Histoire de la République de Venise (Vol. 2)
XIII. Paix entre Sforce et les Vénitiens. 1454. Ce qui doit encore en faire douter, c'est que, d'après le récit de l'historien florentin, ce fait paraît se rapporter à la fin de l'année 1453; or, dans ce même temps, la république était en négociation secrète avec le duc de Milan. Elle lui avait envoyé d'abord un religieux nommé Simon Camerino, pour lui porter des propositions de paix. Il s'agissait de décider à qui resteraient les places de Bergame, de Brescia, de Crême et de Crémone. Le conseil des Dix avait consenti à se dessaisir de cette dernière; mais pour éviter que cette cession ne fût blâmée, on était convenu de laisser surprendre la place par les troupes milanaises. La défection de quelques partisans de l'armée du duc, fit précipiter la négociation. Le procurateur Paul Barbo se rendit auprès de Sforce sous l'habit d'un frère mineur, et les deux puissances demeurèrent d'accord des articles ci-après, qui furent signés le 5 avril 1454 à Lodi[228].
La république reconnaissait Sforce comme duc de Milan: il évacuait tout ce qu'il avait conquis dans les provinces de Brescia et de Bergame: la ville de Crême et son territoire restaient à la seigneurie; mais le duc de Milan retenait toutes les places dont il s'était emparé entre l'Adda et l'Oglio: il lui était libre de se faire rendre, par tous les moyens, ce qui lui avait été enlevé par le marquis de Montferrat et le duc de Savoie.
La république ne communiqua point aux Florentins ce traité conclu si secrètement; ils n'en eurent connaissance que par le hasard qui fit tomber dans une embuscade un secrétaire adressé à l'ambassadeur vénitien résidant à Florence. Ce secrétaire fut mis à la torture, forcé de livrer ses dépêches; et quand on eut acquis la certitude du traité qu'elles révélaient, les Florentins en furent tellement irrités, qu'ils dépouillèrent ce secrétaire, le battirent de verges, et l'envoyèrent tout sanglant à l'ambassadeur[229]. Cependant, après ces violences, il fallut bien que la Toscane acceptât la paix, et la république de Venise rentra dans la paisible possession de ses provinces.
Ligue d'Italie. Sforce, affermi désormais sur le trône des Visconti, conçut un projet digne d'un grand prince, et qui devait le rendre le bienfaiteur de l'Italie. Il proposa à Cosme de Médicis de former de toutes les puissances italiennes une confédération générale, dans le double objet de maintenir entre elles une paix constante, et de ne pas permettre à l'étranger de s'immiscer dans leurs affaires. Médicis embrassa ce projet avec l'ardeur d'un homme capable aussi de concevoir de hautes pensées. La proposition ne fut pas accueillie avec moins de faveur dans le conseil de Venise. On eut plus de peine à déterminer Alphonse d'Arragon à l'approuver. Les ducs de Savoie et de Modène, les marquis de Montferrat et de Mantoue; Sienne, Lucques et Bologne, alors républiques, y accédèrent. Le pape donna à cette pacification générale le sceau de son autorité. Les peuples de ces belles contrées respirèrent après plus d'un siècle de combats, et le bâtard d'un paysan put se dire l'auteur et le chef de la ligue d'Italie. Un historien français[230] a dit de lui que jamais usurpateur ne devint meilleur souverain. C'est une antithèse qui n'est pas juste; l'époux de l'héritière de Milan ne pouvait être considéré comme un usurpateur, sur-tout dans un pays où les règles de la succession au trône étaient si mal déterminées.
XIV. Prise de Constantinople par les Turcs. 1453. On était dans le plus fort de la guerre, lorsque l'avènement de Mahomet II au trône d'Amurath son père, consomma la révolution qui se préparait depuis long-temps en Orient. Amurath, quelque temps auparavant, avait attaqué la Morée, dont les Vénitiens occupaient l'entrée et les côtes. Ils avaient imaginé de fermer l'isthme de Corinthe par une muraille de plusieurs lieues de long; mais ce moyen de défense n'était point approprié à l'état actuel de la guerre. Il aurait fallu une armée immense pour garder ce retranchement, et une armée nombreuse ne doit pas rester derrière une muraille. Les Turcs forcèrent cette faible barrière et inondèrent la presqu'île[231]. Constantin Paléologue Dragozès, dans les mains de qui allait se briser le sceptre des empereurs d'Orient, se voyant menacé par trois cent mille Turcs, appelait en vain toute la chrétienté au secours de Constantinople.
Ce prince, qui n'était point marié, cherchait à se fortifier par quelque alliance; mais dans le malheur les alliances sont difficiles. Il avait d'abord voulu épouser la veuve du sultan Amurath, qui était fille du despote de Servie et belle-mère du nouveau sultan. Elle refusa la main de l'empereur d'Orient. Tandis que les ambassadeurs de Constantin parcouraient toutes les cours voisines pour lui chercher une épouse, il tourna ses espérances vers la république de Venise, et jeta les yeux sur une fille du doge François Foscari, mais la demande n'eut pas lieu. La politique vénitienne aurait sans doute saisi avec empressement cette occasion d'acquérir quelques droits éventuels sur l'empire. Aussi fut-elle vivement piquée de l'orgueil de la cour impériale, qui dédaigna cette alliance. On attribua à ce ressentiment l'espèce d'indifférence avec laquelle les Vénitiens virent bientôt après les progrès des Turcs et les malheurs des Grecs[232].
Cependant l'historien Sandi rapporte[233] que, dans l'imminent péril de l'empire d'Orient, on mit en délibération, dans le conseil de Venise, si, vu l'impossibilité de défendre à-la-fois les intérêts de la république au-delà de la mer et sur le continent, il ne convenait pas de renoncer à toutes les conquêtes en Italie, pour employer toutes ses forces à la conservation des colonies et du commerce d'outre-mer. Les acquisitions sur la terre-ferme absorbaient les capitaux, faisaient négliger la marine et le commerce, altéraient l'esprit national, communiquaient à la république les vices des Italiens, et l'entretenaient dans des guerres ruineuses. Venise semblait avoir prévu le danger de ces conquêtes en terre-ferme, lorsqu'en 1274 elle avait défendu à ses citoyens d'y acquérir aucune propriété; cette opinion était même en quelque sorte établie parmi le peuple, car on prétendait que quelques hiéroglyphes dont était ornée l'église Saint-Marc, signifiaient que la république ne serait puissante que tant qu'elle conserverait sa force navale[234].
Ces réflexions venaient trop tard. On sentait que les nouvelles conquêtes sur la terre-ferme devenaient de jour en jour plus difficiles; qu'on ne pourrait les obtenir qu'au prix de beaucoup de sang et en épuisant les richesses de l'état; que le fruit le plus sûr de ces conquêtes serait l'inimitié des peuples voisins: mais, quoique bien convaincu de ces vérités, le conseil ne voulut point renoncer à son système d'agrandissement. Le duc de Milan n'était pas encore affermi sur son trône, on avait des espérances de ce côté. Les Turcs n'étaient pas encore maîtres de Constantinople, ils pouvaient échouer dans leur entreprise; il était imprudent de leur déclarer la guerre: on aurait le temps de s'opposer à leurs progrès: telles furent les illusions auxquelles s'abandonna cette sage assemblée, et elle laissa écraser l'empire grec.
Aucun prince de l'Occident n'était alors en état de mesurer ses forces avec la puissance ottomane: tous étaient épuisés par leurs guerres intestines. Il n'y eut que les négociants de Péra qui firent quelques efforts, moins pour défendre la capitale de l'empire, que pour sauver leurs comptoirs. Un armement de cinq galères partit de Venise, mais n'arriva point à Constantinople. Quatre vaisseaux génois y pénétrèrent. Ce fut là tout le secours que l'Europe fournit à l'empire d'Orient, encore était-il acheté par la promesse de la cession de l'île de Lemnos.
Le génois Jean Justiniani, à la tête de deux mille étrangers enrégimentés, prit, sous les ordres de l'empereur, le commandement de cette grande ville, dont la perte était inévitable. Le siége commença au mois d'avril 1453. Les Turcs qui la canonnaient avec cette grosse artillerie dont l'ignorance de l'art leur avait fait adopter l'usage, comme à tous les autres peuples de ce temps-là, voulurent aussi la battre du côté du port, mais de fortes chaînes en fermaient l'entrée. En une nuit, quatre-vingts galères et plus de soixante barques furent mises à sec, traînées à une lieue de distance dans les terres, et, lancées dans le fond du golfe, elles se trouvèrent maîtresses du port.
L'assaut fut donné le 29 mai: on combattit toute la journée. On rapporte de plusieurs manières les circonstances de cette action, mais on s'accorde généralement à dire que les dix mille hommes chargés de défendre cette vaste enceinte firent une honorable résistance. En résultat, les Turcs forcèrent tous les obstacles, inondèrent la ville; Justiniani, couvert de blessures, s'échappa pour mourir quelques jours après. L'empereur fut trouvé parmi les morts. On dit que quarante mille citoyens furent égorgés, et un plus grand nombre réduit en esclavage[235].
Le lendemain, les négociants de Péra capitulèrent; le sultan fit venir le baile de Venise, et, le croyant le chef de toute cette colonie de chrétiens, lui fit trancher la tête[236]. Tout ce qu'il y avait de Vénitiens dans Péra, entre autres dix-neuf patriciens, furent mis aux fers. Plus de vingt nobles avaient été tués. Heureusement encore plusieurs des sujets de la seigneurie étaient parvenus à s'échapper sur leurs vaisseaux. Ce fut une perte de plus de deux cent mille ducats pour la république.
XV. Traité entre la république et le sultan Mahomet II. 1454. Mais la ruine de l'établissement lui-même était une perte d'une bien autre importance. Venise, consternée de ce désastre, ne vit de ressources que dans les soumissions qu'elle fit faire au sultan. Barthélemi Marcello, chargé de cette mission, négocia pendant tout un an, et, après avoir payé la rançon de ses compatriotes, il obtint les conditions suivantes[237]. Le sultan jura, par Mahomet, par les vingt-quatre prophètes (plus ou moins), par l'âme de son père et la sienne, enfin par son épée, qu'il voulait renouer avec l'illustrissime et excellentissime seigneurie ducale de Venise l'amitié établie par le traité d'Andrinople. En conséquence, il fut arrêté que, de part et d'autre, on se garantirait de tout dommage; que les Vénitiens pourraient entrer, circuler, et commercer librement dans tout l'empire; que leurs vaisseaux seraient reçus dans tous les ports; que le duc de Naxe, en qualité de vassal de la seigneurie, serait compris dans cette paix et n'aurait aucun tribut à payer au sultan; qu'à raison des établissements possédés par la seigneurie dans l'étendue de l'empire, notamment pour Scutari et les autres places de la côte d'Albanie, elle devrait annuellement une redevance de deux cent trente-six ducats; que tout esclave vénitien serait rendu sans difficulté, à moins qu'il ne se fût fait musulman, auquel cas il serait payé à la seigneurie une indemnité de mille aspres; que le commerce vénitien serait assujetti à un droit de deux pour cent sur la valeur de toutes les marchandises achetées ou vendues; mais que celles non vendues ne seraient point soumises à ce droit; que tous les vaisseaux vénitiens qui passeraient le détroit seraient tenus de toucher au port de Constantinople, soit en allant, soit en revenant, et pourraient s'y pourvoir de tout ce qui leur serait nécessaire, et en partir librement; que tous les effets ou marchandises venant de la mer Noire, appartenant à des sujets d'une nation chrétienne, pourraient être exportés sans empêchement ou vendus, en payant dans ce cas le droit de deux pour cent de leur valeur; que les habitants de Péra, actuellement débiteurs des Vénitiens, seraient, excepté les Génois, obligés d'acquitter ces dettes; que cependant on en défalquerait ce qui aurait pu tomber à la charge des Vénitiens dans les contributions levées par le grand-seigneur; que le patriarche de Constantinople conserverait tous les revenus dont il jouissait dans le territoire possédé par les Vénitiens au temps où l'empire de Romanie existait; que les sujets turcs, trafiquant dans les pays de la république, ne seraient assujettis qu'aux droits payés par les Vénitiens dans l'empire du sultan; que, si des navires de l'une des puissances se réfugiaient dans les ports ou sous les forteresses de l'autre, ils y trouveraient asyle et protection; qu'on se rendrait mutuellement tous les déserteurs; qu'on se rendrait également tout ce qui pourrait être sauvé des naufrages; que les propriétés de tous les sujets vénitiens, qui viendraient à décéder ab intestat ou sans héritier, sur le territoire de l'empire, seraient réservées pour être rendues à qui de droit et déposées entre les mains du ministre de Venise ou d'un Vénitien; que la république ne fournirait aucun secours aux ennemis du grand-seigneur, ni le grand-seigneur aux ennemis de la république, soit en hommes, soit en argent, vivres, munitions ou vaisseaux; que la république ne recevrait dans ses villes et châteaux de la Romanie, ou de l'Albanie, aucun ennemi ou sujet rebelle du grand-seigneur, sans pouvoir même leur accorder passage, à défaut de quoi, le sultan serait en droit d'agir contre ces villes et châteaux ainsi qu'il aviserait, et les mesures qu'il jugerait à propos de prendre ne seraient point regardées comme une violation de la paix; que la seigneurie pourrait, à son bon plaisir, envoyer à Constantinople un baile avec sa suite accoutumée, lequel exercerait l'autorité civile sur tous les Vénitiens de condition quelconque, et leur administrerait la justice, le grand-seigneur s'obligeant à lui accorder protection et à lui faire donner assistance sur sa réquisition; que les Vénitiens seraient indemnisés de tous les dommages qu'ils avaient éprouvés avant la prise de Constantinople, soit dans leurs personnes, soit dans leurs propriétés, de la part des sujets du sultan, en en justifiant, comme de raison, et réciproquement; qu'enfin les Vénitiens pourraient introduire et faire circuler dans l'empire toute sorte d'argent, monnoyé ou non, sans payer aucun droit; à la charge cependant de faire vérifier les espèces à la monnaie.
Ce traité établit assez clairement les rapports qui devaient exister à l'avenir entre l'empire turc et la république. Après cette paix, la seigneurie eut l'ambition de réunir la robe sans couture de Jésus-Christ aux autres reliques de la passion conquises précédemment. Celle-ci faisait partie des trésors de Constantinople tombés au pouvoir du vainqueur; on en offrit dix mille ducats[238]. Les Turcs l'estimèrent bien davantage; le marché n'eut pas lieu; mais, à cette occasion, on avait mis sur les rentes payées par l'état un impôt d'un quart pour cent, qu'on laissa subsister.
XVI. Transaction entre la république et le patriarche d'Aquilée. Le traité avec les Turcs assurait aux Vénitiens la liberté du commerce dans les ports de l'Orient, comme la ligue d'Italie leur avait garanti la tranquille possession de leurs provinces de terre-ferme. Il y en avait une cependant sur laquelle leurs droits n'étaient pas reconnus par un traité spécial fait avec l'ancien possesseur. C'était le Frioul, dont ils avaient dépouillé le patriarche d'Aquilée, en 1417. Les successeurs de ce patriarche avaient protesté contre cette usurpation, le concile de Bâle avait ordonné la restitution, la république l'avait éludée, mais sans la refuser nettement. Elle jugea nécessaire de faire légitimer sa possession; et, pour cela, elle profita des réclamations que reproduisait un nouveau patriarche.
On lui représenta que les mauvais procédés de son prédécesseur avaient mis la république dans la nécessité de lui faire la guerre, qu'elle ne voulait point se prévaloir de ses succès; mais que, si elle consentait à se dépouiller d'une conquête si justement acquise, ce ne pouvait être qu'à condition qu'on l'indemniserait pleinement de toutes les dépenses que cette guerre lui avait occasionnées.
C'était renvoyer la restitution à un terme indéfini que de la faire dépendre du réglement d'un pareil compte et du paiement d'une somme que le patriarche ne pouvait jamais avoir. Il n'avait à espérer aucune protection efficace contre un état aussi puissant que la république de Venise. La seigneurie lui fit proposer un accommodement, et il se détermina à transiger.
Par cet acte, il reconnut la seigneurie pour souveraine du Frioul: en compensation de cette reconnaissance, la république consentit à ce qu'il exerçât dans toute sa plénitude la juridiction spirituelle sur cette province, lui assigna un revenu de cinq mille ducats d'or, et lui abandonna en outre la ville d'Aquilée, les châteaux de Saint-Vito et de Saint-Daniel avec le domaine temporel de ce territoire, et la haute justice, sous trois conditions, qu'il n'imposerait pas aux sujets de ces domaines des charges excédant cinq mille ducats, qu'il ne disposerait point des fiefs, la seigneurie se les réservant, et que les sujets du patriarche ne pourraient se pourvoir de sel que dans les salines de la république.
Cette transaction, à laquelle on eut soin de donner les formes les plus solennelles, eut lieu quelques années avant les évènements plus importants que je viens de raconter[239].
Translation du siége patriarcal de Grado à Venise. En 1451, le siége patriarcal, établi depuis près de neuf siècles à Grado, fut transféré de cette ville, qui n'était plus qu'un bourg abandonné, à Venise, où il n'y avait eu jusque-là qu'un évêché. Le siége de Grado avait été occupé souvent par des Vénitiens[240]. Le premier patriarche de Venise fut Laurent Justiniani, alors une des lumières de l'église, et à qui ses vertus méritèrent d'être compté au nombre des saints qu'elle invoque aujourd'hui.
Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la principauté de Ravenne.
XVII. Malheurs du doge François Foscari. Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de mécontents. Le doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la vieillesse, conservant cependant beaucoup de force de tête et de caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au loin les limites de ses domaines, pendant son administration.
Au milieu de ces prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à l'épreuve la fermeté de son âme.
Diverses accusations et sentences portées contre Jacques Foscari, son fils. Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445, d'avoir reçu des présents de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais une infraction des lois positives de la république.
Il y avait à peine quatre ans que ce même accusé avait vu toute la noblesse, toute la population de Venise prendre part à sa joie, et ajouter, par un immense concours, à la magnificence de sa pompe nuptiale. Le comte François Sforce avait donné des joûtes où toutes les femmes des patriciens avaient paru, vêtues de drap d'or: le marquis d'Este, l'illustre Gatta-Melata, s'étaient donnés en spectacle dans des tournois: pendant dix jours, la place de Saint-Marc avait été couverte de trente mille personnes, et, la nuit, elle était éclairée par des flambeaux de cire blanche.
C'était avec cet appareil que Venise célébrait les noces du fils de son prince; mais lorsqu'il fut question de le juger, le père resta sur son trône, et l'accusé rentra dans les rangs des simples particuliers. Amené devant le conseil des Dix, devant le doge, qui ne crut pas pouvoir se dispenser de présider ce tribunal, il fut interrogé, appliqué à la question[241], déclaré coupable, et il entendit de la bouche de son père l'arrêt qui le condamnait à un bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour y finir ses jours. Ce jugement fut proclamé dans le grand conseil, le 20 février 1444. Le prince y présidait, assis sur son trône, sous un dais d'or: il voyait à ses genoux le secrétaire qui lui présentait la sentence, mais à ses côtés les dix membres du conseil secret, qui l'avaient prononcée.
Jacques Foscari, embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, tomba malade à Trieste. Les sollicitations du doge obtinrent, non sans difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le gouverneur.
Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener le maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourments, ne cessant d'attester son innocence[242]; mais on ne vit dans cette constance que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce fait existait; on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien et sachant que la terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur; il fit une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils du doge.
Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand, qui avait promis de la faire parvenir au duc; mais qui, trop averti de ce qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé[243].
Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la protection d'un prince étranger, était un crime dans un sujet de la république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les prisons de Venise. À son arrivée il fut soumis à l'estrapade[244]. C'était une singulière destinée, pour le citoyen d'une république et pour le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question. Cette fois, la torture était d'autant plus odieuse qu'elle n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant incontestable.
Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal; que toute autre voie lui avait été fermée pour faire parvenir ses réclamations; qu'il s'attendait bien qu'on le ferait amener à Venise; mais qu'il avait tout risqué pour avoir la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois.
Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on l'aggrava, en y ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de faire intervenir les étrangers dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement, et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[245], raconte que l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie, gendre du doge et banni pour sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni l'une ni l'autre.
Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, ses enfants, ses parents, qu'il allait quitter pour toujours. Cette dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère circonspection qui retenait les épanchements de la douleur paternelle et conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut dans une des grandes salles du palais, qu'une femme accompagnée de ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari, qu'un père octogénaire et la dogaresse, accablée d'infirmités, jouirent un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux, en leur tendant des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure à la république[246].» À ces mots il se sépara de l'infortuné, qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.
L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration, un père condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la nature humaine[247]; mais ici, où la première faute n'était qu'une faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père, qui voit torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la liberté?
Quelque temps après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de l'assassinat, dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus temps de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa prison.
XVIII. Haine des Loredan contre les Foscari. Il me reste à raconter la suite des malheurs du père. L'histoire les attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir sa place vacante. Elle accuse formellement Jacques Loredan, l'un des chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-temps divisait leurs maisons[248].
François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à l'illustre amiral Pierre Loredan, pour un de ses fils. L'alliance avait été rejetée, et l'inimitié des deux familles s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le doge trouvait toujours les Loredan prêts à combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se croirait réellement prince, que lorsque Pierre Loredan aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut, quelque temps après, d'une incommodité assez prompte, qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas davantage aux malveillants pour insinuer que François Foscari, ayant désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.
Ces bruits s'accréditèrent encore, lorsqu'on vit aussi périr subitement Marc Loredan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral qu'il avait été enlevé à la patrie par le poison.
Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait ni l'impunité, ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de la république.
Cependant Jacques Loredan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille[249]. Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit, de sa propre main, le doge au nombre de ses débiteurs, avec cette formule: François Foscari, pour la mort de mon père et de mon oncle[250]. De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention du paiement de cette dette; et en effet, après la perte du doge, il écrivit sur son registre, il me l'a payée, l'ha pagata.
Jacques Loredan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour accomplir la vengeance qu'il méditait.
XIX. Déposition du doge François Foscari. 1457. Le doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir, pendant le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse, il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre leurs arrêts.
Loredan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les infirmités du doge et son absence des conseils apportaient à l'expédition des affaires, il finit par hasarder et réussit à faire agréer la proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y avaient pourvu; dans ces circonstances le doge était suppléé par le plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du doge, leur fut donné pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, ou de réclamer contre ce choix, on enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivît son nom au bas du décret, comme s'il y eût pris part[251].
Discours de Loredan. Quand on en vint à la délibération, Loredan la provoqua en ces termes[252]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une mesure que la patrie réclame et que nous lui devons. Les états ne peuvent se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage, s'il n'y avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois.
«Où est le temps où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus? où François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? nous avons vu tout le contraire dans les dernières campagnes contre le duc de Milan. Malheureuse la république qui est sans chef!
«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvénients et leurs suites déplorables, pour vous affliger, pour vous effrayer, mais pour vous faire souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état, fondé par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef, il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres, apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est en vos mains.»
Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire, désirait que le doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.
Aucune loi ne portait que le prince fût révocable; il était au contraire à vie, et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs doges déposés, prouvaient que de telles révolutions avaient toujours été le résultat d'un mouvement populaire.
Mais d'ailleurs, si le doge pouvait être déposé, ce n'était pas assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres, institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.
Délibération. Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie et les chefs du conseil des Dix se transporteraient auprès du doge, pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de remplir les fonctions. On lui donnait 1,500 ducats d'or pour son entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[253].
Foscari répondit sur-le-champ, avec beaucoup de gravité, que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la Providence avait prolongé ses jours, pour l'éprouver et pour l'affliger; que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de l'état; qu'il était prêt encore à lui sacrifier ses jours; mais que, pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se réservait de répondre sur ce sujet, quand la volonté générale se serait légalement manifestée.
Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa résolution, séance tenante, et, la réponse ayant été la même, on prononça que le doge était relevé de son serment et déposé de sa dignité: on lui assignait une pension de 1,500 ducats d'or, en lui enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens confisqués[254].
Réponse du doge. Le lendemain, ce décret fut porté au doge, et ce fut Jacques Loredan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Foscari répondit: «Si j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la république ne se serait pas montré assez ingrat, pour préférer sa dignité à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est rendu, j'obéirai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa présence, et, dès le jour suivant, il abandonna ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parents et de ses amis. Il quitte le palais. Un secrétaire, qui se trouva sur le perron, l'invita à descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de l'escalier des géants, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis m'en fait sortir.»
La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa mort, était émue de respect et d'attendrissement[255]. Rentré dans sa maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de s'étonner, qu'un prince inamovible eût été déposé, sans qu'on lui reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.
Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut rendue, qui défendait au doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la république et les lettres des princes étrangers[256].
Élection de Paschal Malipier. 1457. Mort de François Foscari. Les électeurs entrèrent au conclave et nommèrent au dogat Paschal Malipier, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari; cette fois sa fermeté l'abandonna, il éprouva un tel saisissement, qu'il mourut le lendemain[257].
La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité; mais lorsqu'on se présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en prince après sa mort celui que vivant on avait dépouillé de la couronne, et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs[258]. On ne tint aucun compte de cette résistance, et, malgré les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu des ornements ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau doge assista au convoi en robe de sénateur.
La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix avait outrepassé ses pouvoirs, et il lui fut défendu par une loi du grand conseil de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que ce ne fût pour cause de félonie[259].
Un acte d'autorité tel que la déposition d'un doge, inamovible de sa nature, aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt une autorité, devant laquelle tout devait se taire.
XX. Création des inquisiteurs d'état. 1454. C'est ici le lieu de placer l'origine de l'institution des inquisiteurs d'état. Jusqu'ici les historiens[260] l'avaient rapportée au commencement du XVIe siècle. On n'avait à cet égard que des traditions fort incertaines. Dans ce qui concernait ce tribunal, tout était mystère: son origine était inconnue comme ses règles et ses formes. Il existait, sans qu'on sût précisément depuis quand, à quelle occasion, par quelle autorité, avec quels droits: on savait seulement qu'il voyait tout, qu'il ne pardonnait rien, et l'on ne se permettait pas plus les recherches sur son origine que les observations sur ses actes.
Il n'y a qu'à voir avec quelle circonspection, avec quelles formules respectueuses les écrivains vénitiens s'excusent de ne point donner des notions précises sur ce tribunal. «Il n'est permis à personne, disent-ils[261], d'en rechercher, encore moins d'en pénétrer et d'en exposer les fonctions.»
Le savant historien de la législation de Venise, Victor Sandi, qui écrivait cependant vers le milieu du dernier siècle, ne soulève pas même le voile qui couvre le conseil des inquisiteurs d'état. «Je devrais ici, dit-il[262], analyser les notions que j'ai pu recueillir sur ce tribunal suprême. Mais on ne doit pas s'y attendre; on sait trop bien à Venise et chez l'étranger que ce tribunal, si grand par son autorité, par ses droits, par ses formes, est environné de tout le mystère qui convient à son essence et à sa destination. Le devoir d'un citoyen, d'un sujet, est de garder un respect sacré pour cette illustre magistrature, sans chercher à pénétrer, et encore moins à divulguer des choses qui ne doivent être connues que de ceux qui sont appelés à y prendre part. Il me paraît certain, sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, que cette magistrature existait dès le commencement du XVe siècle. Ce fut en 1539 qu'elle reçut une forme plus solennelle, et un accroissement de force et d'attributions. Je me bornerai à dire, avec autant de sincérité que de justice, à la gloire de cet auguste tribunal, que si la république romaine, si admirable d'ailleurs par ses lois, eût eu une magistrature semblable, il est permis à la prudence humaine de conjecturer qu'elle subsisterait encore, et qu'elle aurait été préservée des vices qui ont occasionné sa dissolution.»
On voit que cet écrivain fait remonter l'institution des inquisiteurs d'état un siècle plus haut que l'époque où on la place communément, et qu'il ajoute que ce tribunal fut définitivement constitué dans sa pleine puissance, en 1539. Il n'apporte aucune preuve à l'appui de ces assertions, qui sont deux erreurs de fait.
On conçoit que le conseil des Dix, établi dès le commencement du XIVe siècle, avec la mission de prévenir, rechercher et punir tous les délits qui pouvaient compromettre la sûreté de l'état; on conçoit, dis-je, que ce conseil, si porté à étendre ses attributions, eut souvent occasion de nommer des commissaires pour instruire provisoirement telle ou telle affaire; que ces commissaires, chargés de faire les enquêtes, prirent, dès l'origine, le titre d'inquisiteurs; et en effet, dès l'année 1313, on trouve un décret de ce conseil qui détermine leurs pouvoirs[263]. Il en est question dans d'autres décrets de 1411, 1412, 1432[264]. Mais jusque-là ces commissaires n'étaient chargés que de découvrir ceux qui révélaient les secrets de l'état, et, tant qu'ils n'agissaient que comme membres du conseil des Dix, en vertu de sa délégation, et pour lui soumettre un rapport, ils ne formaient point une magistrature à part, indépendante, supérieure même à ce conseil.
L'institution de l'inquisition d'état date donc du moment où elle prit ce caractère: or, nous avons les lois qui l'établirent, les réglements qu'elle se donna. Aucun écrivain italien ni français n'en a parlé, du moins que je sache; je n'ignorais pas quelle était la circonspection de tous les historiens vénitiens; mais je ne pouvais concevoir qu'une institution de cette importance existât sans avoir reçu une forme légale. Aussi ai-je trouvé à Paris ses statuts manuscrits, qui, jusqu'à présent, étaient demeurés inconnus, du moins au public[265], et j'ai acquis en même temps la preuve de leur authenticité, d'abord par la comparaison de trois exemplaires qui sont parfaitement semblables, et ensuite par les passages qu'en rapporte, sans doute d'après d'autres copies, un écrivain du XVIIe siècle, un noble Vénitien de famille ducale, le cavalier Soranzo, qui a laissé en manuscrit un traité du gouvernement de Venise[266], le meilleur ouvrage que je connaisse sur cette matière.
Dans ces divers manuscrits, on trouve une délibération du grand conseil, prise le 16 juin 1454, qui, considérant l'utilité de l'institution permanente du conseil des Dix, et la difficulté de le rassembler dans toutes les circonstances qui exigeraient son intervention, l'autorise à choisir trois de ses membres, dont un pourra être pris parmi les conseillers du doge, pour exercer, sous le titre d'inquisiteurs d'état, la surveillance et la justice répressive qui lui sont déléguées à lui-même. Le décret porte, que les inquisiteurs d'état demeureront investis de cette magistrature tant qu'ils siégeront au conseil des Dix, qu'ils seront immédiatement remplacés dès qu'ils sortiront de charge, que ce conseil déterminera leurs attributions une fois pour toutes; qu'ils ne seront assujettis à aucunes formalités; que les avogadors ne pourront intervenir dans les affaires dont ce tribunal aura pris connaissance; qu'enfin son autorité pourra être sans limites, parce qu'on tient pour certain qu'il en usera toujours conformément à la justice, et dans l'intérêt de l'état.
Voilà donc l'acte de l'autorité souveraine qui institue cette nouvelle magistrature. Le troisième jour suivant, le 19 du même mois, le conseil des Dix, après avoir nommé les inquisiteurs, déclare ce tribunal investi de toute l'autorité qui appartient au conseil lui-même. Sa juridiction s'étend sur tous les individus quelconques, nobles, ecclésiastiques ou sujets, sans en excepter les membres du conseil des Dix. Son pouvoir va jusqu'à infliger la mort, soit publique, soit secrète; pourvu que les voix des trois membres du tribunal soient unanimes.
Un seul pourra ordonner les arrestations, sauf à en référer ensuite à ses collègues. Ils pourront disposer des fonds de la caisse du conseil des Dix, sans avoir à en rendre aucun compte. Ils pourront correspondre avec tous les recteurs, gouverneurs, généraux, de terre et de mer, ambassadeurs et autres, et leur donner des ordres. Enfin ils sont autorisés à faire eux-mêmes leurs propres réglements, à les renouveler et à les modifier, selon qu'ils le jugeront convenable.
Ces réglements, le tribunal les arrêta quatre jours après, le 23 juin. Ils n'étaient d'abord qu'en quarante-huit articles; mais, dans la suite, on y fit deux additions qui en portèrent le nombre à cent trois. Ils étaient écrits de la main de l'un des inquisiteurs, inconnus même à leurs secrétaires, et serrés dans une cassette, dont l'un des trois membres gardait la clé.
De telles précautions ont dû empêcher pendant long-temps la divulgation des secrets de ce tribunal. Ceux qui avaient été admis à les connaître savaient, mieux que personne, le danger qu'il y avait à les révéler.
Ce tribunal monstrueux avait, comme on voit, une existence légale: sa durée était permanente, ses membres temporaires, leur pouvoir absolu, leurs formes arbitraires, leurs exécutions secrètes, quand ils le jugeaient à propos, et leurs actes ne laissaient aucune trace, pas même celle du sang répandu. Un homme disparaissait, et, si on pouvait soupçonner que ce fût par ordre de l'inquisition, ses proches tremblaient de s'en informer. Les hommes revêtus de cette terrible magistrature ne pouvaient encourir aucune responsabilité; mais eux-mêmes n'avaient pas voulu se mettre à l'abri de la terreur qu'ils inspiraient: ils avaient déterminé qu'il y aurait un suppléant, pour être appelé au tribunal, lorsque deux des inquisiteurs voudraient juger leur troisième collègue.
Ce n'est point ici le lieu de donner de plus longs détails sur cette magistrature, dont je ferai connaître les statuts. Je me borne à indiquer l'époque où il faut placer son institution. Elle ne tarda pas à donner de la réputation à la police vénitienne, car vingt-cinq ans après, Louis XI écrivait à un de ses ambassadeurs: «Voulant donner ordre au fait de la justice et de la police dans mon royaume, je vous prie que vous envoyés quérir le petit Florentin, pour savoir les coutumes de Florence et de Venise et le faites jurer de tenir la chose secrette afin qu'il vous dise le mieux et qu'il le mette bien par escript[267].»
XXI. Passage de princes étrangers à Venise. On peut rapporter à cette époque le passage de quelques princes voyageurs qui séjournèrent à Venise en allant en Italie.
Entre les souverains qui passèrent à-peu-près vers ce temps-là, il y en a deux dont la réception me fournit une circonstance à recueillir.
En 1438, l'empereur de Constantinople, Jean II Paléologue, vint, ainsi que j'en ai fait mention, opérer, par sa soumission au pape, la réunion de l'église grecque à l'église latine. Il débarqua à Venise avec une suite de cinq cents personnes, parmi lesquelles était le patriarche grec. Le doge, à la tête de la seigneurie, alla les recevoir à Saint-Nicolas du Lido. En abordant l'empereur, le doge ôta son bonnet ducal, et Jean Paléologue se découvrit à son tour. Avec le patriarche, le cérémonial fut différent. Le patriarche était assis, lorsque la seigneurie se présenta. Il se souleva seulement un peu à son arrivée, mais ne se découvrit point, quoique le doge lui parlât tête nue. Le sénateur Léonard Justiniani, désigné pour faire les honneurs de Venise à l'auguste voyageur, dut cette commission à la profonde connaissance qu'il avait de la langue grecque, et s'en acquitta si bien, qu'on l'aurait pris, disait-on, pour un des hommes les plus éclairés de la cour d'Orient.
L'empereur d'Occident, Frédéric III, visita cette capitale en 1452. Il allait se marier à Naples et recevoir à Rome, des mains de l'un des deux papes, la couronne, que l'on regardait encore comme le complément de la dignité impériale. Ce sacre n'était qu'une vaine cérémonie, qui n'ajoutait rien à la légitimité ni à la puissance des empereurs. Il y avait à Monza une autre couronne, qu'il lui importait bien plus de mettre sur sa tête: c'était la couronne de fer des rois lombards, le signe de la suzeraineté dévolue aux empereurs sur toute l'Italie septentrionale. Sforce, alors duc de Milan malgré Frédéric, tâcha de saisir cette occasion pour se réconcilier avec lui. Il le fit prier de venir aussi à Milan, pour y prendre la couronne de fer. Frédéric refusa, aimant mieux manifester son ressentiment contre Sforce, que confirmer, par ce nouvel acte, les droits de sa propre suzeraineté.
Le gouvernement de Venise reçut cet hôte illustre avec tout le respect et tous les honneurs qui lui étaient dus. L'empereur était sur son trône, lorsqu'il admit la seigneurie. Il avait à sa droite le roi de Hongrie, son neveu, et le duc d'Autriche, son frère. Le doge prit place à sa gauche.
On offrit des présents à l'auguste voyageur, selon l'usage, et les Vénitiens voulurent, dans cette occasion, faire montre de la perfection où leurs manufactures étaient déjà parvenues. Parmi les objets offerts à l'empereur, on avait étalé un superbe buffet de crystal, ouvrage de la manufacture établie à Murano, à un quart de lieue de Venise, qui était, depuis deux siècles, en possession de fournir des glaces à toute l'Europe.
Frédéric fit un signe à son fou, qui renversa la table où ce beau service était étalé, et l'empereur crut dire un bon mot, en ajoutant que, si le buffet eût été d'or, il ne se serait pas brisé. À son retour, on eut soin de lui offrir des présents plus dignes de lui. Ces ouvrages de crystal, que l'on fabriquait à Murano, étaient l'admiration des nations moins industrieuses, et se vendaient un fort grand prix. L'historien Sanuto parle d'une fontaine de crystal ornée d'argent, que le duc de Milan acheta trois mille cinq cents ducats. Les Vénitiens excellaient déjà dans l'art de la mosaïque[268]. Leur église de Saint-Marc en était couverte[269]. Ils fabriquaient aussi de très-belles armes, dont l'exportation n'était cependant permise que sous l'approbation du gouvernement.
Vers cette époque, l'Italie fut affranchie d'un tribut qu'elle avait payé jusques alors aux pays occupés par les Turcs, pour l'exportation de ce sel, connu sous le nom d'alun, qui est un objet de commerce important par le grand usage qu'on en fait dans les arts, principalement dans la teinture. On commença à l'extraire d'une montagne près de Voltera, en Toscane. Cette découverte fut due à un Génois.
XXII. État des arts à Venise. Ce fut sous le règne de François Foscari que la plupart des puits publics, destinés à tenir Venise approvisionnée d'eau douce, furent reconstruits. La principale porte du palais ducal fut revêtue de marbre. Quelques autres édifices, qui datent de la même époque, attestent la magnificence et le goût du temps. Le plus utile fut le Lazaret établi dans une île peu distante de Venise, avec toutes les dépendances nécessaires à son importante destination.
L'architecture était dès-lors fort en honneur à Venise[270]. Les ponts qui traversent les divers canaux, et qui jusque-là avaient été de bois, furent construits en marbre. On peut voir dans le récit que Philippe de Commines a fait de son ambassade à Venise, combien il fut émerveillé du grand canal, qui est «la plus belle rue qui soit en tout le monde, et la mieux maisonnée. Les maisons, dit-il, sont fort grandes et hautes et en bonnes pierres, et les anciennes toutes peintes; les autres, faites depuis cent ans, ont toutes le devant de marbre blanc, et encore ont maintes pièces de porphyre et de serpentine sur le devant. C'est la plus triomphante cité que j'aie jamais vue[271].» La construction du palais ducal et de plusieurs belles églises avait attiré ou fait naître des artistes dans tous les genres. Gentile et Jean Bellino décoraient ce palais de leurs peintures. Mahomet II rendit une espèce d'hommage à la république, lorsqu'il fit venir à sa cour le premier de ces peintres, qu'il combla de riches présents.
On voit que les Vénitiens excellaient déjà dans plusieurs arts.
Ce siècle en vit naître un d'une toute autre importance, celui de l'imprimerie. Les Vénitiens n'en furent point les inventeurs, mais ils ne tardèrent pas à s'y distinguer[272], et cet art devint bientôt pour eux une nouvelle source de gloire et de richesses. Il n'y avait guères qu'une douzaine d'années qu'on avait découvert le moyen d'imprimer des livres avec des caractères mobiles, lorsqu'ils attirèrent dans leur ville Wendelin de Spire, qui publia ses premières éditions, en 1469. Jean de Cologne et Nicolas Janson vinrent, dans le même temps, former, dans cette capitale, des établissements qui furent encouragés par un privilége. On vit sortir des presses vénitiennes Cicéron, César, Tacite, Quinte-Curce, Plaute, Virgile, Pline, Plutarque et quelques auteurs moins considérables. Ces premières éditions étaient déjà très-belles. Vingt ans après, le célèbre Alde Manuce commença ses grands travaux, expliqua Homère et Horace, et fut la tige de plusieurs générations d'imprimeurs savants. Ces hommes habiles perfectionnèrent les procédés de leur art, et formèrent plusieurs établissements également utiles aux lettres et au commerce. Venise eut l'honneur d'être la première ville de l'Italie d'où sortirent des livres imprimés.
Elle encourageait les hommes de lettres avec le même soin. Les historiens rapportent[273] l'accueil qui fut fait à un savant Candiote, nommé George de Trébizonde, qui présenta au doge une traduction latine du livre des lois de Platon, et que la seigneurie récompensa, en lui donnant une chaire de professeur, avec cent cinquante ducats de traitement, ce qui lui fournit l'occasion de composer un traité de la rhétorique. Il y avait déjà à Venise une université, qui commençait à être célèbre.
La bibliothèque de Saint-Marc s'enrichissait. Quelques années après, elle reçut un accroissement fort important, par la donation que lui fit le cardinal grec Bessarion, l'un des plus savants hommes de son siècle. Il avait employé une longue vie à l'étude et à la recherche des manuscrits précieux. Craignant que cette belle collection ne fût dispersée après lui, il choisit la ville de Venise comme le lieu où elle pouvait être le plus sûrement et le plus utilement placée, et en fit don à la bibliothèque de Saint-Marc, fondée un siècle auparavant par un autre homme célèbre, par Pétrarque. L'histoire a conservé la lettre que Bessarion écrivit à ce sujet, et la réponse du doge; elles honorent également le donateur et la république[274].
Le cardinal avait pour bibliothécaire un savant italien, nommé Marc-Antoine Coccius Sabellicus, que le gouvernement prit à ses gages, et qu'il chargea de rédiger les annales de Venise. Il s'en acquitta en bon écrivain, si toutefois on peut mériter ce titre, quand on écrit l'histoire sans impartialité. La sienne est un monument élevé à la gloire de la république, par une main habile, mais mercenaire. Le succès qu'obtint l'ouvrage de Sabellicus, détermina les Vénitiens à créer, à partir de cette époque, une charge d'historiographe, qui fut ordinairement remplie par des hommes de mérite, mais toujours par des patriciens.
LIVRE XVII.
Traité de commerce avec le soudan d'Égypte.—Guerre contre les Turcs dans la Morée.—Projet de croisade.—Perte de l'île de Négrepont.—Alliance avec la Perse.—Guerre dans l'Asie mineure et en Albanie.—Belle défense de Scutari.—Paix avec le sultan.—Perte de Scutari, 1457-1479.—Affaires de Chypre; Acquisition de ce royaume par la république.—Réunion des îles de Vegia et de Zante au domaine de Venise, 1469-1484.
I. État de l'Italie. L'avènement de François Sforce au trône de Milan, fut le plus grand bienfait que la Providence, pût verser sur l'Italie. Différend de la république avec le pape. Ce héros sembla n'avoir été en guerre avec toutes les puissances de la presqu'île, que pour leur donner une paix qui se prolongea encore vingt ans après lui, et qui ne fut troublée que par des nuages passagers. Les Génois seuls avaient été exclus de la confédération générale, par l'inimitié qui subsistait entre eux et le roi de Naples. L'isolement où ils se trouvèrent par cette exclusion, les força de se jeter de nouveau dans les bras de la France; mais incapables de supporter ce joug, ils se retrouvèrent, quelques années après (en 1464), sous la domination du duc de Milan.
Venise n'avait pu voir d'un œil d'indifférence ni l'une ni l'autre de ces révolutions. S'il ne lui convenait pas que la France possédât des états au-delà des Alpes, il ne lui convenait pas davantage d'accroître la puissance d'un prince déjà aussi redoutable que Sforce. On négocia avec le roi de France, Charles VII, pour l'engager à s'opposer à l'agrandissement du duc de Milan; mais, dans le même temps, le dauphin, qui fut depuis Louis XI, entretenait avec Sforce des relations secrètes, et l'encourageait à enlever la possession de Gênes à la France. La fortune de Sforce triompha de toutes les oppositions, et la paix de l'Italie ne fut point troublée.
Un nouveau pape, Pie II, avait porté sur le trône ce zèle véhément, qu'on ne devait pas attendre de la part du savant homme, qui, sous le nom d'Æneas Silvius Piccolomini, avait, dans le concile de Bâle, combattu les prétentions de la cour romaine avec autant d'érudition que de fermeté. Parvenu au pontificat, il les adopta et les soutint avec chaleur. La vacance de l'évêché de Padoue lui fournit une occasion de réclamer le droit de conférer les bénéfices ecclésiastiques dans les domaines de la république. Il se hâta de nommer à ce siége, tandis que le gouvernement faisait de son côté un autre choix. Il en résulta que l'évêque nommé par les Vénitiens, ne reçut point ses bulles, et que le protégé du pape ne put occuper son siége. Ce protégé était un cardinal vénitien, résidant à Rome. La seigneurie fit négocier avec lui, pour obtenir son désistement. Sur son refus, on bannit sa famille: les ambassadeurs de la république à la cour de Rome reçurent défense de le reconnaître, de lui parler, même de le saluer, et furent sévèrement punis pour l'avoir fait. L'évêché de Padoue resta, pendant plusieurs années, privé de son pasteur, jusqu'à ce qu'enfin le cardinal, vaincu par les sollicitations de ses parents, dont son obstination causait la ruine, renonça aux droits que lui conférait la nomination du pape et céda le siége à son compétiteur[275].
La grande révolution qui venait de s'opérer en Orient par la prise de Constantinople, attirait nécessairement de ce côté l'attention, des peuples commerçants. Le soudan d'Égypte, qui craignait pour lui-même l'ambition des Turcs, devait être disposé à former quelques liaisons avec les Occidentaux. Les Vénitiens négocièrent un traité avec lui. La lettre que ce prince écrivit au doge à cette occasion[276], donne une idée des relations qui existaient entre les deux puissances.
II. Traité de commerce avec le soudan d'Égypte. «Au Nom de Dieu.
«À messire le doge, Paschal Malipier, grand, puissant, le plus prisé pour sa sagesse, le plus grand entre ceux qui professent la foi du Christ, le plus honoré de ceux qui adorent la croix; messire le doge de Venise, colonne de la chrétienté, ami des soudans et des seigneurs des Musulmans, que Dieu le conserve doge de Venise.
«Le seigneur soudan, Melech Elmaydi, seigneur des seigneurs de tous les Musulmans, défenseur des pupilles, conservateur et vengeur de la justice avec grande impartialité, conquérant toujours vainqueur de ses ennemis et des rebelles, héritier des soudans, roi des Arabes et des Perses; serviteur des deux lieux saints, c'est-à-dire de la Mecque et de Jérusalem, roi au-dessus de ceux qui portent la couronne, gardien des chemins et des biens de ceux qui vivent à l'ombre de sa sainte seigneurie, Albuser Hamet soudan Elmaydi, fils de l'heureux Soudan Lasseraf Aynel; que Dieu et le saint prophète le maintiennent dans sa puissance, lui donnent la victoire sur ses ennemis et la sagesse pour observer les saints commandements. Ainsi soit-il.
«Du temps que vivait notre glorieux père, le seigneur soudan Lasseraf (que Dieu donne le paradis à son âme), un ambassadeur est venu de ta part, messire doge de Venise, grand, puissant, etc., que Dieu te maintienne dans ta seigneurie. Cet ambassadeur, dont le nom est Maffée Michieli, homme sage et de grande prudence, est présentement sur le point de retourner auprès de toi.
«Nous avons vu les lettres qu'il avait présentées de ta part au sultan notre père, et nous avons commandé d'y faire réponse et de te faire connaître que tout ce que cet ambassadeur a demandé en ton nom a été accordé, excepté pour le poivre, dont le sultan notre père n'a jamais permis que le prix fût réduit d'un denier au-dessous de cent ducats le cabas; parce que les Vénitiens ne sont pas les seuls qui en achètent; et qu'on en vend aux Maures et aux autres nations.
«Après la mort de notre père, et depuis que nous sommes monté sur le trône saint des soudans, ton ambassadeur s'est présenté à notre sublime porte, et a imploré notre sainte charité de la part de ta seigneurie; et nous lui avons accordé ce qu'il a sollicité en ton nom, et ce que tu demandais par tes lettres. Nous avons ordonné que le prix du cabas de poivre fût fixé à quatre-vingt-cinq sarrasins, et cela pour satisfaire à ta demande et te faire plaisir, et nous avons donné à ce sujet, ainsi que sur les autres choses que ton ambassadeur a traitées en ton nom, notre saint commandement qui a été mis par écrit.
«Nous avons revêtu ton ambassadeur d'une robe de drap de notre pays, travaillée à la mode de notre pays et doublée d'hermine, et nous avons donné à son secrétaire une autre robe doublée de vair, et nous avons fort honoré et défrayé ton dit ambassadeur, suivant l'usage, de sorte qu'il part, bien vu, bien traité, comblé de distinctions.
«Nous lui avons remis les présents que nous envoyons à ta seigneurie, détaillés au bas de ce commandement. Sois donc satisfait, parce que nous te tenons pour le cher ami de notre seigneurie, parce que nous avons, selon l'usage, confirmé les anciens traités, ainsi que les franchises et droits accoutumés des consuls et de tous les commerçants qui se trouvent dans nos états; afin que tous soient contents et qu'ils viennent trafiquer dans notre pays, y jouissant d'une pleine sûreté pour leurs marchandises et pour leurs personnes. Envoie-nous souvent des ambassadeurs, et écris-nous pour entretenir notre amitié; car nous recevrons toujours tes lettres avec plaisir et nous ferons écrire nos réponses.
«Que chacun soit avisé que la nation des Vénitiens est honorée, appréciée dans nos états et traitée plus favorablement que toute autre dans ses affaires.
«Tous tes commerçants sont libres dans notre pays. Ils peuvent y circuler et faire leur négoce sans aucun tribut; car nous leur ferons toujours bonne garde, et nous les maintiendrons sous notre sainte justice.
«Conserve dans ton cœur ce que nous venons de t'écrire, et que Dieu nous accorde la grâce de demeurer toujours amis. Les présents consistent en
| 30 | rouleaux de Benjoin. |
| 20 | rouleaux de bois d'aloès. |
| 4 | tapis. |
| 1 | phiole de baume. |
| 15 | boîtes de thériaque. |
| 42 | pains de sucre. |
| 20 | pièces de porcelaine.» |
Christophe Moro, doge. 1452. Ce traité fut la seule opération de quelque importance qui eut lieu sous le dogat de Paschal Malipier. Il mourut le 5 mai 1462, et eut pour successeur Christophe Moro, dont la famille était de Candie.
III. Guerre avec les Turcs. 1463. Les inquiétudes croissaient tous les jours à Venise pour les établissements situés dans les mers de la Grèce. Les Turcs ne violaient point la paix signée avec la république; mais les armées de Mahomet détruisaient successivement tous les petits états existants dans la Macédoine, vers l'Épire et vers la Morée, et il était aisé pour les Vénitiens de prévoir que, du moment où ils allaient se trouver seuls dans cette presqu'île, en contact avec ce redoutable conquérant, il leur serait impossible de s'y maintenir.
Déjà il y avait un pacha d'Athènes, et un autre commandait dans la moitié du Péloponnèse. Les Vénitiens y possédaient encore Modone, Coron, Naples de Romanie et Argos, c'est-à-dire toute la côte; mais ils avaient perdu Corinthe, si avantageusement située pour garder l'entrée de cette presqu'île.
Il fallait beaucoup de prudence pour éviter une rupture, et il n'était pas moins nécessaire de déployer un certain appareil de forces pour imposer un peu à ces dangereux voisins. Le sénat fit partir une flotte de dix-neuf galères pour l'Archipel, sous le commandement de Louis Loredan.
Un évènement imprévu, mais non fortuit peut-être, vint faire éclater la guerre en 1463[277].
Un esclave du pacha d'Athènes se sauva, en faisant un vol de cent mille aspres, se réfugia à Coron et y trouva un asyle dans la maison d'un noble vénitien, nommé Jérôme Valaresso, conseiller de la régence de Coron, qui lui fournit les moyens de s'échapper. Cet esclave fut réclamé avec hauteur. On refusa de le rendre, alléguant qu'il s'était fait chrétien. Le pacha de Morée, pour tirer vengeance de ce refus, se jeta sur Argos, et en chassa les Vénitiens.
Sur le compte que l'amiral rendit de cet évènement, il fut résolu qu'on attaquerait les Turcs pour les expulser de la Morée, et on lui envoya à cet effet un renfort de cinq grosses galères et d'une trentaine de bâtiments, qui portaient une petite armée.
Ces troupes, débarquées à Naples de Romanie, reprirent et saccagèrent Argos, et allèrent ensuite, au nombre de quinze mille hommes, mettre le siége devant Corinthe. Mais cette place était trop bien fortifiée et trop bien défendue, pour qu'on pût l'emporter de vive force. On s'était flatté d'y pratiquer des intelligences; le conseiller Valaresso en avait fait entrevoir l'espérance au général vénitien, qu'il accompagnait à ce siége. On lui avait même donné le commandement de quelque infanterie.
Les combats qui se livrèrent sous les murs de Corinthe, furent plus meurtriers que décisifs. Valaresso s'y comporta avec bravoure; mais un jour il disparut, et on apprit avec étonnement, dans le camp, qu'il avait passé à l'ennemi. Cette désertion fit ouvrir les yeux, et on soupçonna que les Turcs avaient cherché un prétexte pour renouveler les hostilités, lorsqu'on apprit que le traître, qui avait donné un asyle à l'esclave fugitif, était allé à Andrinople, où l'empereur Mahomet II se trouvait alors.
Les Vénitiens ferment l'isthme de Corinthe par un retranchement. Ces circonstances révélaient que la guerre avait été non-seulement prévue, mais projetée. On devait s'attendre à une attaque prochaine; on voulut fortifier l'isthme, pour se mettre à l'abri d'une invasion. Ce projet avait été exécuté autrefois, lorsque Xerxès menaçait d'envahir le Péloponnèse. Dans ces derniers temps, les Vénitiens avaient, pendant qu'ils possédaient Corinthe, relevé cette vieille muraille, qui n'avait présenté aucun obstacle à l'irruption des Turcs. Ils reprirent le même travail, comme s'ils n'eussent pas été avertis de son inutilité[278].
Trente mille hommes furent employés à cet ouvrage; en quinze jours, un mur en pierres sèches, de douze pieds de haut, défendu par un fossé et flanqué de cent trente-six tours, traversa un espace d'environ six milles d'étendue. Sur le milieu on planta l'étendard de Saint-Marc, et on y éleva un autel, où l'office divin fui célébré.
Mais quand on apprit que le béglier-bey de la Grèce descendait vers la Morée avec des forces que la terreur peut-être faisait évaluer à quatre-vingt-mille hommes, les troupes vénitiennes se hâtèrent d'abandonner le siége de Corinthe, et n'osèrent pas attendre l'ennemi derrière la muraille. Les généraux, avec beaucoup de raison, préférèrent un poste où leur petite armée ne fût pas obligée de se développer sur une si longue ligne. Ils se replièrent sur Naples de Romanie, et là ils soutinrent une attaque de la grande armée turque assez vaillamment, pour la repousser et pour lui tuer, dit-on, cinq mille hommes.
Ce succès des Vénitiens irrita fort Mahomet contre le transfuge Valaresso, qui, pour lui faire sa cour, avait voulu lui persuader qu'il était peu difficile de chasser les Vénitiens de la Morée, et qui n'avait pas manqué d'ajouter que leurs forces y étaient peu considérables. Il se trouvait en opposition avec les rapports des généraux turcs, dont l'intérêt était d'exagérer le nombre des ennemis. La colère de Mahomet effraya Valaresso, qui, en se sauvant, tomba entre les mains d'un pacha, dont le fils venait d'être fait prisonnier par les Vénitiens. Ce pacha, pour procurer la liberté à son fils, imagina de proposer à la république un échange, qui fut accepté avec empressement. Le traître fut livré aux avant-postes de l'armée vénitienne, et alla bientôt subir sur la place Saint-Marc le supplice qu'il méritait.
IV. Le pape Pie II prêche une croisade contre les Turcs. 1463. Une fois la guerre déclarée, la république ne pouvait rien avoir plus à cœur que la publication de la croisade. Le vieux pontife s'y portait avec une ardeur qui n'était pas de son âge, ni, si on ose le dire, d'un esprit supérieur comme le sien. En apprenant la bataille dans laquelle les Vénitiens avaient repoussé les infidèles, il s'écria: «Ecce quomodo Deus excitavit populum fidelem suum.» La croisade fut prêchée dans tout le monde chrétien, et le trésor des indulgences fut ouvert avec libéralité; mais comme cette guerre ne pouvait être que fort dispendieuse, on établit une taxe pour ceux qui ne paieraient pas de leur personne, et on les obligeait à acheter les indulgences, sous peine d'excommunication. L'historien qui rapporte ce fait, ajoute que le tarif en était fort élevé; il y en avait de tout prix. L'indulgence plénière coûtait, dit-il, jusqu'à vingt mille ducats; cela est difficile à croire[279].
Le bref que le pape adressa à cette occasion au doge, fait connaître les mesures qui avaient été prises pour le succès de cette expédition[280], au sujet de laquelle Cosme de Médicis disait: Voilà un vieillard qui fait une entreprise de jeune homme.
Il veut en être lui-même. Bref qu'il adresse au doge. «Le projet que depuis long-temps nous avions conçu et tenu caché dans notre cœur, dit le saint-père, est maintenant révélé. Au printemps prochain, nous partirons pour l'expédition contre les Turcs, et notre sénat apostolique nous accompagnera. Les bonnes troupes ne nous manqueront pas: elles combattront avec le fer, et nous les seconderons par nos prières. Notre décret à ce sujet a été lu en plein consistoire, le XI des kalendes de novembre. Nos paroles ne seront point vaines; ce que nous avons promis au Très-Haut, nous l'accomplirons. Tous les moyens que nous pourrons avoir, nous les consacrerons à cette guerre. Notre bien-aimé Philippe, duc de Bourgogne, de l'illustre sang de France, marchera, s'il plaît à Dieu, avec nous, accompagné, nous n'en doutons pas, de vaillants hommes et de troupes expérimentées.
«Nous avons fondé de grandes espérances sur cette armée, mais nous n'en mettons pas moins dans la flotte que vous avez depuis peu envoyée dans le Péloponnèse, et dont on nous a rapporté les exploits, qui égalent tout ce qu'on raconte de merveilleux de l'antiquité. Nous avons la confiance qu'elle partagera constamment les travaux de cette guerre avec nous et ledit duc, ainsi que cela a été convenu entre nous et votre ambassadeur, et nous ne doutons pas que vous ne concouriez de tous vos efforts à une entreprise qui intéresse la foi catholique.
«Quoique ces moyens soient considérables et promettent de grands succès, dont il n'est pas permis de douter, cependant ces moyens seraient plus grands encore, et cette victoire serait plus certaine, si vous-même, prince de la république de Venise et chef de ses armées, vous marchiez à cette guerre avec nous. Rien n'influe sur les succès comme la présence des princes, à cause du pouvoir et de la majesté dont ils sont environnés. Les grands noms et la renommée inspirent souvent plus de terreur que les armes. N'en doutez pas, la présence du duc de Bourgogne en jettera beaucoup parmi nos ennemis. Nous-même, nous augmenterons l'épouvante par l'appareil de la dignité du siége apostolique; et vous, si vous paraissez sur le Bucentaure, revêtu des ornements ducaux, vous remplirez de terreur non-seulement la Grèce et les côtes d'Asie qui lui sont opposées, mais encore tout l'Orient. Unis ensemble pour le saint Évangile et la gloire de Dieu, nous avons la certitude, avec son secours, de faire des choses mémorables.
«C'est pourquoi nous exhortons votre noblesse à ne pas différer de se rendre à nos désirs. Préparez-vous à cette guerre, et faites vos dispositions pour vous trouver à Ancône, lorsque nous monterons sur la mer. Votre concours dans notre entreprise sera glorieux pour la république de Venise, utile à la république chrétienne, et vous méritera les récompenses de l'autre vie.
«Nous savons que chez les Vénitiens il n'est point nouveau de voir les princes monter sur les flottes et conduire les opérations de la guerre. Ce qui a été jugé convenable autrefois, le devient bien plus aujourd'hui, qu'il s'agit de combattre pour la religion et pour la cause de Jésus-Christ, notre sauveur.
«Venez donc, notre cher fils, et ne vous refusez pas à partager des travaux que nous-même nous avons résolu d'entreprendre. Ne nous objectez point votre vieillesse, comme si l'âge était une excuse. Le duc Philippe, qui est vieux comme vous, et qui vient de plus loin, doit entreprendre ce voyage; et nous aussi, quoique déjà parvenu à notre soixante-deuxième année, atteint par la vieillesse et tourmenté jour et nuit par nos infirmités, nous n'hésitons cependant point à partir pour cette expédition. Gardez-vous, sous prétexte de votre âge ou de votre faiblesse, de vous dispenser d'une guerre si nécessaire, si sainte. C'est de vos conseils, c'est de votre autorité que nous avons besoin, et non de la vigueur de votre bras. Philippe nous apportera assez de forces. Voilà ce que nous requérons de vous: préparez-vous à venir.
«Nous serons trois vieillards dans cette guerre. La trinité est agréable à Dieu. La trinité divine protégera la nôtre, et mettra nos ennemis en fuite devant nous. Cette expédition sera appelée la guerre des vieillards. Les vieillards ordonneront et les jeunes gens exécuteront; ils combattront et sauront disperser les ennemis. C'est une illustre entreprise que celle à laquelle nous vous invitons. Gardez-vous d'y manquer, et ne craignez pas une mort qui conduit à une meilleure vie. Nous sommes tous réservés à mourir dans ce siècle. Or, il n'y a rien de plus désirable que de bien mourir, et il n'y a pas de plus belle mort que celle qu'on reçoit pour la cause de Dieu. Venez donc, et que votre présence nous console. Ou nous reviendrons victorieux avec l'aide du Seigneur, ou bien, s'il en a décrété autrement, nous subirons le sort qu'il nous a préparé dans sa sainte miséricorde. Rien ne peut nous arriver qui ne nous soit favorable, en soumettant humblement notre volonté à la divine providence.
«Donné à Rome, à Saint-Pierre, l'an de l'incarnation du seigneur 1463, le 8 des kalendes de novembre, et le 6e de notre pontificat.»
Cette expédition, à la tête de laquelle voulait se mettre le chef de la chrétienté, cette flotte sur laquelle il invitait des princes à le suivre, consistait presque uniquement en galères vénitiennes, mais la piété des croisés en avait fait les frais. Le duc de Modène en avait armé deux, la ville de Bologne une, celle de Lucques une, des cardinaux en avaient payé cinq. Quelques autres étaient armées par le pape. Des nobles vénitiens commandaient toutes ces galères, des matelots vénitiens les montaient. On voit que la république fournissait le personnel et le matériel de l'armement, elle n'était dispensée que de la dépense pécuniaire.
Quant aux troupes de terre, le duc de Bourgogne avait promis de marcher en personne à la tête de son armée. On dit même qu'afin de se procurer des fonds, il avait remis au roi de France la province de Picardie, pour une somme de quatre cent mille écus[281].
Le duc de Milan envoyait un corps de trois mille hommes de cavalerie, sous la conduite de l'un de ses fils.
Mathias, roi de Hongrie, était déjà en guerre contre les Turcs[282].
On comptait sur la coopération de la Bohême et la Pologne.
V. Le doge obligé de s'embarquer. La lettre du pape surprit et alarma beaucoup le doge. C'était un vieillard qui n'avait plus de passion que l'avarice, et qu'un moine maîtrisait. Quand il entendit lire le bref dans le conseil, il se récria sur son grand âge, sur l'inutilité de sa présence à la guerre; mais le conseil, qui voulait donner de l'éclat à cette expédition, n'en décida pas moins que le doge en ferait partie, et qu'il y serait accompagné de quelques conseillers, les autres devant rester à Venise pour pourvoir à l'administration de l'état.
Christophe Moro insistait vivement, pour être dispensé de faire cette campagne. «Sérénissime prince, lui dit Victor Capello, l'un des conseillers, si votre sérénité refuse de partir de bonne grâce, nous saurons l'y contraindre, parce que le bien et l'honneur de la patrie nous sont plus chers que votre personne[283].»
Le doge ne répliqua point, et demanda, pour toute faveur, que le commandement de l'armée navale fût donné à un de ses parents, ce qui fut agréé.
Brouillerie momentanée avec Trieste. 1463. Pendant qu'on s'occupait des préparatifs de cette guerre, les Vénitiens ne craignirent pas de s'en attirer une autre. Ils avaient été autrefois maîtres de Trieste; cette ville, depuis qu'elle avait passé sous la domination de Frédéric III, leur devait encore quelque tribut. Elle s'était même engagée à se pourvoir de sel sur leur territoire. Mais bien loin de remplir ses obligations, elle comptait assez sur la protection de l'empereur, pour oser se montrer jalouse des priviléges que les Vénitiens s'étaient arrogés sur l'Adriatique. Elle éleva ses prétentions jusqu'à vouloir être l'entrepôt nécessaire de tout le commerce du golfe avec l'Allemagne. Venise, à son tour, serait devenue tributaire des Triestains. Il n'en fallait pas tant pour encourir le ressentiment de la république. Un petit corps d'armée fut envoyé sur-le-champ pour attaquer Trieste, mais la place se montra disposée à se défendre; les troupes de l'empereur eurent le temps d'arriver, et la guerre allait devenir sérieuse, si le pape ne se fût hâté d'accommoder le différend. Ce traité, qui fut conclu le 17 décembre 1463, n'est pas d'une grande importance, puisqu'il ne porte que la cession de trois petites communes à la république; mais on y remarque, 1o que les Triestains furent obligés de continuer le paiement de l'ancien cens à l'église de Saint-Marc et au doge; 2o qu'il leur fut interdit de vendre du sel, et d'en transporter sur leurs vaisseaux, sous peine de la vie; 3o qu'ils promirent de rendre les esclaves transfuges appartenant aux Vénitiens[284].
Départ de la flotte. 1464. La flotte destinée à l'expédition de la croisade fut prête à la fin du printemps. Les neuf galères armées par les princes ou les cardinaux étaient déjà dans le port d'Ancône. La république en avait armé dix; c'était donc une flotte de dix-neuf galères, qui devait aller se joindre à trente-deux autres, qui étaient déjà dans les ports de la Grèce.
Les Turcs étaient sortis du détroit peu de temps auparavant, avec quarante-cinq galères et une flotte de cent bâtiments de transport.
Le pape était déjà rendu à Ancône, mais le duc de Bourgogne ne se mettait point en mouvement.
Mort du pape Pie II. Enfin, le 30 juillet 1464, après avoir consulté les astrologues, afin de choisir l'heure du départ pour cette pieuse expédition, le doge se mit en mer, à son grand regret. En arrivant à Ancône, où il fut reçu au bruit de toute l'artillerie de la place et des vaisseaux, il apprit que le pape venait de tomber malade, qu'il était en danger, et en effet on annonça sa mort le lendemain. Une goutte remontée empêcha ce pontife de faire un voyage peu convenable à sa dignité, et où sa présence, quoi qu'il pût en dire, n'aurait été d'aucun secours contre des ennemis tels que les Turcs.
Le doge se fit mettre à terre, monta à cheval, précédé de deux cardinaux et suivi de deux autres, alla voir le corps du pape, et entra dans le consistoire des cardinaux, où il prit place au-dessous du doyen.
Cette assemblée était bien éloignée de partager l'ardeur belliqueuse de Pie II; aussi, dès la première séance, le doyen du sacré collége déclarat-il au doge que l'expédition ne pouvait plus avoir lieu. On laissa à la disposition de la république les cinq galères armées par les cardinaux, qui offrirent même d'en payer l'entretien pendant quatre mois, et on remit, sur les fonds de la croisade, une somme de quarante mille ducats à la seigneurie, pour l'aider à acquitter un subside annuel de soixante mille, qu'elle s'était engagée à payer au roi de Hongrie, tant qu'il serait en guerre avec les Turcs.
Ces dispositions faites, les cardinaux partirent pour Rome, où ils procédèrent à l'élection du cardinal Barbo, vénitien, qui régna sous le nom de Paul II, et le doge ramena la flotte à Venise.
Cette flotte, destinée à combattre les Turcs, reprit la mer pour aller dévaster les côtes de Rhodes. Les chevaliers, alors souverains de cette île, avaient retenu deux bâtiments vénitiens; mais ils furent contraints de les rendre, quand ils virent tous les villages en flammes autour de leur capitale.
VI. La république cherche des alliés contre les Turcs. Les affaires n'avançaient point dans la Morée; l'armée turque et l'armée vénitienne ravageaient à l'envi cette presqu'île, sans parvenir à en avoir la possession exclusive.
Sur ces entrefaites, la seigneurie vit arriver deux ambassadeurs, l'un du roi de Perse, Ussum-Casan, l'autre du prince de Caramanie, qui vinrent lui proposer une alliance contre Mahomet II, proposition qui fut acceptée avec empressement. En même temps on apprit que des ambassadeurs turcs étaient en Italie, et qu'ils allaient à Milan solliciter le duc d'attaquer les provinces de terre-ferme de la république, pendant que Mahomet occuperait une partie des forces vénitiennes dans la Grèce. Un ennemi toujours redoutable tel que Sforce, le devenait bien davantage, s'il s'alliait avec le sultan. Le sénat éprouva les plus vives inquiétudes, jusqu'à ce qu'il eut reçu avis que le duc de Milan, en accueillant fort honorablement les envoyés de Mahomet, s'était refusé à entreprendre la guerre contre la république.
Ce prince, alors âgé de soixante quatre ans, attaqué d'une hydropisie qui lui annonçait une fin prochaine, affermi sur son trône, couvert de gloire, et voyant sa famille, si nouvelle, alliée aux maisons de France, de Savoie et d'Arragon[285], ne voulut pas compromettre la tranquillité de ses derniers jours et la paix de l'Italie, qui était son plus bel ouvrage. Il termina sa glorieuse carrière l'année suivante, laissant un nom immortel et un état florissant.
La république se voyait réduite à chercher des alliés en Asie. Cependant elle tâchait aussi de déterminer le roi de Hongrie à de nouveaux efforts; mais ce prince profitait de la diversion produite par la guerre du Péloponnèse, et évitait d'attirer les Turcs de son côté. Il se disait dans l'impuissance d'armer, à cause du retard qu'éprouvait le paiement des subsides promis par la seigneurie. Pour ôter tout prétexte à son inaction, pour se mettre en état de pousser la guerre dans la Morée avec quelque vigueur, il fallait se procurer des fonds.
On voulut lever des décimes sur le clergé, mais le nouveau pape, quoique Vénitien, y mit une opposition, que toute la fermeté du sénat ne put vaincre. Le gouvernement ne parvint à lever ces décimes, qu'en se relâchant du droit absolu d'en disposer, c'est-à-dire en prenant l'engagement de les employer exclusivement aux frais de la guerre contre les infidèles.
À cette époque, les revenus de la république ne s'élevaient pas à un million de ducats[286], c'est-à-dire à environ quatre millions de francs; ce n'était guère plus que le produit du duché de Milan[287]; et il est à remarquer que ces revenus, par la diminution du commerce et des capitaux, avaient eux-mêmes diminué sensiblement pendant le règne de François Foscari, quoique la république se fût agrandie de quatre provinces. Cette décadence des finances était encore plus manifeste par l'accroissement de la dette et des charges publiques.
La république n'avait aucun fruit à espérer d'une guerre contre les Turcs. Elle ne pouvait pas songer à les expulser de l'Europe, il lui importait même assez peu d'agrandir ses possessions. Ce qui l'intéressait réellement, c'était d'étendre son commerce et de le continuer avec sûreté. Toutes ces considérations devaient faire désirer vivement un accommodement. On le proposa à diverses reprises. Lorsque le pape sut que la république était en négociation avec Mahomet, il offrit trois cent mille ducats si on continuait la guerre. Le gouvernement vénitien fut réduit à accepter ce subside, par l'impossibilité d'obtenir de l'empereur turc des conditions raisonnables.
Ce n'était pas seulement la Morée qu'on avait à lui disputer, c'était aussi l'Albanie.
Campagne de 1466. Dans la Morée, le fait le plus remarquable de la campagne de 1466, fut la prise d'Athènes, qui avait déjà perdu son nom comme sa gloire. Cette ville, que les barbares appellent Setine, fut saccagée par les Vénitiens. Les Turcs s'en vengèrent sur un provéditeur, qui fut fait prisonnier, et qu'ils firent empaler: ensuite ils reprirent la ville, après avoir tué onze cents hommes à l'armée de la république.
Sur la côte d'Albanie, le fameux Scanderberg défendait vaillamment le petit royaume de son père, qu'il avait su ressaisir: c'était pour les Vénitiens un allié moins puissant qu'intrépide. Pour sauver Croye, sa capitale, il fut réduit à la leur confier. On voit que les progrès des Turcs causaient de vives inquiétudes à tous leurs voisins, et que Venise cherchait des alliés contre eux, en Albanie, en Hongrie, en Perse, en Caramanie et en Égypte.
VII. Mahomet II attaque l'île de Négrepont. 1470. Trois ans se passèrent à commettre de part et d'autre dans la Grèce d'inutiles ravages. Un témoin oculaire, Coriolan Cippico, qui commandait une galère de la flotte vénitienne, a écrit l'histoire de cette guerre, avec des détails qui sont quelquefois précieux[288]. Il raconte à chaque page que les prisonniers turcs, hommes et femmes, étaient vendus à l'encan; c'était, dit-il, un ancien usage des Vénitiens, que, toutes les fois qu'il y avait du butin à partager, le général nommait des officiers pour procéder méthodiquement au partage. Il en retenait un dixième pour lui-même; les provéditeurs, les capitaines en recevaient chacun une part, en proportion, de leur grade: le reste était distribué aux soldats. On conçoit combien un tel usage devait donner d'ardeur pour le pillage, qui devenait légitime, puisque les chefs y participaient. On payait aux soldats trois ducats pour chaque prisonnier qu'ils amenaient au camp.
Au printemps de 1470, on apprit qu'une flotte considérable sortait du détroit de Constantinople. On la disait composée de cent huit galères et de deux cents autres bâtiments, portant une armée de soixante-dix mille hommes. Il y avait probablement quelque exagération dans ces récits, car le nombre des vaisseaux ne paraîtrait pas proportionné à celui des troupes; mais il est certain que cette armée était numériquement fort supérieure à celle de la république, car il n'y avait alors que trente-cinq galères vénitiennes dans l'Archipel.
Toute cette grande flotte, qui formait une ligne de six milles d'étendue, vint jeter l'ancre dans le canal qui sépare l'île de Négrepont du continent de la Grèce.
Cette mer n'avait pas vu un si grand nombre de vaisseaux depuis la flotte de Xerxès. C'était aux mêmes lieux, c'est-à-dire entre l'île d'Eubée et la côte de l'Attique, que les mille voiles de ce conquérant s'étaient avancées contre les Athéniens. Pour rendre la ressemblance plus parfaite, l'armée de terre se déploya sur le rivage, et Mahomet vint placer sa tente sur un promontoire, où le grand-roi avait élevé ses pavillons.
Inaction de l'amiral vénitien. Mais il n'y avait point ici de Thémistocle. Les trente-cinq galères vénitiennes étaient dans le golfe Saronique, sous l'île de Salamine. Elles n'avaient qu'à doubler la pointe de l'Attique, pour se trouver en face des ennemis. Nicolas Canale, qui les commandait, ne voulut jamais faire le moindre mouvement. Il attendait des renforts de Candie, et, sous ce prétexte, il laissa les Turcs opérer sans obstacle le débarquement de leurs troupes à Négrepont, unir cette île avec le continent par un pont de bateaux, et commencer l'attaque de la ville. Siége et prise de la capitale. Elle avait Paul Erizzo pour gouverneur. Dans l'intervalle du 25 juin au 12 juillet, les Turcs livrèrent cinq assauts furieux à la place. Dès les trois premiers, ils avaient perdu plus de vingt mille hommes, et trente galères avaient été coulées à fond par l'artillerie des assiégés. Mahomet se vit obligé de faire débarquer les équipages, pour continuer les opérations du siége. Le moment était assurément bien favorable pour attaquer cette flotte à moitié désarmée. Il était facile de rompre le pont de l'Euripe, toute l'armée turque se trouvait enfermée dans l'île, sans vivres et sans moyens d'en sortir. Les capitaines vénitiens représentaient cette situation des choses à leur amiral; ni leurs instances pour obtenir la permission de combattre, ni les signaux continuels que faisait la ville pour obtenir du secours, rien ne put ébranler Canale dans son système de temporisation.
Cependant les assiégés étaient dans la détresse; ils tuèrent encore quinze mille hommes à l'ennemi dans un quatrième assaut. Enfin, le 12 juillet, la place fut emportée de vive force, et les historiens prétendent qu'elle coûta soixante-dix-sept mille hommes aux assiégeants. Il est vraisemblable que ces nombres sont fort exagérés; mais cette exagération n'est point nécessaire pour faire juger de la vigueur de la résistance.
Les débris de la garnison, qui avait perdu six mille hommes, se retirèrent dans le château; là, le vaillant gouverneur se défendit encore quelques jours, enfin ils se virent réduits à capituler. Mahomet leur promit de leur sauver la tête; et on ajoute que, par une odieuse subtilité, voulant satisfaire sa vengeance sans violer son serment, il fit scier le brave Erizzo par le milieu du corps[289].
Cette barbarie est encore un de ces faits dont il est permis de douter. Plusieurs traits de la vie de Mahomet II démentent une pareille atrocité, et l'historien le plus exact de ce temps-là, Marin Sanuto, n'en fait pas mention. Il se borne à dire que Paul Erizzo perdit la vie[290].
Punition de l'amiral. Dès que l'amiral vénitien apprit la reddition de la place, il se détermina à lever l'ancre; mais ce fut pour se réfugier à Candie. Il n'y eut qu'un cri d'indignation contre lui dans Venise. Pierre Moncenigo reçut ordre de partir pour aller prendre le commandement de la flotte, de faire mettre Nicolas Canale aux fers, et de l'envoyer dans les prisons du conseil des Dix.
Il le trouva faisant une attaque tardive et infructueuse contre les Turcs maîtres de Négrepont. Ce lâche, ou inepte général, conduit à Venise, fut condamné seulement à un exil perpétuel et à la restitution du traitement qu'il avait reçu: trop faible châtiment d'une faute si fatale à sa patrie, que d'en être banni après l'avoir compromise. Suivant l'historien Sandi[291], on attribua sa faiblesse à la présence d'un jeune fils qu'il avait sur sa galère, ce qui fit rendre une loi, qui défendait aux généraux vénitiens d'embarquer leurs enfants avec eux.
Les puissances d'Italie, et sur-tout le roi de Naples, sentirent que, si les Turcs se rendaient maîtres de toute la Grèce, et par conséquent d'une partie des rivages de l'Adriatique, on ne pourrait plus naviguer avec sûreté dans cette mer, et que peut-être ils seraient eux-mêmes tentés de la passer. Cette crainte fit naître une ligue à laquelle accédèrent successivement le pape, le roi de Naples Ferdinand d'Arragon, le duc de Milan, le duc de Modène et les républiques de Lucques, de Sienne et de Florence[292].
Pour combattre au-delà de la mer, cette ligue ne pouvait offrir aux Vénitiens qu'un faible secours, aussi les Turcs faisaient-ils des progrès dans la Morée. Ils s'avancèrent jusqu'aux frontières de la Dalmatie, s'élevèrent au nord du golfe, pénétrèrent dans le Frioul, et mirent à feu et à sang les environs d'Udine, qui put voir l'armée turque du haut de ses remparts. Les dangers que courait l'Allemagne méridionale, firent espérer un moment quelques secours de la part de l'empereur Frédéric III. La république les sollicita vainement par une ambassade. La diète et Frédéric se bornèrent à de fastueuses promesses, qui restèrent sans exécution. La flotte vénitienne, forte de quarante-sept galères, ravageait pendant ce temps-là les îles de l'Archipel. Dix-neuf galères du pape, dix-sept du roi de Naples, et deux de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, vinrent la joindre. Le plus grand exploit de cette armée fut la surprise de Smyrne, que l'on détruisit entièrement par les flammes. Les soldats firent hommage au légat, qui commandait l'escadre pontificale, de cent trente-sept têtes, pour lesquelles ils reçurent autant de ducats.
Nicolas Trono, doge. 1471. Le doge Christophe Moro mourut sur ces entrefaites et fut remplacé par Nicolas Trono, vieillard de soixante-quatorze ans, qui s'était fort enrichi à Rhodes, où il avait fait le commerce pendant quinze ans, ce qui semble prouver qu'à cette époque cette profession n'était pas encore interdite aux patriciens. On évaluait sa fortune à quatre-vingt mille ducats, ce qui revient à quatre cent quatre-vingt mille francs. C'était alors une fortune notable. Rappelons-nous que, cinquante ans auparavant, le doge Thomas Moncenigo comptait dans Venise plusieurs nobles ayant jusqu'à soixante-dix mille ducats de revenu.
VIII. Alliance de la république avec le roi de Perse. Toutes les espérances des Vénitiens se tournaient vers l'Orient. C'était du roi de Perse qu'ils attendaient la diversion la plus efficace[293]. Il envoya d'abord une armée de troupes légères, qui entrèrent dans l'Asie mineure par la Géorgie, et ravagèrent la côte méridionale de la mer Noire, tandis que Moncenigo, avec sa flotte, dévastait les rives de l'Archipel. Ce n'était d'abord qu'une incursion, dont le pillage semblait être l'unique objet. Bientôt après cent mille hommes, partis des bords de l'Euphrate, traversèrent toute l'Asie mineure, vinrent battre les troupes ottomanes dans la Natolie, et s'emparèrent de plusieurs places de cette province. Cette armée n'avait point d'artillerie; il fallut que les Vénitiens lui en envoyassent, ainsi que des munitions et des canonniers.
Mahomet, pour ralentir les progrès de ces attaques, fit proposer la paix aux Vénitiens, peut-être sans avoir intérieurement le dessein de la conclure. Il demandait la cession de la ville de Croye en Albanie, enlevée à son père Amurath par Scanderberg, et que celui-ci avait depuis consignée aux Vénitiens. Du reste, il offrait de remettre les choses sur le pied où elles étaient avant la guerre, sauf la conquête de Négrepont qu'il voulait retenir. Le sénat exigea la restitution de cette île, et la négociation fut rompue. Il y a une chose remarquable dans cette négociation, c'est qu'elle fut traitée par le conseil des Dix. Ce tribunal, après avoir usurpé tant de pouvoir, s'emparait de la direction des affaires politiques.
Guerre dans l'Asie mineure. 1473. Le sultan se hâta de passer d'Europe en Asie avec une armée infectée de la peste, pour combattre les Persans, dont les troupes, commandées par le roi en personne, s'étaient grossies considérablement. Trois combats terribles eurent lieu en trois jours. Dans le premier, la cavalerie turque, forte de quarante mille hommes, fut totalement dispersée. Le lendemain, Mahomet donna une bataille générale, où il perdit plus de la moitié des siens. Le jour suivant, les Persans environnèrent son camp, et l'auraient sans doute forcé, s'ils eussent eu une artillerie comparable à la sienne. Mais le canon des Turcs fit un tel ravage, qu'il fut impossible aux assaillants de pénétrer dans le retranchement. Ces derniers essuyèrent une perte immense, se replièrent en désordre, et Ussum-Casan se retira derrière l'Euphrate, pour se préparer à une nouvelle campagne. Ce fut ainsi que se termina celle de 1473.
Nicolas Marcello, doge. 1473. Cette année vit mourir le doge, élevé sur le trône vingt mois auparavant; on lui donna pour successeur Nicolas Marcello presque octogénaire.
La diversion des Persans ne fut pas d'un grand secours aux Vénitiens pendant la campagne suivante, parce que Mahomet eut l'adresse de susciter à Ussum-Casan des embarras, qui dégénérèrent en guerre civile, et qui le retinrent dans ses propres états.
IX. Guerre en Albanie. 1474. Tranquille de ce côté, le sultan porta une armée en Albanie. La principale place de cette côte était Scutari. Les Turcs y trouvèrent une résistance digne des temps héroïques. Un assaut qui dura huit heures leur coûta sept mille morts. Belle défense de Scutari par les Vénitiens. Cette belle défense couvrit de gloire Antoine Loredan, qui, avec une faible garnison de deux mille cinq cents hommes, brava une armée de soixante mille Turcs, la faim, la soif[294], et força les ennemis à lever le siége. Une attaque du roi de Hongrie, qu'on détermina enfin à entrer en campagne, obligea les Turcs d'abandonner l'Albanie pour se porter sur les bords du Danube.
Thomas Marcello, qui régnait alors, est un de ces doges obscurs, qui n'appartiennent pas à l'histoire, mais dont le nom ne pourrait être supprimé, sans jeter quelque confusion dans la chronologie. Pierre Moncenigo, doge. 1474. Il eut pour successeur, en 1474, un guerrier illustre, ce Pierre Moncenigo, que nous avons vu commander les flottes de la république dans l'Archipel, et que Venise perdit, peu de temps après, d'une maladie qu'il avait contractée dans la dernière campagne. On élut à sa place André Vendramino, le 5 mars 1476.
André Vendramino, doge. 1476. L'élection de Vendramino a ceci de remarquable, que ce fut le premier exemple de l'élévation au dogat d'un homme nouveau, c'est-à-dire issu de l'une des familles admises dans le grand conseil à la fin de la guerre de Chiozza. Il descendait d'un banquier ennobli cent ans auparavant, pour avoir fourni à ses dépens un vaisseau dans les dangers de la république. Les cris de quelques anciens nobles, qui regardaient la couronne comme le patrimoine exclusif de leurs maisons, n'empêchèrent pas le parti de Vendramino de triompher. C'était un homme allié à des familles puissantes, riche de cent soixante mille ducats, libéral, père de onze enfants, qui armait à lui seul un gros vaisseau pour le commerce d'Alexandrie, et qui donnait jusqu'à sept mille ducats de dot à ses filles[295].
La guerre contre les Turcs traînait en longueur, elle était ruineuse, et pouvait se terminer par des désastres. Le gouvernement vénitien sollicitait de tous côtés des secours. Florence, le duc de Milan, le duc de Modène, fournirent quelque argent pour armer des galères. Il n'y avait rien à espérer du roi de Naples. Il était alors brouillé avec la république, pour des affaires sur lesquelles nous aurons occasion de revenir. Le pape Sixte IV, protecteur de ce prince, refusa de contribuer aux frais d'une guerre, qui devait intéresser si vivement le chef de la chrétienté. Les Vénitiens en furent si indignés, qu'ils rappelèrent leurs ambassadeurs de Rome, interrompirent leurs relations avec le saint-siége, et menacèrent même de faire convoquer, de concert avec la France et l'empire, un concile auquel le pape serait dénoncé.
Un de leurs anciens généraux, Barthélemi Coléone, descendant, dit-on, des anciens seigneurs de Bergame, et inventeur de l'usage de traîner l'artillerie sur les champs de bataille, mourut à cette époque, et légua à la république une somme de deux cents seize mille ducats, à condition qu'on lui érigerait à Venise une statue équestre. Ce général avait montré beaucoup de talent. Sa fidélité n'avait pas toujours été aussi incontestable, mais il avait rendu de grands services. On accepta le legs, et la statue fut élevée.
De nouvelles négociations avec le sultan amenèrent une trève momentanée; mais les espérances de paix ne tardèrent pas à s'évanouir. Venise déploya alors tout l'appareil de sa puissance. Une flotte de cent galères se rassembla à Naples de Romanie, et le nom de son général, Antoine Loredan, le défenseur de Scutari, paraissait un garant certain des succès de cette campagne.
Par-tout où les Turcs se présentèrent sur les côtes de la Grèce, ils trouvèrent cet infatigable adversaire. Un pacha vint, à la tête de quarante mille hommes, mettre le siége devant Lépante; Loredan ravitailla la place et la secourut si puissamment, que tous les assauts des Turcs furent repoussés.
En Albanie, une autre armée investit la ville de Croye; l'amiral eut la gloire de la délivrer.
Invasion des Turcs dans le Frioul. 1477. Le pacha de Bosnie osa attaquer la république de plus près; il passa le Lisonzo au mois d'octobre 1477, tailla en pièces les troupes vénitiennes rassemblées près de Gradisca, et poussa jusqu'au Tagliamento, jusqu'à la Piave. Du haut des tours de Venise, on vit la flamme qui dévorait les villages de cette contrée[296]. Toutes les troupes disponibles accoururent; la population de Venise fut enrégimentée; toutes les provinces prirent les armes pour repousser l'invasion des Ottomans, et on ne leur laissa pas même la joie d'emporter le butin qu'ils avaient fait. Mais, en se retirant, ils y laissèrent un autre fléau: la peste s'y manifesta et pénétra, au mois de décembre, dans la capitale de la république. Ses ravages furent affreux, la terreur répandue par ce fléau dispersa les conseils.
X. Négociations. Tout-à-coup on apprit que le roi de Hongrie avait fait sa paix séparée avec le sultan, et était même devenu son allié. Cette défection jeta les Vénitiens dans les plus vives alarmes. Comme ils avaient soin d'entretenir toujours quelque négociation entamée, ils firent annoncer qu'ils étaient résignés à quelques sacrifices. Ils ne demandaient plus la restitution de Négrepont; ils cédaient Croye, quelques parties de la Morée, et se soumettaient même à payer au grand-seigneur un tribut de mille ducats; mais celui-ci, délivré de toute inquiétude du côté de la Hongrie, par le traité, et du côté de la Perse, par la mort d'Ussum-Casan, crut que le moment était venu de chasser entièrement les Vénitiens de la Grèce. Il conduisit lui-même une nouvelle armée en Albanie. Ce fut encore Loredan qui lui disputa le terrain. Croye succomba après un long siége, vaincue par la famine. Ses habitants, furent massacrés, malgré la capitulation. Scutari soutint une multitude d'assauts, dont un seul dura toute une journée, toute une nuit et le jour suivant. L'armée turque, rebutée par cette héroïque défense, se jeta sur Drivasto, Sebenigo, Alessio, et se vengea par d'horribles cruautés.
Une nouvelle tentative des Ottomans sur le Frioul n'eut pas plus de succès que les deux premières.
Traité de paix. 1479. Enfin grâce à cette belle résistance, la république obtint la paix, le 26 janvier 1479, et il lui en coûta Négrepont, les villes de Croye et de Scutari dans l'Albanie, Tenaro dans la Morée, l'île de Lemnos, et un tribut de dix mille ducats, dont Bajazet II la dispensa, en 1482, lorsqu'il renouvela ce traité, après son avènement au trône. Tout le reste fut rendu de part et d'autre. La république eut même la liberté de recueillir les habitants de Scutari, qui ne voudraient pas devenir sujets du sultan. Il n'y restait que quatre ou cinq cents hommes et cent cinquante femmes; on leur assigna à chacun un secours annuel de trente ducats.
Peste à Venise. La peste apportée par les Turcs fut affreuse. Elle pénétra dans toute l'Italie, et dura, à Venise, depuis le mois de mai jusqu'au mois de novembre. Il mourait cent cinquante personnes par jour. Une loi défendait aux nobles de s'éloigner de la capitale, en temps de peste; mais on éludait la défense, on allait s'établir dans quelques îles, ou sur quelques côtes voisines; et on ne venait point aux conseils. On vit le conseil général, réduit d'abord à trois cents membres, et enfin à quatre-vingts.
Jean Moncenigo, doge. 1478. Ce fut au milieu de cette calamité que mourut le doge André Vendramino. Son successeur, qui fut Jean Moncenigo, commença son règne sous de funestes auspices. Un incendie consuma en partie le palais et l'église de S.-Marc; enfin la disette vint ajouter un nouveau fléau à tant de malheurs.
IX. Affaires de Chypre. Nous sommes obligés de revenir sur nos pas, pour rapporter une révolution qu'éprouva l'île de Chypre, et qui la fit changer de maîtres.
Coup-d'œil sur l'histoire de cette île. Ce petit royaume, situé au fond de la Méditerranée, n'était qu'un fief relevant du soudan d'Égypte. C'était sa destinée d'obéir aux maîtres de cette contrée. Cette île charmante, à qui la douceur de son climat, l'abondance et la variété de ses productions, avaient mérité le nom de l'Île-Heureuse, et l'honneur d'être consacrée à Vénus, formait, dans les temps anciens, plusieurs royaumes; elle avait passé trois cents ans sous la domination des Ptolémées ou de leurs successeurs. Alexandre l'avait, disait-on, respectée, par estime pour la valeur de ses habitants. Envahie dans le grand débordement de la puissance romaine, ruinée par les extorsions de l'austère Caton, elle partagea les vicissitudes de l'empire. Les Arabes l'enlevèrent momentanément à Héraclius, qui parvint à les en chasser. Les princes de Constantinople se faisaient représenter dans cette île par des ducs. Il arriva qu'un de ces gouverneurs, nommé Isaac Comnène, profita de la faiblesse de l'empire pour se déclarer souverain indépendant; mais à peine était-il en possession du trône, que Richard Ier, roi d'Angleterre, allant à la Terre-Sainte, vint l'en précipiter, lui fit trancher la tête, s'empara de l'île, en 1191, et la vendit à l'ordre des Templiers pour vingt-cinq mille marcs d'argent. Une conjuration éclata presque aussitôt contre ces nouveaux maîtres. Dans l'impossibilité de se maintenir, ils rétrocédèrent cette possession à Richard, qui la donna, en 1192, à Gui de Lusignan, en échange des droits que celui-ci prétendait avoir sur le royaume de Jérusalem; mais la tyrannie de Comnène, l'invasion de Richard, la domination des Templiers, avait fait fuir presque tous les habitants de l'île. Gui de Lusignan invita les chrétiens de Syrie à venir la peupler.
«Trois cent cinquante-un chevaliers, qui déshérités étaient, et à qui les Sarrasins avaient les terres tollues, et les pucelles et les dames vives y allèrent. Le roi leur donna terre à grant plante, les orphelines maria et lor donna grant avoir, tant qu'il fiefa trois cents chevaliers en la terre, et deux cents sergents à cheval, sans les bourgeois à qui il donna grant terre. Quant il ot tant donné, il ne lui demora mie dont il put tenir vingt chevaliers de maisnie (de maison).»
Quatorze rois de cette famille occupèrent le trône de Chypre pendant deux cent quarante ans[297], et portèrent même les titres de rois de Jérusalem et d'Arménie; mais Jean II, ayant été vaincu et amené prisonnier par le soudan d'Égypte, ne racheta sa liberté qu'au prix d'un tribut, et sous la condition de reconnaître le soudan pour suzerain, et de lui prêter foi et hommage[298].
Jean III, son fils et son successeur, était un prince faible, gouverné par sa femme[299], laquelle descendait des Paléologues. La domination de cette princesse impérieuse avait indisposé les seigneurs, et même les autres habitants du pays[300].
Il n'était issu de cette union qu'une fille mariée à Jean de Portugal, qui résidait dans l'île avec elle.
Le roi étant incapable de gouverner, le parti des mécontents se déclara contre la reine, qui fut forcée de céder l'administration à son gendre, Jean de Portugal. Le poison la délivra bientôt de ce gendre[301], qui l'avait dépouillée de l'autorité. Mais il n'était pas le seul objet de ses inquiétudes. Le roi avait un fils naturel, qui s'appelait Jacques, et à cette époque les exemples étaient fréquents de bâtards réclamant les droits des héritiers légitimes.
XII. Jacques de Lusignan, fils du roi de Chypre, devient amoureux d'une Vénitienne nommée Catherine Cornaro. La reine, pour faire cesser les prétentions de celui-ci, l'avait fait nommer archevêque de Nicosie[302], la métropole de l'île; mais la mitre ne pouvait satisfaire l'ambition de ce jeune homme, qui voyait la couronne de si près. À cette époque, se trouvait à la cour de Chypre un patricien de Venise nommé André Cornaro, opulent, homme de plaisir, que quelques aventures de jeunesse avaient fait bannir de sa patrie. Il était venu passer en Chypre le temps de son exil, parce que sa famille y avait de grands biens et y jouissait d'une immense considération. Un de ses ancêtres avait été assez heureux pour prêter une somme considérable à un des rois de la maison de Lusignan, et en avait reçu la permission d'accoler les armes du royaume aux siennes. André Cornaro s'était lié avec le prince Jacques, destiné sans vocation à l'état ecclésiastique, et était devenu le confident de ses regrets et de ses plaisirs. Loin de combattre, par ses conseils, l'ambition de ce jeune homme, il l'avait encouragé et l'avait affermi dans la résolution de faire valoir ses prétendus droits au trône.
Un jour, devant le prince, il laissa voir, comme par hasard, le portrait d'une nièce fort belle qu'il avait à Venise. Le jeune homme, condamné au célibat, s'enflamma à cette vue. Cornaro ne négligea rien pour piquer la curiosité du prince. Le mystère qu'il mit à ses confidences fit croire d'abord à Jacques que cette belle femme était la maîtresse de son heureux ami, et la jalousie vint irriter une passion naissante. Ensuite il apprit avec joie qu'elle se nommait Catherine Cornaro, et qu'elle était la fille d'un frère d'André[303].
Mais ce changement dans l'état de la personne ne promettait rien de favorable à son amour. Il n'y avait pas moyen d'en faire sa maîtresse, et comment espérer qu'elle pût devenir sa femme? Archevêque, il ne pouvait pas se marier; roi, il ne pouvait pas épouser la fille d'un particulier.
Cornaro lui fit entrevoir qu'il y aurait quelque moyen de lever cette dernière difficulté, et lui raconta qu'il n'était pas sans exemple que des princes destinés à régner eussent épousé des filles de patriciens de Venise. Une fille de la maison Morosini, maison à laquelle celle de Cornaro ne cédait en rien, s'était assise sur le trône de Hongrie. La république l'avait adoptée et dotée richement; le roi avait tiré d'immenses avantages de cette alliance.
Il n'était pas impossible que le même moyen rendît sortable l'alliance projetée; mais pour en hasarder la proposition, il fallait commencer par être roi, et il était aisé de sentir de quelle importance pouvait être l'appui de la république, pour se maintenir sur un trône enlevé à un compétiteur.
Ces insinuations avaient exalté l'imagination de l'archevêque, au point qu'il montra bientôt une extrême impatience de régner, et qu'il paraissait non-seulement contester les droits de sa sœur, mais même oublier ceux de son père.
La reine, jugeant qu'il n'attendrait peut-être pas la mort du roi, pour déclarer hautement ses prétentions, voulut le prévenir, en se hâtant de prendre des mesures contre lui.
Il s'enfuit de l'île. Il en fut averti, et se cacha dans la maison du baile de Venise, qui lui procura les moyens de s'embarquer et de passer à Rhodes.
L'asyle donné à un fils du roi, à un rebelle, par un ministre étranger accrédité à cette cour, était une témérité trop manifeste, pour qu'on puisse n'y voir aujourd'hui qu'une imprudence de ce résident. Ce n'est point hasarder une conjecture, que de reconnaître, dans cet oubli de la circonspection diplomatique, la protection que les Vénitiens voulaient accorder au jeune prince, ou au moins le soin qu'ils prenaient d'entretenir des divisions à la cour de Lusignan.
L'historien Sandi déclare formellement que les soins du ministre vénitien procurèrent la réconciliation du fils avec le père, lorsque la mort de la reine permit au roi d'avoir une volonté, et que cette réconciliation fut si sincère, que le roi avait permis à Jacques de renoncer à l'épiscopat, de quitter l'habit ecclésiastique, et se proposait même de lui résigner la couronne[304]. On voit ici tout le soin que les historiens vénitiens prennent de justifier l'usurpation de Jacques.
Jacques, par sa fuite seule, se déclarait pour toujours le compétiteur de sa sœur Charlotte, veuve de Jean de Portugal et fille légitime du roi. Pour donner un appui à cette jeune veuve, on arrêta son mariage avec Louis, second fils du duc de Savoie. Le roi mourut bientôt après, empoisonné, à ce qu'on croit[305]. Le mariage n'avait pas encore été célébré; le prince arriva, épousa la princesse et fut reconnu roi de Chypre.
Il obtient l'investiture du soudan d'Égypte. Jacques courut implorer l'appui du soudan d'Égypte, lui représenta que c'était faire injure au seigneur suzerain que de disposer sans son aveu d'une couronne qui relevait de lui; qu'il ne pouvait pas y avoir de roi légitime en Chypre, tant qu'il n'y avait pas d'investiture; qu'il lui appartenait de la donner et que la fille du roi ne pouvait en hériter au préjudice d'un fils. Cet oubli des droits d'un héritier mâle ferait passer la couronne dans la maison de Savoie, avec laquelle le soudan n'avait aucune relation. Le royaume de Chypre relevant d'une puissance musulmane, la succession devait y être réglée conformément aux lois musulmanes; on ne pouvait invoquer l'usage, qui, chez les chrétiens, appelle quelquefois les femmes à hériter d'une couronne; et quant à l'exclusion que l'on prétendait opposer à Jacques, parce qu'il était né hors le mariage, les lois musulmanes étaient moins sévères à cet égard que celles des chrétiens, et, même chez ceux-ci, les enfans naturels étaient souvent appelés au trône: le roi actuel de Portugal, le beau-père de Charlotte, l'était lui-même[306]. À ces instances, Jacques ajouta toutes les promesses dont les princes ne sont jamais avares dans une pareille situation. Il offrit le tribut, l'hommage, tout ce que le soudan voulut exiger; et celui-ci, trouvant une occasion de constater ses droits, reconnut son client pour héritier de la couronne de Chypre, le fit revêtir des ornements de la royauté, et écrivit au prince de Savoie de céder sur-le-champ le trône, sous peine d'en être chassé[307].
Il débarque dans l'île et s'empare du trône. Louis de Savoie eut beau représenter qu'il était le mari de l'unique héritière des Lusignan, que celui qui réclamait la couronne devait en être exclu, à cause de sa naissance illégitime. Le soudan ne voulut entendre aucune de ces raisons, il fournit des troupes à Jacques; celui-ci débarqua dans l'île, où il fut secondé puissamment par les intrigues d'André Cornaro, et le premier château qu'il occupa, fut mis sous la garde d'un Vénitien[308]. Les Génois prirent le parti de la reine Charlotte et de son mari; c'en était assez pour décider la république de Venise à embrasser la cause de Jacques.
Le roi et la reine se sauvèrent à Rhodes et ensuite à Naples, ne conservant qu'un vain titre, dont les ducs de Savoie se sont prévalus depuis, pour prendre la qualité de rois de Chypre et de Jérusalem.
XIII. Il épouse Catherine Cornaro, comme fille adoptive de la république. 1469. Jacques, paisible possesseur du royaume, témoigna sa reconnaissance à Cornaro par des faveurs royales; mais entraîné par le goût des plaisirs jusqu'à la dissolution, il oublia l'alliance qu'il avait projetée avec la nièce de ce patricien. Le pape Pie II, qui, dans ce temps-là, ne le traitait pas d'usurpateur, lui fit proposer une de ses parentes[309]. Le roi préféra la fille d'un des princes de la Morée, mais il devint veuf peu de de temps après[310]. Alors André Cornaro renoua le projet formé long-temps auparavant, et, offrant à-la-fois la protection des Vénitiens et sa nièce, il détermina Jacques à accepter l'une et l'autre. Catherine Cornaro, adoptée par la république, apporta une riche dot, qui fut hypothéquée sur les villes de Famagouste et de Cérines. La jeune reine arriva sur une escadre vénitienne: et la seigneurie, en acquérant un droit sur deux villes importantes, se ménagea le droit de réversibilité sur la couronne que sa fille adoptive allait porter.
Il meurt. 1472. Ceci se passait en 1469. Trois ans après, le roi Jacques mourut, laissant sa veuve enceinte et trois enfants naturels, dont deux garçons et une fille, et on ne manqua pas d'attribuer au poison une mort prématurée[311]. Par son testament, il déclara que, si la reine mettait au monde un fils, ce fils hériterait du royaume et resterait, pendant sa minorité, sous la tutelle de sa mère et de son oncle André Comaro; que, si la reine accouchait d'une fille, le royaume serait partagé entre la fille et la mère, et qu'enfin, à défaut d'enfants légitimes, la couronne serait dévolue aux enfants naturels, suivant l'ordre de primogéniture[312].
Il résultait, de cet état de choses, une complication de chances et d'intérêts, dont tous les partis espéraient profiter. Le roi Jacques avait recommandé son royaume et sa veuve à la république. Cette recommandation était peu nécessaire: depuis plusieurs années, la seigneurie entretenait constamment une escadre en station dans les rades de l'île, et, de temps en temps, la grande flotte, qui faisait alors la guerre aux Turcs, venait faire des apparitions sur ces côtes.
Catherine Cornaro en possession du gouvernement. Dès que le roi eut fermé les yeux, l'amiral vénitien se rendit auprès de Catherine, qui prit sans obstacle les rênes du gouvernement. Il reçut, quelques jours après, une lettre de l'autre reine, Charlotte, épouse du prince de Savoie, qui réclamait ses droits et invoquait la justice des Vénitiens, anciens alliés de sa maison[313]. Cette lettre ne pouvait être considérée que comme une protestation, car il était aisé de prévoir qu'il n'y avait rien à en espérer.
L'amiral n'avait garde d'admettre une pareille réclamation; il n'hésita pas à répondre que le roi Jacques avait succédé légitimement à son père, et la reine Catherine à son mari; que celle-ci était la fille adoptive de la république, et que les Vénitiens étaient d'autant plus obligés à défendre cette couronne, qu'ils y étaient appelés par droit de réversibilité.
Une telle lettre repoussait bien loin les justes prétentions de la fille légitime des Lusignan, mariée d'ailleurs à un prince sans capacité[314]. Peu de temps après, sa rivale accoucha d'un fils, qui fut tenu sur les fonts baptismaux par le général vénitien et les provéditeurs[315].
Mais il existait dans l'île plusieurs partis: les uns regrettaient la fille du vieux roi Jean: les autres favorisaient les bâtards du roi Jacques, qui étaient encore dans l'île avec leur sœur: tous s'accordaient à détester le gouvernement des étrangers, et par conséquent la reine Catherine et son oncle André Cornaro.
XIV. Conjuration contre elle. À la tête de ces mécontents, était l'archevêque de Nicosie. Il se trouvait alors ministre auprès du roi de Naples; il négocia dans cette cour, présenta son parti comme en état de chasser les Vénitiens du royaume, pour peu qu'il fût secondé, et proposa au roi d'unir ses intérêts à ceux de la faction, en mariant Alphonse, son fils naturel, avec la fille naturelle du roi Jacques, qui était restée en Chypre[316], et qui n'avait encore que six ans.
Ferdinand d'Arragon, dont l'ambition n'avait d'égale que sa haine pour les Vénitiens, se livra avec ardeur à l'espoir de satisfaire à-la-fois l'une et l'autre. Il autorisa de son nom les sinistres projets de l'archevêque. Celui-ci, de retour en Chypre, disposa les choses avec une telle habileté, que la conjuration éclata et réussit, sans que le gouvernement de l'île eût le temps de la prévenir. On avait profité d'un moment où l'escadre vénitienne s'était éloignée.
Dans la nuit du 13 novembre 1473[317], André Cornaro reçut un message de la reine, qui le mandait au palais; c'était un ordre supposé. Il fut assassiné dans le trajet, avec un autre Vénitien nommé Marc Bembo, et le médecin du roi Jacques, accusés l'un et l'autre d'avoir eu part, comme lui, à la mort de ce prince. Pendant ce temps, le palais était investi, et les conjurés se saisissaient du jeune roi et de sa mère.
Mais ils ne levaient point encore le masque entièrement. Leur objet, disaient-ils, n'était point de détrôner le jeune roi. Le meurtre de Cornaro n'était que l'effet du ressentiment des soldats, qu'il privait de leur paie; l'unique résultat de cette mort était que la reine se trouvait délivrée de l'oppression que son oncle exerçait sur elle, et le royaume des rapines de cet étranger également insatiable et prodigue.
Ils forcèrent la reine tremblante d'écrire au gouvernement vénitien, pour présenter la révolution sous cette couleur. Ils s'emparèrent du commandement dans toutes les places, et firent annoncer publiquement le prochain mariage de la fille naturelle du roi Jacques avec Alphonse, en donnant à celui-ci le titre de prince de Galilée, qui était en Chypre celui de l'héritier présomptif de la couronne[318].
Ils espéraient, par ces assurances, retarder les mesures de vengeance auxquelles il fallait s'attendre de la part de la république, et on se flattait que les Vénitiens seraient prévenus dans l'île, par les troupes que le roi de Naples et même le soudan d'Égypte avaient promis d'envoyer. Le ministre de Venise résidant en Chypre, n'ayant point de forces pour s'opposer aux projets des conjurés, affectait de croire à la sincérité de leurs protestations[319]; mais à la première nouvelle de ces évènements, l'amiral Moncenigo quitta sa station sur les côtes de la Morée, sans attendre même les ordres du sénat. Tous les bâtiments de guerre, qui croisaient dans les échelles du Levant, eurent ordre de le joindre et de lui amener tout ce qu'il y avait de troupes disponibles à Candie et ailleurs[320]. En arrivant en Chypre, il trouva les rebelles dispersés par la seule apparition de son avant-garde, qui l'avait précédé de quelques jours. Les chefs de la conjuration avaient pris la fuite; il n'eut plus qu'à punir les autres, et à mettre des garnisons vénitiennes dans les principales villes du royaume.
Mort du fils de la reine. Le jeune prince, dont la reine était accouchée, mourut en 1475[321]. La république fait enlever ses enfants naturels. Cette mort ouvrait la carrière aux prétentions des enfants naturels: ils étaient encore dans l'île. La république les fit enlever et conduire à Venise.
Au moyen de cet enlèvement, il n'y eut plus qu'un parti dans l'île, celui de la reine, ou pour mieux dire, des Vénitiens; car, héritiers d'une princesse veuve et sans enfants, ils se regardaient déjà comme maîtres du royaume, et en saisissaient toute l'administration. Catherine ne pouvait leur disputer une autorité dont elle leur était redevable.
Par une de ces précautions qui caractérisent la prévoyance du gouvernement vénitien, la seigneurie voulut s'assurer de tous les moyens de domination dans l'île, en y transportant cent familles nobles, et y assignant à chacune un revenu de trois cents ducats sur le trésor du royaume. Mais ce trésor se trouva insuffisant; les nobles montrèrent peu d'empressement à s'expatrier, et ce projet, quoique arrêté dans le conseil, resta sans exécution[322], chose presque inouie dans l'histoire du gouvernement de Venise.
XV. Compétiteurs à cette couronne. Le roi de Naples poursuivait toujours son dessein d'enlever cette importante possession à la république. C'était un droit bien équivoque, que celui de son fils Alphonse, qui n'était pas encore marié, mais seulement fiancé avec la fille naturelle du roi Jacques. Tant que le mariage n'était pas conclu, le prince ne pouvait réclamer les droits de sa femme; comment conclure ce mariage avec une fille impubère, qui d'ailleurs était entre les mains des Vénitiens? et, dans tous les cas, les droits de la jeune princesse ne pouvaient passer qu'après ceux de ses frères.
Pour fonder ses prétentions sur des titres plus réels, Ferdinand imagina de déterminer l'ancienne reine Charlotte à adopter Alphonse. Cette princesse y consentit, et transporta tous ses droits au fils naturel du roi de Naples, ne voyant pas que, bâtards pour bâtards, ceux de la maison de Lusignan méritaient la préférence sur ceux d'Arragon. Mais elle n'écoutait que sa haine contre son frère et contre ses neveux.
Le roi de Naples croyait avoir fait une grande combinaison politique, en réunissant sur la tête de son fils Alphonse les droits des deux branches rivales de la maison de Lusignan. C'est une faiblesse naturelle aux princes, de vouloir que tout ce que la passion leur conseille paraisse légitime aux yeux des peuples. Il se flattait de produire un soulèvement général des Cypriotes, en leur montrant la fille naturelle du roi Jacques ou l'héritière légitime du roi Jean. Dans cette vue, il essaya de faire enlever la jeune princesse, qui venait d'être transférée à Venise. Elle y jouissait d'une apparence de liberté; mais on juge avec quel soin elle était surveillée par un gouvernement qui poussa toujours jusqu'à l'excès la méfiance et les précautions.
Le conseil des Dix fut informé qu'un petit bâtiment napolitain devait arriver à Venise, sous prétexte d'y vendre sa cargaison; mais que l'équipage de ce bâtiment était composé d'hommes de main, qui s'étaient chargés d'enlever la fiancée d'Alphonse. Aussitôt la princesse fut envoyée dans la citadelle de Padoue, avec ses frères, et, peu de temps après, on sut qu'elle y était morte. Quand on ne veut pas être accusé d'empoisonnement, il est fâcheux d'être si bien servi par la fortune.
Le gouvernement vénitien, de son côté, faisait des préparatifs pour faire enlever la reine Charlotte, qu'on savait devoir passer incessamment d'Italie en Égypte, sur des vaisseaux génois.
L'amiral de la république reçut l'ordre d'intercepter ces vaisseaux, mais il ne put les rencontrer; et la fille des Lusignan fut obligée de remercier la fortune de l'avoir conduite jusqu'à la cour d'un soudan, dont elle allait implorer la protection.
De ce nouvel asyle, elle entretint quelques intelligences dans son royaume; et ce fut principalement avec un noble vénitien, nommé Marc Venier, mécontent de la reine actuelle, qui n'avait pas, selon lui, reconnu dignement quelques services qu'il lui avait rendus. Ce patricien trama une conspiration en faveur de la reine Charlotte. Il ne se promettait pas moins que d'assassiner la reine Catherine; mais ce complot fut découvert long-temps avant l'époque marquée pour son exécution; les auteurs le payèrent de leur tête, et la reine Charlotte, renonçant à reconquérir un royaume dans lequel elle ne pouvait pas même aborder, repassa en Italie.
XVI. Le gouvernement vénitien exige que la reine Catherine abdique. 1488. Ces divers évènements conduisirent jusqu'en 1488. Il y avait vingt ans que les Vénitiens étaient arrivés en Chypre avec la reine Catherine. Il y en avait quinze qu'ils y gouvernaient sous son nom. Mais ce n'était pas assez pour eux. Par une contradiction, qui ailleurs eût été monstrueuse, la république prétendait hériter à titre de mère, et se montrait impatiente d'hériter. On peut juger combien la résistance de Catherine devait être épuisée après une oppression de quinze ans, qui avait pour objet de la dépouiller, en fatiguant sa constance. En public, on la traitait encore de reine; dans l'intérieur, on avait soin de lui rappeler qu'elle n'était que Catherine Cornaro.
Cependant elle supportait cette obsession avec une patience qui désespérait ses tyrans. À la fin, ils voulurent consommer leur première usurpation par une autre, et quand il fallut proposer dans le conseil une nouvelle iniquité, les raisons politiques ne manquèrent pas.
Catherine n'était pas encore dans un âge qui pût rassurer entièrement sur la réversibilité de sa succession. Si elle se remariait, si elle avait un enfant, la république perdait en un instant le fruit de vingt ans de soins, pour s'assurer le royaume de Chypre. Quelques-uns des parents que la reine avait à Venise, s'étaient oubliés jusqu'à laisser percer l'ambition de prendre le titre de princes. Le tribunal des inquisiteurs d'état leur imposa silence, et arrêta que s'il y en avait un seul qui désobéît, on le ferait noyer pour l'exemple[323]; mais de pareilles prétentions annonçaient que la reine de Chypre ne manquerait pas d'héritiers. Un gouvernement aussi prudent ne pouvait se dispenser de prévenir un si grand danger. En conséquence, il fut arrêté qu'on exigerait de Catherine une renonciation formelle à la couronne. Une guerre venait d'éclater entre les Turcs et le soudan d'Égypte. De grandes armées allaient passer à la vue de l'île de Chypre, il était impossible de ne pas la mettre en état de défense.
On choisit, pour faire porter cette décision à la reine, son propre frère. Cette mission fut donnée à Georges Cornaro, par le conseil des Dix. C'était lui signifier qu'il fallait y réussir. Sans faire la moindre observation, il s'embarqua, et la grande flotte arriva en même temps que lui, sur les côtes de l'île.
Georges Cornaro dit à la reine, sa sœur, que, Chypre étant menacée d'une invasion des Ottomans, les Vénitiens se voyaient dans la nécessité de prendre ce royaume sous leur protection immédiate; qu'il était de l'intérêt de ses sujets et du sien même, qu'elle abdiquât la couronne et se rendît à Venise, où elle trouverait un établissement digne de son rang. Catherine voulut d'abord représenter que sûrement on avait fait d'infidèles rapports à la seigneurie sur l'état du royaume: elle demandait la permission d'adresser des renseignements plus exacts au sénat, persuadée que, mieux instruit, il changerait de détermination. Son frère lui répondit que le sénat n'en changeait jamais.
Elle sollicita des délais pour prendre conseil; mais Cornaro lui fit remarquer qu'on avait déjà relevé la garde du palais, et que tous les postes étaient occupés par des troupes vénitiennes.
La reine se soumit[324], partit quelques jours après de Nicosie, accompagnée des provéditeurs vénitiens, pour se rendre au port de Famagouste. Sur son passage, elle reçut tous les honneurs dus à son rang. Les magistrats et le clergé la recevaient à la porte des villes. Elle y faisait son entrée sous le dais, et traversait les rues entourée d'une garde vénitienne, au milieu d'une population étonnée, émue de ce spectacle, et qui la saluait de ses acclamations.
Lorsqu'elle fut arrivée à Famagouste, le généralissime de la flotte lui présenta les dépêches de la seigneurie, en la suppliant de les prendre en considération. Catherine répondit que, fille de la république, elle obéissait au sénat et lui recommandait le bonheur de ses peuples. Ensuite, pour donner une sorte de formalité à son abdication, on assembla un conseil, la reine annonça, par une proclamation, qu'elle déposait la couronne; les magistrats se rendirent à bord de la capitane, pour protester à l'amiral du dévouement des Cypriotes à la république. Une messe solennelle fut chantée, dans laquelle on bénit l'étendard de Saint-Marc. La reine, présente à cette cérémonie, le remit elle-même au général vénitien, qui le fit arborer aussitôt, et la république prit possession du royaume de Chypre, le 26 février 1489. XVII. La république devient souveraine de l'île. 1489. C'était la destinée de cette île d'être usurpée par ses protecteurs. Les Romains, pour réparer leurs finances, se déclarèrent héritiers de Ptolémée qui y régnait; mais ils ne lui envoyèrent point son frère pour le dépouiller[325].
Comme on n'avait aucune opposition à craindre, on ne fit partir la reine qu'après que cette cérémonie eut été répétée dans toutes les places du royaume, afin que sa présence dans l'île attestât son consentement.
Elle s'embarqua le 14 mai. À son arrivée à Venise, le doge et la seigneurie allèrent au-devant d'elle. On la reçut avec de grands honneurs et on lui assigna pour demeure le château-fort d'Asolo, dans la province de Trévise; où elle fut environnée d'honneurs et de gardiens. Quelques voix s'élevèrent sur la cruauté de ce traitement et l'injustice de cette acquisition: les inquisiteurs d'état arrêtèrent de faire noyer quiconque se permettrait de semblables réflexions[326].
Devenus rois de Chypre les Vénitiens ne crurent pas pouvoir se dispenser de remplir envers le soudan d'Égypte toutes les obligations de la vassalité. L'investiture était un moyen de légitimer leur usurpation. Il leur importait de ménager ce prince, à cause du commerce considérable qu'ils faisaient dans ses états et pour qu'il ne s'alliât pas à l'empereur des Turcs, voisin et par conséquent ennemi de la république.
D'après ces considérations, ils firent auprès du soudan toutes les soumissions, qui pouvaient le déterminer à approuver la possession qu'ils avaient prise d'un fief qui était dans sa mouvance. On lui envoya des présents de la part de la reine et de la part de la seigneurie, comme si l'une et l'autre eussent mis, le même intérêt à faire sanctionner la révolution. Un ambassadeur fut chargé d'acquitter tout l'arriéré du tribut, et de prêter le serment de foi et hommage.
Le soudan donne l'investiture de ce royaume aux Vénitiens. Le soudan reçut ce message avec beaucoup de hauteur, dédaigna de traiter cette affaire avec l'ambassadeur, dit qu'il ne connaissait ni la reine de Chypre, ni le général vénitien, au nom duquel l'ambassadeur s'était d'abord présenté, pour ne point compromettre la dignité de la république. Il fallut négocier cette affaire avec les ministres. La seigneurie eut l'art de les mettre dans ses intérêts; et au bout d'un an, le soudan accorda l'investiture du royaume de Chypre, et reçut les Vénitiens au nombre de ses vassaux.
Quand cette grande iniquité se trouva consommée, Georges Cornaro reçut la récompense de la pénible mission qu'il avait remplie auprès de la reine sa sœur; il fut élevé à la procuratie, et on obtint pour son fils le chapeau de cardinal, tant le pape était touché de voir conserver dans le domaine de la vraie religion, un royaume menacé de tomber au pouvoir des musulmans[327]. Ce pape était Alexandre VI.
Cette occupation de Chypre par les Vénitiens n'eut pas seulement pour résultat l'accroissement de la puissance de la république; elle produisit une révolution dans les mœurs, ou au moins elle en accéléra la dépravation. Celles des Cypriotes étaient extrêmement corrompues, le climat de cette île, toujours mortel aux vertus austères, les jouissances de la mollesse et de la domination, la facilité d'acquérir des richesses, attirèrent les nobles vénitiens et en firent des satrapes voluptueux, qui rapportaient ensuite dans leur patrie l'habitude de l'indolence et des plus monstrueux dérèglements. Leur exemple corrompit bientôt toute la population, et le gouvernement ne se mit point en devoir d'arrêter les progrès de la contagion, parce que c'est, dit-on, un principe des gouvernements aristocratiques, que la dépravation des mœurs, en énervant les passions généreuses, devient une garantie de la tranquillité de l'état, et favorise l'oligarchie.
XVIII. Acquisition de Vegia. 1480. La république, pendant qu'elle travaillait à cette acquisition importante, n'avait pas négligé, pour s'agrandir, quelques autres occasions, plus ou moins légitimes, qui s'étaient offertes.
Au fond du golfe, d'où semble sortir cette chaîne d'îles, qui longe les côtes de la Dalmatie, il y en avait une nommée Vegia, que possédait un seigneur du nom de Frangipani. Ce seigneur eut quelques différends avec les habitants de l'île; ceux-ci réclamèrent la protection de la république. Frangipani, sachant quel danger il y avait à la prendre pour arbitre, s'adressa au roi de Hongrie, pour en obtenir quelques secours, afin de faire rentrer dans le devoir des sujets qu'il qualifiait de rebelles. Ce prince lui envoya en effet une petite garnison; mais une escadre vénitienne se présenta devant l'île, et, comme on ne met pas la même ardeur à protéger un voisin faible qu'à le dépouiller, le roi ne voulut pas s'engager, pour cette affaire, dans une querelle sérieuse avec les Vénitiens. Il retira ses troupes, et, malgré les humiliations que le comte Frangipani vint subir à Venise, la seigneurie confisqua ce petit état et le réunit à ses domaines, accordant seulement à l'ancien possesseur une petite pension de mille ducats, pour tout dédommagement, sous la condition qu'il fixerait sa résidence à Venise.
De Zante et de Céphalonie. 1483. Trois ans après, en 1483, les îles de Zante et de Céphalonie, à l'autre extrémité du golfe, dans la mer Ionienne, ayant été enlevées aux Turcs, par un des petits princes grecs établis sur cette côte, les Vénitiens entreprirent de persuader au pacha voisin, qui n'avait pas su les reprendre, qu'il convenait beaucoup mieux aux intérêts de la Porte, de voir ces îles occupées par eux, que par un prince grec. Ils ne demandaient que la permission d'en tenter la conquête. Le pacha le trouva bon, et aussitôt Zante fut occupée; une escadre vint attaquer Céphalonie, le prince qui y régnait fut tué dans une émeute, et le drapeau de Saint-Marc fut arboré dans ces nouvelles possessions.
Restitution de Céphalonie. Cependant le sultan, qui ne partageait pas l'opinion de son pacha, sur l'utilité de faciliter des conquêtes aux Vénitiens, redemanda ces îles avec sa hauteur ordinaire. Il fallut négocier, on chercha à gagner du temps, et on obtint, en restituant Céphalonie, la permission de conserver Zante, moyennant un tribut de cinq cents ducats, que la république se soumit à payer au sultan.
FIN DU TOME DEUXIÈME.