. Le fils du doge fut condamné à une amende de cent ducats, à deux mois de prison, et à ne pas se montrer de dix ans dans le quartier qu'habitait la dame offensée. Il tomba dangereusement malade en prison, et son père l'y laissa mourir plutôt que de demander un adoucissement à la sentence. On dit même[76] qu'elle aurait été plus rigoureuse si son avis eût été suivi.

XX. Nouveaux réglements. On continua, sous ce règne, à faire des règlements qui diminuaient les prérogatives du prince. On défendit de lui donner le titre de monseigneur, sous peine d'amende. Il fut établi qu'en parlant de lui on se servirait de l'expression messer le doge. Il lui fut interdit de posséder aucun fief hors de l'état, et de marier ses enfants à des étrangers sans la permission de ses six conseillers, de la quarantie et du grand conseil, où il fallait encore qu'il obtînt les deux tiers des voix. Les officiers attachés à sa personne furent déclarés inhabiles à occuper des emplois publics, tant qu'ils resteraient à son service, et même un an après l'avoir quitté.

On rapporte aussi à ce règne quelques autres règlements qui donnent une idée du système de cette administration. Deux Juifs obtinrent la permission de s'établir à Venise, et d'y tenir une banque qui prêtait à intérêt. En même temps on défendait à tous les étrangers d'acquérir aucunes rentes à Venise, sans une autorisation expresse. Ils avaient même besoin d'une permission pour y fixer leur domicile, et ce domicile ne les rendait aptes à acquérir les droits de citadin qu'après une résidence de quinze ans. Ces règlements prouvent que le gouvernement n'avait pas besoin de favoriser les étrangers pour augmenter la population de sa capitale.

En même temps qu'on se montrait difficile pour accorder le droit de citadinance, une sage politique admettait quelques étrangers aux priviléges du patriciat. Des princes alliés furent inscrits sur le livre d'or, et cet honneur devint la récompense de Jacques Dal Verme, ce général qui, tour-à-tour, avait si utilement servi les Vénitiens et les Milanais dans les guerres précédentes.

Michel Steno, doge. 1400. Michel Steno fut élu doge à la place d'Antoine Renier; c'était un vieillard de soixante-neuf ans.

XXI. Situation du Milanais après la mort de Galéas Visconti. 1402. Galéas Visconti, qui avait élevé si haut la puissance de sa maison, jusqu'à inspirer à toute l'Italie de la jalousie et même de l'inquiétude, mourut de la peste, le 3 septembre 1402, laissant deux fils mineurs. Sa veuve vit fondre sur elle un orage formé par de longues inimitiés.

Elle ne craignit pas de s'en attirer de nouvelles par des actes de cruauté, qui annonçaient une femme vindicative bien plus qu'une régente courageuse. Elle fit massacrer, dans son palais, trois gentilshommes membres de son conseil. Quelque temps après on vit un matin, sur la place publique, cinq cadavres vêtus de noir, mais sans tête. Cette exposition apprit au peuple de Milan qu'il y avait eu un soupçon conçu, un jugement sans publicité, une exécution nocturne, peut-être même un supplice sans jugement préalable; et chacun après avoir examiné les cadavres, sans pouvoir les reconnaître, s'en retournait humilié de vivre sous un pareil gouvernement, et pesant s'il y avait plus de dangers à l'attaquer qu'à le supporter. Aussi une insurrection éclata-t-elle bientôt dans Milan; la régente fut obligée d'aller chercher sa sûreté à Monza, sous la protection de quelques troupes mercenaires; et un de ses fils, qu'on sépara d'elle, devint à-la-fois un ôtage et un instrument dans la main des factieux.

Ce grand état, fondé par les talents et les crimes des Visconti, et qui s'étendait depuis les lagunes de Venise jusques dans la Toscane, se trouva tout-à-coup en proie à la discorde civile et à la guerre étrangère. Des seigneurs, naguère sujets paisibles de Galéas, ne voyant plus de sûreté que dans la rébellion, s'emparèrent de quelques villes; des voisins jaloux attaquèrent les provinces.

Privée de Pavie, que les mécontents gouvernaient sous le nom du fils qu'on lui avait enlevé, la régente voyait son autorité méconnue ou renversée dans Alexandrie, Crème, Lodi, Bergame, Crémone, Côme et Brescia. À Sienne ses enseignes avaient été arrachées. Elle venait d'être obligée de rendre Bologne aux troupes du pape, et elle apprenait que les Florentins et le seigneur de Padoue, ligués contre elle, se donnaient rendez-vous sous les remparts de Milan.

Dans ce danger elle eut recours aux armes de la faiblesse; elle négocia, et ce ne fut pas sans l'espoir de tromper. Du moment que la puissance des Visconti cessait d'être prépondérante, cette maison n'avait plus droit à l'inimitié des Vénitiens. La duchesse Catherine les pria d'être les médiateurs de la paix qu'elle demandait au seigneur de Padoue. Celui-ci finit par y consentir à condition qu'on lui céderait Feltre et Bellune, et la république se rendit garante de la remise de ces deux places. La cession n'eut point lieu à l'époque convenue. La seigneurie ne se fit point un devoir d'augmenter la puissance de Carrare. XXII. Guerre du seigneur de Padoue contre la veuve de Galéas Visconti. 1403. Celui-ci commença la guerre. Son gendre, le marquis d'Este, vint se joindre à lui. Guillaume de la Scala, fils de l'ancien seigneur de Vérone, dépouillé de ses états quelques années auparavant, crut cette circonstance favorable pour les recouvrer. Il vint offrir son alliance à Carrare; ce n'était pas un auxiliaire qui eût des troupes à fournir, mais il avait des prétentions à faire valoir. La première irruption de ces alliés fut heureuse; Vérone fut emportée moitié par la force, moitié par la trahison. Guillaume de la Scala y fut couronné, mais quelques jours après il mourut, et sa mort, qui n'avait d'autre résultat que de transmettre ses droits à ses fils, fournit aux ennemis du seigneur de Padoue l'occasion de répandre contre lui des soupçons que les mœurs du temps n'autorisaient que trop sans doute, mais que toute la conduite du second Carrare démentait. Ce prince, guerrier intrépide, n'était pas un homme sans générosité, et il méritait au moins qu'on le crût incapable d'un crime inutile.

XXIII. Les Vénitiens y interviennent, moyennant la cession de Vicence, de Feltre et de Bellune. 1404. Des ambassadeurs de Milan vinrent implorer l'assistance des Vénitiens contre cette ligue formidable, et pour mettre un prix à ce secours, ils offrirent à la république, Vicence avec Feltre et Bellune, c'est-à-dire les mêmes places dont elle avait garanti la cession au seigneur de Padoue, quelques mois auparavant.

Il ne s'agissait plus que de savoir jusqu'à quel point l'importance de ces acquisitions pouvait balancer un manque de foi. On dit, pour l'honneur des Vénitiens, que la délibération, dans laquelle les propositions de la régente furent acceptées, ne passa que d'une voix[77]. Encore accuse-t-on le doge d'en avoir écarté quelques-uns de ceux qui auraient pu s'y opposer. Pour cela, on fit une liste de tous les membres du conseil qui avaient des intérêts dans le Padouan, et on les priva, sous ce prétexte, du droit de voter dans cette affaire.

La duchesse de Milan ne méritait pas assez de confiance pour que l'on s'en rapportât à elle de la remise des places qu'elle avait promises.

Des détachements prirent possession de Feltre et de Bellune, au nom de la république; mais Vicence étant alors assiégée par Carrare, il était plus difficile d'y faire entrer des troupes. Cependant toutes les communications n'étaient pas absolument interceptées; on commença par faire insinuer aux habitants qu'ils pouvaient se délivrer des calamités d'un siége en se donnant à la république, car elle n'avait pas encore déclaré la guerre au seigneur de Padoue. Cette proposition, favorisée par le gouverneur milanais, trouva beaucoup d'approbateurs. Un député vicentin parvint à sortir de la place; il fut reçu à Venise comme le mandataire de toute une population assiégée qui demandait des maîtres, et qui se mettait sous la protection d'une république, le dernier asyle, disait-il, de la liberté. Cette vaine cérémonie terminée, quelques troupes parvinrent à se jeter dans Vicence, sous la conduite de Jacques Suriano, et le lendemain, 25 avril 1404, on y arbora l'étendard de Saint-Marc.

XXIV. Ils font la guerre à Carrare et au marquis d'Este. 1404. Sur-le-champ un trompette fut envoyé au seigneur de Padoue, pour lui signifier que la ville avait changé de maître, et qu'il eût à en lever le siége, les Vénitiens n'étant point en guerre avec lui. Carrare ne se crut pas obligé de respecter cette notification, ni même le droit des gens; il fit couper le nez et les oreilles au trompette[78], et déclara lui-même la guerre à la république.

L'apparition d'une aussi formidable puissance que les Vénitiens, sur le théâtre de la guerre, intimida plusieurs des alliés. Nicolas d'Este, marquis de Ferrare, quoique gendre de Carrare, fut le premier à se retirer; mais quelques mois après il reprit les armes en faveur de son beau-père. Le seigneur de Padoue, averti que les deux fils de Guillaume de la Scala avaient entamé une négociation avec la république, punit à l'instant cette défection, qu'il était en droit d'appeler une ingratitude, en faisant arrêter les deux princes, et se déclarant seigneur de Vérone.

Carrare, qui avait commencé la guerre avec avantage contre la duchesse de Milan, ne craignait pas, comme on voit, d'irriter les Vénitiens; cependant ils mettaient en campagne une armée de trente mille mercenaires, parmi lesquels il y avait neuf mille hommes de gendarmerie. Charles Malatesta en était le capitaine général; Zéno y avait été envoyé comme provéditeur.

Secondé par ses deux fils, mais forcé de lever le siége de Vicence, le seigneur de Padoue se réduisit à la défensive. Profitant de la multitude de canaux qui environnent et coupent son pays, il s'y enferma comme dans une enceinte fortifiée. Les Vénitiens attaquaient Vérone, dévastaient la Polésine de Rovigo, province du marquis de Mantoue, occupaient avec leurs flottilles les embouchures de la Brenta et du Pò, tandis que leur principale armée cherchait à forcer l'enceinte dont Carrare leur disputait l'entrée. Leurs troupes, campées dans des marais, ne buvant que des eaux insalubres, éprouvèrent par la maladie des pertes considérables et furent repoussées plusieurs fois. Zéno proposa de tenter le passage des marais. Il fallait sortir d'une, position où l'armée se consumait sans pouvoir déployer ses forces. Il se chargea lui-même de la reconnaissance de ce terrain entrecoupé de canaux et d'eaux stagnantes. Enfin on lui indiqua un endroit rempli de joncs, semé de quelques îlots, et assez peu profond pour offrir un chemin jusqu'à Padoue. Zéno employa une nuit du mois de septembre à parcourir ce marais, où il avait de l'eau quelquefois jusqu'aux épaules; convaincu de la possibilité de l'entreprise, il fit tenter le passage. On combla les bas-fonds avec des fascines, on construisit quelques ponts, et les troupes s'avancèrent par une route qui n'avait pas été jugée praticable. Carrare, dès qu'il en fut averti, accourut pour les culbuter dans les marais qu'elles venaient de franchir; mais il fut blessé et obligé de se renfermer dans sa capitale. Tout le territoire qui environne cette ville fut livré aux flammes et au pillage. Comme les habitants de la campagne savaient tout ce qu'ils avaient à craindre de l'indiscipline et de la rapacité du soldat, ils se réfugièrent dans la place, avec leurs récoltes, leurs meubles, leurs bestiaux et leurs enfants. Cette ville, déjà populeuse, se vit encombrée par une multitude effrayée, qui apportait plus d'embarras que de secours, et assiégée par la grande armée vénitienne, dont Malatesta, dangereusement malade, avait remis le commandement à Paul Savelli, capitaine romain. Vérone, qu'un des fils de Carrare défendait, était serrée de près; Commacchio, place du marquis de Mantoue, venait d'être prise, et l'établissement de salines qui y existait avait été détruit. Ferrare, assiégée depuis quelque temps, manquait de vivres. Le marquis d'Este fait la paix. Le marquis d'Este, ne pouvant plus résister aux murmures des habitants, qui lui reprochaient de les sacrifier aux intérêts de son beau-père, se vit forcé de demander la paix aux Vénitiens. Ils la lui accordèrent sous trois conditions:

La première, que ses salines resteraient détruites;

La seconde, qu'il céderait à la république la Polésine de Rovigo, avec la faculté cependant de la racheter, après la guerre, pour une somme de quatre-vingt mille ducats;

La troisième, qu'il viendrait à Venise demander pardon au sénat, et jurer de ne fournir aucun secours au seigneur de Padoue. Ce traité fut signé et exécuté au mois de février 1405.

La situation de Carrare empirait de jour en jour. Cependant il avait enrégimenté ses paysans, et s'était formé une petite armée d'environ douze mille hommes. Avec ce peu de forces, il avait fait tout ce qu'on peut attendre d'un homme de guerre et du caractère le plus inébranlable. Des sorties fréquentes, des expéditions lointaines, des postes surpris, des convois interceptés, enfin l'enlèvement du commandant de Vicence, qui fut attiré dans une embuscade et emmené prisonnier à Padoue, signalèrent le courage et l'activité de ce prince.

XXV. Prise de Vérone par les Vénitiens. 1405. Mais toutes les places des environs tombaient successivement. Vérone, où Jacques de Carrare commandait, au milieu d'une population qui n'était nullement affectionnée à son père, fut obligée de se rendre le 23 juin, et le prince, à qui la capitulation accordait, dit-on, la faculté de se retirer librement, fut arrêté et envoyé dans les prisons de Venise. Cette capitulation ne donnait aux Vénitiens que le droit d'occuper Vérone militairement. Ils voulurent y acquérir un droit politique, et pour cela ils donnèrent encore une fois le vain spectacle de la seigneurie recevant à ses pieds les députés d'un peuple qui demandait librement à vivre sous les lois de la république. Cette cérémonie fut aussi pompeuse qu'inutile. Les députés véronais firent un magnifique éloge du gouvernement vénitien. Le doge leur répondit par ces paroles de l'Écriture; Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière; et chacun feignit de croire que, depuis ce moment, les Vénitiens avaient acquis sur Vérone un droit légitime.

La Dalmatie, Corfou, Vicence, avaient été acquises avec les mêmes formes; et dans toutes ces réunions prétendues volontaires, les seuls Corfiotes avaient stipulé quelques conditions pour leurs intérêts les plus chers.

XXVI. Siége de Padoue. 1405. La prise de Vérone, rendant disponibles les troupes qui l'avaient assiégé, permit de renforcer l'armée qui était devant Padoue. Cette ville éprouvait, dans l'intérieur de ses murs, une calamité plus cruelle encore que toutes les horreurs de la guerre. Maladie contagieuse dans la place. Une maladie contagieuse s'était déclarée au milieu de cette population réduite à des privations pénibles, fatiguée par un service militaire continuel, et entassée pêle-mêle avec une multitude d'animaux. Cette maladie emportait en deux ou trois jours ceux qui en étaient atteints. Bientôt le nombre de ces malheureux ne permit plus de leur donner des soins, ni même de leur rendre les derniers devoirs avec quelque décence. Les précautions qu'on fut obligé de prendre pour assurer l'inhumation de tous les cadavres, et pour éviter l'appareil des cérémonies funèbres, ajoutaient encore à la terreur dont on était frappé. Pendant la nuit, des tombereaux, surmontés d'une petite croix et d'une lanterne, parcouraient les rues en silence, pour recueillir les morts de porte en porte, et allaient les jeter confusément dans de grandes fosses qui se remplissaient en un jour. Les historiens les plus modérés dans leur estimation, portent à vingt-huit mille le nombre des victimes[79]; d'autres l'élèvent jusqu'à quarante mille[80]. Quand on considère que le siége de Padoue ne dura que depuis le 23 juin jusqu'au 19 novembre, l'imagination est effrayée du nombre des malades qui devaient succomber chaque jour, pendant que la contagion fut à son plus haut période.

Négociation rompue Les défenseurs de cette place étaient réduits à quatre ou cinq mille hommes. On ne pouvait plus faire du pain, parce que les assiégeants avaient détourné les eaux de la Brenta. Il est facile de concevoir quelle force de caractère il fallait à Carrare pour contenir une population au désespoir, et obtenir de nouveaux efforts d'une garnison si malheureuse; aussi ne put-il empêcher les murmures d'éclater. Il se résigna à entrer en négociation pour la reddition de la place. On a écrit que ses propositions n'étaient qu'insidieuses; il faut cependant reconnaître qu'elles étaient acceptables et au moins très-désintéressées. Il demandait, pour prix de l'abandon de sa souveraineté, que l'on garantît à Padoue ses anciens priviléges, que les donations faites par lui fussent maintenues, qu'on rendît la liberté à son fils, retenu injustement par les Vénitiens après la reddition de Vérone, et qu'on lui payât à lui-même une indemnité de cent cinquante mille florins. Mais il s'était rendu trop redoutable pour que la politique de ses ennemis lui accordât même des conditions si modérées. Les plénipotentiaires de la seigneurie les rejetèrent avec hauteur.

Sortie des assiégés. Ils en furent punis quelques jours après. Dans la nuit du 19 août, une partie de la garnison sortit, sous la conduite de l'autre fils du prince de Padoue, arriva jusqu'aux sentinelles avancées des assiégeants, massacra la grande garde, pénétra jusqu'au camp, mit le feu aux tentes, fit main basse sur tout ce qui se présenta dans ce premier moment de confusion, enleva l'étendard de Saint-Marc, et opéra sa retraite en bon ordre, lorsque le général Savelli s'avança à la tête de ses troupes qu'il avait ralliées au milieu des flammes.

Dans cette action, qui couvrit de gloire le jeune Carrare, Savelli reçut une blessure dont il mourut peu de temps après[81]. Ce succès ne relevait pas beaucoup les espérances des assiégés; cependant la république fit offrir à Carrare la liberté de son second fils, une somme de soixante mille florins et la permission d'emmener, en sortant de la place, quelques voitures couvertes. Ainsi on ne marchandait plus que sur l'indemnité. Carrare reçut, malheureusement pour lui, en même temps que ces propositions, un avis qui lui annonçait de prochains secours de la part des Florentins. Cet espoir l'empêcha de renoncer à sa souveraineté; la négociation fut rompue, et les assiégeants, le voyant déterminé à se défendre, prirent la résolution de ne pas lui laisser le temps d'être secouru.

Assaut donné à la place. Leur armée, qui était de vingt-cinq à trente mille hommes, et dont Galéas de Mantoue venait de prendre le commandement, donna, le 2 novembre, deux heures avant le jour, un assaut général, qui dura jusqu'à la nuit, mais qui fut vaillamment repoussé. Quinze jours après, ils parvinrent à séduire le commandant d'une des portes. Elle leur fut livrée; une partie de l'armée pénétra dans la première enceinte. Carrare, qui veillait toutes les nuits, accourut pour leur arracher le fruit de cette trahison. Il résista long-temps, avec peu de monde, faiblement secondé dans ce moment de surprise. Enfin, obligé de céder, il se retira dans la seconde enceinte de la ville. Il y en avait une troisième, et au-delà de celle-ci, un château, dernière retraite des défenseurs de la place.

Les exemples ne sont pas assez communs d'un prince défendant lui-même sa capitale, au milieu des horreurs de la discorde, de la peste et de la famine, persistant à en disputer une moitié, quand la trahison l'a privé de l'autre, pour que la constance de François Carrare ne mérite pas ici notre admiration. Trouvant que les moindres retranchements sont toujours assez bons pour un homme de cœur, il appelait à grands cris ses soldats sur la seconde muraille; mais l'heure du découragement était arrivée pour tous, excepté pour lui. Si le privilége des hommes d'un grand caractère est d'entraîner les autres, c'est un malheur trop souvent attaché à leur condition de rester isolés dans les grands revers. L'un comme l'autre est l'effet de leur supériorité.

Les habitants, sans espoir de sauver leur ville, n'avaient plus que la pensée d'échapper au pillage. Le soin de conserver ses biens conseille plus de faiblesses que le désir de sauver sa vie. On ne s'occupait plus que de se rendre pour obtenir du vainqueur quelques ménagements; on éclatait en reproches contre le prince; on lui imputait les malheurs publics; on voulait le mettre dans l'impuissance de les prolonger. Son fils même le suppliait de ne pas aggraver cette terrible situation par une résistance inutile.

XXVII. Carrare demande une suspension d'armes et un sauf-conduit. Carrare, abandonné de tous, demanda un armistice, une entrevue et un sauf-conduit. Il déclara aux provéditeurs qu'il était prêt à livrer Padoue, pourvu qu'il pût le faire avec honneur. Ceux-ci exigèrent qu'il commençât par remettre la place, lui proposant d'aller ensuite à Venise discuter ses indemnités. Le piége était grossier; cependant le prince n'était guère plus en sûreté dans sa citadelle qu'au milieu du camp vénitien. Il se rend au camp des Vénitiens. Se confiant au noble caractère de Galéas de Mantoue, il le somma de lui donner sa parole d'honneur qu'on n'abuserait point de la négociation pour retenir sa capitale. Sur cette assurance, il se laissa conduire ou entraîner avec son fils à Mestre, où l'on disait que les négociateurs, chargés des pouvoirs de la seigneurie, devraient se rendre.

Les Vénitiens profitent de son absence pour se faire ouvrir les portes de Padoue. Ces plénipotentiaires du prince et des députés de la ville partirent en même temps pour Venise. La seigneurie refusa de recevoir les premiers, cajola les seconds, et en renvoya deux à Padoue, qui y entrèrent en criant, Vive saint Marc, Mort aux Carrares. Il ne se réunit à ces cris qu'un petit nombre de prolétaires[82]; mais le résultat de cette espèce de sédition, qu'on appela le vœu du peuple, fut qu'on ouvrit les portes aux troupes vénitiennes, le 19 novembre.

À cette nouvelle, Carrare demanda hautement à rentrer dans sa citadelle. Il n'était plus temps. Galéas de Mantoue n'y pouvait plus rien. Confus d'avoir engagé sa parole, il était trop intéressé à ce que la république ne lui fît pas partager la honte d'une trahison, pour ne pas espérer qu'elle se montrerait généreuse. Les commissaires de la seigneurie, venus à Mestre, pour conférer avec le prince, avaient annoncé qu'ils étaient autorisés à lui accorder la liberté de se retirer où il voudrait, à lui laisser la faculté d'emporter ses effets précieux, à lui allouer même une indemnité. Mais lorsqu'on apprit que les habitants de Padoue s'étaient déclarés, ces commissaires feignirent d'en être étonnés et en conclurent que, puisque la place s'était rendue sans stipuler les intérêts du prince, il n'y avait plus lieu à les discuter, et qu'il ne pouvait plus être considéré que comme prisonnier de guerre. XXVIII. On l'arrête, et on le conduit à Venise. On le conduisit à Venise ainsi que son fils. Galéas, qui les accompagna, y fut reçu avec de grands honneurs, on le fit noble vénitien; mais il témoigna librement son indignation de la perfidie avec laquelle cette affaire avait été conduite. On ne sait si sa mort, qui survint bientôt après, fut l'effet de son chagrin ou de son indiscrétion.

Venise devenait maîtresse de Padoue, de cette ville antique d'où elle tirait son origine. Il fut stipulé, dans l'acte de prise de possession, que la ville conserverait son université et ses manufactures de laine, et que le sel serait fourni à ses habitants, par les salines de la république, au même prix qu'à ceux de Vicence et de Vérone.

Lorsque les députés[83] vinrent mettre aux pieds du doge les clefs et le drapeau de leur ville; «Allez, leur dit-il, vos péchés vous sont remis.»

Ces paroles semblaient annoncer l'oubli de toute injure. Elles furent cruellement démenties.

François Carrare et son fils, en arrivant à Venise, furent déposés dans un couvent de l'île de Saint-Georges, à l'extrémité de la ville. Apparemment qu'on voulut éviter de la leur faire traverser en plein jour. Ils avaient fait une guerre trop vive aux Vénitiens pour ne pas mériter les vociférations de la populace. Le lendemain ils furent amenés en présence de la seigneurie. À genoux devant le doge, ils implorèrent la clémence de la république. C'était alors l'usage de mêler toujours des paroles de l'Écriture sainte aux discours publics. «J'ai péché, seigneurs, s'écriait François Carrare, ayez pitié de nous.»

Le doge leur fit signe de se relever, puis de prendre place à ses côtés, et s'adressant au père, répondit à-peu-près en ces termes[84]: «Vous avez constamment manifesté, envers la république, ingratitude et inimitié. Fidèle en cela aux exemples domestiques, vous avez surpassé les crimes de vos aïeux, et élevé un fils qui paraît disposé à égaler les vôtres. Qu'espérez-vous? De nouveaux bienfaits? ils ne vous changeraient pas. La permission de vous justifier? il n'y a pour vous ni excuses, ni pardon. Parjure envers la république, vous lui avez suscité des ennemis, comme votre père, qui implorait notre secours contre les Esclavons, et dans le même temps les excitait contre nous. Sa perfidie nous coûta Trévise, et il décela sa connivence avec le duc d'Autriche en achetant notre province de lui. Et quel argent y employa-t-il? celui que nous venions de lui donner pour des blés qu'il nous avait vendus. Après cette offense, après la guerre de Gênes qu'il nous avait suscitée, et dont nous ne sortîmes que par un miracle, nous voulûmes bien encore lui pardonner. Qu'est-il besoin de vous le rappeler à vous qui vîntes ici implorer notre clémence?

«Le duc de Milan vous a enlevé Padoue; nous vous avons aidé à y rentrer. Indulgence, secours, honneurs, bienfaits, nous vous avons tout prodigué; vous avez tout oublié; rien n'a pu changer la perversité de votre naturel. Aujourd'hui nous ne pouvons que remercier Dieu de ce qu'il a voulu mettre un terme à vos perfidies, et votre sort entre nos mains.»

XXIX. Réflexions sur la conduite des Vénitiens dans cette circonstance. Carrare garda le silence; on le conduisit avec son fils aîné dans la même prison où le plus jeune était depuis quelques mois. Il est facile de voir ce que Carrare aurait pu répondre à toutes ces imputations. Sa maison régnait dans Padoue depuis près d'un siècle; l'origine de cette puissance n'était ni plus ni moins pure que celle des autres. Le premier des Carrare avait profité de la popularité de sa famille pour chasser deux chefs qui opprimaient sa patrie, alors république démocratique. Il en étais devenu prince[85], et ce titre lui avait été conféré par une de ces délibérations qui consacreraient le droit le plus légitime, si on pouvait raisonnablement les croire libres, spontanées et prises avec maturité. Quelle que fût l'origine de cette puissance, elle avait été reconnue par tous les gouvernements voisins et notamment par celui de Venise. Elle s'était maintenue, agrandie par tous les moyens qui sont dans la politique et dans les passions humaines. Il y avait eu dans cette famille, des usurpations, des crimes de toute espèce; mais ce n'étaient pas les plus odieux de ces princes qui avaient manqué d'alliés. Plus d'une fois la république avait favorisé leurs injustices. Elle avait deux fois replacé cette maison sur le trône, et c'était là le seul droit qu'elle eût réellement sur elle. Les Carrare lui devaient en effet toute la reconnaissance dont on est redevable à un voisin qui trouve son intérêt à nous protéger. Ils avaient été inscrits parmi les nobles de Venise, mais ce n'était pas être devenus ses sujets. Plusieurs fois ils avaient pris les armes contre elle, mais ils n'avaient pas toujours été les agresseurs.

Quant à Vicence, cette ville leur avait appartenu à plus juste titre qu'aux Vénitiens; car elle avait été sujette de Padoue pendant près de cinquante ans, vers la fin du douzième siècle.

Pour Trévise, il en était de même; le père de François Carrare l'avait achetée du duc d'Autriche, et le duc d'Autriche avait pu la vendre, puisque les Vénitiens la lui avaient cédée par un traité. Ils prétendaient donc interdire à l'un la disposition de ce qu'ils lui avaient cédé, et aux autres le droit de l'acquérir. C'était une étrange prétention, mais elle ne l'était pas davantage que le reproche fait à Carrare d'avoir employé à cette acquisition l'argent des Vénitiens, et quel argent? celui qu'ils lui avaient donné pour prix du blé qu'il leur avait fourni.

Mais tous ces torts enfin, quand on aurait pu les qualifier ainsi, étaient ceux du père de François Carrare, de ses ancêtres. Pour lui, avant d'être appelé à régner, il s'était vu dépouillé de ses états par la république. Il les avait reconquis, non pas, à la vérité, sans l'aveu, mais sans le secours des Vénitiens. Cet aveu, il le devait moins à leur amitié qu'à leur haine contre la maison de Visconti.

Carrare avait déclaré la guerre au duc de Milan; il en avait le droit. Les Vénitiens s'étaient faits les alliés de son ennemi; par conséquent, il s'était vu dans la nécessité de les combattre. Était-ce là manquer à la reconnaissance? Enfin quel droit avait-on sur lui? On l'avait appelé dans le camp vénitien pour négocier, il y était venu avec un sauf-conduit; il avait reçu la parole du général de la république, et, parce, qu'on avait profité de son absence pour faire révolter sa capitale, on le déclarait prisonnier de guerre.

Et quand il aurait pu être justement déclaré tel, était-il justiciable de la république? devait-il s'attendre au traitement qu'on lui préparait? Ses torts enfin, quels qu'ils pussent être, le soumettaient-ils au jugement d'un tribunal vénitien? et ces torts, dans tous les cas, étaient-ils ceux de ses deux fils? Tous deux avaient combattu pour la cause de leur père; tous deux étaient retenus au mépris du droit des gens[86].

XXX. Carrare et ses deux fils sont jugés. Mais le plus vindicatif de tous les gouvernements ne s'arrêtait pas à examiner de telles questions. On commença par nommer une commission pour instruire le procès des trois prisonniers. Les commissaires furent Louis Morosini, Charles Zéno, dont on voit avec regret le nom figurer dans cette affaire, Louis Loredan, Robert Querini, et Jean Barbo[87]. On était partagé entre trois avis; les uns voulaient reléguer les princes à Candie; d'autres proposaient de les retenir dans une prison perpétuelle. Il y avait un troisième parti plus prompt, plus sûr, ce fut celui qu'appuya vivement Jacques Dal Verme, dans le grand conseil, en disant que laisser vivre les Carrare, c'était s'exposer à l'inconstance du peuple de Padoue, et à voir ces princes, redoutables par leurs talents et par leur courage, reconquérir leurs états une troisième fois.

Pour faire cesser toutes ces discussions, le conseil des dix évoqua l'affaire. Dès ce moment, la procédure, s'il y en eut une, ne laissa plus aucune trace.

Et étranglés dans la prison. 1406. Le 16 janvier, un moine fut introduit dans le cachot séparé où était le seigneur de Padoue, et vint l'exhorter à se préparer à la mort. Les uns disent[88] que le prisonnier se jeta sur le moine, pour le dépouiller de ses habits et s'échapper à la faveur de ce déguisement; d'autres racontent qu'il se confessa et reçut l'eucharistie. Quand le prêtre se fut retiré, quatre des juges entrèrent et firent un signe aux bourreaux qui les suivaient. Carrare se défendit quelque temps, armé d'une escabelle, mais accablé par le nombre, il fut renversé et étranglé. Le lendemain ses deux fils éprouvèrent le même sort, et on prit le soin, fort inutile, de répandre dans Venise que les trois princes étaient morts d'une maladie subite[89].

Carrare avait deux autres fils que leur mère avait conduits à Florence, long-temps avant la reddition de Padoue. Le gouvernement vénitien n'eut pas honte de promettre trois mille ducats d'or pour qui les tuerait l'un ou l'autre. Une récompense plus forte était offerte à qui les livrerait vivants; on mettait un prix au plaisir d'assouvir soi-même sa vengeance.

Les héritiers de la maison de la Scala, que Carrare avait dépouillée de Vérone, crurent que le moment était favorable pour réclamer les anciennes possessions de leur famille; mais le gouvernement vénitien, qui s'en était emparé, mit leur tête à prix pour toute réponse. On voit que la république avait deviné cette maxime proclamée depuis par Machiavel[90], qui recommande d'exterminer toujours la race des princes qu'on a détrônés.

Cette atroce procédure, contre les Carrare, donna lieu à une autre qui, sans être aussi cruelle, n'en était pas moins révoltante.

XXXI. Procès intenté à Charles Zéno. 1406. On avait trouvé, dans les papiers du seigneur de Padoue, la trace d'un paiement de quatre cents ducats d'or, fait par ce prince, à Charles Zéno. Le caractère de Zéno, qui était certainement alors le plus grand homme de sa nation, devait repousser tout soupçon de corruption. La somme dont il s'agissait ne pouvait, dans aucun temps, avoir été de quelque importance pour un patricien allié aux plus illustres familles et occupant depuis vingt-cinq ans les premières charges de l'état. Mais un gouvernement ombrageux met au nombre de ses maximes de rabaisser soigneusement l'orgueil ou la gloire de ceux qui se sont élevés par d'éclatants services. On avait déjà fait connaître à Zéno qu'il n'était pas assez médiocre pour être doge. On voulut attaquer sa considération personnelle et avertir ses admirateurs du danger qu'il y aurait à se déclarer ses partisans.

Une loi défendait à tout Vénitien de recevoir d'aucun prince étranger ni gratification, ni pension, ni salaire. Les avogadors produisant la preuve que Zéno avait reçu quatre cents ducats du prince de Padoue, le dénoncèrent au conseil des Dix. Interrogé sur le fait, Zéno déclara que pendant la mission que la seigneurie lui avait donnée dans le Milanais, pour y commander les troupes de Galéas Visconti, il avait eu occasion de voir François Carrare, alors prisonnier et dans un état voisin du dénuement; qu'il lui avait prêté quatre cents ducats, et que la note trouvée dans les papiers du prince ne pouvait être relative qu'au remboursement de cette somme.

Cette explication du fait était naturelle; le soupçon ne l'était pas; mais un tribunal qui compte pour des preuves les aveux arrachés par la torture, ne peut pas admettre les déclarations d'un accusé qui se disculpe. Une autre maxime particulière à ce tribunal était que, dans le doute, le plus sûr est de juger à la rigueur. Son jugement. En conséquence le héros couvert de blessures, qui avait porté si haut la gloire du nom vénition, fut déclaré coupable, dépouillé de toutes ses charges, et condamné à deux ans de prison[91]. Il en avait alors soixante-douze. Cet odieux jugement ajouta à la gloire de Zéno, qui, sans écouter les murmures qui s'élevaient en sa faveur, subit noblement sa sentence et montra qu'il n'était pas moins grand citoyen que grand capitaine, sous le plus ingrat des gouvernements.

XXXII. Dépenses de cette guerre. Telle fut l'issue de cette guerre dans laquelle la maison de Visconti ne recouvra pas même sa tranquillité, et qui procura aux Vénitiens ses alliés, l'acquisition de Bellune, de Feltre, de Vicence, de Vérone, de Padoue et de Rovigo, c'est-à-dire à-peu-près tout le pays renfermé entre la Piave, les montagnes, le lac de Garde, le Pô et les lagunes.

Seulement Rovigo pouvait être rachetée par le marquis de Ferrare, pour quatre-vingt mille ducats. Ces conquêtes si importantes n'avaient coûté que de l'argent. Pas une goutte de sang vénitien n'avait été versée; car, à l'exception de la flottille, les armées n'étaient composées que de mercenaires étrangers; mais il avait fallu leur prodiguer les trésors. En 1404, le gouvernement fut obligé de créer de nouvelles rentes, c'est-à-dire de faire un emprunt pour soudoyer ces troupes. L'année suivante, immédiatement après l'occupation de Vérone, on en ouvrit un nouveau dont le prompt succès prouva combien on comptait sur la durée de ces prospérités. Ces expédients ne suffirent pas, on imagina une opération sur les monnaies de Padoue qu'on soumit à une refonte; mais les renseignements nous manquent pour expliquer en quoi consistait cette opération. On en fit une bien autrement importante sur les grains: le gouvernement s'en réserva le monopole et le droit d'en fixer le prix. Enfin toutes les évaluations portent la dépense de ces deux campagnes à deux millions de ducats d'or[92]. On fit cependant, vers cette époque, quelques dépenses publiques assez considérables. Les places de Rialte et de St.-Marc furent pavées de grandes pierres. La tour de l'horloge, qui est devant l'église St.-Marc, et qui avait été consumée pendant une illumination de réjouissance, fut rebâtie. La façade du palais ducal, du côté du midi, fut achevée.

Cette acquisition d'un territoire considérable, dans le continent de l'Italie, accroissait sans doute les ressources et la puissance de la république; mais d'une autre part elle changeait la nature de ses rapports avec ses voisins, nécessitait un autre emploi de ses forces et devait par conséquent détourner une partie des capitaux et des bras que réclamaient la marine et les colonies.

LIVRE XII.

Acquisition de Zara et de quelques autres places en Dalmatie, de Lépante et de Patras.—Traité avec les Turcs.—Acquisition de quelques villes sur le Pô.—Guerre avec le roi de Hongrie.—Trève, 1406-1413.—La seigneurie refuse la ville d'Ancône.—Rupture momentanée avec les Turcs.—Acquisition de Corinthe.—Mort de Charles Zéno.—Guerre contre le roi de Hongrie et le patriarche d'Aquilée.—Conquête du Frioul.—Acquisition de Cattaro.—Situation de la république après ces conquêtes, 1413-1420.

I. Les Vénitiens transportent à la Terre-Sainte le fils du roi de Portugal. Pendant que la république portait son ambition sur le continent, elle dut à une circonstance fortuite de nouveaux avantages pour son commerce maritime. Un fils de Jean 1er, roi de Portugal, s'étant obligé par un vœu à faire un pélerinage à la Terre-Sainte, vint demander le passage aux Vénitiens. Il était porteur de lettres par lesquelles le roi, son père, priait la seigneurie de l'accueillir favorablement, et, en reconnaissance, offrait aux négociants de Venise toutes sortes de franchises dans ses ports pendant cent ans[93]; c'était beaucoup pour un si faible service.

Comme déjà les vaisseaux vénitiens avaient appris à longer la côte occidentale de l'Europe et fréquentaient la mer du Nord, ce n'était pas pour eux un médiocre avantage de trouver un accueil et des priviléges dans des ports situés à moitié chemin. La seigneurie s'empressa de recevoir l'auguste pèlerin sur une escadre qui partait pour Berythe. Bizarre jeu de l'impénétrable fortune! les Vénitiens accordaient passage sur leurs galères, pour la traversée de la Méditerranée, à un prince dont la nation devait quelques années après frayer une nouvelle route aux navigateurs dans des mers inconnues, et par cette découverte, faire descendre les Vénitiens du premier rang qu'ils occupaient depuis si long-temps entre les peuples commerçants de l'univers.

II. Premier pape vénitien, Grégoire XII. 1406. Vers le même temps un évènement peu considérable en lui-même répandit dans Venise cette joie populaire à qui les gouvernements permettent quelquefois de se manifester sans la partager. Un cardinal vénitien, Ange Corrario, fut élevé au pontificat. Une singularité assez remarquable, c'est que la mère de ce cardinal Beriola Condolmier fut sœur, mère et grand'-mère de trois papes, savoir mère de celui-ci, Grégoire XII, élu en 1406, sœur de Gabriel Condolmier, élu en 1431, qui prit le nom d'Eugène IV, et aïeule de Paul II, Pierre Barbo, élu en 1464 C'était la première fois que la nation recevait cette espèce d'illustration, mais la chaire de S.-Pierre n'était alors qu'un trône assez mal affermi que deux compétiteurs se disputaient. Depuis trente ans, l'église donnait au monde chrétien le scandale de deux papes rivaux, se déclarant réciproquement illégitimes, intrus, schismatiques, usurpateurs, s'anathématisant l'un l'autre tour-à-tour, jetant dans les consciences l'incertitude et l'effroi, et offrant aux souverains le choix d'un pape selon leurs intérêts temporels. On en vit jusqu'à trois en même temps[94]; plusieurs furent déposés. On vit les cardinaux donner un compétiteur au pape qu'ils venaient d'élire. L'Italie fut ensanglantée par leurs rivalités; on se battit dans l'enceinte même des conciles et les pères les moins belliqueux se sauvèrent par les fenêtres[95].

Le gouvernement vénitien toujours peu disposé à favoriser l'ambition des ecclésiastiques, ne se départit point en faveur d'Ange Corrario de son système d'indifférence sur la rivalité des papes. Trois ans après, Grégoire XII, déposé par une sentence du concile de Pise, fut remplacé par un cardinal, né sujet de la république, Pierre Philargi qui était de Candie. L'ancien pape voulut passer de Rimini à Udine, où il avait convoqué les évêques de son obédience; la seigneurie défendit à tout le clergé vénitien de se rendre à cette convocation, refusa de recevoir le pape à Venise, se déclara pour son compétiteur, et donna même des ordres pour faire arrêter Grégoire à son retour. Un déguisement peu digne du chef de l'église sauva ce pape. Mais, en se rangeant sous l'obédience d'Alexandre V, la république ne se montra pas plus disposée à s'engager dans la querelle de ce nouveau pontife. Il sollicitait des secours pécuniaires et la permission de résider à Venise. On lui refusa l'un et l'autre. Et, lorsqu'en 1415, le concile de Constance, voulant mettre fin à ces discordes, fit demander à la république si elle reconnaîtrait le pape qu'il se proposait de choisir; les Vénitiens répondirent qu'ils feraient comme la majeure partie de la chrétienté[96].

III. Diverses acquisitions. De Lépante. 1407. Des intérêts plus directs appelaient ailleurs l'attention du gouvernement. La ville de Lépante, située dans l'ancienne Phocide, vis-à-vis la presqu'île du Péloponnèse, appartenait au prince de Morée: ce prince, ne pouvant la défendre contre les Turcs, accepta une modique pension de cinq cents ducats que lui offrit la république, et permit à ses sujets de chercher leur sûreté sous le pavillon de S.-Marc. De Patras. 1408. L'année suivante, en 1408, la ville de Patras fut acquise à-peu-près de la même manière. La république se la fit céder par l'archevêque[97].

Révolte en Albanie. Une petite révolte avait éclaté, en 1405, en Albanie. Les peuples de la principauté de Scutari, que la république avait achetée des derniers feudataires, avaient témoigné qu'ils regrettaient leurs anciens maîtres. Il fallut y envoyer des troupes, faire le siége de quelques châteaux, et notamment de celui où s'étaient réfugiés l'héritier et la veuve du dernier seigneur. La princesse et son fils se soumirent à aller résider à Venise, et leur départ rétablit la tranquillité dans la colonie. Elle fut troublée trois ans après par un parent du jeune prince, qui entreprit d'en chasser les Vénitiens, battit leur petite armée, et les obligea de renoncer à une partie de cette province. Ils conservèrent seulement Scutari, Dulcigno, et les salines qui sont sur cette côte.

Cette seconde révolte des Albanais avait été appuyée par les troupes de Sigismond, roi de Hongrie, qui disputait alors sa couronne à Ladislas, allié des Vénitiens. Ladislas, roi de Naples, était appelé au trône de Hongrie par une partie des seigneurs, mécontents d'obéir à Sigismond, qui était étranger et dont les droits n'étaient fondés que sur son mariage avec leur dernière reine; encore en était-il devenu veuf.

Ladislas, roi de Hongrie, vend Zara aux Vénitiens. 1409. Ladislas, en partant de Naples, pour aller prendre possession de la nouvelle couronne qui lui était offerte, fit un traité avec les Vénitiens, et, à l'exemple de tous les princes, qui, dans une position semblable, n'hésitent pas à proposer le partage des états dont ils ne sont pas encore en possession, il leur promit la ville de Zara.

Malheureusement pour lui, ses conquêtes se bornèrent à cette place; il fut obligé de repasser en Italie, et tout le fruit qu'il retira de cette expédition se réduisit à vendre à la république, pour cent mille florins[98], la ville de Zara et tous ses droits sur la Dalmatie. La seigneurie prévoyait bien que cette acquisition la mettrait en état de guerre avec le compétiteur de Ladislas; mais elle n'hésita point à prendre possession de son ancienne colonie. Une forte garnison y fut envoyée. Des ouvrages considérables furent faits autour de Zara pour s'en assurer la conservation, et un fort fut élevé pour répondre de la fidélité des habitants. Elle avait besoin de garantie, car leur ville avait échappé huit fois à la seigneurie. Acquise, en 998, par le doge Pierre Urseolo, elle se révolta en 1040, pour se donner au roi de Croatie. En 1115, elle se mit sous la protection du roi de Hongrie. En 1170, elle se déclara indépendante et élut pour prince son archevêque. En 1186, ce fut encore le roi de Hongrie qui appuya les nouveaux efforts des Zaretins pour secouer le joug de la république. Les années 1242, 1310, 1345 et 1357 furent encore marquées par de nouvelles expulsions des Vénitiens, qui, après être rentrés tant de fois dans cette possession par la force des armes, acquirent enfin cette colonie par un marché, comme s'ils n'en eussent jamais fait la conquête. Cette acquisition importante eut lieu en 1409, et en 1414, des provéditeurs furent envoyés dans cette province, avec la mission de prendre des ôtages dans les principales familles et de les faire partir pour Venise[99]. Bientôt après, les généraux vénitiens employés sur cette côte s'emparèrent successivement des îles d'Arbo, de Pago, de Cherno et d'Ossero. Ils prennent Sebenigo de vive force. 1412. À la faveur du voisinage ils semèrent la division dans Sebenigo, pour s'en emparer par un coup-de-main, mais la tentative échoua. Les partisans que les Vénitiens s'étaient ménagés dans la place en furent chassés et il fallut en entreprendre le siége, qui fut long, car la ville ne se rendit que par famine au bout de deux ans.

La république paie un tribut aux Turcs. Ainsi, depuis quelques années, les Vénitiens multipliaient leurs établissements sur la presqu'île de l'ancienne Grèce; mais les Turcs commençaient à l'envahir de leur côté. La seigneurie, ne se sentant pas en état de résister à de si dangereux voisins, prit le parti de négocier avec l'empereur Soliman, et ne fit pas difficulté d'acheter, par un tribut annuel de seize cents ducats, la promesse qu'il voulut bien faire que ses armes laisseraient en paix les pays soumis à la république.

IV. Le marquis de Mantoue met son fils sous la tutelle des Vénitiens. On voit combien les affaires des Vénitiens s'étaient améliorées du côté du Levant. Sur le continent de l'Italie, leurs nouvelles conquêtes avaient dû leur procurer beaucoup de considération et d'influence. Ils en eurent une preuve par le testament du marquis de Mantoue, François de Gonzague, qui, laissant un fils âgé de douze ans, pria la république de vouloir bien se charger de la tutelle du jeune prince et du gouvernement de ses états, pendant la minorité. La république répondit dignement à cette honorable marque de confiance. François Foscari, délégué par elle pour aller administrer le Mantouan, y sut mériter la reconnaissance du prince et du peuple.

Le seigneur de Ravenne demande un patricien pour l'assister dans le gouvernement. Cet exemple fut suivi par le seigneur de Ravenne, Obizzo de Polenta, prince trop modeste ou trop indolent, qui, bien qu'il fût en âge de régner par lui-même, demanda à la seigneurie un patricien pour l'assister dans les soins du gouvernement. Jean Cocco, qui fut chargé de cette mission, ne s'en acquitta pas avec moins de succès que François Foscari de la sienne.

S'il était beau pour le gouvernement de Venise de recevoir de pareilles demandes, qui étaient un hommage rendu à sa sagesse, il était plus glorieux encore de les justifier.

Acquisition de Guastalla, Brescello, et Casal-Maggiore. La Lombardie était troublée à cette époque par les divisions de plusieurs princes et notamment par l'ambition du seigneur de Plaisance, Otto da Terzi, qui possédait déjà Parme et Reggio et qui voulait enlever Modène au marquis de Ferrare. Celui-ci parvint à former une ligue contre ce voisin turbulent. La petite armée de cette coalition, dans laquelle les Vénitiens étaient entrés et avaient fourni sept cents lances, fut complètement battue; mais le marquis répara les torts de la fortune par un crime. Il attira son ennemi dans un piége et le fit assassiner. On se partagea le corps de ce prince comme un trophée[100], et Venise ne répugna point à recevoir les fruits de cette trahison. Elle s'empara de Parme et de Reggio. Cette promptitude à se saisir de la part qu'elle croyait lui être due, la brouilla avec son allié, qui fit avancer ses troupes pour disputer la possession de Parme. Ils n'en vinrent cependant pas aux mains; le marquis céda à la république Guastalla, Brescello et Casal-Maggiore sur le Pô. Ces places convenaient beaucoup mieux aux Vénitiens, qui, à ce prix, rendirent les deux autres.

V. Désastres, complots à Padoue et à Vérone. L'année 1410 fut marquée par plusieurs évènements sinistres. Des conspirations éclatèrent à Padoue et à Vérone, pour y établir l'autorité des maisons de Carrare et de la Scala. Les coupables expièrent cette tentative dans des supplices affreux. Pillage de Tana par les Tartares. Les Tartares firent une irruption dans la ville de Tana, où se tenait une foire au mois d'août, et égorgèrent tous les Vénitiens qui s'y trouvaient, au nombre de plus de six cents, après avoir pillé leurs richesses, évaluées à plus de deux cent mille ducats[101].

Ouragan à Venise. Le même jour que cette irruption ruinait le commerce vénitien au fond de la mer Noire, un ouragan, tel qu'on n'en avait point vu de mémoire d'homme, semblait menacer Venise même d'une destruction totale. Les vaisseaux arrachés de leurs ancres étaient brisés contre le rivage, ou jetés dans la haute mer; tous les arbres déracinés; les édifices renversés; la mer furieuse semblait vouloir anéantir Venise. Le dommage fut incalculable.

Murmures contre les patriciens. Environ un an après, un complot fut formé, ou plutôt un murmure fut proféré contre les patriciens. Deux citadins, l'un nommé François Baudouin, l'autre Barthélemi Anselme, causant un jour avec l'abandon de l'amitié, se communiquèrent les sentiments d'indignation que leur faisait éprouver l'insolence de la noblesse. Le premier osa dire qu'il n'était pas impossible de la réprimer, que si les citoyens riches voulaient assembler leurs créatures, ils se déferaient des patriciens les plus odieux, et du conseil des Dix. Cette confidence effraya tellement l'interlocuteur, qu'il courut dénoncer son ami, qui fut pendu le lendemain, et le dénonciateur fut aggrégé au patriciat. Telle est l'origine de la noblesse de la maison Anselmi[102].

VI. Guerre contre le roi de Hongrie. 1411. Les Vénitiens, en portant en Dalmatie leur pavillon et leur esprit d'envahissement, avaient fait, selon Ladislas, une acquisition légitime; mais aux yeux de Sigismond, ce ne pouvait être qu'une usurpation. Sigismond n'était pas seulement l'heureux compétiteur de Ladislas, il venait d'être appelé au trône impérial, et ceint d'une double couronne, il s'avançait à main armée pour descendre des montagnes du Frioul, et entrer sur le territoire vénitien. L'évêque d'Aquilée, dont les états allaient être traversés et ensanglantés, s'enfuit à Venise. La seigneurie prit toutes les mesures indiquées par les localités pour défendre les passages par lesquels on pouvait pénétrer dans son territoire. Un retranchement de vingt-deux mille de développement, fut tracé sur la frontière. Douze mille hommes de milices furent rassemblés pour la défense de ces lignes. Chaque ville fournit un contingent de lances et de chevaux, et on en forma une petite armée mobile, dont le commandement fut donné à Thadeo Dal Verme, qui conduisit assez mal les affaires, pour qu'on fût obligé de le remplacer par Charles Malatesta, dès la première campagne[103].

Ces préparatifs de guerre nécessitèrent de nouvelles mesures de finance, pour subvenir à une dépense qu'on évaluait à soixante mille ducats par mois. Le gouvernement provoqua des dons patriotiques; on soumit à des taxes les officiers de justice et beaucoup d'employés de l'administration. On abusa du monopole du blé. On augmenta les droits sur le sel, on en établit un de vingt sols par aune sur les draps et sur les toiles. On multiplia les emprunts; Padoue prêta sept mille ducats, Vicence huit mille, Vérone dix mille. Le conseil confia la conduite de toutes les affaires militaires à une commission qui, par-tout ailleurs qu'à Venise, aurait été jugée trop nombreuse pour pouvoir faire espérer de la diligence et de la discrétion, car elle était composée de cent vingt-neuf patriciens.

Les affaires des Vénitiens allèrent fort mal pendant la première campagne. Le général des Hongrois était un Florentin nommé Pippo. Il passa le Tagliamento, franchit tous les défilés du Frioul, se présenta, le 22 avril 1411, devant les lignes, et les emporta presque sans combattre, par la lâcheté et l'inexpérience des milices, qui se débandèrent à l'aspect de l'ennemi. Dès que cette irruption fut opérée, Bellune chassa le podestat vénitien, et ouvrit ses portes aux Hongrois. Serravalle, Feltre, Motta, ne firent aucune résistance. Sacile, Cordagnano, Val di Marino, Castelnuovo, furent emportés ou se rendirent. Il n'y eut que Castelfranco, Conegliano, Azolo, Noale et Oderzo, dont la défense fut honorable. L'ennemi se répandit dans toute la province de Trévise, il pouvait attaquer la capitale. Il fallut pour l'arrêter avoir recours à d'autres armes. Heureusement Pippo n'était point inaccessible à la corruption. Vaincu par les présents des Vénitiens, il se hâta de prendre des quartiers d'hiver, et repassa même les montagnes sous prétexte d'y être plus en sûreté.

La seigneurie employa cet intervalle de repos à renforcer ses troupes et ses places, à punir sévèrement les officiers lâches ou infidèles, à qui on imputait les pertes de la campagne précédente, et sur-tout à nouer des négociations pour la paix. Le roi ne la refusait pas absolument, il consentait même à ce que Zara restât à la république; mais il exigeait qu'on lui rendît Sebenigo et les autres places, qu'on réparât le dommage qui y avait été fait, que six cent mille ducats lui fussent payés en indemnité des frais de la guerre, que la seigneurie lui envoyât tous les ans un cheval blanc ou un faucon, à titre d'hommage pour la possession de Zara, et qu'elle lui accordât un libre passage sur son territoire pour aller à Rome.

Les Vénitiens avaient bien pu se soumettre à payer un tribut aux Turcs, mais ils ne voulaient pas se reconnaître vassaux du roi de Hongrie. Ils pouvaient encore moins consentir à lui donner passage pour venir en Italie, où il aurait fini par dominer.

Au commencement de la campagne de 1412, ils tâchèrent de porter la guerre dans le Frioul. Udine fut prise et reprise. On se disputa plusieurs châteaux. Dans une première bataille, les troupes vénitiennes eurent un plein succès. Le général ennemi fut tué avec quinze cents des siens; mais Sigismond s'avançait en personne, menant à sa suite les héritiers des maisons de Carrare et de la Scala, ce qui annonçait évidemment le projet de dépouiller la république de la souveraineté de Padoue et de Vérone. Il fallut se replier sur Bellune, ensuite dans le Trévisan, laisser même les ennemis s'avancer sur le territoire de Padoue et le voir mettre le siége devant Vicence.

On avait eu la précaution d'enlever toutes les subsistances qui se trouvaient dans la campagne ou dans les places ouvertes. Les Hongrois éprouvèrent de grandes privations. Le siége de Vicence traîna en longueur. Il leur coûta plus de trois mille hommes. Cette armée, sans avoir été battue, se trouva réduite de moitié. Elle fit un mouvement de retraite; aussitôt les troupes vénitiennes et les paysans se mirent à sa poursuite pour la harceler, et lui firent éprouver une perte considérable lorsqu'elle voulut repasser la Piave.

VII. Trève. 1413. Les Hongrois passèrent l'hiver occupant le pays de Feltre, le Frioul, et menaçant les places de l'Istrie, pour attirer de ce côté les forces de la république. Enfin le 18 avril 1413, une trève de cinq ans vint mettre fin à ces hostilités.

Cette guerre défensive avait coûté deux millions de ducats, et occasionné la dévastation de plusieurs provinces. Il en résultait, pour les Vénitiens, une dette considérable dont l'extinction fut le premier soin du gouvernement. Son discrédit était tel que les créances sur les fonds publics se vendaient à 38 pour cent de leur valeur nominale[104]; on affecta à leur paiement tout le produit des sels que les lagunes fournissaient pour la consommation de Vicence et de Padoue, et un droit de 3 pour cent qui fut ajouté à la taxe dont toutes les marchandises étaient grevées. Cinq commissaires furent nommés pour diriger l'emploi de ce fonds d'amortissement.

Cependant au milieu de cette guerre malheureuse les intérêts du commerce ne furent pas négligés. La guerre contre les Hongrois fit rechercher l'amitié du duc d'Autriche; les Vénitiens obtinrent de lui, moyennant une somme considérable, qu'il ouvrirait un libre passage par le défilé de Trente aux marchandises qu'ils envoyaient en Allemagne[105].

Peste à Venise. Il n'y avait pas deux mois que la guerre avait cessé lorsque la peste se déclara encore dans Venise, et dura jusqu'au mois d'octobre; elle y fit périr cette fois trente mille personnes[106]. Le retour si fréquent de ce fléau accuse l'insuffisance des lois sanitaires, si nécessaires à un peuple qui était en communication continuelle avec tout l'Orient; mais cette même calamité donna lieu quelque temps après à une fort belle loi, qui défendit à tout sénateur de s'éloigner de la capitale quand la peste y régnerait[107].

Thomas Moncenigo, doge. 1414. Cette même année Venise perdit le doge Michel Steno, qui fut remplacé par Thomas Moncenigo, alors en ambassade auprès de l'empereur Sigismond. La mission de Thomas Moncenigo avait pour objet de mettre un terme aux désordres que produisait en Italie la querelle des papes, du roi de Naples et de Sigismond. Cet ambassadeur avait aussi été chargé de proposer à l'empereur de donner à la république l'investiture des principautés de Padoue, de Vicence et de Vérone, ce qui prouve que la seigneurie ne se croyait pas un droit incontestable sur ces états. Cette proposition, qui pouvait flatter la vanité de l'empereur, était en opposition avec sa politique. Il demanda que ces trois provinces fussent rendues à leurs anciens maîtres devenus ses protégés. Il persistait aussi à exiger que les Vénitiens, en gardant Zara, lui en fissent hommage. Il fallut se préparer à une nouvelle guerre.

Quelques règlements qui furent faits sous le règne de Steno, ou pendant l'interrègne, méritent d'être rapportés.

VIII. Règlements intérieurs. On se souvient que la conjuration de Boëmont Thiepolo avait occasionné l'expulsion de beaucoup de patriciens qui y avaient pris part, notamment de plusieurs personnes de la maison Querini. Il avait été réglé depuis que, tant que la race de ces exilés ne serait pas éteinte, aucun des membres de leur famille, bien qu'étranger à la conspiration, ne serait éligible au conseil des Dix. On vérifia au commencement du XVe siècle qu'il ne restait plus aucun descendant des condamnés; en conséquence le droit d'éligibilité à ce conseil fut rendu à leurs parents.

Un autre décret régla que les avogadors ne pourraient plus faire arrêter un conseiller de la seigneurie, à moins que l'accusation ne portât sur un fait extraordinaire, et que, même dans ce cas, ils seraient obligés d'en référer à deux chefs du tribunal des quarante.

On ajouta à ces dispositions que le doge ne pourrait appeler personne en justice, que ses armoiries ne seraient placées ni sur les drapeaux, ni sur aucun navire, ni sur aucun édifice, excepté dans l'intérieur du palais ducal; que les avogadors pourraient le traduire en jugement; que dans les conseils il ne pourrait jamais s'opposer à leurs conclusions; qu'enfin personne ne serait autorisé à tirer des archives de la république aucune pièce secrète.

IX. Les Vénitiens refusent la possession de la ville d'Ancône. Les gouvernements aristocratiques ne sont pas les moins susceptibles des séductions de la prospérité. Venise, depuis une vingtaine d'années, reculait tous les ans les bornes de ses domaines. Sans rivaux sur les mers, où les Génois ne pouvaient plus soutenir la concurrence, elle avait recouvré ou acquis d'importantes colonies, et possédait plusieurs belles provinces sur le continent de l'Italie; mais il fallait supporter les inconvénients inséparables de sa nouvelle condition. Victorieuse des petits princes, dont le voisinage l'avait si long-temps importunée, conquérante de leurs états, elle se trouvait en contact avec des puissances bien autrement redoutables, et il ne lui était plus permis de se dispenser de prendre part à leurs différends. Devenue vulnérable sur plus de points, elle avait plus de ménagements à garder. Une des acquisitions les plus désirables pour elle, était sûrement celle du port d'Ancône. Déjà maîtresse de Corfou, de Zara et des Lagunes, si elle y eût joint Ancône, elle se serait trouvée en possession de tous les bons ports existants sur les deux rivages de l'Adriatique. Elle put faire cette acquisition et la faire gratuitement. Les Anconitains, sujets de l'église, étaient assiégés et vivement pressés par le seigneur de Pezzaro. Ils crurent trouver leur salut dans la protection de la république, arborèrent l'étendard de Saint-Marc, et envoyèrent des députés à Venise pour offrir de se donner à la seigneurie. Rien n'était plus séduisant qu'une pareille proposition. Le gouvernement vénitien avait montré plus d'une fois qu'il était toujours disposé à croire sincères les vœux des peuples qui se donnaient à lui; mais dans cette circonstance il résista à la tentation, et ne voulut point avoir à compter de plus parmi ses ennemis le pape, et le prince qui voulait conquérir cette ville.

Au lieu d'accepter le titre de maîtres, les Vénitiens s'offrirent pour médiateurs et devinrent les arbitres désintéressés de ce différend. Cette conduite, qui n'était que circonspecte, eut tous les honneurs de la modération.

X. Guerre contre les Turcs. 1416. Les soins qu'ils étaient obligés de donner aux affaires de l'Italie détournaient leur attention et leurs forces des établissements qu'ils avaient en Orient. Pendant ce temps-là, le soudan de Babylone ruinait les comptoirs de la république à Damas; les Turcs mettaient à feu et à sang tout le plat pays de l'île de Négrepont; Mahomet, leur nouvel empereur, armait une puissante flotte qui menaçait Candie, et, sans les divisions qui survinrent dans la famille ottomane, il n'est pas probable qu'on eût pu détourner le danger par la négociation. La paix qu'on eut le bonheur de conclure avec Mahomet, en 1415, fut rompue presque aussitôt, par l'imprudence du duc d'Andros, qui ne cessait point de faire la course sur les Turcs. Ceux-ci ne distinguèrent point la république de son vassal, et se mirent à poursuivre tous les bâtiments appartenant aux Vénitiens.

La seigneurie envoya, pour protéger son pavillon, une escadre de quinze galères dans les mers de Constantinople, sous les ordres de Pierre Loredan. La guerre n'avait été déclarée de part ni d'autre, la flotte vénitienne portait des plénipotentiaires, chargés de donner des explications et de prévenir une rupture; mais lorsque les Turcs virent défiler le long de leurs côtes le cortége formidable qui accompagnait ces ambassadeurs, ils firent feu sur l'escadre, qui répondit par des volées de toute son artillerie. La flotte turque appareilla pour venir attaquer les Vénitiens, et le 29 mai 1416, les deux armées se livrèrent un combat sanglant à la vue de Gallipoli.

Bataille de Gallipoli. Malgré l'infériorité du nombre, les Vénitiens remportèrent une victoire complète. Leur amiral, Pierre Loredan, y reçut plusieurs blessures. Celui des Turcs y perdit la vie[108]; cinq galères et plusieurs autres bâtiments demeurèrent au pouvoir du vainqueur, qui fit passer au fil de l'épée tous les Génois, Catalans, Siciliens ou Provençaux, qui se trouvèrent parmi les prisonniers; ils étaient au nombre de 2600. Il y avait aussi quelques Candiotes qui avaient pris du service dans les équipages turcs. Ils furent écartelés, et leurs membres suspendus à la poupe des galères.

Paix. Un mois et demi se passa en pour-parlers, avant que les plénipotentiaires, qui étaient sur la capitane de Loredan, pussent débarquer. Enfin ils furent admis. Tous les griefs qu'on avait à se reprocher mutuellement furent considérés comme des mal-entendus. On se rendit les prisonniers, les choses furent rétablies sur le même pied qu'auparavant. Il fut stipulé que le gouvernement turc ne prendrait point fait et cause pour les corsaires de sa nation et que les Vénitiens pourraient les traiter en ennemis.

XI. Acquisitions dans la Morée, Corinthe en 1422. Cette paix avec la Porte eut de très-bons effets pour la république. Sa considération dans l'Orient et ses richesses s'en accrurent. Les petits souverains qui redoutaient les Turcs, briguèrent son amitié. Le prince de Morée sollicita sa protection et la paya de quelques châteaux situés sur cette côte[109]. Cinq ans après, c'est-à-dire en 1422, les terreurs de ce prince augmentant dans la même proportion que la puissance ottomane, il céda encore aux Vénitiens la ville de Corinthe, qui est la clef de la presqu'île de la Morée.

Des évènements bien autrement importants se passaient en Italie.

La guerre contre Sigismond, roi de Hongrie et empereur, avait été suspendue par une trève de cinq ans, signée le 18 avril 1413. Elle devait par conséquent expirer à pareil jour, de l'an 1418.

XII. Mort de Charles Zéno. 1418. Cette époque fut celle de la mort de l'un des plus grands hommes dont la nation vénitienne puisse s'honorer. Après avoir subi une prison de deux ans, Charles Zéno, presque octogénaire, dépouillé de ses honneurs, mais non pas de sa gloire, voulut ajouter à toutes les aventures qui avaient illustré sa vie, un pélerinage à la Terre-Sainte. Dans ce voyage, son ardeur guerrière eut encore une occasion de se réveiller. Son vaisseau aborda en Chypre, le roi Pierre de Lusignan était alors en guerre avec les Génois, qui avaient fait une descente dans son île et qui l'assiégeaient dans sa capitale. Il réclama les conseils de ce vieux guerrier; mais lorsqu'il s'agissait de combattre, Zéno ne se bornait pas à des conseils. Il se mit à la tête de quelques troupes que le roi lui confia y disputa le terrain aux Génois pendant toute une campagne, rendit vaines toutes leurs entreprises et les força à signer la paix et à se rembarquer. Après ce dernier exploit il revint à Venise, où tous les malheurs de la vieillesse l'attendaient. Des maladies cruelles, la goutte, la pierre, la cécité, et la perte encore plus cruelle de sa femme et de son fils, lui firent désirer la mort qu'il avait si long-temps bravée. Il mourut le 8 mai 1418, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Le gouvernement, qui avait pris soin d'humilier ce général au milieu de ses prospérités, jugea qu'il était aussi de sa politique de rendre à ses restes des honneurs funèbres. Le corps de Zéno, couvert de quarante blessures, fut porté à la sépulture par les marins, qui voulurent rendre cet hommage à leur ancien amiral: le doge, le sénat en corps, l'accompagnèrent, et Léonard Justiniani prononça en grec et en latin[110] l'oraison funèbre d'un héros, à qui la patrie ingrate devait tant de victoires, son salut et de si nobles exemples.

XIII. Guerre contre le roi de Hongrie, et le patriarche d'Aquilée. 1418. La république touchait au moment de voir recommencer les hostilités, avec deux ennemis redoutables. L'un était Sigismond; l'autre n'était pas un ennemi déclaré, mais sa circonspection donnait autant d'inquiétude que sa puissance. La république ménage le duc de Milan. Philippe Marie Visconti avait recueilli en 1412 l'héritage de sa maison, c'est-à-dire ce que n'en avaient point arraché les seigneurs rebelles et les voisins jaloux. Mais il ne dissimulait pas le dessein de ressaisir ce qui avait appartenu à ses ancêtres, et, en attendant qu'il pût redemander aux Vénitiens les provinces sur lesquelles il croyait avoir des droits, il menaçait ou attaquait les princes moins puissants qui possédaient Lodi, Côme, Brescia, Bergame et Crémone.

La république ne voulait pas que le duc de Milan se joignît contre elle au roi de Hongrie. C'était là son intérêt le plus pressant. Elle lui fit entendre que le premier objet des puissances de l'Italie devait être d'empêcher les Allemands d'y pénétrer. Cette communauté de périls produisit une de ces alliances où chacun ne se propose que de profiter des malheurs de son allié. Le duc de Milan ne promit point sa coopération, mais seulement son amitié, et cette amitié était suspecte. Certain que les Vénitiens le ménageraient et éviteraient de se brouiller avec lui, tant qu'ils auraient en tête l'empereur Sigismond, il ne négligea rien pour mettre le temps à profit. La seigneurie de son côté fit son possible pour l'empêcher de s'agrandir. Sous le titre de son alliée, elle s'entremit dans toutes ses querelles avec les seigneurs voisins. Elle parvint quelquefois à retarder leur ruine par des trèves aussitôt violées que conclues, et eut souvent la douleur de voir dédaigner sa médiation ou même son intercession. Il fallut souffrir que le duc de Milan s'emparât de Lodi, dont il fit pendre le seigneur, et de Bergame, qui appartenait au seigneur de Brescia, particulièrement protégé des Vénitiens.

Ils tâchèrent de former contre l'empereur des alliances avec les ducs de Bavière et d'Autriche. Ces alliés évitèrent de prendre une part active à la guerre contre un ennemi si puissant. Plusieurs négociations furent entamées avec Sigismond pour le détourner de recommencer les hostilités. Le pape intervint comme conciliateur, mais le roi demanda toujours, pour première condition, la restitution des places de la Dalmatie, et la guerre fut inévitable.

La république n'avait rien négligé pour s'y préparer. Il était pour elle du plus grand intérêt que le Frioul en fût le théâtre. On ne manqua point de prétextes pour y porter les troupes vénitiennes, même avant l'expiration de la trève. Le patriarche d'Aquilée, souverain de cette province, avait vu, quelques années auparavant, son pays traversé plusieurs fois par les armées hongroises. L'espoir d'être un peu moins opprimé que dans les campagnes précédentes, l'avait déterminé à se jeter dans le parti de Sigismond. C'en fut assez pour donner aux Vénitiens le droit de l'attaquer. Ils surent même se former dans le pays un parti, non-seulement pour seconder leurs opérations dans la guerre actuelle, mais encore pour faciliter l'accomplissement de leurs vues ultérieures. Le pape fit en vain des efforts pour détourner l'orage qui allait fondre sur le territoire d'un prince ecclésiastique. Le légat, qu'il envoya à cet effet à Venise, eut beau représenter que le patriarche n'avait embrassé que forcément le parti du roi de Hongrie; on avait intérêt de trouver en lui un ennemi pour se battre sur son territoire. Ce légat d'ailleurs mêla à ses paroles de paix des propositions intéressées, qui nuisirent au succès de sa mission, en indisposant le gouvernement de la république. La cour romaine désirait que, dans les états de la seigneurie, les biens possédés par le clergé ne fussent plus soumis aux impositions. Cette demande fut repoussée avec cette fermeté que la seigneurie opposa toujours aux prétentions du saint-siége. On répondit qu'avant d'être donnés à l'église, ces biens supportaient toutes les charges publiques, que l'état n'avait pas renoncé à ses droits, en permettant que ces biens fussent affectés à la dotation du clergé, et qu'on ne se départirait jamais de cette maxime.

XIV. Conquête du Frioul, de Feltre, de Bellune, et de Cadore. L'armée de la république commandée par Philippe Arcelli parcourut le Frioul sans rencontrer une forte résistance, parce que les troupes de Sigismond étaient alors occupées en Bohême à une guerre contre les hussites, qui avaient le double tort d'être hérétiques et de ne pas le reconnaître pour leur roi. Les troupes du patriarche d'Aquilée, unies à celles du comte de Gorice, son voisin, soutinrent presque seules pendant deux campagnes les efforts des Vénitiens. Elles furent battues; plusieurs places se rendirent successivement. Huit mille Hongrois vinrent enfin partager les périls d'un allié à qui leur maître avait jusque-là laissé tout le poids de la guerre. Ce secours ne la rendit ni plus heureuse ni moins cruelle. On commit des deux côtés d'affreux ravages et des représailles plus horribles encore. Le général du patriarche fit écarteler des pillards. Le général vénitien crut venger son armée en faisant couper la tête à cinquante paysans ou femmes des environs d'Udine.

Les garnisons que le roi de Hongrie avait laissées dans les places de Bellune, de Feltre, de Cadore et dans les châteaux environnants, se virent tour-à-tour obligées de se rendre. Bellune fut la première à envoyer sa soumission; Cadore capitula; Feltre fut réduite à se racheter du pillage en payant dix mille ducats.

Dans le Frioul, les troupes vénitiennes, secondées par une flottille qui était entrée dans le Tagliamento, conquirent successivement Sacile, Pruta, Serravalle, Salemberg, Muceno et plusieurs autres places, dont quelques-unes furent aussitôt démolies. Le patriarche s'était jeté dans Udine avec six mille hommes. Cette capitale, devant laquelle les Vénitiens s'étaient présentés plusieurs fois dans le cours de cette guerre, finit par abandonner la cause de son prince, l'obligea à prendre la fuite et se soumit le 7 juin 1420, en payant trente mille ducats pour éviter le pillage, qui, par l'usage de ces rachats honteux, devenait un droit reconnu [111].

Le patriarche, voyant tous ses états au pouvoir du vainqueur, n'espérant plus aucun secours de Sigismond, que les hussites occupaient en Bohême, et que les Turcs menaçaient en Hongrie, implora la médiation du pape. Le médiateur demanda d'abord que les Vénitiens restituassent leur conquête; mais tout ce qu'on put en obtenir, ce fut de laisser au patriarche d'Aquilée San-Danielo et San-Vito, avec une pension de trois mille ducats, encore sous la condition de reconnaître la juridiction de la république. Le comte de Gorice fut obligé de faire hommage de ses fiefs.

XV. Guerre en Dalmatie. Sur la côte de la Dalmatie, les armes vénitiennes furent moins heureuses. Les Hongrois enlevèrent Scutari, gagnèrent une bataille, et auraient probablement reconquis la majeure partie de cette côte, si les Turcs, alors maîtres de la Thrace et en guerre avec Sigismond, n'eussent fourni aux Vénitiens un secours qui les aida à s'y maintenir. Pierre Loredan, capitaine du golfe, conquit Almissa, Brassa, Lezina, Curzola, Trau et Spalato. Scutari fut surpris et enlevé. Cattaro se donne aux Vénitiens. Cattaro, qui était alors une petite république, se donna aux Vénitiens, effrayée des progrès de la puissance ottomane, et ne trouvant pas une protection efficace dans les armes du roi de Hongrie. Mais cette soumission volontaire fut précédée d'un traité par lequel les habitants se réservèrent le droit d'élire leurs magistrats et de conserver leurs anciennes lois; ils y insérèrent même une condition digne de servir de modèle aux autres peuples. Il fut stipulé que les Vénitiens ne pourraient jamais céder cette ville à une autre puissance, et que, s'ils oubliaient cet engagement, Cattaro dégagée de tous les siens envers eux, reprendrait à l'instant son indépendance primitive[112].

XVI. Situation de la république après ces conquêtes. La république de Venise se montra fidèle à un traité qui lui donnait une forteresse importante à l'entrée de l'un des principaux bassins du littoral de l'Adriatique. Ce fut alors que la république se trouva réellement souveraine du golfe, puisqu'elle en possédait tous les rivages depuis les bouches du Pô jusqu'à Corfou. Ce territoire comprenait une population d'à-peu-près deux millions d'habitants, répartis sur deux mille lieues quarrées, à quoi il faut ajouter Candie, Négrepont, toute la côte de la Morée, plusieurs îles de l'Archipel, et des établissements dans presque tous les ports de l'Orient.

La capitale, suivant le dénombrement qui fut fait à cette époque, avait une population de cent quatre-vingt-dix mille âmes[113], et ce qui prouve que cette population tendait encore à s'accroître, c'est que les maisons y étaient d'une grande valeur[114]: on en peut juger par leur estimation qu'on portait à sept millions de ducats, ou trente millions de francs, et par le loyer qui s'élevait à cinq cent mille ducats, de la valeur de quatre francs trente-cinq centimes, c'est-à-dire, à deux millions de notre monnaie[115]. Tous les impôts rendaient dans la même proportion.

Un autre signe de prospérité non moins évident, c'était l'activité de l'atelier monétaire de Venise, pour convertir en monnaies nationales les espèces étrangères qui restaient dans le pays, après la compensation de toutes les marchandises importées et exportées. Cet atelier frappait annuellement un million de ducats d'or valant à-peu-près dix-sept francs; deux cent mille pièces d'argent et huit cent mille sols. C'était une fabrication de près de dix-huit millions de notre monnaie, dont s'accroissait tous les ans le numéraire de Venise. Aussi les fortunes particulières et la fortune publique augmentaient-elles dans une progression rapide. En moins de dix ans, l'état avait éteint une dette de quatre millions de ducats d'or, c'est-à-dire de près de soixante-dix millions de francs, et avait prêté cent soixante-six mille ducats au marquis de Ferrare. On comptait, dans Venise, mille nobles dont la fortune s'élevait depuis quatre mille jusqu'à soixante-dix mille ducats de revenus, et cela dans un temps où pour trois mille ducats on achetait un palais[116].

Trois mille vaisseaux de commerce du port de cent, de deux cents tonneaux, et trois cents gros bâtiments, occupaient vingt-cinq mille matelots. Quarante cinq galères, que la république entretenait en armement pour la protection de son commerce, étaient montées par onze mille hommes.

Ces flottes portaient tous les ans, chez l'étranger, pour dix millions de ducats de marchandises, qui produisaient un bénéfice de deux cinquièmes, dont la moitié payait le fret des bâtiments, et faisait vivre trente-six mille marins, et le reste accroissait les capitaux des négociants. Je trouve dans l'historien Sanuto, quelques notions sur une flotte marchande qu'on expédia vers ce temps-là pour la Syrie. Elle consistait en six bâtiments, ayant chacun cent cinquante hommes d'équipage, ils portaient trois cent soixante mille ducats en espèces, et des marchandises pour cent soixante mille.

Pour donner une idée de l'importance des ventes que Venise faisait, seulement dans la Lombardie, il suffit d'exposer que tous les ans elle y vendait pour

900,000 ducats de draperies.
100,000 » toiles.
240,000 » laines de France et d'Espagne.
250,000 » coton.
30,000 » fil.
200,000 » d'étoffes d'or et de soie,
250,000 » savon.
539,000 » d'épiceries et de sucre.
120,000 » bois de teinture.
110,000 » d'autres objets, parmi lesquels les esclaves figurent pour une somme de 50,000 ducats.
———— ————  
2,789,000 ducats.  

C'était donc une vente montant à deux millions sept cent quatre-vingt-neuf mille ducats, sans compter la vente du sel; et les Vénitiens rapportaient de toutes les places d'autres marchandises qu'ils allaient vendre à d'autres nations avec avantage. La somme du commerce que Venise faisait avec la Lombardie, était évaluée à vingt-huit millions huit cent mille ducats.

On aura remarqué quelle supériorité cette nation devait avoir sur les autres pour s'être faite l'intermédiaire du commerce des laines entre la Lombardie, la France et l'Espagne. Aussi tous les peuples étaient-ils ses tributaires; elle gagnait seize cent mille ducats par an sur les Lombards, et près de quatre cent mille sur Florence.

Et si l'on considère qu'il y avait à peine quarante ans que la république, dépouillée de la Dalmatie, réduite à disputer la plage de Malamocco, implorant la paix sans l'obtenir, menacée dans sa capitale, sans communication avec les colonies qui lui restaient, n'avait que six galères à mettre à la mer, voyait le pavillon génois flotter sur les lagunes, et finissait par céder au duc d'Autriche la seule province qu'elle possédât sur le continent, on reconnaîtra qu'il fallait qu'il y eût dans ce gouvernement un puissant principe de force et de vie, pour avoir surmonté tant d'obstacles et réparé tant de malheurs. Il nous reste à voir s'il était aussi heureusement organisé pour soutenir la prospérité.

Voici quel était à cette époque l'état des finances de la république[117].

  RECETTES. À DÉFALQUER. PRODUIT NET.
  ducats. ducats. ducats.
Le Frioul rendait 7,500 6,330 1,170
Trévise et le Trévisan 40,000 10,100 29,900
Padoue et le Padouan 65,500 14,000 51,500
Vicence et le Vicentin 34,500 7,600 26,900
Vérone et le Véronais 52,500 18,000 34,500
Venise 150,000     698,500 99,780 598,720
L'office du sel 165,000  
Les 8 offices qui versaient à la caisse des emprunts 233,500  
Profits de la chambre des emprunts 150,000  
Terres maritimes 180,000 « 180,000
Autres recettes extraordinaires, décime sur les maisons et biens dans le dogado 25,000 6,000 19,000
Bénéfice des prêts au comptant 15,000 7,500 7,500
Possessions au-dehors, et maisons d'habitation 5,000 « 5,000
Le clergé, à raison de ses revenus 22,000 2,000 20,000
Les Juifs trafiquant sur mer, à 2 déc. 600 « 600
Les Juifs trafiquant sur terre 1,500 « 1,500
Décimes du commerce 16,000 6,000 10,000
Nolis ou frêt 6,000 4,000 2,000
Change 20,000 12,000 8,000
  1,189,600 193,310 996,290

LIVRE XIII.

Délibération sur la guerre proposée par les Florentins contre le duc de Milan.—Mort du doge Thomas Moncenigo 1420-1423.—Acquisition et perte de Salonique.—Déclaration de guerre contre le duc de Milan.—Siége de Brescia.—Victoires de François Carmagnole.—Traité de paix par lequel la république acquiert Brescia, 1423-1426.

Les Florentins veulent engager la république à se liguer avec eux contre le duc de Milan. 1421. Le résultat de la guerre que le roi de Hongrie avait faite aux Vénitiens, était l'agrandissement de la république. Le patriarche d'Aquilée en avait fait les frais. La conquête du Frioul rendait contiguës les possessions de la seigneurie au nord du golfe, et par conséquent en facilitait les communications et la défense. Elle procurait l'occupation des défilés depuis l'embouchure du Tagliamento et du Lisonzo jusqu'à leurs sources, c'est-à-dire jusqu'aux hautes montagnes qui séparent l'Allemagne de cette partie de l'Italie. Maîtresse de ces passages, rassurée contre l'inimitié du roi de Hongrie, par les affaires qu'il avait ailleurs, la république était libre désormais de donner une attention plus sérieuse aux progrès du duc de Milan et d'y mettre obstacle.

Elle en fut vivement sollicitée. Des ambassadeurs Florentins vinrent exposer au sénat de Venise les dangers que l'ambition de Philippe-Marie Visconti faisait courir aux deux républiques, et à toute l'Italie septentrionale. Ils formaient contre ce prince une ligue déjà nombreuse et qui pouvait être très-puissante, si les Vénitiens voulaient y prendre part.

L'historien Sanuto, qui écrivait quelque cinquante ans après et qui, par son rang comme par la proximité des temps, était à portée d'être bien informé, nous a transmis[118] les discours qui furent prononcés dans le conseil par le doge pour faire décider si on entrerait, ou non, dans la ligue des Florentins contre le duc de Milan. Il assure qu'ils ne sont que la copie du manuscrit communiqué par Moncenigo lui-même. Quand des documents de cette nature ont une pareille authenticité, ils sont précieux à conserver parce qu'ils donnent une idée exacte du temps et des hommes.

Je vais laisser parler le grave personnage qui eut la plus grande part à cette délibération. Je me borne à traduire les harangues en les abrégeant quelquefois.

On avait exposé que les troupes du duc de Milan étaient aux portes de Florence, qu'après que cette république aurait succombé, les autres états seraient envahis, et qu'alors Venise se verrait obligée d'opposer seule à un puissant adversaire une résistance pour laquelle, dans ce moment, on ne lui demandait que sa coopération.

II. Discours du doge Thomas Moncenigo, sur les causes de la rupture des Florentins avec le duc de Milan. «Illustrissimes seigneurs, dit le doge, on n'ignore point l'origine des démêlés qui divisent Florence et le seigneur de Milan. Je crois cependant devoir vous la retracer en peu de mots. Le duc, mort en 1402, laissa deux fils encore enfants. Pendant cette minorité, Gabrino Fondolo se fit seigneur de Crémone, Pierre-Marie de Rossi s'empara de Parme, Pandolphe Malatesta se rendit maître de Brescia, Jacques Dal Verme et beaucoup d'autres se mirent en possession de ce qui se trouva à leur convenance. Les Florentins marchèrent sur Pise, qu'occupait un fils naturel de l'ancien duc. Ils favorisèrent les usurpations de tous ces seigneurs, et en moins d'un an l'état considérable que Visconti avait laissé à ses fils fut réduit à rien. Ces enfants se trouvèrent dépendre d'officiers qui avaient été naguère leurs sujets. La justice de Dieu permit cette révolution, parce que leur père avait acquis injustement une grande partie de ces vastes domaines. Philippe-Marie Visconti épousa la fille de son tuteur, et, au moyen des richesses, des soldats, que lui procura cette alliance, aidé sur-tout des talents de François Carmagnole, qu'il avait mis à la tête de ses troupes, il recouvra la majeure partie de l'héritage de ses pères. Alors, c'était en 1412, les Florentins lui envoyèrent une ambassade, pour lui exprimer toute la joie qu'ils feignaient d'avoir de ses succès, et lui proposer un traité. Il fut convenu que ni eux ni lui ne porteraient leurs armes au-delà du Tronto ni du Rubicon.

«En 1414 le seigneur de Forli mourut, et, comme il ne croyait point pouvoir confier ses enfants au seigneur d'Imola, son parent, il pria, par son testament, le duc de Milan de se charger de leur tutelle et de l'administration du pays. Le duc envoya à cet effet un corps de troupes à Forli. Aussitôt le seigneur d'Imola courut à Florence, pour se plaindre de ce que Visconti avait violé le traité, en portant ses troupes au-delà des limites convenues. On assembla un conseil, où il y avait non-seulement des nobles, non-seulement des marchands, mais encore des artistes et de ceux qui exercent des professions mécaniques et grossières. Ceux qui désiraient la guerre pour s'enrichir, crièrent que le duc avait violé le traité; et il fut délibéré de lui envoyer une ambassade pour en réclamer l'observation.

«L'ambassadeur fut un Juif nommé Valori[119], banquier de sa profession. Le duc, pour éviter de l'entendre, feignit une maladie selon sa coutume, et lui envoya un secrétaire pour s'expliquer avec lui; mais Valori, qui avait ordre de ne traiter qu'avec le duc lui-même, et d'être revenu au bout de quinze jours, partit sans avoir eu aucune explication. Les Florentins prirent ce procédé de Visconti pour une offense, et il fut défendu de parler de paix avant dix ans, sous peine de mort et de confiscation. Ce fut en vain que des ambassadeurs de Milan vinrent offrir toutes les explications convenables; la guerre était résolue. L'armée des Florentins s'empara de Forli; mais elle fut battue plusieurs fois. Le duc marcha contre eux, secondé par les Lucquois, les Siennois, les Bolonais et les Péruziens, que les mauvais procédés de leurs voisins avaient indisposés.

«Telle fut la véritable cause de la guerre qui existe entre les Florentins et le seigneur de Milan. Si vous pensez qu'il faille répondre à leurs envoyés, nous leur dirons que, s'ils sont disposés à la paix, ils n'ont qu'à écrire à Florence pour y demander des pleins pouvoirs.»

Il fallut attendre une réponse de Florence. Elle arriva au mois de juillet 1421, et porta défense aux ambassadeurs de parler de paix sous peine de la vie.

L'affaire fut portée au grand conseil. Le procurateur François Foscari, l'un des sages, y défendit la cause des Florentins avec toute la chaleur d'un homme dans la force de l'âge et qui ne redoute pas les entreprises hasardeuses.

III. Second discours du même, sur les conséquences de la guerre proposée. Le doge répliqua en ces termes:

«On vous dit que l'intérêt des Florentins est le nôtre, et que, par conséquent, il ne peut leur arriver un malheur que nous ne le partagions. Nous répondrons à cela en temps et lieu. Jeune procurateur, Dieu en créant les anges, les doua de la faculté de discerner le bien et le mal, et leur donna, la liberté de choisir. Il y en eut qui choisirent le mal: Dieu les punit. C'est ce qui est arrivé aux Florentins qui courent à leur perte; c'est ce qui vous arrivera à vous-mêmes si vous suivez leurs exemples et leurs conseils. Nous ne pouvons que vous exhorter à conserver la paix. Si le duc de Milan vous faisait une guerre injuste, vous auriez votre recours en Dieu qui voit tout, et qui vous donnerait la victoire. Conservons la paix, et malheur à qui propose la guerre.

«Jeune procurateur, le Seigneur créa Adam sage, bon, parfait, et lui donna le paradis terrestre, en lui disant; Jouis en paix de tout ce qui est ici, mais abstiens-toi du fruit de tel arbre. Notre premier père fut désobéissant. Il oublia qu'il n'était qu'une créature; il pécha par orgueil. Dieu le chassa du paradis qu'habitait la paix, et le bannit dans un monde en proie à la guerre. Toute sa race fut proscrite avec lui. Le mal fit des progrès, et bientôt le frère tua son frère. C'est ce qui attend les Florentins. En cherchant la guerre, ils finiront par l'avoir entre eux. Ainsi nous arrivera-t-il à nous tous, si nous nous laissons entraîner par notre jeune procurateur.

«Jeune procurateur, après le péché de Caïn, Dieu punit la révolte des hommes par le déluge, dont il ne sauva que Noé, le seul juste. De même les Florentins, s'ils écoutent leurs passions, verront dévaster leur territoire, et seront forcés, avec leurs femmes et leurs enfants, de venir chercher un asyle dans notre cité, qui, comme l'arche-sainte, sera sauvée, si elle persiste dans la soumission à la volonté du Seigneur. Mais nous-mêmes, si nous en croyons notre jeune procurateur, nous nous verrons obligés de nous réfugier sur une terre étrangère.

«Jeune procurateur, Noé fut élu de Dieu parce qu'il était juste. Caïn désobéit au Seigneur; il tua son frère, il en fut puni, et de lui sortit cette race de géants, qui, pour avoir oublié la crainte de Dieu, virent changer leur langue unique en soixante-six langues, et finirent par s'entre-détruire et disparaître pour jamais. Ainsi les Florentins verront leur langue s'altérer et faire place à soixante-six idiomes différents. Ils se répandent tous les jours en France, en Allemagne, en Languedoc, en Catalogne, dans la Hongrie, et dans toute l'Italie. Ils finiront par se disperser et par n'avoir plus de Florence. Le même sort nous est réservé; c'est pourquoi craignons Dieu, et espérons en lui.

«Jeune procurateur, entre toute la postérité de Noé, Dieu choisit Abraham, le plus juste de ces temps-là, et lui ordonna de se circoncire, pour qu'il fût reconnu entre les autres. Parmi tous ceux qui devaient être conçus et naître de l'homme et de la femme avec la tache du péché originel, Dieu élut et préserva de cette tache notre sainte mère, parce que d'elle devait naître notre Seigneur Jésus-Christ, le rédempteur, dieu et homme tout ensemble, ayant un corps auquel nul homme n'avait donné l'être, formé par l'Esprit-saint du pur sang et du lait de la vierge, et une âme la plus sainte qui eût jamais été ou qui pût être jamais. Le Verbe revêtit cette forme humaine, quoique Dieu ne doive point se comparer à la créature.

«Entre les créatures, Dieu suscita Attila, qui descendit vers l'Occident, traînant après lui les ravages et les ruines. Le Seigneur inspira à quelques hommes généreux, qu'il daigna choisir, de venir habiter ces lagunes, où ils trouvèrent leur salut. Rendons-lui grâces de ce que cette terre a été sanctifiée par des monastères, par des hôpitaux, par de grandes aumônes. Si nous faisons ce qu'on vient nous proposer, nous ne serons plus ses élus, et nous devons nous attendre à ce qu'ont éprouvé tant d'autres nations, aux dévastations et aux massacres. Puisque les Florentins veulent chercher leur perte, abandonnons-les à leur égarement, et demeurons la nation élue entre toutes les autres. Conservons la paix.

«Jeune procurateur, Jésus-Christ dit dans son évangile qu'il nous la donne. Nous devons donc la chercher et la garder. Si nous transgressons ses commandements, à quoi devons-nous nous attendre, si ce n'est à d'extrêmes calamités? Vous voulez vous conserver, ne vous départez point de l'évangile et des saintes écritures. Florence s'en est écartée; voyez quels malheurs Dieu lui a envoyés. Consultez le vieux et le nouveau Testament; combien de grandes nations ont été réduites, par la guerre, à un état méprisable! C'est la paix qui les fait grandes; elle seule multiplie les générations, les palais, l'or, les richesses, les arts, les seigneurs, les barons et les chevaliers. Dès que les peuples se livrent à la guerre, Dieu les abandonne. Ils se divisent et se détruisent; les richesses s'épuisent, la puissance s'évanouit. Après avoir exterminé les autres, ils s'exterminent eux-mêmes ou finissent par tomber dans la servitude étrangère. Cet état, qui a fleuri pendant mille huit ans, Dieu le détruira en un moment. Gardez-vous de suivre les conseils qu'on vous donne.

«Jeune procurateur, ce fut la paix qui fit la splendeur de Troie, qui y multiplia la population, les maisons, les palais, l'or, l'argent, les arts, les seigneurs, les barons et les chevaliers. Dès qu'elle entreprit la guerre, sa population fut détruite, ses femmes restèrent veuves. Plus de richesses; la misère par-tout. Troie fut renversée, et ses citoyens devinrent esclaves. Tel sera le sort de Florence, qui cherche à dépouiller autrui. Déjà elle a commencé d'éprouver des désastres. Ses terres ont été ravagées; ses habitants sont en fuite: tel sera notre sort.

«Ah! conservons la paix, cette paix à qui Venise doit tant de richesses, ses arts, sa marine, son commerce, sa prospérité. Nous avons vu fleurir notre noblesse, et nos citadins vivre dans l'opulence, pendant que d'autres états étaient ravagés par la guerre. Ce fléau ne nous serait pas moins funeste. Conservez donc la paix et confions-nous en Dieu.

«Jérusalem prospéra par la paix. Salomon éleva le temple et adora les faux dieux. Roboam, son fils, se révolta contre le Seigneur, dix tribus se séparèrent de son royaume. De même les villes qui appartiennent aux Florentins se donnent au duc de Milan. Ainsi se vérifient ces paroles du psalmiste: Un autre héritera de la couronne, ses femmes seront veuves, ses enfants seront orphelins.

«Rome devint grande et puissante; elle se peupla de citoyens riches et habiles, grâces à un bon gouvernement et à la paix[120]. Quand elle se fut déterminée à la première guerre punique, il y eut une grande destruction d'hommes et de richesses. Scipion la sauva; mais enfin la lassitude, l'épuisement, un désir inquiet du changement, succédèrent à tant de combats, et César devint le tyran de sa patrie. On voit la même chose à Florence, les gens de guerre ravissent aux citoyens leurs biens et la liberté. Les citoyens obéissent à ceux dont ils étaient les maîtres, aux hommes de la campagne, aux prolétaires, à la soldatesque. C'est ce qu'on verra chez nous.

«Pise était devenue puissante et heureuse par les mêmes moyens. Elle convoita le bien d'autrui, elle fit la guerre, elle devint pauvre, fut en proie aux factions que le duc y fomenta, vit des citoyens aspirer à devenir maîtres, et finit par être sujette de la plus vile populace de l'Italie, de Florence. Pareille honte est réservée aux Florentins. Déjà épuisés, divisés, les tyrans se succèdent chez eux. Autant nous en arrivera, François Foscari, si nous écoutons vos conseils. Jeune homme, ce n'est pas tout de faire de belles harangues, il faut de l'expérience et de la gravité. Apprenez que Florence n'est point le port de Venise, et qu'il y a cinq journées de marche de son rivage à nos extrêmes frontières. Notre voisin, c'est le duc de Milan, c'est celui-là qui doit être l'objet de notre attention; parce qu'en moins d'un jour on arrive de nos villes de Vérone et de Crémone à une place importante qui est à lui, à Brescia. Gênes, qu'il gouverne, est redoutable sur mer, elle pourrait nous nuire. Il faut donc nous maintenir en bonne harmonie avec lui. Si les Génois nous attaquent, nous aurons pour nous la justice, et nous saurons combattre eux et le duc. Les montagnes du Véronais sont un rempart contre le seigneur de Milan. Cette province a su se défendre elle-même, grâce à l'Adige et à ses marais. Nous y avons une population plus que suffisante pour rassembler facilement trois mille hommes, qui résisteraient à toutes les forces du duc.

«Conservons la paix avec lui. S'il envahit Florence, s'il soumet les Florentins, qu'en arrivera-t-il? que ces peuples, accoutumés à la république, quitteront leur ville, qu'ils viendront habiter Venise, qu'ils y porteront leur industrie, leur art de fabriquer des étoffes de laine et de soie. Florence demeurera sans manufactures, comme il arriva à Lucques, et nous verrons croître notre prospérité. Je le répète encore, conservons la paix.

«Répondez, François Foscari, si vous possédiez un jardin, qui vous produisît tous les ans du froment pour nourrir cinq cents personnes, et qu'il vous en restât encore à vendre; si vous y recueilliez du vin, des légumes et des fruits de toute espèce; si vous y aviez des bestiaux, des fromages, des œufs, du poisson, en assez grande quantité pour suffire à cinq cents personnes et pour fournir encore un gros revenu[121], si ce jardin ne vous occasionnait aucune dépense pour sa conservation, et qu'un matin on vînt vous dire: Seigneur François, vos ennemis sont allés sur la place, ils ont rassemblé cinq cents mariniers, ils les ont armés de cinq cents serpes, et ils les ont payés pour aller couper vos arbres et vos vignes. Cent paysans, cent paires de bœufs, sont payés par vos ennemis pour aller détruire vos récoltes et exterminer tous les animaux qui sont dans votre jardin. Que feriez-vous si vous étiez sage? Vous ne souffririez pas la dévastation de votre bien; vous iriez à la maison, vous prendriez de l'or tant qu'il en faudrait pour payer mille hommes avec lesquels vous marcheriez à la rencontre de vos ennemis. Mais, au contraire, si on vous voyait payer vous-même les cinq cents mariniers, et les cent paysans chargés de dévaster votre jardin, vous passeriez pour un insensé.

«Eh bien! la situation où je vous suppose est précisément la nôtre. J'ai fait faire le relevé des produits de notre commerce.

«Toutes les semaines il nous arrive de Milan dix-sept ou dix-huit mille ducats, ce qui fait par an 900,000 ducats.
«De Monza mille par semaine, et par an 52,000  
«De Côme deux mille par semaine, et par an 104,000  
«D'Alexandrie mille par semaine, et par an 52,000  
«De Tortone et de Novarre deux mille par semaine, et par an 104,000  
«De Pavie deux mille par semaine, et par an 104,000  
«De Crémone deux mille par semaine, et par an 104,000  
«De Bergame quinze cents par semaine, et par an 78,000  
«De Palerme deux mille par semaine, et par an 104,000  
«De Plaisance mille par semaine, et par an 52,000  
  1,654,000  

«Ce qui constate évidemment ce résultat, c'est l'aveu de tous les banquiers, qui déclarent que tous les ans le Milanais a seize cent mille ducats à nous solder. Trouvez-vous que ce soit là un assez beau jardin dont Venise jouit sans qu'il lui occasionne aucune dépense?

«Tortone et Novarre emploient par an six mille pièces de drap, qui, à quinze ducats la pièce, font 90,000 ducats.
«Pavie trois mille pièces 45,000  
«Milan, quatre mille pièces de drap fin, à trente ducats la pièce 120,000  
«Côme, douze mille pièces à quinze ducats 180,000  
«Monza, six mille pièces 90,000  
«Brescia, cinq mille pièces 75,000  
«Bergame, dix mille pièces à sept ducats 70,000  
«Crémone, quarante mille pièces de futaine, à quatre ducats et un quart la pièce 170,000  
«Parme, quatre mille pièces de drap à quinze ducats 60,000  
«En tout, quatre-vint-quatorze mille pièces et 900,000
«Les droits d'entrée et de sortie, à un ducat seulement par pièce, nous produisent 200,000 ducats.

«Nous faisons avec la Lombardie un commerce dont on évalue la somme à 28,800,000 ducats. Trouvez-vous que Venise ait là un assez beau jardin?

«Viennent ensuite les chanvres[122] pour la somme de 100,000 ducats.
«Les Lombards achètent de vous tous les ans cinq mille milliers de coton, pour 250,000  
«Vingt mille quintaux de fil (ou peut-être de coton filé), à 15 et 20 ducats le cent 30,000  
«Quatre mille milliers de laine de Catalogne, à 60 ducats par mille[123] 120,000  
«Autant de France 120,000  
«Étoffes d'or et de soie, pour 250,000  
«Trois mille charges de poivre, à 100 ducats la charge 300,000  
«Quatre cents fardes de canelle, à 160 ducats la farde 64,000  
«Deux cents milliers de gingembre, à 40 ducats le millier 8,000  
«Des sucres taxés depuis deux et trois jusqu'à quinze ducats le cent, pour 95,000  
«Autres marchandises, pour coudre et broder 30,000  
«Quatre mille milliers de bois de teinture[124], à trente ducats le millier 120,000  
«Graines et Endachi[125] 50,000  
«Savons 250,000  
«Esclaves 30,000  
  1,871,000  

«Je ne compte pas le produit de la vente du sel[126]. Convenez qu'un tel commerce est une belle terre. Considérer combien de vaisseaux le mouvement de toutes ces marchandises entretient en activité, soit pour les porter en Lombardie, soit pour aller les chercher en Syrie, dans la Romanie, en Catalogue, en Flandres, en Chypre, en Sicile, sur tous les points du monde. Venise gagne deux et demi, trois pour cent sur le fret. Voyez combien de gens vivent de ce mouvement; courtiers, ouvriers, matelots, des milliers de familles, et enfin, les marchands, dont le bénéfice ne s'élève pas à moins de six cent mille ducats.

«Voilà ce que vous produit votre jardin. Êtes-vous d'avis de le détruire? vraiment non; mais il faut le défendre contre qui viendra l'attaquer.

«Nous n'avons qu'à prendre le parti que nous propose notre jeune procurateur, à déclarer la guerre au duc de Milan; ce sera comme si nous le forcions de payer des hommes armés de serpes pour venir dévaster notre jardin. De notre côté, il faudra que nous armions des gens pour nous défendre. Nos terres seront ravagées, nos villes seront incendiées, nos citoyens ruinés. Dieu sait ce que nous voudrions faire sur les terres du duc, mais peut-être trouvera-t-il le moyen de les défendre, et nous n'aurons obtenu que la dévastation des nôtres.

«Que vaudront alors nos marchandises, nos étoffes d'or et de soie? Personne ne les achètera. Or sachez que tous les ans Vérone vous demande deux cents pièces d'étoffes d'or, d'argent

et de soie 200
«Vicence 120
«Padoue 200
«Trévise 120
«Le Frioul 50
«Feltre et Bellune 12
  702

«Que vous fournissez tous les ans à ces divers pays:

  • 400 charges de poivre,
  • 120 fardes de cannelle,
  • 100 milliers de gingembre,
  • 100 milliers de sucre,
  • 200 pains de cire.

«Si nous détruisons leurs récoltes, comment pourraient-ils acheter toutes les marchandises dont Venise abonde? Les Milanais eux-mêmes, obligés de payer une armée, n'auraient plus le moyen de nous faire des achats. Ce serait la ruine de notre ville. Illustrissimes seigneurs, autorisez-nous à répondre aux ambassadeurs de Florence, en les exhortant à la paix et en les engageant à solliciter de nouveau des pouvoirs pour la négocier.

«Nous avons vu l'ancien duc de Milan, Galéas Marie, après avoir conquis toute la Lombardie, la Romagne, la campagne de Rome, et toute la Toscane, à l'exception de Florence, réduit, par l'épuisement de ses finances, à rester dans l'inaction pendant cinq ans, et à ne pouvoir payer les gages de ses serviteurs. C'est là le résultat inévitable de la guerre. Si vous restez en paix, vous amasserez tant de richesses que vous serez redoutables à tout le monde, et Dieu vous protégera.

«Je vous répète ce que je vous ai dit il y a un an. Si vous voulez la paix, espérons que Dieu, Notre-Dame et messire saint Marc vous permettront d'en jouir. C'est le premier des biens.»

Cette éloquence n'est pas celle des orateurs de l'antiquité; on y retrouve le mauvais goût du siècle; mais il y a aussi beaucoup de raison, beaucoup de faits. Elle convainquit plutôt qu'elle n'entraîna l'auditoire, et les ambassadeurs florentins reçurent, pour toute réponse, des conseils pacifiques, dont ils ne profitèrent point. Le jeune procurateur que Moncenigo reprenait avec tant d'autorité, avait cependant alors près de cinquante ans, ce qui donne une idée de l'influence et du respect dont jouissaient ces graves personnages blanchis dans les conseils de la république.

Au mois de janvier de l'année suivante, les Florentins vinrent renouveler leurs sollicitations, disant que si Venise ne venait point à leur secours, ils feraient comme Samson, qu'ils ébranleraient la colonne, pour renverser le temple, et écraser leurs ennemis avec eux; et que s'ils étaient vaincus, leur servitude entraînerait infailliblement celle de toute l'Italie. Le doge convoqua le conseil et dit[127]:

IV. Troisième discours du même. «Seigneurs, vous voyez tous les ans un grand nombre de familles venir des diverses parties de l'Italie s'établir sur votre territoire. Elles y transportent leurs biens, leur industrie. Elles viennent y chercher la paix. Si vous préférez la guerre, il faudra renoncer à ces inappréciables avantages. Vous verrez tous ces nouveaux citoyens aller chercher leur sûreté ailleurs.—Mais les Florentins se soumettront au duc de Milan.—Eh bien! tant pis pour eux, ce sont leurs affaires. Pour nous, nous aurons toujours la justice de notre côté. Ils ont fait des dépenses énormes, ils sont épuisés, endettés. Nous, nous sommes dans un état prospère, nous avons un capital d'environ dix millions de ducats, qui nous procure un bénéfice de quatre millions. Nous ne pouvons que vous exhorter à conserver la paix, à ne rien craindre et à vous méfier des Florentins. Rappelez-vous qu'il y a un siècle ils vous entraînèrent dans la guerre contre la maison de La Scala; qu'ils vous demandèrent un prêt de cinq cent mille ducats, et que lorsque vous les leur eûtes fournis, ils firent leur paix séparée. Rappelez-vous qu'en 1412 ils fournirent aux Hongrois un général qui fit éprouver de grandes pertes à notre république. Nous ne nous étonnons point de voir un jeune procurateur embrasser une opinion contraire. Sa partialité pour les Florentins lui fait oublier que, dans cette affaire, la justice est du côté du seigneur de Milan. Ils suscitent la guerre, ils ont tort. Ils peuvent conserver la paix, ils ne le veulent pas: ils cherchent à nous entraîner, pour nous laisser ensuite seuls. Ils nous demandent de l'argent pour en acheter les possessions des autres, comme ils firent en 1333.

«Vous avez désiré connaître le montant des revenus que nous tirons du pays conquis depuis Vérone jusqu'à Mestre. Ils s'élèvent à 464,000 ducats. Quant aux dépenses, elles sont couvertes par les recettes. Si nous faisons la guerre, il faudra payer des subsides: si nous portons nos troupes au-delà de Vérone, il y aura d'énormes dépenses, qui seront suivies de tristes destructions, et nous verrons crouler la chambre des emprunts. Le plus sage est de garder ce que nous avons. Ce qui me reste à dire, je ne l'ajoute point pour me vanter, écoutez vos capitaines qui reviennent d'Aigues-Mortes, de Flandres, écoutez vos ambassadeurs, vos consuls, vos marchands; tous vous disent: Seigneurs, vous avez un prince sage, équitable, qui vous a conservé la paix. Vous êtes les seuls à qui la terre et les mers soient également ouvertes. Vous êtes le canal de toutes les richesses; vous approvisionnez le monde entier. Tout l'univers s'intéresse à votre prospérité. Tout l'or du monde arrive chez vous. Heureux tant que vous conserverez ce prince pacifique, si vous suivez ces sages conseils. L'Europe entière, d'autres contrées même sont en feu. La guerre ravage toute l'Italie, la France, l'Espagne, la Catalogne, l'Angleterre, la Bourgogne, la Perse, la Russie et la Hongrie. Vous, vous n'êtes en état d'hostilité que contre les infidèles. Tant qu'il me restera un souffle de vie, je persisterai dans ce système, qu'il faut aimer la paix.»

V. Son exhortation aux sénateurs avant sa mort. L'autorité de ce prince de quatre-vingts ans rendit vains tous les efforts des partisans de la guerre[128]. Quelque temps après, au mois d'avril 1423, il sentit sa fin s'approcher, fit prier quelques sénateurs de se rendre auprès de lui, et leur parla de cette sorte[129]:

«Seigneurs, je vous ai fait appeler, sentant que Dieu m'a envoyé une maladie qui doit terminer mon pélerinage dans ce bas monde. J'ai invoqué humblement la toute-puissance du Père, du Fils et du Saint-Esprit, qui sont un Dieu en trois personnes, et spécialement celle des trois personnes qui a daigné revêtir une forme humaine, selon la doctrine de frère Antoine de la Massa, notre prédicateur.

«Notre Seigneur recommande aux quarante-un électeurs, qui sont chargés de donner un chef à notre république, de défendre la religion chrétienne, d'aimer la justice, et de conserver la paix.

«Ce sont là nos devoirs. Rendons grâces au créateur de toutes choses. Vous savez que, pendant la durée de mon administration, nous avons amorti une dette de quatre millions de ducats, qu'avait occasionnée la guerre de Padoue. Nous nous sommes efforcés de prendre des mesures pour que l'intérêt des emprunts et toutes les charges publiques fussent acquittés régulièrement de six en six mois; nous avons eu le bonheur d'y réussir. Vous connaissez la prospérité de notre commerce, l'importance de notre marine. Il ne tient qu'à vous de maintenir l'heureux état de nos affaires, en priant le Tout-Puissant de vous faire persévérer dans le système salutaire qu'il avait daigné nous inspirer. Si vous y persistez, vous deviendrez redoutables et possesseurs de toutes les richesses du monde chrétien. Gardez-vous, comme du feu, de toucher au bien d'autrui et de faire la guerre injustement; Dieu vous en punirait.

«J'ai désiré conférer secrètement avec vous sur le choix de celui que vous allez avoir à élire après ma mort, pour le plus grand bien de notre république. Plusieurs d'entre vous me paraissent disposés en faveur de quelques-uns que je vais désigner. Marin Cavallo en est digne par sa capacité et par sa vertu. On peut en dire autant de François Bembo, de Pierre Loredan, de Jacques Trevisani, d'Antoine Contarini, de Fantin Michieli, d'Albin Badouer; ce sont tous hommes sages, capables et d'un mérite éprouvé. Quant à ceux qui proposent François Foscari, je pense qu'ils n'y ont pas réfléchi mûrement. Dieu vous préserve d'un tel choix. Si vous le faites, vous aurez bientôt la guerre.

«Alors ceux qui avaient dix mille ducats n'en auront plus que mille. Qui avait dix maisons sera réduit à une, et ainsi du reste. Plus de biens, plus de crédit, plus de réputation. De maîtres que vous étiez vous vous trouverez sujets, et de qui? des gens de guerre, d'une soldatesque, de ces bandes que vous soudoyez. Vous avez un grand nombre d'hommes capables de diriger les affaires de la guerre et du gouvernement; des officiers éprouvés pour le commandement de vos flottes, huit capitaines à qui vous pourriez confier soixante galères; dix personnages dignes, par une longue expérience, de présider aux délibérations de vos conseils. Les étrangers ont souvent rendu hommage à votre sagesse, en prenant des arbitres parmi vous; persistez donc, pour vous et pour le bonheur de vos fils, dans ce système qui vous a procuré tant de prospérités.»

Ce grave personnage mourut quelques jours après. Sous son administration, on avait commencé les bâtiments de la bibliothèque de St.-Marc, et reconstruit, sur un plan plus noble, le vieux palais consumé autrefois par un incendie. Un décret, conseillé par le besoin de l'économie, défendait, sous peine d'amende, de proposer cette réparation. Le doge paya l'amende et se chargea de proposer le rétablissement du principal édifice de Venise.

VI. François Foscari, doge. 1423. Aussitôt qu'il eut fermé les yeux, les quarante-un électeurs entrèrent au conclave, pour lui donner un successeur. Les concurrents furent Marin Cavallo, Antoine Contarini, Léonard Moncenigo, procurateurs de St.-Marc, François Bembo, Pierre Loredan, celui qui avait gagné une bataille contre les Turcs, et ce François Foscari dont le dernier doge avait si fortement recommandé l'exclusion. Mais il faut savoir que ce procurateur, dont l'ambition ne s'était proposé rien moins que le dogat pour objet, avait employé les fonds de la procuratie à se faire des partisans, en donnant des secours à un grand nombre de patriciens pauvres, et en dotant leurs filles. On l'accusait d'avoir dépensé de la sorte plus de trente mille ducats; aussi avait-il beaucoup de créatures[130].

Loredan était celui des candidats qui paraissait d'abord avoir le plus de partisans. Ceux de Foscari usèrent d'adresse; ils commencèrent par ne donner que trois voix à leur candidat, mais à chaque scrutin ils lui en donnaient quelqu'une de plus, et ils avaient soin de répéter tout ce qui pouvait faire écarter les autres concurrents, sans manifester le dessein de faire prévaloir la faction de Foscari.

Ils opposaient à Cavallo, son extrême vieillesse; à François Bembo, ses infirmités, il était boiteux; à Léonard Moncenigo, sa qualité de frère de l'ancien doge, ce qui pouvait être d'un dangereux exemple; à Contarini, sa nombreuse famille; il n'y avait rien à dire contre Loredan; Albin Badouer, doyen de l'assemblée et l'un des partisans de Foscari, se chargea de le faire écarter.

Il avoua que c'était un habile homme de mer; qu'il jouissait de l'affection de tout ce qui tenait à ce service; mais il en conclut que c'était une raison pour ne pas l'élever au dogat, afin de ne pas se priver d'un amiral expérimenté, dans une occasion où il pourrait devenir nécessaire. Loredan, qui était un des électeurs, fit lui-même un tableau de ses services. On alla aux voix, mais il eut moins de suffrages que dans les premiers scrutins.

Ensuite on en vint à parler de Foscari. Pierre Orio objecta que ce candidat était encore jeune, chargé de famille, marié pour la seconde fois, que sa femme lui donnait un enfant de plus tous les ans, que sa fortune était au-dessous du médiocre, qu'il s'était déclaré ennemi de la paix: il rappela tout ce que Thomas Moncenigo avait dit contre lui. Foscari se défendit avec beaucoup de finesse, et exposa que sa fortune s'élevait à cent cinquante mille ducats.

Le conclave dura six jours: il y eut jusqu'à neuf scrutins, sans que personne réunît la majorité et sans que les voix pour Foscari s'élevassent au-delà du nombre de seize. Enfin ceux qui le favorisaient secrètement se déclarèrent au dixième tour de scrutin, et il eut vingt-six voix.

Pour la proclamation de ce nouveau doge, on adopta une formule nouvelle, qui acheva d'effacer jusqu'au souvenir de la part que le peuple avait eue autrefois dans les élections. La formule usitée jusques alors avait été celle-ci: «Nous avons élu un tel pour doge, s'il vous est agréable.» Le grand-chancelier, François de la Séga, demanda: «Et si le peuple disait Non, que feriez-vous?» En conséquence il fut arrêté qu'on se bornerait à dire: «Nous avons élu doge un tel.»

Les services qu'Albin Badouer avait rendus au nouveau doge, dans le conclave, furent récompensés par son élévation à la dignité de procurateur que l'élection de Foscari faisait vaquer.

Peste à Venise. 1423. Cette élection ranima l'espérance que les Florentins avaient conçue d'attirer les Vénitiens dans leur ligue contre le duc de Milan. Ils réitérèrent leurs ambassades, mais ce fut sans obtenir plus de succès, jusqu'au commencement de 1426. La seigneurie était liée par un traité avec Philippe-Marie Visconti. Cette considération n'eût été que d'une médiocre importance sans les autres affaires qui occupaient la république. Dans son intérieur elle éprouvait une calamité qui l'avait déjà ravagée bien des fois. Dans l'intervalle du mois d'août au mois de décembre 1423, la peste moissonna quinze mille trois cents personnes. Ce fut alors, qu'on s'occupa enfin de la construction d'un lazaret pour prévenir le retour de ce fléau.

Du côté de l'Orient, on avait des différends avec les despotes de Janina et de Morée, mais on parvint à les terminer par des traités.

VII. La république acquiert de l'empereur grec la ville de Salonique. 1423. L'empereur grec, Jean Paléologue, toujours plus incapable d'arrêter les progrès des Turcs, vendait pièce à pièce des états qu'il ne pouvait défendre. Voyant le sultan Amurat maître d'une partie de la Macédoine, il imagina de lui opposer les Vénitiens, en cédant à ceux-ci la ville de Salonique[131], place forte, défendue par quarante tours[132], peuplée de quarante mille âmes[133], importante par son commerce, située sur l'un des principaux golfes de l'Archipel, et à portée d'envoyer des secours à Négrepont. La république fit partir en même temps un corps de troupes, pour aller prendre possession de ce port, et un ambassadeur, pour expliquer au sultan que cette occupation d'une place, sur laquelle il avait des vues, n'était point un acte d'hostilité.

Cette acquisition brouille la république avec les Turcs. Amurat, loin de recevoir le ministre vénitien, le fit arrêter et s'avança pour faire le siége de Salonique; mais une flotte commandée par Pierre Loredan, vint ravitailler et secourir la place. Les Turcs, après s'être consumés en vains efforts, se virent obligés de lever le siége. Ils se jetèrent sur la Morée dont ils saccagèrent quelques places. Les Vénitiens restèrent en possession de leur nouvelle acquisition, et l'empereur grec plus exposé que jamais au ressentiment du sultan. Mais la république ne pouvait espérer de rentrer dans les bonnes grâces d'Amurat. Ce fut en vain qu'on envoya de nouveaux ambassadeurs pour renouer les négociations avec lui. Sa première question était toujours: «As-tu des pouvoirs pour me rendre ma ville de Salonique?» et sur la réponse négative, il faisait jeter le ministre en prison. Les Turcs enlèvent Salonique aux Vénitiens. 1429. Cet état des choses dura cinq ans, c'est-à-dire depuis le 19 septembre 1423 jusqu'en 1429 que les Turcs surprirent cette place et la saccagèrent horriblement[134]; après quoi le sultan voulut bien entendre des propositions de paix, et on convint que les relations commerciales seraient rétablies sur le même pied qu'auparavant. Cette défense de Salonique avait coûté à la république plus de sept cent mille ducats[135].

VIII. François Carmagnole quitte le service du duc de Milan pour entrer au service de la république. On était au plus fort de cette brouillerie, lorsqu'un orage formé à la cour de Milan jeta à Venise un de ces hommes, qui semblent faits pour être un exemple des caprices de la fortune, et dont la destinée est d'influer sur le sort des états. François Buffo, fils d'un paysan de Carmagnole, avait d'abord servi comme soldat dans les troupes du duc de Milan. Ses exploits avaient attiré sur lui l'attention et l'admiration. On le désignait par le nom de sa ville natale. Le duc l'avança rapidement, et trouva en lui une capacité égale à son courage. Le nom de Carmagnole devint si célèbre que le prince ne crut pas déshonorer le sien en l'y associant, et François Carmagnole-Visconti devint, par son mariage avec une fille naturelle du duc, gendre de son maître, après avoir contribué à l'établir sur le trône.

Cette haute faveur, accordée au mérite, prouvait que le duc Philippe-Marie n'était point ingrat; mais il n'était pas non plus inaccessible aux soupçons, ni même à la jalousie. Le souvenir des services qu'il avait reçus de son général, lui devint importun. Les courtisans ne manquèrent pas d'entretenir soigneusement une inimitié naissante, qui devait les délivrer d'un favori, aussi supérieur par son mérite, qu'odieux par les grâces dont il était comblé. On veut bien tolérer un favori quand c'est le hasard qui l'a désigné: les faveurs du hasard n'humilient personne, elles encouragent au contraire les espérances de tout le monde; mais la gloire du mérite a quelque chose de désespérant pour la médiocrité. Bientôt Carmagnole eut de fréquentes occasions de sentir que son crédit, que le souvenir même de ses services n'existait plus. Il osa s'en plaindre, et, quand il voulut se présenter au duc, pour obtenir une explication, ou au moins la permission de se justifier, il ne put parvenir à le voir. Alors sentant que sa perte était résolue, il monta à cheval, sortit rapidement des états qu'il avait conquis à Visconti, et chercha un asyle sur le territoire vénitien.

IX. Les Florentins et le duc de Milan réclament l'alliance de la république. C'était à l'époque où une troisième ambassade des Florentins sollicitait de nouveau la république d'entrer dans la ligue formée contre le duc de Milan. Celui-ci, de son côté, avait envoyé des ministres à Venise pour prévenir cette rupture. Ainsi la seigneurie voyait ces deux puissances plaider en quelque sorte leurs droits devant elle et se disputer son amitié.

Discours des Florentins. Admis dans le conseil de la seigneurie, les envoyés de Florence, s'exprimèrent à-peu-près en ces termes:[136] «Seigneurs, nous n'avons cessé de vous solliciter de prendre part à la guerre contre le duc de Milan. Notre intérêt réclame ce secours, nous ne le dissimulons pas; mais ne vous dissimulez pas non plus que l'intérêt de votre république vous conseille cette résolution. Déjà, faute d'avoir uni nos forces, Visconti s'est emparé de toute la Lombardie; vous avez refusé vos secours aux Génois, ils l'ont reconnu pour maître. Abandonnés par vous, nous succomberons et le voilà roi! Bientôt à vos propres dépens vous le ferez empereur[137].

«Depuis que sa maison est sur le trône, nous avons eu à la combattre, et songez que vous avez les mêmes droits que nous à son inimitié. Le duc est encore plus irrité de notre indépendance que jaloux de notre prospérité. C'est la passion commune à tous les princes d'aspirer à détruire tout ce qui veut être libre autour d'eux[138]. Ne vous assurez point en votre puissance; vous avez trop bien observé les progrès de la sienne pour ne pas la juger dangereuse. Attendrez-vous qu'elle soit devenue insurmontable, pour entreprendre de l'arrêter lorsque vous vous trouverez seuls à lutter contre elle?

«Si nous vous pressons de nous secourir, c'est parce que le péril est commun, c'est parce que nous savons prendre aussi notre part des charges de la guerre. Il y a long-temps que nous soutenons celle-ci avec d'immenses efforts. Elle nous coûte plus de deux millions de florins d'or, c'est-à-dire, plus que ne vaut la ville entière de Florence. Nous avons dépouillé de leurs bijoux nos femmes et nos filles; nous avons dispersé nos richesses dans l'Italie, pour subvenir à tant de dépenses. Mais il nous reste encore du sang à répandre. Vous verrez si nous demandons à être secourus pour rester oisifs. Sauver notre liberté c'est assurer la vôtre; le danger qui nous presse vous attend. Nous sommes autorisés à souscrire aux conditions qu'il vous paraîtra juste de proposer pour cette alliance.»

Discours des ambassadeurs milanais. Les ambassadeurs milanais, à leur tour, obtinrent audience le lendemain. «Nous ne venons point, dirent-ils, solliciter une amitié que vous avez jurée, et que les procédés constants de la seigneurie nous garantissent. La maison de Visconti est dès-long-temps amie de votre république; vous avez prouvé la constance de vos sentiments, pendant la minorité de nos princes et les discordes civiles qui en ont été la suite. De son côté, le duc Philippe-Marie a montré qu'il avait hérité pour vous de tous les sentiments de ses pères. Vous possédez Vérone, Vicence, Padoue, qui ont appartenu à sa maison. Devenu votre voisin, par l'effet de vos conquêtes, il n'a eu avec vous aucun différend. Il s'est montré juste, modéré, pacifique. Vous appréciez sans doute ce qu'elles valent, ces imputations que l'on fait si gratuitement aux princes de ne pouvoir souffrir des états libres dans leur voisinage. Comme si des rapports d'amitié étaient impossibles entre le gouvernement d'un seul et le gouvernement de plusieurs; comme si le témoignage de l'histoire ne réfutait pas ces vaines déclamations; comme si la plus heureuse harmonie n'avait pas existé depuis long-temps entre la seigneurie et les Visconti. Qu'avons-nous à gagner les uns ou les autres dans cette guerre? Quelle assurance avez-vous besoin de chercher contre l'ambition qu'on reproche au duc de Milan? Mais qui peut lui reprocher cette ambition? Ce n'est pas assurément votre république. Ce sont les Florentins qui l'en accusent, et pourquoi? parce qu'il leur fait la guerre. Sans doute il la leur fait; mais s'ils ont été les agresseurs, est-il raisonnable de lui reprocher une rupture qu'il n'a pas dépendu de lui d'éviter?

«Or qui de vous ne se rappelle que le prétexte des Florentins a été l'occupation de Forli par quelques troupes du duc? Qui de vous ignore que cette occupation n'était ni une prise de possession, ni une mesure hostile? que le duc envoyait prendre seulement l'administration de Forli, comme exécuteur testamentaire du prince décédé, à sa prière et au nom du prince mineur? et quel intérêt les Florentins avaient-ils dans tout cela? Forli ne leur appartenait point.

«Ce sont donc les Florentins eux-mêmes qui l'ont forcé de porter ses armes au-delà des Apennins, où aucun intérêt ne l'appelait. On l'a mis dans la nécessité de se défendre, est-on en droit de se plaindre de ce qu'il a pris l'offensive? est-il juste de voir, dans ses succès, la preuve de son ambition, et ne faut-il pas plutôt y reconnaître un témoignage de la justice de sa cause approuvée par le ciel même?

«Depuis que l'orgueil des Florentins a été confondu par nos victoires, le duc a manifesté sa modération. Plusieurs princes, notre saint-père le pape, votre république, se sont portés pour médiateurs; qui s'est refusé à la paix? les Florentins.

«Que vous demandent-ils? d'attaquer un prince qui ne vous a donné aucun sujet de plainte. Que vous demande le duc? la continuation d'une amitié qu'il mérite. Un gouvernement aussi sage que le vôtre ne cherchera point à acquérir, par une injustice, une sûreté qu'il a déjà, qui jamais n'a été troublée, et que la guerre ne saurait lui garantir aussi-bien que la paix.»

X. Carmagnole appelé dans le conseil. Son avis. Ces raisons étaient assurément très-solides, sur-tout aux yeux de ceux qui se rappelaient les exhortations du vieux Moncenigo. Mais le doge actuel n'avait pu voir sans dépit son avis rejeté, censuré même, lorsqu'on avait délibéré sur cette affaire quelques années auparavant. La cause des Florentins était devenue la sienne. Il l'avait d'abord embrassée par ambition ou par politique, maintenant il y allait de sa vanité; il détermina le conseil à entendre Carmagnole. Déjà Foscari avait eu quelque influence sur l'accueil que la république avait fait à ce général. On lui avait donné un commandement avec un traitement assez considérable[139]. Mais un gouvernement comme celui de Venise ne pouvait pas accorder facilement sa confiance à un transfuge, à un favori disgracié, à un gendre du prince ennemi. Une tentative d'empoisonnement dont Carmagnole fut l'objet, et dont un scélérat de Milan fut reconnu coupable, prouva la réalité de la haine qui existait entre le duc et son ancien favori, et mérita à celui-ci d'être appelé dans les conférences où l'on traitait l'affaire des Florentins.

Il y parla en homme passionné, qui désire par-dessus tout une occasion de satisfaire sa vengeance[140]. Il fit une vive peinture de l'ambition de Philippe-Marie. Le duc avait usurpé plusieurs provinces: Bergame et Brescia n'étaient que la dépouille d'un prince protégé de la république, enlevée injustement au mépris d'un traité, retenue au mépris des instances de la seigneurie. Visconti était un voisin dangereux sur le continent. Maître de Gênes, il pouvait devenir sur mer un rival redoutable. La guerre était donc juste, nécessaire, indispensable; elle offrait peu de périls et les espérances les mieux fondées de grands succès. Philippe-Marie était un ambitieux sans talents, sans force de caractère, un prince livré aux vains plaisirs d'une cour frivole. Ses folies, autant que ses guerres, avaient épuisé ses finances. Il avait tari ses ressources, affaibli son armée et aliéné l'affection de ses sujets.

«Et quelle affection pourrait-il mériter, s'écriait Carmagnole, l'ingrat qui oublie que, s'il est demeuré tranquille possesseur du trône, c'est à moi qu'il le doit; que je lui ai conquis Bergame, Brescia, Parme, Plaisance, Novare, Verceil, Alexandrie, et Gênes? Pour prix de tels services, il m'a disgracié, il a confisqué mes biens, retenu ma femme, mes enfants, et payé un empoisonneur pour me faire périr. Ah! sans doute, il a raison de prévoir que mon épée doit lui être fatale. Si la Providence a veillé sur mes jours, c'est pour le malheur de l'ingrat, pour sa ruine. Heureux de trouver une nouvelle patrie sur cette terre qui me fut hospitalière, je ne demande que des armes, la permission d'unir ma cause à la vôtre, et de vous prouver ma reconnaissance.»

La chaleur du guerrier, son assurance, sa haine, se communiquèrent à tous ceux qui l'écoutaient. Le doge s'empressa d'ajouter que, depuis que Visconti était sur le trône, il n'avait cessé de s'agrandir; qu'après tant d'usurpations, il ne pouvait avoir renoncé sincèrement à Vicence, à Vérone, à Padoue, qui avaient été possédées par sa famille, avant d'entrer dans le domaine de la république. C'était une absurdité de le supposer. Il fallait donc le considérer comme un ennemi; il était donc prudent de s'opposer à l'accroissement de sa puissance, et de saisir, pour le combattre, le moment où d'autres occupaient une partie de ses forces. Il fallait faire cause commune avec les Florentins.

XI. La guerre contre le duc de Milan est résolue. Diverses alliances. 1425. Cet avis passa dans le grand-conseil à une grande majorité de suffrages. Le traité entre les deux républiques fut signé à la fin de novembre 1425. On y régla qu'on lèverait à frais communs une armée de seize mille chevaux et de huit mille hommes d'infanterie; que la flotte vénitienne remonterait le Pô, et seconderait les opérations des troupes de terre destinées à agir contre le Milanais; qu'une autre flotte armée aux dépens des Florentins se porterait sur la côte de Gênes, où elle ferait une diversion.

Les conquêtes devaient être partagées de manière que tout ce qui se trouverait sur le revers des Apennins du côté de la Toscane, restât à la république de Florence; tout ce qui serait au nord de ces montagnes devait appartenir à Venise.

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