Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4)
«2 octobre 1796.
«..... J'ai été hier à un très beau concert qui s'est donné au théâtre de Louvois. C'était Guénin et le vieux Gavigny qui conduisaient l'orchestre.
«Tu sais, notre vieux Gavigny, qui a si bien connu mon père et Rousseau, du temps du Devin du village, et qui a fait si singulièrement connaissance avec moi à Passy du temps de mon exil. Eh bien! le public lui a fait répéter sa romance, et il s'en est si bien tiré qu'il a été, à la lettre, accablé d'applaudissemens. Pour un homme de soixante-quinze ans, ce n'est pas mal! Cela m'a fait un bien grand plaisir!
«Je te donne à deviner en mille qui j'ai rencontré encore et reconnu à ce concert. Sous un habit à la mode, avec des souliers dégagés et des oreilles de chien, j'ai vu le sans-culotte S....., et je lui ai parlé. C'est un merveilleux! Voilà de ces rencontres à mourir de rire. Il m'a beaucoup demandé de tes nouvelles. Il n'était pas si galant en l'an II!
«Adieu, ma bonne mère, l'heure me presse, je vais à l'Opéra. Je te regrette à tous les instans. Tous les plaisirs que je goûte loin de toi sont imparfaits. Je t'embrasse mille fois.
«Et je fais mille amitiés à ma bête de bonne.» ............
«3 Octobre.
«Je t'ai quittée l'autre jour pour aller à l'Opéra. On devait donner Corisande, ce fut Renaud. Mais rien ne contrarie un provincial. J'écoutai d'un bout à l'autre avec le plus grand plaisir. J'étais à l'orchestre. M. Heckel connaît Ginguené, directeur du jury des arts, et tous les jours d'Opéra Ginguené lui fait présent de deux billets d'orchestre. C'est là où va ce qu'on appelle à présent la bonne compagnie. Vous y voyez des femmes charmantes, d'une élégance merveilleuse; mais si elles ouvrent la bouche, tout est perdu. Vous entendez: Sacresti! que c'est bien dansé! ou bien: Il fait un chaud du diable! Vous sortez, des voitures brillantes et bruyantes reçoivent tout ce beau monde, et les braves gens s'en retournent à pied, et se vengent par des sarcasmes des éclaboussures qu'ils reçoivent. On crie: Place à M. le fournisseur des prisons!—Place à M. le brise-scellés!
«Mais ils vont toujours et s'en moquent. Quoique tout soit renversé, on peut encore dire comme autrefois: L'honnête homme à pied et le faquin en litière. Ce sont d'autres faquins, voilà tout.
«Adieu, ma bonne mère. J'irai encore ce soir à l'Opéra. Ce matin, M. Heckel me fait diner avec M. le duc. Je t'embrasse comme je t'aime.»
«Le 15.
«Quoiqu'à pied, l'honnête homme se moque bien à Paris du mauvais temps! Il y a tant de choses à faire et à voir! Le matin je vais au Salon; de trois à six heures, je dîne longuement en bonne compagnie; le soir je vais au spectacle. J'ai dîné chez madame de Ferrières avec toutes tes amies; j'ai été reçu à bras ouverts! Ah! comme on a parlé de toi! Le diner était délicieux, servi en argenterie. La république n'a pas tout pris. Les vins parfaits. Il y avait des jeunes gens très gais, et nous avons fait rire aux éclats même M. de la Dominière. J'ai été le soir à la rue Feydeau, voir l'Ecole des Pères et les Fausses Confidences. Cette dernière pièce est absolument jouée comme avant 93: Fleuri avait le même habit; Dazincourt aussi.».................
«Le 17.
«Que tu es bonne de vouloir t'ennuyer encore dans ta solitude pour me laisser quelques jours de plus à Paris! Quelle trop bonne mère! Si tu y étais avec moi, je m'y amuserais bien davantage. Aujourd'hui, j'ai joint l'utile à l'agréable, et il me semble que je suis au-dessus de moi-même. Mon ami M. Heckel m'a lu deux ouvrages de morale, l'un sur l'immortalité de l'ame, l'autre sur le vrai bonheur. Tout est admirable, profond, rapide, clair, éloquent; c'est l'hiver dernier qu'il les a composés, et il m'assure qu'il n'a eu pour but que de me développer les principes de la vertu.
«J'ai eu un succès extraordinaire en chantant Œdipe chez Mme de Chabert.
«Mais ces succès, à qui les dois-je? A ma bonne mère, qui a bien voulu s'ennuyer à m'enseigner et qui en sait plus que tous les professeurs du monde! Après la musique, on a dansé; nous étions tous en bottes, n'en sois pas scandalisée, c'est l'usage à présent; mais comme on danse mal en bottes! Par là-dessus on s'est imaginé de prendre le thé, et c'est bien là le souper le plus fade et le plus économique qu'on puisse faire. Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon ame, et je fais à ma bonne trente-trois amitiés.»......................
«Le 19.
«Ce matin, j'ai encore déjeuné avec M. le duc et mon ami M. Heckel. Nous avons mangé comme des ogres et ri comme des fous... Et figure-toi que, comme nous marchions tous trois sur le Pont-Neuf, les poissardes nous ont entourés et ont embrassé M. le duc comme le fils de leur bon roi! Tu vois si l'esprit du peuple a changé! Mais je t'en parlerai verbalement, comme dit Bridoison.
«Je cours faire mes visites d'adieu. Va, je ne regretterai point Paris, puisque je vais te retrouver.
«Je dis mille brutalités à ma bonne; qu'elle s'apprête à me raser, car ici on m'a fait les crocs, j'effrayais tout le monde, et les voilà qui repoussent de rage............
«Deschartres a eu beau chercher un précepteur pour le fils de Mme de Chander, il regarde la chose comme impossible à trouver dans ce temps-ci. La race en est perdue. Tous les jeunes gens qui se destinaient à l'éducation cherchent à se faire médecins, chirurgiens, avocats. Les plus robustes ont été employés pour la République. Depuis six ans, personne n'a travaillé, il faut bien le dire, et les livres ont eu tort. On ne voit que des gens qui cherchent des instituteurs pour leurs enfans et qui n'en trouvent pas. Il y aura donc beaucoup d'ânes dans quelques années d'ici, et j'en serais un comme un autre sans Deschartres, que dis-je? sans ma bonne mère, qui aurait toujours suffi à former mon esprit et mon cœur.»
«Le 13.
«Nous partons demain. Deschartres se décide enfin à mettre ses estimables jambes dans des bottes. Il n'y pas moyen de lutter contre le torrent! C'est commode à cheval, mais non au bal. On ne fait plus que marcher la contredanse. Dis à ma bonne que je vais m'en dédommager en la faisant sauter et pirouetter de gré ou de force. Adieu, Paris... et bonjour à toi bientôt, ma bonne mère! je pars d'ici plus fou que je n'y suis venu; c'est qu'aussi tout le monde l'est un peu; il suffit d'avoir la tête sur les épaules pour se croire heureux. Les parvenus s'en donnent à cœur joie, et le peuple a l'air d'être indifférent à tout; jamais le luxe n'a été si brillant... Bah! bah! adieu à toutes ces vanités, ma bonne mère s'ennuie et m'attend: tant pis pour ma jument. Je vais enfin t'embrasser! Peut-être arriverai-je avant cette lettre!
«MAURICE.»
CHAPITRE SEPTIEME.
Suite de l'histoire de mon père.—Persistance des idées philosophiques.—Robert, chef de brigands.—Description de La Châtre.—Les brigands de Schiller.
AVERTISSEMENT.
Certaines réflexions viennent inévitablement au courant de la plume quand on parle du passé: on le compare avec le présent, et ce présent, le moment où l'on écrit, c'est déjà le passé pour ceux qui vous lisent au bout de quelques années. L'écrivain a quelquefois aussi envisagé l'avenir. Ses prédictions se trouvent déjà réalisées ou démenties quand son œuvre paraît. Je n'ai rien voulu changer aux réflexions et aux prévisions qui me vinrent durant ces derniers temps. Je crois qu'elles font déjà partie de mon histoire et de celle de tous. Je me bornerai à mettre leur date en note.
* * *
Je continuerai l'histoire de mon père, puisqu'il est, sans jeu de mots, le véritable auteur de l'histoire de ma vie. Ce père que j'ai à peine connu, brillante apparition, ce jeune homme artiste et guerrier, est resté vivant dans les élans de mon ame, dans les fatalités de mon organisation, dans les traits de mon visage. Mon père est un reflet, affaibli sans doute mais assez complet, du sien. Le milieu dans lequel j'ai vécu a amené les modifications. Mes défauts ne sont donc pas son ouvrage absolument, et mes qualités sont un des instincts qu'il m'a transmis. Ma vie extérieure a autant différé de la sienne que l'époque où elle s'est développée, mais eussé-je été garçon et eussé-je vécu vingt-cinq ans plus tôt, je sais et je sens que j'eusse agi et senti en toutes choses comme mon père.
Quels étaient, en 97 et en 98, les projets de ma grand'mère pour l'avenir de son fils? Je crois qu'elle n'en avait pas d'arrêtés et qu'il en était ainsi pour tous les jeunes gens d'une certaine classe. Toutes les carrières ouvertes à la faveur sous Louis XVI l'étaient sous Barras à l'intrigue. Il n'y avait rien de changé en cela que les personnes, et mon père n'avait réellement qu'à choisir sa place entre les camps et le coin du feu. Son choix, à lui, n'eût pas été douteux: mais depuis 93 il s'était fait chez ma grand'mère une réaction assez concevable contre les actes et les personnages de la Révolution. Chose très remarquable, pourtant, sa foi aux idées philosophiques qui avaient produit la Révolution n'avait pas été ébranlée, et en 97, elle écrivait à M. Heckel une lettre excellente que j'ai retrouvée. La voici:
DE MADAME DUPIN A M. HECKEL.
«Vous détestez Voltaire et les philosophes, vous croyez qu'ils sont cause des maux qui nous accablent. Mais toutes les révolutions qui ont désolé le monde ont-elles donc été suscitées par des idées hardies? L'ambition, la vengeance, la fureur des conquêtes, le dogme de l'intolérance, ont bouleversé les empires bien plus souvent que l'amour de la liberté et le culte de la raison. Sous un roi tel que Louis XV, toutes ces idées ont pu vivre et n'ont rien pu bouleverser. Sous un roi tel qu'Henri IV, la fermentation de notre Révolution n'eût pas amené les excès et les délires que nous avons vus, et que j'impute surtout à la faiblesse, à l'incapacité, au manque de droiture de Louis XVI. Ce roi dévot a offert à Dieu ses souffrances, et son étroite résignation n'a sauvé ni ses partisans, ni la France, ni lui-même. Frédéric et Catharine ont maintenu leur pouvoir, et vous les admirez, monsieur; mais que dites-vous de leur religion? Ils ont été les protecteurs et les prôneurs de la philosophie, et il n'y a point eu chez eux de révolution. N'attribuons donc pas aux idées nouvelles le malheur de nos temps et la chute de la monarchie en France, car on pourrait dire: «Le souverain qui les a rejetées est tombé, et ceux qui les ont soutenues sont restés debout.» Ne confondons point l'irréligion avec la philosophie. On a profité de l'athéïsme pour exciter les fureurs du peuple comme au temps de la Ligue on lui faisait commettre les mêmes horreurs pour défendre le dogme. Tout sert de prétexte au déchaînement des mauvaises passions. La Saint-Barthélemy ressemble assez aux massacres de septembre, les philosophes sont également innocens de ces deux crimes contre l'humanité.»
Mon père avait toujours rêvé la carrière des armes. On l'a vu, durant son exil, étudier la bataille de Malplaquet dans sa petite chambre de Passy, dans la solitude de ces journées si longues et si accablantes pour un enfant de seize ans: mais sa mère aurait voulu, pour seconder ses inclinations, le retour d'une monarchie ou l'apaisement d'une république modérée. Quand il la trouvait contraire à ses secrets désirs, comme il ne concevait pas alors la pensée d'agir sans son adhésion complète, il parlait d'être artiste, de composer de la musique, de faire représenter des opéras ou exécuter des symphonies. On retrouvera ce désir marchant de compagnie avec son ardeur militaire, de même que son violon fit souvent campagne avec son sabre.
En 1798, se présente dans l'histoire de mon père une circonstance futile en apparence, importante en réalité, comme toutes ces vives impressions de jeunesse qui réagissent sur notre vie entière, et qui même parfois disposent de nous à notre insu.
Il s'était lié avec la société de la ville voisine, et je dois dire que cette petite ville de La Châtre, malgré les travers et les défauts propres à la province, a toujours été remarquable pour la quantité de personnes très intelligentes et très instruites qui se sont produites dans sa population, tant bourgeoise que prolétaire. En masse on y est pourtant fort bête et fort méchant, parce qu'on y est soumis à ces préjugés, à ces intérêts et à ces vanités qui règnent partout, mais qui règnent plus naïvement et plus ouvertement dans les petites localités que dans les grandes. La bourgeoisie est aisée sans être opulente, elle n'a point de lutte à soutenir contre une noblesse arrogante, et rarement contre un prolétariat nécessiteux. Elle s'y développe donc dans un milieu fort favorable pour l'intelligence, quoique trop calme pour le cœur et trop froid pour l'imagination.
En 1798, mon père, lié avec une trentaine de jeunes gens des deux sexes, et lié intimement avec plusieurs, joua la comédie avec eux. C'est une excellente étude que ce passe-temps-là, et je dirai ailleurs tout ce que j'y vois d'utile et de sérieux pour le développement intellectuel de la jeunesse. Il est vrai que les sociétés d'amateurs sont, comme les troupes d'acteurs de profession, divisées la plupart du temps par des prétentions ridicules et des rivalités mesquines. C'est la faute des individus et non celle de l'art. Et comme, selon moi, le théâtre est l'art qui résume tous les autres, il n'est point de plus intéressante occupation que celle-là pour les loisirs d'une société d'amis. Il faudrait deux choses pour en faire un plaisir idéal: une bienveillance véritable qui imposerait silence à toute vanité jalouse, un véritable sentiment de l'art qui rendrait ces tentatives heureuses et instructives.
Il est à croire que ces deux conditions se trouvèrent réunies à La Châtre à l'époque que je raconte, car les essais réussirent fort bien, et les acteurs improvisés restèrent amis. La pièce qui eut le plus de succès, et qui fit briller chez mon père un talent de comédien spontané et irrésistible, fut un drame détestable, en grande vogue alors, mais dont la lecture m'a beaucoup frappée, comme un échantillon de couleur historique: Robert, chef de brigands.
Ce drame, imité de l'allemand, n'est qu'une misérable imitation des Brigands de Schiller, et pourtant cette imitation a de l'intérêt et de l'importance, car elle implique toute une doctrine. Elle fut représentée pour la première fois à Paris en 1792; c'est le système jacobin dans son essence, Robert est un idéal du chef de la montagne, et j'engage mon lecteur à le relire comme un monument très curieux de l'esprit du temps.
Les Brigands de Schiller sont et signifient toute autre chose. C'est un grand et noble ouvrage, rempli de défauts exubérans comme la jeunesse car c'est l'œuvre d'un enfant de vingt et un ans, comme chacun sait; mais si c'est un chaos et un délire, c'est aussi une fiction d'une haute portée et d'un sens profond.
Ces représentations théâtrales remplirent les loisirs de la société de La Châtre durant quelques mois, et échauffèrent l'imagination de mon père plus que sa mère ne pouvait le prévoir. Bientôt l'action scénique n'allait plus le satisfaire, et il allait échanger son sabre de bois doré pour un sabre à la hussarde.
Pour jouer Robert on enrégimenta des comparses, et les brigands furent des Hongrois-Croates, qui étaient en France comme prisonniers de guerre et avaient été cantonnés à La Châtre. On leur faisait simuler un combat, on leur fit comprendre qu'après la bataille, ils devaient paraître blessés; ils se concertèrent si bien et ils mirent tant de conscience, qu'à la représentation on les vit sortir de la mêlée boitant tous du même pied.
Ainsi mon père, chef de brigands sur les planches d'un théâtre, où les moines avaient fait chère lie, et où la Montagne avait tenu ses séances, commandait à des Hongrois et à des Croates prisonniers. Deux ans plus tard, il était fait prisonnier lui-même par des Croates et des Hongrois qui ne lui faisaient pas jouer la comédie et qui le traitaient plus rudement. La vie est un roman que chacun de nous porte en soi, passé et avenir.
Mais au milieu des irrésolutions de ma grand'mère pour la carrière de son fils, arriva cette fameuse loi du 2 vendémiaire an VII (23 septembre 1798), proposée par Jourdan, et qui déclarait tout Français soldat, par droit et par devoir, pendant une époque déterminée de sa vie.
La guerre, endormie un moment, menaçait d'éclater de nouveau sur tous les points. La Prusse hésitait dans sa neutralité, la Russie et l'Autriche armaient avec ardeur. Naples enrôlait toute sa population. L'armée française était décimée par les combats, les maladies et la désertion. La loi de la conscription, imaginée et adoptée, le Directoire la mit à exécution sur-le-champ en ordonnant une levée de 200,000 conscrits. Mon père avait vingt ans.
Depuis longtemps son cœur bondissait d'impatience, l'inaction lui pesait, le jeune homme s'agitait et faisait des vœux pour qu'un gouvernement stable, comme disait sa mère, lui permît de servir. Il faisait bon marché, lui, de la stabilité des choses. Quand les réquisitions forcées venaient lui enlever son unique cheval, il frappait du pied en disant: «Si j'étais militaire, j'aurais le droit d'être cavalier; je prendrais à l'ennemi des chevaux pour la France, au lieu de me voir mettre à pied comme un être inutile et faible.»
Soit instinct aventureux et chevaleresque, soit séduction des idées nouvelles, soit insouciance de tempérament, soit plutôt, comme ses lettres le prouvent en toute occasion, le bon sens d'un esprit clair et calme, jamais il ne regretta l'ancien régime et l'opulence de ses premières années. La gloire était pour lui un mot vague, mystérieux, qui l'empêchait de dormir, et quand sa mère s'attachait à lui prouver qu'il n'y a pas de gloire véritable à servir une mauvaise cause, il n'osait pas discuter, mais il soupirait profondément et se disait tout bas, que toute cause est bonne, pourvu qu'on ait son pays à défendre et le joug étranger à repousser.
Probablement ma grand'mère le sentait aussi, car elle admirait beaucoup les grands faits d'armes de l'armée républicaine, et elle connaissait Jemmapes et Valmy sur le bout du doigt, tout aussi bien que Fontenoy et l'ancien Fleurus. Mais elle ne pouvait concilier sa logique avec l'effroi de perdre son unique enfant. Elle l'aurait bien voulu voir pourvu d'un régiment, à condition qu'il n'y aurait jamais de guerre. L'idée qu'il pût un jour manger à la gamelle et coucher en plein champ lui faisait dresser les cheveux sur la tête. A la pensée d'une bataille, elle se sentait mourir. Je n'ai jamais vu de femme plus courageuse pour elle-même, si faible pour les autres, si calme dans les dangers personnels, si pusillanime pour les dangers de ceux qu'elle aimait. Quand j'étais enfant, elle m'endoctrinait si bien au stoïcisme, que j'aurais eu honte d'écrire devant elle en me faisant du mal. Mais si elle en était témoin, c'était elle alors, la chère femme, qui jetait les hauts cris.
Toute sa vie s'écoula dans cette contradiction touchante, et comme tout ce qui est bon produit quelque chose de bon, comme ce qui vient du cœur agit toujours sur le cœur, sa tendre faiblesse ne produisait pas sur ses enfans un effet contraire à celui où tendaient ses enseignemens. On puisait plus de courage dans la volonté de lui épargner de la douleur et de l'effroi en lui cachant de petites souffrances, qu'on en aurait peut-être eu si elle n'en eût pas manqué en les voyant. Ma mère était tout le contraire.
Rude à elle-même et aux autres, elle avait le précieux sang-froid, l'admirable présence d'esprit qui apportent le secours et inspirent la confiance. Ces deux façons d'agir sont bonnes apparemment, quoique diamétralement opposées; d'où l'on pourra conclure tout ce qu'on voudra. Quant à moi, je n'ai pas trouvé les théories applicables dans l'éducation des enfans. Ce sont des créatures si mobiles, que, si on ne se fait pas mobile comme elles (quand on le peut), elles vous échappent à chaque heure de leur développement.
Mon père avait été appelé à Paris dans les derniers jours de l'an VI pour régler quelques intérêts, et, dans les premiers jours de l'an VII, cette terrible loi de la conscription vint le frapper d'un choc électrique et décida de sa vie. J'ai assez indiqué les agitations de la mère et les secrets désirs de l'enfant. Je le laisserai maintenant parler lui-même.
LETTRE PREMIÈRE.
Sans doute c'est dans les derniers jours de l'an VI (octobre 1798). Paris.
«A la citoyenne Dupin, à Nohant.
«J'ai enfin reçu une lettre de toi, ma bonne mère. Elle a mis huit jours pour faire la route; ça ne laisse pas que d'être expéditif; que tu es bonne de me regretter. Ainsi, tu crains que je réussisse et que je ne réussisse pas. L'aventure est singulière. Quant à moi, je suis assez tranquille sur les affaires de famille que nous avons sur les bras. De cela, je m'occupe avec Beaumont, ne te tourmente pas, nous nous en tirerons.
Mais quant aux événemens, tes inquiétudes me chagrinent; ma pauvre maman, sois courageuse, je t'en prie. Il est impossible, sous aucun prétexte, de s'exempter de la dernière, et elle me concerne absolument. Les généraux ne peuvent prendre d'aides-de-camp que dans la classe des officiers. Les institutions publiques, telles que l'école Polytechnique, le Conservatoire de musique, etc., etc., ont reçu ordre de n'admettre aucun élève compris dans la première classe. Ainsi, tu le vois, il faut servir, et il n'y aura aucun moyen de n'être pas soldat. Beaumont a frappé à toutes les portes, et partout même réponse. On ne commence plus par être officier, on finit par là, si on peut. Beaumont connaît tout Paris; il est particulièrement lié avec Barras. Il m'a présenté au brave M. de Latour-d'Auvergne, qui par son intrépidité, ses talens, sa modestie, est digne d'être le Turenne de ce temps-ci. Après m'avoir examiné avec beaucoup d'attention, il m'a dit: Est-ce que le petit-fils du maréchal de Saxe aurait peur de faire une campagne? Ce mot-là ne m'a fait ni pâlir ni rougir, et je lui ai répondu: Certainement! en le regardant bien en face. Et puis j'ai ajouté: Mais j'ai fait quelques études, je puis acquérir quelques talens, et je croirais servir mieux mon pays dans un grade ou dans un état-major que dans les rangs aveugles du simple soldat.—Hé bien! a-t-il dit, c'est vrai, et il faut parvenir à un poste honorable. Cependant il faut commencer par être soldat, et voilà ce que j'imagine pour que vous le soyez le moins longtemps et le moins durement possible.
«J'ai un ami intime colonel du 10me régiment de chasseurs à cheval. Il faut entrer dans son régiment. Il sera enchanté de vous avoir. C'est un homme d'une naissance autrefois illustre. Il vous comblera d'amitié. Vous resterez simple chasseur le temps nécessaire pour vous perfectionner dans l'équitation. Ce colonel est sur la liste des généraux. S'il est nommé, à ma recommandation il vous rapprochera de sa personne. S'il ne l'est pas, je vous fais entrer dans le génie. Mais quoi qu'il puisse arriver, vous ne devez aspirer à aucun grade que vous n'ayez rempli les conditions prescrites. C'est dans l'ordre. Nous saurons allier la gloire et le devoir, le plaisir de servir la patrie avec éclat, et les lois de la justice et de la raison. Voilà à peu près, mot pour mot, son discours. Hé bien! maman? qu'en dis-tu? Il n'y a rien à répondre à cela? N'est-ce pas beau d'être un homme, un brave, comme Latour-d'Auvergne? Ne faut-il pas acheter cet honneur-là par quelques sacrifices, et voudrais-tu qu'on dît que ton fils, le petit-fils de ton père, Maurice de Saxe, a peur de faire une campagne? La carrière est ouverte. Faut-il préférer un éternel et honteux repos au sentier pénible du devoir? Et puis, il n'y a pas que cela; songe, maman, que j'ai vingt ans, que nous sommes ruinés, que j'ai une longue carrière à parcourir, toi aussi, Dieu merci! et que je puis en devenant quelque chose, te rendre un peu de l'aisance que tu as perdue: c'est mon devoir, c'est mon ambition. Beaumont est content de me voir dans ces idées-là. Il dit qu'il faut en prendre son parti. Il est bien évident qu'un homme qui n'attend pas qu'on l'inscrive sur un registre comme une marchandise livrée, mais qui, au contraire, se présente volontairement pour courir à la défense de son pays, a plus de droits à la bienveillance et à l'avancement que celui qui s'y fait traîner de force. Cette conduite ne sera pas approuvée par les personnes de notre classe? Elles auront grand tort, et moi je désapprouverai leur désapprobation. Laissons-les dire, elles feraient mieux de m'imiter. J'en vois d'autres qui font plus que moi les patriotes et les beaux Titus, et qui ne se sentent pas du tout pressés d'aller rejoindre le drapeau.
«On croit peu ici à la paix, et Beaumont ne me conseille pas du tout d'y compter. M. de Latour-d'Auvergne m'a déjà pris en amitié. Il a dit à Beaumont qu'il aimait mon air calme, et qu'à la manière dont je lui avais répondu, il avait senti en moi un homme. Tu diras à cela, bonne mère, qu'il m'a vu dans mon beau moment! mais, enfin, on peut avoir souvent de ces momens-là; il ne faut que l'occasion. Notre fortune est renversée: faut-il pour cela nous laisser abattre? N'est-il pas plus beau de s'élever sur ses propres revers, que de tomber, par sa faute, du faîte des hauteurs où le hasard vous avait placé? Les commencemens de cette carrière ne peuvent paraître repoussans qu'à un esprit vulgaire; mais toi, tu n'auras pas honte d'être la mère d'un brave soldat. Les armées sont très bien disciplinées maintenant. Les officiers sont tous gens de mérite, n'aie donc pas peur. Il ne s'agit pas d'aller se battre tout de suite, mais de passer quelque temps aux études du manége. Ce sera d'autant moins désagréable que tu m'en as fait apprendre plus, peut-être, qu'on n'en a à me montrer.
«Je n'ai pas besoin de me vanter de cela, mais je ne ferai point un apprentissage qui compromette mes os, ni qui apprête à rire aux assistans. Tu peux du moins être bien tranquille là-dessus. Adieu, maman, donne-moi ton avis sur toutes mes réflexions, et songe que du chagrin de notre séparation peut résulter un grand bien pour nous deux. Adieu encore, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon ame.
«J'embrasse Deschartres et je l'engage à mettre un peu plus de colophane à son archet pour éviter les couacs et les riquiquis. Allons, ris donc, ma bonne mère!»
La vie des grands hommes modestes est inédite en grande partie. Combien de mouvemens admirables n'ont eu pour témoins que Dieu et la conscience. La lettre qu'on vient de lire en offre un qui me pénètre profondément. Voilà ce Latour-d'Auvergne, ce premier grenadier de France, ce héros de bravoure et de simplicité, qui peu de temps après partit lui-même comme simple soldat, quoique ses cheveux blancs ne lui rendissent pas la nouvelle loi applicable... Il faut rappeler cette aventure que plusieurs personnes ont peut-être oubliée. Il avait un vieux ami, octogénaire qui ne vivait que du travail de son petit-fils. La loi de la conscription frappe sur ce jeune homme. Aucun moyen alors de se racheter. Latour-d'Auvergne obtient comme une faveur spéciale du gouvernement, en récompense d'une vie glorieuse, de partir comme simple soldat pour remplacer l'enfant de son ami. Il part, il se couvre d'une gloire nouvelle, il meurt sur le champ d'honneur, sans avoir jamais voulu accepter aucune récompense, aucune dignité!... Eh bien, voilà cet homme, avec de tels sentimens, avec le projet déjà arrêté peut-être de se faire conscrit (à 55 ans), à la place d'un pauvre jeune homme, qui se trouve en présence d'un autre jeune homme, lequel hésite devant la nécessité de se faire soldat. Il examine attentivement cet enfant gâté qu'une tendre mère voudrait soustraire aux rigueurs de la discipline et aux dangers de la guerre. Il interroge son regard, son attitude. On sent que s'il découvre en lui un lâche cœur, il ne s'y intéressera pas et le fera rougir d'être le petit-fils d'un illustre militaire. Mais un mot, un regard de cet enfant lui suffisent pour pressentir en lui un homme, et tout aussitôt il le prend en amitié, il lui parle avec douceur, et condescend, par de généreuses promesses, à la sollicitude de sa mère. Il sait que toutes les mères ne sont pas des héroïnes, il devine que celle-là ne peut pas adorer la République, que ce jeune homme a été élevé avec des délicatesses infinies, qu'on a de l'ambition pour lui et qu'on ne saurait prendre pour modèle l'antique dévoûment d'un Latour-d'Auvergne. Mais ce Latour-d'Auvergne semble ignorer la sublimité de son propre rôle. Il en tire si peu de vanité qu'il ne le rappelle pas aux autres. Il n'exige de personne le même degré de vertu. Il peut aimer, estimer encore ceux qui aspirent au bien-être et aux honneurs qu'il méprise. Il entre dans leurs projets, il caresse leurs espérances, il travaillera à les réaliser, tout comme le ferait un homme ordinaire qui apprécierait les douceurs de la vie et les sourires de la fortune; et, comme s'il se parlait à lui-même, pour amoindrir son mérite à ses propres yeux, et pour se préserver de l'orgueil, il se résume en disant: On peut concilier la gloire et le devoir, le plaisir de servir sa patrie avec éclat et les lois de la justice et de la raison.
Pour moi, ce langage bienveillant et simple est trois fois grand, trois fois saint dans la bouche d'un héros. Ce qu'on voit, ce qu'on sait d'une vie éclatante peut toujours être imputé à un secret raffinement de l'orgueil. C'est dans le détail, c'est dans les faits insignifians en apparence qu'on saisit le secret de la conscience humaine. Si j'avais jamais douté de la naïveté dans l'héroïsme, j'en verrais une preuve dans cette douceur du premier grenadier de France.
Mon père n'analysa point cette conduite touchante, du moins il ne le fit pas en la rapportant à sa mère. Mais il est certain que son entrevue avec cet homme qui avait commandé la colonne infernale et qui avait un cœur si tendre et un langage si doux, lui fit une impression profonde. Dès ce jour son parti fut pris, et il trouva en lui-même un certain art pour tromper sa mère sur des dangers qui allaient environner sa nouvelle existence. On voit déjà qu'en lui parlant d'études, de manéges, il cherche à détourner sa pensée de l'éventualité prochaine des batailles. Par la suite, on le verra plus ingénieux encore à lui épargner les tourmens de l'inquiétude, jusqu'au moment où blasé lui-même sur l'émotion du péril, il semble croire qu'elle se soit habituée aux chances de la guerre. Mais elle n'en prit jamais son parti, et longtemps après elle écrivait à son frère, l'abbé de Beaumont:
«Je déteste la gloire. Je voudrais réduire en cendres tous ces lauriers où je m'attends toujours à voir le sang de mon fils. Il aime ce qui fait mon supplice, et je sais qu'au lieu de se préserver, il est toujours et même inutilement à l'endroit le plus périlleux. Il a bu à cette coupe d'enivrement depuis le jour où pour la première fois, il a vu M. de Latour-d'Auvergne. C'est ce maudit héros qui lui a tourné la tête!»
Je reprends la transcription de ces lettres, et je ne puis me persuader que mon lecteur les trouve trop longues ou trop nombreuses. Quant à moi, lorsque je sens qu'en les publiant, j'arrache parfois à l'oubli quelque détail qui honore l'humanité, je me reconcilie avec ma tâche, et je goûte un plaisir que ne m'ont jamais donné les fictions du roman.
FIN DU TOME PREMIER.
HISTOIRE DE MA VIE.
HISTOIRE
DE MA VIE
par
Mme GEORGE SAND.
Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.
TOME DEUXIÈME.
PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.
CHAPITRE HUITIEME.
Suite des lettres.—Enrôlement volontaire.—Elan militaire de la jeunesse de 1798.—Lettre de Latour-d'Auvergne.—La gamelle.—Cologne.—Le général d'Harville.—Caulaincourt.—Le capitaine Fleury.—Amour de la patrie.—Durosnel.
LETTRE II.
«Paris, 6 vendémiaire an VII (7 septembre 1798).
«Je t'écris, ma bonne mère, de chez notre Navarrais[22]. La loi de la conscription, proclamée ce matin, et qui ordonne de répondre dans vingt-six jours, m'empêche d'attendre ta réponse et me détermine à prendre le parti dont je t'ai parlé. Nous allons tous les deux ce matin chez le capitaine des chasseurs, afin de terminer cette affaire. Ne t'inquiète pas, ma bonne mère; il s'agit d'aller en garnison à Bruxelles et non point au feu de l'ennemi. J'aurai probablement un congé ou une ordonnance qui me forcera de venir bientôt t'embrasser. Tous les jeunes gens ici ont la tête ou la figure à l'envers. Toutes les jolies femmes et les bonnes mères se désolent. Mais il n'y a pas de quoi, je t'assure; je vais endosser le dolman vert, prendre le grand sabre et laisser croître mes moustaches. Te voilà mère d'un défenseur de la patrie, et ayant droit au milliard. C'est un profit tout clair. Allons, ma bonne mère, ne t'afflige pas. Tu me reverras bientôt.»
LETTRE III.
«7 vendémiaire an VII (septembre 98).
«Je suis volontaire. J'ai le grand sabre, la toque rouge et le dolman vert. Quant à mes moustaches, elles ne sont pas encore aussi longues que je pourrais le désirer: mais cela viendra. Déjà on tremble à mon aspect, du moins je l'espère. Allons, ma chère bonne mère, ne t'afflige pas.
«Je suis soldat; mais le maréchal de Saxe n'a-t-il pas servi volontairement dans ce poste pendant deux ans? Toi-même tu reconnaissais que j'étais en âge de chercher un état. Je tergiversais sur le choix, parce que tu craignais trop la guerre. Mais, au fond, je désirais être forcé par les circonstances de suivre mes inclinations. Le fait est arrivé. Je serais heureux de cela sans la douleur de te quitter et sans tes inquiétudes qui me déchirent; mais je t'assure, ma bonne mère, que là où je vais, on ne se bat pas, et que j'aurai souvent des congés pour te voir. Allons, ton chasseur t'embrasse de toute son ame. Il y a dans le régiment une place vacante de trompette. Propose-la au père Deschartres. J'embrasse ma bonne. Adieu, adieu, je t'aime.»
LETTRE V.
«Paris, le 13 vendémiaire an VII (septembre 98).
«Je t'écris au moment d'aller chez le général Beurnonville. C'est un ami de M. Perrin, ami intime du général, qui me présente. Beurnonville est général de l'armée d'Angleterre dont je fais partie, et, par son moyen, j'espère avoir un prompt avancement. Il sera à propos que tu lui écrives. Tu lui diras que si tu ne m'as pas envoyé plus tôt à la défense de la patrie, c'est que les lois s'y opposaient, puisqu'on m'avait compris dans la classe des soldats; qu'enfin le décret de la conscription me permet de partir, et que tu lui demandes pour moi son appui. Dans tout cela, il n'y aura qu'une moitié de mensonge, ton zèle pour m'envoyer à la guerre; enfin tu t'en tireras à merveille; je n'en suis pas en peine. On reparle ici de la paix, et toutes mes affaires vont probablement se passer en promenades.»
LETTRE VII.
«17 vendémiaire an VII (octobre 98).
«Beurnonville m'a donné deux lettres de recommandation, l'une pour le chef de brigade commandant le dixième régiment dont je fais partie; l'autre pour le général d'Harville, inspecteur général de l'armée de Mayence. Il m'adresse à eux comme le petit-fils du maréchal de Saxe, notre modèle à tous, dit-il; il demande pour moi de l'emploi, d'abord comme ordonnance, et ensuite suivant la partie à laquelle ils me trouveront propre. Il me recommande aussi fortement au chef de brigade et lui dit qu'il lui tiendra compte des égards qu'il aura pour moi. Tu vois que mes affaires sont en bon train et qu'avec de pareilles recommandations je ne moisirai pas dans les casernes. Il leur dit, par exemple, que ma famille m'entretient et que je n'aurai pas besoin d'appointemens. Ce n'est point ce qui m'en plaît le plus, car nous ne sommes pas riches, et je vais te coûter de l'argent. Espérons pourtant que je ne tarderai pas à vivre de mon travail. Ne sois pas inquiète, ma bonne mère, et crois que peut-être bientôt tu entendras parler de moi...
«On me dit que tu ne veux pas qu'on sache en Berry en quelle qualité je sers: mais, ma bonne mère, il faut pourtant bien en venir là. D'abord, quels sont donc les imbéciles qui se formaliseraient de voir ton fils soldat de la République? Ensuite, pour qu'on ne t'inquiète pas en mon absence, il faut que j'envoie à la municipalité une attestation de mon activité de service, sans quoi je serais regardé comme fuyard et émigré, ce qui ne me va guère.»
LETTRE X.
«23 vendémiaire an VII (octobre 98).
«Ah! ma pauvre bonne mère, que tu es bonne de m'envoyer des diamans, n'ayant pas de quoi m'équiper; tu fais comme les dames romaines, tu sacrifies tes bijoux aux besoins de la patrie. Je vais les faire estimer et les vendre le mieux possible.»
LETTRE XI.
«25 vendémiaire an VII (octobre 98).
«J'ai dîné hier avec M. de Latour-d'Auvergne, chez M. de Bouillon. Ah! ma mère, quel homme que M. de Latour! si tu pouvais causer une heure avec lui, tu n'aurais plus tant de chagrin de me voir soldat. Mais je vois que ce n'est pas le moment de te prouver que j'ai raison. Ton chagrin m'empêche d'avoir raison contre toi: je lui ai remis ta lettre. Il l'a trouvée charmante, admirable, et il en a été attendri. C'est qu'il est aussi bon que brave. Permets-moi de t'avouer que, s'il n'y avait eu que de pareils hommes dans la Révolution, je serais encore plus révolutionnaire que je ne le suis... c'est-à-dire que je le serais sans ta prison et tes douleurs.
«J'ai été de là aux Italiens voir Montenerro. C'est détestable.
«Toutes les élégantes de Paris étaient là. Mme Tallien, Mlle Lange et mille autres, tant grecques que romaines, ce qui ne m'a pas empêché de me bien ennuyer.»
Lettre de Latour-d'Auvergne à ma grand'mère.
«De Passy, le 25 vendémiaire an 7 de la République française.
«Madame,
«Je n'ai reçu que dans ce moment-même la lettre extrêmement flatteuse que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Vous ne me devez aucun remercîment pour ce que j'ai pu faire pour monsieur votre fils, dans les circonstances embarrassantes où il s'est trouvé. Les personnes qui me devaient une véritable reconnaissance étaient ses officiers et ses camarades; aussi n'ont-ils pas manqué de me donner à connaître tout ce qu'ils pensaient et sentaient sur le service que je leur avais rendu en leur procurant pour frère d'armes le jeune Maurice, chez lequel tout semble déjà annoncer qu'il accomplira un jour les hautes destinées de son immortel grand-père. L'on a pris toutes les précautions et toutes les mesures possibles pour qu'il serve avec douceur et agrément; soyez donc bien tranquille, madame, sur ses premiers pas dans la carrière des armes. La paix, à laquelle je crois toujours, malgré les apparences contraires, vous le renverra peut-être plus tôt que vous n'osez l'espérer. Ainsi, laissez prendre place à ce sentiment, au milieu des motifs de s'alarmer, que la tendresse d'une mère trouve si facilement au fond de son cœur pour un fils qui s'éloigne d'elle pour la première fois. Je n'entreprendrai pas, madame, d'arrêter les premiers mouvemens de votre sensibilité; ils sont trop justes et je n'ai pas le bonheur d'être père, mais je sens que je méritais de l'être, à en juger par l'effet que votre lettre a produit sur moi.
«Agréez, madame, avec bonté, mes hommages les plus respectueux.
«Le citoyen LATOUR-D'AUVERGNE CORRET,
capitaine d'infanterie.»
LETTRE XII.
«27 vendémiaire au soir, an VII (octobre 98).
«Je pars aujourd'hui, ma bonne mère; je viens de prendre congé de mon capitaine, qui, tout enchanté de ta lettre, m'en a donné une pour le chef d'escadron; puis il m'a embrassé avec effusion. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais tout froid qu'il est, ce digne homme, il a l'air de m'aimer comme son fils. Beurnonville m'a recommandé de toutes parts: lui aussi me comble de bontés; il m'appelle son Saxon. Je crois bien que c'est aux lettres de ma bonne mère, encore plus qu'à ma bonne volonté que je dois tout cela. Je t'envoie un duplicata de ma conscription. Beaumont m'a mené à sa section et m'a fait inscrire. Cette démarche était nécessaire; sans cela, malgré ma présence au corps, j'aurais encouru les peines portées par la loi.
«Tu vas donc lire que j'exerce la profession de chasseur à cheval et que ma taille est d'un mètre 733 millimètres, à quoi tu ne comprendras rien et te figureras peut-être que j'ai grandi ce mois-ci de 733 coudées. Mais cela ne fait toujours que 5 pieds 3 pouces. Hier, en retenant ma place à la diligence, j'ai emmené le commis qui m'inscrivait sur le registre. Ah! monsieur, je suis de la conscription.—Voilà un uniforme qui vous va bien; voulez-vous m'adresser à votre capitaine?—Certainement, mon camarade; je vais chez lui, venez-y avec moi. Un jeune homme qui venait s'inscrire aussi pour la diligence, nous entend et nous suit. Bientôt j'emmènerai les postillons et les chevaux. Tu vois bien, ma bonne mère, que je ne suis pas le seul qui ait le goût militaire, car tous s'en vont joyeux et fiers. Je pars, je t'embrasse, je t'aime, je recommande à père Deschartres et ma bonne, et même aussi un peu à Tristan, de te distraire, de te rassurer, de te soigner; je reviendrai bientôt, sois-en sûre, et je serai heureux.
«MAURICE.»
«Cologne, 7 brumaire.
«Me voilà à Cologne! Bah! comment donc si loin? Figure-toi qu'arrivé à Bruxelles, j'entre dans la chambre de la sixième compagnie. On allait se mettre à table, c'est à dire se ranger autour de la gamelle. On m'invite poliment à dîner. Je prends une cuillère, et me voilà à m'empifrer avec toute la société. A un petit goût de fumée près, la soupe était, ma foi, très bonne, et je t'assure qu'on ne meurt pas de cette cuisine-là. Je régale ensuite les camarades de quelques pots de bière et de quelques tranches de jambon. Nous fumons quelques pipes, nous voilà amis comme si nous avions passé dix ans ensemble. Tout à coup l'appel sonne, on descend dans la cour. Le chef d'escadron s'avance, je vais à lui, je lui remets la lettre du capitaine, il me serre la main, mais il m'apprend que le chef de brigade et le général sont aux avant-postes de l'armée de Mayence avec l'autre partie de mon régiment. Je vois dans l'instant qu'il n'y a rien à faire à Bruxelles, et je le dis tout net à mon chef d'escadron qui m'approuve sans hésiter. Il m'expédie une feuille de route pour les avant-postes, et après dix-huit heures d'amitié avec mon chef et mes camarades, me voilà parti! Mais le destin, ma bonne mère, me sert mieux que la prudence. Je passais par Cologne pour me rendre dans les environs de Francfort, où est mon régiment, lorsque j'ai appris que le citoyen d'Harville, général en chef et inspecteur de la cavalerie de Mayence, allait arriver ici dans deux jours. Je suspends ma course, je l'attends. Tout le monde me dit qu'avec la recommandation de Beurnonville, son ami, je serai employé d'emblée près de lui comme ordonnance. J'aurai donc un peu plus de mouvement, sinon dans le corps, du moins dans l'esprit, que si j'étais forcé de m'en tenir à la consigne du soldat caserné. Ainsi mes affaires vont bien, et sois tranquille.
«Tu apprendras par les journaux qu'il y a eu des troubles dans le Brabant, au sujet de la conscription. Les révoltés se sont emparés pendant quelques heures de la ville et de la citadelle de Malines; mais les Français, à qui rien ne résiste, les en ont chassés, et en ont tué 300. On en a amené 27 à Bruxelles pendant que j'y étais, et j'ai vu, parmi eux, des gens de tout âge et deux capucins. La conscription n'était qu'un prétexte, et le projet des révoltés était de favoriser une descente des Anglais; car ils s'étendent du côté d'Ostende et de Gand. Notre diligence s'étant cassée et nous ayant forcés de passer huit heures à Louvain, toutes les villes qui étaient sur la route, vinrent au-devant de nous. Le bruit s'était répandu que Bruxelles était en insurrection, parce qu'on ne voyait point arriver la diligence. Cette alerte s'est accrue au point que c'est la nouvelle du pays, et qu'on a peine à me croire, quand je dis que j'ai laissé Bruxelles fort tranquille. On fait descendre beaucoup de troupes de l'armée de Mayence, et on espère voir bientôt le Brabant pacifié. Je bénis de plus en plus, ma bonne mère, les soins dont tu comblas mon enfance. L'allemand m'est ici de la plus grande utilité. J'ai servi dans tout le chemin d'interprète à la carrossée. Ils étaient désolés de me laisser à Cologne et de perdre leur trucheman.—Tu vas passer un hiver bien triste, toi, ma bonne mère, et cette idée seule m'afflige. Mais j'espère être chargé de quelque ordonnance pour le département de l'Indre. J'irai encore te soigner, te caresser, te faire rire. Ta douleur est mon unique souci, car de tout ce qui peut m'arriver, je m'en moque, et suis certain de m'en bien tirer.»
En attendant le général d'Harville, notre chasseur se promenait au bord du Rhin, et, malgré sa joie d'être militaire, il ne pouvait pas toujours prendre son parti sur l'absence de sa mère. «Les bords du Rhin me rappellent les bords de la Seine à Passy, lui écrivait-il à la date du 9 brumaire, et je m'y surprends tout triste, rêvant à toi, et t'appelant comme dans ce temps-là où nous étions si malheureux.» Il rencontre un aide-de-camp du général Jacobi, ils parlent musique, ils en font ensemble, et les voilà liés. Le général d'Harville arrive enfin, et, d'emblée, choisit le protégé de Beurnonville pour son ordonnance. Il lui promet un beau cheval, tout équipé, le plus tôt possible, car les chevaux étaient rares alors, et celui-là se fit longtemps attendre.
Le général, qui s'intitulait alors Auguste Harville, était le comte d'Harville, qui fut depuis sénateur et chevalier d'honneur de Joséphine, avait été maréchal-de-camp avant la révolution, puis employé sous Dumouriez. Il avait été un peu froid ou hésitant à la bataille de Jemmapes. Traduit au tribunal révolutionnaire après la trahison de ce dernier, il avait eu le bonheur d'être acquitté. La suite de sa vie s'écoula dans les faveurs plus que dans la gloire. En 1814 il vota la déchéance de l'empereur et fut fait pair de France. Ce pouvait être un brave et galant homme, mais le résumé de ces existences qui ont servi toutes les causes ne laisse pas de traces bien chaudes dans la mémoire des hommes, et on peut, en tout temps, suspecter un peu leur sincérité. Ce général était fort sensible à la recommandation de la naissance. Son aide-de-camp et parent, le jeune marquis de Caulaincourt, le poussait à la hauteur et à la réaction contre les idées révolutionnaires. Le caractère d'aristocratie de ces deux personnages est très bien tracé dans les lettres de mon père, que je citerai encore, car elles offrent une peinture assez originale de l'esprit de réaction qui grandissait chaque jour dans les rangs de l'armée. On y verra que l'égalité de droits, établie par la révolution, n'y était déjà plus du tout l'égalité de fait.
LETTRE XIV.
«26 brumaire an VII (9 septembre 98), Cologne.
«... Les aides-de-camp du général dont l'un est le citoyen Caulaincourt, m'ont invité hier à dîner. Le repas a été très gai et très amical. On a passé ensuite dans la chambre du général qui a un érysipèle à la jambe. Je suis resté seul avec lui une demi-heure. Il m'a parlé avec l'aisance et l'affabilité d'un personnage d'autrefois, s'est inquiété de la manière dont j'étais logé et nourri; puis il me fit mille questions sur mon passé, sur ma naissance, sur mes relations. En apprenant que la femme et la fille du général de La Marlière avaient passé l'été chez toi, que la fille du général de Guibert avait épousé mon neveu, que Mme Dupin de Chenonceaux avait été la femme de mon grand-père, il devint de plus en plus gracieux, et je vis bien que tout cela ne lui était pas indifférent. On fit ensuite de la musique. Il y avait beaucoup d'élégans et d'élégantes de Cologne qui, pour des Allemands, n'ont pas mauvaise tournure. Chacun demandait au général: Quel est donc ce chasseur-là? Car ce n'est pas en Allemagne la coutume que les ordonnances fassent salon avec les officiers supérieurs, et cette infraction à l'étiquette leur bouscule un peu l'esprit. Je m'en moque, et je vais mon train, d'autant plus qu'après la musique vint une magnifique collation dont aucun plat ne fit avec moi le renchéri. Puis du punch... Et puis on a valsé. Et puis les aides-de-camp m'ont invité à souper avec ceux du général Tréguier, commandant de la place. Nous avons bu du vin de Champagne qui cassait tout, puis encore du punch, puis nous nous sommes un peu grisé, et puis on s'est séparé à minuit.
«Tu vois que n'ayant pas le sou, je vis comme un prince. L'état-major est très bien composé. Les aides-de-camp sont tous des jeunes gens fort aimables, et le citoyen de Caulaincourt m'a dit, de la part du général, que dans trois ou quatre mois je serais officier.
«On bat toujours les rebelles; on a brûlé plusieurs villages entre Mons et Bruxelles. Cologne est tranquille..................................
«Dis à ma bonne qu'il y a ici des places vacantes de vivandières, et que je lui en offre une. J'embrasse il signor Fugantini-Deschartres. Débite-t-on toujours, dans nos environs, bien des platitudes sur mon absence? Arrivent-ils à croire que je ne suis pas émigré, mais soldat? Tous nos bons paysans partent-ils? Demandent-ils où je suis? Il arrive ici une foule de conscrits. On les compte, on les enrégimente, on les conduit comme des moutons. Tous les matins, la rue de l'état-major en est remplie. Les uns chantent; quelques-uns, pauvres enfans, ont la larme à l'œil. Je voudrais pouvoir les consoler ou leur donner ma gaîté. «Je me retrouvai près de toi, dans la rue du Roi-de-Sicile, dans ton boudoir gris de perle. C'est étonnant comme la musique vous replonge dans les souvenirs. C'est comme les odeurs: quand je respire tes lettres, je crois être dans la chambre à Nohant, et le cœur me saute à l'idée que je vais te voir ouvrir ce meuble en marqueterie qui sent si bon, et qui me rappelle des choses si sérieuses d'un anti-temps[23].
* * *
«En sortant de la comédie, ce diable de bon garçon (mon ami le secrétaire) m'a emmené souper. Je ne voulais pas boire de vin parce qu'il est trop cher ici, et que je voudrais m'en déshabituer. Il y avait six jours que je n'en avais goûté; mais, en le voyant sur la table, et pressé par mon camarade, je n'ai pas su résister.»
LETTRE XVIII.
«23 frimaire an VII (décembre 98). Cologne.
«Ma foi, ma bonne mère, si j'osais, je te gronderais, car je ne reçois pas de tes nouvelles, et je ne saurais m'y habituer. Je reviens encore de fouiller dans les dépêches du général, et je reviens encore une fois triste. J'ai été voir avant-hier mon brave compatriote le capitaine Fleury[24], j'y suis allé avec un autre capitaine de son régiment. Nous avons descendu le Rhin jusqu'à Mulheim dans une chaloupe à voiles, par un vent qui nous coupait la figure et qui nous menait d'un train admirable. Il nous a donné un très bon dîner et j'en avais besoin, car ce joli vent m'avait donné une faim de soldat. Ce brave homme nous a reçus à bras ouvert, et nous n'avons fait que parler du Berry. Le sentiment qu'on appelle amour de la patrie est de deux sortes. Il y a l'amour du sol, qu'on ressent bien vite dès qu'on a mis le pied sur la terre étrangère, où rien ne vous satisfait, ni la langue, ni les visages, ni les manières, ni les caractères. Il se mêle à cela je ne sais quel amour-propre national qui fait qu'on trouve tout plus beau et meilleur chez soi que chez les autres. Le sentiment militaire s'en mêle aussi, Dieu sait pourquoi! Mais enfin, enfantillage ou non, voilà que je m'en sens atteint et qu'une plaisanterie sur mon uniforme ou mon régiment me mettrait en colère tout aussi bien qu'un vieux soldat dont on raillerait le sabre ou la moustache.
«Et puis, outre cet attachement au sol, et cet esprit de corps, il y a encore l'amour de la patrie qui est autre chose et qui ne peut guère se définir; tu auras beau dire, ma bonne mère, qu'il y a quelque chimère dans tout cela, je sens que j'aime ma patrie comme Tancrède:
Qu'elle en soit digne ou non, je lui donne ma vie!
Nous avons senti tous ces amours-là confusément à travers le vin du Rhin, en trinquant à tout rompre, Fleury et moi, au Berry et à la France.
«Comment va ton pauvre métayer; Ses enfans partent-ils? Père Deschartres continue-t-il ses cures merveilleuses? Monte-t-il ma jument? Râcle-t-il toujours du violon? Dis à ma bonne que, depuis qu'elle ne s'en mêle plus, mes chemises ne sont pas dans un état brillant. Elle était bien bonne avec son idée de se faire envoyer mon linge pour le raccommoder! Le port pour aller et revenir coûterait plus cher que le linge ne vaut.
«Il s'est donné avant-hier un très beau bal; le général y était avec ses aides-de-camp. Je fus le saluer, et il me fit très bonne mine. Il me demanda si je savais valser, et je lui en donnai vite la preuve. Je remarquai qu'il me suivait des yeux et qu'il parlait de moi à un de ses aides-de-camp d'un air de satisfaction. Tu n'aimes pas la guerre, ma bonne mère, et je ne veux pas te dire de mal de l'ancien régime; mais pourtant j'aimerais mieux faire mes preuves sur un champ de bataille que dans un bal.
«Tu me demandes si j'ai planté là Caulincourt. Ce n'est point pour moi un homme à planter là, je t'assure car il fait la pluie et le beau temps chez le général. Je lui témoigne toujours tout le respect et les attentions auxquels je suis tenu; mais c'est un être original qui ne peut me plaire infiniment. Un jour il vous fait des avances; le lendemain il vous reçoit sèchement. Il dit des douceurs à la Deschartres. Il tance ses secrétaires comme des écoliers, et, dans la conversation la plus insignifiante, il garde le ton d'un homme qui fait la leçon à tout le monde. C'est l'amour du commandement personnifié. Il vous dit qu'il fait chaud ou froid, comme il dirait à son domestique de brider son cheval. J'aime infiniment mieux Durosnel, l'autre aide-de-camp. Celui-là est vraiment aimable, bon et simple dans ses manières. Il parle toujours avec franchise et amitié, et n'a pas de caprices. Il était aussi au bal d'avant-hier, et nous étions placés pour valser par rang de grade. D'abord le citoyen de Caulincourt, ensuite Durosnel, puis moi; de manière que l'adjoint, l'aide-de-camp et l'ordonnance accomplissaient leur rotation comme des planètes.
«Toutes tes réflexions sur le monde à propos de ma situation sont bien vraies, ma bonne mère. Je les garderai pour moi, et j'en ferai mon profit. Ta lettre est charmante, et je ne serai pas le premier à te dire que tu écris comme Sévigné, mais tu en sais plus long qu'elle sur les vicissitudes de ce monde.»
CHAPITRE NEUVIEME.
Suite des lettres.—Courses en traîneaux.—Les baronnes allemandes.—La chanoinesse.—Les glaces du Rhin.
LETTRE XXIII.
«Cologne, 18 nivose an VII (Janvier, 1799).
«.... Le général m'a fait inviter à diner par M. de Caulincourt. Il m'a fait parler de Jean-Jacques Rousseau, de mes aventures avec mon père, et m'a écouté de façon à me tourner la tête si j'étais un sot. Mais je me tenais sur mes gardes pour ne pas devenir babillard et pour ne dire que ce à quoi j'étais provoqué. Après le dîner, le général et M. Durosnel montèrent dans un traîneau magnifique représentant un dragon or et vert, traîné par deux chevaux charmans. Je montai dans un autre avec Caulincourt; mon camarade le hussard rouge, me voyant sortir de table et monter dans les traîneaux du général, ouvrait des yeux gros comme le poing. Il croyait rêver. Le général courait la ville en traîneau pour faire ses invitations à une grande partie qui devait avoir lieu le lendemain. Il voulut que je le suivisse dans toutes ses visites et chez Mme Herstadt, en la priant de laisser sa fille venir à cette partie. Il se mit en plaisantant à ses genoux en lui disant: Souffrirez-vous, madame, que je reste longtemps dans cette posture, en présence de mes aides-de-camp et de mon ordonnance, le petit-fils du maréchal de Saxe?—Les dames ouvrirent de grands yeux, ne comprenant probablement pas que je ne fusse pas émigré.
«Nous avons un très beau bal par abonnement, où vont tous les officiers supérieurs et la bonne compagnie du crû. Tu ne croirais pas qu'une bécasse de baronne allemande, qui y mène ses filles, a trouvé mauvais que j'y fusse, et a défendu à ses filles de danser avec moi. C'est un capitaine de cavalerie qui loge chez elle qui est venu me conter cela. Il en était furieux et voulait déloger à l'instant même. Sa colère était burlesque, et j'ai été obligé de le calmer. Mais je n'ai pu l'empêcher, hier soir, d'aller donner le mot à tous les Français militaires et autres qui sont ici; et comme j'arrivais au bal, amenant mon quartier-maître et mon chef d'escadron avec lesquels je venais de dîner, d'autres officiers s'approchèrent de nous et nous dirent: La consigne est donnée, le serment est prêté:
«Aucun Français ne dansera avec les filles de la baronne ***. J'espère, messieurs, que vous voudrez bien prendre le même engagement. Je demande pourquoi: on me répond que la baronne a défendu à ses filles de danser avec les soldats, et j'apprends ainsi que c'est moi qui suis la cause de cette conspiration...
«Je suis tenté de bénir la fameuse baronne qui veut que les ordonnances attendent dans la cour pendant que les officiers sont au bal. Cela m'a valu les paroles les plus aimables, les regards les plus ravissans de Mlle....., et nous sommes dans un échange d'intérêt et de reconnaissance qui me fait beaucoup espérer. Cette jeune personne est chanoinesse et à peu près maîtresse de ses actions. Elle est charmante, et, ma foi, si une chanoinesse du chapitre électoral n'a pas peur de mon dolman, je puis bien narguer la vieille baronne et ses pies-grièches de filles.....»
LETTRE XXIV.
«7 pluviôse an VII.
«Tu sais sûrement déjà qu'Ehrenbreitstein est rendu. Le Rhin fait ici des ravages du diable. Le port de Cologne est plein de bâtimens marchands hollandais: les glaces se sont d'abord fortement serrées; ensuite est arrivé un débordement qui les a portées à la hauteur des premiers étages des maisons du port. Il a gelé de nouveau par là-dessus; puis tout à coup le Rhin est rentré dans son lit, de manière que l'eau n'étant plus sous la glace, la glace s'est brisée et les bâtimens qui s'étaient rangés contre les maisons de plain-pied avec les croisées du premier, sont retombés sur le port de trente pieds de haut et se sont fracassés en grande partie. Cet événement est unique et ne s'est peut-être jamais vu. Hier, je suis resté toute l'après-midi sur le bastion du Rhin à observer ses mouvemens, avec un officier d'artillerie, jeune homme rempli de talens que j'ai pris en amitié et qui me le rend. Nous avions une pièce de 4, et, à chaque effort de la glace, nous avertissions les hommes du port par un coup de canon. Je me suis ressouvenu de mes jeux de la rue du Roi-de-Sicile, et en mettant le feu, je sentais que cela m'amusait encore. Tu as beau dire, ma chère mère, il n'y a rien de joli comme le bruit. Je voudrais bien pouvoir t'importuner encore de mon vacarme!..... Mais on vient me chercher pour dîner. On crie, on rit, c'est un bruit à ne pas s'entendre, et, quoique j'aime le tapage, je m'en passerais bien quand je cause avec toi. Allons, il faut que je te quitte brusquement, mais, avant, je t'embrasse comme je t'aime.
«Tu désires beaucoup la paix, ma bonne mère, et moi je tremble qu'on ne la fasse. La guerre est mon seul moyen d'avancement; si elle recommence, je suis officier avec facilité et avec honneur. En se conduisant proprement dans quelque affaire, on peut être nommé sur le champ de bataille. Quel plaisir! quelle gloire! mon cœur bondit rien que d'y songer! C'est alors qu'on obtient des congés, qu'on revient passer d'heureux momens à Nohant, et qu'on est par là bien récompensé du peu qu'on a fait!
..... On ne s'appelle plus ici citoyen ni citoyenne; les militaires, entre eux, reprennent le monsieur chaque jour davantage, et les dames sont toujours des dames. Dis au père Deschartres qu'il est un ...... de tant dormir.
«Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon ame.»
LETTRE XXIX.
«Cologne, le 20 pluviose an VII.
«Heureux celui qui conserve sa mère, et qui peut jouir de sa tendresse? Celui-là est prédestiné, car il aura connu le bonheur d'être aimé pour lui seul!
«Ta lettre, ma bonne mère, est venue compléter bien agréablement ma journée. Je l'ai reçue au retour d'une promenade que j'ai faite de l'autre côté du Rhin avec Lecomte (c'est le nom du chasseur à qui j'ai servi de témoin). Il m'a mené voir le bâtiment d'un négociant de ses amis. Ce vaisseau n'a point souffert des glaces, il est très joli; les chambres sont d'une propreté parfaite. Nous l'avons visité dans tous les sens. Il était rempli de marchandises. Le négociant, avec tout son monde, était occupé à le faire charger pour la Hollande. Maîtres et ouvriers grouillaient sur le pont. Il faisait le plus beau temps du monde. Seuls nous ne faisions rien, le chasseur et moi, au milieu de tous ces visages affairés. Pour moi, appuyé sur mon sabre, la pipe à la ......, l'œil stupidement fixé sur ce spectacle, je me disais à part moi: «Je suis né dans une condition plus riche et plus élevée que ces gros négocians qui ont des maisons en ville, des vaisseaux en rade, de l'or plein leurs coffres; et moi, soldat de la République, je n'ai pour toute propriété que mon sabre et ma pipe. Mais les glaces, mais le feu, mais les voleurs, mais les douaniers ne m'empêchent pas de dormir. Que d'inquiétudes de moins! Que la ville s'effondre, que le port et tout ce qui est dedans s'engloutisse, je m'en moque..... et même, je dirais à la hussarde, je m'en.... Travaillez pour vous-mêmes, canailles, amassez de l'argent; nous, nous travaillerons pour notre pays et nous recueillerons de l'honneur. Mon métier vaut bien le vôtre.»
«Là-dessus, laissant mon chasseur à bord, occupé à vider quelques bouteilles avec son ami le négociant, je suis revenu trouver ma chanoinesse, qui m'avait promis d'avoir un grand mal de tête pour se dispenser d'aller à la comédie, ce qui lui permettrait de rester seule chez elle toute la soirée.
CHAPITRE DIXIEME.
Suite des lettres.—Saint-Jean.—Vie de garnison.—La petite maison.—Départ de Cologne.
LETTRE XXXI.
«Le 24 ventose, Cologne, an VII (mars 1799).
«De mon père à sa mère,
«Caulaincourt est enfin parti, je lui ai souhaité une bonne santé et un beau voyage. Il m'a répondu par de grandes révérences encore plus glaciales que de coutume. Je n'ai pas pleuré, c'est singulier!
«Le général me dit que je ne m'occupe pas assez. Mais à quoi veut-il que je m'occupe puisqu'il ne me donne rien à faire, que je n'ai même pas un cheval à monter, et que notre temps ici se passe à faire des visites, à aller au bal et à la comédie? Si je n'avais la passion de la musique je m'ennuierais à mourir, car je suis obligé d'étudier les commandemens et les manœuvres de l'escadron dans ma chambre, ce qui ne m'apprend pas grand'chose. Depuis que je suis chez mon docteur, j'accompagne sa fille. A ma prière, ma belle chanoinesse a repris la musique qu'elle possède admirablement. Elle a fait venir un piano de Mayence, et elle le touche avec beaucoup de goût et de légèreté. Je vais aussi très souvent jouer du violon et chanter chez Mme Maret, femme du commissaire des guerres en chef à Cologne. Elle reçoit tout ce qu'il y a de mieux ici en Français, et le général y vient quelquefois.
«Nous avons eu une très belle revue, favorisée par un temps magnifique. Pour le coup, les plumets et les broderies ont brillé tout à leur aise. La musique était fort bonne, et tout cela me grisait. J'étais heureux. Mais tout cela donne le goût du métier et ne me satisfait pas. Il est vrai que voilà la guerre recommencée sinon déclarée. Ce sera, j'espère, le signal de mon avancement. Que cette espérance ne t'effraie pas: songe qu'il y aura des remplacemens à faire dans les corps, et qu'il faudra bien que mon tour vienne. Connais-tu rien de plus risible que les négociations de Rastadt? On se fait de grandes politesses de part et d'autre, et on se canonne avec des protestations d'amitié. A la bonne heure!
«Ce que tu me dis de notre moisson prochaine n'est pas gai; mais dans ma sagesse optimiste, j'ai imaginé que si le blé était plus rare il serait plus cher, et que tu n'y perdrais rien. Il est vrai que les pauvres, sur qui cela retombe, te retomberont sur les bras, et que tu en nourriras plus que de coutume. De loin, je vois bien que mon optimisme est en défaut, et que les bons cœurs ne vont pas à la richesse.....
«Dis à Saint-Jean que le bruit court à l'armée que l'on va faire une levée de tous les hommes depuis quarante ans jusqu'à cinquante-cinq ans, et qu'alors je tâcherai de le faire entrer comme cuisinier dans le régiment, afin qu'il ne soit exposé qu'au feu de la cuisine, car je crois que celui des batteries ne lui conviendrait pas.»
* * *
Ce Saint-Jean, objet fréquent des amicales railleries de mon père, était le cocher de la maison et l'époux d'Andelon, la cuisinière. Ce vieux couple est mort chez nous, le mari quelques mois avant ma grand'mère qui ne l'a pas su, son état de paralysie nous permettant de le lui cacher. Saint-Jean était un ivrogne fort comique. Toute sa vie il avait été atrocement poltron, et, quand il était ivre surtout, il était assailli par les revenans, par Georgeon, le diable de la vallée noire; par la Levrette blanche, par la Grand'Bête, par le monde fantastique des superstitions du pays. Chargé d'aller chercher les lettres à La Châtre, les jours de courrier, il prenait chaque fois, pour faire ce voyage d'une lieue, des précautions solennelles, surtout en hiver, lorsqu'il ne devait être de retour qu'aux premières heures de la nuit. Dès le matin, après s'être lesté de quelques pintes de vin du crû, il chaussait une paire de bottes qui datait au moins du temps de la Fronde, il endossait un vêtement d'une forme et d'une couleur indéfinissables, qu'il appelait sa roquemane; Dieu sait où il avait pêché ce nom-là! Puis il embrassait sa femme, qui lui apportait respectueusement une chaise, moyennant quoi il se hissait sur un antique et flegmatique cheval blanc, lequel, en moins de deux petites heures (c'était son expression), le transportait à la ville. Là, il s'oubliait encore deux ou trois petites heures au cabaret, avant et après ses commissions, et enfin, à la nuit tombante, il reprenait le chemin de la maison, où il arrivait rarement sans encombre; car tantôt il rencontrait une bande de brigands qui le rouaient de coups, tantôt, voyant venir à lui une énorme boule de feu, son cheval fougueux l'emportait à travers champs, tantôt le diable, sous une forme quelconque, se plaçait sous le ventre de son cheval et l'empêchait d'avancer; tantôt, enfin, il lui sautait en croupe et prenait un tel poids que le pauvre animal était forcé de s'abattre. Parti de Nohant à neuf heures du matin, il réussissait pourtant à y rentrer vers neuf heures du soir; et, tout en dépliant lentement son portefeuille pour remettre les lettres et les journaux à ma grand'mère, il nous faisait le plus gravement du monde le récit de ses hallucinations.
Un jour il eut une assez plaisante aventure, dont il ne se vanta pas. Perdu dans les profondes méditations que procure le vin, il revenait, par une soirée sombre et brumeuse, lorsqu'avant d'avoir eu le temps de prendre le large, il se trouva face à face avec deux cavaliers armés, qui ne pouvaient être que des brigands. Par une de ces inspirations de courage que la peur seule peut donner, il arrête son cheval et prend le parti d'effrayer les voleurs en faisant le voleur lui-même, et en s'écriant d'une voix terrible: «Halte-là, messieurs, la bourse ou la vie!»
Les cavaliers un peu surpris de tant d'audace, et se croyant environnés de bandits, tirent leurs sabres, et, prêts à faire un mauvais parti au pauvre Saint-Jean, le reconnaissent et éclatent de rire. Ils ne le quittèrent pourtant pas sans lui faire une petite semonce et le menaçant, s'il recommençait, de le conduire en prison. Il avait arrêté la gendarmerie.
Il avait été, dans sa jeunesse, quelque chose comme sous-aide porte-foin dans les écuries de Louis XV. Il en avait conservé des idées et des manières solennelles et dignes, et un respect obstiné pour la hiérarchie. Etant devenu postillon plus tard, lorsque ma grand'mère le prit pour cocher après la révolution, une petite difficulté se présenta; c'est qu'il ne voulut jamais monter sur le siége de la voiture, ni quitter sa veste à revers rouges et à boutons d'argent. Ma grand'mère, qui ne savait contrarier personne, en passa par où il voulut, et toute sa vie il la conduisit en postillon. Comme il avait l'habitude de s'endormir à cheval, il la versa maintes fois. Enfin, il la servit pendant vingt-cinq ans d'une manière intolérable, sans que jamais l'idée fort naturelle de le mettre à la porte vînt à l'esprit de cette femme incroyablement patiente et débonnaire.
Il paraît qu'il prit au sérieux les moqueries de mon père sur la prétendue levée de conscrits de cinquante ans, et qu'il n'épousa Andelon, à cette époque, que pour se soustraire aux exigences éventuelles de la république. Vingt ans plus tard, quand on lui demandait s'il avait été à l'armée, il répondait: «Non, mais j'ai bien failli y aller!» La première fois que mon père vint en congé après Marengo et la campagne d'Italie, Saint-Jean ne le reconnut pas et prit la fuite; mais voyant qu'il se dirigeait vers l'appartement de ma grand'mère, il courut chez Deschartres pour lui dire qu'un affreux soldat était entré malgré lui dans sa maison, et que, pour sûr, madame allait être assassinée.
Malgré tout cela, il avait du bon, et une fois, sachant ma grand'mère dépourvue d'argent et inquiète de ne pouvoir en envoyer de suite à son fils, il lui rapporta joyeusement son salaire de l'année que, par miracle, il n'avait pas encore bu. Peut-être l'avait-il reçu la veille! Mais enfin l'idée vint de lui, et, pour un ivrogne, c'est une idée. Il pardonnait à mon père de mener les chevaux un peu vite; mais, sur ses vieux jours, il devint plus intolérant pour moi, et souvent, pour monter à cheval, je fus obligée d'aller au pas jusqu'au premier village pour faire remettre à ma monture un fer qu'il avait eu la malice de lui ôter pour m'empêcher de la faire courir.
Mon père lui avait fait présent d'une paire d'éperons d'argent. Il en perdit un, et, pendant le reste de sa vie, il se servit d'un seul éperon, refusant obstinément de remplacer l'autre. Il ne manquait jamais de dire à sa femme, chaque fois qu'elle l'équipait pour le départ: «Madame, n'oubliez pas de m'attacher mon éperon d'argent.»
Tout en s'appelant monsieur et madame, ils ne passèrent pas un jour de leur douce union sans se battre, et enfin le père Saint-Jean mourut ivre, comme il avait vécu.
Voici encore quelques lettres sur la quantité:
«Cologne, 19 floréal.
«Quoi que tu en dises, ma bonne mère, je ne sens pas trop l'écurie. Panser mon cheval est la moindre des choses. Il ne s'agit que d'avoir un vêtement ad hoc, et, ma foi, si un peu de ce parfum-là s'attache à notre personne, nos belles n'ont pas trop l'air de s'en apercevoir. D'ailleurs, il faudra bien qu'elles s'y accoutument. Si nous faisions campagne pour tout de bon, nous sentirions encore plus mauvais. Permets-moi de te dire, ma bonne mère, que ton idée d'augmenter ma pension, pour que je puisse me procurer un domestique, ne me va pas du tout. Je ne veux pas de cela, d'abord parce que tu n'es pas assez riche maintenant pour faire ce sacrifice, ensuite parce qu'un simple chasseur se faisant cirer les bottes et faire la queue par un laquais serait la risée de toute l'armée. Je t'avoue que j'ai ri à l'idée de me voir un valet de chambre dans la position où je suis, mais j'ai été encore plus attendri de ta sollicitude. Si cette idée de me voir l'étrille et la fourche en main te désespère; je te dirai, pour te rassurer, qu'il m'est très facile, si je le veux, de faire soigner mon cheval par un palefrenier du général pour la somme de six francs par mois.
«Les femmes sont nées pour nous consoler de tous les maux de la terre. On ne trouve que chez elles ces soins attentifs et charmans auxquels la grâce et la sensibilité donnent tant de prix. Tu me les as fait connaître, ma bonne mère, quand j'étais près de toi; et maintenant tu répares mes folies. Oh! si toutes les mères te ressemblaient, jamais la paix et le bonheur n'eussent abandonné les familles. Chaque lettre de toi, chaque jour qui s'écoule, augmentent ma reconnaissance et mon amour pour toi. Oh! non, il ne faut pas abandonner cette faible créature. Je sais bien que tu ne l'abandonneras pas. Ne justifions pas cette sentence terrible pour l'espèce humaine que l'on fait prononcer à de jeunes oiseaux:
«Tes réflexions, ma bonne mère, m'ont vivement touché. J'aurais dû les faire plus tôt! Si ta conduite, en cette occasion, n'eût réparé les suites imprévues de mon entraînement, j'aurais peut-être été réduit à n'en faire que de stériles et douloureuses. Professer et pratiquer la vertu, c'est ton lot et ton habitude. Adieu, ma bonne mère, ma mère excellente et chérie. On m'appelle chez le général. Je n'ai que le temps de t'embrasser de toute mon ame.
«MAURICE.»
Voici l'explication de la lettre qu'on vient de lire. Une jeune femme attachée au service de la maison venait de donner le jour à un beau garçon qui a été plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie personne n'avait pas été victime de la séduction: elle avait cédé, comme mon père, à l'entraînement de son âge. Ma grand'mère l'éloigna sans reproches, pourvut à son existence, garda l'enfant et l'éleva.
Il fut mis en nourrice, sous ses yeux, chez une paysanne fort propre qui demeure presque porte à porte avec nous. On voit, dans la suite des lettres de mon père, qu'il reçoit par sa mère des nouvelles de cet enfant, et qu'ils le désignent entre eux, à mot couvert, sous le nom de la petite maison. Ceci ne ressemble guères aux petites maisons des seigneurs débauchés du bon temps. Il est bien question d'une maisonnette rustique; mais il n'y a là de rendez-vous qu'entre une tendre grand'mère, une honnête nourrice villageoise et un bon gros enfant qu'on n'a pas laissé à l'hôpital et qu'on élèvera avec autant de soin qu'un fils légitime. L'entraînement d'un jour sera réparé par une sollicitude de toute la vie. Ma grand'mère avait lu et chéri Jean-Jacques: elle avait profité de ses vérités et de ses erreurs; car c'est faire tourner le mal au profit du bien que de se servir d'un mauvais exemple pour en donner un bon.
LETTRE XXXVII.
«Cologne, 19 prairial an VII (juin 99).
«Le général ne donne point sa démission, ma bonne mère, rassure-toi. C'est sa coutume d'aller tous les ans passer un mois ou deux dans ses terres. Il ne me perd point de vue. Il vient de me parler avec beaucoup d'affection, pour me dire qu'il me fallait aller au dépôt; que c'était nécessaire pour me former aux manœuvres de cavalerie, et que ce ne serait pas pour longtemps, puisque Beurnonville était en instance avec lui et avec Beaumont auprès du Directoire, pour m'obtenir un grade. Il m'a dit qu'il savait bien que tu serais contrariée de me savoir au dépôt; mais que, d'un autre côté, tu voulais que je fusse sous ses yeux, et que c'était le seul moyen, puisque le dépôt est à Thionville et que le général va à Metz ou aux environs. Il m'avancera l'argent dont j'ai besoin pour la route. Ainsi, ne t'inquiète pas, ne t'afflige pas, je serai bien partout, pourvu que tu n'aies pas de chagrin. Songe que si tu te rends malheureuse, il faudra que je le sois, fussé-je au comble de la richesse et au sein du luxe. Tu me verras revenir un beau jour, officier, galonné de la tête aux pieds, et c'est alors que messieurs les potentats de La Châtre te salueront jusqu'à terre. Allons, prends patience, ma bonne mère, voyage, va aux eaux, distrais-toi, tâche de t'amuser, de m'oublier quelque temps si mon souvenir te fait du mal. Mais non, ne m'oublie pas et donne-moi du courage. J'en ai besoin aussi. J'ai des adieux à faire qui vont bien me coûter! Elle ne sait rien encore de mon départ. Il faut que je l'annonce ce soir, et que les larmes prennent la place du bonheur. Je penserai à toi dans la douleur comme j'y ai toujours pensé dans l'ivresse. Je t'écrirai plus longuement au prochain courrier. Le général veut que j'écrive à Beurnonville avant le départ de celui-ci.
«Toutes tes mesures pour la petite maison sont excellentes et charmantes. Tu ménages mon amour-propre qui n'est pas fier, je t'assure. Je me fais bien plus de reproches pour tout cela que tu ne m'en adresses: tu protéges la faiblesse, tu empêches le malheur. Que tu es bonne, ma mère, et que je t'aime!»
LETTRE XXXVIII.
«Cologne, 26 prairial an VII (juin 99).
«Tu es triste, ma bonne mère, moi aussi je le suis, mais c'est de ta douleur, car pour moi-même, j'ai du courage, et je me suis toujours dit que l'amour ne me ferait pas oublier le devoir; mais je n'ai pas de force contre ta souffrance. Je vois que ton existence est empoisonnée par des inquiétudes continuelles et excessives. Mon Dieu! que tu te forges de chimères effrayantes. Ouvre donc les yeux, ma chère mère, et reconnais qu'il n'y a rien de si noir dans tout cela. Qu'y a-t-il donc? Je pars pour Thionville, cité de l'intérieur, la plus paisible du monde, emportant l'amitié et la protection du général, qui me recommande au chef d'escadron. Je ne pourrai donc sortir de là que par son ordre, et ne serai pas libre d'aller affronter ces hasards que tu redoutes tant[25]. Que ne puis-je faire de toi un hussard pendant quelque temps, afin que tu voies combien il est facile de l'être, et quel fonds d'insouciance pour soi-même est attaché à cet habit-là. Sais-tu comment je vais quitter Cologne? Dans les larmes? Non; il faut rentrer cela, et s'en aller dans le tintamarre d'une fête. Quand j'ai annoncé mon départ à mes amis, tous se sont écriés: «Il faut lui faire une conduite d'honneur. Il faut nous griser avec lui à son premier gîte et nous séparer tous ivres, car, de sang-froid, ce serait trop dur.» En conséquence, voilà qu'on équipe pour Bonn, trois cabriolets, deux bironchtes et cinq chevaux de selle. Non seulement je serai escorté par notre tablée, mais encore par un jeune officier d'infanterie légère, Parisien charmant et qui a reçu une excellente éducation; par Maulnoir, par les secrétaires du général, par un garde-magasin des vivres et par un jeune adjudant de place, qui donnera une grande considération à la bande joyeuse, et l'empêchera d'être arrêtée pour tout le tapage qu'elle se propose de faire. En vérité il est doux d'être aimé, et tu vois bien que le rang et la richesse n'y font rien. L'affection ne regarde pas à cela, surtout dans la jeunesse qui est l'âge de l'égalité véritable et de l'amitié fraternelle.
«Nous sommes déjà une vingtaine, et à chaque instant mon escorte se recrute de nouveaux convives; cette ville est le centre de réunion de tous les employés de l'aile gauche de l'armée du Danube, et, parmi eux, il y a une foule de jeunes gens excellens. Je suis lié avec tous; nous nageons ensemble, nous faisons des armes, nous jouons au ballon, etc. Compagnon de leurs plaisirs, ils ne veulent pas que je les quitte sans adieux solennels. Il n'est pas jusqu'à l'entrepreneur des diligences, jeune homme fort aimable, qui ne veuille être de la partie et prêter gratuitement ses cabriolets et bironchtes. Je serai gravement à cheval, et je crois que si Alexandre fit une glorieuse entrée dans Babylone, j'en ferai, dans Bonn, une plus joyeuse.
CHAPITRE ONZIEME.
Suite des lettres.—La conduite.—Thionville.—L'arrivée au dépôt.—Bienveillance des officiers.—Le fourrier professeur de belles manières.—Le premier grade.—Un pieux mensonge.
LETTRE XXXIX.
«Lenchstrat, 2 messidor, an VII (juin 99).
«Je suis parti de Cologne, ainsi que je te l'avais annoncé, ma bonne mère, escorté de voitures et de chevaux portant une bruyante et folâtre jeunesse. Le cortége était précédé de Maulnoir et de Leroy, aides-de-camp du général, et j'étais entre eux deux, giberne et carabine au dos, monté sur mon hongrois équipé à la hussarde. A notre passage, les postes se mettaient sous les armes, et quiconque voyait ces plumets au vent et ces calèches en route ne se doutait guère qu'il s'agissait de faire la conduite à un simple soldat.
«Au lieu de nous rendre à Bonn, comme nous l'avions projeté, nous quittâmes la route et nous dirigeâmes vers Brull, château magnifique, ancienne résidence ordinaire de l'Electeur. Ce lieu était bien plus propre à la célébration des adieux que la ville de Bonn. La bande joyeuse déjeûna et fut ensuite visiter le château. C'est une imitation de Versailles. Les appartemens délabrés ont encore de beaux plafonds peints à fresque. L'escalier, très vaste et très clair, est soutenu par des cariatides et orné de bas-reliefs. Mais tout cela, malgré sa richesse, porte l'empreinte ineffaçable du mauvais goût allemand. Ils ne peuvent pas se défendre, en nous copiant, de nous surcharger, et s'ils ne font que nous imiter ils nous singent. J'errai longtemps dans ce palais avec l'officier de chasseurs, qui est, ainsi que moi, passionné pour les arts.
«Puis nous fûmes rejoindre la société dans le parc, et, après l'avoir parcouru dans tous les sens, on proposa une partie de ballon. Nous étions sur une belle pelouse entourée d'une futaie magnifique. Il faisait un temps admirable. Chacun, habit bas, le nez en l'air, l'œil fixé sur le ballon, s'escrimait à l'envi, lorsque les préparatifs du banquet arrivèrent du fond d'une sombre allée. La partie est abandonnée, on s'empresse. Les petits pâtés sont dévorés avant d'être posés sur la table. A la fin du dîner, qui fut entremêlé de folies et de tendresses, on me chargea de graver sur l'écorce du gros arbre qui avait ombragé notre festin un cor de chasse et un sabre, avec mon chiffre au milieu. A peine eus-je fini, qu'ils vinrent tous mettre leurs noms autour, avec cette devise: «Il emporte nos regrets! «On forma un cercle autour de l'arbre, on l'arrosa de vin, et on but à la ronde dans la forme de mon schako, qu'on intitula la coupe de l'amitié. Comme il se faisait tard, on m'amena mon cheval, on m'embrassa avant de m'y laisser monter, on m'embrassa encore quand je fus dessus, et nous nous quittâmes les larmes aux yeux. Je m'éloignai au grand trot, et bientôt je les perdis de vue.
«Me voilà donc seul, cheminant tristement sur la route de Bonn, perdant à la fois amis et maîtresse, aussi sombre à la fin de ma journée que j'avais été brillant au commencement. Décidément cette manière de se quitter en s'étourdissant est la plus douloureuse que je connaisse. On n'y fait point provision de courage; on chasse la réflexion qui vous en donnerait; on s'assied pour un banquet, image d'une association éternelle, et tout à coup on se trouve seul et consterné comme au sortir d'un rêve.............
«Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse et je me remets en route.»
LETTRE XL.
«Thionville, 14 messidor an VII (juillet 99).
«Bah! ma bonne mère, cesse donc, une fois pour toutes, de t'alarmer, car me voici heureux. Ici, comme partout, les choses s'arrangent toujours à souhait pour moi. En entrant dans la ville, je commence par tomber dans la boutique d'un perruquier, mon cheval à la porte, moi dans l'intérieur. Comme à l'ordinaire, je ne me fais pas le moindre mal. Je me ramasse plus vite que mon cheval. Je regarde cet événement comme d'un bon augure, et je remonte sur ma bête, qui n'avait pas de mal non plus.
«J'arrive au quartier. Je vais trouver le quartier-maître Boursier, qui me reçoit et m'embrasse avec sa gaîté et sa franchise ordinaires. Il me dit que les lettres du général ne sont pas encore arrivées, mais que je suis bien bon pour me présenter et me recommander moi-même, et il me mène chez le commandant du dépôt, nommé Dupré. C'est un officier de l'ancien régime, qui ressemble à notre ami M. de la Dominière. Je lui dis qui je suis, d'où je viens. Il m'embrasse aussi; il m'invite à souper; il m'autorise à ne point aller coucher au quartier, et me dit qu'il espère que je vivrai avec les officiers. En effet, je dîne tous les jours avec lui et avec eux.......
«Je passe mes journées chez le quartier-maître, et je t'écris de son bureau. Nous avons à notre table un autre jeune homme de la conscription, simple chasseur comme moi. Il est d'une des premières familles de Liége et joue du violon comme Guénin ou Maëstrino. En outre, il est aimable et spirituel, et le commandant l'aime beaucoup, car il joue lui-même de la flûte, adore la musique et fait grand cas des talens et de la bonne éducation. Voilà, je crois, la distinction qui servira à la chute des priviléges, justement abolis, et l'égalité rêvée par nos philosophes ne sera possible que lorsque tous les hommes auront reçu une culture qui pourra les rendre agréables et sociables les uns pour les autres. Tu t'effrayais de me voir soldat, pensant que je serais forcé de vivre avec des gens grossiers.
«D'abord figure-toi qu'il n'y a pas tant de gens grossiers qu'on le pense, que c'est une affaire de tempérament, et que l'éducation ne la détruit pas toujours chez ceux qui sont nés rudes et désobligeans. Je pense même que le vernis de la politesse donne à ces caractères-là les moyens d'être encore plus blessans que ne le sont ceux qui ont pour excuse l'absence totale d'éducation. Ainsi j'aimerais mieux vivre avec certains conscrits sortant de la charrue qu'avec M. de Caulaincourt, et je préfère beaucoup le ton de nos paysans du Berri à celui de certains grands barons allemands. La sottise est partout choquante, et la bonhomie, au contraire, se fait tout pardonner. Je conviens que je ne saurais me plaire longtemps avec les gens sans culture. L'absence d'idées chez les autres provoque chez moi, je le sens, un besoin d'idées qui me ferait faire une maladie. Sous ce rapport, tu m'as gâté, et si je n'avais eu la ressource de la musique qui me jette dans une ivresse à tout oublier, il y a certaines sociétés inévitables où je périrais d'ennui. Mais pour en revenir à ton chagrin, tu vois qu'il n'est pas fondé, et que partout où je me trouve, je rencontre des personnes aimables qui me font fête et qui vivent avec ton soldat sur le pied de l'égalité. Le titre de petit-fils du maréchal de Saxe, dont j'évite de me prévaloir, mais sous lequel je suis annoncé et recommandé partout, est certainement en ma faveur et m'ouvre le chemin. Mais il m'impose aussi une responsabilité, et si j'étais un malotru ou un impertinent, ma naissance, loin de me sauver, me condamnerait et me ferait haïr davantage.
«C'est donc par nous-mêmes que nous valons quelque chose, ou pour mieux dire par les principes que l'éducation nous a donnés; et si je vaux quelque chose, si j'inspire quelque sympathie, c'est parce que tu t'es donné beaucoup de peine, ma bonne mère, pour que je fusse digne de toi.
«Ajoute à cela mon étoile qui me pousse parmi les gens aimables, car le régiment de Schömberg-dragons, qui est maintenant ici, ne ressemble en rien au nôtre. Ses officiers y ont beaucoup de morgue et tiennent à distance les jeunes gens sans grade, quelque bien élevés qu'ils soient. Chez nous, c'est tout le contraire, nos officiers sont compères et compagnons avec nous quand nous leur plaisons. Ils nous prennent sous le bras et viennent boire de la bière avec nous; et nous n'en sommes que plus soumis et plus respectueux quand ils sont dans leurs fonctions et nous dans les nôtres.
«Mon brigadier et mon maréchal-des-logis sont pour moi aux petits soins et me choyent comme si j'étais leur supérieur, ce qui est tout le contraire. Ils ont le droit de me commander et de me mettre à la salle de police, et pourtant ce sont eux qui me servent comme s'ils étaient mes palefreniers. A la manœuvre, j'ai toujours le meilleur cheval, je le trouve tout sellé, tout bridé, tenu en main par ces braves gens qui, pour un peu, me tiendraient l'étrier. Quand la manœuvre est finie, ils m'ôtent mon cheval des mains et ne veulent plus que je m'en occupe. Avec cela ils sont si drôles que je ris avec eux comme un bossu. Mon fourrier surtout est un homme à principes d'éducation et il fait le Deschartres avec ses conscrits; ce sont de bons petits paysans qu'il veut absolument former aux belles manières. Il ne leur permet pas de jouer aux palets avec des pierres, parce que cela sent trop le village. Il s'occupe aussi de leur langage; hier il en vint un pour lui annoncer que les chevaux étions tretous sellés. Comment! lui dit-il, d'un air indigné, ne vous ai-je pas dit cent fois qu'il ne fallait pas dire tretous? On dit tout simplement: Mon fourrier v'la qu'c'est prêt. Au reste, je m'y en vas moi-même. «Et le voilà parti après cette belle leçon.»
LETTRE XLII.
«Thionville, 20 messidor an VII (juillet 1799).
«Si j'avais su lire, dit Montauciel, il y a dix ans que je serais brigadier. Moi qui sais lire et écrire, me voilà, ma bonne mère, exerçant mes fonctions, après avoir été promu à ce grade éclatant par les ordres du général, et à la tête de ma compagnie, qui, alignée et le sabre en main, a reçu injonction de m'obéir en tout ce que je lui commanderais. Depuis ce jour fameux, je porte deux galons en chevrons sur les manches. Je suis chef d'escouade, c'est-à-dire de vingt-quatre hommes, et inspecteur-général de leur tenue et de leur coiffure. En revanche, je n'ai plus un moment à moi: depuis six heures du matin jusqu'à six heures du soir, je n'ai pas le temps d'éternuer.
«Notre séparation est douloureuse, mais je me devais à moi-même de faire quelques efforts pour sortir de cette vie de délices où mon insouciance et un peu de paresse naturelle m'auraient rendu égoïste. Tu m'aimais tant que tu ne t'en serais peut-être pas aperçue; tu aurais cru, en me voyant accepter le bonheur que tu me donnais, que ton bonheur à toi était mon ouvrage, et j'aurais été ingrat sans m'en douter et sans m'en apercevoir. Il a fallu que je fusse arraché à ma nullité par des circonstances extérieures et impérieuses. Il y a eu dans tout cela un peu de la destinée. Cette fatalité qui brise les ames faibles et craintives est le salut de ceux qui l'acceptent. Christine de Suède avait pris pour devise: Fata viam inveniunt. «Les destins guident ma route.» Moi j'aime encore mieux l'oracle de Rabelais: Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. «Les destins conduisent ceux qui veulent et traînent ceux qui résistent.» Tu verras que cette carrière est la mienne. Dans une révolution, ce sont toujours les sabres qui tranchent les difficultés, et nous voilà aux prises avec l'ennemi pour défendre les conquêtes philosophiques. Nos sabres auront raison. Voltaire et Rousseau, tes amis, ma bonne mère, ont besoin maintenant de nos armes; qui eût dit à mon père, lorsqu'il causait avec Jean-Jacques, qu'il aurait un jour un fils qui ne serait ni fermier-général, ni receveur des finances, ni riche, ni bel esprit, ni même très philosophe, mais qui, de gré autant que de force, serait soldat d'une république, et que cette république serait la France? C'est ainsi que les idées deviennent des faits, et mènent plus loin qu'on ne pense.
«Adieu, ma bonne mère, sur ces belles réflexions. Je m'en vais faire donner l'avoine ou enlever ce qui en résulte.»
LETTRE XLIV.
«Thionville, 13 fructidor an VII (sept. 99).
«Toujours à Thionville, ma bonne mère; depuis quatre heures du matin jusqu'à huit heures du soir, dans les exercices à pied et à cheval, et figurant comme serre-file dans les uns et dans les autres en ma qualité de brigadier. Je rentre le soir excédé, n'ayant pas pu donner un seul instant aux muses, aux jeux et aux ris. Je manque les plus jolies parties; je néglige les plus jolies femmes, je ne fais même presque plus de musique... Je suis brigadier à la lettre, je me plonge dans la tactique, et je suis pétrifié de me voir devenu un modèle d'exactitude et d'activité. Et le plus drôle de l'affaire, c'est que j'y prends goût, et ne regrette rien de ma vie facile et libre.
«Que tu es bonne de t'occuper ainsi de la petite maison! Ah! si toutes les mères te ressemblaient, un fils ingrat serait un monstre imaginaire!
«J'ai reçu l'argent, j'ai payé toutes mes dépenses. Je suis au niveau de mes affaires, c'est-à-dire que je suis sans le sou, mais je ne dois plus rien à personne; ne m'en envoie pas avant la fin du mois. J'ai de tout à crédit ici, et je ne manque de rien. Adieu, ma bonne mère, je t'aime de toute mon ame, je t'embrasse comme je t'aime. Mes amitiés à père Deschartres et à ma bonne.»
La lettre qu'on vient de lire et qui porte la date de Thionville, fut écrite de Colmar. Cette date est un pieux mensonge que va expliquer la lettre suivante.
CHAPITRE DOUZIEME.
Suite des lettres.—Entrée en campagne.—Le premier coup de canon.—Passage de la Linth.—Le champ de bataille.—Une bonne action.—Glaris.—Rencontre avec M. de Latour-d'Auvergne sur le lac de Constance.—Ordener.—Lettre de ma grand'mère à son fils. La vallée du Rhinthal.
LETTRE XLV.
«Weinfelden, canton de Turgovie, 20 vendémiaire an VII (octobre 1799).
«Une moisson de lauriers, de la gloire, des victoires, les Russes battus, chassés de la Suisse dans l'espace de vingt jours; nos troupes prêtes à rentrer en Italie: les Autrichiens repoussés de l'autre coté du Rhin; voilà sans doute de grandes nouvelles et d'heureux résultats!... Eh bien! ma bonne mère, ton fils a la satisfaction d'avoir pris sa part de cette gloire-là, et, dans l'espace de quinze jours, il s'est trouvé à trois batailles successives. Il se porte à merveille. Il boit, il rit, il chante; il saute de trois pieds de haut en songeant à la joie qu'il aura de t'embrasser au mois de janvier prochain et de déposer à Nohant, dans ta chambre, à tes pieds, la petite branche de laurier qu'il aura pu mériter.
«Je te vois étonnée, confondue de ce langage, me faire cent questions, me demander mille éclaircissemens: Comment je suis en Suisse, pourquoi j'ai quitté Thionville. Je vais répondre à tout cela et te déduire les circonstances et les raisonnemens qui ont dirigé ma conduite. La crainte de t'inquiéter inutilement m'a empêché de te tenir au courant.
«Je suis militaire. Je veux suivre cette carrière. Mon étoile, mon nom, la manière dont je me suis présenté, mon honneur et le tien, tout exige que je me conduise bien et que je mérite les protections qui me sont accordées. Tu veux surtout que je ne reste pas confondu dans la foule et que je devienne officier. Eh bien! ma bonne mère, il est aussi impossible maintenant, dans l'armée française, de devenir officier, sans avoir fait la guerre, qu'il l'eût été, au 13e siècle, de faire un Turc évêque, sans l'avoir fait baptiser. C'est une certitude dont il faut absolument que tu te pénètres. Un homme, quel qu'il fût, arrivant comme officier dans un corps quelconque, sans avoir vu le feu des batteries, serait le jouet et la risée, sinon de ses camarades, qui sauraient apprécier d'ailleurs ses talens, mais de ses propres soldats, qui, incapables de juger le talent, n'ont d'estime et de respect que pour le courage physique. Frappé de ces deux certitudes, la nécessité d'avoir fait la guerre pour être officier, d'une part; la nécessité d'avoir fait la guerre pour être officier avec honneur, d'autre part; je m'étais dit, dès le principe, il faut entrer en campagne le plus tôt possible. Crois-tu donc que j'ai quitté Nohant avec le projet de passer ma vie à faire l'aimable dans les garnisons et le nécessaire dans les dépôts? Non, certes, j'ai toujours rêvé la guerre; et si je t'ai fait là-dessus quelques mensonges, pardonne-les moi, ma bonne mère, c'est toi qui m'y condamnais par tes tendres frayeurs.
Avant que le général me parlât de le quitter, et dès la reprise des hostilités, j'avais été lui demander de rejoindre les escadrons de guerre. Il reçut cette proposition avec plaisir, d'abord; puis, attendri par tes lettres, il craignit de te déplaire en prenant sur lui la responsabilité de mon destin. Il me fit donc revenir pour me dire d'aller au dépôt, parce que tu ne voulais pas que je fisse la guerre, et comme je lui observai que toutes les mères étaient plus ou moins comme toi, et que la seule désobéissance permise, et même commandée à un homme, était celle-là, il convint que j'avais raison:
«Allez au dépôt, me dit-il, là vous pourrez partir avec le premier détachement destiné aux escadrons de guerre, et Mme votre mère n'aura pas de reproches à m'adresser. Vous aurez agi de votre propre mouvement.»
«J'arrive à Thionville, et mon premier soin est de m'informer si bientôt il ne partira pas un détachement. Je ne pouvais cacher ma vive impatience de rejoindre le régiment. J'attends un mois avec anxiété. Enfin, on forme un détachement; j'en fais partie. Je manœuvre tous les jours avec lui; je parle guerre avec les plus anciens chasseurs; ils voient combien je désire partager leurs fatigues, leur travaux et leur gloire. C'est là, ma bonne mère, le secret de leur amitié pour moi, bien plus que les bienvenues que je leur avais payées. Enfin le jour du départ était fixé; il n'y avait plus que huit jours à attendre. Je t'écrivais des balivernes, mais pouvais-tu croire que je me serais passionné pour le pansage et le fourniment, si je n'avais pas eu l'idée de faire campagne?
«Au moment où je m'y attendais le moins, je reçois du général une lettre où il me dit, en termes fort aimables à la vérité, mais très précis, qu'il veut que je reste au dépôt jusqu'à nouvel ordre. Regarde le mauvais personnage qu'il me faisait jouer! Comment donc aller expliquer et persuader à tout le régiment que, si je ne pars pas, ce n'est pas ma faute? j'étais au désespoir. Je montrais cette lettre funeste à tous mes amis. Les officiers voyaient bien mon esclavage et ma douleur; mais le soldat qui ne sait pas lire et qui ne raisonne guère, n'y croyait pas. J'entendais dire derrière moi: «Je savais bien qu'il ne partirait pas. Les enfans de famille ont peur. Les gens protégés ne partent jamais, etc. La sueur me coulait du front, je me regardais comme déshonoré, je ne dormais plus malgré la fatigue du service, j'avais la mort dans l'ame, et je t'écrivais rarement, comme tu as dû le remarquer. Comment te dire tout cela? Tu n'aurais jamais voulu y croire.
«Enfin, dans mon désespoir, je vais trouver le commandant Dupré. Je lui montre la maudite lettre et je lui annonce que je suis résolu à desobéir au général, à déserter le régiment, s'il le faut, pour aller servir comme volontaire dans le premier corps que je rencontrerai, à perdre mon grade de brigadier, etc. J'étais comme fou. Le commandant m'embrasse et m'approuve. Il m'avait annoncé et recommandé au chef de brigade et à plusieurs officiers du régiment, et il voyait bien que si je ne profitais de l'occasion de me distinguer dans cette campagne, mon avenir était ajourné, gâté peut-être. Il me dit qu'il prenait sur lui d'annoncer mon départ au général, et que, quand même je perdrais à cela sa protection et ses bontés, ce qui n'était guère probable, je ne devais pas hésiter. Enchanté de cette conclusion, le matin du départ, je monte à cheval avec le détachement, tous les officiers viennent m'embrasser, et, au grand étonnement de tous les soldats, je prends avec eux la route de la Suisse. Ne voulant te dire ma résolution que lorsque je l'aurais justifiée par le baptême de la première rencontre avec l'ennemi, je t'écrivis de Colmar, sous la date de Thionville, et j'envoyai ma lettre au virtuose Hardy, pour qu'il la mît à la poste. Notre voyage fut de vingt jours, et, après avoir traversé le canton de Bâle, nous rejoignîmes le régiment dans le canton de Glaris. C'est là qu'on voit ces montagnes à pic, couvertes de noirs sapins. Leurs cimes couvertes d'une neige éternelle se perdent dans les nues. On entend le fracas des torrens qui s'élancent des rochers, le sifflement du vent à travers les forêts. Mais là, maintenant, plus de chants des bergers, plus de mugissemens des troupeaux. Les châlets avaient été abandonnés précipitamment. Tout avait fui à notre aspect. Les habitans s'étaient retirés dans l'intérieur des montagnes avec leurs bestiaux. Pas un être vivant dans les villages. Ce canton offrait l'image du plus morne désert. Pas un fruit, pas un verre de lait. Nous avons vecu dix jours avec le détestable pain, et la viande plus détestable encore que donne le gouvernement. Les dix autres jours que nous avons été en activité nous nous sommes nourris de pommes de terre presque crues, car nous n'avions pas le temps de rester pour les faire cuire, et d'eau-de-vie, quand nous en pouvions trouver.
«Le 3 vendémiaire, les hostilités commencèrent. Nous attaquâmes l'ennemi sur tous les points. Il était retranché derrière la Limmath et la Linth. A trois heures du matin l'attaque fut donnée. On m'avait tant parlé du premier coup de canon! Tout le monde en parle et personne ne m'a su rendre ses impressions. Mais j'ai voulu me rendre compte de la mienne, et je t'assure que, loin d'être pénible, elle fut agréable. Figure-toi un moment d'attente solennelle, et puis un ébranlement soudain, magnifique. C'est le premier coup d'archet de l'opéra quand on s'est recueilli un instant pour entendre, l'ouverture. Mais quelle belle ouverture qu'une canonnade en règle! Cette canonnade, cette fusillade, la nuit, au milieu des rochers qui décuplaient le bruit (tu sais que j'aime le bruit), c'était d'un effet sublime! Et quand le soleil éclaira la scène et dora les tourbillons de fumée, c'était plus beau que tous les opéras du monde.
«Dès le matin, l'ennemi abandonna ses positions de gauche, il replia toutes ses forces à Uznack, sur la droite. Nous nous y rendîmes. Nous restâmes en bataille derrière l'infanterie, laquelle s'occupait de passer la rivière qui nous séparait de l'ennemi. On construisit un pont sous son feu même, c'était à des Russes que nous avions affaire. Ces gens-là se battent vraiment bien. Lorsque le pont fut terminé, trois bataillons s'avancèrent pour le passer. Mais à peine furent-ils arrivés de l'autre côté, que l'ennemi s'avançant en forces considérables et bien supérieures aux nôtres, les troupes qui avaient passé le pont se jetèrent dessus en désordre pour le repasser. La moitié était déjà parvenue sur la rive gauche, lorsque le pont trop chargé se rompit. Ceux qui étaient encore sur la rive droite et qui n'avaient pu opérer leur retraite voyant le pont rompu derrière eux, ne cherchèrent leur salut que dans un effort de courage désespéré. Ils attendent les Russes à vingt pas et en font un horrible carnage. J'ai frémi, je l'avoue, en voyant tant d'hommes tomber, malgré l'admiration que me causait l'héroïque défense de nos bataillons. Une pièce de douze, que nous avions sur la hauteur, les soutint à propos. Le pont fut promptement rétabli; on vola au secours de nos braves, et l'affaire fut décidée. Si ce pont n'eût point cassé, l'ennemi profitait de notre désordre, la bataille était perdue. Le terrain marécageux ne permettant pas à la cavalerie d'avancer, nous avons bivouaqué sur le champ de bataille. Il fallait traverser notre bivouac pour porter les blessés à l'ambulance. Les feux énormes que nous avions allumés permettaient d'y voir comme en plein jour. C'est là que j'aurais voulu tenir, seulement pendant une heure, les maîtres suprêmes du sort des nations. Ceux qui tiennent la paix ou la guerre entre leurs mains, et qui ne se décident pas à la guerre pour des motifs sacrés, mais pour de lâches questions d'intérêt personnel, devraient avoir sans cesse, pour punition, ces spectacles sous les yeux. Il est horrible, et je n'avais pas prévu qu'il me ferait tant de mal.
«J'eus ce soir-là la satisfaction de conserver la vie à un homme. C'était un Autrichien. Il y avait un corps étendu à côté de notre feu. Je l'observai. Il n'était que blessé à la jambe; mais, accablé de fatigue, et de faim, il respirait à peine. Je le fis revenir avec quelques gouttes d'eau-de-vie. Tous nos gens étaient endormis. J'allai leur proposer de m'aider à transporter ce malheureux à l'ambulance. Accablés eux-mêmes de fatigue, ils me refusèrent. L'un d'eux me proposa de l'achever. Cette idée me révolta. Excédé aussi de fatigue et de faim, je ne sais où je pus chercher ce que leur dis, je m'échauffai, je leur parlai avec indignation, avec colère, je leur reprochai leur dureté. Enfin, deux d'entre eux se levèrent et vinrent m'aider à emporter le blessé. Nous fîmes un brancard avec une planche et deux carabines. Un troisième chasseur, entraîné par notre exemple, se joignit à nous; nous soulevons notre homme et, à travers les marais, dans l'eau et dans la vase jusqu'aux genoux, nous le portons à l'ambulance, éloignée d'une demi-lieue. Chemin faisant ils se plaignirent souvent du fardeau et délibérèrent de me laisser seul avec mon blessé, m'en tirer comme je pourrais. Et moi de leur crier courage et de leur débiter, en termes de soldat, les meilleures sentences des philosophes sur la pitié qu'on doit aux vaincus et sur le désir que nous aurions qu'en pareil cas, on en fît autant pour nous. Les hommes ne sont pas mauvais au fond, car la corvée était rude et cependant mes pauvres camarades se laissèrent persuader. Enfin, nous arrivons et nous mettons ce malheureux en un lieu où il pouvait avoir des secours. Je le recommande moi-même, et je m'en retourne avec mes trois chasseurs, plus joyeux cent fois, l'ame plus satisfaite que si je sortais du plus beau bal ou du plus excellent concert. J'arrive, je m'étends sur mon manteau devant le feu, et je dors paisiblement jusqu'au jour.
«Le surlendemain, nous fûmes à Glaris, où était l'ennemi. Le général Molitor, commandant cette attaque, demanda un homme intelligent dans la compagnie. Je lui fus envoyé. Il alla le soir reconnaître la position de l'ennemi, et je l'accompagnai. Le lendemain, nous attaquâmes et nous chassâmes l'ennemi de la ville. Je fis, pendant l'affaire, le service d'aide-de-camp du général, ce qui m'amusa énormément. Je portais presque tous ses ordres aux différens corps qu'il commandait. L'ennemi, dans une retraite de quatre lieues, brûla tous les ponts de la Linth. Deux jours après, comme il s'avançait en force sur notre droite, le général Molitor m'envoya à Zurich porter au général Masséna une lettre dans laquelle il lui demandait probablement des forces. Je voyageais par la correspondance. Il y a vingt grandes lieues de Glaris à Zurich. Je les fis en neuf heures. Le lendemain, je revins par le lac, dans une chaloupe. Je descendis à sept lieues de Zurich, à Reicherville. Devine la première personne que je vis en mettant le pied sur la rive? M. de Latour-d'Auvergne! Il était avec le général Humbert. Il me reconnaît, me saute au cou, et moi de l'embrasser avec transport. Il me présenta au général Humbert comme le petit-fils du maréchal de Saxe.
«Le général m'invita à souper et me fit coucher dans sa maison. J'en avais besoin, car j'étais sur les dents. Le lendemain, M. de Latour-d'Auvergne, qui se disposait à retourner bientôt à Paris, causa avec moi, me parla de toi, m'approuva de n'avoir pas trop consulté ta tendresse et la prudence du général Harville. Il ajouta que rien ne me serait plus facile que d'avoir un congé de trois décades cet hiver pour t'aller voir; que le Directoire était maître de nommer par an cinquante officiers, et que je pouvais être du nombre. Il en parlera à Beurnonville. Il a lui-même du crédit auprès du Directoire; il se charge de mon congé. Ainsi, ma bonne mère, c'est à ton maudit-héros que je devrai de pouvoir t'embrasser! Je me livre à cette idée. Je me vois arrivant à Nohant, tombant dans tes bras, Beurnonville pourrait m'attacher à son état-major, ce qui me donnerait la liberté de te voir plus souvent; nous arrangerons tout cela cet hiver, ma bonne mère. Les commencemens sont durs, mais il faut y passer; sois sûre que j'ai bien fait.
«Nous avons quitté Glaris, il y a quatre jours, pour nous rendre à Constance. Il y a dix-huit lieues de pays qui en valent bien vingt-cinq de France. Nous les avons faites sans nous arrêter, par une pluie battante, arrivant pour bivouaquer dans des prés pleins d'eau. Mais la fatigue poussée à l'excès fait dormir partout. Nous sommes arrivés pendant le combat, et, le soir, nous étions maîtres de la ville. Les hostilités paraissent tirer à leur fin. Nous sommes allés nous reposer de vingt jours de bivouac dans le village d'où je t'écris. C'est le seul endroit où j'en aie eu la possibilité. Le but qu'on s'était proposé est rempli. La Suisse est évacuée. Nous allons maintenant nous refaire. Ne sois point inquiète de moi, ma bonne mère; je te donnerai de mes nouvelles le plus souvent possible. Ne sois pas fâchée contre moi, surtout, si je ne t'ai informée qu'aujourd'hui de mes démarches. Mais te dire que j'allais à l'armée, tu n'y aurais jamais consenti, ou tu aurais passé tout ce temps dans des inquiétudes dévorantes. La guerre n'est qu'un jeu; je ne sais pourquoi tu t'en fais un monstre; c'est très peu de chose. Je te donne ma parole d'honneur que je me suis fort amusé, à l'attaque du glacis, de voir les Russes gravir les montagnes. Ils s'en acquittent avec une grande légèreté. Leurs grenadiers sont coiffés comme les soldats dans la Caravane. Leurs cavaliers, parmi lesquels il y a beaucoup de Tartares, ont une culotte à plis comme celle d'Othello, un petit dolman et un bonnet en forme de mortier. Je t'en envoie un croquis. Ils étaient six mille dans le canton de Glaris. Leurs chevaux, qui pour la plupart n'étaient pas ferrés, sont restés sur les chemins. La fatigue les a presque tous détruits.
«Je reçois à l'instant deux lettres de toi du 5 et du 8 fructidor. Quel plaisir et quel bien elles me font, ma bonne mère! J'en avais reçu une du 25 thermidor. Elle m'est parvenue il y a six jours, lorsque nous étions bivouaqués sur les bords du lac de Wallenstadt. Je l'ai lue assis sur la pointe d'un rocher qui s'avance sur ce beau lac. Il faisait un temps admirable: j'avais devant moi des aspects enchanteurs: j'avais le sentiment d'avoir fait mon devoir en servant ma patrie, et je tenais une lettre de toi! C'est un des momens les plus heureux de ma vie.
«Que diable veut dire M. de Chabrillant avec les services que j'ai rendus aux Gargilesse? Je ne les ai pas vus depuis plus d'un an. On fait des histoires qui n'ont pas le sens commun.
«Tu veux connaître le chef de brigade? Il s'appelle Ordener. C'est un Alsacien de quarante ans, grand, sec, fort grave, terrible dans le combat, excellent chef de corps, instruit dans son métier, en histoire, en géographie. A la première vue, il a l'air de Robert, chef de brigands. Sur la recommandation de Beurnonville, il m'a très bien reçu.
«J'ai reçu, comme je te l'ai dit, les 150 fr. que tu m'envoyais à Thionville et, en partant, j'ai tout payé, sauf le vin pour deux mois, qui se montait à 30 fr. Je paierai cela à Hardy qui a soldé pour moi. Tu vois que mes libations aux camarades ne m'ont pas ruiné. J'ai mieux aimé partir sans le sou que de laisser des dettes derrière moi. Il est vrai que je n'ai pas fait fortune à la guerre, car, depuis quatre mois, les troupes ne sont pas soldées. Mais je ne sais où te prier de m'envoyer de l'argent. Sois tranquille, je saurai bien m'en passer comme les autres. Envoie-moi, si tu veux, l'adresse du général Harville. Je ne sais où le prendre. Adieu, ma bonne mère.
«Voilà, j'espère, une longue lettre. Dieu sait quand je retrouverai le temps de t'en écrire une pareille! Mais sois certaine que je n'en perdrai pas l'occasion. Ne sois pas inquiète. Je t'embrasse mille fois de toute mon ame. Quel plaisir j'aurai de te revoir! Dis à Deschartres que j'ai pensé à lui pendant la canonnade, et à ma bonne, qui aurait bien dû venir me border au bivouac.»
* * *
Est-il nécessaire de rappeler la situation de l'Europe à laquelle se rattache le récit épisodique de cette fameuse campagne de Suisse? Peu de mots suffiront. Nos plénipotentiaires au congrès de Rastadt avaient été lâchement assassinés. La guerre s'était rallumée. En quinze jours, Masséna sauva la France à Zurich, en faisant évacuer la Suisse. Suwarow se retirait avec peine derrière le Rhin, laissant une partie de ses Russes foudroyés ou brisés dans les précipices de l'Helvétie. A cette même époque, Bonaparte, quittant l'Egypte, venait de débarquer en France. Le même jour où mon père écrivait la lettre qu'on vient de lire (25 vendémiaire), Napoléon se présentait devant le Directoire à Paris, et déjà les élémens du 18 brumaire commençaient à s'agiter sourdement.
J'ai malheureusement bien peu de lettres de ma grand'mère à son fils. En voici une pourtant. Elle est bien usée, bien noircie. Elle a fait le reste de la campagne sur la poitrine du jeune soldat, et il a pu la rapporter au trésor de famille.
«Nohant, le 6 brumaire an VIII.
«Ah! mon enfant, qu'as-tu fait! Tu as disposé de ton sort, de ta vie, de la mienne, sans mon aveu! Tu m'as fait souffrir des tourmens inouïs par un silence de six semaines, ta pauvre mère ne vivait plus. Je n'osais plus parler de toi. Les jours de courrier étaient devenus des jours d'agonie, et j'étais presque plus tranquille les jours où je n'avais rien à espérer. Mais le moment du retour de Saint-Jean était affreux. A sa manière d'ouvrir la porte, mon cœur battait avec violence. Il ne disait mot, le pauvre homme, et j'étais prête à mourir. Mon fils! n'éprouve jamais ce que j'ai souffert!
«Enfin, hier, j'ai reçu ta bonne grande lettre. Ah! comme je m'en suis emparée! comme je l'ai tenue longtemps serrée sur mon cœur sans pouvoir l'ouvrir! Je me suis trouvée couverte de larmes qui m'aveuglaient quand j'ai voulu la lire. Mon Dieu, que n'avais-je point imaginé?
«Je craignais qu'on ne l'eût fait partir pour la Hollande. Je déteste ce pays et cette armée; je ne sais pourquoi. Tous ces morts, tous ces blessés me glaçaient d'effroi. Mais il m'aurait écrit son départ, me disais-je, et j'étais bien loin de croire que tu fusses à l'armée victorieuse de Masséna. Je ne pouvais croire à de tels succès avant d'avoir lu ta lettre. C'est que tu y étais, mon fils, tu lui as porté bonheur, et c'est à toi qu'il doit sa gloire. Trois batailles où tu t'es trouvé en quinze jours! et tu es sain et sauf, grâce à Dieu! Dieu soit loué! Mon Dieu! si c'étaient les dernières! Comme toi, je rirais et je chanterais. Mais la paix n'est pas faite.
«Tu dis que nous sommes près de rentrer en Italie; si cela était, il n'y aurait point de fin à nos maux, et il est bien temps de renoncer à s'égorger pour occuper un terrain qui ne nous restera pas. Je conçois, mon enfant, les raisons qui ont déterminé le parti que tu as pris. Il est évident que M. d'Harville ne te disait de rester que par égard pour moi. Il t'a fait brigadier avec circonspection, et il s'en tiendra là. Il a rempli sa tâche près du général Beurnonville. Il t'a prêté secours momentanément, il faut lui en savoir gré; il ne te devait rien, et ce n'est pas un homme à protéger franchement, non plus qu'à refuser sa protection avec la même franchise. Tu l'as bien compris. Caulaincourt l'avait mis sur ce pied, où il avait toutes les hauteurs de l'ancien régime et les sévérités du nouveau. M. de Latour-d'Auvergne saura faire valoir ta conduite. Quel bonheur que tu l'aies rencontré en descendant de cette chaloupe à Reicherville! Il pourra dire que tu as fait la campagne, qu'il t'a vu, et celui-là, qui ne demande jamais rien pour lui, sait faire valoir les autres avec zèle; mais je crains que ton congé ne dépende du général d'Harville; et, en ce cas, malgré le crédit que tu me supposes sur son esprit, nous ne l'obtiendrions pas facilement. Pourtant, je vais recommencer bien vite toutes mes informations, mes démarches et mes écritures. Depuis un grand mois, j'étais morte; je vais ressusciter par l'espérance. Je suis pourtant au désespoir de te savoir sans argent et de ne pas savoir où t'en adresser. Je vais essayer d'en faire passer au commandant Dupré ou à ton ami Hardy. Puisqu'ils t'ont bien fait parvenir mes lettres, ils pourront peut-être se charger de te faire tenir l'argent. Mais, en attendant, tu es dans un pays désert et dévasté sans un sou dans ta poche! Si tu pouvais demander au caissier du régiment, ou au chef de brigade de t'en avancer, je leur ferais bien parvenir le remboursement. Ton insouciance à cet égard me désole. Vivre de pommes de terre et d'eau-de-vie! Quelle nourriture après de telles fatigues! après des marches forcées, par un temps affreux et des nuits dans des prés pleins d'eau! Mon pauvre enfant, quel état, quel métier! On a plus soin des chevaux et des chiens durant la paix que des hommes à la guerre. Et tu résistes à tant de fatigues! tu les oublies pour rendre la vie à un malheureux que le sort amène près de toi! Ta bonne action m'a touchée profondément; ta sensibilité, ton éloquence ont touché ces brutaux qui voulaient achever un pauvre homme; et tu es revenu dormir sur ton manteau, plus satisfait qu'après tous les plaisirs que ma sollicitude voudrait te procurer! La vertu seule, mon enfant, donne cette sorte de délice. Malheureux qui ne la connaît pas! C'est dans ton cœur que tu l'as trouvée, car il n'y avait dans ce bon mouvement ni ostentation, ni regards publics, ni instinct d'imitation. Dieu seul te voyait! Ta mère seule en devait avoir le récit. C'est l'amour du bien qui t'a conduit. Tu parles toujours de ta bonne étoile: sois sûr que ce sont les bonnes actions qui portent bonheur, et qu'avec Dieu les bienfaits ne sont jamais perdus.
«Je crois, puisqu'il le faut, que le parti que tu as pris est le plus sage; ces victoires inattendues me le persuadent. Tu veux servir, c'est ton goût, c'est ta première destination. Tu peux, sous ce gouvernement, faire un chemin plus rapide, je le sais bien, que tu n'aurais pu l'espérer autrefois. Les hommes d'aujourd'hui aimeront à attacher à la chose publique les restes du sang d'un héros. Il ne s'agit point là de noblesse, mais de reconnaissance publique, et je ne suis point injuste; je sais fort bien que ce qu'on appelait les gens de rien sont plus capables de cette reconnaissance-là que les gens haut placés ne l'étaient. Je l'ai éprouvé dans tout le cours de ma vie. Les premiers n'avaient devant les yeux, dans mes rapports avec eux, que la mémoire d'un grand homme dont ils appréciaient les services publics. Les seconds, prompts à oublier les services particuliers, auraient voulu effacer sa gloire par jalousie et par ingratitude. Ils me voyaient pauvre, sans crédit, sans famille et n'en étaient point touchés, Madame la dauphine elle-même, qui devait son mariage à mon père, trouvait mauvais que je signasse de son nom, et eût voulu pouvoir m'empêcher de le porter, tant la vanité rend injuste et ingrat.
«Tu peux donc, mon fils, faire un chemin où tu ne rencontreras plus de pareils obstacles. Tu as de l'énergie, du courage, de la vertu. Tu n'as rien à réparer, point de parens suspects. Tes premiers pas sont pour la chose publique; la route est tracée. Parcours-la, mon fils: moissonne des lauriers, apporte-les à Nohant; je les poserai sur mon cœur, je les arroserai de mes larmes. Elles ne seront pas si amères que celles que j'ai versées depuis quinze jours!
«Au mois de janvier, dis-tu, je pourrai te serrer dans mes bras. Dieu! c'est dans deux mois! Je ne le puis croire, mais j'en vais faire l'unique objet de ma sollicitude. Je suis en force, trois batailles! Je vais parler très haut. Tout le monde va savoir que tu as vu l'ennemi et que tu l'as vaincu. On t'adorera à La Châtre. Tout le monde y partageait ma consternation, et c'était une joie publique quand on a vu ton paquet: Saint-Jean le portait en triomphe et on l'arrêtait dans les rues. Tu balançais Bonaparte.... à La Châtre!
«Tu as donc lu ma lettre au bord d'un beau lac suisse, et elle venait, dis-tu, compléter l'éclat du plus beau jour de ta vie? Aimable enfant! Combien mon cœur te sait gré de cette douce sensibilité! Combien tu m'es cher et combien je t'envie cet instant de félicité que je n'ai pu partager avec toi. Quel bonheur de te voir, dans cette situation, tout entier à ta mère et à tes tendres souvenirs! Que j'ai bien raison de t'aimer uniquement et d'avoir mis en toi tout le bonheur, toute la joie, toutes les affections de ma vie! Je n'aurai pas assez de tout mon être pour te recevoir, t'embrasser, te presser contre mon cœur, je mourrai de joie.
«Mande-moi donc promptement où je pourrai t'envoyer de l'argent. Dans ce village de Winfeld, il n'y a pas moyen, car tu n'y resteras pas. Si ton régiment séjournait quelque part, je t'enverrais courrier par courrier ce que tu me demanderais. En attendant, tu recevras, j'espère, les quarante écus que je vais envoyer aujourd'hui à M. Dupré. Il serait fâcheux qu'ils s'égarassent! L'argent est si rare, que six louis, c'est un trésor aujourd'hui. Je ne sais où est M. d'Harville. Je vais lui écrire vite pour lui demander ta grâce, et j'adresserai ma lettre à Paris, rue Neuve-des-Capucines, no 531.
«Adieu, mon enfant, ménage ta vie, la mienne y est attachée; ne couche pas dans l'eau. Chaque peine que tu éprouves, je l'endure. Tu n'as point été ébranlé par ce premier coup de canon. Mon Dieu! il me passe à travers le cœur! Je suis sûre que ce sont les mères qui lui ont fait cette réputation. Pour toi, tu riais de voir fuir ces pauvres Russes dans les montagnes, le bruit des armes te ravissait comme lorsque tu étais enfant. Mais le soir, à la lueur de ces grands feux, qu'as-tu vu? Tu as beau jeter un voile sur ces horreurs, mon imagination le soulève, et, comme toi, je frémis.
«Tu vas te reposer? Hélas! je le souhaite; mais ne néglige pas de m'écrire un mot seulement: je respire. C'est tout ce que te demande ta pauvre mère, car l'ivresse de ma joie pour ton volume s'affaiblira bientôt, je le sais, devant de nouvelles inquiétudes, et, s'il me faut être encore six semaines sans entendre parler de toi, mes tourmens vont recommencer. Je finis ma lettre comme finit la tienne: «Quel bonheur j'aurai à te voir cet hiver!»
Là, dans ma chambre, près de mon feu! Toutes ces friandises que nous faisons, je me dis à chaque instant que c'est pour toi. La vieille bonne dit: «C'est pour Maurice, je sais ce qu'il aime.» Deschartres fait de mauvais vin qu'il croit admirable, et il prétend que tu le trouveras bon. Il pleure en parlant de toi. Saint-Jean a fait un cri affreux quand je lui ai dit que tu t'étais trouvé à trois batailles, et il s'est écrié: Ah! c'est qu'il est brave, lui! Enfin, c'est une ivresse ici que l'idée de ton retour. Je t'embrasse, mon enfant; je t'aime plus que ma vie. Ma santé est toujours de même: je prends des eaux de Vichy qui me soulagent quelquefois; je voudrais être bien guérie pour ton retour, car je ne veux me plaindre de rien quand tu seras près de moi. Il faut que tu sois attaché à l'état-major, je le veux absolument; mais notre pauvre amie de la rue de l'Arcade est dans un malheur affreux: son fils aîné est toujours dans les fers, l'autre ne reparaît pas; elle succombe, et je n'ose lui parler de toi. Le gros curé Gallepie est mort écrasé par un coffre qui, d'une charrette, est tombé sur lui. Il venait s'établir pour la quatrième fois dans nos environs, toujours poursuivi par les huissiers, et laissant partout des dettes.
«La petite maison se porte bien. Il est monstrueux. Il a un rire charmant. Je m'en occupe tous les jours; il me connaît à merveille. Je te le présenterai. Adieu, adieu, ma lettre est le second volume de la tienne. Je n'y vois plus. Es-tu monté sur le cheval que tu as été chercher à...? Est-il bon et beau? On va encore me prendre mon poulain, et bientôt je serai réduite à mon âne... On m'apporte de la lumière, et je puis encore te dire quelques mots. Je serai forcée de cacher à certaines gens la précipitation avec laquelle tu t'es jeté dans cette guerre; car, enfin, tu pouvais t'y trouver en face de Pontgibault, d'Andrezel, Termont, etc., et être forcé de les combattre. Mon rôle sera de dire que tu as été forcé de marcher; car on trouvera qu'avec ta naissance, tu n'aurais pas dû montrer tant de zèle pour la République. La situation est embarrassante, car il faut que je fasse sonner bien haut, avec les uns, ce que je dois dissimuler aux autres. Tu tranches de ton sabre toutes ces difficultés, et pourtant l'avenir ne nous offre aucune certitude! Tu regardes comme un devoir de servir ton pays contre l'étranger, sans t'embarrasser des conséquences. Et moi, je ne songe qu'à ton avenir et à tes intérêts. Mais je vois que je ne puis rien résoudre, et qu'il faut s'en remettre à la destinée.»
LETTRE XLVI.
«Canton d'Appenzel, le 28 vendémiaire an VIII.
Armée du Danube, 3e division.
«C'est de la vallée du Rhinthal, du pied de ces montagnes dont les sommets éblouissans se perdent dans les nues, c'est du séjour des brouillards et des frimas que je t'écris aujourd'hui, ma bonne mère. S'il existe un pays inhabitable, misérable, détestable dans sa sublimité, c'est celui-ci, à coup sûr. Les habitans sont à demi sauvages, n'ayant d'autre propriété qu'un chalet et quelques bestiaux; nulle idée de culture ou de commerce, ne vivant que de racines et de laitage, se tenant toute l'année dans leurs rochers, et ne communiquant presque jamais avec les villes. Ils ont été confondus, l'autre jour, de nous voir faire de la soupe, et quand nous leur avons fait goûter du bouillon, ils l'ont trouvé détestable. Pour moi, je le trouvai délicieux, car, depuis deux jours, nous nous étions trouvés sans pain et sans viande, et nous avions été forcés de nous remettre à leur nourriture pastorale, que, de bon cœur, à mon âge, avec mon appétit et le métier que nous faisons, on peut donner à tous les diables.
«Le jour même où je t'écrivis la dernière fois, nous quittâmes Weinfelden pour nous rendre à Saint-Gall, qui en est éloigné de sept lieues. On nous renvoya ensuite dans ces montagnes, et, depuis deux jours, je suis à Gambs, sur la droite d'Alstedten, détaché comme ordonnance, avec deux chasseurs, près du général Brunet; et comme on ne meurt pas de faim à un état-major, je me dédommage sans façon du régime des montagnes et de la frugalité des pasteurs.
«Certes, je suis loin d'être dans la prospérité à l'heure qu'il est. Je suis soumis à toutes les corvées, à toutes les gardes, à tous les bivouacs, à tous les appels, comme les autres. Je panse mon cheval, je vais au fourrage, je vis à la gamelle, heureux quand gamelle il y a! Eh bien! fussé-je dix fois plus mal, je ne regretterais pas ce que j'ai fait, car je sens que personne n'a rien à me reprocher, et que si le général Harville me blâme, il aura tort. Dans tous les cas, Beurnonville et M. de Latour-d'Auvergne m'approuvent et me protégent. Ils pourront le faire d'autant mieux maintenant que je ne suis plus seulement le petit fils du maréchal de Saxe, mais que je suis soldat pour tout de bon de la République, et que j'ai justifié autant qu'il était en moi l'intérêt qu'on m'accorde. Pour toi, ma bonne mère, tu n'es plus considérée comme une femme suspecte de l'ancien régime, mais comme la mère d'un vengeur de la patrie. Oui, ma mère, c'est sur ce pied-là qu'il faut le prendre en France à l'heure qu'il est, car tout autre point de vue est faux et impossible. Je ne suis pas devenu jacobin au régiment, mais j'ai compris qu'il fallait aller droit son chemin et servir son pays sans regarder derrière soi, faire bon marché de la fortune et du rang que la Révolution nous a fait perdre, et se trouver assez heureux si l'on peut devoir à soi-même désormais ce que nous devions jadis au hasard de la naissance. Allons, père Deschartres, il faut vous ériger en Caton d'Utique, et ne plus me parler du passé. Je ne succombe point sous la rigueur du régime militaire, car je grandis à vue d'œil, et tous ceux qui ne m'ont pas vu depuis un mois s'en aperçoivent. Loin de maigrir, je deviens plus carré, et je me sens chaque jour plus fort et plus dispos. Tu jugeras toi-même bientôt de mes progrès en long et en large.»
CHAPITRE TREIZIEME.
Retour à Paris.—Présentation à Bonaparte.—Campagne d'Italie.—Passage du Saint Bernard.—Le fort de Bard.
Le congé que mon père espérait ne fut pas obtenu sans peine. Il y fallut le crédit de Latour-d'Auvergne. Au commencement de 1800, le fils et la mère furent enfin réunis à Paris, où ils passèrent l'hiver. Mon père fut présenté à Bonaparte, qui lui permit de passer dans le 1er régiment de chasseurs et de faire la campagne avec le général Dupont, en qualité d'adjoint à l'état-major.
LETTRE LIII.
«Au quartier-général, Verres, le 4 prairial.
«Enfin, m'y voilà! Ce n'est pas une petite affaire que de voyager sans chevaux, à travers des montagnes, des déserts affreux et des villages ruinés. Chaque jour, je manquais l'état-major d'une journée. Il s'est enfin arrêté vis-à-vis le fort de Bard, qui nous empêche d'entrer en Italie. Nous sommes maintenant au milieu des précipices du Piémont. Je me suis présenté hier, aussitôt en arrivant, au général Dupont. Il m'a fort bien reçu. Je suis adjoint à son état-major, et j'en recevrai ce matin l'expédition et le brevet. Je t'établis d'abord ce fait, afin de te débarrasser de l'inquiétude et de l'impatience qui t'eussent rendu insupportable toute narration préalable. Me voilà donc dans un pays où nous mourons de faim. Les figures qui composent cet état-major, à l'exception des trois généraux, m'ont paru toutes assez saugrenues. Je remarque pourtant, depuis vingt-quatre heures que je suis ici, que les aides-de-camp et l'adjudant-général me témoignent plus d'égards qu'à tous ceux qui sont là. Je crois comprendre pourquoi. Je te le dirai plus tard, quand j'aurai mieux examiné.
«J'ai traversé le mont Saint-Bernard. Les descriptions et les peintures sont encore au-dessous de l'horreur de la réalité. J'avais couché la veille au village de Saint-Pierre, qui est au pied de la montagne, et j'en partis le matin, à jeun, pour me rendre au couvent, qui est situé à trois lieues au dessus, c'est-à-dire dans la région des glaces et des éternels frimas. Ces trois lieues se font dans la neige, à travers les rochers; pas une plante, pas un arbre; des cavernes et des abîmes à chaque pas. Plusieurs avalanches qui étaient tombées la veille achevaient de rendre le chemin impraticable. Nous sommes tombés plusieurs fois dans la neige jusqu'à la ceinture. Eh bien! à travers tous ces obstacles, une demi-brigade portait sur ses épaules ses canons et ses caissons, et les hissait de rochers en rochers. C'était le spectacle le plus extraordinaire qu'on puisse imaginer, que l'activité, la résolution, les cris et les chants de cette armée. Deux divisions se trouvaient réunies dans ces montagnes; le général Harville les commandait. C'est pour le coup qu'il était transi! En arrivant chez les moines, ce fut la première personne que je rencontrai. Il fut fort étonné de me retrouver si haut, et, tout en grelottant, me fit assez d'amitiés, sans me parler toutefois de ma désobéissance et m'exprimer ni approbation ni blâme. Peut-être l'eût-il fait dans un autre moment, mais il ne pensait qu'à déjeûner, et il m'invita à déjeûner avec lui; mais, ne voulant pas quitter mes compagnons de voyage, je le remerciai. Je causai avec le prieur pendant le repas très frugal qu'il nous fit servir; il me dit que son couvent était le point habité le plus élevé de l'Europe, et me montra les gros chiens qui l'aident à retrouver les gens engloutis par les avalanches. Bonaparte les avait caressés une heure auparavant, et, sans me gêner, je fis comme Bonaparte. Je fus fort étonné lorsque, disant à ce bon prieur que les vertus hospitalières de ses religieux étaient exposées, sur nos théâtres, à l'admiration publique, j'appris de lui qu'il connaissait la pièce. Après lui avoir fait nos adieux avec cordialité, nous descendîmes pendant sept lieues pour nous rendre à la vallée d'Aoste, en Piémont. Je marchai pendant dix lieues, faisant porter mes bagages par des mules. Arrivé à Aoste, je courus au palais du consul pour voir Leclerc; la première personne que j'y rencontrai, ce fut Bonaparte. Je fus à lui pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon compliment pour me demander qui j'étais.—Le petit-fils du maréchal de Saxe.—Ah oui! ah bon! Dans quel régiment êtes-vous?—1er de chasseurs.—Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous êtes donc adjoint à l'état-major?—Oui, général.—C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de vous voir. Et il me tourna le dos. Avoue que j'ai toujours de la chance, et que, quand on l'aurait fait exprès, on n'aurait pas fait mieux. Je suis d'emblée adjoint à l'état-major, et de l'aveu de Bonaparte, sans attendre ces fameux mortels trois mois. Pour que les lettres me parviennent sûrement, adresse-les au citoyen Dupin, adjoint à l'état-major général de l'armée de réserve, au quartier général, sans désignation de lien. On fera suivre.
«Ce fort que nous avons en avant de nous, le fort de Bard, nous empêchait de passer en Italie, mais on a pris la résolution de le tourner, de manière que le quartier général ira s'établir demain à Ivrée. J'en suis fort aise, car ici nous sommes réduits à une demi-portion de nourriture, et mon diable d'estomac ne veut pas se soumettre à une demi-ration d'appétit. Tu as bien fait de m'engraisser à Paris, car je ne crois pas qu'ici on s'en occupe. Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse bien tendrement; je voudrais bien que cette nouvelle séparation te fût moins cruelle que les autres. Songe qu'elle ne sera pas longue et qu'elle aura de bons résultats.»
LETTRE LIV.
Prairial an VIII (sans date).
«Ouf! nous y voilà, nous y voilà! respirons! Où donc? à Milan; et si nous allons toujours de ce train-là, bientôt, je crois, nous serons en Sicile. Bonaparte a transformé le vénérable état-major général en une avant-garde des plus lestes. Il nous fait courir comme des lièvres, et tant mieux! Depuis Verres, pas un moment de repos. Enfin, nous sommes ici d'hier, et j'en profite pour causer avec toi. Je vais reprendre notre marche depuis le départ du susdit Verres. Je t'ai parlé, je crois, du fort de Bard, seul obstacle qui nous empêchât d'entrer en Italie. Bonaparte, à peine arrivé, ordonne l'assaut. Il passe six compagnies en revue. «Grenadiers, dit-il, il faut monter là cette nuit, et le fort est à nous.» Quelques instans après, il fut s'asseoir sur le bout d'un rocher. Je le suivis et me plaçai derrière lui. Tous les généraux de division l'entouraient Loison lui faisait de fortes objections sur la difficulté de grimper à travers de rochers, sous le feu de l'ennemi, fortifié de manière qu'il n'avait qu'à allumer les bombes et les obus et à les laisser rouler pour nous empêcher d'approcher. Bonaparte ne voulut rien entendre, et, en repassant, il répéta aux grenadiers que le fort était à eux. L'assaut fut ordonné pour deux heures après minuit. N'étant point monté, et le fort étant à deux lieues du quartier-général, je n'avais point l'ordre d'y aller. Je rentrai donc à Verres avec mes compagnons de promenade, et, après souper, je souhaite le bonsoir à chacun, et, sans rien dire, je repars pour le fort de Bard. On arrive à ce fort par une longue vallée bordée de rochers immenses, couverts de cyprès. Il faisait une nuit obscure, et le silence qui regnait dans ce lieu sauvage n'était interrompu que par le bruit d'un torrent qui roulait dans les ténèbres, et par les coups sourds et éloignés du canon du fort. J'avance lestement. J'entends déjà les coups plus distinctement, bientôt j'aperçois le feu des pièces; bientôt je suis à portée. Je vois deux hommes couchés derrière une roche contre un bon feu. Jugeant que le général Dupont doit être avec le général en chef, je vais leur demander s'ils n'ont pas vu passer ce dernier. Le voilà! me dit l'un d'eux en se levant: c'était Berthier lui-même. Je lui dis qui j'étais et qui je cherchais. Il m'indiqua où était le général Dupont. Il était sur le pont de la ville de Bard. J'y vais, et je le trouve entouré de grenadiers, qui attendaient le moment de l'attaque. Je me mêle à sa suite, et, au moment où il tournait la tête, je lui souhaite le bonsoir.—Comment, me dit-il tout étonné, vous êtes là sans ordres et à pied?—Si vous voulez bien le permettre, mon général.—A la bonne heure! L'attaque commence, vous venez au bon moment. «On fit passer six pièces et des caissons au pied du fort. Les aides-de-camp du général les accompagnèrent, et je les suivis, toujours en me promenant. A moitié de la ville, il nous arriva trois obus à la fois. Nous entrâmes dans une maison ouverte, et, après les avoir laissé éclater, nous continuâmes notre route et revînmes, toujours escortés de quelques grenades ou de quelques boulets. L'attaque fut sans succès. Nous grimpâmes jusqu'au dernier retranchement; mais les bombes et les obus que l'ennemi lançait et roulait dans les rochers, des échelles trop courtes, des mesures mal prises, firent tout échouer, et l'on se retira avec perte.
«Le lendemain matin, nous partîmes pour Ivrée. Nous tournâmes le fort, en grimpant, hommes et chevaux, à travers de roches, par un sentier où les gens du pays n'avaient jamais osé mener des mulets. Aussi plusieurs des nôtres furent précipités. Un cheval de Bonaparte se cassa la jambe. Arrivé à un certain point qui domine le fort, Bonaparte s'arrêta, et lorgna, de fort mauvaise humeur, cette bicoque contre laquelle il venait d'échouer. Après mille fatigues, nous arrivâmes dans la plaine, et comme j'étais à pied, le général Dupont, satisfait de ma promenade de la veille, me donna un de ses chevaux à monter. Je cheminai avec ses aides-de-camp, ceux de Bonaparte et ceux de Berthier, et au milieu de cette troupe brillante, un des aides-de-camp du général Dupont, nommé Morin, prit la parole et dit: Messieurs, sur trente adjoints à l'état-major général, M. Dupin, arrivé d'avant-hier soir et n'ayant pas encore de cheval, est le seul qui fût avec le général à l'attaque du fort. Les autres étaient restés prudemment couchés. Il faut que je te dise maintenant ce que j'avais deviné au premier coup d'œil. C'est que cet état-major est une pétaudière des plus complètes. On y donne le titre d'adjoint et on y attache quiconque est sans corps et sans distinction positive. Nous sommes cependant huit ou dix qui valons mieux que les autres et qui faisons société ensemble. L'état-major s'épure à mesure que nous avançons. On laisse les ganaches et les casse-dos pour le service des différentes places que nous traversons. Lacuée s'est bien trompé en te faisant valoir ces grands avantages de mon emploi. Nous sommes bien moins considérés que les aides-de-camp. Nous courons comme des ordonnances sans savoir ce que nous portons. Nous ne faisons point société avec le général et nous ne mangeons point avec lui.
«Lorsque nous fûmes à Ivrée, je vis bien qu'en avançant toujours, je ne recevrais pas mes chevaux de sitôt. Je pris le parti d'aller de mon pied léger aux avant-postes. On avait pris des chevaux la veille. Un officier du 12e hussards m'en céda, pour quinze louis, un qui en vaudrait trente à Paris. C'est un hongrois sauvage qui appartenait à un capitaine ennemi. Il est gris-pommelé. Ses jambes sont d'une finesse et d'une beauté incomparables. Le regard est de feu, la bouche légère, et par-dessus tous ces avantages, il a les manières d'une bête féroce. Il mord tous ceux qu'il ne connaît pas et ne se laisse monter que par son maître. C'est avec bien de la peine que je suis venu à bout de l'enfourcher. Ce coquin-là ne voulait pas servir la France. A force de pain et de caresses, j'en suis venu à bout. Mais, dans les premiers jours, il se cabrait et mordait comme un démon. Une fois qu'on est dessus, il est doux et tranquille. Il court comme le vent et saute comme un chevreuil. Lorsque mes deux autres seront arrivés, je pourrai le vendre. Voilà la poste qui arrive. Adieu, ma bonne mère, je n'ai que le temps de t'embrasser. Adieu! adieu!»
CHAPITRE QUATORZIEME.
Court résumé.—Bataille de Marengo.—Turin, Milan, en 1800.—Latour-d'Auvergne.—Occupation de Florence.—George Lafayette.
Mais si je continue l'histoire de mon père, on me dira peut-être que je tarde bien à tenir la promesse que j'ai faite de raconter ma propre histoire. Faut-il que je rappelle ici ce que j'ai dit au commencement de mon livre? Tout lecteur a la mémoire courte, et, au risque de me répéter, je résumerai de nouveau ma pensée sur le travail que j'ai entrepris.
Toutes les existences sont solidaires les unes des autres, et tout être humain qui présenterait la sienne isolément, sans la rattacher à celle de ses semblables, n'offrirait qu'une énigme à débrouiller. La solidarité est bien plus évidente encore, lorsqu'elle est immédiate comme celle qui rattache les enfans aux parens, les amis aux amis du passé et du présent, les contemporains aux contemporains de la veille et du jour même. Quant à moi (comme quant à vous tous), mes pensées, mes croyances et mes répulsions, mes instincts comme mes sentimens seraient un mystère à mes propres yeux, et je ne pourrais les attribuer qu'au hasard, qui n'a jamais rien expliqué en ce monde, si je ne relisais pas dans le passé la page qui précède celle où mon individualité est inscrite dans le livre universel. Cette individualité n'a, par elle seule, ni signification, ni importance aucune. Elle ne prend un sens quelconque qu'en devenant une parcelle de la vie générale, en se fondant avec l'individualité de chacun de mes semblables, et c'est par là qu'elle devient de l'histoire.
Ceci posé, et pour n'y plus revenir, j'affirme que je ne pourrais pas raconter et expliquer ma vie sans avoir raconté et fait comprendre celle de mes parens. C'est aussi nécessaire dans l'histoire des individus que dans l'histoire du genre humain. Lisez à part une page de la révolution ou de l'empire, vous n'y comprendrez rien si vous ne connaissez toute l'histoire antérieure de la révolution et de l'empire; et pour comprendre la révolution et l'empire, encore vous faut-il connaître toute l'histoire de l'humanité. Je raconte ici une histoire intime; l'humanité a son histoire intime dans chaque homme. Il faut donc que j'embrasse une période d'environ cent ans pour raconter quarante ans de ma vie.
Je ne puis coordonner sans cela mes souvenirs. J'ai traversé l'empire et la restauration; j'étais trop jeune au commencement pour comprendre par moi-même l'histoire qui se faisait sous mes yeux et qui s'agitait autour de moi. J'ai compris alors, tantôt par persuasion, tantôt par réaction, à travers les impressions de mes parens. Eux, ils avaient traversé l'ancienne monarchie et la révolution. Sans leurs impressions, les miennes eussent été beaucoup plus vagues, et il est douteux que j'eusse conservé, des premiers temps de ma vie, un souvenir aussi net que celui que j'ai. Or, ces premières impressions, quand elles ont été vives, ont une importance énorme, et tout le reste de notre vie n'en est souvent que la conséquence rigoureuse.
* * *
SUITE DE L'HISTOIRE DE MON PÈRE.
J'ai laissé mon jeune soldat quittant le fort de Bard, et pour rappeler sa situation au lecteur, je citerai, d'une lettre datée d'Ivrée, et adressée par lui à son neveu René de Villeneuve, quelques fragmens à propos des mêmes événemens.
Mais, d'abord, je dirai comment mon père, âgé de 21 ans, avait un neveu, son ami et son camarade, plus âgé d'un ou deux ans que lui-même. M. Dupin de Francueil avait soixante ans lorsqu'il épousa ma grand'mère. Il avait été marié en premières noces à Mlle Bouilloud, dont il avait eu une fille. Cette fille avait épousé M. de Villeneuve, neveu de Mme Dupin de Chenonceaux, et en avait eu deux fils, René et Auguste, que mon père aima toujours comme ses frères. On peut croire qu'ils le plaisantaient beaucoup sur la gravité de son rôle d'oncle, et qu'il leur fit grâce du respect que son titre réclamait. Une succession avait élevé quelques différends entre leurs hommes d'affaires, et voici comment, aujourd'hui, mon cousin René s'explique avec moi sur cette contestation: «Les gens d'affaires trouvaient des motifs de chicane, des chances de gain pour nous, à entamer un procès: il s'agissait d'une maison et de trente mille francs légués par M. de Rochefort, petit-fils de Mme Dupin de Chenonceaux, à notre cher Maurice. Maurice, mon frère et moi, nous répondîmes aux gens d'affaires que nous nous aimions trop pour nous disputer sur quoi que ce soit; que, s'ils tenaient cependant à se quereller entre eux, nous leur donnions la permission de se battre. J'ignore s'ils en profitèrent, mais nos débats de famille furent ainsi terminés.»
Ces trois jeunes gens étaient bons et désintéressés, sans aucun doute; mais le temps aussi valait mieux que celui où nous sommes. Malgré les vices du gouvernement directorial, malgré l'anarchie des idées, la tourmente révolutionnaire avait laissé dans les esprits quelque chose de chevaleresque. On avait souffert, on s'était habitué à perdre sa fortune sans lâcheté, à la recouvrer sans avarice, et il est certain que le malheur et le danger sont de salutaires épreuves. L'humanité n'est pas encore assez pure pour ne pas contracter les vices de l'égoïsme dans le repos et dans les jouissances matérielles. Aujourd'hui, l'on trouverait bien peu de familles où des collatéraux, en présence d'un héritage contestable, termineraient leur différend en s'embrassant et en riant à la barbe des procureurs.
Dans la lettre que mon père écrivit d'Ivrée à l'aîné de ses neveux, il raconte encore le passage du Saint-Bernard et l'attaque du fort de Bard. Les fragmens que je vais transcrire montrent combien on agissait gaîment et sans la moindre pensée de vanterie dans ce beau moment de notre histoire:
«...................... J'arrive au pied d'un roc, près d'un précipice où mon état-major s'était perché. Je me présente au général: il me reçoit. Je m'installe, je présente mon respect à Bonaparte. La même nuit, il ordonne l'attaque du fort de Bard. Je me trouve à l'assaut avec mon général[26]. Les boulets, les bombes, les grenades, les obus grondent, roulent, tonnent, éclatent de tous côtés. Nous sommes battus, je ne suis point blessé.....
«Nous tournons le fort en grimpant à travers les rochers et les abîmes. Bonaparte grimpe avec nous. Plusieurs hommes roulent dans les précipices. Nous descendons enfin dans la plaine: on s'y battait. Un hussard venait de prendre un beau cheval; je l'arrête, et me voilà monté, chose assez nécessaire à la guerre. Ce matin, je porte un ordre aux avant-postes; je trouve les chemins jonchés de cadavres. Demain, ou cette nuit, nous avons une bataille rangée. Bonaparte n'est pas patient, il veut absolument avancer. Nous y sommes tous fort disposés.........................
«Nous dévastons un pays admirable. Le sang, le carnage, la désolation marchent à notre suite, nos traces sont marquées par des morts et des ruines. On a beau vouloir ménager les habitans, l'opiniâtreté des Autrichiens nous force à tout canonner. J'en gémis tout le premier, et tout le premier pourtant, cette maudite passion des conquêtes et de la gloire me saisit et me fait désirer impatiemment qu'on se batte et qu'on avance.»
LETTRE I.
De Maurice à sa mère.
«Stradella, 21 prairial.
«Nous courons comme des diables. Hier, nous avons passé le Pô et rossé l'ennemi. Je suis très fatigué. Toujours à cheval, chargé de missions délicates et pénibles, je m'en suis tiré assez bien, et t'en donnerai des détails lorsque j'aurai un peu de temps. Ce soir, je n'ai que celui de t'embrasser et de te dire que je t'aime.»
LETTRE II.
«Au quartier-général, à Torre di Garofolo,
le 27 prairial an VIII.
«Historiens, taillez vos plumes; poètes, montez sur Pégase; peintres, apprêtez vos pinceaux; journalistes, mentez tout à votre aise! Jamais sujet plus beau ne vous fut offert. Pour moi, ma bonne mère, je vais te conter le fait tel que je l'ai vu, et tel qu'il s'est passé.
«Après la glorieuse affaire de Montebello nous arrivons le 23 à Voghera. Le lendemain nous en partons à dix heures du matin, conduits par notre héros, et à quatre de l'après-midi, nous arrivons dans les plaines de San-Giuliano. Nous y trouvons l'ennemi, nous l'attaquons, nous le battons, et l'acculons à la Bormida, sous les murs d'Alexandrie. La nuit sépare les combattans; le 1er consul et le général en chef vont se loger dans une ferme à Torre di Garofolo. Nous nous étendons par terre sans souper, et l'on dort. Le lendemain matin, l'ennemi nous attaque, nous nous rendons sur le champ de bataille et nous y trouvons l'affaire engagée. C'était sur un front de deux lieues. Une canonnade et une fusillade à rendre sourd! Jamais, au rapport des plus anciens, on n'avait vu l'ennemi si fort en artillerie. Sur les neuf heures, le carnage devenait tel que deux colonnes rétrogrades de blessés et de gens qui les portaient, s'étaient formées sur la route de Marengo à Torre di Garofolo. Déjà nos bataillons étaient repoussés de Marengo. La droite était tournée par l'ennemi, dont l'artillerie formait un feu croisé avec le centre. Les boulets pleuvaient de toutes parts. L'état-major était alors réuni. Un boulet passe sous le ventre du cheval de l'aide-de-camp du général Dupont. Un autre frise la croupe de mon cheval. Un obus tombe au milieu de nous, éclate et ne blesse personne. On délibère pourtant sur ce qu'il est bon de faire. Le général en chef envoie à la gauche un de ses aides-de-camp, nommé Laborde avec qui je suis assez lié; il n'a pas fait cent pas que son cheval est tué, je vais à la gauche avec l'adjudant-général Stabenrath. Chemin faisant, nous trouvons un peloton du 1er de dragons. Le chef s'avance vers nous tristement, nous montre douze hommes qu'il avait avec lui, et nous dit que c'est le reste de cinquante qui formaient son peloton le matin. Pendant qu'il parlait, un boulet passe sous le nez de mon cheval, et l'étourdit tellement qu'il se renverse sur moi comme mort. Je me dégage lestement de dessous lui. Je le croyais tué et fus fort étonné quand je le vis se relever. Il n'avait aucun mal. Je remonte dessus et nous nous rendons à la gauche, l'adjudant-général et moi. Nous la trouvons rétrogradant. Nous rallions, de notre mieux, un bataillon. Mais à peine l'était-il que nous voyons, encore plus sur la gauche, une colonne de fuyards courant à toutes jambes. Le général m'envoie l'arrêter. C'était là chose impossible. Je trouve l'infanterie pêle-mêle avec la cavalerie, les bagages et les chevaux de main. Les blessés abandonnés sur la route et écrasés par les caissons et l'artillerie. Des cris affreux, une poussière à ne pas se voir à deux pas de soi. Dans cette extrémité, je me jette hors de la route et cours en avant, criant: halte à la tête! Je cours toujours; pas un chef, pas un officier. Je rencontre Caulincourt le jeune, blessé à la tête, et fuyant, emporté par son cheval. Enfin je trouve un aide-de-camp. Nous faisons nos efforts pour arrêter le désordre. Nous donnons des coups de plat de sabre aux uns, des éloges aux autres; car, parmi ces désespérés il y avait encore bien des braves. Je descends de cheval, je fais mettre une pièce en batterie, je forme un peloton. J'en veux former un second. A peine avais-je commencé que le premier avait déjà déguerpi. Nous abandonnons l'entreprise et courons rejoindre le général en chef. Nous voyons Bonaparte battre en retraite.
«Il était deux heures; nous avions déjà perdu, tant prises que démontées, douze pièces de canon. La consternation était générale; les chevaux et les hommes harassés de fatigue, les blessés encombraient les routes. Je voyais déjà le Pô, le Tesin à repasser; un pays à traverser dont chaque habitant est notre ennemi, lorsqu'au milieu de ces tristes réflexions, un bruit consolateur vient ranimer nos courages. La division Desaix et Kellermann arrivent avec treize pièces de canon. On retrouve des forces, on arrête les fuyards. Les divisions arrivent; on bat la charge et on retourne sur ses pas; on enfonce l'ennemi, il fuit à son tour, l'enthousiasme est à son comble: on charge en riant; nous prenons huit drapeaux, six mille hommes, deux généraux, vingt pièces de canon, et la nuit seule dérobe le reste à notre fureur.
«Le lendemain matin, le général Mélas envoie un parlementaire: c'était un général. On le reçoit dans la cour de notre ferme, au son de la musique de la garde consulaire et toute la garde sous les armes. Il apporte des propositions. On nous cède Gènes, Milan, Tortone, Alexandrie, Acqui, Pizzighitone, enfin une partie de l'Italie et le Milanais. Ils s'avouent vaincus. Nous allons aujourd'hui dîner chez eux à Alexandrie. L'armistice est conclu. Nous donnons des ordres dans le palais du général Mélas. Les officiers autrichiens viennent me demander de parler pour eux au général Dupont. C'est, en vérité, trop plaisant! Aujourd'hui, l'armée française et l'armée autrichienne n'en forment plus qu'une. Les officiers impériaux enragent de se voir ainsi donner des lois; mais ils ont beau enrager, ils sont battus. Væ victis!
«Ce soir, le général Stabenrath, nommé pour l'exécution des articles du traité, et avec lequel j'étais le matin de la bataille, m'a dit en me serrant la main qu'il était content de moi; que j'avais été comme un beau diable, et que le général Dupont en était instruit. Dans le fait, je puis te dire, ma bonne mère, que j'ai été ce qui s'appelle ferme et toute la journée sous le boulet. Nous avons eu un nombre infini de blessés, et, comme ils le sont tous par le canon, très peu en reviendront. On en apporta hier par centaines au quartier-général, et, ce matin, la cour était pleine de morts. La plaine de Marengo est jonchée de cadavres sur un espace de deux lieues. L'air est empesté, la chaleur étouffante. Nous allons demain à Tortone, j'en suis fort aise, car, outre qu'on meurt de faim ici, l'infection devient telle que, dans deux jours, il ne serait plus possible d'y tenir. Et quel spectacle! on ne s'habitue pas à cela.
«Pourtant, nous sommes tous de fort bonne humeur; voilà la guerre! Le général a des aides-de-camp fort aimables, et qui me témoignent beaucoup d'amitié. Plus d'inquiétude, ma bonne mère, voilà la paix; dors sur les deux oreilles; bientôt, nous n'aurons plus qu'à nous reposer sur nos lauriers. Le général Dupont va me faire lieutenant. Vraiment! j'allais oublier de te le dire, tant je me suis oublié depuis quelques jours. Comme son aide-de-camp a été blessé, je lui en sers provisoirement. Adieu, ma bonne mère, je suis harassé de fatigue et vais me coucher sur la paille. Je t'embrasse de toute mon ame. A Milan, où nous allons ces jours-ci, je t'en dirai plus long et j'écrirai à mon oncle de Beaumont.»
LETTRE III.
«Au citoyen Beaumont, à l'hôtel de Bouillon, quai Malaquais, Paris.
«Turin, le .. messidor an VIII (juin ou juillet 1800).
«Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! En retraite! en batterie! Nous sommes perdus! Victoire! Sauve qui peut! Courez à droite, à gauche, au milieu! Revenez, restez, partez, dépêchons-nous! Gare l'obus! au galop! Baisse la tête, voilà un boulet qui ricoche.... Des morts, des blessés, des jambes de moins, des bras emportés, des prisonniers, des bagages, des chevaux, des mulets, des cris de rage, des cris de victoire, des cris de douleur, une poussière du diable, une chaleur d'enfer, des f..., des b..., des m..., un charivari, une confusion, une bagarre magnifique. Voilà, mon bon et aimable oncle, en deux mots, l'aperçu clair et net de la bataille de Marengo, dont votre neveu est revenu très bien portant, après avoir été culbuté, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir été régalé, pendant quinze heures, par les Autrichiens, du feu de trente pièces de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils. Cependant, tout n'est pas si brutal, car le général en chef, content de mon sang froid et de la manière dont j'avais rallié des fuyards pour les ramener au combat, m'a nommé lieutenant sur le champ de bataille de Marengo. Je n'ai donc plus qu'un fil dans mon épaulette. Maintenant, couverts de gloire et de lauriers, après avoir été dîner chez papa Mélas et lui avoir donné nos ordres dans son palais d'Alexandrie, nous sommes revenus à Turin avec mon général, nommé ministre extraordinaire du gouvernement français, et nous donnons des lois au Piémont, logés au palais du duc d'Aoste, ayant chevaux, voitures, spectacles, bonne table, etc. Le général Dupont a sagement congédié tout son état-major; il n'a conservé que ses deux aides-de-camp et moi, de manière que me voilà adjoint tout seul au ministre. Comme je n'entends pas grand'chose aux affaires, je donne mes audiences dans la salle à manger, parce que, par principe, je ne parle jamais mieux que quand je suis dans mon assiette. C'est avec de telles maximes qu'on gouverne sagement les empires. Malheureusement, voilà la guerre terminée; tant pis, car encore trois ou quatre culbutes sur la poussière des champs de bataille, et j'étais général. Cependant, je ne perds pas courage. Quelque bon matin, les affaires se brouilleront encore, et nous rattraperons le temps perdu, en nous retapant sur nouveaux frais.
«Ne m'en veuillez pas, mon bon oncle, d'être resté si longtemps sans vous écrire. Mais nos courses, nos conquêtes, nos victoires, m'ont absolument pris tous mes instans. Désormais, je serai plus exact; je n'y aurai pas grand'peine. Je n'aurai qu'à suivre les mouvemens de mon cœur, il me ramène toujours vers mon bon oncle, que j'embrasse de toute mon ame.
«Je prie M. de Bouillon d'agréer l'hommage de mon respect,
«MAURICE.»
Dans une troisième lettre sur la bataille de Marengo, lettre adressée aux jeunes Villeneuve, et commençant ainsi: «Or, écoutez, mes chers neveux,» mon père ajoute quelques circonstances omises à dessein dans ses autres lettres:
«Votre respectable oncle, après avoir été frisé par un boulet, culbuté par un autre, lui et son cheval, avait reçu dans la poitrine un coup de crosse, ce qui lui procura un petit crachement de sang qui dura une heure, et dont il se guérit en courant toute la journée au grand trot et au grand galop, etc..... Au reste, mes amis, si je ne me suis pas fait tuer, ce n'est pas ma faute.. Le détail de toutes nos misères serait trop long; mais figurez-vous ce que c'est que de rester trois grands jours dans des plaines brûlantes sans rien manger. A Torre di Garofolo, nous avions, pour tout soulagement, un puits pour 1,400 hommes..............................................
«Recevez, mes bons amis, vingt-trois embrassades chacun, et présentez mes respects à ces dames.»
LETTRE VI.
«Milan, le .. fructidor an VIII (septembre 1800).
«Il y a bien longtemps que je ne t'ai écrit, ma bonne mère, mais les derniers temps de notre séjour à Turin ont été si remplis, nous avons eu tant à faire pour mettre en ordre le reste de notre ministère; à peine arrivés à Milan, nous avons eu tant de visites à rendre avec le général Dupont, que, jusqu'à présent, je n'ai pu te donner de mes nouvelles. Le général continue à me montrer beaucoup d'intérêt. Tes lettres n'y ont pas peu contribué. Je suis de tous ses voyages, de toutes ses parties. Il a laissé à Turin Decouchy et Merlin....
«Nous passons notre temps ici à courir en voiture et à faire des dîners. Nous en faisons de fort bons chez Pétiet, le ministre de France. Le soir, nous allons au cours et au spectacle, qui est magnifique. Il y a une cantatrice et un ténor admirables. Les ballets sont fort mal dansés, mais les décorations superbes. En somme, forcé de m'amuser par ordre, je prends le parti de m'amuser pour tout de bon. Milan est fort agréable; mais je suis fort content de m'en aller. Tout cela est bel et bon; mais deux mois passés dans les plaisirs ne vous avancent pas plus que si vous aviez dormi deux mois. Et deux mois passés dans les camps peuvent me faire capitaine. Et puis, il faut courir et voyager quand on est jeune: cette coutume date de Télémaque. Adieu, ma bonne mère; il faut que j'aille faire mon porte-manteau. Je t'embrasse de toute mon ame.»
LETTRE VII.
«Bologne, 24 fructidor.
«.....................
«Ah! que tu es fine, ma bonne mère! Tu as deviné, sans que je t'en aie dit un seul mot, que j'avais été, dans cette maudite Capoue, sous l'empire d'une terrible préoccupation! Ne m'interroge pas trop, je t'en prie. Il y a des choses qu'on aime mieux raconter qu'écrire. Que veux-tu! je suis dans l'âge des émotions vives, et je ne suis pas coupable de les ressentir. J'ai été enivré, mais j'ai souffert aussi; pardonne-moi donc, et souviens-toi que j'ai quitté Milan avec joie, avec une ardente volonté de me consacrer aux devoirs de mon emploi. Plus tard, je te racontrai tout, de sangfroid; car déjà j'ai retrouvé, dans l'agitation de mon métier, le calme de mon esprit. Je me suis acquitté de mon mieux de la commission du général. J'ai parcouru en trois jours toute la ligne. Je suis arrivé hier, et, le soir même, j'ai eu la satisfaction de voir mon rapport, dont le général a été très content, envoyé tout vif au général en chef. Ce n'est pas là servir en machine, et j'aime la guerre quand j'en comprends les mouvemens et la pensée. C'est pour moi comme une belle partie d'échecs: au lieu que, pour le pauvre soldat, c'est un grossier jeu de hasard. Il est vrai que bien des êtres, qui me valent sous d'autres rapports, sont forcés de passer leur vie dans des fatigues obscures que n'embellit jamais le plaisir de comprendre et de savoir. Je les plains, et je partagerais leurs souffrances, si, en les partageant, je pouvais les adoucir. Mais il n'en serait rien, et, puisque l'éducation m'a donné quelque lumière, ne dois-je pas à mon pays, dont j'ai embrassé la défense avec ardeur, de mettre à son service la petite capacité de ma cervelle, aussi bien que l'activité de mes membres? M. de Latour-d'Auvergne, ce héros que je pleure, fut de mon avis quand je lui parlai ainsi; il me trouva tout aussi bon patriote que lui-même, malgré mon grain d'ambition et tes sollicitudes maternelles. Sa modestie m'a fait surtout une impression que je n'oublierai jamais, et que, toute ma vie, je me proposerai pour modèle. La vanité gâte le mérite des plus belles actions. La simplicité, un silence délicat sur soi-même en rehaussent le prix et font aimer ceux qu'on admire. Hélas! il n'est plus! Il a trouvé une mort glorieuse et digne de lui. Tu ne le maudis plus maintenant, et tu le regrettes avec moi!
«D'ailleurs, tu persistes à détester tous les héros. Comme je n'en suis pas encore un, je ne crains rien pour le présent. Mais est-ce que tu me défends d'aspirer à le devenir? Je serais capable d'y renoncer si tu me menaçais de ne plus m'aimer, et d'aller planter des choux en guise de lauriers dans les carrés de ton jardin. Mais j'ai bon espoir pourtant que tu t'habitueras à mon ambition et que je trouverai moyen de me la faire pardonner.
«J'ai traversé les Etats du duc de Parme et je me suis cru en 88. Des fleurs de lis, des armes, des livrées, des chapeaux sous les bras, des talons rouges; ma foi, cela paraît bien drôle aujourd'hui. On nous regardait dans les rues comme des animaux extraordinaires. Il y avait dans leurs regards un mélange d'effroi, de scandale, de haine tout-à-fait comique: Ils ont tous les préjugés, la sottise et la poltronnerie de nos royalistes de Paris. Notre commissaire des guerres, jeune homme tout à fait aimable, passa la soirée dans une des grandes maisons de l'endroit, et nous raconta que la conversation avait roulé tout le temps sur l'arbre généalogique de chaque famille des Etats du duc. Pour se divertir, il leur dit qu'il y avait dans la ville un petit-fils du maréchal de Saxe, et qu'il servait la république. Il y eut un long cri d'horreur et de stupéfaction dans l'assemblée. On n'en revenait pas, et encore n'osa-t-on pas dire devant ce jeune homme tout ce qu'on pensait d'une pareille abomination. J'en ai bien ri.
«J'ai été voir, dans cette bonne ville de Parme, l'académie de peinture et l'immense théâtre dans le goût des anciens cirques, bâti par Farnèse. On n'y a pas joué depuis deux siècles, il tombe en ruines, mais il est encore admirable. A Bologne, j'ai vu la galerie San-Pietri, une des plus belles collections de l'Italie. Il y a les plus beaux ouvrages de Raphaël, du Guide, du Guerchin et des Carrache.
«Adieu, ma bonne mère, aime-moi, gronde-moi, pourvu que tes lettres soient bien longues, car je n'en trouve jamais assez.»
LETTRE X.
De Maurice à sa mère.
«Florence, 26 vendémiaire an IX (octobre 1800).
«C'est pour le coup que nous venons de faire une belle équipée! Nous venons de rompre la trève comme de jolis garçons que nous sommes. En trois jours nous nous sommes emparés de la Toscane et de la belle et délicieuse ville de Florence. M. de Sommariva, ses fameuses troupes, ses terribles paysans armés, tout a fui à notre approche, et nous sommes des enfonceurs de portes ouvertes.
«Avec le général Dupont commandant l'expédition, nous avons traversé l'Apennin à la tête de l'avant-garde, et maintenant nous nous reposons délicieusement sous les oliviers, les orangers, les citronniers et les palmiers qui bordent les rives de l'Arno. Cependant, les Toscans, insurgés, se sont retranchés dans Arezzo, et tiennent en échec le général Mounier, l'un de nos généraux de division; mais nous venons d'y envoyer du canon, et demain tout sera terminé.
«Il n'y a rien de comique comme notre entrée à Florence: M. de Sommariva avait envoyé à notre rencontre plusieurs parlementaires chargés de nous assurer de sa part qu'il allait désarmer les paysans qu'il avait soulevés, et qu'il nous priait de nous arrêter; mais que si nous persistions à entrer dans Florence, il se ferait tuer sur les remparts. C'était bien parler. Mais, en dépit de ses promesses et de ses menaces, nous continuâmes notre marche. Arrivés à quelques milles de Florence, le général Dupont envoie le général Jablonowski avec un escadron de chasseurs pour savoir si en effet l'ennemi défend la place. Moi, qui me trouvais là assez désœuvré, je suis le général Jablonowski. Nous arrivons militairement par quatre le sabre à la main, au grand trot. Point de résistance. Nous entrons dans la ville. Personne pour nous arrêter. Au coin d'une rue, nous nous trouvons nez à nez avec un détachement de cuirassiers autrichiens. Nos chasseurs veulent les sabrer. L'officier autrichien s'avance vers nous, chapeau bas, et nous dit que lui et son piquet formant la garde de police, il est obligé de se retirer des derniers. Une si bonne raison nous désarme, et nous le prions poliment d'aller rejoindre bien vite le reste de l'armée autrichienne et toscane qui se repliait sur Arezzo. Nous arrivons sur la grande place, où les députés du gouvernement viennent nous rendre leurs devoirs. J'établis le quartier-général dans le plus beau quartier et le plus beau palais de la ville. Je retourne vers le général Dupont; nous faisons une entrée triomphale, et voilà une ville prise!
«Le soir même, on illumine le Grand-Opéra, on nous garde les plus belles loges, on nous envoie de bonnes berlines pour nous y traîner, et nous voilà installés en maîtres. Le lendemain, il nous restait à prendre deux forts garnis chacun de dix-huit pièces de canon et d'un obusier. Nous envoyons dire aux deux commandans que nous allons leur fournir toutes les voitures nécessaires à l'évacuation de leurs garnisons. Frappés d'une si terrible sommation, ils se rendent sur-le-champ, et nous voilà maîtres des deux forts. Cette capitulation nous a fait tant rire, que nous étions tentés de nous imaginer que les Autrichiens s'entendaient avec nous. Il paraît cependant qu'il n'en est rien.
«Ils ont emporté et embarqué à Livourne la fameuse Vénus et les deux plus belles filles de Niobé. J'ai été ce matin à la galerie. Elle est remplie d'une immense quantité de statues antiques presque toutes superbes. J'ai vu le fameux Torse, la Vénus à la coquille, le Faune, le Mercure, et force empereurs et impératrices de Rome. Cette ville fourmille de beaux édifices et regorge de chefs-d'œuvre. Les ponts, les quais et les promenades sont un peu distribués comme à Paris, mais elle a cet avantage d'être située dans un vallon admirable d'aspect et de fertilité. Ce ne sont que villas charmantes, allées de citronniers, forêts d'oliviers; juge comme tout cela nous paraît joli au sortir des Apennins!
«Ça ira bien pourvu que ça dure, mais je crois que nous marcherons du côté de Ferrare si les hostilités recommencent avec les Autrichiens. Alors, nous abandonnerons ces belles contrées pour retourner aux rives arides du Pô.
«Tu vois, ma bonne mère, que je cours de la belle manière. Je ne veux point quitter le général Dupont; il me veut du bien. Je jouis ici de l'amitié et de la considération de ceux avec qui je vis. Le général a trois aides-de-camp; le troisième est Merlin, fils du directeur. Il était aide-de-camp de Bonaparte, et a fait avec lui les campagnes d'Egypte. Il est capitaine dans mon régiment; sa sœur avait épousé notre colonel peu de temps avant qu'il fût tué. Bonaparte, ne gardant plus que des aides-de-camp chefs de brigade, nous l'a envoyé au retour de la campagne de l'armée de réserve. C'est un fort bon enfant. Moi je suis l'officier de correspondance attaché immédiatement au général, logeant et vivant avec lui. Je suis devenu décidément l'homme de confiance pour les missions délicates et rapides. Nous avons un état-major composé de plusieurs officiers, mais qui ne vivent point avec nous. Notre société se compose de Merlin, Morin, Decouchy, Barthélemy, frère du directeur, George Lafayette et moi; c'est avec George Lafayette que je suis le plus lié. C'est un jeune homme charmant, plein d'esprit, de franchise et de cœur. Il est sous-lieutenant au 11e régiment de hussards, et commande trente hussards de notre escorte. Nous formons ce qu'on appelle la bande joyeuse. Mme de Lafayette et sa fille sont maintenant à Chenonceaux, notre liaison s'accroît tout naturellement de cette liaison de nos parens. Tu devrais bien y aller faire un tour. Ce voyage te distrairait et tu en as grand besoin, ma pauvre mère. Le séjour de Nohant, depuis que je n'y suis plus, te paraît sombre. Cette idée m'afflige, je serais le plus heureux du monde si tu ne t'ennuyais point. Nous faisons, Lafayette et moi, les plus jolis projets de réunion pour quand la paix sera venue. Nous nous voyons à Chenonceaux, avec nos bonnes mères, n'ayant d'autre soin que celui de les divertir et de les dédommager des inquiétudes que nous leur avons données. Tu vois que nous conservons des idées et des sentimens humains, malgré la guerre et le carnage. Je parle bien souvent de toi avec George qui me parle aussi de sa mère. Quelque bonne qu'elle puisse être, tu dois être encore meilleure et au-dessus de toute comparaison. Quant à père Deschartres, en toutes choses il est incomparable, et puisque le voilà maire de Nohant, je le salue jusqu'à terre et l'embrasse de tout mon cœur.»
«MAURICE.»
CHAPITRE QUINZIEME.
Rome. Entrevue avec le pape. Tentative simulée d'assassinat.—Monsignor Gonzalvi.—Asola. Première passion. La veille de la bataille.—Passage du Mincio. Maurice prisonnier.—Délivrance. Lettre d'amour.—Rivalités et ressentiments entre Brune et Dupont.—Départ pour Nohant.
LETTRE XI.
«Rome, le 2 frimaire an IX (novembre 1800).
«Deux jours après ma dernière lettre que je t'écrivis à notre second retour à Florence, le général Dupont m'envoya à Rome porter des dépêches au pape et au commandant en chef des forces napolitaines. Je partis avec un de nos camarades, nommé Charles His, Parisien, homme d'esprit, et ami du général Dupont. Nous arrivâmes à Rome après trente-six heures de marche, malgré toutes les peurs qu'on avait voulu nous faire de la fureur du peuple contre le nom français. Nous ne trouvâmes qu'un extrême étonnement de voir deux Français arriver seuls et en uniforme au milieu d'une nation hostile. Notre entrée dans la ville éternelle fut très comique. Tout le peuple nous suivait en foule, et si nous eussions voulu, durant notre séjour, nous montrer pour de l'argent, nous eussions fait fortune. La curiosité était telle, que tout le monde courait après nous dans les rues. Nous nous sommes convaincus que les Romains sont les meilleures gens du monde, et que les exactions commises par certains dilapidateurs nous avaient seules attiré leur inimitié. Nous n'avons qu'à nous louer de leurs procédés envers nous. Le saint père nous a reçus avec les marques les moins équivoques d'amitié et de considération, et nous repartons, ce matin, pour l'armée, extrêmement satisfaits de notre voyage. Nous avons vu tout ce qu'il est possible d'admirer, tant en antiques qu'en modernes. Comme j'ai un grand goût pour les escalades, je me suis amusé à grimper en dehors de la boule de la coupole de Saint-Pierre. Quand j'ai été redescendu, on m'a dit que presque tous les Anglais qui venaient à Rome en faisaient autant, ce qui n'a pas laissé de me convaincre de la sagesse de mon entreprise. Adieu, ma bonne mère, on m'appelle pour monter en voiture. Adieu, Rome! Je t'embrasse de toute mon ame.»
LETTRE XII.
«Bologne, le 5 frimaire an IX (novembre 1800).
«Tu as dû voir, ma bonne mère, au style prudent de ma dernière lettre, que je t'écrivais avec la certitude d'être lu, une demi-heure après, par le secrétaire d'Etat, monsignor Gonzalvi, qui, avec un petit air de confiance et d'amitié, ne laissait pas de nous espionner de tout son pouvoir. Nous n'étions pourtant allés à Rome que pour porter deux lettres, l'une au pape, pour lui demander la mise en liberté des personnes détenues pour opinions politiques, et l'autre au commandant en chef des forces napolitaines, pour qu'il notifiât à son gouvernement que nous redemandions le général Dumas[27] et M. Dolomieu, et que, dans le cas d'un refus, les baïonnettes françaises étaient toutes prêtes à faire leur office. Quoique nous ne fussions absolument que des porteurs de dépêches, on nous crut envoyés pour exciter une insurrection et armer les Jacobins. Dans cette belle persuasion, on nous campa sur le dos deux officiers napolitains, qui, sous prétexte de nous faire respecter, ne nous quittaient non plus que nos ombres; on nous entoura de piéges et d'espions, on fit renforcer la garnison; le bruit courut parmi le peuple que les Français allaient arriver. C'était une rumeur du diable. Le roi de Sardaigne, qui était à Naples, se sauva sur-le-champ en Sicile. Le secrétaire d'Etat tremblait de nous voir dans Rome; il nous répétait sans cesse, pour nous faire peur, qu'il craignait que nous ne fussions assassinés, et qu'il serait prudent à nous de quitter nos uniformes. Nous lui répondions qu'aucune espèce de crainte ne pourrait nous décider à changer de costume, et que, quant aux assassins, nous étions plus méchans qu'eux, que le premier qui nous approcherait était un homme mort. Pour nous effrayer davantage, on fit arrêter avec ostentation, le soir, à notre porte, des gens armés de grands poignards fort bêtes. Nous vîmes bien que tout cela était une comédie, et nous n'en restâmes pas moins à attendre paisiblement la réponse du roi de Naples, que M. de Damas, général en chef, nous disait devoir arriver incessamment. Nous restâmes douze jours à l'attendre, et, pendant ce temps, nous vînmes à bout, par notre conduite et nos manières, de nous attirer la bienveillance générale. Nous reçûmes et rendîmes la visite de tous les ambassadeurs. Nous fîmes une visite d'après-midi au pape: c'est là que mon grand uniforme et celui de mon camarade, qui est aussi dans les hussards, firent tout leur effet. Le pape, dès que nous entrâmes, se leva de son siége, nous serra les mains, nous fit asseoir à sa droite et à sa gauche, puis, nous eûmes avec lui une conversation très grave et très intéressante sur la pluie et le beau temps. Au bout d'un quart d'heure, après qu'il se fût bien informé de nos âges respectables, de nos noms et de nos grades, nous lui présentâmes nos respects; il nous serra la main de nouveau, en nous demandant notre amitié, que nous eûmes la bonté de lui accorder, et nous nous séparâmes fort contens les uns des autres. Il était temps, car je commençais à pouffer de rire, de nous voir mon camarade et moi, deux vauriens de hussards, assis majestueusement à la droite et à la gauche du pape. C'eût été un vrai calvaire, s'il y eût eu un bon larron.
«Le lendemain, nous fûmes présentés chez la duchesse Lanti. Il y avait un monde énorme. J'y rencontrai le vieux chevalier de Bernis et le jeune Talleyrand, aide-de-camp du général Damas. Je renouvelai connaissance avec M. de Bernis, et je me mis à causer avec lui de Paris et du monde entier. Ma liaison avec ces deux personnages fit un grand effet dans l'esprit des Romains et des Romaines, et c'est à cela seulement qu'ils voulurent bien reconnaître que nous n'étions pas des brigands venus pour mettre le feu aux quatre coins de la ville éternelle.
«La manière dont nous nous gobergions leur donna aussi une grande idée de notre mérite. Le général Dupont nous avait donné beaucoup d'argent pour représenter dignement la nation française, et nous nous en acquittâmes le mieux du monde. Nous avions voitures, loges, chevaux, concerts chez nous et dîners fins. C'était fort divertissant, et nous avons si bien fait que nous revenons sans un sou. Cette fois, nous avons servi la patrie fort commodément; mais nous laissons aux Romains une grande admiration pour notre magnificence, et aux pauvres une grande reconnaissance pour notre libéralité. Ce dernier point est aussi un plaisir de prince, et c'est le plus doux, à coup sûr.
«Le secrétaire d'Etat nous décocha la gracieuseté de nous envoyer le plus savant antiquaire de Rome pour nous montrer toutes les merveilles. J'en ai tant vu que j'en suis hébété. Tous les originaux de nos beaux ouvrages et puis toutes les vieilles masures devant lesquelles il est de bon ton de se pâmer d'aise; j'avoue qu'elles m'ont fort ennuyé, et qu'en dépit de l'enthousiasme des vieux Romains, je préfère Saint-Pierre-de-Rome à tous ces amas de vieilles briques. J'ai pourtant vu avec intérêt la grotte de la nymphe Egérie et les débris du pont sur lequel se battit Horatius Coclès, brave officier de hussards dans son temps.
«Enfin, la nouvelle de la reprise des hostilités vint mettre un terme à nos grandeurs. Nous écrivîmes à M. de Damas que le désir de rejoindre nos drapeaux ne nous permettait pas d'attendre plus longtemps la réponse du roi de Naples, et nous partîmes accompagnés de nos surveillans, les deux officiers napolitains, qui ne nous quittèrent qu'à nos avant-postes. M. de Damas, en nous faisant les adieux les plus aimables, nous avait remercié de la manière dont nous nous étions comportés.
«Nous venons d'arriver à Bologne après trois jours et trois nuits de marche, et pendant qu'on attèle nos chevaux, je m'entretiens avec toi. Le général Dupont est de l'autre côté du Pô. Demain je serai près de lui. Maintenant, j'espère que nous irons à Venise. Cela dépendra de nos succès. Quant à moi, j'ai la certitude que nous battrons partout l'ennemi. Notre nom porte avec lui l'épouvante depuis la bataille de Marengo. On parle cependant vaguement d'un nouvel armistice, et les armées n'ont encore fait aucun mouvement directement hostile.
«Ma bonne mère, que je regrette donc que nous n'ayons pas vu Rome ensemble! Tu sais que dans mon enfance c'était notre rêve! A tout ce que je voyais de beau, je pensais à toi, et mon plaisir était diminué par la pensée que tu ne le partageais pas. Adieu, je t'aime et t'embrasse de toute mon ame. On m'appelle pour monter en voiture. Je voudrais toujours causer avec toi, et je vais ne penser qu'à toi, de Bologne à Casal-Maggiore.
«J'embrasse l'ami Deschartres. Dis-lui que j'ai vu les ruines des maisons d'Horace et de Virgile, et le buste de Cicéron, et que j'ai dit à ces mânes illustres: Messieurs, je vous ai expliqués avec mon ami Deschartres, et vos œuvres sublimes m'ont valu plus d'un travaillez donc! vous rêvez!
«Un immense jardin botanique m'a rappelé aussi mon cher précepteur, et si, comme un sot que je suis, je n'y ai rien trouvé d'intéressant en pétales, tiges et étamines, du moins j'y ai trouvé le souvenir de mon ancien et véritable ami. Plante-t-il toujours beaucoup de choux? Je décoiffe ma bonne et je l'embrasse de tout mon cœur.»
LETTRE XIII.
«Asola, 29 frimaire an IX (décembre 1800).
«Qu'il y a longtemps, ma bonne mère, que je n'ai eu le plaisir de m'entretenir avec toi; tu vas me dire: A qui la faute? En vérité, ce n'est pas trop la mienne. Depuis que nous sommes à Asola, nous ne faisons que courir pour reconnaître les postes ennemis. A peine rentrés, nous trouvons une société bruyante et joyeuse, dont les rires et les ébats se prolongent bien avant dans la nuit. On se couche excédé de fatigue, et le lendemain, on recommence. Tu vas me gronder et me dire que je ferais sagement de me coucher de bonne heure. Mais si tu étais de la trempe d'un soldat, tu saurais que la fatigue engendre l'excitation, et que notre métier n'amène le sang-froid que quand le danger est présent. En toute autre circonstance, nous sommes fous, et nous avons besoin de l'être. Et puis, j'avais à te dire une bonne nouvelle, dont je viens seulement d'avoir la certitude. Morin me l'avait annoncée comme très prochaine, et le général vient de me la confirmer, en me faisant cadeau d'un brevet d'aide-de-camp, d'un plumet jaune et d'une belle écharpe rouge à franges d'or.
«Ainsi, me voilà aide-de-camp du lieutenant-général Dupont, et c'est ainsi qu'il faut me qualifier sur l'adresse de tes lettres, pour qu'elles me parviennent plus vite. Le nouveau règlement lui accorde trois aides-de-camp. Me voilà enfin dans un poste charmant, considéré, estimé, aimé... Oui! aimé, d'une bien aimable et bien charmante femme, et il ne me manque, pour être parfaitement heureux ici, que ta présence... Il est vrai que c'est beaucoup!
«Tu sauras donc que, comme la lieutenance Dupont et la division Watrin sont réunies ici, nous formons tous les soirs des réunions dans lesquelles Mme Watrin, éclatante de jeunesse et de beauté, brille comme une étoile. Pourtant ce n'est pas elle! Une étoile d'un feu plus doux luit pour moi.
«Tu sais qu'à Milan j'ai été amoureux. Tu l'as deviné parce que je ne te l'ai pas dit. Je croyais parfois être aimé, et puis, je voyais ou je croyais voir que je ne l'étais pas. Je cherchais à m'étourdir, je partis, n'y voulant plus songer.
«Cette femme charmante est ici, et nous nous parlions peu; nous nous regardions à peine. J'avais comme du dépit, quoique ce ne soit guère dans ma nature. Elle me montrait de la fierté, quoiqu'elle ait le cœur tendre et passionné. Ce matin, pendant le déjeuner, on entendit tirer au loin le canon. Le général me dit de monter aussitôt à cheval, et d'aller voir ce qui se passait. Je me lève, et, en deux sauts, je dégringole l'escalier et cours à l'écurie. Au moment de monter à cheval je me retourne pour voir derrière moi cette chère femme, rouge, embarrassée et jetant sur moi un long regard exprimant la crainte, l'intérêt, l'amour... J'allais répondre à tout cela en lui sautant au cou: mais, au milieu de la cour, c'était impossible. Je me bornai à lui serrer tendrement la main en sautant sur mon noble coursier, qui, plein d'ardeur et d'audace, fit trois caracoles magnifiques en s'élançant sur la route. Je fus bientôt au poste d'où partait le bruit. J'y trouve les Autrichiens repoussés dans une escarmouche qu'ils étaient venus engager avec nous. J'en revins porter la nouvelle au général. Elle était encore là. Ah! comme je fus reçu! et comme le dîner fut riant, aimable! Comme elle eut pour moi de délicates attentions!
«Ce soir, par un hasard inespéré, je me suis trouvé seul avec elle. Tout le monde, fatigué des courses excessives de la journée, s'était couché. Je n'ai pas tardé à dire combien j'aimais, et elle, fondant en larmes, s'est jetée dans mes bras. Puis, elle s'est échappée malgré moi et a couru s'enfermer dans sa chambre. J'ai voulu la suivre; elle m'a prié, conjuré, ordonné de la laisser seule. Et moi, en amant soumis, j'ai obéi. Comme nous montons à cheval à la pointe du jour pour faire une reconnaissance, je suis resté à m'entretenir avec ma bonne mère des émotions de la journée. Comme ta bonne grande lettre de huit pages est aimable! Quel plaisir elle m'a fait! Qu'il est doux d'être aimé, d'avoir une bonne mère, de bons amis, une belle maîtresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis à combattre! J'ai de tout cela, et, de tout cela, ce qui est le meilleur, c'est ma bonne mère!»
«MAURICE.»
* * *
Il y a, dans certaines existences, un moment où nos facultés de bonheur, de confiance et d'ivresse atteignent leur apogée. Puis, comme si notre ame n'y pouvait plus suffire, le doute et la tristesse étendent sur nous un nuage qui nous enveloppe à jamais. Ou bien est-ce la destinée qui s'obscurcit, en effet, et sommes-nous condamnés à descendre lentement la pente que nous avons gravie avec l'audace de la joie?
Pour la première fois, le jeune homme venait de ressentir les atteintes d'une passion durable. Cette femme, dont il vient de parler avec un mélange d'enthousiasme et de légèreté, cette gracieuse amourette qu'il croyait peut-être pouvoir oublier comme il avait oublié la chanoinesse et plusieurs autres, allait s'emparer de toute sa vie et l'entraîner dans une lutte contre lui-même, qui fit le tourment, le bonheur, le désespoir et la grandeur de ses huit dernières années. Dès cet instant, ce cœur naïf et bon, ouvert jusque-là à toutes les impressions extérieures, à une immense bienveillance, à une foi aveugle dans l'avenir, à une ambition qui n'a rien de personnel et qui s'identifie avec la gloire de la patrie, ce cœur qu'une seule affection presque passionnée, l'amour filial, avait rempli et conservé dans sa précieuse unité, fut partagé, c'est-à-dire déchiré par deux amours presque inconciliables. La mère, heureuse et fière, qui ne vivait que de cet amour, fut tourmentée et brisée par une jalousie naturelle au cœur de la femme, et qui fut d'autant plus inquiète et poignante, que l'amour maternel avait été l'unique passion de sa vie. A cette angoisse intérieure qu'elle ne s'avoua jamais, mais qui fut trop certaine et que toute autre femme eût fait naître en elle, se joignit l'amertume des préjugés froissés, préjugés respectables et sur lesquels je veux m'expliquer, avant d'aller plus loin.
Mais d'abord il faut dire que cette femme charmante que le jeune homme avait rêvée à Milan, et conquise à Asola, cette Française qui avait été en prison au couvent des Anglaises dans le même temps que ma grand'mère, n'était autre que ma mère, Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde. Je lui donne ces trois noms de baptême parce que, dans le cours agité de sa vie, elle les porta successivement; et ces trois noms sont eux-mêmes comme un symbole de l'esprit des temps. Dans son enfance, on préféra probablement pour elle le nom d'Antoinette, celui de la reine de France. Durant les conquêtes de l'empire, le nom de Victoire prévalut naturellement. Depuis son mariage avec elle, mon père l'appela toujours Sophie.
Tout est significatif et emblématique (et le plus naturellement du monde) dans les détails en apparence les plus fortuits de la vie humaine.
Sans doute, ma grand'mère eût préféré pour mon père une compagne de son rang: mais elle l'a dit et écrit elle-même, elle ne se fût pas sérieusement affligée pour ce qu'on appelait dans son temps et dans son monde une mésalliance. Elle ne faisait pas de la naissance plus de cas qu'il ne faut, et, quant à la fortune, elle savait s'en passer et trouver dans son économie et dans ses privations personnelles de quoi remédier aux dépenses qu'entraînaient les postes plus brillans que lucratifs qu'occupa son fils. Mais elle ne put qu'à grand'peine accepter une belle-fille dont la jeunesse avait été livrée, par la force des choses, à des hasards effrayans. C'était là le point délicat à trancher, et l'amour, qui est la suprême sagesse et la suprême grandeur d'ame, quand il est sincère et profond, le trancha résolument dans l'ame de mon père. Un jour vint aussi où ma grand'mère se rendit. Mais nous n'y sommes point encore, et j'ai à vous raconter bien des douleurs avant d'en venir à cette époque de mon récit.
Je ne connais que très imparfaitement l'histoire de ma mère avant son mariage. Je dirai plus tard comment certaines personnes crurent agir prudemment et dans mon intérêt, en me racontant des choses que j'aurais mieux fait d'ignorer et dont rien ne m'a prouvé l'authenticité. Mais fussent-elles toutes vraies, un fait subsiste devant Dieu: C'est qu'elle fut aimée de mon père, et qu'elle le mérita apparemment puisque son deuil à elle ne finit qu'avec sa vie.
Mais le principe d'aristocratie a tellement pénétré au fond du cœur humain, que malgré nos révolutions, il existe encore sous toutes les formes. Il faudra encore bien du temps pour que le principe chrétien de l'égalité morale et sociale domine les lois et l'esprit des sociétés. Le dogme de la Rédemption est pourtant le symbole du principe de l'expiation et de la réhabilitation. Nos sociétés reconnaissent ce principe en théorie religieuse, et non en fait; il est trop grand, trop beau pour elles. Et pourtant ce quelque chose de divin qui est au fond de nos ames nous porte, dans la pratique de la vie individuelle, à violer l'aride précepte de l'aristocratie morale, et notre cœur, plus fraternel, plus égalitaire, plus miséricordieux, partant plus juste et plus chrétien que notre esprit, nous fait aimer souvent des êtres que la société répute indignes et dégradés.
C'est que nous sentons que cette condamnation est absurde, c'est qu'elle fait horreur à Dieu. D'autant plus que, pour ce qu'on appelle le monde, elle est hypocrite et ne porte en rien sur la question fondamentale du bien et du mal. Le grand révolutionnaire Jésus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un pécheur que pour la persévérance de cent justes: et le retour de l'enfant prodigue n'est pas un frivole apologue, je pense. Pourtant, il y a encore une prétendue aristocratie de vertu qui, fière de ses priviléges, n'admet pas que les égaremens de la jeunesse puissent être rachetés. Une femme née dans l'opulence, élevée avec soin, au couvent, sous l'œil de respectables matrones, surveillée comme une plante sous cloche, établie dans le monde avec toutes les conditions de la prudence, du bien-être, du calme, du respect de soi et de la crainte du contrôle des autres, n'a pas grand'peine et peut-être pas grand mérite à mener une vie sage et réglée, à donner de bons exemples, à professer des principes austères. Et encore, je me trompe; car si la nature lui a donné une ame ardente, au milieu d'une société qui n'admet pas la manifestation de ses facultés et de ses passions, elle aura encore beaucoup de peine et de mérite à ne pas froisser cette société. Eh bien! à plus forte raison, l'enfant pauvre et abandonnée, qui vient au monde avec sa beauté pour tout patrimoine, est-elle, pour ainsi dire, innocente de tous les entraînemens que subira sa jeunesse, de tous les piéges où tombera son inexpérience. Il semble que la prudente matrone serait placée en ce monde pour lui ouvrir ses bras, la consoler, la purifier et la réconcilier avec elle-même. A quoi sert d'être meilleur et plus pur que les autres, si ce n'est pour rendre la bonté féconde et la vertu contagieuse?—Il n'en est point ainsi pourtant! Le monde est là, qui défend à la femme estimée de tendre la main à celle qui ne l'est point, et de la faire asseoir à ses côtés. Le monde! ce faux arbitre, ce code menteur et impie d'une prétendue décence et d'une prétendue moralité! sous peine de perdre sa bonne renommée, il faut que la femme pure détourne ses regards de la pécheresse; et, si elle lui tend les bras, le monde, l'aréopage des fausses vertus et des faux devoirs, lui ferme les siens.
Je dis les fausses vertus et les faux devoirs parce que ce n'est pas la femme vraiment pure, ce ne sont pas les matrones vraiment respectées qui ont exclusivement à statuer sur le mérite de leurs sœurs égarées. Ce n'est pas une réunion de gens de bien qui fait l'opinion: tout cela est un rêve. L'immense majorité des femmes du monde est une majorité de femmes perdues. Tous le savent, tous l'avouent, et pourtant personne ne blâme et ne soufflète ces femmes impudentes quand elles blâment et soufflètent des femmes moins coupables qu'elles.
Lorsque ma grand'mère vit son fils épouser ma mère, elle fut désespérée; elle eût voulu dissoudre de ses larmes le contrat qui cimentait cette union. Mais ce ne fut pas sa raison qui la condamna froidement, ce fut son cœur maternel qui s'effraya des suites. Elle craignit pour son fils les orages et les luttes d'une association si audacieuse, comme elle avait craint pour lui les fatigues et les dangers de la guerre; elle craignit aussi le blâme qui allait s'attacher à lui, de la part d'un certain monde; elle souffrit dans cet orgueil de moralité qu'une vie exempte de blâme légitimait en elle; mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour voir qu'une nature privilégiée secoue aisément ses ailes, et peut élever son vol dès qu'on lui ouvre l'espace. Elle fut bonne et affectueuse pour la femme de son fils, pourtant, la jalousie maternelle resta et le calme ne se fit guère. Si cette tendre jalousie fut un crime, à Dieu seul appartient de la condamner, car il échappe à la sévérité des hommes, à celle des femmes surtout.
Depuis Asola, c'est-à-dire depuis la fin de l'année 1800 jusqu'à l'époque de ma naissance, en 1804, mon père devait souffrir mortellement aussi du partage de son ame entre une mère chérie et une femme ardemment aimée. C'est en 1804 seulement qu'il trouva plus de calme et de force dans la conscience d'un devoir accompli, lorsqu'il eut épousé cette femme que, bien des fois, il avait essayé de sacrifier à sa mère.
En attendant que je le suive, en le plaignant et en l'admirant, dans ces combats intérieurs, je vais le reprendre à Asola, d'où il écrivait à sa mère la dernière lettre que j'ai rapportée, à la date du 29 frimaire. Cette date marque un des grands événemens militaires de l'époque, le passage du Mincio.
M. de Cobentzel était encore à Luneville, négociant avec Joseph Bonaparte. Ce fut alors que le premier consul, voulant briser par un coup hardi et décisif les irrésolutions de la cour de Vienne, fit passer l'Inn à l'armée du Rhin, commandée par Moreau, et le Mincio à l'armée d'Italie, commandée par Brune. A peu de jours de distance, ces deux lignes furent emportées. Moreau gagna la bataille de Hohenlinden; et l'armée d'Italie, qui ne manquait pas non plus de bons officiers et de bons soldats, fit reculer les Autrichiens, et termina ainsi la guerre en forçant l'ennemi à évacuer la Péninsule.
Mais, si la conduite de l'armée fut héroïque, là comme partout, si l'ardeur et l'inspiration individuelle de plusieurs officiers réparèrent les fautes du général en chef, il n'en est pas moins certain que cette opération fut dirigée par Brune d'une manière déplorable. Je ne fais point ici de l'histoire officielle; je renverrai mon lecteur au récit de M. Thiers, historien éminent des événemens militaires, toujours clair, précis, attachant et fidèle. Il servira de caution aux accusations portées par mon père contre le général qui, en cette circonstance, fit plus que des fautes: il commit un crime. Il laissa une partie de son armée abandonnée, sans secours, dans une lutte inégale contre l'ennemi, et son inertie fut l'entêtement cruel de l'amour-propre. Mécontent de l'ardeur qui avait emporté le général Dupont à franchir le fleuve avec 10,000 hommes, il empêcha Suchet de lui donner un secours suffisant: et si ce dernier, voyant le corps de Dupont aux prises avec trente mille Autrichiens et en grand danger d'être écrasé malgré une défense héroïque, n'eût enfreint les ordres de Brune et envoyé de son chef le reste de la division Gazan au secours de ces braves gens, notre aile droite était perdue. Cette barbarie, ou cette ineptie du général en chef coûta la vie à plusieurs milliers d'intrépides soldats et la liberté à mon père. Entraîné par sa bravoure et trop confiant dans son étoile (c'était le prestige du moment, et sans songer à imiter Bonaparte, chacun se croyait protégé comme lui par sa destinée) il fut pris par les Autrichiens, accident plus redouté à la guerre que les blessures graves, et presque plus attristant que la mort pour des jeunes gens ivres de gloire et d'activité.
C'était un douloureux réveil après une matinée d'émotions violentes, qu'une nuit d'impatience et de transport avait précédée. C'est durant cette veillée que, livré aux plus ardentes émotions, il avait écrit à sa mère: «Qu'il est doux d'être aimé, d'avoir une bonne mère, de braves amis, une belle maîtresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis à combattre!» Il ne lui avait pourtant pas dit que c'était le jour même, à l'instant même, qu'il allait combattre ces ennemis dont la présence faisait partie de son bonheur. Il cachetait sa lettre, il venait d'y tracer un tendre adieu qui pouvait bien être le dernier, et il lui laissait croire qu'il allait seulement monter à cheval pour faire une reconnaissance. Tout entier à l'amour et à la guerre, bien que brisé par la fatigue de la journée et de toutes les journées précédentes, il n'avait pas seulement songé à dormir une heure. La vie était si pleine et si intense dans ce moment-là pour lui et pour tous! Dans cette même nuit, il avait écrit à son cher neveu René de Villeneuve, et il avait été plus explicite. Cette lettre montre une liberté d'esprit qui charme et qui surprendrait si elle était un fait particulier dans l'histoire de cette époque. Il lui parle assez longuement d'un camée qu'il avait acheté pour lui à Rome, et qu'un ouvrier maladroit a brisé en voulant le monter; mais il lui annonce l'envoi d'autres objets d'art du même genre, que le cardinal Gonzalvi s'est chargé d'expédier. «Car il faut que tu saches, lui dit-il, que je suis très bien avec Son Eminence et encore mieux avec le pape.» Puis il lui expose sa situation et celle de l'armée. «Il est deux heures du matin. Dans deux heures nous montons à cheval. Nous avons passé toute la journée à disposer les troupes; nous avons fait avancer toute notre artillerie sur la ligne, et, à la pointe du jour, nous allons nous taper. Tu entendras probablement parler de la journée du 29, car l'attaque est générale dans toute l'armée.
«... On selle déjà les chevaux du général, je les entends dans la cour, et quand j'aurai écrit un mot à ma mère, je vais faire seller les miens. Je te quitte donc, mon bon ami, pour aller me disputer avec messieurs les Croates, Valaques, Dalmates, Hongrois et autres, qui nous attendent. Cela va faire un beau sabbat. Nous avons huit pièces de douze en batterie. Que je suis fâché que tu ne sois pas là pour entendre le vacarme que nous allons faire! Cela t'amuserait, j'en suis sûr.»
Le lendemain, il était dans les mains de l'ennemi, il quittait le théâtre de la guerre, et laissant derrière lui l'armée victorieuse, ses amis prêts à rentrer en France pour aller embrasser leurs mères et leurs amis, il partait à pied pour un long et pénible exil.—Cet événement le séparait aussi de la femme aimée et il plongea ma pauvre grand'mère dans un désespoir affreux. Il eut des suites sur toute la vie de ce jeune homme qui, depuis 94, avait oublié ce que c'est que la souffrance, l'isolement, la contrainte et la réflexion. Peut-être une révolution décisive s'opéra-t-elle en lui. A partir de cette époque, il fut, sinon moins gai extérieurement, du moins plus défiant et plus sérieux au fond de son ame. Il eût oublié Victoire dans le tumulte et l'enivrement de la guerre: Il retrouva son image fatalement liée à toutes ses pensées, dans les durs loisirs intellectuels de l'exil et de la captivité. Rien ne prédispose à une grande passion comme une grande souffrance.
LETTRE XIV.
»Padoue, 15 nivose an IX (janvier 1801).
»Ne sois point inquiète, ma bonne mère; j'avais prié Morin de t'écrire; ainsi, tu sais sûrement déjà que je suis prisonnier. Je suis maintenant à Padoue et en route pour Gratz. J'espère être bientôt échangé, le général Dupont m'ayant fait redemander à M. de Bellegarde le matin même du jour où j'ai été pris. Je ne puis t'en dire davantage maintenant; mais j'espère que, bientôt, je t'annoncerai mon retour. Adieu! je t'embrasse de toute mon ame. J'embrasse aussi père Deschartres et ma bonne.»
* * *
Ce peu de mots était destiné à rassurer la pauvre mère. La captivité fut plus longue et plus dure que cette lettre ne l'annonçait. Pendant les deux mois qui s'écoulèrent sans qu'elle reçût aucune nouvelle de lui, ma grand'mère fut en proie à une de ces douleurs mornes que les hommes ne connaissent point et auxquelles ils ne pourraient survivre. L'organisation de la femme, sous ce rapport, est un prodige. On ne comprend pas une telle intensité de souffrance avec tant de force pour y résister. La pauvre mère n'eut pas un instant de sommeil et ne vécut que d'eau froide. La vue des alimens qu'on lui présentait lui arrachait des sanglots et presque des cris de désespoir. Mon fils meurt de faim! disait-elle; il expire peut-être en ce moment, et vous voulez que je puisse manger? Elle ne voulait plus se coucher. «Mon fils couche par terre, disait-elle; on ne lui donne peut-être pas une poignée de paille pour se coucher. Il a peut-être été pris blessé[28]. Il n'a pas un morceau de linge pour couvrir ses plaies.» La vue de sa chambre, de son fauteuil, de son feu, de tout le bien-être de sa vie, tout réveillait en elle les plus amères comparaisons; son imagination lui exagérait les privations et les souffrances que son cher enfant pouvait endurer. Elle le voyait lié dans un cachot: elle le voyait frappé par des mains sacriléges, tombant de lassitude et d'épuisement au bord des chemins, et forcé de se relever et de se traîner sous le bâton du caporal autrichien.