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Histoire de la République de Venise (Vol. 2)

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Enfin les deux parties contractantes prirent l'engagement réciproque de ne point faire de paix séparée[141].

Le roi d'Arragon, le duc de Savoie[142], les seigneurs de Ferrare et de Mantoue, la ville de Sienne et quelques familles génoises, mécontentes du gouvernement de Visconti, accédèrent à cette alliance.

Ainsi fut résolue cette guerre, dont j'ai cru devoir faire connaître soigneusement les prétextes ou les motifs, parce qu'elle eut une grande influence sur les destinées de l'état de Venise.

Le caractère qu'elle allait prendre fut indiqué par le choix du général. La république en confia la principale direction à François Carmagnole.

XII. Commencement des hostilités. Composition des armées. 1426. Quoique la déclaration de guerre eût été notifiée officiellement au mois de janvier 1426, les hostilités ne commencèrent que vers le milieu du mois de mars. Cet intervalle fut employé à recruter les troupes mercenaires avec lesquelles Carmagnole devait attaquer la Lombardie, et à armer l'escadre destinée à entrer dans le Pô. Il fut levé un emprunt forcé de 43,600 ducats[143]. Ce n'était pas sans doute de quoi subvenir aux frais de la guerre.

La guerre était alors fort dispendieuse. Ces compagnies d'aventure, formées des débris des armées allemandes, avaient trouvé qu'il n'y avait pas de meilleur parti pour elles que de rester en Italie, où la multitude des principautés et des factions leur assurait toujours de l'emploi, et où la bonté du pays leur promettait des richesses. Le gouvernement sacerdotal, les petites républiques de bourgeois, non moins inhabiles au métier des armes, les princes nouveaux et encore mal affermis, devaient implorer continuellement le secours de ces étrangers, qui se vendaient au plus offrant. Un historien[144] fait remarquer qu'à cette époque les Ursins, les Saint-Severins, les Malatesta, les Carmagnole et autres chefs de gendarmes retiraient en grande partie le plus clair du produit de l'industrie florentine, du commerce de Venise, et de la daterie romaine. Les chefs de ces bandes étaient des entrepreneurs de guerre; indifférents dans toutes les querelles, s'attaquant sans passion, intéressés seulement à conserver leurs hommes, et par conséquent combattant mollement, cherchant à éviter les affaires décisives, pour faire durer ces divisions, qui les rendaient nécessaires, et leur donnaient occasion de devenir plus exigeants. Opposés alternativement l'un à l'autre, ils n'avaient garde de chercher à se détruire[145]. Un capitaine vainqueur qui aurait retenu prisonnière la compagnie d'un autre l'aurait ruiné, et devait s'attendre à être à son tour traité avec la même rigueur. Toutes ces circonstances avaient introduit parmi ces bandes guerrières une sorte de droit des gens indépendant du droit politique, et souvent opposé aux intérêts des états dont elles soutenaient la cause. L'habitude de changer de parti avait rendu les trahisons moins déshonorantes, l'avarice les rendait fréquentes. La guerre n'était plus qu'un métier fait par des stipendiaires; les hommes domiciliés ne trouvaient point d'honneur à se mêler dans ces bandes d'aventuriers. Les nobles tâchaient de conserver quelque puissance dans leurs terres, dont ils ne pouvaient par conséquent s'éloigner. Les citadins cherchaient à s'enrichir par le commerce, sur-tout par le commerce d'outre-mer; aussi le service maritime était-il resté constamment en honneur, parce qu'il était fait par des nationaux. Le peuple n'était point enrôlé, parce que les souverains le craignaient et n'étaient pas assez riches pour entretenir des troupes régulières.

On a beau faire; puisqu'on exige pour la guerre les efforts des hommes, le sacrifice de leur repos et de leur vie, il faut bien déterminer ces efforts, ces sacrifices, par le sentiment de l'intérêt. Là où cet intérêt est évident, immédiat, on peut obtenir le concours spontané de toute une population; là où fermentent l'esprit de faction ou l'enthousiasme religieux, la fureur des passions suffit pour mettre les armes et la torche à la main de tous les hommes; mais quand il s'agit seulement de la rivalité de deux princes, des calculs de la politique, des vues ambitieuses d'un gouvernement, comment espérer que la population veuille y prendre part? Cela est impossible sur-tout dans les petits états. À mesure que de grands gouvernements se sont organisés, ils ont formé des corps de troupes permanents, et cela n'a été praticable qu'après l'établissement d'un système d'administration, qui assurait au prince un revenu fixe, employé tout entier à conserver cette force mercenaire. Mais, étrangères ou indigènes, les troupes régulières sont d'autant plus à la disposition du prince qu'elles sont plus détachées de la population; aussi s'efforce-t-on sans cesse de leur créer des intérêts à part; aussi se trouvent-elles toujours insuffisantes quand elles sont en opposition avec le vœu général, ou quand l'existence nationale est menacée. En définitive, il n'y a de guerre nationale que pour des intérêts nationaux.

Ce n'était pas pour de tels intérêts que l'on combattait en Italie. Il s'agissait de savoir si le duc de Milan satisferait son ambition, en étendant ses conquêtes dans la Toscane et dans la Romagne. Ses adversaires n'avaient qu'un intérêt plus ou moins direct à arrêter ses progrès. Le roi d'Arragon voulait forcer Visconti à lui céder la Corse, que celui-ci prétendait être une dépendance de Gênes: le duc de Savoie convoitait Verceil: les seigneurs de Ferrare et de Mantoue cédaient à l'influence de leurs voisins: et quant aux Vénitiens, il était évident qu'en entrant dans cette ligue, ils avaient été bien moins décidés par la crainte qu'entraînés par l'ambition.

Le duc, menacé par tous ses voisins, soudoyait, du fond de son palais, quatre chefs de bandes qui avaient alors une grande réputation, Ange de la Pergola, Nicolas Piccinino, Guido Torello, enfin François Sforce, fils naturel d'un paysan de Cotignola, et le second d'une race de héros, que la fortune destinait au trône.

Les Vénitiens avaient dans leur armée deux parents de ce même Sforce.

On raconte que le premier Sforce, dont le vrai nom était Attendolo, étant occupé à travailler à la terre, vit passer des recruteurs, qui lui proposèrent de s'engager; il hésitait, et, comme dans les mœurs de ce siècle la superstition trouvait place par-tout, il voulut consulter le sort sur le parti qu'il avait à prendre. «Je vais jeter ma pioche sur ce chêne, dit-il, si l'arbre la retient, c'est signe que Dieu veut que je me fasse soldat.» La pioche resta dans les branches; le paysan s'enrôla dans une compagnie d'aventure, devint condottiere, général illustre, prince; et son petit-fils disait à Paul Jove, dans le palais de Milan: «Vous voyez bien ces trésors, ces gardes, cette pompe; je dois tout cela à la branche du chêne qui retint en l'air la pioche de mon grand-père.»

Tous ces capitaines conduisaient des compagnies plus ou moins nombreuses de cavaliers couverts de fer. Cette cavalerie était considérée comme la principale force des armées; on méprisait encore l'infanterie, on oubliait ce qu'elle avait été chez les anciens. C'était dans l'infanterie qu'on jetait les milices. On n'en avait pas même un nombre proportionné à celui des troupes à cheval. L'armée vénitienne, dans cette guerre, n'avait que huit mille fantassins sur seize mille gendarmes. Celle du duc de Milan était à-peu-près d'égale force. De part et d'autre, on prodigua les trésors pour rassembler des gens de guerre et des chevaux. On compta jusqu'à soixante-dix mille combattants dans une petite province, et l'artillerie, dont on n'avait pas encore perfectionné l'usage, était par cette raison tellement multipliée, que les Milanais perdirent jusqu'à cent soixante-dix-huit pièces de canon dans un de leurs camps. Ces circonstances expliquent le peu de mobilité des armées, la difficulté de les faire subsister et de trouver un terrain pour combattre.

XIII. Carmagnole surprend la ville de Brescia. 1426. Les troupes de Visconti étaient encore dans la Romagne. Carmagnole voulut profiter de leur absence, et commencer ses conquêtes par l'essai d'une séduction qui devait lui livrer Brescia.

Cette place, ancienne colonie romaine, ravagée par les barbares, qui envahirent successivement l'Italie, avait ensuite fait partie du royaume de Lombardie, dont elle avait partagé les vicissitudes. Elle était entrée dans la ligue des villes qui s'étaient confédérées pour s'affranchir du joug de l'empereur Frédéric Barberousse. De là résultèrent pour elle la nécessité et le malheur de prendre part à toutes discordes excitées en Italie, par l'ambition rivale des empereurs et des papes. Elle arbora tour-à-tour l'étendard des Guelfes et des Gibelins. Elle fut cruellement châtiée par l'empereur Henri VI, qui l'avait même condamnée à voir passer la charrue sur ses murs[146]; ensuite elle tomba sous la domination des princes de la Scala, auxquels elle fut arrachée par le seigneur de Milan, allié dans cette guerre de la république de Venise. Adolphe Malatesta s'en était emparé pendant la minorité des fils de Galéas Visconti. Enfin le duc Philippe-Marie l'avait recouvrée en 1421.

Il y avait donc à peine cinq ans que ce prince la gouvernait, et il ne paraît pas que ce fût avec cette douceur qui peut seule concilier l'affection de nouveaux sujets. D'un autre côté, les factions guelfe et gibeline y subsistaient encore; et, par une suite de leurs anciennes haines, elles habitaient des quartiers séparés qu'elles avaient même fortifiés par des enceintes de murs; de sorte que cette ville était réellement formée de deux. Les guelfes occupaient la ville basse, les gibelins la ville haute, que plusieurs forts et la citadelle dominaient.

Carmagnole avait conservé des relations avec le parti guelfe, ennemi de la maison de Visconti; ceux avec qui il avait pratiqué des intelligences, parmi lesquels on comptait deux membres de la famille Avogadro, très-considérable dans le pays[147], lui promirent de lui ouvrir une des portes de la ville.

Un détachement de ses troupes, que douze mille hommes suivaient de près, arriva tout-à-coup sous les murs de Brescia, dans la nuit du 17 mars 1426. La porte fut ouverte, les troupes vénitiennes se répandirent dans la ville basse, leurs partisans se joignirent à elles, mais la garnison milanaise se jeta dans les forts et conserva même les portes qui conduisaient de la ville guelfe à la ville gibeline. Il restait donc à faire le siége de celle-ci, de tous les forts, de la citadelle, et en même temps il fallait songer à se défendre dans la ville guelfe qu'on occupait. Dès qu'on eut appris à Venise l'entrée des troupes de la république dans Brescia, on crut d'abord que Carmagnole était entièrement maître de la place; mais quand on sut qu'il avait encore plusieurs siéges à faire et en même temps un siége à soutenir, on désespéra du succès de cette entreprise; cependant on lui envoya en diligence toutes les troupes dont on put disposer, et les commandants de Vicence et de Vérone reçurent ordre de lui faire parvenir des secours. Il allait en avoir besoin.

Deux mille hommes de cavalerie, qui étaient à-peu-près tout ce qui restait de troupes milanaises dans la Lombardie, se portèrent sur-le-champ dans les environs de Brescia, pour tenter d'y pénétrer. Le duc avait rappelé son armée de la Romagne; elle s'avançait à grandes journées. Carmagnole profita de ce délai pour envoyer des détachements, qui s'emparèrent de quelques points fortifiés dans le pays vers le lac de Garde, et, pour se mettre en état de se tenir dans sa nouvelle position, il commença par séparer la ville qu'il occupait, de la forteresse voisine, en creusant un fossé large et profond, qui le mettait à l'abri des sorties d'une garnison nombreuse et vaillamment commandée[148]. Mais ce n'était rien encore: il avait à empêcher la communication des assiégés avec l'armée qui venait à leur secours. XIV. Il assiége les châteaux. Ouvrage de circonvallation mémorable. Pour cela, il entreprit un des plus grands ouvrages de campagne, dont l'histoire militaire fasse mention et dont jusqu'à lui on n'avait point vu de modèle. Il traça une double ligne de circonvallation qui enveloppait les forts, la citadelle, les deux villes, et qui devait rendre toute communication impossible entre la place et la campagne, à moins de forcer ce passage à travers les deux fossés qui le défendaient. Or ces fossés avaient vingt pieds de large, douze pieds de profondeur, et présentaient un escarpement formé de terre, de fascines, affermi par des madriers, et défendu par des tours élevées de distance en distance. Les historiens ne sont point d'accord sur l'étendue de cet ouvrage; suivant quelques-uns, il avait cinq mille de développement.

On conçoit que de pareils travaux ne pouvaient être terminés en quelques jours par une armée, qui avait à repousser les secours qui voulaient entrer dans la place, à se garder elle-même contre de fréquentes sorties, et à faire plusieurs siéges à-la-fois. L'ouvrage ne pouvait être qu'ébauché à l'époque très-prochaine où l'armée milanaise allait se présenter pour secourir la ville. On se flattait que sa marche serait retardée par les rivières, et notamment par le Tanaro, dont le marquis de Ferrare s'était chargé de disputer le passage; mais il se laissa ou voulut se laisser tromper par le général Ange de la Pergola, qui jeta un pont sur ce fleuve sans être attaqué, et vint camper, dans les premiers jours de mai, devant les lignes de Carmagnole. Les succès de celui-ci s'étaient réduits à s'emparer de l'une des portes occupées jusques-là par les Milanais.

L'armée du duc était forte de quinze mille gendarmes, c'est-à-dire au moins égale à celle des Vénitiens. Ceux-ci étaient à la vérité couverts par leurs retranchements encore très-imparfaits, mais ils avaient à faire face de deux côtés, ils étaient obligés d'occuper une grande circonférence, et ils ne pouvaient présenter une masse de forces sur plusieurs points à-la-fois. La garnison ne négligeait rien pour retarder les travaux des Vénitiens, et repoussait les assauts qu'ils lui livraient fréquemment. Heureusement pour ceux-ci, la rivalité des chefs qui commandaient l'armée du duc retarda l'attaque des lignes. François Sforce et Nicolas Piccinino opinaient pour tenter cette entreprise, mais Ange de la Pergola la jugea imprudente[149].

Les ouvrages furent continués sous les yeux de l'armée milanaise. Quand elle entreprit de les forcer, il n'était plus temps. À la fin de mai, la place n'était pas encore entièrement investie; mais après quatre mois de travaux, qui ne furent interrompus ni la nuit ni le jour, les lignes présentaient par-tout une circonférence inattaquable, les généraux de Philippe-Marie, abandonnant la garnison de Brescia à elle-même, s'éloignèrent pour aller commettre d'inutiles ravages dans les environs de Mantoue.

Dès la fin de mars, une escadre vénitienne, commandée par François Bembo, s'était présentée à l'embouchure du Pô. Retardée d'abord par les eaux basses, elle avait ensuite remonté ce fleuve jusqu'à Crémone, dont elle avait rompu l'estacade et brûlé le pont. Vers la fin de juin, elle avait pénétré dans l'Adda, prenant quelques châteaux sur son passage. Enfin elle était venue insulter la place de Pavie à l'embouchure du Tésin.

Le 28 juillet, on arrêta à Venise un Brabançon venu, disait-on, pour mettre le feu à l'arsenal. On répandit qu'il avait avoué son crime, et qu'il ne l'avait entrepris qu'à la persuasion du duc de Milan. Quoi qu'il en soit de la réalité de ces imputations, ce misérable fut écartelé, après avoir été traîné dans les rues à la queue d'un cheval fougueux.

Cependant l'armée de la république recevait des renforts. Le seigneur de Faenza à la tête d'une compagnie de douze cents chevaux, Laurent de Cotignola, qui en commandait neuf cents, et Georges Benzoni, avec trois cents lances, étaient arrivés au camp devant Brescia. Les défenseurs de la place, au contraire, étaient épuisés par des combats continuels et par la disette. De quatorze cents hommes, ils se voyaient réduits à quatre cents.

XV. Capitulation des forts. Cette brave garnison, insuffisante pour garder une si vaste enceinte, n'en cédait les divers postes que pied-à-pied. Le 11 d'août, elle avait été forcée d'abandonner la porte des Piles. Au commencement de septembre, les Vénitiens occupèrent une autre porte et une partie de la ville haute, après un combat qui dura trois jours. Le 18 et le 19 un corps de huit mille Milanais vint attaquer les assiégeants, mais sans pouvoir parvenir à pénétrer jusqu'à la forteresse. Les assiégés firent une sortie quelques jours après. Enfin un des châteaux capitula le 13 octobre, les autres se rendirent successivement, et le 20 novembre la citadelle, après avoir été battue jour et nuit par l'artillerie pendant huit mois, offrit de se rendre si elle n'était pas secourue au bout de dix jours. Cette capitulation, pour laquelle on eut même soin de demander l'autorisation du duc de Milan, fut la cinquième que fit, dans ce même siége, le vaillant défenseur de cette place. Il sortit avec tous les honneurs de la guerre, à la tête de quelques hommes qui lui restaient, avec armes et bagages, exigeant même que les vainqueurs payassent ce qu'il était forcé de leur laisser, et libre, ainsi que tous les siens, d'aller rejoindre l'armée milanaise.

C'est une douce satisfaction de voir les gens de cœur triompher de la mauvaise fortune.

La première surprise de Brescia avait été peu glorieuse pour Carmagnole, mais il se fit beaucoup d'honneur, pendant ce siége long et mémorable, par la vigueur de ses attaques, l'immensité de ses travaux et sur-tout par l'audace avec laquelle il se maintint dans une position difficile. On doit rapporter au général florentin, Nicolas de Tolentino, qui était un habile ingénieur, une partie du mérite, soit de l'invention, soit de l'exécution des grands ouvrages qui assurèrent la reddition de la place[150].

Le duc de Milan éprouva, dans cette campagne, les inconvénients attachés à l'emploi des troupes mercenaires. Les siennes ne firent que de médiocres efforts pour secourir Brescia; et au lieu d'attaquer, ou au moins d'inquiéter Carmagnole dans ses lignes, elles perdirent le temps à piller le pays voisin.

XVI. Traité de paix. 1426. Cependant, si la ville de Brescia était perdue, l'armée restait entière; il ne manquait au duc que d'avoir confiance en elle. Quatre généraux de réputation ne le rassuraient pas. D'un autre côté la Toscane était dégarnie, le duc de Savoie inquiétait la frontière occidentale du Milanais. Visconti ne voyait dans toute l'Italie qu'un prince qui s'intéressât à son sort, c'était le pape Martin V; encore avait-il fallu acheter sa bienveillance par la cession des villes de Forli et d'Imola dans la Romagne. Ce pontife, l'un des plus ambitieux conquérants du domaine apostolique, protégeait chaudement le duc de Milan; parce que ce prince affectait d'embrasser avec zèle les intérêts de l'église. Le pape s'entremit donc pour ramener la paix entre les parties belligérantes. Le légat, qu'il envoya pour médiateur, n'eut pas de peine à les concilier, puisque tout consistait à obtenir quelques sacrifices du duc de Milan déjà saisi d'effroi. Il consentit aussi promptement qu'on pouvait le désirer, à ce que le duc de Savoie gardât quelques châteaux de peu d'importance dont il venait de s'emparer.

Les Florentins, le marquis de Ferrare, et le seigneur de Mantoue, n'avaient rien à réclamer; l'armée alliée n'avait fait aucune conquête au-delà des Apennins, mais le duc en avait retiré ses troupes, et ce ne fut pas un médiocre avantage pour les Florentins de voir leur pays délivré de cette invasion.

Quant aux Vénitiens, le duc de Milan leur cédait non-seulement tous ses droits sur la ville de Brescia, mais encore toute la province dont cette ville était la capitale, la vallée de l'Oglio, appelée Val Camonica, et la partie du Crémonais située sur la rive gauche de ce fleuve; de sorte que les frontières de la république, du côté du Milanais, se trouvaient transportées du lac de Garde au lac d'Iseo, et que l'Oglio devait marquer la nouvelle limite des deux états. Le duc accordait même aux Vénitiens un certain espace de terrain sur la rive droite de ce fleuve, avec la faculté d'y construire une tête de pont.

Ce traité fut signé le 30 décembre 1426. La famille de Carmagnole recouvra sa liberté et vint s'établir à Venise. La république s'était empressée de récompenser les services de son général, en l'élevant au patriciat, dès les premiers succès de cette campagne.

XVII. Organisation que le gouvernement vénitien donne à la ville de Brescia. Le gouvernement vénitien, soit qu'il voulût s'attacher le peuple de Brescia, soit qu'il voulût composer avec d'anciennes habitudes, ou faire l'essai d'un nouveau système, donna à sa nouvelle conquête une forme d'administration différente du régime des autres provinces de la république.

On décida que le pays serait gouverné par deux patriciens, que le sénat désignerait, l'un avec le titre de podestat, l'autre avec celui de capitaine. Ils étaient investis de la juridiction civile et criminelle, excepté en matière de fiefs.

Le podestat pouvait présider les divers tribunaux; mais la ville avait, pour son administration, un conseil composé de ceux qui, pendant trente-cinq ans au moins, avaient partagé les charges réelles et personnelles de la cité. On se réservait cependant la faculté d'y associer ceux qui l'auraient mérité par d'importants services. On exigea que, dans tous les cas, les membres de ce conseil n'eussent point exercé, ni eux-mêmes, ni leur père, ni leur aïeul, une profession mécanique; il fallait aussi, pour y être admis, être âgé de trente ans et appartenir à une famille domiciliée depuis cinquante.

Cette assemblée se trouvait composée d'à-peu-près cinq cents habitants, qui, dans l'origine, se renouvelaient tous les ans, par la voie du scrutin.

Un autre conseil moins nombreux, choisi par le sort dans le sein du conseil général, et renouvelé partiellement de deux mois en deux mois, s'occupait de la direction spéciale des affaires; de sorte que Brescia, comme Venise, avait deux réunions de ses principaux citoyens, dont l'une représentait le grand conseil, l'autre le sénat de la république, avec cette différence cependant, qu'à Venise ces assemblées exerçaient le gouvernement et décidaient sur les impôts, sur les lois et sur les affaires politiques, tandis qu'à Brescia elles ne s'élevaient pas au-dessus des affaires de simple administration.

Pour rendre la ressemblance plus parfaite, on régla, trois ou quatre ans après la prise de possession de cette ville, que ceux qui se trouvaient composer le grand conseil en 1430, auraient seuls le droit d'en faire partie à l'avenir, et le transmettraient à leur postérité.

Ainsi il y eut un patriciat dans cette province comme dans la capitale.

C'était de ces deux conseils que partait la direction de l'administration du pays: c'était par eux que se faisait le choix des juges et des divers agents de l'administration; outre ces deux conseils, il y en avait un troisième pour les affaires contentieuses, composé uniquement de jurisconsultes gradués dans l'université de Padoue.

Enfin quelques-uns des habitants les plus considérables de cette province furent aggrégés au corps de la noblesse vénitienne[151].

Je citerai le nom du seul qui refusa cet honneur, ne voulant rien devoir à ceux qui venaient d'asservir sa patrie. Il se nommait Zambara. Mais ses descendants n'héritèrent pas de sa fierté, car ils achetèrent dans la suite cette noblesse que leur aïeul avait refusée.

LIVRE XIV.

Nouvelle guerre contre le duc de Milan.—Bataille de Macalo gagnée par François Carmagnole.—Paix de 1428.—Acquisition de Bergame, 1426-1428.—La république acquiert l'expectative de la principauté de Ravenne.—Troisième guerre contre le duc de Milan.—Bataille perdue par les Vénitiens.—Mort de François Carmagnole, 1428-1433.

I. Réflexions sur les gouvernements aristocratiques. La paix qu'on venait de conclure portait les frontières de l'état de Venise à quelques lieues de Milan. Les sujets du duc furent peut-être encore plus effrayés que lui de ce voisinage. De toutes les conditions réservées à la misère humaine, la pire, après l'esclavage, c'est d'être obligé de courber la tête sous la domination de plusieurs. La raison s'explique très-bien pourquoi, dans l'intérêt de la société, on confie le pouvoir à une seule main; mais elle ne peut comprendre que ce pouvoir appartienne à une classe privilégiée. L'orgueil des hommes ne se console qu'en tâchant d'agrandir ce qui les domine. Or l'imagination n'a pas beaucoup à faire pour placer hors de la nature un être unique, invisible, tout-puissant, impartial, qui ne communique point immédiatement avec nous, dont tout rappelle le nom, l'autorité, tandis que son origine, ses passions, ses infirmités échappent à la vue, et qui, en même temps qu'il est notre maître, est aussi notre providence. Mais comment se faire la même illusion quand on a une multitude de maîtres, dont quelques-uns nécessairement choquent nos yeux et blessent nos intérêts? Leurs passions, leur orgueil, leur jalousie, leurs faiblesses, leur partialité, nous révèlent à chaque instant qu'ils ne sont que des hommes comme nous. Dans l'impossibilité de les agrandir, il faut que nous travaillions à nous rapetisser nous-mêmes, et cet effort est trop fatigant pour que nous puissions nous obstiner à vouloir expliquer notre servitude aux dépens de notre amour-propre. Les Romains divinisaient leurs empereurs; ce mot divus rend raison de tout; mais les titres de magnifiques seigneurs, d'illustrissimes seigneurs, ne suffisent point; on ne peut légitimer la tyrannie à si peu de frais.

Cet état de choses a existé par le fait, jamais de droit; parce qu'il est impossible que tous les intérêts aient été consultés dans un partage si inégal. On conçoit que tous veuillent prendre part au pouvoir; on conçoit que tous y renoncent; mais on ne conçoit pas une organisation de la société qui ne soit pas faite pour la société tout entière. Aussi, dans les pays où on a établi le gouvernement du petit nombre, on a commencé par une fiction; on a supposé que ce petit nombre composait la société à lui seul. Tout le reste était censé hors de la société, ou, si on voulait bien avouer qu'il en faisait partie, ce n'était que comme une aggrégation, une dépendance, comme une propriété du corps social. Là où il y a un prince unique, l'intérêt du prince ne peut pas être séparé de celui de la nation, à moins de circonstances qui sortent de l'ordre ordinaire des choses; là où le prince est collectif, ces deux intérêts sont opposés nécessairement. Aussi est-ce des aristocraties que sont nés les gouvernements mixtes, c'est là leur unique bienfait.

L'aristocratie vénitienne, si jalouse de son autorité, en avait de bonne heure senti le danger. Ce qu'elle avait principalement à craindre, c'étaient les crises qui naissent de l'ambition ou du mécontentement; pour les prévenir, elle avait adopté deux principes dont elle ne s'écarta jamais, la modération et une mystérieuse sévérité. Tout ce qui lui portait ombrage était perdu; tout ce qu'elle pouvait ménager, elle le ménageait. Elle administrait avec économie, elle jugeait avec équité, elle gouvernait avec prudence, elle régnait avec gloire; mais tout cela ne faisait pas qu'on pût désirer de vivre sous son empire. On sentait trop à tous moments qu'on y manquait de deux choses, les jouissances de l'amour-propre et la sécurité. Elle n'avait à offrir dans sa capitale que l'occasion d'acquérir des richesses, et au loin que sa protection; par conséquent elle ne pouvait avoir pour sujets affectionnés que des marchands ou des peuples menacés d'une tyrannie encore plus cruelle que la sienne.

C'était ce qu'avaient jugé, sans le dire, plusieurs de ses hommes d'état, lorsqu'ils avaient cherché à la détourner de ses conquêtes sur le continent de l'Italie.

II. État de l'Italie. Son ambition fut favorisée par les vues des princes qui régnaient sur cette contrée. Presque tous, sans en excepter les papes, après avoir dû la couronne à des crimes, eurent de méprisables et d'abominables successeurs. Un homme jaloux de conserver un peu de repos, de bonheur et de dignité, aurait été bien embarrassé de choisir sur toute la surface de la belle Italie un asyle où il pût reposer sa tête avec sécurité, et couler en paix quelques années du XIVe ou du XVe siècle.

Les papes, après avoir fait une guerre de plus de soixante ans au seigneur de Milan et à leurs propres sujets, avaient fini par l'exil, l'anathème et le schisme. Rien n'égalait les horreurs qui avaient ensanglanté le trône de Naples. Florence, était continuellement déchirée par les factions. Gênes avait passé plusieurs fois, en peu d'années, de l'oligarchie à la démocratie, et de l'état de république à celui de province sujette, ne sachant vivre ni dans la soumission ni dans l'indépendance. Parmi tout ce désordre, avec toute cette fureur, on daignait rarement prendre les armes soi-même. Il y avait au milieu de la nation italienne une nation d'aventuriers, qui allaient offrant indifféremment aux uns comme aux autres d'épouser leurs haines et de les venger, en ravageant le pays d'autrui. Venise seule offrait du moins la paix intérieure; aucune faction n'osait s'y montrer, mais cette paix était renfermée dans l'enceinte des lagunes. Les provinces étaient exposées, comme les autres états, aux fléaux de la guerre.

Depuis la délivrance de Chiozza, c'est-à-dire depuis une époque où la république ne possédait absolument rien au-delà des lagunes, l'ambition des Vénitiens n'avait cessé de troubler et de tourmenter l'Italie septentrionale.

De 1385 à 1388, ils firent la guerre au seigneur de Padoue. Ce fut dans cette guerre qu'ils acquirent le Trévisan.

En 1397 et 1398, ils dirigèrent leurs armes contre le duc de Milan.

En 1404, ils se liguèrent avec ce prince, qui leur céda Vicence, Feltre, Bellune; et dans cette même guerre ils prirent Vérone, Padoue et Rovigo. Ces conquêtes furent l'ouvrage de deux ans.

L'année d'après, la république prit part à une expédition contre le seigneur de Plaisance, et eut de sa dépouille Parme et Reggio, qu'elle échangea contre Guastalla, Brescello et Casal-Maggiore.

De 1411 à 1413, la guerre du Frioul contre le roi de Hongrie, coûta à la seigneurie Feltre et Bellune.

Elle prit sa revanche en 1417, en dépouillant le patriarche d'Aquilée de la principauté du Frioul et en reprenant sur les Hongrois Feltre, Bellune et Cadore; cette guerre ne se termina qu'en 1420.

Enfin la campagne de 1426 venait de lui procurer l'acquisition de la province de Brescia.

Ainsi, dans un intervalle de quarante ans, l'incendie s'était rallumé sept fois, sans compter deux ou trois guerres contre le Turc, quelques campagnes en Dalmatie, et une guerre maritime contre Gênes.

Les provinces étaient trop malheureuses pour pouvoir être sincèrement attachées à la métropole. Il paraissait probable que cet état des choses durerait jusqu'à ce qu'un prince se fût élevé dans l'Italie septentrionale, qui réunît assez de forces pour laisser à ses voisins tous les dangers de l'invasion. Les Visconti se crurent appelés à mettre dans la balance ce poids, qui devait la fixer en l'entraînant.

Élevés à la souveraineté par l'usurpation de l'archevêque Othon, en 1295, ils ne furent pas plus délicats sur les moyens de s'agrandir que les autres princes leurs contemporains; mais il y eut parmi eux quelques hommes, dont le courage et la capacité pouvaient justifier l'ambition, qui réunirent plusieurs couronnes sur leur tête, et qui pouvaient, sans trop de présomption, aspirer au titre de rois, puisque leurs états s'étendaient depuis les côtes de l'Adriatique jusqu'à la mer de Ligurie et de Toscane[152].

Il y avait cent trente ans que cette maison régnait; il n'est pas permis aux hommes de remonter si haut pour juger les droits de leurs maîtres. Les Milanais s'étaient accoutumés au joug, et n'étaient peut-être pas insensibles à l'espérance de voir leur ville devenir la capitale de toute l'Italie supérieure.

III. Les Milanais s'opposent à la ratification de la paix. Les progrès des Vénitiens détruisaient cette illusion. Quand les Milanais apprirent que le duc venait de céder toute la province de Brescia, sans que son armée eût été entamée, sans qu'elle eût presque combattu, et qu'il n'y avait plus que l'Adda entre Milan et les troupes de l'ambitieuse république, ils se crurent déjà envahis par elle.

Une telle condition ne pouvait que déplaire aux habitants d'une grande capitale accoutumés à profiter de la présence d'une cour, et sur-tout les seigneurs milanais devaient être révoltés de l'idée de devenir sujets des nobles vénitiens.

On courut représenter au duc que le traité qu'il venait de conclure compromettait son honneur, sa sûreté; la prise de Brescia ne devait point décider du sort de la guerre; rien n'était perdu puisque l'armée subsistait; il fallait bien se garder d'évacuer les forteresses qu'on avait promis de céder aux Vénitiens sur l'Oglio; sur-tout il était imprudent de leur laisser le temps de se fortifier sur la rive droite de ce fleuve. On suppliait le duc d'avoir confiance dans le zèle de ses sujets. Ils offraient de faire tous les sacrifices que pouvait nécessiter un plus grand développement de forces. La ville de Milan seule était prête à lever, s'il le fallait, dix mille hommes de cavalerie et autant d'infanterie. Elle ne demandait qu'une grâce, la libre administration de ses revenus et la réforme de quelques abus de la cour, qui épuisaient les finances.

Le duc, peu digne de régner sur des hommes si disposés à repousser l'étranger, accepta les subsides, et manqua de parole à son peuple et aux Vénitiens. Il éluda, sous différents prétextes, la remise des places qu'il s'était engagé à évacuer, renforça ses troupes, et au printemps de 1427, il les jeta dans la principauté du seigneur de Mantoue, allié de la république.

IV. Nouvelle guerre. 1427. Par cette manœuvre, l'armée milanaise devait occuper toute la rive droite du Mincio, depuis le point où il sort du lac de Garde jusqu'à celui où il se jette dans le Pô. C'était une ligne de douze ou quinze lieues de longueur, bien appuyée à droite sur le Pô, à gauche sur le lac, et qui coupait toute communication entre la province de Brescia et les anciennes possessions de la république, à moins de traverser le lac de Garde.

Les Vénitiens, de leur côté, avaient pour objet de dégager le seigneur de Mantoue, de rétablir leurs communications avec Brescia, et de porter la guerre sur le territoire de Crémone pour pénétrer de là dans le Milanais. Dans ce dessein, ils chargèrent Carmagnole d'entrer dans le Mantouan, et de pousser l'ennemi devant lui, tandis que la flotte vénitienne remonterait le Pô, en tâchant de se frayer un passage jusqu'à Crémone ou jusqu'à Pavie.

On éprouve quelque surprise en voyant une flotte, composée nécessairement de bâtiments assez légers, s'engager dans un fleuve d'une largeur médiocre, inconstant, inégal, pour le remonter à une hauteur de soixante ou quatre-vingts lieues, à une époque où l'usage de l'artillerie permettait de la foudroyer des deux bords. Quelques circonstances cependant diminuaient les dangers de cette entreprise. La flotte, en remontant le Pô, avait à traverser d'abord le marquisat de Ferrare, dont le prince était allié de la république, ensuite le Mantouan, où sa marche devait être protégée par le seigneur du pays et par l'armée de Carmagnole; en arrivant dans le Crémonais, elle trouvait trois places qui appartenaient à la seigneurie, depuis la guerre faite au duc de Plaisance, en 1406, d'abord sur la rive droite du fleuve Guastalla, ensuite Brescello, et plus loin sur la rive gauche Casal-Maggiore, et Toricello vis-à-vis. Passé cette dernière place, il n'y avait plus que des ennemis sur les deux rives.

L'armée de Carmagnole était à Mantoue. La flotte arrivait sous le commandement d'Étienne Contarini, et était mouillée vis-à-vis Brescello, lorsqu'une flotte de vingt-sept galères, que le duc de Milan avait fait armer à Pavie, descendit le Pô pour venir à sa rencontre. En passant devant Toricello, elle somma cette place de se rendre. Le commandant Laurent Volusmiera ne donna pas à l'ennemi le temps de tirer un coup de canon. Il évacua la forteresse[153], et vint porter sa honte à Venise, où il fut dégradé et condamné, à une prison de deux ans, suivie de la déportation.

L'occupation de ce poste rendait les Milanais maîtres du confluent du Taro et du Pô. Ils avaient encore plus d'intérêt de s'emparer de Casal-Maggiore, parce que cette place était sur la rive gauche du fleuve, c'est-à-dire sur la ligne d'opération de l'armée ennemie.

V. Siége de Casal-Maggiore par les Milanais. 1427. Le provéditeur Fantin Pisani, qui y commandait, dépêcha une barque à l'amiral vénitien, qui n'était qu'à six mille de là, pour lui demander des secours, et lui donner avis de l'approche de l'escadre milanaise. Étienne Contarini leva l'ancre, arriva devant Casal-Maggiore; mais, dès qu'il eut appris que les ennemis avaient vingt-sept galères, c'est-à-dire des forces précisément égales aux siennes, il allégua que ses instructions lui défendaient absolument de combattre si l'ennemi avait plus de vingt bâtiments à lui opposer. Il n'y eut plus moyen de le retenir; à peine voulut il s'arrêter quelques heures, et donner le temps de jeter dans la ville un renfort de cinquante hommes et un approvisionnement de quatre barils de poudre.

Quand le petit nombre de soldats laissés sur les remparts de cette place, virent s'éloigner la flotte qui aurait dû les secourir, leur cœur fut brisé[154]; mais le provéditeur Pisani releva leur courage par son assurance, et ranima leur espoir, en leur parlant de l'armée de Carmagnole, qui était à Mantoue, et qui s'avancerait certainement pour faire lever le siége; et en ajoutant que, soit qu'ils fussent secourus, soit qu'il ne dussent pas l'être, ils n'avaient à prendre conseil que de leur devoir.

Cette nuit même ils virent arriver la flotte ennemie, et le lendemain, qui était le 28 mars 1427, quinze mille hommes se déployèrent autour de la place, et en formèrent l'investissement. Cette armée qui s'était donné rendez-vous sur ce point avec la flotte, était commandée par Ange de la Pergola et Nicolas Piccinino[155].

Dès le 29, on commença à épuiser les fossés et à faire jouer quatre batteries qui ruinèrent tous les ouvrages avancés. Au point du jour, les Milanais donnèrent un assaut, qui fut soutenu pendant quatre heures. La nuit suivante l'assaut fut redoublé sans plus de succès; et, pendant tous les intervalles, les quatre batteries de terre et toute l'escadre couvraient la ville de leurs feux. Quelques jours après, le fossé étant mis à sec, les assaillants s'avancèrent pour le franchir, et appliquèrent au rempart des échelles de cent degrés. Mais les assiégés les accablant de leurs armes de jet, et les inondant d'eau bouillante, parvinrent à leur faire lâcher prise avec une telle précipitation, que cinquante-sept échelles furent abandonnées dans le fossé. On essaya de le combler de paille et de fascines; les Vénitiens y mirent le feu. Toute la nuit se passa dans cette lutte, d'autant plus glorieuse pour les assiégés, qu'ils ne pouvaient se flatter de la voir se terminer à leur avantage. Leurs munitions étaient épuisées; le peuple demandait à grands cris que l'on rendît la place, et déjà s'était mis lui-même à parlementer avec l'ennemi, qui n'accordait qu'un délai de trois fois vingt-quatre heures. Pisani, pressé de tous côtés, écrivit à Carmagnole pour lui demander du secours; mais ce général répondit qu'il était trop tard, qu'il en avait du regret, n'ignorant pas l'importance de Casal-Maggiore; mais qu'au reste, quand il en serait temps, trois jours lui suffiraient pour la recouvrer. Après une pareille réponse, il fallut bien se résoudre à cesser une défense inutile. Le provéditeur capitula honorablement; il avait arrêté les ennemis devant sa place pendant trois semaines.

Si j'ai rapporté quelques circonstances un peu minutieuses de ce siége, ce n'est pas seulement pour rendre hommage à la valeur de la garnison qui le soutint; c'est aussi pour faire connaître la sévérité du gouvernement vénitien, qui fit jeter dans une prison le défenseur de Casal-Maggiore[156]; enfin c'est aussi pour faire juger de l'état de l'art à cette époque. Des chausse-trapes, c'est-à-dire des pointes de fer ou des morceaux de verre semés sous les pas des assaillants, de l'eau bouillante répandue sur eux du haut des tours, ne sont que des moyens de défense assez grossiers. Tout cela suppose que l'ennemi est déjà au pied du rempart; et l'art consiste bien moins à repousser les assauts qu'à retarder les approches. Une autre chose digne de remarque, c'est que l'historien ne fait aucune mention de l'artillerie des assiégés; il en a été de même lorsqu'il a été question du siége de Brescia, bien plus important que celui-ci sous tous les rapports.

On ne nous dit pas que ces flottes qui remontent et qui descendent le Pô, obligées de passer devant des places ennemies, reçoivent un coup de canon; cependant on avait de l'artillerie et beaucoup, précisément parce qu'on n'en avait pas perfectionné l'usage.

VI. Combat de Brescello; Casal-Maggiore repris. Après la reddition de Casal-Maggiore, la flotte milanaise resta à cette hauteur; une partie de l'armée de terre, sous les ordres de Piccinino, passa sur la rive droite du fleuve, descendit jusqu'à Brescello, et se mit à canonner cette place.

On ne pouvait qu'être mécontent à Venise de l'amiral et du général, qui avaient laissé prendre Casal-Maggiore sous leurs yeux, sans y mettre la moindre opposition. Carmagnole au moins avait une excuse; il avait été appelé trop tard; mais l'amiral ne pouvait se laver de cette honte; il fut révoqué. François Bembo, son successeur, arriva le 20 mai sur la flotte qui était vis-à-vis Brescello. Aussitôt il arbora son pavillon à bord de la capitane, et dirigea la proue de ses galères sur le camp ennemi qu'il foudroyait de son artillerie[157]. Les archers et les Esclavons débarquèrent sous la protection de ce feu. Aussitôt les cavaliers de l'armée assiégeante s'élancèrent pour les culbuter dans le fleuve; mais les Vénitiens s'appliquèrent à diriger leurs coups contre les chevaux. Il y en eut six cent soixante de tués; il n'en fallut pas davantage pour mettre le désordre dans toute cette gendarmerie. Elle fut chargée à son tour par les fantassins, dispersée et mise en fuite. Le camp tout entier fut pris, et les Vénitiens y trouvèrent trente milliers de poudre et cent soixante-dix-huit pièces d'artillerie, parmi lesquelles il y en avait seize d'une très-grande dimension, et une sur-tout qui lançait des quartiers de rocher du poids de six cents livres. On y trouva aussi cent soixante-quinze pierres à canon. Si ces pierres à canon étaient des boulets, comme cela est probable[158], il en résulterait que chaque bouche à feu ne se trouvait approvisionnée que de cinq boulets et de cent soixante-dix livres de poudre.

Immédiatement après cette victoire, la flotte vénitienne se porta vers Casal-Maggiore; elle y trouva des troupes et quelques batteries qui défendaient le rivage. Malgré ces obstacles, le débarquement s'opéra, les Milanais furent repoussés dans la place, et, l'armée de terre étant venue en former le siége, la garnison, qui consistait en douze ou quinze cents hommes[159], se vit obligée de se rendre à discrétion le 6 juillet. Les habitants se rachetèrent du pillage moyennant une somme de dix mille ducats.

Cette conquête donna à l'armée la facilité de s'avancer sur le territoire de Crémone, dont les troupes milanaises voulurent disputer l'approche; mais elles furent obligées de se replier, pour se mettre sous la protection de la place.

Vis-à-vis Crémone, de l'autre côté du Pô, était une petite principauté appartenant au comte Palavicino. Il avait tâché jusque-là de se maintenir dans l'amitié du duc de Milan, qui était un voisin dangereux. La présence des troupes vénitiennes l'obligea de manifester d'autres sentiments; il fit valoir tous les sujets de plainte qu'il avait à porter contre les Visconti, et sollicita d'être admis dans l'alliance de la république.

VII. Combat naval. Entreprise infructueuse sur Crémone. L'armée navale avait suivi le mouvement de l'armée de terre; elle s'était avancée jusqu'auprès de Crémone. Le 7 août elle rencontra la flotte ennemie, qui était sous les ordres d'Eustache de Pavie, et avec laquelle elle eut un combat de neuf heures, qui se termina par la prise de six galères milanaises, et la destruction de trois forts en bois que l'ennemi avait élevés au milieu du fleuve. Ce qui peut donner une idée de la force assez médiocre de ces bâtiments; c'est le nombre des prisonniers qui ne s'éleva qu'à trois cent soixante-et-dix.

L'amiral François Bembo poursuivit sa victoire; et, remontant le Pô, entra dans le Tésin, menaça Pavie sans l'attaquer, et ramena ensuite sa flotte à Venise.

Ces opérations pouvaient faciliter les mouvements de l'armée de terre, mais ne décidaient point du succès de la campagne. C'était la prise de Crémone qui était dans ce moment l'objet important, parce qu'elle aurait procuré aux Vénitiens une position assurée au-delà de l'Oglio, sur le Pô. Maîtres de Crémone, ils pouvaient recevoir des secours de leur flotte; ils prolongeaient la ligne de places qu'ils avaient déjà sur le fleuve; ils se trouvaient établis sur la rive gauche de l'Adda, et ils n'avaient plus que cette dernière rivière à passer pour entrer dans le Milanais.

Les généraux du duc, qui sentaient l'importance de Crémone, ne négligèrent rien pour attirer Carmagnole du côté de Brescia. Ils le forcèrent à passer sur l'autre rive de l'Oglio, pour aller au secours de cette place. Le général vénitien, qui n'oubliait pas combien il lui avait été profitable, l'année précédente, de pratiquer des intelligences dans les places ennemies, cherchait à s'introduire, par les mêmes moyens, dans quelques-unes de celles que les Milanais occupaient encore. Cette fois, sa propre ruse devint un piége qui faillit à lui être fatal.

Le commandant de Gatalengo, qu'il avait tenté de séduire, feignit de vouloir livrer ce château; Carmagnole, arrivant pour s'en emparer, tomba dans une embuscade où il perdit quinze cents hommes, le jour de l'Ascension; c'était mal célébrer la fête de Venise.

Cet échec lui rendit toute sa prudence accoutumée; il ne campa plus sans étendre autour de lui un rideau de vedettes, et sans se faire un rempart de ses équipages, qui étaient fort nombreux; car on comptait dans son armée deux mille chars attelés de bœufs.

Rester dans la province de Brescia, où il n'avait plus rien à conquérir, c'était se réduire à la guerre défensive. Il força le passage de l'Oglio, à Bina, et vint camper avec trente-six mille hommes[160] à trois lieues de Crémone. Cette manœuvre força les généraux milanais à le suivre; et le duc lui-même, s'arrachant à sa mollesse accoutumée, se détermina à venir partager, pour la première fois, non les dangers, mais le spectacle de la guerre.

L'armée du duc, à-peu-près aussi forte que l'armée vénitienne[161], était placée entre Cennensi et Crémone; elle venait de recevoir un renfort de quinze mille volontaires fournis par la ville de Milan; ce qui ajoute bien à la conviction que cette capitale voulait repousser le joug de la seigneurie. Le 12 juillet, cette armée entreprit de forcer les Vénitiens dans leurs lignes; en effet, les premiers escadrons y pénétrèrent; mais les nuages de poussière qui s'élevaient sous les pas d'une nombreuse cavalerie, ne permirent bientôt plus aux combattants de se reconnaître, aux corps de manœuvrer, ni aux chefs de rien ordonner. On combattait au hasard; les généraux de l'un et de l'autre parti se trouvèrent isolés, égarés au milieu des troupes ennemies. Carmagnole, qui avait perdu son cheval, errait à pied dans son camp, où François Sforce se trouvait lui-même presque séparé de tous les siens, et cherchant une issue. Ce combat n'eut d'autre résultat que de hâter le départ de Philippe-Marie, impatient de retourner à Milan, pour opposer une partie de ses troupes au duc de Savoie, qui marchait sur Verceil.

VIII. Bataille de Macalo. 1427. Carmagnole s'attacha à fatiguer l'armée ennemie. Après avoir été sous le commandement de quatre chefs à-peu-près égaux en autorité, elle venait d'être mise sous les ordres de Charles Malatesta, fils du seigneur de Pesaro. Ce nouveau général suivait tous les mouvements des Vénitiens, tantôt provoqué ou menacé par eux, tantôt évité par une marche rapide. Les officiers du duc désiraient ardemment de mettre fin à tant de fatigues, qui n'avaient aucun résultat. Enfin, le 10 octobre, ils apprirent que l'armée vénitienne se trouvait sur un terrain marécageux, près du village de Macalo, dans le Crémonais.

Carmagnole en avait reconnu soigneusement toutes les parties fermes, tous les détours; il en occupait les issues et y avait multiplié les dangers. Sa cavalerie, son artillerie, s'étaient emparées des seuls points où ces deux armes pussent agir. Ses tirailleurs s'étaient postés sur tous les îlots naturels ou artificiels qui coupaient cette plaine mouvante; et son infanterie, qui attendait l'ennemi à l'extrémité d'une longue chaussée, n'y semblait placée qu'avec circonspection: mais le général avait détaché deux mille chevaux, pour tourner les marais et attaquer l'ennemi par derrière, quand il y serait engagé.

Malatesta commandait à des hommes qui avaient plus de réputation que lui. Tenté de faire rapidement la sienne, il proposa et fit résoudre une attaque imprudente.

Le 11 octobre[162], toute son armée s'aventura sur la chaussée qui conduisait au camp de Carmagnole; dès qu'elle y fut avancée, elle se vit assaillie de toutes parts, sans pouvoir ni franchir les intervalles qui la séparaient des archers et des batteries, ni reculer en arrière, parce que sa colonne de bagages était déjà engagée dans le chemin. L'armée de Carmagnole choisit ce moment d'hésitation pour se présenter sur la chaussée et marcher avec résolution à la rencontre des Milanais; le détachement de deux mille chevaux tomba en même temps sur leur arrière-garde. Le combat ne fut point disputé. Les plus braves employèrent leur courage à se faire jour au travers des ennemis et des obstacles. Sforce et Piccinino sauvèrent leur liberté; mais Malatesta fut obligé de se rendre, et huit ou dix mille des siens restèrent prisonniers.

Carmagnole renvoie ses prisonniers. La supériorité des forces était dès-lors acquise aux Vénitiens, au moins pour le reste de la campagne. Mais le soir, les vainqueurs, les vaincus, réunis dans le même camp, se reconnurent, s'embrassèrent, comme des compagnons qui avaient porté les armes ensemble, couru les mêmes aventures. Ils n'avaient les uns contre les autres aucun sentiment d'inimitié. Ils exerçaient tous la même profession sous des bannières différentes. Chacun retrouvait ses anciens officiers ou ses anciens soldats dans ses adversaires. Presque tous les gendarmes qui servaient le duc de Milan avaient combattu long-temps sous les ordres de Carmagnole. Cette confraternité d'armes, cette communauté de profession leur conseillait de ménager réciproquement leurs intérêts, sans s'embarrasser de l'intérêt des princes qui les soudoyaient. En conséquence, les vainqueurs gardèrent le butin, les chevaux, les armes, et renvoyèrent, pendant la nuit, presque tous leurs prisonniers. Le lendemain, les provéditeurs vénitiens, qui étaient à la suite de l'armée, en portèrent de vives plaintes à Carmagnole. Pour toute réponse il fit venir les prisonniers qui n'avaient pas encore été relâchés, et leur dit: «Mes soldats ont rendu la liberté à vos compagnons; je rougirais d'être moins généreux; vous pouvez rejoindre vos drapeaux:» et il les renvoya le jour même, avec leur général. Le gouvernement vénitien eut soin de ne témoigner aucun ressentiment de ce manque d'égards pour les représentations des provéditeurs, et d'une conduite si contraire aux intérêts de la république.

Quelques jours après, l'armée milanaise se trouva presque aussi forte qu'avant la bataille. Ce ne fut plus qu'une affaire d'argent, de lui procurer des armes et des chevaux[163].

Les provéditeurs désiraient que l'on profitât au moins de ce succès pour se porter sur Milan. On n'en était guère qu'à deux ou trois journées. Carmagnole jugea cette marche imprudente. Il pensa qu'on ne devait pas s'aventurer vers Milan sans être maître de Crémone; et en effet, pour être sûr de sa retraite, il ne fallait pas laisser les ennemis établis dans un poste important sur la rive gauche de l'Adda. Il y avait encore, même sur l'Oglio, quelques postes fortifiés, dont il fallait s'emparer avant tout. Ce fut de ce côté qu'il dirigea sa marche. La prise de Montechiaro, d'Orei, de Pontoglio, et l'occupation de la Val Camonica, au nord du lac d'Iseo, terminèrent la campagne de 1427.

IX. Traité de paix. 1428. Maîtres de toute la province de Brescia, les Vénitiens étaient à portée d'envahir sur tous les points celle de Bergame. Acquisition de Bergame. Ils y étaient même déjà en possession de quelques postes; et au retour du printemps, dès le 8 mars 1428, leurs batteries en menaçaient la capitale. Le duc de Milan employa l'hiver à négocier. Il commença par détacher de la ligue le roi d'Arragon, à qui il remit deux places sur la côte de Gênes, en attendant la cession de la Corse; et le duc de Savoie, à qui il céda Verceil.

Les autres alliés des Vénitiens, c'est-à-dire les Florentins, le marquis de Ferrare, le seigneur de Mantoue et le comte Pallavicino, sentaient qu'il n'y avait rien à gagner pour eux dans cette guerre, et par conséquent désiraient ardemment la paix; mais la république la mettait à si haut prix, qu'il était difficile de l'espérer. Elle demandait Crémone et Bergame, c'est-à-dire d'étendre ses limites le long du Pô jusqu'à l'embouchure de l'Adda, et de remonter ensuite cette rivière jusqu'à l'endroit où elle sort du lac de Côme. Le duc ne voulait accorder que les cessions stipulées dans le traité de paix de l'année précédente. Le légat, qui présidait aux conférences de Ferrare (car le pape s'était encore porté pour médiateur), fit de vains efforts pour persuader aux Vénitiens de se désister de leurs nouvelles demandes. Plusieurs fois les conférences furent sur le point d'être rompues. Enfin on s'accorda à partager le différend. Les Vénitiens renoncèrent à leurs prétentions sur Crémone, et le duc à la possession du Bergamasque et de ce que la république avait déjà conquis dans le Crémonais.

Cette paix fut signée le 18 avril 1428[164]. Les Florentins n'y gagnèrent que la promesse faite par le duc de ne plus s'immiscer dans les affaires de la Toscane, de la Romagne et du Bolonais.

Le vainqueur de Macalo était revenu à Venise dès le 14 mars. Le doge alla au-devant de lui avec la seigneurie et un nombreux cortége de patriciens. Il fit son entrée sur le Bucentaure, et fut conduit en pompe jusqu'à un palais que la république lui avait donné. Une augmentation de traitement de trois mille ducats et un revenu de douze mille en terres, dans les provinces qu'il avait conquises, attestaient la magnificence de la république. Le duc de Milan s'était engagé par le traité à rendre à Carmagnole tous ses biens.

Le 24 mai, à la tête de tous ses capitaines, le général remit solennellement l'étendard de Saint-Marc que la seigneurie lui avait confié, et qui fut suspendu dans l'église du patron au milieu de tous les trophées enlevés aux ennemis. Quelques jours après on y plaça aussi, suivant l'usage, le drapeau de la ville de Bergame parmi ceux des autres villes sujettes de la république.

X. Situation de la république après cette guerre. Cette guerre venait de consommer le système d'envahissement suivi depuis quarante ans par le sénat de Venise. Elle avait coûté deux millions et demi de ducats. On avait pris à la caisse des emprunts trente-trois pour cent de son capital; aussi les fonds publics étaient-ils tombés au cours de 57 pour cent[165]. La dette s'élevait à neuf millions de ducats, et les intérêts en étaient extrêmement onéreux[166]; car ils s'élevaient à 260,000 ducats[167]. Pour se convaincre de cet état de décadence des finances, il ne faut qu'observer les progrès du discrédit de la caisse aux emprunts. Au commencement du siècle, en 1409, les effets publics se vendaient à 79 pour cent de leur valeur primitive; ensuite ils tombèrent à 45. En 1425 on en donnait 58. En 1428, c'est-à-dire à la fin de la guerre que je viens de raconter, 57; et ce discrédit alla en augmentant: car les effets descendirent, en 1434, à 38; en 1439 à 37; en 1440 à 28 et demi[168].

Ces résultats justifiaient en partie les prédictions du vieux Thomas Moncenigo.

La république se trouvait maîtresse de neuf belles provinces dans le nord de l'Italie; savoir:

Le duché de Venise, proprement dit le dogado, qui se composait des îles et du littoral des lagunes, modeste domaine de l'ancienne Venise, lorsqu'elle était entrée en partage de l'empire d'Orient; le Frioul; la marche Trévisane comprenant Bassano, Feltre, Bellune et Cadore; le Padouan, la Polésine de Rovigo; le Vicentin; le Véronais; la province de Brescia, et celle de Bergame.

Ces provinces composaient une masse de possessions contiguës, qui s'étendaient depuis les bords de l'Adriatique jusqu'à la rive gauche de l'Adda.

C'étaient de belles conquêtes sans doute; cependant elles ne formaient qu'un état d'une importance médiocre, et qui n'assurait point aux Vénitiens, sur terre, une supériorité telle que celle dont ils avaient joui sur mer. Celle-ci même devait leur échapper; car, tandis que la guerre continentale réclamait l'emploi de leurs capitaux, de leurs soldats et de leurs flottes, les Musulmans faisaient des progrès dans l'Orient, et insultaient par des avanies le commerce d'une république, qui, peu de temps auparavant, était la première puissance maritime de l'Europe. Pour conserver tant de prospérité, il ne fallait pas oublier cette allégorie d'Homère qui fait la fortune fille de la mer[169].

Le premier août 1426, le soudan d'Égypte avait fait une descente en Chypre. En huit jours il livra bataille au roi, le fit prisonnier, s'empara de Nicosie, pilla tout le pays des environs, ruina les marchands de Venise, comme les autres Francs établis dans l'île, massacra des équipages vénitiens, emmena le roi Jean prisonnier avec deux mille captifs, et ne le renvoya dans son royaume que moyennant une rançon de trente mille ducats, dont il fallut que le commerce vénitien fît l'avance, et un tribut annuel de dix mille ducats payables pendant dix ans[170].

Ce soudan faisait éprouver encore plus de vexations aux négociants sur ses côtes; et, lorsque le consul de Venise, Benoît Dandolo, voulut lui faire quelques représentations, il le menaça de lui faire donner la bastonnade. Le barbare avait oublié, ou n'avait peut-être jamais su qu'un homme de ce nom avait fait la conquête de Constantinople, et que le doge de Venise prenait encore le titre de seigneur du quart et demi de l'empire d'Orient.

Pour se mettre à l'abri de toutes ces avanies, qu'on n'avait pas alors les moyens de punir, le gouvernement se vit réduit à défendre aux armateurs qui trafiquaient en Égypte, de mettre à terre ni hommes ni marchandises. On faisait les ventes ou les échanges en rade. Mais cette manière de trafiquer est peu profitable; elle ne permet point d'attendre les occasions, d'établir la concurrence entre les acheteurs, de choisir les objets à exporter, de débattre les prix, et elle expose à des frais considérables et à beaucoup d'accidents.

J'ai à placer à-peu-près sous cette date un évènement, qui n'appartient presque point à l'histoire, parce qu'il ne se lie aucunement ni à ceux qui précèdent ni à ceux qui suivent. Le doge, François Foscari, fut blessé par un assassin, dans son palais, en plein jour, au milieu de son cortége, et l'assassin était un jeune homme, un patricien de la maison Contarini, vraisemblablement un esprit aliéné; car on ne lui connaissait point de motif de haine contre le prince.

Il fut arrêté, mis à la torture, et exécuté le jour même, après avoir eu le poing coupé. Cet évènement, qui n'avait aucune cause, n'eut aucune suite, pas même pour le doge dont la blessure se trouva légère.

La paix n'avait point rétabli l'amitié entre deux puissances, dont l'une se croyait déjà en état d'écraser sa rivale, et l'autre encore assez forte pour réparer ses premiers revers. Cependant Philippe-Marie, qui scellait sa réconciliation avec le duc de Savoie, par son mariage avec une fille de ce prince, invita le doge et les principaux membres du gouvernement de Venise, à assister à ses noces. Mais la seigneurie n'eut garde de permettre une pareille absence, sur-tout pour prendre part à des cérémonies où tant de difficultés de préséance pouvaient s'élever. On s'excusa sur la peste qui régnait alors à Venise, et sur le regret qu'aurait le doge si son voyage était l'occasion de la propagation de cette maladie dans le Milanais. On envoya un ambassadeur au duc pour le complimenter, et, pendant ce temps-là, les commissaires chargés de l'exécution du traité de Ferrare, fatiguaient l'imperturbable patience du cardinal médiateur; les Vénitiens par leurs prétentions, sans cesse renaissantes; les Milanais par leur duplicité. Le duc recrutait des troupes, et ne négligeait rien pour se tenir en mesure de profiter des occasions qu'il épiait avec soin.

Le cardinal Condolmier, vénitien, élevé au pontificat. Elles ne tardèrent pas à naître; la ville de Bologne se révolta contre le gouvernement pontifical, et se déclara indépendante. La guerre survint entre le seigneur de Lucques et les Florentins. Le pape Martin V, protecteur constant de Visconti, mourut, et le conclave appela au trône pontifical un Vénitien, le cardinal Condolmier, qui prit le nom d'Eugène IV. Un autre évènement avertit le duc de prendre ses précautions contre l'ambition toujours croissante de la république.

La république acquiert l'expectative de la principauté de Ravenne. Obizzo de Polenta, seigneur de Ravenne, ne laissait en mourant qu'un fils en bas âge. Par son testament il confia la tutelle de son enfant, avec le gouvernement de ses états, à la république, et la déclara son héritière, si le jeune prince venait à décéder sans postérité. En conséquence, la seigneurie envoya un commissaire à Ravenne, pour prendre la tutelle du prince et l'administration du pays.

XI. Troisième guerre contre le duc de Milan. Tous ces évènements avaient compliqué les rapports des divers états de l'Italie septentrionale. Le duc de Milan n'avait pas pris part personnellement dans la guerre des Florentins et des Lucquois; mais il avait fait fournir des secours à ceux-ci, d'abord par le capitaine François Sforce, qu'il feignit de renvoyer de son service; puis par la ville de Gênes, et pendant plusieurs mois, ses ministres s'épuisèrent en subtilités, pour expliquer comment il était possible qu'une ville sujette eût fait la guerre sans l'aveu de son prince, et que ce prince ne pût pas contraindre ses sujets à observer une neutralité qu'il avait jurée. Pendant ce temps-là, les affaires des Florentins allaient mal; ils sollicitaient la république de Venise de renouveler la ligue contre Visconti. Elle y fut déterminée par la découverte d'un complot tramé pour introduire des troupes milanaises dans quelques places de la province de Brescia. La ligue fut composée des mêmes puissances que dans la guerre précédente, à l'exception du duc de Savoie, et les hostilités recommencèrent avec l'année 1431. Le duc de Milan, qui avait vu sa capitale menacée les années précédentes, en fit ravager tous les environs, à quinze milles de rayon, afin que l'armée ennemie ne pût y subsister[171].

Carmagnole donne dans une embuscade. Cette fois il s'agissait, pour les Vénitiens, de la conquête de Crémone. Dès le début de la campagne, Carmagnole se rendit maître des petites places de Trévi et de Caravagio. Il convoitait Soncino, ville située sur la rive droite de l'Oglio, vis-à-vis Orci-Nuovi. Quelqu'un des officiers de la place à qui il s'adressa selon sa coutume, lui fit concevoir l'espérance d'y entrer par surprise. On convint qu'il ferait marcher devant lui un détachement, qui serait introduit dans la ville, et au secours duquel il arriverait aussitôt avec le gros de sa troupe. Le 17 mai Carmagnole fit toutes ses dispositions pour exécuter ce qui avait été concerté. Son détachement se présenta devant la porte de Soncino, qui fut ouverte et refermée aussitôt. Ensuite la division de l'armée chargée d'assurer le succès de cette opération s'approcha de la place; on lui fit tous les signaux convenus, et tout-à-coup elle fut entourée par les divisions de l'armée milanaise, aux ordres de Tolentino et de François Sforce. Le détachement introduit un moment auparavant dans la place venait d'y être retenu prisonnier. Les autres prirent l'épouvante, se débandèrent, et le général se vit réduit à prendre la fuite comme ses soldats, heureux encore que la vitesse de son cheval lui évitât la honte de tomber au pouvoir du vainqueur. Cette déroute lui coûta près de deux mille de ses gendarmes, qu'à la vérité on lui renvoya le lendemain; mais on jugea généralement que Carmagnole était inexcusable d'avoir donné dans ce piége.

Cependant il se trouva deux jours après à la tête de vingt-cinq mille hommes, dont moitié de cavalerie; il se porta sur Crémone, où il avait à combiner ses opérations avec celles de la flotte vénitienne déjà arrivée à trois milles de cette place. Les généraux milanais le suivirent dans ce mouvement.

XII. La flotte vénitienne détruite par la flotte milanaise près de Pavie. 1431. La flotte vénitienne, aux ordres de Nicolas Trevisani, se composait de trente-sept galères et de quarante-huit barques armées de diverses grandeurs[172]. Celle du duc de Milan, stationnée un peu au-dessus de Crémone, se trouvait supérieure par le nombre des bâtiments, mais ils étaient d'une moindre force[173]. Eustache de Pavie, qui la commandait, avait fait dans la campagne précédente une fâcheuse expérience de l'habileté des Vénitiens; aussi avait-il renforcé ses équipages de matelots génois, que Jean Grimaldi lui avait amenés.

Le 22 mai 1431, la flotte milanaise, profitant du courant, s'avança jusqu'à la portée du canon de l'armée de la république, non avec la résolution prise d'engager le combat, mais pour reconnaître les Vénitiens, et observer leur contenance. Cinq bâtiments d'Eustache de Pavie furent entraînés loin de sa ligne, au milieu des ennemis et contraints de se rendre à sa vue. Il fut témoin de cette perte sans engager un combat général.

Pendant ce temps-là, les troupes de Piccinino et de François Sforce s'approchèrent de l'armée de Carmagnole. Toute la nuit on vit dans leur camp une agitation, qui annonçait un projet d'attaque pour le lendemain. Tous les paysans qu'on surprenait autour du camp, tous les espions faisaient des rapports, qui ne permettaient point de douter de ce projet; aussi, lorsque cette nuit même l'amiral Trevisani fit demander à Carmagnole de lui envoyer des détachements de troupes pour renforcer ses équipages, celui-ci n'eut garde d'y consentir, et se hâta de lui répondre que, sur le point d'être attaqué, il ne pouvait compromettre son armée en l'affaiblissant.

Pendant qu'il refusait d'embarquer ses gendarmes, Sforce et plusieurs généraux de l'armée ennemie montaient eux-mêmes sur la flotte d'Eustache de Pavie, avec leurs meilleurs soldats. Au point du jour, Carmagnole, qui était prêt à combattre, ne trouva plus devant lui que des troupes légères, qui se replièrent à son approche. La partie de l'armée milanaise, qui ne s'était point embarquée, s'était retirée sous les remparts de Crémone.

Carmagnole, reconnaissant son erreur, voulut alors se rapprocher du fleuve, pour fournir à l'amiral les secours que celui-ci lui avait tant demandés; il n'était plus temps; l'escadre ennemie, en engageant le combat, avait filé le long de la flotte vénitienne, laissant celle-ci à sa droite et par conséquent la séparant de l'armée de Carmagnole, qui était sur la rive gauche. On était trop près pour se canonner long-temps.

Un combat naval sur un fleuve présente aux marins les plus habiles peu de moyens de profiter de leur supériorité dans leur art. Les vaisseaux doivent nécessairement s'approcher, et dans cette position la force des équipages doit en général décider le succès.

Les bâtiments de l'armée milanaise avaient reçu chacun un nombre plus ou moins considérable de gendarmes et d'officiers d'une bravoure éclatante, qui, bien qu'inhabiles à la manœuvre, étaient très-redoutables à l'abordage. On jeta les grappins, on combattit avec fureur. Les Vénitiens faisaient des efforts prodigieux pour passer au travers de la ligne de l'armée milanaise, afin de s'approcher de la rive gauche, et d'être à portée de recevoir des secours de leurs troupes de terre. Ces efforts furent inutiles, il fallut soutenir sans espérance un combat inégal; enfin l'épuisement des forces ne permit plus aucune résistance. Carmagnole désespéré vit du rivage les vaisseaux de la république amener successivement leur pavillon. On ne comprend pas comment il n'établit pas au moins des batteries sur le bord qu'il occupait, pour foudroyer l'ennemi placé entre lui et l'escadre vénitienne. Cette manœuvre était si simple, l'idée s'en présente si naturellement, qu'il faut nécessairement supposer quelque cause particulière qui explique l'inaction du général et le silence que tous les historiens observent à cet égard. Une circonstance qui prouve qu'on fit peu d'usage de l'artillerie dans ce combat, c'est qu'aucune relation ne fait mention de vaisseaux coulés bas[174]; or si on se fût canonné vivement, plusieurs vaisseaux auraient dû être submergés dans un combat livré de si près et par des bâtiments légers. L'un des auteurs de la chronique de Bologne, qui était présent à cette action, se contente de dire que quelques hommes furent brûlés par la poudre des canons[175].

Vingt-huit galères et quarante-deux des bâtiments de la flottille des Vénitiens tombèrent au pouvoir du vainqueur. Leur perte fut de trois mille hommes[176]. Cet armement leur avait coûté six cent mille florins[177]. La galère de l'amiral fut une de celles qui succombèrent. Trevisani se sauva dans une chaloupe, ainsi que plusieurs de ses capitaines, et dans leur fuite ils virent, pendant plus d'une lieue, la surface du Pô rougie du sang de leurs soldats. Ils se réfugièrent sur quelque terre étrangère; on leur fit leur procès, et tous furent condamnés à un bannissement perpétuel. On porta à cette occasion une loi qui punissait de mort tout commandant qui rendrait sa place ou son vaisseau.

XIII. Inaction de Carmagnole. Mais en condamnant leur fuite, la voix publique accusait Carmagnole de leur malheur, et ce n'était pas sans raison. Ce général, qui joignait à une incontestable capacité une si longue expérience, s'était laissé tromper trois fois par l'ennemi. Les plus habiles commettent des fautes sans doute, et on n'est pas en droit de les leur reprocher plus sévèrement qu'à ceux qui le sont moins; mais à la guerre, où le hasard est presque toujours un élément nécessaire des évènements, la fortune décide des réputations comme de la victoire.

Malheureusement pour lui, Carmagnole ne fit rien, ou ne put rien faire, pour réparer le désastre dont il avait été simple spectateur. Il est vrai que les généraux du duc ne firent pas davantage pour profiter de leurs succès. Les deux armées passèrent tout le reste de la campagne en observation, ou, si elles opérèrent quelques mouvements, ce fut pour piller le pays et s'emparer de quelques châteaux.

Un autre amiral vénitien, Pierre Loredan, qui s'était déjà illustré dans les mers de l'Orient, rétablit, autant qu'il pouvait dépendre de lui, l'honneur des armes de la république. Dans l'espoir de déterminer le peuple de Gênes à se soulever contre le duc de Milan, les éternels ennemis du nom génois avaient envoyé devant ce port une flotte qui portait sur ses bannières Libertas Genuæ. Cette affectation d'intérêt ne trompa personne. Vingt-une galères sortirent du port sous le commandement de François Spinola. Le combat eut lieu le 28 août[178] dans le golfe de Rapallo. Loredan battit complètement les Génois, s'empara de huit de leurs galères, et en coula une à fond malgré une résistance très-opiniâtre; mais il paraît qu'il avait une supériorité de forces considérable[179], et ce succès, obtenu sur les côtes de Ligurie, ne pouvait avoir aucune influence sur la guerre qui se faisait dans le Milanais.

Soit circonspection, soit lassitude, soit dégoût du service vénitien, causé par l'incommode présence de deux ou trois provéditeurs, que la république tenait toujours dans son camp, soit enfin qu'il y ait pour les hommes les plus intrépides, les plus habiles, des moments où ils semblent renoncer d'eux-mêmes à leur supériorité, et voir leur propre gloire avec insouciance, Carmagnole n'était plus reconnaissable. Il n'entreprenait aucune opération, n'ordonnait aucun mouvement, ne paraissait même avoir aucun projet. Il est vrai que des maladies avaient fait périr un grand nombre de ses chevaux; mais le fléau qui avait ravagé sa cavalerie n'avait pas épargné celle des Milanais. Dans ce temps-là, où on regardait la cavalerie comme la principale, comme l'unique force des armées, on ne se croyait pas en état de combattre quand on n'en avait point, ou quand on en avait moins que l'ennemi. Ce grand capitaine, qui, simple soldat à la bataille de Monza, avait, dans un moment où les affaires étaient désespérées, pris le commandement de la seule autorité de son génie, restait depuis quatre mois dans une inaction inexplicable, et n'en sortait pas même pour profiter des occasions que la fortune lui offrait.

Dans la nuit du 15 octobre, un de ses détachements, rôdant autour de la place de Crémone, remarqua que l'ennemi se gardait négligemment. L'officier audacieux qui conduisait les Vénitiens, se jeta dans le fossé, escalada une porte, surprit le corps-de-garde et se barricada dans ce poste. Cet officier se nommait Cavalcabo. On courut rendre compte de cet évènement à Carmagnole, qui n'était qu'à trois milles de là; on le suppliait de faire avancer ses troupes, pour poursuivre ce succès inespéré. Il était probable qu'en se présentant, il allait être maître de Crémone, dont la prise était le but de toutes les opérations de la campagne; mais il n'y eut pas moyen de le décider à faire le moindre mouvement; il voulut soupçonner une embuscade; il chercha des raisons, des prétextes pour ne point se déterminer. Pendant deux jours le faible détachement vénitien se maintint dans ce poste, où il s'était aventuré; ces deux jours ne suffirent pas pour faire prendre un parti à cet homme remarquable naguère par des résolutions à-la-fois si audacieuses, si rapides et si bien combinées; le détachement fut écrasé, l'occasion fut manquée, et la fidélité du général devint suspecte.

XIV. Sa perte est résolue. Dès long-temps le gouvernement vénitien le suivait d'un œil attentif. La perte de Carmagnole avait été délibérée[180] huit mois auparavant, pendant que ce général était venu à Venise conférer sur le plan de la campagne. Cette délibération avait occupé le sénat toute une nuit. Carmagnole étant venu le lendemain saluer le doge, et sachant qu'il ne s'était point couché, lui demanda en souriant, s'il devait lui souhaiter le bon jour ou le bon soir, à quoi le prince répondit, qu'en effet il avait passé la nuit au conseil, ajoutant, avec l'air le plus gracieux pour le général: «Il y a été souvent question de vous.»

Telle était parmi les Vénitiens l'habitude de garder inviolablement le secret de leurs délibérations, que huit mois s'écoulèrent entre la résolution de mettre à mort Carmagnole et l'exécution, sans que ce jugement eût transpiré[181]; cependant trois cents sénateurs y avaient concouru. Le proscrit ou le coupable était un homme illustre, important, qui devait avoir des créatures, des partisans, des amis; pas un ne fut assez indiscret pour le sauver; on eut tout le loisir de le tromper. On le comblait d'honneurs, on lui conservait le commandement; on lui donna même, vers la fin de cette campagne, l'ordre de se porter dans le Frioul, pour repousser un corps de troupes de l'empereur Sigismond, qui ravageait les environs, d'Udine. Il remplit cette mission avec un plein succès. Cette province fut délivrée en peu de jours de l'invasion des Hongrois. Revenu dans le Crémonais, Carmagnole y prit ses quartiers, où il éprouva encore quelques pertes qu'il paraissait facile d'éviter.

XV. Il est appelé à Venise, et arrêté. Pendant l'hiver, on avait repris les négociations. Des plénipotentiaires étaient réunis à Plaisance, pour mettre un terme à une guerre, qui coûtait soixante-dix mille ducats par mois. Un secrétaire de la chancellerie arriva au quartier général de Carmagnole, lui portant des lettres du doge, qui l'invitait à se rendre à Venise, pour conférer sur les propositions de paix, ou sur la conduite de la guerre. Il se mit en route sur-le-champ, accompagné de ce secrétaire et d'une suite nombreuse. Lorsqu'il arriva sur le territoire de Vicence, le gouverneur de cette province vint à sa rencontre avec ses gardes, et l'escorta jusqu'aux limites de son gouvernement. En entrant dans celui de Padoue, il y trouva une garde d'honneur semblable qui l'attendait. Il alla descendre au palais de Frédéric Contarini, capitaine d'armes de cette ville, qui voulut le faire coucher avec lui, suivant l'usage de ce temps-là. Le lendemain Contarini l'accompagna jusqu'au bord des lagunes.

Là il trouva les seigneurs de nuit, qui étaient venus à sa rencontre, accompagnés de tous leurs officiers. Huit autres nobles le reçurent à l'entrée de la capitale, et lui firent cortége jusques dans le palais ducal; c'était le 8 avril 1432.

Dès qu'il y fut entré, on prévint tous ceux qui l'avaient suivi qu'il allait rester long-temps avec le doge; on les exhorta à aller se reposer et à revenir plus tard pour accompagner le général. Les portes du palais se fermèrent, et tout ce qui s'y trouvait de gens étrangers fut obligé d'en sortir. La soirée était déjà avancée. Le général, en attendant d'être introduit chez le doge, causait dans une salle avec quelques patriciens, lorsqu'on vint lui dire que le prince, se trouvant incommodé, ne pouvait le recevoir dès le soir même, mais qu'il lui donnerait audience le lendemain matin.

Il descendit pour se retirer chez lui et, comme il traversait la cour: «Seigneur comte, lui dit un des patriciens qui le conduisaient, passez de ce côté; mais ce n'est pas le chemin, répondit Carmagnole; allez, allez toujours, reprit l'interlocuteur.» Aussitôt des sbires s'avancèrent, le général fut entouré, une porte s'ouvrit et il fut poussé dans un couloir qui conduisait au cachot qu'on lui destinait; en y entrant il s'écria: «Je suis perdu?»

XVI. Son procès, son exécution. Il fut trois jours sans vouloir prendre aucune nourriture. Le 11, pendant la nuit, il fut amené devant les commissaires du conseil des Dix, dans la chambre des tortures. Appliqué à la question, il ne voulut rien avouer. On essaya d'abord de lui faire subir le tourment de l'estrapade, mais comme il avait eu un bras cassé au service de la république, les bourreaux lui mirent les pieds sur un brasier, jusqu'à ce qu'il eût fait les aveux qu'on voulait lui arracher.

Ensuite il fut remis en prison, et le 5 mai au soir, c'est-à-dire vingt-cinq jours après, il fut conduit entre les deux colonnes de la place St.-Marc ayant un bâillon dans la bouche. Il leva les yeux, regarda le drapeau de St.-Marc qui flottait sur sa tête, et cette tête ceinte de lauriers tomba sous trois coups de hache[182].

Ses biens furent confisqués, et, sur la somme qui devait en provenir, on assigna une pension de cinq cents ducats à sa veuve, et une dot de cinq mille à chacune de ses deux filles.

Quand on se représente des gentilshommes, de graves personnages, blanchis dans les plus hauts emplois de la paix ou de la milice, enfermés avec des bourreaux et un homme garrotté, faisant torturer celui dont la sentence était prononcée depuis huit mois, sans qu'il eût été entendu, celui qui, la veille, était leur ami, leur collègue, l'objet de leurs respects, de leurs flatteries, et, disaient-ils, de leur reconnaissance, comptant les cris de la douleur pour des aveux, les aveux pour des preuves, leurs propres soupçons pour les crimes d'autrui, et puis faisant tomber une tête illustre, aux yeux d'un peuple étonné, sans daigner même énoncer l'accusation, on se demande comment des hommes éminents, respectables, ont pu accepter un pareil ministère, comment ils abandonnent à ce point le soin de leur réputation, comment ils se réduisent à ne pouvoir citer que des bourreaux pour témoins de leur impartialité. Quel est donc l'intérêt public ou privé qui peut faire briguer des fonctions plus odieuses que celles de l'exécuteur?

Carmagnole avait fait des fautes sans doute; la faiblesse humaine suffisait peut-être pour les expliquer. Il était tout simple de lui ôter le commandement à l'instant où l'on avait conçu des soupçons contre lui. S'il était coupable de trahison, la justice et l'exemple voulaient qu'il fût jugé et puni. Mais ce n'était pas ainsi que procédait le gouvernement de Venise[183].

Pour commander aux hommes, il faut s'environner de quelque chose de merveilleux qui saisisse leur imagination. À Venise ce merveilleux était le mystère; plus les coups de l'autorité étaient inattendus, inexplicables, plus ils produisaient d'effet; il n'en résultait pas, à dire vrai, la conviction que l'homme frappé fût coupable; mais il en résultait cette conviction bien autrement importante, que la république n'ignorait rien et ne pardonnait jamais. Une procédure d'un jour, non écrite peut-être, ne laissait aucune trace. Ces terribles magistrats prenaient apparemment leurs précautions pour ne pas commettre une injustice; mais on ne voit pas qu'ils en prissent aucune pour éviter d'en être accusés. Au surplus, en observant un profond silence, les juges l'imposaient à tous. Leur réputation personnelle n'avait rien à craindre; des hommes qui n'ignorent rien ne peuvent se tromper. On ne s'informait pas plus de leurs procédés que de ceux de la justice divine. Quand le peuple de Venise parlait de ce redoutable tribunal, il disait en baissant la tête et en levant le doigt vers le ciel, Ceux d'en-haut.

XVII. Campagne de 1432. La tâche du successeur de Carmagnole avait été rendue fort difficile par la réputation de ce général, par les talents de ses adversaires, Sforce et Piccinino, et par la sévérité soupçonneuse du gouvernement qu'on avait à servir.

Ce successeur fut François de Gonzague, prince de Mantoue. La république s'accoutumait à prendre des princes à sa solde.

Le nouveau général fit la revue de son armée et se trouva, dit-on, à la tête de trente et un mille hommes, dont douze mille à cheval, huit mille d'infanterie soldée, et le reste de milices[184].

Ce général ne sut pas saisir, ou ne trouva pas des occasions de s'illustrer dans cette guerre. La campagne de 1432 n'offrit absolument rien de remarquable que la perte d'une division de l'armée vénitienne, qui s'était aventurée dans la Valteline, sous les ordres du provéditeur George Cornaro, et qui y fut enveloppée et prise tout entière par Piccinino.

La guerre sur mer se réduisit à des ravages quoique la flotte fût sous les ordres de l'illustre Pierre Loredan. Il est vrai qu'il fut obligé de remettre le commandement à cause d'une blessure qu'il reçut à l'attaque du château de Sestri.

XVIII. Paix. 1433. Le génie italien était encore plus actif dans la négociation que dans la guerre. On s'arrangeait pour faire une paix momentanée à la fin de chaque campagne. La paix fut donc signée le 8 avril 1433. Le duc de Milan ne tira point parti des succès qu'avaient obtenus ses armes; il rendit aux alliés tout ce qu'il avait conquis sur les uns ou sur les autres, et fit même aux Vénitiens une nouvelle cession. La république trouva le moyen de s'agrandir, même après des revers. Elle acquit, par ce traité, quelques districts du Milanais situés sur la rive gauche de l'Adda, et qu'on désigne sous le nom de Ghiera d'Adda, de sorte que cette rivière devint la limite, et que les enseignes de St.-Marc flottaient en face de Lodi et de Cassano, à sept ou huit lieues de Milan.

Par une bizarrerie difficile à expliquer, Visconti, lorsqu'il fallut rendre tous les prisonniers, déclara que le provéditeur George Cornaro était mort; ce qui n'était point vrai. C'était mentir pour se faire soupçonner d'un crime. Le prisonnier fut retrouvé quelques années après dans les prisons de Monza. Ce patricien avait été quatre ans auparavant envoyé en ambassade par la république à Milan, pour féliciter ce prince à l'occasion de son mariage.

LIVRE XV.

Quatrième guerre contre le duc de Milan.—Campagne de Piccinino et de Gatta-Melata.—Siége de Brescia.—François Sforce paraît sur le théâtre de la guerre.—Prise et reprise de Vérone.—Paix de 1441.—La république acquiert Lonato, Valeggio, Peschiera, et usurpe l'état de Ravenne, 1433-1441.

I. Le doge François Foscari veut abdiquer; on ne le lui permet pas. La république, devenue puissance prépondérante sur le continent, ne pouvait plus éviter de prendre part à toutes les querelles qui divisaient l'Italie. Depuis quarante ans, elle les avait fomentées, pour dépouiller successivement la maison de la Scala, les princes de Padoue, le patriarche d'Aquilée, et le duc Philippe. Maintenant elle n'est plus l'arbitre de la paix ou de la guerre. Elle faisait la guerre parce qu'elle était ambitieuse, elle la reçoit parce qu'elle est devenue elle-même un objet d'inquiétude ou de jalousie. Son histoire se mêle désormais à l'histoire générale de la péninsule et souvent à celle de l'Europe.

La dernière guerre contre le duc de Milan avait été marquée par des désastres, une paix inespérée y avait mis fin; mais on avait vu le danger de près.

Le doge Foscari, qui avait été l'ardent promoteur de la guerre, voulut se décharger de la responsabilité des évènements. Le 27 juin 1433, il exposa au conseil, que, depuis son élévation au dogat, la république avait eu des guerres continuelles à soutenir: elles avaient été glorieuses; cependant il était possible que les citoyens, uniquement sensibles à l'accroissement des charges publiques, fermassent les yeux sur l'important résultat des traités, qui assuraient à la seigneurie la possession de deux nouvelles provinces. On n'ignorait pas qu'il avait professé l'opinion adoptée par la majorité du conseil, que la sûreté de la république exigeait qu'on fît la guerre au duc de Milan. Peut-être jugerait-on que c'était, pour le chef de l'état, un malheur de ne pas voir ses sentiments partagés par le peuple. Cette conformité d'opinion lui paraissant une chose désirable dans l'intérêt de la patrie, il n'hésitait pas à faire le sacrifice de sa dignité; en conséquence il priait le conseil d'approuver son abdication, pour le remplacer par un chef qui fût plus agréable aux citoyens. Cette démission intéressée, ou dans laquelle il y avait au moins quelque ostentation, ne fut point acceptée.

II. Situation de l'Italie en 1435. Ce qu'on avait appelé la paix de Ferrare ne pouvait être qu'une suspension d'armes entre les deux principales puissances belligérantes. Voici quelle était à cette époque la situation de l'Italie. (En 1435).

La mort de Jeanne II avait laissé le trône de Naples vacant. Deux concurrents se le disputaient, Alphonse d'Arragon, déjà roi de Sicile, et René d'Anjou, alors prisonnier du duc de Bourgogne. Le pape défendait aux Napolitains de reconnaître ni l'un ni l'autre, se réservant de prononcer, et promettant d'envoyer, en attendant, un légat pour gouverner le royaume.

Mais ce pontife, qui disposait des trônes, n'était pas assuré sur le sien. Les Bolonais se débattaient pour se soustraire à son autorité. Le peuple de Rome, divisé entre le parti des Colonnes et celui des Ursins, était prêt à se soulever contre Eugène IV, et à le chasser de sa capitale. Un concile assemblé à Bâle refusait de le reconnaître menaçait de le déposer et se préparait à lui donner un compétiteur.

À Florence, les Strozzi et les Médicis divisaient l'état en deux factions. Cosme de Médicis, exilé de sa patrie, était venu demander l'hospitalité à Venise, où il s'attirait la considération par des actes de munificence, protégeant les hommes à talent, fondant une bibliothèque[185], prêtant des fonds à l'état. La république accueillait cet étranger, non-seulement avec le respect dû à son nom et au malheur, mais encore avec un intérêt qu'on pouvait prendre pour un encouragement donné à son ambition[186]. Le gouvernement vénitien ne tarda pas à déceler sa partialité; car, quelques années après, Cosme de Médicis ayant été rappelé, et les chefs de la faction contraire ayant été bannis à leur tour, ceux qui se réfugièrent à Venise y furent arrêtés et envoyés sous escorte à Florence[187]. On se demanda si la république, qui violait ainsi les droits de l'hospitalité, était vendue à la faction des Médicis, ou si, en leur livrant des victimes, elle ne voulait que jeter dans Florence de nouvelles semences de division.

Le duc de Milan, qui n'avait pas trouvé dans Eugène IV la protection que lui avait constamment accordée. Martin V, prédécesseur de ce pontife, appuyait les révoltés de Bologne et les mécontents de Rome. Le pape s'était réfugié à Florence. De là il avait suscité des embarras à son ennemi, en encourageant les Génois à la révolte.

Ceux-ci avaient massacré leur gouverneur, chassé la garnison milanaise, et arboré l'étendard de la liberté.

Ainsi d'un côté on voyait le roi Alphonse d'Arragon, les Génois, les Florentins, et le pape Eugène; de l'autre les partisans de René d'Anjou, la ville de Bologne, le duc de Milan et le concile de Bâle.

Les Vénitiens ne pouvaient demeurer spectateurs immobiles de ces différends. Ils saisirent l'occasion ou le prétexte d'une insulte faite par le peuple de Bologne à leur résident, pour se déclarer en faveur du pape, jetèrent en prison tous les Bolonais qui se trouvaient sur le territoire de la république et confisquèrent leurs propriétés. La seigneurie déclara en même temps qu'elle appuierait les efforts des Génois pour leur indépendance. Ces résolutions belliqueuses de la république étaient fort encouragées par les Florentins. Cosme de Médicis fit, dans cette circonstance, un prêt de 15000 ducats au gouvernement[188], ce qui prouve le mauvais état des finances vénitiennes à cette époque, et la richesse de cet illustre exilé. Il ne faut pas s'étonner de voir la république faire de emprunts; la guerre de Lombardie lui avait coûté sept millions de ducats, et depuis 1424 jusqu'au commencement de 1437[189], la dette publique s'était accrue de quatre.

Le duc, avant de déclarer ouvertement la guerre aux Vénitiens, s'appliqua à leur susciter des embarras.

Réclamations du patriarche d'Aquilée contre la république. D'abord il fit agir auprès du concile l'ancien patriarche d'Aquilée, Louis de Tec, qui avait à se plaindre d'avoir été dépossédé par la république de ses états du Frioul. Le concile accueillit favorablement une plainte dirigée contre un gouvernement qui s'était déclaré pour le pape Eugène. Un décret du 22 décembre 1435 ordonna aux Vénitiens d'évacuer le Frioul et de rétablir le patriarche dans tous ses droits, sous peine d'excommunication et d'interdit. Cette menace obligea la république à mettre de la prudence dans son refus; elle ne pouvait pas méconnaître l'autorité du concile, car elle avait laissé son clergé y envoyer des députés[190].

On répondit à la sommation qu'on était disposé à rendre le Frioul au patriarche, aussitôt que le rétablissement de la paix générale en Italie permettrait de s'en dessaisir. Cette réponse évitait l'excommunication, et il fallut bien que le concile s'en contentât, n'ayant aucun moyen de reprendre le Frioul à main armée. Trois ou quatre ans après le patriarche mourut; les Vénitiens, favorisés par le pape, firent nommer à sa place un de leurs protégés, qui oublia les réclamations de son prédécesseur.

Arrivée en Italie d'un fils de François Carrare; il est mis à mort. En 1436 le duc de Milan fit reparaître en Italie le dernier rejeton de la famille des Carrare, Marsile, fils de ce François II mis à mort à Venise en 1406, contre le droit des gens. Marsile était depuis trente ans réfugié en Allemagne. Visconti lui fit entrevoir l'espérance de ressaisir la principauté de Padoue, lui ménagea quelques intelligences dans cette place, lui promit le secours de quelques troupes milanaises, qu'on fit avancer vers la frontière, et le détermina à venir se mettre à la tête de ses partisans. La vigilance du gouvernement vénitien ne permit pas que ce complot restât ignoré. Carrare était déjà dans les montagnes du pays de Vicence. Il y fut arrêté par des paysans, conduit à Padoue, où on le promena dans les rues chargé de chaînes, et ensuite à Venise, où le conseil des Dix se hâta d'éteindre totalement cette race ennemie.

III. Quatrième guerre des Vénitiens contre le duc de Milan. 1437. Il n'y avait pas loin de ces actes d'inimitié réciproque à une guerre ouverte. Les Vénitiens la déclarèrent à Philippe-Marie. Ils auraient bien voulu pouvoir en confier la conduite à François Sforce, alors brouillé avec le duc de Milan, qui l'avait trompé, après lui avoir promis en mariage Blanche, sa fille naturelle et son héritière. Mais ce général commandait dans ce moment les troupes des Florentins, qui ne voulurent point le céder à la république. Ce refus occasionna quelque froideur entre les deux gouvernements. Celui de Venise donna la patente de capitaine-général à François de Gonzague, seigneur de Mantoue, dont la principauté venait d'être érigée en marquisat par l'empereur, mais qui ne montra dans cette guerre ni talents ni même fidélité.

Il avait en tête Piccinino général de l'armée du duc de Milan. La partie n'était pas égale; celui-ci était un homme de guerre de la plus grande réputation. Il culbuta l'armée vénitienne, dont une partie s'était aventurée sur la rive droite de l'Adda, poussa le reste du côté de Bergame et l'obligea d'évacuer cette province.

Les Vénitiens, voyant leur frontière envahie, demandèrent avec instance que l'armée florentine commandée par Sforce vînt se joindre à la leur. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés qu'ils l'obtinrent[191]; parce que Sforce faisait alors le siége de Lucques, dont les Florentins désiraient ardemment la possession. Enfin cette armée passa les Apennins au mois d'octobre 1437 et se présenta pour traverser le pays de Reggio; mais Nicolas d'Este marquis de Ferrare lui refusa le passage dans cette province, et Sforce se laissa arrêter par cet obstacle. Les Vénitiens irrités supprimèrent le traitement qu'ils payaient à ce général; il s'éloigna et mit ses troupes en quartier d'hiver. Les choses s'aigrissant de plus en plus entre les alliés, Philippe-Marie profita de cette division, et détermina les Florentins à faire leur paix séparée avec lui sans consulter la république[192].

IV. Le marquis de Mantoue trahit les Vénitiens. Il fit plus, il traita secrètement avec le marquis de Mantoue, qui promit, non-seulement d'abandonner le service des Vénitiens, mais encore de réunir ses troupes à celles du duc et de faire cause commune avec lui. En effet, sous prétexte que la campagne était terminée, il remit le commandement à Jean de Nani Gatta-Melata, le premier de ses lieutenants, et se retira à Mantoue, attendant le moment où il pourrait avec sûreté lever le masque et se ranger parmi les ennemis de la seigneurie. Par ces deux traités, le duc de Milan cessait d'avoir pour adversaires Sforce, et les Florentins, et acquérait dans le marquis de Mantoue un allié, qui lui livrait passage, pour attaquer plusieurs provinces vénitiennes. La défection des Florentins affaiblissait considérablement la république, mais on ignorait encore la trahison du marquis.

Piccinino, tranquille du côté du Milanais, se porta pendant l'hiver sur Ravenne: on a vu que les Vénitiens en avaient pris l'administration à la mort de l'ancien seigneur. Il les chassa de cette ville dont il se rendit maître. De là il revint sur le Pô, mit le siége devant Casal-Maggiore, qui ne fit qu'une faible résistance, et, après s'être emparé de tout le pays que les Vénitiens occupaient entre le Pô et l'Oglio, il se disposa à franchir cette dernière rivière. Gatta-Melata se promettait de lui en disputer le passage avec l'armée vénitienne, forte d'environ six mille fantassins et neuf mille chevaux. Mais le marquis de Mantoue, dont on ne se méfiait point, maître des deux rives de l'Oglio, y fit construire trois ponts sur lesquels l'armée milanaise passa sans coup férir.

Par cette trahison, l'armée vénitienne se trouvait avoir l'ennemi sur ses derrières. Gatta-Melata se vit obligé de décamper, la nuit même qu'il apprit cette nouvelle, et de sortir du Mantouan pour se porter rapidement vers Brescia.

Cette défection du marquis de Mantoue répandit l'alarme dans le conseil de Venise. On craignit que le marquis de Ferrare n'en fît autant, et, pour le retenir dans l'alliance de la république, on se hâta de lui rendre la Polésine de Rovigo, que les Vénitiens occupaient depuis trente-quatre ans, comme nantissement d'une créance de soixante ou quatre-vingt mille ducats[193].

Le marquis de Mantoue se jeta avec quatre mille chevaux dans la province de Vérone, tandis que Piccinino se mit à la poursuite de l'armée vénitienne du côté de Brescia, avec l'intention de lui couper absolument toute retraite.

La province de Brescia est bornée au nord par les montagnes de l'évêché de Trente, alors pays neutre; à l'ouest elle confine avec la province de Bergame, que les ennemis occupaient: elle a au midi le Crémonais, qui appartenait au duc de Milan; du côté de l'est, le Mantouan et le lac de Garde.

V. Belle marche de Gatta-Melata autour du lac de Garde. 1438. Gatta-Melata, resserré dans le pays de Brescia, par une armée supérieure à la sienne, devait, pour lui échapper, chercher à pénétrer dans le Véronais, pour tomber sur la petite armée du marquis de Mantoue, et tirer vengeance de sa perfidie.

Le lac de Garde séparait la province de Brescia de celle de Vérone. Le général vénitien n'ayant point de bateaux pour le traverser, il était indispensable de tourner ce lac. Du côté du midi, la route était directe et assez bonne; mais il fallait passer le Mincio, qui sort du lac à Peschiera.

Gatta-Melata essaya de forcer ce passage. Il fut repoussé et il ne lui resta plus d'autre ressource que de s'élever au nord, de faire un long circuit, et de parvenir sur la rive orientale du lac par les montagnes du Tyrol. C'était une marche d'environ quarante lieues, dans laquelle il fallait gagner de vitesse l'armée milanaise, qui n'aurait pas manqué de le poursuivre, et passer sur le ventre aux troupes du duc de Mantoue, déjà postées dans les défilés au nord du lac.

La saison était fort avancée, puisqu'on était à la fin de septembre de l'année 1438. Les neiges couvraient les montagnes, et les torrents, qui coulaient encore avec impétuosité, devaient multiplier les obstacles sur les pas d'une armée mal approvisionnée, parce qu'elle avait été obligée de jeter tout ce qu'elle avait pu rassembler de subsistances dans la place de Brescia, abandonnée désormais à elle-même.

Le 24 septembre, Gatta-Melata, dérobant adroitement son mouvement au général milanais, se jeta avec trois mille chevaux et deux mille fantassins sur la rive gauche de la Chiese, qui coule parallèlement au lac de Garde, et, couvert par cette rivière, marcha à grandes journées vers le nord par la vallée de la Sabia, entre la rivière et le lac. Les habitants de cette vallée étaient sujets de l'évêque de Trente; les montagnards sont naturellement jaloux de leurs passages; ceux-ci ne pouvaient arrêter une petite armée; mais, pour venger leur neutralité violée, ils se mirent à harceler ces étrangers, attaquèrent à Ten l'arrière-garde et prirent deux cents chevaux avec une partie des bagages. Il ne fallait pas que les Vénitiens perdissent un moment, s'ils voulaient être hors de ce défilé, avant que l'évêque de Trente le fermât avec ses troupes. Tous les torrents étaient débordés; il fallut construire des ponts et applanir des chemins souvent impraticables. Parvenue à l'extrémité septentrionale du lac, l'armée eut à passer la rivière de Sarca, qui s'y jette en descendant des Alpes; sur cette rivière était la ville d'Arco qui formait une tête de pont; le seigneur d'Arco refusa le passage. Les troupes de Mantoue avaient pris position sur la rive gauche de la Sarca, qui n'était point guéable; on fit une feinte, on menaça la ville d'Arco, tandis qu'on jetait un pont au-dessus, et les hauteurs qui couronnaient la rivière furent emportées l'épée à la main. Plus loin on eut à passer le mont Baldo et un nouveau combat à soutenir; dans ce passage, l'armée perdit six cents chevaux de fatigue; enfin elle se trouva entre la rive orientale du lac de Garde et l'Adige, et la petite vallée de Caprino la conduisit jusques dans la plaine de Vérone[194].

Après cette belle marche, qui lui mérita de la part des Vénitiens les acclamations de la reconnaissance, et, ce qui est encore plus honorable, l'admiration du général ennemi, Gatta-Melata fondit sur la petite armée du perfide marquis de Mantoue, la dissipa, entra dans le Mantouan, et, ravageant cette principauté, s'avança jusques sur les bords du Pô. Son espoir était de s'y joindre à Pierre Loredan, qui devait s'y trouver avec une flottille de douze galères et de plus de cent barques armées. Mais, en arrivant à l'endroit où le Pô sort du Mantouan pour entrer dans le pays de Ferrare, l'amiral, vainqueur de quelques obstacles, que l'ennemi avait préparés sur son passage, s'était vu arrêté tout-à-coup par une difficulté insurmontable: les eaux du fleuve baissaient à vue-d'œil; le marquis de Mantoue avait fait rompre les digues, le Pô se répandait dans les plaines, et la flotte risquait de n'avoir plus assez d'eau pour naviguer[195]. Il fallut revirer de bord précipitamment. L'illustre Loredan en fut si affligé qu'il en tomba malade; et sa mort, qui arriva peu de temps après, fut attribuée au chagrin que lui avait causé ce premier revers de la fortune. Il eut pour successeurs deux hommes peu dignes de prendre le commandement après lui. Darius Malipier et Bernard Navagier perdirent toute cette flotte dans un combat qu'ils soutinrent contre la flotte milanaise descendue de Pavie. Quelques matelots vénitiens, conservant leur fierté dans le malheur, s'avisèrent de crier pendant qu'on les emmenait prisonniers, «Vive Saint-Marc! mort au traître marquis de Mantoue!» Le marquis, par une basse vengeance, fit couper les mains et arracher la langue à ces malheureux[196].

Gatta-Melata, privé de ce secours sur lequel il avait compté, mais ayant délivré le Véronais des troupes du marquis de Mantoue, voulut se rapprocher de Brescia, qu'il avait laissée environnée de toute l'armée milanaise. Dans ce dessein, il reprit la route qu'il venait de franchir à travers tant d'obstacles, et se reporta au nord du lac de Garde, où il s'empara du port de Torbolé. VI. Siége de Brescia par les Milanais. 1438. Il n'avait pu laisser dans Brescia que six cents gendarmes et quelque infanterie. C'était bien peu pour défendre une enceinte considérable, qui renfermait deux villes, une citadelle, et plusieurs forts, dont nous avons eu occasion de faire la description, en racontant la prise de cette place par Carmagnole; mais François Barbaro, qui en était podestat, et Christophe Donato, capitaine d'armes, surent tirer parti de la population. Belle défense de François Barbaro. Au zèle avec lequel elle se porta à repousser les attaques de l'ennemi, on ne peut que reconnaître son attachement pour ses nouveaux maîtres, juste prix d'une bonne administration et des priviléges que la république avait accordés aux habitants. Vénitiens d'origine, on n'aurait pas eu le droit d'en attendre davantage[197].

Piccinino, lorsque Gatta-Melata lui eut échappé, forma l'investissement de Brescia, le trois octobre 1438, avec vingt mille hommes. Quelques jours après, quatre-vingts pièces de canon, parmi lesquelles il y en avait quinze qui jetaient des pierres de trois cents livres[198], commencèrent à tirer sur la place et eurent bientôt endommagé des murs qui n'avaient pas été construits pour résister à l'artillerie. D'autres retranchements s'élevèrent derrière ces remparts prêts à tomber. Les citoyens, les moines, les femmes même[199] prirent part à ces travaux, notamment une paysanne de la Valteline, qui, attachée à un aventurier, combattait à ses côtés et imitait, du moins par ses exploits, l'illustre héroïne à qui la France était alors redevable de sa délivrance.

Deux familles puissantes, celle des Avogadro et celle des Martinengo, partageaient depuis long-temps la population de cette ville en deux factions; l'éloquence et la fermeté du podestat suspendirent l'effet de ces haines domestiques.

On mit dehors de la place quelques gibelins qui étaient suspects; une milice de six mille hommes fut organisée, et, le 4 novembre, lorsque les assiégeants se préparaient à donner l'assaut, ils furent surpris de voir une petite armée sortir de la ville et fondre sur leur camp, où il y eut un combat très-meurtrier. Le 30, les Milanais montèrent à l'assaut. On combattit sur la brèche depuis le matin jusqu'à la nuit. La garnison en resta maîtresse, et fit le lendemain une nouvelle sortie sur les ennemis. Ils revinrent à la charge le 10 décembre, avec la même opiniâtreté, mais sans plus de succès, car ils laissèrent près de deux mille morts sur la place.

C'était un beau triomphe, pour les Vénitiens, de soutenir si glorieusement les attaques de toute une armée, et de voir la population entière se porter avec ardeur à la défense de leur conquête. Mais ils n'étaient pas au terme de leurs travaux; d'autres épreuves étaient réservées à leur constance: elle allait avoir à lutter contre tout ce qu'un siége de plusieurs années amène de périls et de privations.

Le 15 décembre, Piccinino, averti que Gatta-Melata venait au secours des assiégés, résolut de se porter à sa rencontre. Il convertit momentanément le siége en blocus, et marcha au-devant du général vénitien. Les deux armées se joignirent du côté d'Arco, dans les Alpes tyroliennes. Chacune voulait combattre dans le poste qu'elle avait choisi; aucune des deux ne voulait attaquer avec trop de désavantage. Enfin l'armée milanaise étant parvenue à déborder les Vénitiens, ceux-ci descendirent dans la plaine du Véronais, où Piccinino s'empressa de les suivre. Il passa l'Adige et força Gatta-Melata de se retirer jusques vers Padoue, abandonnant les provinces de Vicence et de Vérone, sur lesquelles le vainqueur imposa des contributions considérables; car celle de Vicence ne s'élevait pas à moins de deux mille ducats par jour[200].

Ainsi se terminait la campagne de 1438. La trahison du marquis de Mantoue l'avait commencée; mais Piccinino avait mérité de la gloire par la conquête de la province de Bergame et du Véronais, dont il ne lui restait plus à prendre que les capitales. Gatta-Melata ne s'était pas moins illustré, en tenant la campagne devant des forces supérieures, sans se laisser entamer. Il avait dérobé son armée à une perte inévitable, par une marche aussi hardie que difficile, dévasté le Milanais, puni le marquis de Mantoue, et obligé l'ennemi à convertir le siége de Brescia en blocus. Les défenseurs de cette place s'étaient immortalisés par une belle défense, mais ils n'étaient pas encore délivrés; l'armée qui devait les secourir était plus éloignée que jamais, la flotte vénitienne avait été détruite, quatre provinces de la république, celles de Bergame, de Brescia, de Vérone, de Vicence, étaient envahies; le Padouan, c'est-à-dire le pays qui borde les lagunes, allait devenir le théâtre de la guerre.

VII. François Sforce prend le commandement de l'armée vénitienne. 1439. Dans cette situation, les regards des Vénitiens se portèrent sur François Sforce. Ce général, qui avait contribué à la paix entre les Florentins et le duc de Milan, n'était plus ouvertement brouillé avec lui; il ménageait un prince qui lui avait promis sa fille, cent mille ducats, les villes d'Asti et de Lucques[201], et qui ne laissait point d'héritier mâle de ses vastes états. Les Vénitiens, toujours soigneux d'enlever au duc de Milan les hommes habiles qui pouvaient le servir, représentèrent à Sforce qu'il ne devait pas se flatter de l'accomplissement des brillantes promesses qui lui avaient été faites par Visconti, tant qu'il ne parviendrait pas à se faire craindre. Cet avertissement, les offres les plus magnifiques, le désir de la gloire, peut-être même un sentiment de jalousie excité par les victoires et la faveur de Piccinino, le déterminèrent à accepter le commandement de l'armée Vénitienne.

Les succès des armes de Philippe-Marie devaient renouveler les inquiétudes des Florentins. Ils suivirent l'exemple de Sforce, et une nouvelle ligue fut signée, au mois de février 1439, entre le pape et les républiques de Venise, de Florence et de Gênes, pour faire la guerre au duc de Milan. Venise devait supporter les deux tiers des frais de la guerre, et Florence y contribuer pour l'autre tiers[202]. François Sforce entra dans cette coalition, comme seigneur du marquisat d'Ancône, que le pape lui avait cédé. On lui garantit ses états, on lui assura un traitement de deux cent vingt mille écus, et, de son côté, il s'engagea à entretenir trois mille chevaux et mille hommes d'infanterie, en prenant le commandement des troupes de la confédération pour cinq ans. Le 14 mai 1430, il arriva à Padoue à la tête de huit mille chevaux. La réputation de ce général était telle que Gatta-Melata, après lui avoir remis un commandement, dont lui-même avait su se montrer digne, consentit à demeurer sous ses ordres jusqu'à la mort; c'est le genre d'héroïsme le plus rare parmi les capitaines. Les Vénitiens surent récompenser noblement les services de Gatta-Melata, en lui accordant le rare honneur d'une statue équestre qu'on lui érigea à Padoue.

Ici commence une lutte mémorable entre deux capitaines, la gloire de l'Italie et les maîtres de leur art. Si elle était racontée dignement, cette guerre appartiendrait à l'histoire militaire encore plus qu'à l'histoire politique.

La génération précédente avait vu deux aventuriers illustres balancer, avec des succès divers, la fortune de presque tous les états de l'Italie. Tous les gens de guerre de profession avaient suivi les drapeaux de l'un ou de l'autre, et cette longue rivalité avait produit une haine toujours prête à servir les haines politiques. Les soldats mercenaires ne méritaient plus le reproche qu'on leur avait si long-temps adressé de faire la guerre sans passion. François Sforce était à la tête des bandes qui avaient combattu sous Attendolo, son père, et Nicolas Piccinino se trouvait le chef des anciens compagnons de Braccio di Montone.

VIII. Campagne de Sforce et de Piccinino. La longue vallée du Pô est coupée transversalement par une multitude de rivières, qui, descendant des Alpes ou des Apennins, présentent à chaque pas des obstacles ou des retranchements à une armée. Celle des Vénitiens partait de Padoue, avec la mission de reconquérir les provinces de Vicence, de Vérone, de Brescia et de Bergame, ou au moins d'en ravitailler les capitales déjà investies par l'ennemi.

Piccinino était campé sur la frontière du Vicentin et du Padouan. Dès qu'il vit avancer l'armée de Sforce, il renonça à disputer le pays de Vicence à des troupes plus nombreuses que les siennes[203], et, se bornant à défendre le Véronais, il se porta vers les hauteurs qui séparent cette province du Vicentin. Maître de ces passages, appuyé sur la petite ville de Soave, ayant son front protégé par les montagnes, et l'Adige derrière lui, il prévit que l'ennemi pouvait descendre dans la plaine de Vérone par un long circuit, et attaquer son camp du côté que la nature n'avait point fortifié. Pour être en état d'offrir par-tout une vigoureuse résistance, il traça une ligne de retranchements appuyée d'un côté aux montagnes et de l'autre à l'Adige, et, pour rester maître de ses mouvements et conserver ses communications avec le Mantouan, il jeta un pont sur cette rivière, de sorte que son camp présentait une enceinte triangulaire également inexpugnable sur chaque face, et que son armée pouvait toujours mettre l'Adige entre elle et l'ennemi.

Le général des alliés, au lieu de tenter un passage de vive force au travers des montagnes, s'éleva au nord par une marche de huit jours, et redescendit près de Vérone, où il trouva l'armée milanaise bien décidée à ne pas perdre cette place de vue et à ne pas sortir de ses retranchements.

Une attaque qu'il lui livra fut infructueuse. Piccinino, après avoir combattu avec assez de succès pour laisser la victoire indécise, s'obstinait à demeurer dans son camp.

Sforce voulut le contraindre à repasser l'Adige et à abandonner au moins toute la partie du Véronais qui est sur la rive gauche de ce fleuve. Pour cela, il le passa lui-même et se porta vers le Mantouan. Le marquis de Mantoue pressa Piccinino de marcher au secours de cette principauté; mais à peine l'armée milanaise fut-elle sur la rive droite, que les Vénitiens repassèrent sur la gauche, s'emparèrent de la position de Soave, eurent une communication libre avec le Padouan et le Vicentin, et se trouvèrent avoir dégagé tout le front de la place de Vérone.

IX. Nécessité de ravitailler Brescia. 1439. On était fort inquiet sur le sort de Brescia. Cette place, abandonnée depuis neuf mois au courage de sa garnison et à la fidélité de ses habitants, était sans communication avec la métropole. Les vivres y manquaient certainement depuis long-temps; on voulait à tout prix la ravitailler; mais pour y pénétrer par la route directe, il ne fallait rien moins qu'un effort de toute l'armée. Piccinino, qui, sur la rive gauche de l'Adige, s'était tenu immobile dans ses lignes, suivait, depuis qu'il était sur la rive droite, tous les mouvements que l'armée de Sforce faisait le long de cette rivière. Les Vénitiens pouvaient passer sur tous les ponts de Vérone, mais, en débouchant, ils avaient une bataille à livrer. En supposant qu'on eût tenté le passage ailleurs et qu'il eût réussi, les difficultés se reproduisaient. Il restait à traverser le Mantouan, et à passer le Mincio entre Mantoue et Peschiera; or, ces deux places fortes étaient occupées par l'ennemi. Enfin, au-delà du Mincio, d'autres rivières pouvaient arrêter les secours qu'on voulait porter à Brescia. Ce n'était pas par une route aussi-bien défendue que des convois pouvaient arriver. L'armée aurait été obligée de refaire ce pénible voyage chaque fois qu'il y aurait eu un convoi à conduire.

Il était moins difficile de communiquer avec Brescia par le lac de Garde. Le Véronais en forme la côte orientale. Si on pouvait y embarquer des vivres et leur faire traverser le lac, des détachements peu considérables suffisaient pour les conduire de la rive occidentale jusqu'aux portes de Brescia, où un effort de la garnison en aurait facilité l'entrée; et si, pour empêcher ce ravitaillement, Piccinino se portait entre le lac et la place, il découvrait la route directe de Brescia à Vérone.

Ces considérations faisaient désirer vivement qu'on pût communiquer avec cette première place par le lac de Garde. Mais comment naviguer sur ce lac? On n'y avait pas une seule barque armée; l'ennemi avait une flottille à Peschiera et un poste sur le promontoire de Sirmio, l'ancienne maison de campagne de Catulle[204], qui s'avance dans ce vaste bassin.

X. Les Vénitiens transportent des galères dans le lac de Garde au travers des montagnes. Il fallait donc commencer par se rendre maîtres de la navigation du lac, et, pour cela, il fallait y conduire une flottille. Or, ce qui était facile, lorsque l'alliance du seigneur de Mantoue livrait le passage par le Mincio, paraissait impossible depuis qu'on ne pouvait plus arriver au lac que par terre.

Un Candiote, nommé Sorbolo, proposa de tenter cette voie, c'est-à-dire de jeter des galères dans le lac, en les transportant par les montagnes. Après bien des objections, que les esprits circonspects opposent toujours aux entreprises hasardeuses, on se détermina à lui confier vingt-cinq barques et six galères, dont deux étaient de la première grandeur.

L'auteur du projet conduisit cette flottille à l'embouchure de l'Adige; elle remonta cette rivière jusque près de Roveredo. C'est ce qu'on n'aurait pu faire si Sforce n'eût été maître au moins de l'un des deux bords. Arrivée sur ce point, elle ne se trouvait qu'à douze ou quinze milles de la ville de Torbolé, qui est au nord du lac sur les confins du pays de Trente. Mais cet intervalle était occupé par les montagnes qui séparent le lac de la vallée de l'Adige.

Au milieu de ces montagnes et au pied de la chaîne du mont Baldo, il y avait un petit lac appelé le lac de Saint-André. Sorbolo entreprit d'abord de faire traîner ses bâtiments de l'Adige dans ce bassin, à travers les terres. Environ deux mille bœufs furent rassemblés pour effectuer ce trajet. Il n'en fallait pas moins de deux ou trois cents pour chaque galère. Elles furent placées sur des rouleaux. Deux mille travailleurs comblèrent les ravins, construisirent des ponts, écartèrent les rochers, applanirent la route, et parvinrent à faire arriver cette flottille dans le lac Saint-André. Il restait à franchir le mont Baldo: le lit d'un torrent devint un chemin, le bras de l'homme parvint à le rendre praticable, mais il était rapide, tortueux, souvent étroit; on s'y engagea, et, après bien des efforts, les Vénitiens se trouvèrent avoir conduit leurs galères sur le sommet de cette montagne, d'où il ne restait plus qu'à les lancer sur le lac de Garde, dont elles allaient prendre possession. Cette descente vers le lac fut encore très-difficile.

Les vaisseaux, sur cette pente rapide, étaient amarrés aux arbres, aux rochers, et le cabestan, fortement retenu, leur déroulait lentement les câbles qui les tenaient suspendus sur les précipices. Enfin la flottille arriva sans accident, après quinze jours de voyage à travers les terres, jusqu'à Torbolé, où elle fut lancée à l'eau et armée. Cette entreprise coûta à la république plus de quinze mille ducats, sans compter les attelages.

Des historiens emphatiques ont voulu comparer cette opération au passage des Alpes par Annibal. C'est donner une fausse idée des choses, que de les mettre en parallèle avec d'autres qui sont hors de toute proportion. L'entreprise exécutée par Sorbolo, fort belle sans doute, n'était cependant que le projet d'un ingénieur habile. La marche d'Annibal à travers les Pyrénées et les Alpes, est la conception d'un grand capitaine. Quand on parle de ce fameux passage, on ne cite jamais que les éléphants, parce que c'est là ce qui saisit l'imagination. Sûrement il était moins difficile de faire passer des éléphants sur des rochers que des vaisseaux, mais le passage des éléphants était la moindre des difficultés que le général carthaginois avait à vaincre. Il fallait traverser des montagnes alors sans traces, se hasarder dans des déserts inconnus, y faire subsister une armée, et tout cela en présence d'un ennemi tel que le peuple romain. Jamais la république de Venise, les Sforce, les Visconti, ne peuvent attirer sur leurs querelles l'attention que commandent les peuples dont les armes ont fait les destinées de l'univers.

Ces galères sont détruites. Tant de travaux pour conduire des galères dans le lac de Garde, quoiqu'ils eussent eu un plein succès, ne furent que des fatigues et des dépenses inutiles. Piccinino accourut à Peschiera, ravitailla et renforça tous ses postes sur l'une et l'autre côte, fit sortir sa petite escadre, attaqua séparément les bâtiments des Vénitiens, et parvint à détruire leur flottille presque entièrement.

XI. Sforce se porte avec son armée au nord du lac. Le danger de Brescia croissait de jour en jour. La famine y avait amené la peste[205]; le sénat ne cessait de presser Sforce de s'y porter. Il ne restait plus d'autre route pour y parvenir que celle qu'avait frayée Gatta-Melata, à la fin de la campagne précédente, par les montagnes du Trentin. Mais s'élever ainsi au nord du lac, c'était découvrir Vérone et l'exposer peut-être. Ces représentations n'ébranlèrent point le sénat; les ordres furent réitérés, et l'armée se mit en route. Dès que Piccinino s'en fut aperçu, il s'embarqua à Peschiera, pour traverser le lac du midi au nord, afin d'arriver aussitôt que les Vénitiens dans les montagnes, pour leur en disputer le passage. Les Milanais occupaient au fond du lac la place de Riva, à l'embouchure de la Sarca; mais lorsque Piccinino prit terre, il trouva que l'ennemi l'avait déjà devancé; Sforce était entré dans un défilé défendu par le château de Ten, avait investi ce fort, et envoyé déjà quelques convois de vivres à Brescia.

Combat de Ten, où Piccinino est battu. Le général milanais, sentant l'importance du château de Ten, marcha droit à l'ennemi, et l'attaqua le 9 novembre 1439. Pendant que Sforce, dont la position n'était pas avantageuse, combattait avec vigueur, un détachement de la garnison de Brescia parut sur les rochers auxquels était adossée l'armée de Piccinino. Cette attaque imprévue jeta l'épouvante parmi les troupes milanaises. Les Vénitiens remportèrent une victoire complète. Leurs adversaires y perdirent cent hommes d'armes, quatre cents chevaux et beaucoup d'infanterie. Le fils du marquis de Mantoue fut fait prisonnier; Piccinino lui-même se vit séparé des siens et obligé de se jeter dans le château de Ten.

XII. Il se sauve, rallie son armée, et va surprendre Vérone. Sa position paraissait désespérée: dès la nuit suivante il sortit du fort; enveloppé dans un sac, et porté sur les épaules d'un robuste valet[206], il traversa les postes Vénitiens, se rendit à Riva et y rallia les débris de son armée. Désormais il lui était impossible de défendre les approches de Brescia, mais il apprend, par quelques prisonniers vénitiens, qu'à Vérone on est sans défiance. Aussitôt il s'embarque, traverse le lac dans toute sa longueur, revient à Peschiera, y trouve des troupes, marche sur Vérone, escalade les remparts, et surprend cette place, dans la nuit du 16, tandis que les Véronais, que Sforce lui-même, le croyaient errant dans les montagnes, ou enfermé dans le château de Ten, et qu'à Venise les cloches et le canon donnaient le signal des réjouissances, en annonçant sa défaite.

Vérone avait une bonne garnison, mais on savait l'armée milanaise dans les montagnes du Trentin, on venait d'apprendre qu'elle avait été complètement battue, le froid était très-rigoureux, la garde se faisait avec quelque négligence, suite ordinaire d'une parfaite sécurité. Ces circonstances favorisèrent sans doute Piccinino, mais quand on profite de l'occasion avec tant d'audace et de rapidité, on ne laisse point tout le mérite des succès à la fortune. C'est au sujet de cette surprise de Vérone que Machiavel fait cette belle réflexion: «À la guerre rien n'est si facile que ce que l'ennemi vous croit hors d'état de tenter[207]

La place de Vérone se compose de la ville proprement dite, de la Villette, et de trois forts, dont l'un, dit le Vieux château, commande le pont sur l'Adige, tandis que les deux autres, le fort Saint-Pierre et le fort Saint-Félix, s'élèvent sur la montagne qui domine la ville.

Ce fut par la Villette que les Milanais tentèrent leur attaque. Elle fut si soudaine que les postes vénitiens n'eurent pas le temps de se rallier; la muraille était escaladée, la porte enfoncée, la Villette envahie et la ville déjà au pillage, que les troupes éparses de la garnison couraient avec les commandants vénitiens pour s'enfermer dans les châteaux. Piccinino se prépara sur-le-champ à les attaquer.

XIII. Sforce reprend cette place. Mais il avait affaire à un rival qui n'était ni moins audacieux ni moins diligent que lui. La nouvelle de la perte de Vérone parvint à Sforce, dans la nuit du 17 novembre; il partit le 18, sans se donner le temps de prendre des vivres, abandonnant le siége du château de Ten et Brescia. En trois marches, il franchit des montagnes couvertes de neige et arriva le 20, au soleil couchant, devant les portes du fort Saint-Félix: Dès le soir même, il était maître de la partie de la ville qui est sur la rive droite de l'Adige.

Piccinino, surpris à son tour, réunit toutes ses troupes dans la Villette. Sforce n'attendit pas le jour pour l'y attaquer, passa les ponts, profitant de la terreur que son apparition subite avait inspirée, balaya la Villette et se mit à poursuivre les Milanais dans la plaine. Un combat nocturne est toujours accompagné de désordre. Piccinino, contraint d'évacuer la place, eut beaucoup de peine à rallier les fuyards, et ne put réorganiser son armée qu'à Mantoue.

Sforce, à qui cette victoire venait de procurer l'honneur d'être inscrit au livre d'or, donna quelque repos à ses troupes pendant le mois de décembre. Il employa cet intervalle à rassembler des vivres pour ravitailler Brescia, se remit en marche au commencement de janvier 1440, et, ayant fait de nouveau investir le château de Ten, fit filer des convois qui parvinrent jusqu'à leur destination.

L'infatigable Piccinino se présenta quelques jours après dans ces montagnes pour interrompre les opérations des Vénitiens. Les combats furent fréquents, mais peu décisifs. Enfin la saison devint tellement rigoureuse que les deux généraux se déterminèrent à ramener leurs troupes dans des climats plus doux. Piccinino traversa le lac encore une fois, et se posta sur les frontières du Milanais, tandis que le général vénitien repassait les montagnes, où il faillit à être englouti dans les neiges, pour venir prendre ses quartiers d'hiver autour de Vérone, après avoir ordonné la construction d'une flottille à Torbolé, pour être maître enfin du lac de Garde.

XIV. Diversion des Milanais en Toscane. 1440. Cette campagne venait de rendre aux Vénitiens le Vicentin et le Véronais. Ils avaient ravitaillé, mais non délivré Brescia. Le duc de Milan avait eu du désavantage; mais l'activité de son général avait balancé l'habileté de Sforce, et les frontières du Milanais n'étaient pas encore menacées, puisque, avant de songer à les attaquer, les Vénitiens avaient à recouvrer deux provinces. Lorsqu'il fut question, dans le conseil de Visconti, d'arrêter le plan de la campagne de 1440, on demeura d'accord que l'objet le plus urgent était d'éloigner Sforce du théâtre actuel de la guerre. On crut qu'on y parviendrait en opérant une invasion en Toscane. Piccinino reçut ordre de s'y porter. Les Florentins effrayés demandèrent à grands cris le retour de l'habile capitaine qui commandait toutes les troupes de la confédération; mais la seigneurie de Venise n'eut garde de consentir à l'éloignement de Sforce; on leur envoya seulement quelques renforts, et, pendant que Piccinino ravageait la Toscane, les Vénitiens passaient l'Oglio, battaient la petite armée milanaise, qui avait pour chef le marquis de Mantoue, prenaient les places de Soncino, d'Orci-Nuovi, de Peschiera, mettaient la province de Crémone à contribution, s'assuraient à leur tour l'empire du lac de Garde, en détruisant la flottille milanaise, délivraient Brescia, dont la population se trouvait réduite de moitié, par un siége et une disette de trois ans, et pénétraient jusque dans le Bergamasque. Tous ces succès furent le résultat de quelques mois de campagne.

La république avait à récompenser la fidélité des habitants de Brescia: elle concéda à cette ville des moulins qui produisaient au fisc vingt mille ducats; accorda à cent nobles du pays l'exemption de toutes charges pour eux et leur postérité; et le brave Barbaro, dont la gloire militaire ajoutait tant d'éclat à la réputation qu'il s'était acquise dans le monde savant[208], vint recevoir à Venise des félicitations publiques.

Le duc de Milan sentait l'imprudence qu'il avait faite en détachant Piccinino. Ce général, qui avait espéré d'abord quelques succès en corrompant le cardinal Vitteleschi, commandant de la petite armée du pape, ne recueillit point de fruit de cette intrigue. Le pape eut avis de la trahison de ce prélat; le cardinal fut arrêté, et éprouva, comme il l'avait dit lui-même, qu'on n'emprisonnait pas un homme de sa sorte pour le relâcher. En effet, il mourut quelques jours après[209]. Un autre fut mis à sa place, et Piccinino ne trouva plus que des ennemis là où il avait espéré trouver un coopérateur. Il éprouva même un échec au moment où, rappelé par Philippe-Marie, il se disposait à repasser les Apennins[210]. En arrivant sur la rive droite du Pô, au commencement de juillet, il trouva les Vénitiens répandus dans le Mantouan et dans le Crémonais, maîtres de Peschiera, après un siége de trente-quatre jours, et se préparant à passer l'Adda, dernière barrière du Milanais.

Négociations. L'armée que Piccinino ramenait était trop affaiblie pour pouvoir, même en se réunissant aux troupes restées en Lombardie, tenir la campagne devant les Vénitiens. Il s'efforça de la recruter, de remonter sa cavalerie, et leva à cet effet, autant par la violence que par la persuasion, une somme de trois cent mille écus d'or dans les provinces du duc. Ces généraux, à-peu-près indépendants du prince qu'ils servaient, ne mettaient plus de bornes à leurs prétentions, quand ils étaient devenus nécessaires. Sous prétexte qu'ils défendaient ses états, ils lui en demandaient le démembrement. Piecinino exigeait la cession de Plaisance, un autre Novarre, un troisième Tortone. Philippe-Marie ne vit plus de refuge que dans la négociation. Après avoir essayé de détacher Sforce du service de la république, il lui fit proposer d'être le médiateur, ou plutôt l'arbitre de la paix. Celui-ci rendit compte au sénat des ouvertures qui lui avaient été faites. Il fit même un voyage à Venise, soit pour conférer sur la négociation, soit pour demander les moyens de remettre son armée en bon état. Mais il ne put obtenir qu'un secours de cinquante mille ducats, qui furent levés sur les Juifs[211].

XV. Campagne de 1441. Pendant son absence, les Milanais passaient l'Adda et l'Oglio, au mois de février 1441; Piccinino prenait la ville de Chiari, faisait mettre bas les armes à un corps de deux mille hommes de cavalerie, chassait les Vénitiens du Crémonais et du Mantouan, et recommençait la conquête des provinces de Brescia et de Bergame. Ces nouvelles causèrent d'autant plus d'effroi à Venise, qu'on était loin de s'attendre à une attaque si vigoureuse. Sforce, sans se donner le temps de rassembler ses troupes, partit en toute diligence pour Brescia. Sa seule présence obligea Piccinino à marcher avec plus de circonspection, et les deux généraux employèrent le reste de l'hiver à réorganiser leur armée. Mais on s'était flatté de la paix, et de pareilles espérances font toujours négliger les préparatifs dispendieux qui pourraient assurer le succès de la guerre. Le sénat de Venise s'était déterminé si difficilement à de nouveaux sacrifices, qu'au mois de juin son capitaine-général ne comptait encore dans son armée que six mille hommes d'infanterie et quinze mille chevaux. Le 25, il attaqua Piccinino retranché dans une position avantageuse avec dix mille chevaux et trois mille fantassins, sans pouvoir ni le forcer dans cette position ni l'attirer dans la plaine.

Quand Sforce voulut passer l'Oglio pour entrer dans les provinces de Bergame et de Crémone, Piccinino, qui avait mis cette rivière entre lui et les Vénitiens, leur en disputa long-temps le passage. Enfin ils parvinrent à lui donner le change, franchirent le fleuve, et vinrent mettre le siége devant la forte place de Martinengo, où il y avait deux mille cinq cents gendarmes de garnison.

Sforce est bloqué dans son camp. À peine Sforce était-il établi dans son camp, que Piccinino se présenta et déploya autour de lui une armée, qui investit les Vénitiens, et, en peu de jours, les affama dans leurs lignes. Il n'y avait plus moyen ni d'en sortir sans être harcelé, ni de faire arriver aucun convoi; on était attaqué toutes les nuits, et on ne pouvait décider l'ennemi à accepter une bataille générale.

XVI. Il fait la paix sans l'autorisation de la république. 1441. Dans cette position critique, Sforce était déterminé à lever le siége de Martinengo et à se faire jour au travers des postes milanais, lorsqu'il vit arriver un messager du duc, qui, en lui rappelant tout ce qu'avait de périlleux la position actuelle de l'armée vénitienne, lui proposa de terminer la guerre aux conditions qui seraient reconnues justes, ajoutant que Philippe lui donnait la main de sa fille avec la ville de Crémone pour dot. Le général n'avait point de pouvoirs pour traiter, mais, s'il attendait des ordres de Venise, il s'exposait à voir la négociation rompue, par une suite de l'inconstance naturelle de Visconti. Il entama les conférences, discuta les articles préliminaires, signa un armistice, malgré l'opposition de Piccinino, au désespoir de voir son rival lui échapper, et porta son armée sur l'Oglio, tandis que ses détachements prenaient possession de toutes les places dont la remise était stipulée dans cette convention.

Il n'était pas sûr que le gouvernement de la république approuvât la conduite d'un général qui venait d'outre-passer ses pouvoirs à ce point, et qui même avait traité à l'insu du provéditeur présent à l'armée. Le duc de Milan écrivit à Sforce et le détourna d'aller à Venise. L'exemple de Carmagnole était fait pour intimider. Mais le général ne voulut écouter d'autres conseils que ceux que lui donnait la noblesse de son caractère. Il se présenta au sénat, déclara les circonstances impérieuses qui l'avaient forcé d'entrer en négociation avec l'ennemi, sans y être autorisé, et représenta les avantages que la république retirerait des préliminaires qu'il avait signés, puisque son armée était sauvée, et le territoire recouvré.

Sa conduite ne lui attira que des applaudissements; la paix fut conclue le 23 novembre 1441; la république rentra dans ses anciennes possessions, acquit Lonato, Valeggio et Peschiera, que le marquis de Mantoue fut obligé de lui céder. François Sforce devint le gendre du prince auquel il avait fait une guerre si terrible, et la princesse Blanche fut le gage de la paix que le traité de Cavriana rendit pour un moment à l'Italie.

Le pape fut le premier à la troubler: irrité contre le principal négociateur, qui ne lui avait pas fait rendre Bologne, il se rapprocha du duc de Milan. Quelques mois s'étaient à peine écoulés que ces deux souverains se réunirent pour concerter ensemble la ruine de Sforce, ancien général de l'un, et récemment admis dans la famille de l'autre. Ils lui firent la guerre pour le dépouiller de la marche d'Ancône. Par une suite de cet enchaînement d'évènements qu'il n'est pas donné à la prudence humaine de prévoir, cette guerre, qui n'appartient point à l'histoire de Venise, décida la querelle qui existait depuis plus de vingt ans entre la maison d'Arragon et la maison d'Anjou pour le trône de Naples. On combattit, on se raccommoda, on se brouilla de nouveau. Au milieu de toutes ces divisions, Bologne, que le duc de Milan occupait, après l'avoir protégée long-temps contre le pape, se révolta contre lui, de l'aveu, et même avec le secours des Vénitiens. Ils fournirent aussi des subsides à Sforce, qui luttait avec des forces très-inégales contre le duc de Milan, le pape et le roi de Naples, Alphonse d'Arragon.

XVII. Les Vénitiens usurpent l'état de Ravenne. Pendant que cette guerre troublait la Romagne, les Vénitiens se rappelèrent que l'héritier de la principauté de Ravenne, devenu majeur, avait favorisé le duc de Milan pendant la dernière guerre. C'était une ingratitude envers les tuteurs que son père lui avait donnés, et qui avaient, pendant sa minorité, pourvu à l'administration de son état. La république se crut en droit de punir son pupille. Elle était appelée à en hériter, mais un jeune homme pouvait faire attendre long-temps son héritage: il n'était pas probable qu'il mourût sans postérité, car il avait déjà un fils. Il fallut donc chercher un expédient pour donner une forme à l'usurpation qu'on projetait.

On affecta de craindre que l'état ne fût envahi par quelque voisin puissant. Des hommes influents, qu'on avait su gagner, excitèrent le peuple à se plaindre de l'incapacité de son seigneur, à crier Vive Saint-Marc, et à déposer le prince pour se mettre sous les lois de la république.

La seigneurie accueillit cette demande comme si elle eût été légitime; des troupes furent envoyées, qui prirent possession de Ravenne. On fit une espèce de traité dans lequel il fut stipulé que la ville conserverait son archevêque; qu'elle détruirait ses salines, dont le voisinage était, disait-on, contraire à la salubrité de l'air; qu'elle pourrait importer des grains dans tous les états de la domination vénitienne; que les biens du prince et ceux de sa femme seraient vendus, pour en effacer jusqu'à la mémoire; qu'enfin Venise enverrait à Ravenne des Juifs pour prêter de l'argent à ceux qui en auraient besoin[212]. Le prince vint lâchement à Venise solliciter une pension. Il ne reçut qu'un ordre d'exil. On le relégua, ainsi que sa femme et son jeune fils, avec deux cents ducats par an, dans l'île de Candie, où les uns et les autres vécurent peu de temps[213].

Immédiatement après le récit des acquisitions de la république sur le continent, nous avons toujours à rapporter quelque évènement fâcheux pour son commerce au-delà des mers. Des pirates infestaient les côtes de l'Adriatique; et les expéditions qu'on faisait contre eux, quand on avait le temps de s'en occuper, n'étaient pas toujours heureuses[214].

Brouillerie avec le soudan d'Égypte. Le soudan d'Égypte, ne voyant plus des flottes redoutables se présenter sur ses côtes, pour y faire respecter le pavillon de Saint-Marc, mécontent de ce que les armateurs vénitiens ne venaient plus trafiquer que dans ses rades, et, jugeant de leur faiblesse d'après leur circonspection, chassa tous les sujets de la république établis dans les ports d'Alexandrie, de Tripoli, de Berythe, de Damas, et déclara qu'il prétendait se réserver à l'avenir le commerce exclusif du poivre. Tout ce que les Vénitiens en avaient en Syrie ou en Égypte y fut retenu; ce fut pour eux une perte de deux cent trente-cinq mille ducats[215].

XVIII. Croisade contre les Turcs. L'église était alors gouvernée ou plutôt divisée par deux papes, Eugène IV et ce bizarre Amédée, qui, descendu volontairement du trône, n'avait pu échapper à l'ambition dans la voluptueuse retraite de Ripaille. Quoiqu'il y eût un schisme qui troublait tout l'Occident, on prêcha et on entreprit une croisade en faveur de l'église grecque, qui avait feint de se soumettre ou de se réunir à l'église latine. L'empereur de Constantinople et son patriarche étaient venus à Venise, à Ferrare, à Florence, où, malgré le scandale que produisaient deux papes et deux conciles, ils avaient reconnu la suprématie de l'église romaine, et confessé que le Saint-Esprit procède du père et du fils.

Ce voyage avait eu pour objet d'obtenir quelques secours pour éloigner le moment inévitable où Constantinople devait succomber sous les efforts des Turcs. Le roi de Hongrie fut le chef de cette croisade[216], et obtint d'abord des avantages si considérables sur le sultan Amurath, que ce prince signa une trève de deux ans avec lui, avant que la flotte chrétienne, qui devait seconder les opérations de l'armée hongroise, fût sortie de ses ports. Cette flotte était de soixante-dix toiles, mais les Vénitiens n'y avaient fourni que dix galères, tant leurs moyens étaient absorbés par la guerre continentale.

Le cardinal Condolmier, neveu du pape Eugène, amiral de cette flotte, et le légat du pape en Hongrie, blâmèrent hautement le roi d'avoir accordé la paix aux infidèles après la victoire. Ils exigèrent qu'il rompît la trève qu'il venait de jurer, et, comme il ne pouvait comprendre qu'un parjure pût être un acte légitime, le légat leva ses scrupules par une décision fondée sur les principes ci-après:

Il est licite de violer la parole qu'on a donnée, si elle fait contracter un engagement contraire au bien public.

Un serment juste oblige, mais un serment qui tend à la perte de tous est nul.

Dieu désapprouve toute promesse insensée, et par conséquent en délie.

Bataille de Varna. 10 novembre 1444. D'après ces principes, le cardinal donna d'avance l'absolution au roi et à son armée. On reprit les armes; on marcha contre les Turcs, Amurath repassa d'Asie en Europe, malgré la flotte chrétienne qui ne sut pas garder le détroit, joignit l'armée des croisés près de Varna, et y gagna une sanglante bataille dans laquelle le roi et le cardinal restèrent parmi les morts.

On dit qu'au commencement de l'action, le sultan tira de son sein le traité que ses ennemis venaient de violer, et s'écria, en l'élevant vers le ciel: «Ô Christ! tu vois le traité qu'ils ont juré par ton nom: s'il est vrai que tu sois Dieu, c'est à toi de punir les parjures.»

Cette défaite mit fin à la croisade, et l'empereur grec fut trop heureux de pouvoir conserver encore un reste d'existence.

LIVRE XVI.

Guerre dans le Milanais.—Mort de Philippe-Marie Visconti.—Guerre des Vénitiens contre les Milanais et François Sforce.—Paix par laquelle la république acquiert la province de Crême.—Reprise de la guerre contre Sforce.—Il est couronné duc de Milan, 1441-1450.—Guerre des Vénitiens contre Sforce, duc de Milan.—Les Français auxiliaires du duc.—Pacification générale, ligue d'Italie, 1451-1454.—Prise de Constantinople par les Turcs.—Traité entre la république et Mahomet II.—Transaction avec le patriarche d'Aquilée.—Translation du siége patriarcal de Grado à Venise.—Malheurs et déposition du doge François Foscari. Création des inquisiteurs d'état, 1453-1457.

I. Guerre dans le Milanais. La lutte si inégale que François Sforce soutenait, devait avoir deux résultats, l'un et l'autre très-probables; la ruine de ce nouveau prince, et l'accroissement de la puissance d'Alphonse d'Arragon en Italie. Le duc de Milan avait mis de la passion à poursuivre son gendre, mais il n'avait pas intérêt de le perdre, et il en avait encore moins à laisser le roi de Naples s'ingérer dans les affaires de l'Italie supérieure, c'est ce que François Sforce lui fit représenter. Ligue entre le duc de Milan, le comte Sforce, et les républiques de Venise, de Gênes, de Florence, et de Bologne. 1443. Les Vénitiens joignirent leurs exhortations à ses prières, et le duc devint l'allié de son gendre et des quatre républiques, c'est-à-dire de Venise, de Gênes, de Florence, et de Bologne. Cette alliance, signée le 24 septembre 1443, devait durer dix ans.

Ces fréquentes variations étaient un des caractères de la politique italienne. On se croyait fort habile, parce qu'on apercevait tout-à-coup de nouveaux rapports dans des affaires très-compliquées, et on pensait faire preuve de dextérité en changeant souvent de parti; dans le fait, on n'obéissait qu'à la crainte qu'inspirait un rival trop favorisé par la fortune, ou à l'espoir d'affaiblir tous ses voisins l'un par l'autre.

Dans cette guerre, les Vénitiens ne furent qu'auxiliaires. Il ne s'agissait pas d'abord de leurs intérêts immédiats; il n'était question que de savoir si Sforce conserverait ses états dans la Romagne. Le peu de troupes que la république lui envoya ne l'avaient pas encore rejoint lorsqu'il remporta une victoire complète à Monteloro, le 10 novembre 1443, sur Piccinino, son ancien rival, qui était devenu le général de l'armée du pape. L'année suivante, ce fut le fils de Piccinino qu'il eut à combattre, et ce nouveau général fut fait prisonnier. Le père en mourut de douleur.

Ces deux victoires amenèrent une paix dont les Vénitiens furent les médiateurs. Le pape consentit à laisser à Sforce ce qu'il lui avait lui-même donné et ce que les armes de ce nouveau prince avaient conquis; mais dès l'année suivante, Philippe-Marie se brouilla encore avec son gendre. Le duc de Milan se brouille avec François Sforce. 1445. On vit une nouvelle ligue entre le pape, le roi de Naples, et le duc de Milan. Le pape excommunia Sforce et ses alliés; les Vénitiens furent compris dans l'anathème. Ils le méritaient faiblement, car ils n'avaient fourni au seigneur de la Romagne que de médiocres secours pour l'aider à défendre ses possessions. Ils ne montrèrent quelque vigueur que lorsque le duc de Milan voulut reprendre le Crémonais qu'il avait donné en dot à sa fille, prétendant pouvoir convertir cette dot en une somme de cent mille ducats, qu'il offrait de déposer à Venise. La république répondit à cette proposition, qu'elle était garante du traité conclu entre le duc et son gendre, et qu'elle soutiendrait les droits de celle des deux parties contractantes au détriment de laquelle on essaierait de les violer. Cette contestation devint une guerre entre les Vénitiens et les Milanais, dont la province de Crémone fut le théâtre; mais dans cette campagne c'étaient les Milanais qui assiégeaient Crémone, devenue ville ennemie depuis qu'elle appartenait à Sforce; c'étaient les Vénitiens qui voulaient délivrer cette province, ils la convoitaient déjà depuis long-temps. Bataille de Casal-Maggiore gagnée par les Vénitiens sur les Milanais. 1446. Leur général Michel Attendolo, parent de Sforce, et qu'on surnommait Cotignola, du nom de sa ville natale, força les ennemis dans une île du Pô, située près de Casal-Maggiore. François Piccinino, qui avait succédé à son illustre père dans le commandement des troupes milanaises, avait choisi cette île pour son camp, et, à l'aide de deux ponts qu'il avait jetés à droite et à gauche, il se flattait de trouver dans cette position le double avantage d'être inexpugnable et de pouvoir manœuvrer à volonté sur les deux rives.

Les positions réputées inattaquables ne sont pas celles où l'on tient le plus long-temps, parce que, en dernière analyse, les défenses matérielles n'ont point de force répulsive; il survient ordinairement quelque accident qu'on n'avait pas prévu; l'imagination s'effraie de ce mécompte; on se trouve d'autant moins de résolution, qu'on avait auparavant plus de sécurité. On s'était arrangé pour être défendu par la position; du moment qu'elle-même a besoin d'être défendue comme une autre, on est tenté de l'abandonner. C'est ce qui arriva à la bataille de Casal-Maggiore, qui se donna le 28 septembre 1446.

François Piccinino, posté dans une île au milieu d'un grand fleuve, avait démontré à ses soldats qu'on ne pouvait venir à eux que par les ponts dont il avait fortifié la tête avec beaucoup de soin. La tête de pont forcée, le passage était encore impossible à franchir, l'artillerie aurait foudroyé la colonne qui s'y serait présentée, et enfin une arche coupée interdisait aux assaillants tout moyen d'arriver jusque dans l'île.

En effet, lorsque les Vénitiens s'avancèrent pour attaquer le pont, qui s'appuyait sur la rive gauche, ils y trouvèrent la plus vigoureuse résistance; mais pendant cette attaque, les Milanais virent la cavalerie de Cotignola s'élancer dans le fleuve. Sur-le-champ ces mêmes hommes qui combattaient vaillamment dans la tête de pont, s'ébranlent à la vue d'une troupe qui ne les attaquait pas; ils lâchent le pied. Les Vénitiens s'élancent après eux, et, sans donner le temps de retirer le pont, passent l'arche coupée, surprennent l'île. Tout le camp est en désordre, et François Piccinino se sauve sur la rive droite, en faisant couper l'autre pont derrière lui. De toute son armée il ne lui restait pas quinze cents chevaux[217]. Cette victoire rendit Cotignola maître de la rive gauche du Pô; il soumit toute la province de Crême, excepté la capitale, passa l'Adda, fit capituler Cassano, et ses troupes légères coururent jusqu'aux portes de Milan.

Philippe-Marie appela des secours de tous les côtés: il conjura le roi de Naples de faire marcher son armée dans le Milanais; il chercha à intéresser le roi de France, Charles VII, dans sa querelle; il s'adressa à Sforce lui-même, pour lui proposer une réconciliation, qui était dans les intérêts de tous les deux. Celui-ci était assez mécontent des Vénitiens, qui, depuis leur victoire, ne se mettaient guère en peine de lui fournir des subsides. C'était sur-tout d'argent qu'il manquait: son beau-père lui en promit et ordonna qu'on lui fît l'avance d'une somme considérable. Cette offre détermina Sforce à abandonner la ligue des républiques pour devenir le défenseur des Milanais.

À peine eut-il manifesté cette résolution, que le duc commença par suspendre l'envoi des fonds promis. Ce manque de foi retarda la marche du gendre et donna le temps aux Vénitiens de continuer leurs conquêtes dans le Milanais. Enfin le pape, qui était alors Nicolas V, leva toutes ces difficultés, et moyennant trente-cinq mille écus d'or qu'il paya, décida Sforce à se désister de toutes ses prétentions sur les places de la Romagne pour se vouer tout entier à sauver les états de son beau-père.

II. Mort de Philippe-Marie Visconti, duc de Milan. 1447. Ce général venait de se mettre en marche lorsque le duc Philippe-Marie Visconti mourut, le 13 août 1447, âgé seulement de cinquante-cinq ans; mais sa vie voluptueuse avait avancé pour lui les infirmités de la vieillesse.

C'était le dernier, non pas du nom, mais de la branche des Visconti, qui avait régné sur une grande partie de l'Italie pendant cent cinquante-deux ans. Ambitieux sans courage, il avait attiré des guerres continuelles sur ses malheureuses provinces, dont il avait perdu plusieurs, et il sembla avoir pris à tâche de laisser après lui un long héritage de malheurs à ses sujets.

Ses testaments. Il avait fait quatre testaments.

Par le plus ancien il avait légué sa couronne à Antoine Visconti, son cousin.

Ensuite il lui avait préféré un autre de ses parents, nommé Jacques.

Par une troisième disposition il avait institué pour son héritière universelle sa fille unique, Blanche, femme de François Sforce.

Enfin, quelques jours avant sa mort, et à l'époque où il venait de se réconcilier avec son gendre, il avait fait un quatrième testament, par lequel il déshéritait sa fille et nommait pour son successeur le roi de Naples, Alphonse d'Arragon.

Mais il n'était nullement reconnu qu'un duc de Milan pût disposer de cette principauté par testament, comme d'un patrimoine: il n'y avait rien de réglé, même pour l'ordre de succession, et, depuis 1277 que les Visconti occupaient ce trône, le plus fort s'y était toujours assis au mépris de tous les droits de primogéniture.

Ce n'était pas tout; il y avait d'autres prétendants à cette succession.

L'empereur Frédéric III réclamait le droit d'en disposer, parce qu'elle n'était qu'un fief de l'empire.

Le roi de France soutenait les prétentions que Valentine Visconti avait apportées à la maison d'Orléans.

Enfin, l'ambitieuse république prétendait exercer le droit de conquête.

Au milieu de toutes ces prétentions rivales, la ville de Milan arbora l'étendard de la liberté, en se déclarant république et souveraine de toutes les autres villes de la Lombardie. Alexandrie, Novarre et Côme l'avaient reconnue sous ce double rapport. Parme et Pavie s'étaient déclarées indépendantes. Les villes de Plaisance, de Lodi et de St.-Columbano se mirent sous la protection des Vénitiens qui se hâtèrent d'en occuper les citadelles. Crême et Pizzighilone allaient en faire autant; mais Sforce, qui était accouru pour appuyer ses droits par les armes, prévint l'effet de cette résolution, et établit des garnisons dans ces deux places.

III. François Sforce devient l'allié des Milanais. Un instant avait changé la face des affaires. Les Vénitiens alliés de Sforce, la veille de la mort du duc de Milan, étaient devenus tout-à-coup ses ennemis. Ce prétendant, qui n'avait encore que le comté de Crémone, était évidemment hors d'état de soumettre les grandes villes qui refusaient de le recevoir et de combattre en même temps une puissance comme la république de Venise.

Il se détermina à traiter avec les Milanais et à se faire leur allié, en attendant qu'il pût devenir leur maître. Dans ce traité, on se partagea assez imprudemment les conquêtes qu'on se promettait. Il fut stipulé que, si on s'emparait seulement de la province de Brescia, elle resterait à Sforce en toute souveraineté; mais que, si on conquérait aussi le pays de Vérone, Vérone serait le lot de Sforce, et que Brescia appartiendrait à la nouvelle république de Milan.

À peine ce traité était-il conclu que ces alliés se brouillèrent à l'occasion de la ville de Pavie, qui, en proie à des factions rivales, ouvrit ses portes à Sforce. Il en prit possession en son nom. Les Milanais virent dans cet acte une violation du droit qu'ils s'étaient arrogé sur toutes les villes de la Lombardie. Ils envoyèrent des commissaires au général vénitien pour lui proposer la paix et une alliance entre les deux républiques; mais ils y mettaient cette condition, que les Vénitiens leur rendraient toutes les places du Milanais qu'ils occupaient. Cette proposition fut rejetée, et on juge assez généralement qu'en cela la seigneurie s'écarta de sa politique ordinaire. Il paraît en effet que rien ne pouvait être plus désirable pour elle que l'établissement d'une où de plusieurs républiques sur ses frontières, qu'un prince puissant et doué des talents de François Sforce, était le voisin le plus dangereux qu'elle pût avoir, et qu'il ne fallait pas réduire les Milanais à la nécessité de se jeter entre les bras d'un maître.

Ce fut là le résultat du refus que fit le gouvernement vénitien de recevoir les Milanais dans son alliance. Ils restèrent unis à Sforce, pour ne pas être à-la-fois en guerre avec tout le monde; car le marquis de Ferrare les attaquait dans le Parmesan, les Génois sur le revers des Apennins, le duc de Savoie et le marquis de Montferrat du côté de Novarre, et une armée française, qui soutenait les droits du duc d'Orléans, déjà maître d'Asti, par la cession que lui en avait faite le duc Philippe, s'était emparée d'Alexandrie et marchait sur Tortone.

IV. Il fait la guerre aux Vénitiens. Sforce, malgré le peu de confiance qui régnait entre lui et les seuls alliés qui lui restassent, se sentait assez de capacité pour triompher dans une lutte si inégale. Il arrêta, par des négociations, les mouvements du duc de Savoie, du marquis de Montferrat, des Génois et des Français. Pavie, Tortone et les frontières occidentales de la Lombardie furent sauvées. Il fit capituler Saint-Columbano, passa le Pô, et alla mettre le siége devant Plaisance, qui, comme je l'ai dit, s'était donnée aux Vénitiens. Assiége et prend Plaisance. 1447. C'était une entreprise fort audacieuse: il y avait dans la place quatre mille hommes de troupes vénitiennes et six mille bourgeois armés. Sforce s'attacha à prendre des précautions pour qu'une flotte ennemie ne pût remonter le Pô, et pour que l'armée de Cotignola ne pût en effectuer le passage, qu'elle tenta deux fois sans succès. Il laissa les Vénitiens ravager toute la rive gauche du fleuve, et poussa les opérations du siége avec une telle vigueur, que, le 14 novembre 1447, après un mois d'investissement, il donna l'assaut à la place, monta lui-même sur la brèche et s'en rendit maître. La citadelle capitula le lendemain. Le vainqueur ramena son armée dans les environs de Crémone, où elle passa l'hiver, en présence de l'armée de Cotignola postée entre l'Oglio et le Mincio.

Tel est l'enchaînement des affaires de ce monde, que la prudence humaine est presque toujours trompée dans ses calculs. La conquête de Plaisance faillit à coûter à Sforce l'alliance des Milanais.

Négociations secrètes entre les Vénitiens et les Milanais, rompues par François Sforce. Le podestat vénitien, Gérard Dandolo, qui gouvernait à Plaisance, n'ayant pu sauver cette ville, se trouva prisonnier de Sforce par la capitulation. Pendant son séjour dans le camp ennemi, il pratiqua des intelligences avec les deux fils de Piccinino, qui servaient à regret l'ancien rival de leur père. Ces conférences devinrent une négociation: on correspondit avec Milan; on renoua le projet d'une alliance entre les deux républiques, qui toutes deux voyaient les progrès de Sforce avec le même effroi. Cette fois les Vénitiens ne se rendirent pas si difficiles, et des députés de Milan arrivèrent secrètement à Bergame, où ils signèrent un traité avec les plénipotentiaires vénitiens.

Mais Sforce en fut averti, et lorsque les magistrats de la république de Milan s'assemblèrent, pour ratifier le traité, ils se virent entourés par une multitude factieuse qui criait: «Point de paix avec les Vénitiens, ennemis du comte Sforce.» Il fallut céder, et le traité resta comme non avenu.

V. Il détruit la flotte vénitienne à Casal-Maggiore. 1448. On voit que le comte était déjà puissant dans Milan; mais s'il commençait à parler en maître, il savait aussi agir en grand prince. Il rassembla tous les bâtiments qu'on put trouver et organisa une flottille à Crémone. Il ouvrit la campagne de 1448 par la conquête de Cassano, après un siége de dix jours. Pendant qu'il soumettait la rive gauche de l'Adda, la flotte vénitienne, qui, sous le commandement d'André Querini, avait remonté le Pô, depuis Casal-Maggiore jusqu'à Crémone, vint attaquer cette dernière place, pour y brûler le pont et la flottille.

L'attaque fut soudaine; les eaux du fleuve étaient basses, et quelques bancs de sable se trouvaient à sec sous les arches du pont. Les Vénitiens s'y élancèrent, escaladèrent les arches, y plantèrent l'étendard de Saint-Marc, et travaillaient précipitamment à rompre les piles, lorsque la comtesse Sforce, qui était dans la place, s'avança sur le haut des murailles, rassembla le peu de troupes qu'on y avait laissées, fit pointer les canons sur la flotte et faire un feu si meurtrier que les Vénitiens furent obligés d'abandonner leur attaque et de s'éloigner.

À cette nouvelle, Sforce se porta sur le fleuve avec toute son armée, malgré les cris des Milanais, qui lui reprochaient d'abandonner leur pays aux courses des Vénitiens, malgré les intrigues des deux Piccinino, qui cherchaient à le traverser dans tous ses projets, malgré les murmures de ses soldats mercenaires, dont il ne pouvait payer la solde qu'en leur accordant le pillage de ses propres places.

Arrivé devant Casal-Maggiore, où Querini s'était retiré, il fit gronder ses batteries sur les vaisseaux vénitiens et descendre sa flottille de Crémone, pour empêcher l'ennemi de s'échapper. L'armée de la république marchait au secours de la flotte, mais elle arriva trop tard. Pendant tout un jour les batteries avaient fait un feu si terrible sur le port, que cette position n'était plus tenable. Il était impossible d'appareiller sans se découvrir encore davantage. Querini se détermina, en versant des pleurs de rage, à mettre tous ses équipages à terre et à brûler cette flotte composée de près de quatre-vingts bâtiments.

Son malheur, ou le tort qu'il avait eu de se renfermer dans le port de Casal, fut puni d'une prison de trois ans et de la privation perpétuelle de toutes fonctions publiques.

Après la destruction de la flotte ennemie, Sforce commença le siége de Caravaggio, qui devait lui faciliter la conquête de Lodi. Cotignola vint, avec dix-sept mille hommes, dont douze mille gendarmes, prendre poste à sa vue, et, pendant que l'un investissait la place, l'autre investissait l'armée assiégeante, et tous deux élevaient des retranchements pour n'être point forcés dans leur position.

VI. Il gagne sur eux la bataille de Caravaggio. 1448. Il y avait un mois et demi que les deux armées s'observaient, se fortifiaient et se livraient des combats peu décisifs. Pendant ce temps-là les batteries des assiégeants avaient ouvert une large brèche aux remparts de Caravaggio, et Sforce ne différait l'assaut que dans la crainte où il était que les Vénitiens ne saisissent ce moment pour diriger contre lui une attaque générale.

Le 14 septembre 1448, ils débouchèrent de leur camp et vinrent assaillir l'armée assiégeante. Le combat fut livré avec fureur. Les premières lignes milanaises furent enfoncées. Les Vénitiens arrivèrent jusqu'aux retranchements. Là ils trouvèrent Sforce, qui, à demi-armé, combattait à la tête des siens, pour soutenir l'attaque commandée par Cotignola en personne. Pendant que l'issue en était encore incertaine, il fit sortir de ses retranchements quelques troupes qui prirent les Vénitiens à dos et les obligèrent à se replier.

Alors toute l'armée de Sforce descendit dans la plaine et poussa les ennemis jusqu'à leurs propres retranchements. Rentrés dans leur camp, ils firent un feu si terrible qu'ils forcèrent les Milanais de plier à leur tour, et se mirent à les poursuivre; mais Sforce accourut avec quelques escadrons en bon ordre, chargea ces soldats, qui, dans l'ardeur de la poursuite, n'avaient pas conservé leurs rangs, leur fit tourner le dos, les écrasa sans résistance et pénétra dans le camp vénitien avec les fuyards. Chevaux, artillerie, quinze mille soldats, que le vainqueur renvoya le lendemain, après les avoir seulement désarmés, les officiers, les généraux, les provéditeurs eux-mêmes, tout fut pris[218], excepté Cotignola, qui parvint à se faire jour, avec deux mille hommes, au milieu de cette déroute générale.

Parmi ces provéditeurs, il y en avait un tremblant et consterné. Imbu des préjugés du patriciat, il avait toujours parlé de Sforce avec le dernier mépris, croyant, par les dénominations injurieuses d'homme de néant, de vil bâtard, ternir la gloire que ce général s'était acquise. Lorsqu'il se vit au pouvoir de celui qu'il avait outragé, ce Vénitien passa de l'insolence à la bassesse et se jeta aux genoux du vainqueur pour implorer sa clémence.

L'histoire contemporaine[219] a rapporté la réponse de Sforce; il releva le suppliant, et lui dit qu'il s'étonnait qu'un homme grave eût parlé si inconsidérément; «Quant à moi, ajouta-t-il, je n'ai point à me justifier de ce qu'on m'impute; j'ignore ce qui s'est passé entre Sforce mon père et madame Lucia ma mère; il ne m'en revient ni louange, ni blâme. Je sais seulement que, dans ce qui a dépendu de moi, je me suis conduit de manière à ne pas encourir des mépris; vous et votre sénat vous pouvez en juger. Rassurez-vous et soyez à l'avenir plus modeste, plus réservé dans vos paroles et plus sage dans vos entreprises.»

VII. Il fait sa paix séparée avec eux. 1448. Le général vénitien avait opéré sa retraite sur Brescia. Sforce l'y suivit et allait l'y assiéger. La république venait de perdre coup sur coup sa flotte et son armée. Elle entama aussitôt deux négociations contraires; l'une avec les Milanais, qui ne pouvaient voir dans les victoires de Sforce que des sujets d'inquiétude; l'autre avec Sforce lui-même, par l'entremise du provéditeur Paschal Malipier, alors son prisonnier. L'alliance des premiers était plus sûre; celle du second plus profitable. Les Vénitiens qui venaient d'être vaincus n'étaient pas en position d'imposer des sacrifices aux Milanais, tandis qu'avec Sforce on commençait par prendre pour base du traité, le partage des états de la nouvelle république. Le général des Milanais, soit qu'il craignît d'être prévenu et abandonné par eux, soit qu'il fût las de servir ceux, dont il aspirait à devenir le maître, signa sa paix séparée le 19 octobre. Les conditions étaient qu'il restituerait aux Vénitiens toutes les conquêtes qu'il avait faites dans les provinces de Bergame et de Brescia, et qu'il leur céderait toute la province de Crême. De son côté la république le reconnaissait pour souverain de tous les autres états de Philippe-Marie Visconti, et lui en garantissait la possession. Pour l'aider à les soumettre, elle lui fournissait un corps de six mille hommes et un subside de treize mille ducats d'or par mois, jusqu'à la conquête de Milan.

On a admiré le bonheur de la république d'avoir, après la destruction de sa flotte et de son armée, signé un traité par lequel elle acquérait une province. Ce bonheur fut dû à la jalousie qui régnait entre ses ennemis.

La réconciliation de Sforce avec les Vénitiens leur faisait encourir l'inimitié de l'un des prétendants au trône de Milan, du roi de Naples Alphonse. Il déclara la guerre à la république et chassa tous les Vénitiens de ses états. Une flotte de quarante-cinq galères, conduite par Louis Loredan, se présenta bientôt devant Messine, pour tirer vengeance de cette injure. Elle y brûla l'arsenal et douze galères siciliennes, en fit autant à Syracuse, et obligea Alphonse à demander la paix.

Dans le nord de l'Italie, la campagne de 1449 fut employée par les deux parties contractantes à se mettre en possession des pays qu'elles s'étaient cédés mutuellement.

Les Vénitiens rentrèrent dans toutes les places des provinces de Bergame et de Brescia, occupèrent le Crémasque et mirent le siége devant la capitale, qui était disposée à se défendre long-temps.

Sforce, secondé par l'armée de la république, soumit rapidement Novarre, Tortone, Parme, Vigevano, Pizzighilone et Lodi. Il assiégeait Monza et ravageait les environs de Milan.

Cette capitale, trop grande pour être assiégée par une armée comme celle de Sforce, voyait se resserrer de jour en jour le territoire d'où elle pouvait tirer ses subsistances. Les Milanais, irrités d'être traités en rebelles par un général, qui, avant sa défection, était à leur solde, et déterminés à défendre leur liberté, ne désespérèrent point de dissoudre la ligue de leurs ennemis. Un émissaire secret fut envoyé à Venise[220].

VIII. Les Vénitiens rompent avec lui. 1449. Contents de leur partage, les Vénitiens ne demandaient pas mieux que de diminuer celui de Sforce, et de faire du Milanais deux états au lieu d'un. La parole qu'ils avaient donnée, la garantie qu'ils avaient promise, n'étaient point ce qui les arrêtait; mais ils ne voulaient pas lever le masque avant de s'être mis en possession de la ville de Crême, dont la prise aurait éprouvé de plus grandes difficultés, s'ils avaient eu Sforce pour ennemi.

Enfin cette place capitula le 15 septembre; on dit même qu'elle fut livrée par trahison. Alors les Vénitiens, maîtres de tout ce qui leur avait été promis par le traité, signifièrent à leur allié qu'il fallait qu'il consentît à la réduction de son partage; que la ville de Milan resterait république et aurait, à l'exception de Pavie, tout le pays situé entre l'Adda, le Tésin, le Pô et les Alpes; que, pour lui, sa part se composerait du reste, c'est-à-dire de Parme, Plaisance, Pavie, Crémone, Alexandrie, Tortone et Novare; que la seigneurie, pour soutenir cet arrangement, avait fait alliance avec le pape, le roi de Naples, le duc de Savoie et les Florentins; qu'enfin on lui accordait un délai de trois semaines pour se décider.

Cette notification si impérieuse d'un accord fait par ses alliés, à son insu, à son détriment; l'ingratitude de ce gouvernement, à qui il avait accordé la paix et une province, après avoir détruit ses armées; tant de hauteur et de mauvaise foi devaient blesser profondément une âme comme la sienne. Il chercha d'abord à ramener les Vénitiens à la justice qu'ils lui devaient; puis il leur offrit de les dispenser du subside promis jusqu'à la conquête de Milan: il consentait à ce qu'ils retirassent leurs troupes de son armée; il ne leur demandait que de rester neutres. Il envoya son frère à Venise pour y traiter cette affaire. La seigneurie fit signifier à ce négociateur, que, s'il ne signait pas tel jour le traité tel que la république l'avait dicté, il serait jeté en prison. Le traité fut signé en effet par le plénipotentiaire, mais Sforce refusa fermement de le ratifier. Ce sont là de ces traits qui n'appartiennent qu'aux hommes d'un grand caractère. Un conquérant qui refuse la moitié du duché de Milan, parce qu'il croit avoir droit à tout le reste, peut n'être qu'un ambitieux; mais le fils naturel d'un soldat parvenu, qui, encore presque sans états, ose soutenir la guerre contre toute l'Italie, plutôt que de signer sa spoliation, ne peut être qu'un homme extraordinaire. On jeta des cris d'indignation de ce que Sforce avait refusé d'accepter le traité signé par son frère; on soutenait que cet engagement, pris par son plénipotentiaire, était obligatoire pour lui; on l'accusait d'avoir violé sa foi. Ces imputations n'étaient pas justes sans doute, puisque le plénipotentiaire n'avait cédé qu'à la contrainte; mais il est vrai aussi que Sforce, pour ralentir les préparatifs des Vénitiens, avait feint d'être disposé à un accommodement et avait accordé une trève d'un mois aux Milanais. Cette ruse, qui endormit en effet la vigilance de ses ennemis, prépara ses succès[221]. Ce n'était pas aux Vénitiens qui l'avaient trahi de lui reprocher sa duplicité: il se crut obligé de s'en justifier comme si c'eût été un acte nouveau dans la politique italienne; il fit faire une consultation par de savants théologiens, qui trouvèrent des arguments pour l'absoudre; et, après avoir répandu leur décision dans toute l'Italie, il reprit le blocus de Milan.

C'était déjà un échec pour la vanité de la république, d'être obligée de recourir aux armes, après avoir parlé avec tant de hauteur. Elle voulait envoyer un ambassadeur au peuple de Milan, pour l'encourager dans sa résistance et lui promettre de prompts secours; mais tous les passages étaient gardés: il fallut se résoudre à demander un sauf-conduit à Sforce; et la mortification fut d'autant plus sensible, que le sauf-conduit fut accordé sans difficulté.

IX. Guerre de François Sforce contre les Vénitiens et les Milanais. 1450. La campagne commença vers les derniers jours de décembre 1449: l'objet des Vénitiens était de s'approcher de Milan, pour l'empêcher de se donner à Sforce; mais il fallait passer l'Adda, et Sforce était accouru de Cassano pour se placer entre leur armée et celle des Milanais.

L'Adda, depuis l'endroit où il est resserré par les montagnes jusqu'au-dessous de Lodi, n'offre par-tout qu'un passage difficile. Les eaux sont rapides, les gouffres profonds, la rive escarpée. Cette barrière naturelle du Milanais est un obstacle pour une armée qui veut le secourir: point de bois qui en permettent les approches sans être aperçu; point d'îles qui donnent la facilité de jeter un pont; point de position où l'on puisse se fortifier après avoir effectué le passage.

Je me laisse entraîner, peut-être sans nécessité, à décrire des lieux qui ont été le théâtre de tant de guerres. Je n'ai pu me défendre de m'y arrêter un moment. Si, lorsque cette histoire verra le jour, il reste encore quelques-uns de ces braves qui ont arrosé ces bords de leur sang, et si elle tombe sous leurs yeux, peut-être qu'en reconnaissant les lieux où ils ont combattu, ils me pardonneront d'avoir réveillé en eux un souvenir de leurs jeunes années, qu'il serait bien injuste de leur envier, car il sera mêlé d'une cruelle amertume.

Les Vénitiens, pour effectuer le passage avec moins de difficulté, se rapprochèrent des montagnes, et jetèrent un pont protégé par la petite forteresse de Brevi; mais à peine leur avant-garde commençait-elle à se déployer sur la rive droite, que Sforce fondit sur eux, et les obligea de repasser le fleuve précipitamment.

Le surlendemain, ayant appris qu'un corps de huit mille hommes était parti de Monza, sous le commandement de Jacques Piccinino, pour venir opérer sa jonction avec l'armée de Venise, il se porta au-devant de ce corps, le battit complètement, le poursuivit jusque près de Monza, et, le soir même, revint sur le bord de l'Adda, où il trouva les troupes vénitiennes qui avaient passé le fleuve encore une fois, et qui rétrogradèrent à son approche. Mille hommes, qui avaient déjà pris position sur la rive droite, furent enveloppés et obligés de se rendre.

Pendant un mois entier, suppléant par la rapidité de ses mouvements à l'inégalité de ses forces, ce grand capitaine empêcha tour-à-tour les Milanais de s'approcher du fleuve, et les Vénitiens de s'établir sur la rive droite. Enfin, au commencement de février 1450, ils effectuèrent décidément le passage: mais ils n'osèrent se commettre avec un ennemi si redoutable; et, se flattant que la disette le forcerait à quitter la position intermédiaire où il s'était retranché, ils restèrent, dans l'inaction.

X. Détresse de la ville de Milan. 1450. Cependant Milan était aux abois. Rien ne pouvait y entrer, personne ne pouvait en sortir; la mesure de blé[222] s'y vendait dix ducats d'or. Cette nombreuse population était réduite à toutes les horreurs de la famine.

Les provéditeurs vénitiens et Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini, qui commandait l'armée de la république, trouvaient des raisons pour ne pas s'ébranler. Leur position était bonne; leurs subsistances étaient assurées; un combat pouvait leur être funeste. Le plus sûr était d'attendre tout du temps. Sforce était retranché, mais il ne recevait des vivres que très-difficilement: et quant à la ville de Milan, il était possible que la famine la réduisît à la nécessité de se rendre; mais il était possible aussi que, dans cette extrémité, elle reconnût les Vénitiens pour maîtres plutôt que Sforce.

Cet abominable calcul était appuyé par les dépêches de Léonard Vénier, l'envoyé de Venise auprès des Milanais.

Les souffrances incroyables du peuple de cette capitale ne laissaient plus aucune autorité aux magistrats. L'inaction des Vénitiens, leur cruelle indifférence, excitaient de justes murmures, qui devinrent bientôt des imprécations. Enfin un jour, sans qu'on sût précisément pourquoi, toute la populace d'un quartier prit les armes, on sonna le tocsin, les magistrats virent le palais entouré, le tumulte était extrême; il fallut dissiper cette multitude furieuse par des décharges, qui blessèrent beaucoup de monde, et qui ne ramenèrent le calme que pour un moment.

Bientôt après, le tumulte recommença, la foule inonda les avenues du palais. On n'avait point de projet, rien à demander, et la sédition était générale. L'ambassadeur de Venise crut que sa présence imposerait aux factieux; il voulut leur adresser des reproches, il fut massacré.

Dès ce moment, il n'y eut plus aucune autorité régulière; le peuple s'empara des portes, tous les magistrats se cachèrent; seulement on remarqua qu'un nommé Gaspard de Vilmercato avait beaucoup d'ascendant sur ces factieux, et même qu'il tâchait de mettre un certain ordre dans leurs mouvements. Cet homme avait servi dans les troupes de Sforce.

Le lendemain, on s'assembla tumultuairement pour prendre un parti. Au milieu de toutes les propositions plus ou moins insensées qui furent énoncées dans ces orageux comices, il fut généralement reconnu qu'on ne pouvait que rendre la place. Mais à qui? Les uns proposaient le roi de France; d'autres le roi de Naples, le pape, le duc de Savoie. Personne ne prononçait le nom de Sforce; tous parlaient des Vénitiens, mais avec horreur.

Cette ville reconnaît Sforce pour maître. Gaspard de Vilmercato résuma ces différentes propositions. Il n'eut pas de peine à faire sentir que le pape, les rois de France et de Naples, le duc de Savoie, n'étaient pas à portée ou en état de secourir la ville dans un danger aussi pressant. On n'avait à choisir qu'entre les Vénitiens et Sforce. Les Vénitiens étaient détestés, comme ennemis éternels du peuple milanais; on venait d'égorger leur ambassadeur; les recevoir dans la ville, c'était se donner des maîtres implacables. Sforce au contraire était un héros, le gendre, l'héritier du dernier duc. Le cri de Vive Sforce termina la harangue, et de bruyantes acclamations proclamèrent le nouveau duc.

On courut lui rendre compte de cette révolution; il était en marche, et il avait si bien compté sur le succès des intrigues de ses partisans, qu'il faisait porter à sa suite des vivres pour les distribuer à cette population que la faim venait de lui soumettre.

Le 26 février, il arriva à la porte neuve: là, quelques généreux citoyens, parmi lesquels on cite Ambroise Trivulce, demandèrent qu'il s'engageât à ne porter aucune atteinte aux immunités de la ville; mais on leur imposa silence: le duc poussa son cheval, entra sans condition, alla descendre à la porte de la cathédrale, y fit une courte prière, répartit ses troupes dans la ville, fit désarmer le peuple, distribuer quelques vivres, et retourna dans son camp. Dans le mois de mars il soumit toutes les autres villes de Lombardie; fut reconnu par toutes les puissances, excepté par le roi de France et l'empereur; et le 25 mars 1450, il fit son entrée solennelle, suivi de Blanche Visconti sa femme, et de ses enfants. On lui avait amené un char, un dais; il voulut entrer à cheval, prit sur l'autel la couronne, le sceptre et l'épée, reçut le serment de fidélité de la noblesse et de la commune, et bientôt il vit sa cour peuplée d'ambassadeurs.

XI. Les Vénitiens forment une ligue contre le nouveau duc de Milan. 1451. À la première nouvelle de la révolution de Milan, les troupes vénitiennes se hâtèrent de repasser l'Adda, et se retirèrent dans le pays de Bergame. Elles y furent renforcées de quelques troupes, auparavant à la solde de la république milanaise, qui leur furent amenées par quelques chefs mécontents, entre autres par Jacques Piccinino. Mais, au lieu de reprendre d'abord les hostilités, la seigneurie s'occupa de former une nouvelle ligue. Elle y entraîna le duc de Savoie, le marquis de Montferrat, les villes de Bologne et de Pérouse; et cette ligue compta pour son principal allié le roi de Naples, Alphonse d'Arragon. Les Florentins, dirigés alors par Cosme de Médicis, refusèrent d'y accéder et furent traités en ennemis. Tous ceux de leurs compatriotes, qui se trouvaient dans les pays de la domination vénitienne, reçurent ordre d'en sortir.

Les préparatifs de cette guerre, dans laquelle on voulait présenter quinze mille chevaux et huit mille hommes d'infanterie, coûtèrent à la république trois cent mille ducats. Les provinces de terre-ferme en fournirent quatre-vingt mille, de nouvelles impositions pourvurent au surplus; et, profitant du prétexte qu'offrait le projet d'une nouvelle croisade, on obligea le clergé à verser la moitié de ses revenus. À la fin de la campagne, il fallut un nouveau fonds d'un million de ducats[223].

Campagne de 1452. Les hostilités ne commencèrent qu'en 1452. Les Vénitiens confièrent la conduite de cette guerre à Gentil Leonissa, général qui s'était fait un nom dans les campagnes précédentes, et qui justifia pleinement leur confiance; car quoiqu'il n'eût remporté aucun avantage éclatant, ce n'était pas une gloire médiocre d'arrêter les progrès et de rendre vains tous les efforts d'un adversaire qui réunissait les talents de Sforce et la puissance d'un duc de Milan. Toute l'année se passa en marches et en campements, dont l'objet était d'établir le théâtre de la guerre sur le territoire ennemi. Tantôt Sforce se portait dans les environs de Brescia, tantôt Leonissa ravageait le pays de Lodi ou de Crémone pour l'y attirer; toujours ils s'observaient et choisissaient leurs positions avec une telle habileté, que l'attaque aurait été une imprudence.

Ce système de temporisation était bien plus favorable à une puissance solidement établie dans ses conquêtes, et qui n'avait point d'orages intérieurs à craindre, qu'à un prince qui n'était appelé au trône que par ses talents, et qui n'y avait été placé que par une sédition populaire.

Défi entre les deux armées. Aussi Sforce éprouvait-il la plus vive impatience de déterminer le général vénitien à accepter un combat décisif. Ne pouvant l'y contraindre par ses manœuvres, il lui adressa un défi.

Un trompette de l'armée milanaise vint présenter à Leonissa un gant ensanglanté, avec la lettre suivante; on aime à juger des vieilles mœurs par les paroles ou par les écrits des illustres personnages.

«Le ciel et la terre sont témoins, disait Sforce, que ce n'est ni l'ambition, ni la haine, qui nous ont mis les armes à la main. Dieu est notre juge; il lit au fond des cœurs. Nous avons été contraints à la guerre par des provocations injustes. Il est inutile de rappeler et tout ce que nous avons fait pour l'éviter, et combien elle a été peu profitable à ceux qui l'ont voulue. Mais cette guerre déplorable est un fléau pour les peuples. Notre devoir est d'y mettre un terme. C'est dans cette vue que nous vous proposons un combat général entre les deux armées, afin que la victoire prononce entre vous et nous. Vous y êtes intéressés vous-mêmes, pour délivrer la province de Brescia des deux armées qui la dévastent également. Plusieurs des vôtres en ont témoigné le désir, et nous ne voulons pas encourir le reproche de nous y être refusés. Ainsi, choisissez le jour; nous vous proposons la plaine de Montechiaro pour champ de bataille; vous nous y trouverez. En notre camp de Calvisano, le 31 octobre 1452.»

Les généraux vénitiens répondirent: «Nous avons reçu votre lettre. Vous nous appelez au combat que nous avons toujours désiré. Lundi prochain, nous nous rendrons au lieu que vous avez choisi; et, en gage de notre foi, nous vous envoyons deux gants et deux lances ensanglantés, afin que vous sachiez que Gentil de Leonissa, Jacques Piccinino et Charles de Gonzague, qui sont les principaux de cette armée, sont prêts à combattre, pour la gloire de la seigneurie de Venise, les tyrans qui ravagent notre chère Italie, usurpent les trônes et font servir à leur ambition les bienfaits qu'ils ont reçus de la république. La guerre qu'elle vous fait est juste, puisqu'elle n'avait point conclu de paix avec vous; et nous espérons que Dieu le manifestera, en nous accordant la victoire. De notre camp de Gedo, le 1er novembre.»

Ce défi était un bel hommage que le premier capitaine du siècle rendait à son sage rival: la réponse était un tribut payé par Leonissa aux mœurs de son temps; mais il n'oubliait pas qu'avec un ennemi qui n'a que de faibles moyens pour continuer la guerre, il faut la prolonger et sur-tout ne pas attendre les succès du hasard d'une bataille. Son armée arriva au jour marqué sur les hauteurs de Montechiaro. Celle de Sforce était déjà déployée; mais, soit circonspection, soit obéissance à ses instructions[224], soit qu'un orage, qui éclata dans le moment, ne leur permît pas de combattre sans désavantage, les Vénitiens ne descendirent point dans la plaine. Sforce y fit ériger une colonne, où il fit suspendre les deux lances que Leonissa lui avait envoyées; et ensuite les deux partis s'accusèrent réciproquement d'avoir refusé le combat.

En dernier résultat, cette campagne se termina sans que le duc de Milan eût fait aucuns progrès, et sans que la république eût perdu aucun poste important, ni affaibli son armée. Mais les finances de Sforce étaient déjà épuisées. Il obtint un léger subside des Florentins, qui s'obligèrent à lui payer quatre-vingt mille écus, pour six mille hommes qu'il leur envoyait, afin de les aider à se défendre contre Alphonse d'Arragon.

Leonissa ne jouit pas long-temps de la gloire d'avoir balancé la fortune du plus grand homme de guerre de l'Italie. Il fut tué à l'attaque d'une petite place, et eut Jacques Piccinino pour successeur dans la charge de capitaine-général. Celui-ci fut plus entreprenant, mais il eut plus d'une fois occasion de s'en repentir. Sforce modéra lui-même son activité ordinaire pendant la première moitié de la campagne 1453. Il s'était affaibli par un détachement qu'il avait fait en Toscane, mais il attendait un renfort considérable dont il était redevable aux Florentins.

XII. Les Français alliés du duc de Milan. 1453. Cosme de Médicis avait conçu et réalisé le projet de déterminer le roi de France à entrer dans l'alliance du duc de Milan. La maison de France avait deux intérêts opposés en Italie; la branche d'Anjou réclamait le trône de Naples; la branche d'Orléans prétendait au duché de Milan. Leurs compétiteurs, Alphonse d'Arragon et Sforce, étaient déjà en possession de ces deux états, et ils se faisaient la guerre l'un à l'autre.

Les attaquer tous les deux à-la-fois, c'eût été peut-être trop entreprendre. Ne faire la guerre qu'à l'un des deux, c'était devenir l'allié de l'autre et faciliter ses succès. Il ne s'agissait donc que de savoir à qui le roi de France déclarerait la guerre; or, il attachait beaucoup plus d'importance à la couronne de Naples qu'à celle de Milan. Les Florentins et Sforce promirent d'aider les Français à chasser Alphonse d'Arragon du continent de l'Italie. Florence offrit un subside de cent vingt mille écus, dont le roi de France avait grand besoin, et René d'Anjou passa les Alpes. C'étaient les Vénitiens, qui, les premiers, avaient eu l'idée d'appeler ce prince pour l'opposer à Alphonse d'Arragon, dont l'ambition menaçait toute l'Italie. Ils avaient envoyé, pour cet effet, une ambassade à Florence; mais les esprits n'étaient pas encore disposés à une entreprise aussi hasardeuse que celle d'attirer les Français en-deçà des monts. Plus tard, ce furent les Florentins qui sollicitèrent les Vénitiens d'entrer dans cette ligue; ceux-ci s'étaient ravisés, et, sans s'y refuser formellement, ils éludèrent, sous divers prétextes, la conclusion du traité[225].

Ainsi René d'Anjou passa les Alpes sans leur aveu[226]. Son arrivée eut d'abord cet effet salutaire, qu'elle obligea le duc de Savoie et le marquis de Montferrat à rester neutres, au lieu de menacer la frontière occidentale du Milanais. Cette petite armée se joignit à celle de Sforce, vers le milieu d'octobre, sur la rive gauche de l'Oglio, et quelques jours après on entreprit le siége de Ponte-Vico.

Pillage de Ponte-Vico. Les deux nations avaient une telle impatience de signaler leur valeur aux yeux l'une de l'autre, que l'assaut fut livré à la place avant que Sforce en eût donné le signal. Quelques corps de l'armée milanaise avaient commencé l'attaque, Sforce n'hésita pas à les faire soutenir; mais les Français s'avisèrent de réclamer l'honneur de monter les premiers à l'assaut. Il n'y avait pas moyen de rappeler des troupes déjà lancées. Cette singulière dispute commença à occasionner quelque mésintelligence. Les gendarmes de René d'Anjou mirent pied à terre, s'avancèrent vers la muraille, et choisirent précisément l'endroit où elle était le moins accessible. Ils y perdirent beaucoup de monde et de temps. Enfin les Italiens pénétrèrent d'un autre côté, la ville fut emportée, et les premiers venus se mirent à la piller.

Lorsque les Français arrivèrent à leur tour dans la place, le dépit d'avoir été prévenus changea leur valeur en cruauté. Ils fondirent sur la garnison, sur les habitants; et ceux-ci s'étant réfugiés sous la protection des troupes milanaises, le combat devint général. Alors les Français ne voyant plus que des ennemis dans tous ces Italiens qui se présentaient devant eux, attaquèrent les uns comme les autres. On se battit avec fureur, et, pendant cet effroyable désordre, le feu se déclara dans la ville. L'incendie et la présence de Sforce séparèrent enfin les combattants.

Les Français se retirent. C'était débuter par un acte de cruauté et d'étourderie. Le nom français fut en horreur dans toute la Lombardie; mais cet exemple terrible intimida tellement les villes occupées par les troupes de la république, qu'aucune n'osait plus s'exposer à être prise d'assaut[227]. D'un autre côté, cet évènement avait fait éclater la mésintelligence, non-seulement entre les soldats français et les milanais, mais même entre leurs chefs. René d'Anjou quitta l'armée de Sforce, et, sous prétexte d'aller prendre des quartiers d'hiver en Provence, repassa les Alpes avec son armée, oubliant qu'il était descendu en Italie pour conquérir le royaume de Naples.

Tentative prétendue d'empoisonnement. Il y a un historien qui raconte que, pendant qu'on était au fort de cette guerre, le gouvernement vénitien tenta deux fois de se délivrer du redoutable Sforce, par le fer et par le poison. De pareilles imputations ne peuvent être accueillies sans un mûr examen; mais aussi elles ne doivent point être passées sous silence, quand elles ont été produites par un écrivain de quelque autorité; celui-ci était un contemporain, un homme d'état, Neri Capponi, qui avait été plusieurs fois ambassadeur de Florence à Venise. Il rapporte les détails du projet, la nature du poison, la somme promise par le conseil des Dix en récompense de ce crime; cependant il faut considérer que cet auteur était Florentin et par conséquent suspect de partialité contre les Vénitiens; que son récit est peu vraisemblable, car il s'agissait de faire périr le duc en jetant dans son feu une drogue, qui devait répandre une fumée mortelle; que l'historien de Sforce, son secrétaire, ne parle pas de ce fait, dont il aurait dû être instruit, puisque, selon Capponi, le complot fut découvert. Enfin j'aurai à citer d'autres circonstances où le gouvernement de la république repoussa des propositions semblables, qui lui étaient faites pour le délivrer de ses ennemis. C'en est assez sans doute pour ne pas admettre une si grave accusation sur un seul témoignage.

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