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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4)

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DEUXIEME PARTIE.

* * *

CHAPITRE PREMIER.

Premiers souvenirs.—Premières prières.—L'œuf d'argent des enfans.—Le père Noël.—Le système de J.-J. Rousseau.—Le bois de lauriers.—Polichinelle et le réverbère.—Les romans entre quatre chaises.—Jeux militaires.—Chaillot.—Clotilde.—L'empereur.—Les papillons et les fils de la Vierge.—Le roi de Rome.—Le flageolet.

Il faut croire que la vie est une bien bonne chose en elle-même, puisque les commencemens en sont si doux et l'enfance un âge si heureux. Il n'est pas un de nous qui ne se rappelle cet âge d'or comme un rêve évanoui, auquel rien ne saurait être comparé dans la suite. Je dis un rêve, en pensant à ces premières années où nos souvenirs flottent incertains et ne ressaisisent que quelques impressions isolées dans un vague ensemble. On ne saurait dire pourquoi un charme puissant s'attache, pour chacun de nous, à ces éclairs du souvenir, insignifians pour les autres.

La mémoire est une faculté qui varie selon les individus et qui, n'étant complète chez aucun, offre mille inconséquences. Chez moi, comme chez beaucoup d'autres personnes, elle est extraordinairement développée sur certains points, extraordinairement infirme sur certains autres. Je ne me rappelle qu'avec effort les petits événemens de la veille, et la plupart des détails m'échappent même pour toujours. Mais quand je regarde un peu loin derrière moi, mes souvenirs remontent à un âge où la plupart des autres individus ne peuvent rien retrouver dans leur passé. Cela tient-il essentiellement à la nature de cette faculté en moi ou à une certaine précocité dans le sentiment de la vie?

Peut-être sommes-nous doués tous à peu près également sous ce rapport, et peut-être n'avons-nous la notion nette ou confuse des choses passées qu'en raison du plus ou moins d'émotion qu'elles nous ont causé? Certaines préoccupations intérieures nous rendent presque indifférens à des faits qui ébranlent le monde autour de nous. Il arrive aussi que nous nous rappelons mal ce que nous avons peu compris. L'oubli n'est peut-être que de l'inintelligence ou de l'inattention.

Quoi qu'il en soit, voici le premier souvenir de ma vie, et il date de loin. J'avais deux ans, une bonne me laissa tomber de ses bras sur l'angle d'une cheminée. J'eus peur et je fus blessée au front. Cette commotion, cet ébranlement du système nerveux ouvrirent mon esprit au sentiment de la vie, et je vis nettement, je vois encore le marbre rougeâtre de la cheminée, mon sang lui coulait, la figure égarée de ma bonne. Je me rappelle distinctement aussi la visite du médecin, les sangsues qu'on me mit derrière l'oreille, l'inquiétude de ma mère, et la bonne congédiée pour cause d'ivrognerie. Nous quittâmes la maison, et je ne sais où elle était située. Je n'y suis jamais retournée depuis; mais si elle existe encore, il me semble que je m'y reconnaîtrais.

Il n'est donc pas étonnant que je me rappelle parfaitement l'appartement que nous occupions rue Grange-Batelière, un an plus tard. De là datent mes souvenirs précis et presque sans interruption. Mais depuis l'accident de la cheminée jusqu'à l'âge de trois ans, je ne me retrace qu'une suite indéterminée d'heures passées dans mon petit lit sans dormir, et remplie de la contemplation de quelque pli de rideau ou de quelque fleur au papier des chambres.

Je me souviens aussi que le vol des mouches et leur bourdonnement m'occupaient beaucoup et que je voyais souvent les objets doubles, circonstance qu'il m'est impossible d'expliquer et que plusieurs personnes m'ont dit avoir éprouvée aussi dans la première enfance. C'est surtout la flamme des bougies qui prenait cet aspect devant mes yeux, et je me rendais compte de l'illusion sans pouvoir m'y soustraire. Il me semble même que cette illusion était un des pâles amusemens de ma captivité dans le berceau et cette vie du berceau m'apparaît extraordinairement longue, et plongée dans un mol ennui.

Ma mère s'occupa de fort bonne heure de me développer, et mon cerveau ne fit aucune résistance, mais il ne devança rien, et il eût pu être fort tardif, si on l'eût laissé tranquille. Je marchais à dix mois. Je parlai assez tard; mais une fois que j'eus commencé à dire quelques mots, j'appris tous les mots très vite, et, à quatre ans, je savais très bien lire, ainsi que ma cousine Clotilde, qui fut enseignée comme moi par nos deux mères alternativement. On nous apprenait aussi des prières, et je me souviens que je les récitais, sans broncher, d'un bout à l'autre, et sans y rien comprendre, excepté ces premiers mots de la dernière prière qu'on nous faisait dire quand nous avions la tête sur le même oreiller, ce qui nous arrivait souvent: «Mon Dieu, je vous donne mon cœur.» Je ne sais pas pourquoi je comprenais cela plus que le reste, car il y a beaucoup de métaphysique dans ce peu de paroles; mais enfin je le comprenais, et c'était le seul endroit de ma prière où j'eusse une idée de Dieu et de moi-même. Quant au Pater, au Credo et à l'Ave Maria que je savais très bien en français, excepté donnez-nous notre pain de chaque jour, j'aurais aussi bien pu les réciter en latin, comme un perroquet, ils n'eussent pas été plus inintelligibles pour moi.

On nous exerçait aussi à apprendre par cœur les fables de La Fontaine, et je les sus presque toutes lorsque c'était encore lettres closes pour moi. J'étais si lasse de les réciter, que je fis, je crois, tout mon possible pour ne les comprendre que fort tard, et ce ne fut que vers l'âge de 15 ou 16 ans que je m'aperçus de leur beauté.

On avait l'habitude, autrefois, de remplir la mémoire des enfans d'une foule de richesses au-dessus de leur portée. Ce n'est pas le petit travail qu'on leur impose que je blâme, Rousseau, en le retranchant tout à fait dans l'Émile, risque de laisser le cerveau de son élève s'épaissir au point de n'être plus capable d'apprendre ce qu'il lui réserve pour un âge plus avancé. Il est bon d'habituer l'enfance, d'aussi bonne heure que possible, à un exercice modéré, mais quotidien, des diverses facultés de l'esprit. Mais on se hâte trop de leur servir des choses exquises.

Il n'existe point de littérature à l'usage des petits enfans. Tous les jolis vers qu'on a faits en leur honneur sont maniérés et farcis de mots qui ne sont point de leur vocabulaire. Il n'y a guère que les chansons des berceuses qui parlent réellement à leur imagination. Les premiers vers que j'aie entendus sont ceux-ci, que tout le monde connaît sans doute, et que ma mère me chantait de la voix la plus fraîche et la plus douce qui se puisse entendre:

Allons dans la grange
Voir la poule blanche
Qui pond un bel œuf d'argent
Pour ce cher petit enfant.

La rime n'est pas riche, mais je n'y tenais guère, et j'étais vivement impressionnée par cette poule blanche et par cet œuf d'argent que l'on me promettait tous les soirs et que je ne songeais jamais à demander le lendemain matin. La promesse revenait toujours et l'espérance naïve revenait avec elle. Ami Leclair, t'en souviens-tu? car, à toi aussi, pendant des années, on a promis cet œuf merveilleux qui n'éveillait point ta cupidité, mais qui te semblait, de la part de la bonne poule, le présent le plus poétique et le plus gracieux. Et qu'aurais-tu fait de l'œuf d'argent, si on te l'eût donné? Tes mains débiles n'eussent pu le porter, et ton humeur inquiète et changeante se fût bientôt lassée de ce jouet insipide. Qu'est-ce qu'un œuf: qu'est-ce qu'un jouet qui ne se casse point? Mais l'imagination fait de rien quelque chose, c'est sa nature, et l'histoire de cet œuf d'argent est peut-être celle de tous les biens matériels qui éveillent notre convoitise. Le désir est beaucoup, la possession peu de chose.

Ma mère me chantait aussi une chanson de ce genre la veille de Noël, et comme cela ne venait qu'une fois l'an, je ne me la rappelle pas. Ce que je me rappelle parfaitement, c'est la croyance absolue que j'avais à la descente par le tuyau de la cheminée du petit père Noël, bon vieillard à barbe blanche qui, à l'heure de minuit, devait venir déposer dans mon petit soulier un cadeau que j'y trouverais à mon réveil. Minuit! cette heure fantastique que les enfans ne connaissent point, et qu'on leur montre comme le terme impossible de leur veillée! Quels efforts incroyables je faisais pour ne pas m'endormir avant l'apparition du petit vieux! J'avais à la fois grande envie et grand'peur de le voir; mais jamais je ne pouvais me tenir éveillée jusque-là, et le lendemain mon premier regard était pour mon soulier au bord de l'âtre. Quelle émotion me causait l'enveloppe de papier blanc! car le père Noël était d'une propreté extrême, et ne manquait jamais d'empaqueter soigneusement son offrande. Je courais, pieds nus, m'emparer de mon trésor. Ce n'était jamais un don bien magnifique, car nous n'étions pas riches. C'était un petit gâteau, une orange, ou tout simplement une belle pomme rouge. Mais cela me semblait si précieux, que j'osais à peine le manger. L'imagination jouait encore là son rôle, et c'est toute la vie de l'enfant.

Je n'approuve pas du tout Rousseau de vouloir supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. La raison et l'incrédulité viennent bien assez vite, et d'elles-mêmes; je me rappelle fort bien la première année où le doute m'est venu, sur l'existence réelle du père Noël. J'avais cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche. J'ai vu mon fils y croire plus longtemps; les garçons sont plus simples que les petites filles. Comme moi, il faisait de grands efforts pour veiller jusqu'à minuit. Comme moi, il n'y réussissait point, et comme moi, il trouvait au jour le gâteau merveilleux pétri dans les cuisines du paradis. Mais pour lui aussi la première année où il douta fut la dernière de la visite du bonhomme. Il faut servir aux enfans les mets qui conviennent à leur âge et ne rien devancer. Tant qu'ils ont besoin de merveilleux, il faut leur en donner. Quand ils commencent à s'en dégoûter, il faut bien se garder de prolonger l'erreur et d'entraver le progrès naturel de leur raison.

Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est procéder contre les lois même de la nature. L'enfance n'est-elle pas chez l'homme un état mystérieux et plein de prodiges inexpliqués? D'où vient l'enfant? Avant de se former dans le sein de sa mère, n'avait-il pas une existence quelconque dans le sein impénétrable de la divinité? La parcelle de vie qui l'anime ne vient-elle pas du monde inconnu où elle doit retourner? Ce développement si rapide de l'ame humaine dans nos premières années, ce passage étrange d'un état qui ressemble au chaos, à un état de compréhension et de sociabilité, ces premières notions du langage, ce travail incompréhensible de l'esprit qui apprend à donner un nom, non pas seulement aux objets extérieurs, mais à l'action, à la pensée, au sentiment; tout cela tient au miracle de la vie, et je ne sache pas que personne l'ait expliqué. J'ai toujours été émerveillée du premier verbe que j'ai entendu prononcer aux petits enfans. Je comprends que le substantif leur soit enseigné, mais les verbes, et surtout ceux qui expriment les affections! La première fois qu'un enfant sait dire à sa mère qu'il l'aime, par exemple, n'est-ce pas comme une révélation supérieure qu'il reçoit et qu'il exprime? Le monde extérieur où flotte cet esprit en travail, ne peut lui avoir donné encore aucune notion distincte des fonctions de l'ame. Jusque-là, il n'a vécu que par les besoins, et l'éclosion de son intelligence ne s'est faite que par les sens. Il voit, il veut toucher, goûter, et tous ces objets extérieurs dont, pour la plupart, il ignore l'usage, et ne peut comprendre ni la cause ni l'effet, doivent passer d'abord devant lui comme une vision énigmatique. Là commence le travail intérieur. L'imagination se remplit de ces objets; l'enfant rêve dans le sommeil, et il rêve aussi sans doute quand il ne dort point. Du moins il ne sait pas, pendant longtemps, la différence de l'état de veille à l'état de sommeil. Qui peut dire pourquoi un objet nouveau l'égaie ou l'effraie? Qui lui inspire la notion vague du beau et du laid? Une fleur, un petit oiseau ne lui font jamais peur; un masque difforme, un animal bruyant l'épouvante. Il faut donc qu'en frappant ses sens, cet objet de sympathie ou de répulsion révèle à son entendement quelque idée de confiance ou de terreur qu'on n'a pu lui enseigner; car cet attrait ou cette répugnance se manifeste déjà chez l'enfant qui n'entend pas encore le langage humain. Il y a donc chez lui quelque chose d'antérieur à toutes les notions que l'éducation peut lui donner, et c'est là le mystère qui tient à l'essence de la vie dans l'homme.

L'enfant vit tout naturellement dans un milieu, pour ainsi dire, surnaturel, où tout est prodige en lui et où tout ce qui est en dehors de lui doit, à la première vue, lui sembler prodigieux. On ne lui rend pas service en hâtant sans ménagement et sans discernement l'appréciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-même et qu'il s'établisse à sa manière durant la période de sa vie, où, à la place de son innocente erreur, nos explications, hors de portée pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore et peut-être à jamais funestes à la droiture de son jugement, et, par suite, à la moralité de son ame.

Ainsi on aura beau chercher quelle première notion de la Divinité on pourra donner aux enfans, on n'en trouvera pas une meilleure pour que l'existence de ce vieux bon Dieu qui est au ciel et qui voit tout ce qui se fait sur la terre. Plus tard il sera temps de lui faire comprendre que Dieu c'est l'être infini sans figure idolâtrique, et que le ciel n'est pas plus la voûte bleue qui nous enveloppe que la terre où nous vivons et que le sanctuaire même de notre pensée. Mais à quoi bon essayer de faire percer le symbole à l'enfant pour qui tout symbole est une réalité? Cet éther infini, cet abîme de la création, ce ciel enfin où gravitent les mondes, l'enfant le voit plus beau et plus grand que nos définitions ne l'étendraient dans sa pensée, et nous le rendrions plus fou que sage si nous voulions lui faire concevoir la mécanique de l'univers, alors que le sentiment de la beauté de l'univers lui suffit.

La vie de l'individu n'est-elle pas le résumé de la vie collective? Quiconque observe les développemens de l'enfant, son passage à l'adolescence, à la virilité, et toutes ses transformations jusqu'à l'âge mûr, assiste à l'histoire abrégée de la race humaine, laquelle a eu aussi son enfance, son adolescence, sa jeunesse et sa virilité. Eh bien! qu'on se reporte aux temps primitifs de l'humanité, on y voit toutes les nations humaines prendre la forme du merveilleux, et l'histoire, la science naissante, la philosophie et la religion écrites en symboles, énigmes, que la raison moderne traduit ou interprète. La poésie, la fable même sont la vérité, la réalité relatives des temps primitifs. Il est donc dans la loi éternelle que l'homme ait sa véritable enfance, comme l'humanité a eu la sienne, comme l'ont encore les populations que notre civilisation n'a fait qu'effleurer. Le sauvage vit dans le merveilleux, et n'est ni un idiot, ni un fou, ni une brute, c'est un poète et un enfant. Il ne procède que par poèmes et par chants comme nos anciens, à qui le vers semblait être plus naturel que la prose, et l'ode, que le discours. L'enfance est donc l'âge des chansons, et on ne saurait trop lui en donner. La fable, qui n'est qu'un symbole, est la meilleure forme pour introduire en lui le sentiment du beau et du poétique, qui est la première manifestation du beau et du vrai.

Les fables de Lafontaine sont trop fortes et trop profondes pour le premier âge. Elles sont pleines d'excellentes leçons de morale, mais il ne faudrait pas de formules de morale au premier âge: c'est l'engager dans un labyrinthe d'idées où il s'égare, parce que toute morale implique une idée de société, et l'enfant ne peut se faire aucune idée de la société. J'aime mieux pour lui les notions religieuses sous forme de poésie et de sentiment. Quand ma mère me disait qu'en lui désobéissant je faisais pleurer la sainte Vierge et les anges dans le ciel, mon imagination était vivement frappée. Ces êtres merveilleux et toutes ces larmes provoquaient en moi une terreur et une tendresse infinies. L'idée de leur existence m'effrayait, et tout aussitôt l'idée de leur douleur me pénétrait de regrets et d'affection.

En somme, je veux qu'on donne du merveilleux à l'enfant tant qu'il l'aime et le cherche, et qu'on le lui laisse perdre de lui-même, sans prolonger systématiquement son erreur, dès que le merveilleux, n'étant plus son aliment naturel, il s'en dégoûte et vous avertit par ses questions et ses doutes qu'il veut entrer dans le monde de la réalité.

Ni Clotilde ni moi n'avons gardé aucun souvenir du plus ou moins de peine que nous eûmes pour apprendre à lire. Nos mères nous ont dit depuis qu'elles en avaient eu fort peu à nous enseigner. Seulement, elles signalaient un fait d'entêtement fort ingénu de ma part. Un jour que je n'étais pas disposée à recevoir ma leçon d'alphabet, j'avais répondu à ma mère: «Je vais bien dire a, mais je ne sais pas dire b.» Il paraît que ma résistance dura fort longtemps. Je nommais toutes les lettres de l'alphabet, excepté la seconde, et quand on me demandait pourquoi je la passais sous silence, je répondais imperturbablement: «C'est que je ne connais pas le b

Le second souvenir que je me retrace de moi-même, et qu'à coup sûr, vu son peu d'importance, personne n'eût songé à me rappeler, c'est la robe et le voile blanc que porta la fille aînée du vitrier, le jour de sa première communion. J'avais alors environ trois ans et demie; nous étions dans la rue Grange-Batelière, au 3e, et le vitrier qui occupait une boutique en bas, avait plusieurs filles qui venaient jouer avec ma sœur et moi. Je ne sais plus leurs noms et ne me rappelle spécialement que l'aînée dont l'habit blanc me parut la plus belle chose du monde. Je ne pouvais me lasser de l'admirer. Ma mère ayant dit tout d'un coup que son blanc était tout jaune et qu'elle était mal arrangée, cela me fit une peine étrange. Il me semblait qu'on me causait un vif chagrin en me dégoûtant de l'objet de mon admiration.

Je me souviens qu'une autre fois, comme nous dansions une ronde, cette même enfant chanta:

Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés.

Je n'avais jamais été dans les bois, que je sache, et peut-être n'avais-je jamais vu de lauriers. Mais, apparemment, je savais ce que c'était, car ces deux petits vers me firent beaucoup rêver. Je me retirai de la danse pour y penser, et je tombai dans une profonde mélancolie. Je ne voulus faire part à personne de ma préoccupation, mais j'aurais volontiers pleuré, tant je me sentais triste et privée de ce charmant bois de lauriers, où je n'étais entrée en rêve que pour en être aussitôt dépossédée. Explique qui pourra les singularités de l'enfance, mais cette loi fut si marquée chez moi, que je n'en ai jamais oublié l'impression mystérieuse. Toutes les fois qu'on me chanta cette ronde, je sentis la même tristesse me gagner, et je ne l'ai jamais entendue chanter depuis, par des enfans, sans me retrouver dans la même disposition de regret et de mélancolie. Je vois toujours ce bois avant qu'on y eût porté la coignée, et, dans la réalité, je n'en ai jamais vu d'aussi beau. Je le vois jonché de ses lauriers fraîchement coupés, et il me semble que j'en veux toujours aux Vandales qui m'en ont bannie pour jamais. Quelle était donc l'idée du poète naïf qui commençait ainsi la plus naïve des danses?

Je me rappelle aussi la jolie ronde de Giroflé, girofla, que tous les enfans connaissent, et où il est question encore d'un bois mystérieux où l'on va seulette, et où l'on rencontre le Roi, la Reine, le Diable et l'Amour, êtres également fantastiques pour les enfans. Je ne me souviens pas d'avoir eu peur du Diable: je pense que je n'y croyais pas et qu'on m'empêchait d'y croire, car j'avais l'imagination très impressionnable, et je m'effrayais facilement. On me fit présent, une fois, d'un superbe Polichinelle, tout brillant d'or et d'écarlate. J'en eus peur d'abord et surtout à cause de ma poupée, que je chérissais tendrement, et que je me figurais en grand danger auprès de ce petit monstre. Je la serrai précieusement dans l'armoire, et je consentis à jouer avec Polichinelle; ses jeux d'émail, qui tournaient dans leurs orbites au moyen d'un ressort, le plaçaient pour moi dans une sorte de milieu entre le carton et la vie. Au moment de me coucher, on voulut le serrer dans l'armoire auprès de la poupée; mais je ne voulus jamais y consentir, et on céda à ma fantaisie, qui était de le laisser dormir sur le poêle, car il y avait un petit poêle dans notre chambre qui était plus que modeste, et dont je vois encore les panneaux peints à la colle et la forme en carré long. Un détail que je me rappelle aussi, bien que depuis l'âge de quatre ans je ne sois jamais rentrée dans cet appartement, c'est que l'alcôve était un cabinet fermé par des portes à grillage de laiton sur un fond de toile verte. Sauf une antichambre qui servait de salle à manger et une petite cuisine qui me servait de pénitencier, il n'y avait pas d'autres pièces que cette chambre à coucher, qui servait de salon pendant le jour. On voit que ce n'était point luxueux. Mon petit lit était placé le soir en dehors de l'alcôve, et quand ma sœur, qui était alors en pension, couchait à la maison, on lui arrangeait un canapé à côté de moi. C'était un canapé vert en velours d'Utrecht. Tout cela m'est encore présent, quoiqu'il ne me soit rien arrivé de remarquable dans cet appartement; mais il faut croire que mon esprit s'y ouvrait à un travail soutenu sur lui-même, car il me semble que tous ces objets sont remplis de mes rêveries, et que je les ai usés à force de les voir. J'avais un amusement particulier avant de m'endormir, c'était de promener mes doigts sur le réseau de laiton de la porte de l'alcôve qui se trouvait à côté de mon lit. Le petit son que j'en tirais me paraissait une musique céleste, et j'entendais ma mère dire: «Voilà Aurore qui joue du grillage.»

Je reviens à mon Polichinelle, qui reposait sur le poêle, étendu sur le dos et regardant le plafond avec ses yeux vitreux et son méchant rire. Je ne le voyais plus, mais dans mon imagination je le voyais encore, et je m'endormis très préoccupée du genre d'existence de ce vilain être qui riait toujours et qui pouvait me suivre des yeux dans tous les coins de la chambre. La nuit, je fis un rêve épouvantable. Polichinelle s'était levé: sa bosse de devant, revêtue d'un gilet de paillon rouge, avait pris feu sur le poêle, et il courait partout, poursuivant tantôt moi, tantôt ma poupée qui fuyait éperdue, tandis qu'il nous atteignait par de longs jets de flamme. Je réveillai ma mère par mes cris. Ma sœur, qui dormait près de moi, s'avisa de ce qui me tourmentait et porta le Polichinelle dans la cuisine, en disant que c'était une vilaine poupée pour un enfant de mon âge. Je ne le revis plus, mais l'impression imaginaire que j'avais reçue de la brûlure me resta pendant quelque temps, et, au lieu de jouer avec le feu comme jusque-là j'en avais eu la passion, la seule vue du feu me laissa une grande terreur.

Nous allions alors à Chaillot voir ma tante Lucie, qui y avait une petite maison et un jardin. J'étais parvenue à marcher, et je voulais toujours me faire porter par notre ami Pierret, pour qui, de Chaillot au boulevard, j'étais un poids assez incommode. Pour me décider à marcher le soir au retour, ma mère imagina de me dire qu'elle allait me laisser seule au milieu de la rue. C'était au coin de la rue de Chaillot et des Champs-Elysées, et il y avait une petite vieille femme qui, en ce moment, allumait le réverbère. Bien persuadée qu'on ne m'abandonnerait pas, je m'arrêtai, décidée à ne point marcher, et ma mère fit quelques pas avec Pierret pour voir comment je prendrais l'idée de rester seule; mais comme la rue était à peu près déserte, l'allumeuse du réverbère avait entendu notre contestation, et, se tournant vers moi, elle me dit d'une voix cassée! «Prenez garde à moi; c'est moi qui ramasse les méchantes petites filles, et je les enferme dans mon réverbère pour toute la nuit.»

Il semblait que le diable eût soufflé à cette bonne femme l'idée qui pouvait le plus m'effrayer. Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé une terreur pareille à ce qu'elle m'inspira. Le réverbère avec son réflecteur étincelant prit aussitôt à mes yeux des proportions fantastiques, et je me voyais déjà enfermée dans cette prison de cristal, consumée par la flamme que faisait jaillir à volonté le Polichinelle en jupons. Je courus après ma mère en poussant des cris aigus. J'entendais rire la vieille, et le grincement du réverbère qu'elle remontait me causa un frisson nerveux comme si je me sentais élevée au-dessus de terre et pendue avec la lanterne infernale.

Quelquefois nous prenions le bord de l'eau pour aller à Chaillot. La fumée et le bruit de la pompe à feu me causaient une épouvante dont je ressens encore l'impression.

La peur est, je crois, la plus grande souffrance morale des enfans. Les forcer à voir de près ou à toucher l'objet qui les effraie est un moyen de guérison que je n'approuve pas. Il faut plutôt les en éloigner et les en distraire: car le système nerveux domine leur organisation, et quand ils ont reconnu leur erreur, ils ont éprouvé une si violente angoisse à s'y voir contraints, qu'il n'est plus temps pour eux de perdre le sentiment de la peur. Elle est devenue en eux un mal physique que leur raison est impuissante à combattre. Il en est de même des femmes nerveuses et pusillanimes. Les encourager dans leur ridicule faiblesse est un grand tort; mais la brusquer trop en est un pire, et la contrainte provoque souvent chez elles de véritables attaques de nerfs, bien que les nerfs ne fussent pas en jeu sérieusement au commencement de l'épreuve.

Ma mère n'avait point cette cruauté. Quand nous passions devant la pompe à feu, voyant que je pâlissais et ne pouvais plus me soutenir, elle me mettait dans les bras du bon Pierret. Il cachait ma tête dans sa poitrine, et j'étais rassurée par la confiance qu'il m'inspirait. Il vaut mieux trouver au mal moral un remède moral que de forcer la nature et d'essayer d'apporter au mal physique une épreuve physique plus pénible encore.

C'est dans la rue Grange-Batelière que j'eus entre les mains un vieil abrégé de mythologie que je possède encore et qui est accompagné de grandes planches gravées les plus comiques qui se puissent imaginer. Quand je me rappelle l'intérêt et l'admiration avec lesquels je contemplais ces images grotesques, il me semble encore les voir telles qu'elles m'apparaissaient alors. Sans lire le texte, j'appris bien vite, grâce aux images, les principales données de la fabulation antique, et cela m'intéressait prodigieusement. On me menait quelquefois aux ombres chinoises de l'éternel Séraphin, et aux pièces féeriques du boulevard. Enfin ma mère et ma sœur me racontaient les contes de Perrault, et quand ils étaient épuisés, elles ne se gênaient pas pour en inventer de nouveaux qui ne me paraissaient pas les moins jolis de tous.

Avec cela, on me parlait du paradis, et on me régalait de ce qu'il y avait de plus frais et de plus joli dans l'allégorie catholique; si bien que les anges et les amours, la bonne Vierge et la bonne fée, les polichinelles et les magiciens, les diablotins du théâtre et les saintes de l'église, se confondant dans ma cervelle, y produisaient le plus étrange gâchis poétique qu'on puisse imaginer.

Ma mère avait des idées religieuses que le doute n'effaça jamais, vu qu'elle ne les examina jamais. Elle ne se mettait donc nullement en peine de me présenter comme vraies ou emblématiques les notions de merveilleux qu'elle me versait à pleines mains, artiste et poète qu'elle était elle-même sans le savoir, croyant, dans sa religion, à tout ce qui était beau et bon, rejetant tout ce qui était sombre et menaçant, et me parlant des trois Grâces ou des neuf Muses avec autant de sérieux que des vertus théologales ou des vierges sages.

Que ce soit éducation, insufflation ou prédisposition, il est certain que l'amour du roman s'empara de moi passionnément, avant que j'eusse fini d'apprendre à lire. Voici comment:

Je ne comprenais pas encore la lecture des contes de fées; les mots imprimés, même dans le style le plus élémentaire, ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le récit que j'arrivais à comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon propre mouvement je ne lisais pas; j'étais paresseuse par nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais donc dans les livres que les images; mais tout ce que j'apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans ma petite tête, et j'y rêvais au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où je me trouvais. Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au poêle avec le feu, ma mère, qui n'avait pas de servante, et que je vois toujours occupée à coudre ou à soigner le pot-au-feu, ne pouvait se débarrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison qu'elle m'avait inventée, à savoir quatre chaises avec une chaufferette sans feu au milieu, pour m'asseoir quand je serais fatiguée, car nous n'avions pas le luxe d'un coussin: c'étaient des chaises garnies en paille, et je m'évertuais à les dégarnir avec mes ongles; il faut croire qu'on les avait sacrifiées à mon usage. Je me rappelle que j'étais encore si petite que pour me livrer à cet amusement, j'étais obligée de monter sur la chaufferette: alors je pouvais appuyer mes coudes sur l'un des siéges, et je jouais des griffes avec une patience miraculeuse. Mais tout en cédant ainsi au besoin d'occuper mes mains, besoin qui m'est toujours resté, je ne pensais nullement à la paille des chaises. Je composais à haute voix d'interminables contes que ma mère appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions. Ma mère m'en a parlé mille fois et longtemps avant que j'eusse la pensée d'écrire. Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions. C'est un défaut que j'ai bien conservé, à ce qu'on dit, car pour moi, j'avoue que je me rends peu de compte de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui, tout comme à quatre ans, un laisser aller invincible dans ce genre de création.

Il paraît que mes histoires étaient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite cervelle était obsédée. Il y avait toujours un canevas dans le goût des contes de fées, et, pour personnages principaux, une bonne fée, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de méchans êtres, et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pensée riante et optimiste, comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux, c'était la durée de ces histoires et leur sorte de suite, car j'en reprenais le fil là où il avait été interrompu la veille. Peut-être ma mère, écoutant machinalement et comme malgré elle ces longues divagations, m'aidait-elle à son insu à m'y retrouver. Ma tante se souvient aussi de ces histoires, et s'égaye aussi de ce souvenir. Elle se rappelle m'avoir dit souvent: «Eh bien! Aurore, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la forêt? Ta princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d'or?—Laisse-la tranquille, disait ma mère: je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre quatre chaises.

Je me rappelle d'une manière plus nette, l'ardeur que je prenais aux jeux qui simulaient une action véritable. J'étais maussade pour commencer. Quand ma sœur ou la fille aînée du vitrier venaient me provoquer aux jeux classiques de pied de bœuf ou de main-chaude, je n'en trouvais aucun à mon gré ou je m'en lassais tout de suite. Mais, avec ma cousine Clotilde ou les autres enfans de mon âge, j'arrivais d'emblée aux jeux qui flattaient ma fantaisie. Nous simulions des batailles, des fuites à travers ces bois qui jouaient un si grand rôle dans mon imagination. Et puis, l'une de nous était perdue, les autres la cherchaient et l'appelaient. Elle était endormie sous un arbre, c'est-à-dire sous le canapé. On venait à son aide: l'une de nous était la mère des autres ou leur général, car l'impression militaire du dehors pénétrait forcément jusque dans notre nid, et, plus d'une fois, j'ai fait l'empereur et j'ai commandé sur le champ de bataille. On mettait en lambeaux les poupées, les bons-hommes et les ménages, et il paraît que mon père avait l'imagination aussi jeune que nous, car il ne pouvait souffrir cette représentation microscopique des scènes d'horreur qu'il voyait à la guerre. Il disait à ma mère:—Je t'en prie, donne un coup de balai au champ de bataille de ces enfans: c'est une manie, mais cela me fait mal de voir par terre ces bras, ces jambes et toutes ces guenilles rouges.»

Nous ne nous rendions pas compte de notre férocité, tant les poupées et les bonshommes souffraient patiemment ce carnage. Mais en galopant sur nos coursiers imaginaires, et en frappant de nos sabres invisibles les meubles et les jouets, nous nous laissions emporter à un enthousiasme qui nous donnait la fièvre. On nous reprochait nos jeux de garçons, et il est certain que ma cousine et moi, nous avions l'esprit avide d'émotions viriles. Je me retrace particulièrement un jour d'automne où, le dîner étant servi, la nuit s'était faite dans la chambre. Ce n'était pas chez nous, mais, à Chaillot, chez ma tante, à ce que je puis croire, car il y avait des rideaux de lit, et chez nous il n'y en avait pas. Nous nous poursuivions l'une l'autre à travers les arbres, c'est-à-dire sous les plis des rideaux, Clotilde et moi. L'appartement disparut à nos yeux, et nous étions véritablement dans un sombre paysage à l'entrée de la nuit. On nous appelait pour dîner et nous n'entendions rien. Ma mère vint me prendre dans ses bras pour me porter à table, et je me rappellerai toujours l'étonnement où je fus en voyant les lumières, la table et les objets réels qui m'environnaient. Je sortais positivement d'une hallucination complète, et il me coûtait d'en sortir si brusquement. Quelquefois étant à Chaillot, je croyais être chez nous à Paris, et réciproquement. Il me fallait faire souvent un effort pour m'assurer du lieu où j'étais, et j'ai vu ma fille, enfant, subir cette illusion d'une manière très prononcée.

Je ne crois pas avoir été à Chaillot depuis 1808, car, après le voyage d'Espagne, je n'ai plus quitté Nohant jusqu'après l'époque où mon oncle vendit à l'État sa petite propriété qui se trouvait sur l'emplacement destiné au palais du roi de Rome. Que je me trompe ou non, je placerai ici ce que j'ai à dire de cette maison, qui était alors une véritable maison de campagne. Chaillot n'étant point bâti comme il l'est aujourd'hui.

C'était l'habitation la plus modeste du monde, je le comprends, aujourd'hui que les objets restés dans ma mémoire m'apparaissent avec leur valeur véritable. Mais, à l'âge que j'avais alors, c'était un paradis. Je pourrais donner le plan du local et celui du jardin, tant ils me sont restés présens. Le jardin était surtout pour moi un lieu de délices, car c'était le seul que je connusse. Ma mère qui, malgré ce qu'on disait d'elle alors à ma grand'mère, vivait dans une gêne voisine de la pauvreté, et avec une économie et un labeur domestiques dignes d'une femme du peuple, ne me menait pas aux Tuileries étaler des toilettes que nous n'avions pas, et me maniérer en jouant au cerceau ou à la corde sous les regards des badauds. Nous ne sortions de notre triste réduit que pour aller quelquefois au théâtre dont ma mère avait le goût prononcé, ainsi que je l'avais déjà, et le plus souvent à Chaillot, où nous étions toujours reçues à grands cris de joie. Le voyage à pied et le passage par la pompe à feu me contrariaient bien d'abord: mais à peine me trouvais-je dans ce jardin, que je me croyais dans l'île enchantée de mes contes. Clotilde, qui pouvait s'ébattre là au grand soleil toute la journée, était bien plus fraîche et plus enjouée que moi. Elle me faisait les honneurs de son Eden avec ce bon cœur et cette franche gaîté qui ne l'ont jamais abandonnée. Elle était certes la meilleure de nous deux, la mieux portante et la moins capricieuse; aussi je l'adorais en dépit de quelques algarades que je provoquais toujours, et auxquelles elle répondait par des moqueries qui me mortifiaient un peu. Ainsi quand elle était mécontente de moi, elle jouait sur mon nom d'Aurore, et m'appelait Horreur, injure qui m'exaspérait. Mais pouvais-je bouder longtemps en face d'une charmille verte, et d'une terrasse toute bordée de pots de fleurs? C'est là que j'ai vu les premiers fils de la Vierge, tout blancs et brillans au soleil d'automne: ma sœur y était ce jour-là, car ce fut elle qui m'expliqua doctement comme quoi la sainte Vierge filait elle-même ces jolis fils sur sa quenouille d'ivoire. Je n'osais pas les briser et je me faisais bien petite pour passer dessous.

Le jardin était un carré long, fort petit en réalité, mais qui me semblait immense, quoique j'en fisse le tour deux cents fois par jour. Il était régulièrement dessiné à la mode d'autrefois: il y avait des fleurs et des légumes: pas la moindre vue, car il était tout entouré de murs; mais il y avait au fond une terrasse sablée, à laquelle on montait par des marches en pierre, avec un grand vase de terre cuite, classiquement bête, de chaque côté, et c'était sur cette terrasse, lieu idéal pour moi, que se passaient nos grands jeux de bataille, de fuite et de poursuite.

C'est là aussi que j'ai vu des papillons pour la première fois, et de grandes fleurs de tournesol qui me paraissaient avoir cent pieds de haut. Un jour, nous fûmes interrompues dans nos jeux par une grande rumeur au dehors. On criait Vive l'Empereur! on marchait à pas précipités, on s'éloignait, et les cris continuaient toujours. L'Empereur passait, en effet, à quelque distance, et nous entendions le trot des chevaux et l'émotion de la foule. Nous ne pouvions pas voir à travers le mur; mais ce fut bien beau dans mon imagination, je m'en souviens; et nous criâmes de toutes nos forces: Vive l'Empereur! transportées d'un enthousiasme sympathique.

Savions-nous ce que c'était que l'empereur? Je ne m'en souviens pas, mais il est probable que nous en entendions parler sans cesse. Je m'en fis une idée distincte peu de temps après. Je ne saurais dire précisément l'époque, mais ce devait être à la fin de 1807.

Il passait la revue sur le boulevard, et il était non loin de la Madeleine lorsque ma mère et Pierret, ayant réussi à pénétrer jusque auprès des soldats. Pierret m'éleva dans ses bras, au-dessus des shakos, pour que je pusse le voir. Cet objet qui dominait la ligne de têtes, frappa machinalement les yeux de l'empereur, et ma mère s'écria: «Il t'a regardée; souviens-toi de ça, ça te portera bonheur.» Je crois que l'empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout-à-fait et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pâle dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise. Il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment et tout à coup si bienveillant et si doux. Je l'ai revu d'autres fois, mais confusément, parce que j'étais moins près et qu'il passait vite.

J'ai vu aussi le roi de Rome, enfant, dans les bras de sa nourrice. Il était à une fenêtre des Tuileries, et il riait aux passans. En me voyant, il se mit à rire encore plus, par l'effet sympathique que les enfans produisent les uns sur les autres. Il tenait un gros bonbon dans sa petite main, et il le jeta de mon côté. Ma mère voulut le ramasser pour me le donner; mais le factionnaire, qui surveillait la fenêtre, ne voulut pas permettre qu'elle fît un pas au-delà de la ligne qu'il gardait. La gouvernante lui fit en vain signe que le bonbon était pour moi et qu'il fallait me le donner. Cela n'entrait probablement pas dans la consigne de ce militaire, et il fit la sourde oreille. Je fus très blessée de ce procédé, et je m'en allai demandant à ma mère pourquoi ce soldat était si malhonnête. Elle m'expliqua que son devoir était de garder ce précieux enfant et d'empêcher qu'on ne l'approchât de trop près, parce que des gens mal intentionnés pourraient lui faire du mal. Cette idée que quelqu'un pût faire du mal à un enfant me parut exorbitante; mais à cette époque j'avais neuf ou dix ans, car le petit roi en avait deux tout au plus, et cette anecdote n'est qu'une digression par anticipation.

Un souvenir qui date de mes quatre premières années, est ma première émotion musicale.

Ma mère avait été voir quelqu'un dans un village près de Paris, je ne sais lequel. L'appartement était à un étage très élevé, et de la fenêtre, étant trop petite pour voir dans la rue, je ne distinguais que le faîte des maisons environnantes, et beaucoup d'étendue de ciel. Nous passâmes là une partie de la journée, mais je ne fis attention à rien, tant j'étais occupée du son d'un flageolet qui joua tout le temps une foule d'airs qui me parurent admirables. Le son partait d'une des mansardes les plus élevées, et même d'assez loin, car ma mère, à qui je demandais ce que c'était, l'entendait à peine. Pour moi, dont l'ouïe était apparemment plus fine et plus sensible à cette époque, je ne perdais pas une seule modulation de ce petit instrument, si aigu de près, si doux à distance, et j'en étais charmée. Il me semblait l'entendre dans un rêve. Le ciel était pur et d'un bleu étincelant, et ces délicates mélodies semblaient planer sur les toits et se perdre dans le ciel même. Qui sait si ce n'était pas un artiste d'une inspiration supérieure, qui n'avait, en ce moment, d'autre auditeur attentif que moi? Ce pouvait bien être aussi un marmiton qui étudiait l'air de la Monaco ou des Folies d'Espagne. Quoi qu'il en soit, j'éprouvai d'indicibles jouissances musicales, et j'étais véritablement en extase devant cette fenêtre où, pour la première fois, je comprenais vaguement l'harmonie des choses extérieures, mon ame étant également ravie par la musique et par la beauté du ciel.

FIN DU TOME TROISIÈME

HISTOIRE DE MA VIE.

HISTOIRE
DE MA VIE

par

Mme GEORGE SAND.

Charité envers les autres;
Dignité envers soi-même;
Sincérité devant Dieu.

Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME QUATRIÈME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.

CHAPITRE DEUXIEME.

Intérieur de mes parens.—Mon ami Pierret.—Départ pour l'Espagne.—Les poupées.—Les Asturies.—Les liserons et les ours.—La tache de sang.—Les pigeons.—La pie parlante.—La reine d'Etrurie.—Madrid.—Le palais de Godoy.—Le lapin blanc.—Les jouets des infans.—Le prince Fanfarinet.—Je passe aide-de-camp de Murat.—Sa maladie.—Le faon de biche.—Weber.—Première solitude.—Les mamelucks.—Les Orblutes.—L'écho.—Naissance de mon frère.—On s'aperçoit qu'il est aveugle.—Nous quittons Madrid.

Tous mes souvenirs d'enfance sont bien puérils, comme l'on voit; mais si chacun de mes lecteurs fait un retour sur lui-même en me lisant, s'il se retrace avec plaisir les premières émotions de sa vie, s'il se sent redevenir enfant pendant une heure, ni lui ni moi n'aurons perdu notre temps, car l'enfance est bonne, candide, et les meilleurs êtres sont ceux qui gardent le plus, qui perdent le moins de cette candeur et de cette sensibilité primitives.

J'ai très peu de souvenir de mon père avant la campagne d'Espagne.—Il était si souvent absent, que je dus le perdre de vue pendant de longs intervalles. Il a pourtant passé auprès de nous l'hiver de 1807 à 1808, car je me rappelle vaguement de tranquilles dîners à la lumière, et un plat de friandises à coup sûr fort modeste, car il consistait en vermicelle cuit dans du lait, et sucré, que mon père faisait semblant de vouloir manger tout entier pour s'amuser de ma gourmandise désappointée. Je me rappelle aussi qu'il faisait avec sa serviette nouée et roulée de diverses manières, des figures de moine, de lapin et de pantin, qui me faisaient beaucoup rire. Je crois qu'il m'eût horriblement gâtée, car ma mère était forcée de s'interposer entre nous pour qu'il n'encourageât pas tous mes caprices au lieu de les réprimer. On m'a dit que pendant le peu de temps qu'il pouvait passer dans sa famille, il s'y trouvait si heureux, qu'il ne voulait pas perdre sa femme et ses enfans de vue; qu'il jouait avec moi des jours entiers, et qu'en grand uniforme il n'avait nullement honte de me porter dans ses bras au milieu de la rue et sur les boulevards.

A coup sûr, j'étais très heureuse, car j'étais très aimée; nous étions pauvres, et je ne m'en apercevais nullement. Mon père touchait pourtant alors des appointemens qui eussent pu nous procurer de l'aisance, si les dépenses qu'entraînaient ses fonctions d'aide-de-camp de Murat n'eussent dépassé ses recettes. Ma grand'mère se privait elle-même pour le mettre sur le pied de luxe insensé qu'on exigeait de lui, et encore laissa-t-il des dettes de chevaux, d'habits et d'équipemens. Ma mère fut souvent accusée d'avoir ajouté par son désordre à ces embarras de famille. J'ai le souvenir si net de notre intérieur à cette époque, que je puis affirmer qu'elle ne méritait en rien ces reproches. Elle faisait elle-même son lit, balayait l'appartement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une activité et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie elle s'est levée avec le jour et couchée à une heure du matin, et je ne me rappelle pas l'avoir vue oisive un seul instant. Nous ne recevions personne en dehors de notre famille et de l'excellent ami Pierret, qui avait la tendresse d'un père et les soins d'une mère.

C'est le moment de faire l'histoire et le portrait de cet homme inappréciable que je regretterai toute ma vie.

Pierret était fils d'un petit propriétaire champenois, et dès l'âge de dix-huit ans il était employé au Trésor, où il a toujours occupé un emploi modeste. C'était le plus laid des hommes; mais cette laideur était si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitié. Il avait un gros nez épaté, une bouche épaisse et de très petits yeux; ses cheveux blonds frisaient obstinément, et sa peau était si ridiculement blanche et rose, qu'il parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colère parce qu'un commis de la mairie, où il servait de témoin au mariage de ma sœur, lui demanda de très bonne foi s'il avait atteint l'âge de majorité. Il était pourtant assez grand et assez gros, et sa figure était toute ridée, à cause d'un tic nerveux qui lui faisait faire perpétuellement des grimaces effroyables. C'était peut-être ce tic même qui empêchait qu'on pût se faire une idée juste de l'espèce de visage qu'il pouvait avoir. Mais je crois que c'était surtout l'expression candide et naïve de cette physionomie, dans ses rares instans de repos, qui prêtait à l'illusion. Il n'avait pas la moindre parcelle de ce qu'on appelle de l'esprit; mais comme il jugeait tout avec son cœur et sa conscience, on pouvait bien lui demander conseil sur les affaires les plus délicates de la vie. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme plus pur, plus loyal, plus dévoué, plus généreux et plus juste. Et son âme était d'autant plus belle, qu'il n'en connaissait pas la beauté et la rareté. Croyant à la bonté des autres, il ne s'est jamais douté qu'il fût une exception.

Il avait des goûts fort prosaïques. Il aimait le vin, la bière, la pipe, le billard et le domino. Tout le temps qu'il ne passait pas avec nous, il le passait dans un estaminet de la rue du Faubourg-Poissonnière, à l'enseigne du Cheval-Blanc. Il y était comme dans sa famille, car il le fréquenta pendant trente ans, et il y porta, jusqu'à son dernier jour, son inépuisable enjoûment et son incomparable bonté. Sa vie s'est écoulée dans un cercle bien obscur et fort peu varié. Il s'y est trouvé heureux. Et comment ne l'eût-il pas été? Quiconque l'a connu l'a aimé, et jamais l'idée du mal n'a effleuré son âme honnête et simple.

Il était pourtant fort nerveux, et par conséquent colère et susceptible. Mais il fallait que sa bonté fût bien irrésistible, car il n'a jamais réussi à blesser personne. On n'a pas idée des brusqueries et des algarades que j'ai eues à essuyer de lui. Il frappait du pied, roulait ses petits yeux, devenait rouge et se livrait aux plus fantastiques grimaces tout en vous adressant dans un langage fort peu parlementaire les plus véhémens reproches. Ma mère avait coutume de n'y pas faire la moindre attention. Elle se contentait de dire: «Ah! voilà Pierret en colère, nous allons voir de belles grimaces!» et aussitôt Pierret, oubliant le ton tragique, se mettait à rire. Elle le taquinait beaucoup, et il n'est pas étonnant qu'il perdît souvent patience. Dans leurs dernières années, il était devenu plus irascible encore, et il ne se passait guère de jour qu'il ne prît son chapeau et ne sortît de chez elle en lui déclarant qu'il n'y remettrait jamais les pieds; mais il revenait le soir sans se rappeler la solennité de ses adieux du matin.

Quant à moi, il s'arrogeait un droit de paternité qui eût été jusqu'à la tyrannie s'il lui eût été possible de réaliser ses menaces. Il m'avait vue naître et il m'avait sevrée. Cela est assez remarquable pour donner une idée de son caractère. Ma mère, étant épuisée de fatigue, mais ne pouvant se résoudre à braver mes cris et mes plaintes, et craignant aussi que je fusse mal soignée, la nuit, par une bonne, était arrivée à ne plus dormir, dans un moment où elle en avait grand besoin. Voyant cela, un soir, et de sa propre autorité, Pierret vint me prendre dans mon berceau, et m'emporta chez lui où il me garda quinze ou vingt nuits, dormant à peine, tant il craignait pour moi, et me faisant boire du lait et de l'eau sucrée avec autant de sollicitude, de soin et de propreté qu'une berceuse eût pu le faire. Il me rapportait chaque matin à ma mère pour aller à son bureau, puis au Cheval Blanc; et chaque soir il venait me reprendre, me portant ainsi à pied devant tout le quartier, lui grand garçon de vingt-deux ou vingt-trois ans, et ne se souciant guère d'être remarqué. Quand ma mère faisait mine de résister et de s'inquiéter, il se fâchait tout rouge, lui reprochait son imbécile faiblesse, car il ne choisissait pas ses épithètes, il le disait lui-même avec grand contentement de sa manière d'agir; et quand il me rapportait, ma mère était forcée d'admirer combien j'étais proprette, fraîche et de bonne humeur.

Il est si peu dans les goûts et dans les facultés d'un homme, et surtout d'un homme d'estaminet, comme Pierret, de soigner un enfant de dix mois, que c'est merveille, non qu'il l'ait fait, mais que l'idée lui en soit venue. Enfin, je fus sevrée par lui, et il en vint à bout à son honneur, ainsi qu'il l'avait annoncé.

On pense bien qu'il me regarda toujours comme un petit enfant, et j'avais environ quarante ans, qu'il me parlait toujours comme à un marmot. Il était très exigeant sur le chapitre, non de la reconnaissance, il n'avait jamais songé à se faire valoir en quoi que ce soit, mais sur celui de l'amitié. Et quand on l'éprouvait en lui demandant pourquoi il voulait être tant aimé, il ne savait répondre que ceci: C'est que je vous aime. Et il disait cette douce parole d'un ton de fureur et avec une contraction nerveuse qui lui faisait grincer les dents. Si, en écrivant trois mots à ma mère, j'oubliais une seule fois d'adresser quelque amitié à Pierret, et que je vinsse à le rencontrer sur ces entrefaites, il me tournait le dos et refusait de me dire bonjour. Les explications et les excuses ne servaient de rien. Il me traitait de mauvais cœur, de mauvais enfant, et il me jurait une rancune et une haine éternelles. Il disait cela d'une manière si comique qu'on eût cru qu'il jouait une sorte de parade, si on n'eût vu de grosses larmes rouler dans ses yeux. Ma mère, qui connaissait cet état nerveux, lui disait: Taisez-vous donc, Pierret; vous êtes fou; et même elle le pinçait fortement pour que ce fût plus vite fini. Alors il revenait à lui-même et daignait écouter ma justification. Il ne fallait qu'un mot du cœur et une caresse pour l'apaiser et le rendre heureux, aussitôt qu'on avait réussi à la lui faire entendre.

Il avait fait connaissance avec mes parens dès les premiers jours de mon existence, et d'une manière qui les avait liés tout d'un coup. Une parente à lui demeurait rue Meslay, sur le même carré que ma mère. Cette femme avait un enfant de mon âge qu'elle négligeait, et qui, privé de son lait, criait tout le jour. Ma mère entra pendant une des nombreuses absences dont il pâtissait cruellement, et, voyant que le petit malheureux mourait de besoin, le fit téter et continua à le secourir ainsi sans rien dire. Mais Pierret, en venant voir sa parente, surprit ma mère dans cette occupation, en fut attendri, et se dévoua à elle et aux siens pour toujours.

A peine eût-il vu mon père, qu'il se prit également pour lui d'une affection sérieuse. Il se chargea de toutes ses affaires, y mit de l'ordre, le débarrassa des créanciers de mauvaise foi, l'aida par sa prévoyance à satisfaire peu à peu les autres; enfin il le délivra de tous les soins matériels qu'il était peu capable de débrouiller sans le secours d'un esprit rompu aux affaires de détail et toujours occupé du bien-être d'autrui. C'est lui qui lui choisissait ses domestiques, qui réglait ses mémoires, qui touchait ses recettes et lui faisait parvenir de l'argent à coup sûr, en quelque lieu que l'imprévu de la guerre l'eût porté.

Mon père ne partait jamais pour une campagne sans lui dire. «Pierret, je te recommande ma femme et mes enfans, et si je ne reviens pas, songe que c'est pour toute ta vie.» Pierret prit cette recommandation au sérieux, car toute sa vie nous fut consacrée après la mort de mon père.

On voulut bien incriminer ces relations domestiques, car qu'y a-t-il de sacré en ce monde, et quelle âme peut être jugée pure par celles qui ne le sont pas? Mais, à quiconque a été digne de comprendre Pierret, une semblable supposition paraîtra toujours un outrage à sa mémoire. Il n'était pas assez séduisant pour rendre ma mère infidèle, même par la pensée. Il était trop consciencieux et trop probe pour ne pas s'éloigner d'elle, s'il eût senti en lui-même le danger de trahir, même mentalement, la confiance dont il était si fier et si jaloux.

Par la suite, il épousa la fille d'un général sans fortune, et ils firent très bon ménage ensemble, cette personne étant estimable et bonne, à ce que j'ai toujours entendu dire à ma mère, que j'ai vue en relations affectueuses avec elle.

Quand notre voyage en Espagne fut résolu, ce fut Pierret qui fit tous nos préparatifs. Ce n'était pas une entreprise fort prudente de la part de ma mère, car elle était grosse de sept à huit mois. Elle voulait m'emmener, et j'étais encore un personnage assez incommode. Mais mon père annonçait un séjour de quelque temps à Madrid, et ma mère avait, je crois, quelque soupçon jaloux. Quel que fût le motif, elle s'obstina à l'aller rejoindre et se laissa séduire, je crois, par l'occasion. La femme d'un fournisseur de l'armée, qu'elle connaissait, partait en poste et lui offrait une place dans sa calèche pour la conduire jusqu'à Madrid.

Cette dame avait pour tout protecteur, dans cette occurrence, un petit jockey de douze ans. Nous voici donc en route ensemble, deux femmes dont une enceinte, et deux enfans dont je n'étais pas le plus déraisonnable et le plus insoumis.

Je ne crois pas avoir eu de chagrin en me séparant de ma sœur, qui restait en pension, et de ma cousine Clotilde. Comme je ne les voyais pas tous les jours, je ne me faisais pas l'idée de la durée plus ou moins longue d'une séparation que je voyais recommencer toutes les semaines. Je ne regrettais pas non plus l'appartement, quoique ce fût à peu près mon univers et que je n'eusse encore guère existé ailleurs par la pensée. Ce qui me serra véritablement le cœur pendant les premiers momens du voyage, ce fut la nécessité de laisser ma poupée dans cet appartement désert où elle devait s'ennuyer si fort.

Le sentiment que les petites filles éprouvent pour leur poupée est véritablement assez bizarre, et je l'ai ressenti si longtemps et si vivement, que, sans l'expliquer, je puis aisément le définir. Il n'est aucun moment de leur enfance où elles se trompent entièrement sur le genre d'existence de cet être inerte qu'on leur met entre les mains et qui doit développer en elles le sentiment de la maternité, pour ainsi dire avec la vie. Du moins, quant à moi, je ne me souviens pas d'avoir jamais cru que ma poupée fût un être animé: pourtant j'ai ressenti pour certaines de celles que j'ai possédées une véritable affection maternelle. Ce n'était pas précisément de l'idolâtrie, quoique l'usage de faire aimer ces sortes de fétiches aux enfans soit un peu sauvage. Je ne me rendais pas bien compte de ce que c'était que cette affection, et je crois que si j'eusse pu l'analyser, j'y aurais trouvé quelque chose d'analogue, relativement, à ce que les catholiques fervens éprouvent en face de certaines images de dévotion. Ils savent que l'image n'est pas l'objet même de leur adoration, et pourtant ils se prosternent devant l'image, ils la parent, ils l'encensent, ils lui font des offrandes; les anciens n'étaient pas plus idolâtres que nous, quoi qu'on en ait dit. En aucun temps, les hommes éclairés n'ont adoré ni la statue de Jupiter, ni l'idole de Mammon: c'est Jupiter et Mammon qu'ils révéraient sous les symboles extérieurs. Mais en tout temps, aujourd'hui comme jadis, les esprits incultes ont été assez empêchés de faire une distinction bien nette entre le Dieu et l'image.

Il en est ainsi des enfans en général. Ils sont entre le réel et l'impossible. Ils ont besoin de soigner ou de gronder, de caresser ou de briser ce fétiche d'enfant ou d'animal qu'on leur donne pour jouet, et dont on les accuse à tort de se dégoûter trop vite. Il est tout simple, au contraire, qu'ils s'en dégoûtent. En les brisant ils protestent contre le mensonge. Un instant, ils ont cru trouver la vie dans cet être muet qui bientôt leur montre ses muscles de fil de laiton, ses membres difformes, son cerveau vide, ses entrailles de son ou de filasse. Et le voilà qui souffre l'examen, qui se soumet à l'autopsie, qui tombe lourdement au moindre choc et se brise d'une façon ridicule. Comment l'enfant aurait-il pitié de cet être qui n'excite que son mépris? Plus il l'a admiré dans sa fraîcheur et dans sa nouveauté, plus il le dédaigne quand il a surpris le secret de son inertie et de sa fragilité. J'ai aimé à casser les poupées et les faux chats, et les faux chiens, et les faux petits hommes, tout comme les autres enfans. Mais il y a eu, par exceptions, certaines poupées que j'ai soignées comme de vrais enfans. Quand j'avais déshabillé la petite personne, si je voyais ses bras vaciller sous les épingles qui les retenaient aux épaules, et ses mains de bois se détacher de ses bras, je ne pouvais me faire aucune illusion sur son compte, et je la sacrifiais vite aux jeux impétueux et belliqueux; mais si elle était solide et bien faite, si elle résistait aux premières épreuves, si elle ne se cassait pas le nez à la première chute, si ses yeux d'émail avaient une espèce de regard dans mon imagination, elle devenait ma fille, je lui rendais des soins infinis, et je la faisais respecter des autres enfans avec une jalousie incroyable.

J'avais aussi des jouets de prédilection, un entre autres que je n'ai jamais oublié et qui s'est perdu à mon grand regret, car je ne l'ai point brisé, et il se peut qu'il fût effectivement aussi joli qu'il me le paraît dans mes souvenirs.

C'était une pièce de surtout de table assez ancienne, car elle avait servi de jouet à mon père dans son enfance, le surtout entier n'existant plus apparemment à cette époque. Il l'avait retrouvée chez ma grand'mère en fouillant dans une armoire, et, se rappelant combien ce jouet lui avait plu, il me l'avait apporté. C'était une petite Vénus en biscuit de Sèvres, portant deux colombes dans ses mains. Elle était montée sur un piédestal, lequel tenait à un petit plateau ovale doublé d'une glace et entouré de découpures de cuivre doré. Dans cette garniture se trouvaient des tulipes qui servaient de chandeliers, et quand on y allumait de petites bougies, la glace, qui figurait un bassin d'eau vive, reflétait les lumières et la statue, et les jolis ornemens dorés de la garniture.

C'était pour moi tout un monde enchanté que ce joujou, et quand ma mère m'avait raconté pour la dixième fois le charmant conte de Gracieuse et Percinet, je me mettais à composer en imagination des paysages ou des jardins magiques dont je croyais saisir la répétition dans un lac. Où les enfans trouvent-ils la vision des choses qu'ils n'ont jamais vues?

Lorsque nos paquets pour le voyage en Espagne furent terminés, j'avais une poupée chérie qu'on m'eût sans doute laissée emporter; mais ce ne fut point mon idée. Il me sembla qu'elle se casserait ou qu'on la prendrait si je ne la laissais dans ma chambre, et après l'avoir deshabillée et lui avoir fait une toilette de nuit fort recherchée, je la couchai dans mon petit lit et j'arrangeai les couvertures avec beaucoup de soin. Au moment de partir, je courus lui donner un dernier regard, et comme Pierret me promettait de venir lui faire manger la soupe tous les matins, je commençai à tomber dans l'état de doute où sont les enfans sur la réalité de ces sortes d'êtres. État vraiment singulier où la raison naissante d'une part, et le besoin d'illusion de l'autre, se combattent dans leur cœur, avide d'amour maternel. Je pris les deux mains de ma poupée et je les lui joignis sur la poitrine. Pierret m'observa que c'était l'attitude d'une morte. Alors je lui élevai les mains jointes au-dessus de la tête, dans une attitude de désespoir ou d'invocation, à laquelle j'attribuais très sérieusement une idée superstitieuse. Je pensais que c'était un appel à la bonne fée, et qu'elle serait protégée en restant dans cette posture tout le temps de mon absence. Aussi Pierret dut me promettre de ne pas la lui faire perdre. Il n'y a rien de plus vrai au monde que cette folle et poétique histoire d'Hoffmann, intitulée le Casse-Noisette. C'est la vie intellectuelle de l'enfant prise sur le fait. J'en aime même cette fin embrouillée qui se perd dans le monde des chimères. L'imagination des enfans est aussi riche et aussi confuse que ces brillans rêves du conteur allemand.

Sauf la pensée de ma poupée qui me poursuivit pendant quelque temps, je ne me rappelle rien du voyage jusqu'aux montagnes des Asturies. Mais je ressens encore l'étonnement et la terreur que me causèrent ces grandes montagnes. Les brusques détours de la route au milieu de cet amphithéâtre où les cimes fermaient l'horizon, m'apportaient à chaque instant une surprise pleine d'angoisses. Il me semblait que nous étions enfermés dans ces montagnes, qu'il n'y avait plus de route et que nous ne pourrions ni continuer ni retourner. J'y vis pour la première fois, sur les marges du chemin, de la vrille en fleurs. Ces clochettes roses délicatement rayées de blanc, me frappèrent beaucoup. Ma mère m'ouvrait instinctivement et tout naïvement le monde du beau, en m'associant, dès l'âge le plus tendre, à toutes ses impressions. Ainsi quand il y avait un beau nuage, un grand effet de soleil, une eau claire et courante, elle me faisait arrêter en me disant: «Voilà, qui est joli, regarde.» Et tout aussitôt ces objets que je n'eusse peut-être pas remarqués de moi-même me révélaient leur beauté, comme si ma mère avait eu une clé magique pour ouvrir mon esprit au sentiment inculte, mais profond qu'elle en avait elle-même. Je me souviens que notre compagne de voyage ne comprenait rien aux naïves admirations que ma mère me faisait partager, et qu'elle disait souvent: «Oh! mon Dieu, madame Dupin, que vous êtes drôle avec votre petite fille!» Et pourtant je ne me rappelle pas que ma mère m'ait jamais fait une phrase? je crois qu'elle en eût été bien empêchée, car c'est à peine si elle savait écrire à cette époque, et elle ne se piquait point d'une vaine et inutile orthographe; et pourtant elle parlait purement, comme les oiseaux chantent sans avoir appris à chanter. Elle avait la voix douce et la prononciation distinguée: ses moindres paroles me charmaient et me persuadaient.

Comme ma mère était véritablement infirme sous le rapport de la mémoire, et n'avait jamais pu enchaîner deux faits dans son esprit, elle s'efforçait de combattre en moi cette infirmité, qui, à bien des égards, a été héréditaire; aussi, me disait-elle à chaque instant: «Il faudra te souvenir de ce que tu vois là,» et chaque fois qu'elle a pris cette précaution, je me suis souvenue en effet. Ainsi, en voyant ces liserons en fleurs, elle me dit: «Respire-les, cela sent le bon miel, et ne les oublie pas!» C'est donc la première révélation de l'odorat que je me rappelle, et par un lien de souvenirs et de sensations que tout le monde connaît sans pouvoir l'expliquer, je ne respire jamais des fleurs de liserons-vrille sans voir l'endroit des montagnes espagnoles et le bord du chemin où j'en cueillis pour la première fois.

Mais quel était cet endroit? Dieu le sait! Je le reconnaîtrais en le voyant. Je crois que c'était du côté de Pancorbo.

Une autre circonstance que je n'oublierai pas, et qui eût frappé tout autre enfant, est celle-ci: Nous étions dans un endroit assez aplani, et non loin des habitations. La nuit était claire, mais de gros arbres bordaient la route et y jetaient par momens beaucoup d'obscurité. J'étais sur le siége de la voiture avec le jockey. Le postillon ralentit ses chevaux, se retourna et cria au jockey: Dites de ne pas avoir peur, j'ai de bons chevaux. Ma mère n'eut pas besoin que cette parole lui fût transmise; elle l'entendit, et s'étant penchée à la portière, elle vit aussi bien que je les voyais trois personnages, deux sur un côté de la route, l'autre en face, à dix pas de nous environ. Ils paraissaient petits et se tenaient immobiles.—Ce sont des voleurs, cria ma mère; postillon, n'avancez pas, retournez! retournez! Je vois leurs fusils.

Le postillon, qui était Français, se mit à rire, car cette vision de fusils lui prouvait bien que ma mère ne savait guère à quels ennemis nous avions affaire. Il jugea plus prudent de ne pas la détromper, fouetta ses chevaux, et passa résolument au grand trot devant ces trois flegmatiques personnages, qui ne se dérangèrent pas le moins du monde et que je vis distinctement, mais sans pouvoir dire ce que c'était. Ma mère, qui les vit à travers sa frayeur, crut distinguer des chapeaux pointus, et les prit pour une sorte de militaires. Mais quand les chevaux excités, et très effrayés pour leur compte, eurent fourni une assez longue course, le postillon les mit au pas, et descendit pour venir parler à ses voyageuses. «Eh bien, mesdames, dit-il en riant toujours, avez-vous vu leurs fusils? Ils avaient bien quelque mauvaise idée, car ils se sont tenus debout tout le temps qu'ils nous ont vus. Mais je savais que mes chevaux ne feraient pas de sottise. S'ils nous avaient versés dans cet endroit-là, ce n'eût pas été une bonne affaire pour nous.—Mais, enfin, dit ma mère, qu'est-ce que c'était donc?—C'étaient trois grands ours de montagne, sauf votre respect, ma petite dame.»

Ma mère eut plus peur que jamais. Elle suppliait le postillon de remonter sur ses chevaux et de nous conduire bride abattue jusqu'au plus prochain gîte. Mais cet homme était apparemment habitué à de telles rencontres, qui seraient sans doute bien rares aujourd'hui, en plein printemps, sur les voies de grande communication. Il nous dit que ces animaux n'étaient à craindre qu'en cas de chute, et il nous conduisit au relais sans encombre.

Quant à moi, je n'eus aucune peur. J'avais connu plusieurs ours dans mes boîtes de Nuremberg. Je leur avais fait dévorer certains personnages malfaisans de mes romans improvisés; mais ils n'avaient jamais osé attaquer ma bonne princesse, aux aventures de laquelle je m'identifiais certainement sans m'en rendre compte.

On ne s'attend pas sans doute à ce que je mette de l'ordre dans des souvenirs qui datent de si loin. Ils sont très brisés dans ma mémoire, et ce n'est pas ma mère qui eût pu m'aider par la suite à les enchaîner, car elle se souvenait moins que moi. Je dirai seulement, dans l'ordre où elles me viendront, les principales circonstances qui m'ont frappée.

Ma mère eut une autre frayeur moins bien fondée, dans une auberge qui avait pourtant fort bonne mine. Je me retrace ce gîte parce que j'y remarquai pour la première fois ces jolies nattes de paille nuancées de diverses couleurs qui remplacent les tapis chez les peuples méridionaux. J'étais bien fatiguée, nous voyagions par une chaleur étouffante, et mon premier mouvement fut de me jeter tout de mon long sur la natte en entrant dans la chambre qui nous était ouverte. Probablement, nous avions déjà eu sur cette terre d'Espagne, bouleversée par l'insurrection, des gîtes moins confortables, car ma mère s'écria: «A la bonne heure! voici des chambres très propres, et j'espère que nous pourrons dormir.» Mais, au bout de quelques instans, étant sortie dans le corridor, elle fit un grand cri et rentra précipitamment. Elle avait vu une large tache de sang sur le plancher et c'en était assez pour lui faire croire qu'elle était dans un coupe-gorge.

Mme Fontanier (voici que le nom de notre compagne de voyage me revient) se moqua d'elle; mais rien ne put la décider à se coucher qu'elle n'eût examiné furtivement la maison. Ma mère était d'une poltronnerie d'un genre assez particulier. Sa vive imagination lui présentait à chaque instant l'idée des dangers extrêmes; mais, en même temps, sa nature active et sa présence d'esprit remarquable lui inspiraient le courage de réagir, d'examiner, de voir de près les objets qui l'avaient épouvantée, afin de se soustraire au péril, ce qu'elle eût fait fort adroitement, je n'en doute pas. Enfin, elle était de ces femmes qui, en ayant toujours peur de quelque chose, parce qu'elles craignent la mort, ne perdent jamais la tête, parce qu'elles ont, pour ainsi dire, le génie de la conservation.

La voilà donc qui s'arme d'un flambeau et qui veut emmener Mme Fontanier à la découverte: celle-ci, qui n'était ni aussi craintive, ni aussi brave, ne s'en souciait guère. Je me sentis alors prise d'un grand instinct de courage qui avait peu de mérite, puisque je n'avais pas compris pourquoi ma mère avait peur; mais enfin, la voyant se lancer toute seule dans une expédition qui faisait reculer sa compagne, je m'attachai résolument à son jupon, et le jockey, qui était un drôle fort malin, n'ayant peur de quoi que ce soit, et se moquant de toutes gens et de toutes choses, nous suivit avec autre flambeau. Nous allâmes ainsi à la découverte, sur la pointe du pied, pour ne pas éveiller la méfiance des hôtes que nous entendions rire et causer dans la cuisine. Ma mère nous montra, en effet, la tache de sang auprès d'une porte où elle colla son oreille et son imagination était tellement excitée qu'elle crut entendre des gémissemens. «Je suis sûre, dit-elle au jockey, qu'il y a là quelque malheureux soldat français égorgé par ces méchans Espagnols,» et d'une main tremblante, mais résolue, elle ouvrit la porte et se trouva en présence de trois énormes cadavres... de porcs fraîchement assassinés pour la provision de la maison et la consommation des voyageurs.

Ma mère se mit à rire et revint se moquer de sa frayeur avec Mme Fontanier. Quant à moi, j'eus plus peur de la vue de ces cochons sanglans et ouverts, si vilainement pendus à la muraille avec leur nez grillé touchant la terre, que de tout ce que j'aurais pu imaginer.

Je ne me fis pas, pour cela, une idée nette de la mort, et il me fallut un autre spectacle pour comprendre ce que c'était. J'avais pourtant tué beaucoup de monde dans mes romans entre quatre chaises, et dans mes jeux militaires avec Clotilde. Je connaissais le mot et non la chose, j'avais fait la morte moi-même sur le champ de bataille avec mes compagnes amazones, et je n'avais senti aucun déplaisir d'être couchée par terre et de fermer les yeux pendant quelques instans. J'appris tout de bon ce que c'est, dans une autre auberge, où l'on m'avait donné un pigeon vivant, sur quatre ou cinq que l'on destinait à notre dîner; car, en Espagne, c'est, avec le porc, le fond de la nourriture des voyageurs, et, en ce temps de guerre et de misère, c'était du luxe que d'en trouver à discrétion. Ce pigeon me causa des transports de joie et de tendresse. Je n'avais jamais eu un si beau joujou, et un joujou vivant, quel trésor! Mais il me prouva bientôt qu'un être vivant est un joujou incommode, car il voulait toujours s'enfuir, et aussitôt que je lui laissais la liberté pour un instant, il s'échappait, et il me fallait le poursuivre dans toute la chambre. Il était insensible à mes baisers, et j'avais beau l'appeler des plus doux noms, il ne m'entendait pas. Cela me lassa, et je demandai où l'on avait mis les autres pigeons. Le jockey me répondit qu'on était en train de les tuer. Eh bien! dis-je, je veux qu'on tue aussi le mien. Ma mère voulut me faire renoncer à cette idée cruelle, mais je m'y obstinai jusqu'à pleurer et à crier, ce qui lui causa une grande surprise. «Il faut, dit-elle à Mme Fontanier, que cette enfant ne se fasse aucune idée de ce qu'elle demande: elle croit que mourir c'est dormir.» Elle me prit alors par la main, et m'emmena avec mon pigeon dans la cuisine, où l'on égorgeait ses frères. Je ne me rappelle pas comment on s'y prenait, mais je vis le mouvement de l'oiseau qui mourait violemment et la convulsion finale. Je poussai des cris déchirans, et, croyant que mon oiseau, déjà tant aimé, avait subi le même sort, je versai des torrens de larmes. Ma mère, qui l'avait sous son bras, me le montra vivant, et ce fut pour moi une joie extrême. Mais quand on nous servit, à dîner, les cadavres des autres pigeons, et qu'on me dit que c'était les mêmes êtres que j'avais vus si beaux avec leurs plumes luisantes et leur doux regard, j'eus horreur de cette nourriture et n'y voulus point toucher.

Plus nous avancions dans notre trajet, plus le spectacle de la guerre devenait terrible. Nous passâmes la nuit dans un village qui avait été brûlé la veille, et où il ne restait dans l'auberge qu'une salle avec un banc et une table. Il n'y avait absolument à manger que des oignons crus, dont je me contentai, mais auxquels ma mère ni sa compagne ne purent se résoudre à toucher. Elles n'osaient pas voyager la nuit; elles la passèrent sans fermer l'œil, et je dormis sur la table, où elles m'avaient fait un lit vraiment trop bon avec les coussins de la calèche.

Il m'est impossible de dire à quelle époque précise de la guerre d'Espagne nous nous trouvions. Je ne me suis jamais occupée de le savoir à l'époque où mes parens eussent pu mettre de l'ordre dans mes souvenirs, et je n'en ai plus aucun en ce monde qui puisse m'y aider. Je pense que nous étions parties de Paris dans le courant d'avril 1808, et que l'événement terrible du 2 mai éclata à Madrid pendant que nous traversions l'Espagne pour nous y rendre. Mon père était arrivé à Bayonne le 27 février. Il écrivait quelques lignes des environs de Madrid le 18 mars, à ma mère, et c'est vers cette époque que j'ai dû voir l'empereur à Paris, à son retour de Venise, et avant son départ pour Bayonne; car, quand je le vis, le soleil baissait et me venait dans les yeux, et nous rentrions chez nous pour dîner. Quand nous quittâmes Paris, il ne faisait pas chaud; mais, à peine fûmes-nous en Espagne, que la chaleur nous accabla. Si j'avais été à Madrid pendant l'événement du 2 mai, une pareille catastrophe m'eût sans doute vivement frappée, puisque je me rappelle de bien moindres circonstances.

En voici une qui me fixe presque: c'est la rencontre que nous fîmes, vers Burgos ou vers Vittoria, d'une reine qui ne pouvait être que la reine d'Etrurie. Or, l'on sait que le départ de cette princesse fut la première cause du mouvement du 2 mai à Madrid. Nous la rencontrâmes probablement peu de jours après, comme elle se dirigeait sur Bayonne où le roi Charles IV l'appelait, afin de réunir toute sa famille sous la serre de l'aigle impériale.

Comme cette rencontre me frappa beaucoup, je puis la raconter avec quelques détails. Je ne saurais dire en quel lieu c'était, sinon que c'était dans une sorte de village où nous nous étions arrêtées pour dîner. Il y avait dans l'auberge un relais de poste, et, au fond de la cour, un assez grand jardin où je vis des tournesols qui me rappelèrent ceux de Chaillot. Pour la première fois, je vis recueillir la graine de cette plante, et l'on me dit qu'elle était bonne à manger. Il y avait dans un coin de cette même cour une pie en cage, et cette pie parlait, ce qui fut pour moi un autre sujet d'étonnement. Elle disait en espagnol quelque chose qui signifiait probablement mort aux Français, ou peut-être mort à Godoy. Je n'entendais distinctement que le premier mot, qu'elle répétait avec affectation, et avec un accent vraiment diabolique, muera, muera. Et le jockey de Mme Fontanier m'expliquait qu'elle était en colère contre moi et qu'elle me souhaitait la mort. J'étais si étonnée d'entendre parler un oiseau que mes contes de fées me parurent plus sérieux que je n'avais peut-être cru jusqu'alors. Je ne me rendis pas du tout compte de cette parole mécanique dont le pauvre oiseau ne comprenait pas le sens. Puisqu'il parlait, il devait penser et raisonner, selon moi, et j'eus très peur de cette espèce de génie malfaisant qui frappait du bec les barreaux de sa cage, en répétant toujours: Muera, muera!

Mais je fus distraite par un nouvel événement. Une grande voiture, suivie de deux ou trois autres, venait d'entrer dans la cour, et on changeait de chevaux avec une précipitation extraordinaire. Les gens du village essayaient d'entrer dans la cour en criant: La reina, la reina! Mais l'hôte et d'autres personnes les repoussaient en disant: Non, non, ce n'est pas la reine. On relaya si vite que ma mère, qui était à la fenêtre, n'eut pas le temps de descendre pour s'assurer de ce que c'était, d'ailleurs, on ne laissait pas approcher des voitures. Les maîtres de l'hôtellerie paraissaient être dans la confidence, car ils assuraient aux gens du dehors que ce n'était pas la reine, et pourtant une femme de la maison me porta tout auprès de la principale voiture en me disant: Voyez la reine!

Ce fut pour moi une assez vive émotion, car il y avait toujours des rois et des reines dans mes romans, et je me représentais des êtres d'une beauté, d'un éclat et d'un luxe extraordinaires. Or, la pauvre reine que je voyais là était vêtue d'une petite robe blanche très étriquée à la mode du temps et très jaunie par la poussière. Sa fille, qui me parut avoir huit ou dix ans, était vêtue comme elle, et toutes deux me parurent très brunes et assez laides; du moins, c'est l'impression qui m'en est restée. Elles avaient l'air triste et inquiet. Dans mon souvenir, elles n'avaient ni suite ni escorte; elles fuyaient plutôt qu'elles ne partaient, et j'entendis ensuite ma mère qui disait d'un ton d'insouciance: «C'est encore une reine qui se sauve.»

Ces pauvres reines sauvaient, en effet, leurs personnes, en laissant l'Espagne livrée à l'étranger. Elles allaient à Bayonne chercher auprès de Napoléon une protection qui ne leur manqua point, en tant que sécurité matérielle, mais qui fut le sceau de leur déchéance politique. On sait que cette reine d'Etrurie était fille de Charles IV et infante d'Espagne. Elle avait épousé son cousin, le fils du vieux duc de Parme. Napoléon, voulant s'emparer du duché, avait donné en retour aux jeunes époux la Toscane, avec le titre de royaume. Ils étaient venus à Paris, en 1801, rendre hommage au premier consul, et ils y avaient été reçus avec de grandes fêtes. On sait que la jeune reine, ayant abdiqué au nom de son fils, était revenue à Madrid au commencement de 1804 pour prendre possession du nouveau royaume de Lusitanie que la victoire devait lui assurer dans le nord du Portugal. Mais tout était désormais remis en question, grâce à l'impuissance politique de Charles IV et au peu de loyauté de cette politique dirigée par le prince de la Paix. Nous allions nous engager dans cette formidable guerre contre la nation espagnole, qui nous arrivait comme par un décret de la fatalité, et qui devait inspirer spontanément à Napoléon la nécessité de s'emparer de toutes ces royales personnes au moment où, d'elles-mêmes, elles venaient implorer son appui. La reine d'Etrurie et ses enfans suivirent le vieux Charles IV, la reine Marie-Louise et le prince de la Paix, à Compiégne.

Lorsque je vis cette reine, elle était déjà sous la protection française. Etrange protection qui l'arrachait à l'amour traditionnel du peuple espagnol, consterné de voir partir ainsi tous les membres de la famille royale, au milieu d'une lutte décisive et terrible avec l'étranger. A Aranjuez, le 17 mars, le peuple, malgré sa haine pour Godoy, avait voulu retenir Charles IV. A Madrid, le 2 mai, il avait voulu retenir l'infant don François de Paule et la reine d'Etrurie. A Vittoria, le 16 avril, il avait voulu retenir Ferdinand. En toutes ces occasions, il avait essayé de dételer les chevaux et de garder malgré eux ces princes pusillanimes et insensés qui le méconnaissaient et le fuyaient par crainte les uns des autres. Mais, entraînés par la destinée, ils avaient résisté; les uns aux menaces, les autres aux prières du peuple. Où couraient-ils ainsi? à la captivité de Compiègne et de Valencey.

On pense bien qu'à l'époque où je vis la scène que j'ai rapportée, je ne compris rien à l'incognito effrayé de cette reine fugitive. Mais je me suis toujours rappelé sa physionomie sombre qui semblait trahir à la fois la crainte de rester et la crainte de partir. C'était bien la situation où son père et sa mère avaient dû se trouver à Aranjuez, en présence d'un peuple qui ne voulait ni les garder ni les laisser fuir. La nation espagnole était lasse de ses imbéciles souverains; mais tels qu'ils étaient, elle les préférait à l'homme de génie qui n'était pas espagnol. Elle semblait avoir pris pour devise, en tant que nation, le mot énergique que Napoléon disait dans un sens plus restreint: «Qu'il faut laver son linge sale en famille.»

Nous arrivâmes à Madrid dans le courant de mai. Nous avions tant souffert en route, que je ne me rappelle rien des derniers jours de notre voyage. Pourtant nous atteignîmes notre but sans catastrophe, ce qui est presque miraculeux, car déjà l'Espagne était soulevée sur plusieurs points, et partout grondait l'orage prêt à éclater. Nous suivions la ligne protégée par les armes françaises, il est vrai; mais nulle part les soldats français eux-mêmes n'étaient en sûreté contre de nouvelles Vêpres siciliennes, et ma mère, portant un enfant dans son sein, un autre dans ses bras, n'avait que trop de sujets de crainte.

Elle oublia ses terreurs et ses souffrances en voyant mon père; et, quant à moi, la fatigue qui m'accablait se dissipa en un instant à l'aspect des magnifiques appartemens où nous venions nous installer. C'était dans le palais du prince de la Paix, et j'entrais là véritablement en plein dans la réalisation de mes contes de fées. Murat occupait l'étage inférieur de ce même palais, le plus riche et le plus confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de son favori, et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi légitime. Notre appartement était situé, je crois, au troisième étage. Il était immense, tout tendu en damas de soie cramoisie; les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout était doré et me parut en or massif, toujours comme dans les contes de fées.

Il y avait d'énormes tableaux qui me faisaient un peu peur. Ces grosses têtes, qui semblaient sortir du cadre et me suivre des yeux, me tourmentaient passablement; mais j'y fus bientôt habituée. Une autre merveille pour moi fut une glace psyché, où je me voyais marcher sur les tapis, et où je ne me reconnus pas d'abord, car je ne m'étais jamais vue ainsi de la tête aux pieds, et je ne me faisais pas une idée de ma taille qui était même, relativement à mon âge, assez petite. Pourtant, je me trouvai si grande, que j'en fus effrayée.

Peut-être ce beau palais et ces riches appartemens étaient-ils de fort mauvais goût, malgré l'admiration qu'ils me causaient. Ils étaient, du moins, fort malpropres et remplis d'animaux domestiques, entre autres de lapins, qui couraient et entraient partout sans que personne y fit attention. Ces tranquilles hôtes, les seuls qu'on n'eût point dépossédés, avaient-ils l'habitude d'être admis dans les appartemens, ou, profitant de la préoccupation générale, avaient-ils passé de la cuisine au salon? Il y en avait un, blanc comme la neige, avec des yeux de rubis, qui se mit de suite à agir très familièrement avec moi. Il s'était installé dans l'angle de la chambre à coucher, derrière la psyché, et notre intimité s'établit bientôt là sans conteste. Il était pourtant assez maussade, et, plusieurs fois, il égratigna la figure des personnes qui voulaient le déloger; mais il ne prit jamais d'humeur contre moi, et il dormait sur mes genoux ou sur le bord de ma robe des heures entières, pendant que je lui racontais mes plus belles histoires.

J'eus bientôt à ma disposition les plus beaux jouets du monde, des poupées, des moutons, des ménages, des lits, des chevaux, tout cela couvert d'or fin, de franges, de housses et de paillons. C'étaient les joujoux abandonnés par les infans d'Espagne et déjà à moitié cassés par eux. J'achevai assez lestement leur besogne, car ces jouets me parurent grotesques et déplaisans. Ils devaient être cependant d'un prix véritable, car mon père sauva deux ou trois petits personnages en bois peint et sculpté, qu'il apporta à ma grand'mère comme des objets d'art. Elle les conserva quelque temps, et tout le monde les admirait. Mais, après la mort de mon père, je ne sais comment ils retombèrent entre mes mains, et je me rappelle un petit vieillard en haillons qui devait être d'une vérité et d'une expression remarquables, car il me faisait peur. Cette habile représentation d'un pauvre vieux mendiant tout décharné et tendant la main, s'était-elle glissée par hasard parmi les brillans hochets des infans d'Espagne? C'est toujours un étrange jouet dans les mains d'un fils de roi que la personnification de la misère, et il y aurait de quoi le faire réfléchir.

D'ailleurs, les jouets ne m'occupèrent pas à Madrid comme à Paris. J'avais changé de milieu. Les objets extérieurs m'absorbaient, et même j'y oubliais les contes de fées, tant ma propre existence prit pour moi-même une apparence merveilleuse.

J'avais déjà vu Murat à Paris. J'avais joué avec ses enfans; mais je n'en avais gardé aucun souvenir. Probablement je l'avais vu en habit, comme tout le monde. A Madrid, tout doré et empanaché comme il m'apparut, il me fit une grande impression. On l'appelait le prince, et comme dans les drames féeriques et les contes, les princes jouent toujours le premier rôle, je crus voir le fameux prince Fanfarinet. Je l'appelai moi-même ainsi tout naturellement, sans me douter que je lui adressais une épigramme. Ma mère eut beaucoup de peine à m'empêcher de lui faire entendre ce maudit nom que je prononçais toujours en l'apercevant dans les galeries du palais. On m'habitua à l'appeler mon prince en lui parlant, et il me prit en grande amitié.

Peut-être avait-il exprimé quelque déplaisir de voir un de ses aides-de-camp lui amener femme et enfans, au milieu des terribles circonstances où il se trouvait, et peut-être voulait-on que tout cela prît à ses yeux un aspect militaire. Il est certain que, toutes les fois qu'on me présenta devant lui, on me fit endosser l'uniforme.

Cet uniforme était une merveille. Il est resté longtemps chez nous après que j'ai été trop grande pour le porter. Ainsi je peux m'en souvenir minutieusement. Il consistait en un dolman de casimir blanc tout galonné et boutonné d'or fin; une pelisse pareille garnie de fourrure noire, et jetée sur l'épaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornemens et broderies d'or à la hongroise. J'avais aussi des bottes de maroquin rouge à éperons dorés, le sabre, le ceinturon de gances de soie, à canons d'or et aiguillettes émaillées, la sabretache avec une aigle brodée en perles fines; rien n'y manquait. En me voyant équipée absolument comme mon père, soit qu'il me prît pour un garçon, soit qu'il voulût bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible à cette petite flatterie de ma mère, me présenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide-de-camp, et nous admit dans son intimité.

Elle n'eut pas beaucoup de charmes pour moi, car ce bel uniforme me mettait au supplice. J'avais appris à le très bien porter, il est vrai, à faire traîner mon petit sabre sur les dalles du palais, à faire flotter ma pelisse sur mon épaule, de la manière la plus convenable; mais j'avais chaud sous cette fourrure, j'étais écrasée sous ces galons, et je me trouvais bien heureuse lorsqu'en rentrant chez nous, ma mère me remettait le costume espagnol du temps, la robe de soie noire bordée d'un grand réseau de soie, qui prenait au genou et tombait en franges sur la cheville, et la mantille plate en crêpe noir, bordée d'une large bande de velours. Ma mère, sous ce costume, était d'une beauté surprenante. Jamais Espagnole véritable n'avait eu une peau brune aussi fine, des yeux noirs aussi veloutés, un pied si petit et une taille si cambrée.

Murat tomba malade. On a dit que c'était par suites de débauches; mais ce n'est pas vrai. Il avait une inflammation d'entrailles, comme une grande partie de notre armée d'Espagne, et il souffrait de violentes douleurs, quoiqu'il ne fût point alité. Il se croyait empoisonné, et ne subissait pas son mal avec beaucoup de patience, car ses cris faisaient retentir ce vaste et triste palais où l'on ne dormait que d'un œil. Je me souviens d'avoir été réveillée par l'effroi de mon père et de ma mère, la première fois qu'il rugit ainsi au milieu de la nuit. Ils pensaient qu'on l'assassinait. Mon père se jeta hors du lit, prit son sabre, et courut, presque nu, à l'appartement du prince. J'entendis les cris de ce pauvre héros, si terrible à la guerre, si pusillanime hors du champ de bataille. J'eus grand'peur et je jetai les hauts cris à mon tour. Il paraît que j'avais fini par comprendre ce que c'est que la mort, car je m'écriais en sanglotant: On tue mon prince Fanfarinet! Il sut ma douleur et m'en aima davantage. A quelques jours de là, il monta dans notre appartement vers minuit, et approcha de mon berceau. Mon père et ma mère étaient avec lui. Ils revenaient d'une partie de chasse et rapportaient un petit faon de biche, que Murat plaça lui-même à côté de moi. Je m'éveillai à demi et vis cette jolie petite tête de faon qui se penchait languissamment contre mon visage. Je jetai mes bras autour de son cou et me rendormis sans pouvoir remercier le prince. Mais le lendemain matin, en m'éveillant, je vis encore Murat auprès de mon lit. Mon père lui avait dit le spectacle qu'offraient l'enfant et la petite bête endormis ensemble, et il avait voulu le voir. En effet, ce pauvre animal, qui n'avait peut-être que quelques jours d'existence et que les chiens avaient poursuivi la veille, était tellement vaincu par la fatigue, qu'il s'était arrangé dans mon lit pour dormir comme eût pu le faire un petit chien. Il était couché en rond contre ma poitrine, il avait la tête sur l'oreiller, ses jambes étaient repliées comme s'il eût craint de me blesser, et mes deux bras étaient restés enlacés à son cou, comme je les y avais mis en me rendormant. Ma mère m'a dit que Murat regrettait, en cet instant, de ne pouvoir montrer un groupe si naïf à un artiste. Sa voix m'éveilla; mais on n'est pas courtisan à quatre ans, et mes premières caresses furent pour le faon, qui semblait vouloir me les rendre, tant la chaleur de mon petit lit l'avait rassuré et apprivoisé.

Je le gardai quelques jours et je l'aimai passionnément; mais je crois bien que la privation de sa mère le fit mourir, car un matin je ne le revis plus, et on me dit qu'il s'était sauvé. On me consola en m'assurant qu'il retrouverait sa mère et qu'il serait heureux dans les bois.

Notre séjour à Madrid dura tout au plus deux mois, et pourtant il me parut extrèmement long. Je n'avais aucun enfant de mon âge pour me distraire, et j'étais souvent seule pendant une grande partie de la journée. Ma mère était forcée de sortir avec mon père et de me confier à une servante madrilène qu'on lui avait recommandée comme très sûre, et qui pourtant prenait la clef des champs aussitôt que mes parens étaient dehors. Mon père avait un domestique nommé Weber, qui était bien le meilleur homme du monde, et qui venait souvent me garder à la place de Térésa; mais ce brave Allemand, qui ne savait presque pas de mots français, me parlait un langage inintelligible, et il sentait si mauvais, que sans me rendre compte de la cause de mon malaise, je tombais en défaillance quand il me portait dans ses bras. Il n'osait pas trahir le peu de soin que ma bonne prenait de moi, et quant à moi, je ne songeais nullement à me plaindre. Je croyais Weber chargé de veiller sur moi, et je n'avais qu'un désir, c'est qu'il restât dans l'antichambre et me laissât seule dans l'appartement. Aussi ma première parole était de lui dire: Weber, je t'aime bien, va-t'en. Et Weber, docile comme un Allemand, s'en allait en effet. Quand il vit que je me tenais fort tranquille dans ma solitude, il lui arriva souvent de m'y enfermer et d'aller voir ses chevaux, qui probablement le recevaient mieux que moi. Je connus donc pour la première fois le plaisir, étrange pour un enfant, mais vivement senti par moi, de me trouver seule, et, loin d'en être contrariée ou effrayée, j'avais comme du regret en voyant revenir la voiture de ma mère. Il faut que j'aie été bien impressionnée par mes propres contemplations, car je me les rappelle avec une grande netteté, tandis que j'ai oublié mille circonstances extérieures probablement beaucoup plus intéressantes. Dans celles que j'ai rapportées, les souvenirs de ma mère ont entretenu ma mémoire; mais dans ce que je vais dire je ne puis être aidée de personne.

Aussitôt que je me voyais seule dans ce grand appartement que je pouvais parcourir librement, je me mettais devant la psyché et j'y essayais des poses de théâtre; puis je prenais mon lapin blanc et je voulais le contraindre à en faire autant; ou bien je faisais le simulacre de l'offrir en sacrifice aux dieux, sur un tabouret qui me servait d'autel. Je ne sais pas où j'avais vu, soit sur la scène, soit dans une gravure quelque chose de semblable. Je me drapais dans ma mantille pour faire la prêtresse, et je suivais tous mes mouvemens. On pense bien que je n'avais pas le moindre sentiment de coquetterie: mon plaisir venait de ce que, voyant ma personne et celle du lapin dans la glace, j'arrivais, avec l'émotion du jeu, à me persuader que je jouais une scène à quatre, soit deux petites filles et deux lapins. Alors le lapin et moi nous adressions, en pantomime, des saluts, des menaces, des prières, aux personnages de la psyché. Nous dansions le bolero avec eux, car, après les danses du théâtre, les danses espagnoles m'avaient charmée, et j'en singeais les poses et les grâces avec la facilité qu'ont les enfans à imiter ce qu'ils voient faire. Alors j'oubliais complétement que cette figure dansant dans la glace fût la mienne, et j' étais étonnée qu'elle s'arrêtât quand je m'arrêtais.

Quand j'avais assez dansé et mimé ces ballets de ma composition, j'allais rêver sur la terrasse. Cette terrasse, qui s'étendait sur toute la façade du palais, était fort large et fort belle. La balustrade était en marbre blanc, si je ne me trompe pas, et devenait si chaude au soleil que je ne pouvais y toucher. J'étais trop petite pour voir par dessus, mais, dans l'intervalle des balustres, je pouvais distinguer tout ce qui se passait sur la place. Dans mes souvenirs, cette place est magnifique. Il y avait d'autres palais ou de grandes belles maisons tout autour, mais je n'y vis jamais la population, et je ne crois pas l'avoir aperçue, durant tout le temps que je restai à Madrid. Il est probable qu'après l'insurrection du 2 mai, on ne laissa plus circuler les habitans autour du palais du général en chef. Je n'y vis donc jamais que des uniformes français et quelque chose de plus beau encore pour mon imagination, les Mamelucks de la garde dont un poste occupait l'édifice situé en face de nous. Ces hommes cuivrés, avec leurs turbans et leur riche costume oriental, formaient des groupes que je ne pouvais me lasser de regarder. Ils amenaient boire leurs chevaux à un grand bassin situé au milieu de la place, et c'était un coup d'œil dont, sans m'en rendre compte, je sentais vivement la poésie.

A ma droite, tout un côté de la place était occupé par une église d'une architecture massive; du moins, elle se retrace ainsi à ma mémoire, et surmontée d'une croix plantée dans un globe doré. Cette croix et ce globe étincelant au coucher du soleil, se détachant sur un ciel plus bleu que je ne l'avais jamais vu, sont un spectacle que je n'oublierai jamais, et que je contemplais jusqu'à ce que j'eusse dans les yeux ces boules rouges et bleues que, par un excellent mot, dérivé du latin, nous appelons dans notre langage du Berry les orblutes. Ce mot devrait passer dans la langue moderne: il doit avoir été français, quoique je ne l'aie trouvé dans aucun auteur. Il n'a point d'équivalent, et il exprime parfaitement un phénomène que tout le monde connaît, et qui ne s'exprime que par des périphrases inexactes.

Ces orblutes m'amusaient beaucoup, et je ne pouvais pas m'en expliquer la cause toute naturelle. Je prenais plaisir à voir flotter devant mes yeux ces brûlantes couleurs qui s'attachaient à tous les objets et qui persistaient lorsque je fermais les yeux. Quand l'orblute est bien complète, elle vous représente exactement la forme de l'objet qui l'a causée. C'est une sorte de mirage. Je voyais donc le globe et la croix de feu se dessiner partout où se portaient mes regards, et je m'étonne d'avoir tant répété impunément ce jeu assez dangereux pour les yeux d'un enfant.

Mais je découvris bientôt sur la terrasse un autre phénomène dont jusque-là je n'avais eu aucune idée. La place était souvent déserte, et, même en plein jour, un morne silence régnait dans le palais et aux environs. Un jour, ce silence m'effraya et j'appelai Weber, que je vis passer sur la place. Weber ne m'entendit pas; mais une voix toute semblable à la mienne répéta le nom de Weber à l'autre extrémité du balcon.

Cette voix me rassura; je n'étais plus seule. Mais, curieuse de savoir qui s'amusait à me contrefaire, je rentrai dans l'appartement croyant y trouver quelqu'un. J'y étais absolument seule comme à l'ordinaire. Je revins sur la terrasse et j'appelai ma mère. La voix répéta le mot d'une façon très douce, mais très nette, et cela me donna beaucoup à penser. Je grossis ma voix, j'appelai mon propre nom qui me fut rendu aussitôt, mais plus confusément. Je le répétai sur un ton plus faible, et la voix revint faible, mais bien plus distincte et comme si l'on me parlait à l'oreille. Je n'y comprenais rien; j'étais persuadée que quelqu'un était avec moi sur la terrasse; mais, ne voyant personne et regardant à toutes les fenêtres qui étaient fermées, j'étudiai ce prodige avec un plaisir extrême.

L'impression la plus étrange pour moi était d'entendre mon propre nom répété avec ma propre voix. Alors il me vint à l'esprit une explication bizarre; c'est que j'étais double et qu'il y avait autour de moi un autre moi que je ne pouvais pas voir et qui me voyait toujours, puisqu'il me répondait toujours. Cela s'arrangea aussitôt dans ma cervelle comme une chose qui devait être, qui avait toujours été, et dont je ne m'étais pas encore aperçue. Je comparai ce phénomène à celui de mes orblutes, qui m'avait d'abord étonnée tout autant, et auquel je m'étais habituée sans le comprendre. J'en conclus que toutes choses et toutes gens avaient leur reflet, leur double, leur autre moi, et je souhaitai vivement de voir le mien. Je l'appelai cent fois, je lui disais toujours de venir auprès de moi. Il répondait: Viens là, viens donc, et il me semblait s'éloigner ou se rapprocher quand je changeais de place. Je le cherchai et l'appelai dans l'appartement, il ne me répondit plus. J'allai à l'autre bout de la terrasse. Il fut muet. Je revins vers le milieu, et, depuis ce milieu jusqu'à l'extrémité de l'église, il me parla et répondit à mon viens donc par un viens donc tendre et inquiet. Mon autre moi se tenait donc dans un certain endroit de l'air ou de la muraille, mais comment l'atteindre et comment le voir? Je devenais folle sans m'en douter.

Je fus interrompue par l'arrivée de ma mère, et je ne saurais dire pourquoi, loin de la questionner, je lui cachai ce qui m'agitait si fort. Il faut croire que les enfans aiment le mystère de leurs rêveries, et il est certain que je n'avais jamais voulu demander l'explication de mes orblutes. Je voulais découvrir le problème toute seule, ou peut-être bien avais-je été déçue de quelque autre illusion par des explications qui m'en avaient ôté le charme secret. Je gardai le silence sur ce nouveau prodige, et pendant plusieurs jours, oubliant les ballets, je laissai mon pauvre lapin dormir tranquille, et la psyché répéter l'image immobile des grands personnages représentés dans les tableaux. J'avais la patience d'attendre que je fusse seule pour recommencer mon expérience. Mais enfin ma mère étant rentrée sans que j'y fisse attention, et m'entendant m'égosiller, vint surprendre le secret de mon amour pour le grand soleil de la terrasse. Il n'y avait plus à reculer: je lui demandai où était le quelqu'un qui répétait toutes mes paroles, et elle me dit: C'est l'écho.

Bien heureusement pour moi, elle ne m'expliqua pas ce que c'était que l'écho. Elle n'avait peut-être jamais songé à s'en rendre compte; elle me dit que c'était une voix qui était dans l'air, et l'inconnu garda pour moi sa poésie. Pendant plusieurs autres jours, je pus continuer à jeter mes paroles au vent. Cette voix de l'air ne m'étonnait plus, mais me charmait encore. J'étais satisfaite de pouvoir lui donner un nom, et de lui crier: «Echo, es-tu là? m'entends-tu? Bonjour, écho!»

Tandis que la vie de l'imagination est si développée chez les enfans, la vie du sentiment est-elle plus tardive? Je ne me souviens pas d'avoir songé à ma sœur, à ma bonne tante, à Pierret ou à ma chère Clotilde, durant mon séjour à Madrid. J'étais pourtant déjà capable d'aimer, puisque j'avais déjà une si vive tendresse pour certaines poupées et pour certains animaux. Je crois que l'indifférence avec laquelle les enfans quittent les personnes qui leur sont chères tient à l'impossibilité où ils sont d'apprécier la durée du temps. Quand on leur parle d'un an d'absence, ils ne savent pas si un an est beaucoup plus long qu'un jour, et on leur établirait inutilement la différence par des chiffres. Je crois que les chiffres ne disent rien du tout à leur esprit. Lorsque ma mère me parlait de ma sœur, il me semblait que je l'avais quittée la veille, et pourtant le temps me semblait long. Il y a dans le défaut d'équilibre des facultés de l'enfant mille contradictions qu'il nous est difficile d'expliquer après que l'équilibre est établi.

Je crois que la vie du sentiment ne se révéla à moi qu'au moment où ma mère accoucha à Madrid. On m'avait bien annoncé l'arrivée prochaine d'un petit frère ou d'une petite sœur, et depuis plusieurs jours je voyais ma mère étendue sur une chaise longue. Un jour on m'envoya jouer sur la terrasse et on ferma les portes vitrées de l'appartement. Je n'entendis pas la moindre plainte, ma mère supportait très courageusement le mal physique et mettait ses enfans au monde très promptement; pourtant cette fois elle souffrit plusieurs heures, mais on ne m'éloigna d'elle que peu d'instans, après lesquels mon père me rappela et me montra un petit enfant; j'y fis à peine attention. Ma mère était étendue sur un canapé; elle avait la figure si pâle et les traits tellement contractés, que j'hésitai à la reconnaître. Puis je fus prise d'un grand effroi et je courus l'embrasser en pleurant. Je voulais qu'elle me parlât, qu'elle répondît à mes caresses, et comme on m'éloignait encore pour lui laisser du repos, je me désolai longtemps, croyant qu'elle allait mourir et qu'on voulait me la cacher. Je retournai pleurer sur la terrasse, et on ne put m'intéresser au nouveau-né.

Ce pauvre petit garçon avait des yeux d'un bleu-clair fort singuliers. Au bout de quelques jours, ma mère se tourmenta de la pâleur de ses prunelles, et j'entendis souvent mon père et d'autres personnes prononcer avec anxiété le mot cristallin. Enfin, au bout d'une quinzaine, il n'y avait plus à en douter, l'enfant était aveugle. On ne voulut pas le dire à ma mère positivement. On la laissa dans une sorte de doute. On émettait timidement devant elle l'espérance que ce cristallin se reformerait dans l'œil de l'enfant. Elle se laissa consoler, et le pauvre infirme fut aimé et choyé avec autant de joie que si son existence n'eût pas été un malheur pour lui et pour les siens. Ma mère le nourrissait, et il n'avait guère que deux semaines lorsqu'il fallut se remettre en route pour la France, à travers l'Espagne en feu.

CHAPITRE TROISIEME.

Dernière lettre de mon père.—Souvenirs d'un bombardement et d'un champ de bataille.—Misère et maladie.—La soupe à la chandelle.—Embarquement et naufrage.—Leopardo.—Arrivée à Nohant.—Ma grand'mère.—Hippolyte.—Deschartres.—Mort de mon frère.—Le vieux poirier.—Mort de mon père.—Le revenant.—Ursule.—Une affaire d'honneur.—Première notion de la richesse et de la pauvreté.—Portrait de ma mère.

Lettre de mon père à sa mère.

«Madrid, 12 juin 1808.

«Après de longues souffrances, Sophie est accouchée ce matin d'un gros garçon qui siffle comme un perroquet. La mère et l'enfant se portent à merveille. Avant la fin du mois, le prince part pour la France. Le médecin de l'empereur, qui a soigné Sophie, dit qu'elle sera en état de voyager dans douze jours avec son enfant. Aurore se porte très bien. J'emballerai le tout dans une calèche que je viens d'acquérir à cet effet, et nous prendrons la route de Nohant où je compte bien arriver vers le 20 juillet, par la fraîcheur, et rester le plus longtemps possible. Cette idée, ma bonne mère, me comble de joie. Je me nourris de l'espoir assuré de notre réunion, du charme de notre intérieur, sans affaires, sans inquiétudes, sans distractions pénibles! Il y a si longtemps que je désire ce bonheur complet!

«Le prince m'a dit hier qu'il allait passer quelque temps à Baréges avant que d'aller à sa destination. De mon côté, j'allongerai ma courroie jusque vers les eaux de Nohant, auxquelles nous ferons subir préalablement le miracle des noces de Cana. Je crois que Deschartres se chargera volontiers du prodige.

«Je réserve le baptême de mon nouveau-né pour les fêtes de Nohant. Belle occasion pour sonner les cloches et faire danser le village. Le maire inscrira mon fils au nombre des Français, car je ne veux point qu'il ait jamais rien à démêler avec les notaires et les prêtres castillans.

«Je ne conçois pas que mes deux dernières lettres aient été interceptées. Elles étaient d'une bêtise à leur faire trouver grâce devant la police la plus rigide. Je te faisais la description d'un sabre africain dont j'ai fait l'acquisition. Il y avait deux pages d'explications et de citations. Tu verras cette merveille, ainsi que l'indomptable Leopardo d'Andalousie, que je prierai Deschartres d'équiper un peu, après avoir toutefois frappé d'avance une réquisition sur tous les matelas de la commune, pour garnir le manége qu'il aura choisi.

«Adieu, ma bonne mère, je te manderai le jour de mon départ et celui de mon arrivée. J'espère que ce sera plus tôt encore que je ne te le dis. Sophie partage vivement mon impatience de t'embrasser. Aurore veut partir à l'instant même, et, s'il était possible, nous serions déjà en route.»

* * *

Cette lettre si gaie, si pleine de contentement et d'espérance, est la dernière que ma grand'mère ait reçue de son fils. On verra bientôt à quelle épouvantable catastrophe allaient aboutir tous ces projets de bonheur, et combien peu de jours étaient comptés à mon pauvre père pour savourer cette réunion tant rêvée et si chèrement achetée des objets de son affection. On comprendra, par la nature de cette catastrophe, ce qu'il y a de fatal et d'effrayant dans les plaisanteries de cette lettre à propos de l'indomptable Leopardo d'Andalousie.

C'était Ferdinand VII, le prince des Asturies, alors plein de prévenances pour Murat et ses officiers, qui avait fait don de ce terrible cheval à mon père, à la suite d'une mission que celui-ci avait remplie, je crois, près de lui, à Aranjuez. Ce fut un présent funeste et dont ma mère, par une sorte de fatalisme ou de pressentiment, se méfiait et s'effrayait, sans pouvoir décider mon père à s'en défaire au plus vite, bien qu'il avouât que c'était le seul cheval qu'il ne pût monter sans une sorte d'émotion. C'était pour lui une raison de plus pour vouloir s'en rendre maître, et il trouvait du plaisir à le vaincre. Pourtant, il lui arriva une fois de dire: «Je ne le crains pas, mais je le monte mal, parce que je m'en méfie, et il le sent.»

Ma mère prétendait que Ferdinand le lui avait donné avec l'espérance qu'il le tuerait. Elle prétendait aussi que, par haine contre les Français, le chirurgien de Madrid qui l'avait accouchée avait crevé les yeux de son enfant. Elle s'imaginait avoir vu, dans l'accablement qui suivit le paroxysme de sa souffrance, ce chirurgien appuyer ses deux pouces sur les deux yeux du nouveau-né, et qu'il avait dit entre ses dents: celui-là ne verra pas le soleil de l'Espagne.

Il est possible que ce fut une hallucination de ma pauvre mère, et, pourtant, au point où en étaient les choses à cette époque, il est également possible que le fait se soit accompli, comme elle avait cru le voir, dans un moment rapide où le chirurgien se serait trouvé seul dans l'appartement avec elle, et comptant sans doute qu'elle était hors d'état de le voir et de l'entendre; mais on pense bien que je ne prends pas sur moi la responsabilité de cette terrible accusation.

On a vu, dans la lettre de mon père, qu'il ne s'aperçut pas d'abord de la cécité de cet enfant, et j'ai souvenance d'avoir entendu Deschartres la constater à Nohant hors de sa présence et de celle de ma mère. On redoutait encore alors de leur enlever un faible et dernier espoir de guérison.

Ce fut dans la première quinzaine de juillet que nous partîmes. Murat allait prendre possession du trône de Naples. Mon père avait un congé. J'ignore s'il accompagna Murat jusqu'à la frontière et si nous voyageâmes avec lui. Je me souviens que nous étions en calèche, et je crois que nous suivions les équipages de Murat. Mais je n'ai aucun souvenir de mon père jusqu'à Bayonne.

Ce que je me rappelle le mieux, c'est l'état de souffrance, de soif, de dévorante chaleur et de fièvre où je fus tout le temps de ce voyage. Nous avancions très lentement à travers les colonnes de l'armée. Il me revient maintenant que mon père devait être avec nous, parce que, comme nous suivions un chemin assez étroit dans des montagnes, nous vîmes un énorme serpent qui le traversait presque en entier d'une ligne noire. Mon père fit arrêter, courut en avant et le coupa en deux avec son sabre. Ma mère avait voulu en vain le retenir, elle avait peur, selon son habitude.

Pourtant, une autre circonstance me fait penser qu'il n'était avec nous que par intervalles et qu'il rejoignait Murat de temps en temps. Cette circonstance est assez frappante pour s'être gravée dans ma mémoire. Mais comme la fièvre me tenait encore dans un assoupissement presque continuel, ce souvenir est isolé de tout ce qui pourrait me faire préciser l'événement dont je fus témoin. Étant un soir à une fenêtre avec ma mère, nous vîmes le ciel encore éclairé par le soleil couchant, traversé de feux croisés, et ma mère me dit: Tiens, regarde, c'est une bataille, et ton père y est peut-être.

Je ne me faisais pas d'idée de ce que c'était qu'une bataille véritable. Ce que je voyais me représentait un immense feu d'artifice, quelque chose de riant et de triomphal, une fête ou un tournoi. Le bruit du canon et les grandes courbes de feu me réjouissaient. J'assistais à cela comme à un spectacle, en mangeant une pomme verte. Je ne sais à qui ma mère dit alors: «Que les enfans sont heureux de ne rien comprendre!»

Comme je ne sais pas quelle route les opérations de la guerre nous forcèrent de suivre, je ne saurais dire si cette bataille fut celle de Medina del Rio-Seco, ou un épisode moins important de la belle campagne de Bessières. Mon père, attaché à la personne de Murat, n'avait point affaire sur ce champ de bataille, et il n'est pas probable qu'il y fût. Mais ma mère s'imaginait qu'il pouvait avoir été envoyé en mission.

Que ce fût l'affaire de Rio-Seco ou la prise de Torquemada, il est certain que notre voiture avait été mise en réquisition pour porter des blessés ou des personnes plus précieuses que nous, et que nous fîmes un bout de chemin en charrette avec des bagages, des vivandières et des soldats malades. Il est certain aussi que nous longeâmes le champ de bataille, le lendemain ou le surlendemain, et que je vis un endroit tout couvert de débris informes, assez semblable, en grand, au carnage de poupées, de chevaux et de chariots que j'exécutais avec Clotilde à Chaillot et dans la maison de la rue Grange-Batelière. Ma mère se cachait le visage et l'air était infecté. Nous ne passions pas assez près de ces objets sinistres pour que je pusse me rendre compte de ce que c'était, et je demandais pourquoi on avait semé là tant de chiffons. Enfin la roue heurta quelque chose qui se brisa avec un craquement étrange. Ma mère me retint au fond de la charrette pour m'empêcher de regarder. C'était un cadavre. J'en vis ensuite plusieurs autres, épars sur le chemin. Mais j'étais si malade que je ne me souviens pas d'avoir été vivement impressionnée par ces horribles spectacles.

Avec la fièvre, j'éprouvai bientôt une autre souffrance qui ne se concilie pas souvent avec ce désordre de la vie, et dont pourtant tous les soldats malades avec lesquels nous voyagions éprouvaient aussi les angoisses: c'était la faim; une faim excessive, maladive, presque animale. Ces pauvres gens, pleins de soins et de sollicitude pour nous, m'avaient communiqué un mal qui explique ce phénomène, et qu'une petite maîtresse n'avouerait pas avoir subi, même dans son enfance. Mais la vie a ses vicissitudes, et quand ma mère se désolait de voir mon petit frère et moi dans cet état, les soldats et les cantinières lui disaient en riant! «Bah! ma petite dame, ce n'est rien. C'est un brevet de santé pour toute la vie de vos enfans. C'est le véritable baptême des enfans de la giberne

La gale, puisqu'il faut l'appeler par son nom, avait commencé par moi. Elle se communiqua à mon frère, puis à ma mère plus tard, et à d'autres personnes auxquelles nous apportâmes ce triste fruit de la guerre et de la misère, heureusement affaibli en nous par des soins extrêmes et un sang pur.

En quelques jours, notre sort avait bien changé. Ce n'était plus le palais de Madrid, les lits dorés, les tapis d'Orient et les courtines de soie. C'étaient des charrettes immondes, des villages incendiés, des villes bombardées des routes couvertes de morts; des fossés où nous cherchions une goutte d'eau pour étancher notre soif brûlante, et où l'on voyait tout à coup surnager des caillots de sang. C'était surtout l'horrible faim et une disette de plus en plus menaçante. Ma mère supportait tout cela avec un grand courage, mais elle ne pouvait vaincre le dégoût que lui inspiraient les oignons crus, les citrons verts et la graine de tournesol, dont je me contentais sans répugnance. Quelle nourriture, d'ailleurs, pour une femme qui allaitait son nouveau-né!

Nous traversâmes un camp français, je ne sais où, et, à l'entrée d'une tente, nous vîmes un groupe de soldats qui mangeaient la soupe avec un grand appétit. Ma mère me poussa au milieu d'eux en les priant de me laisser manger à leur gamelle. Ces braves gens me mirent aussitôt à même et me firent manger à discrétion en souriant d'un air attendri. Cette soupe me parut excellente, et quand elle fut à moitié dégustée, un soldat dit à ma mère avec quelque hésitation: «Nous vous engagerions bien à en manger aussi, mais vous ne pourriez peut-être pas, parce que le goût est un peu fort.» Ma mère approcha et regarda la gamelle. Il y avait du pain et du bouillon très gras, mais certaines mèches noircies surnageaient: c'était une soupe faite avec des bouts de chandelle.

Je me souviens de Burgos et d'une ville (celle-là ou une autre) où les aventures du Cid étaient peintes à fresque sur les murailles. Je me souviens aussi d'une superbe cathédrale où les hommes du peuple avaient un genou en terre pour prier, le chapeau sur l'autre genou, et un petit paillasson rond sous celui qui touchait le sol. Enfin, je me souviens de Vittoria et d'une servante dont les cheveux noirs, inondés de vermine, flottaient sur son dos. J'eus un ou deux jours de bien-être à la frontière d'Espagne. Le temps était rafraîchi, la fièvre et la misère avaient cessé. Mon père était décidément avec nous. Nous avions repris possession de notre calèche pour faire le reste du voyage. Les auberges étaient propres; il y avait des lits et toutes sortes d'alimens dont nous avions apparemment été privés assez longtemps, car ils me parurent tout nouveaux, entre autres, des gâteaux et du fromage. Ma mère me fit une toilette à Fontarabie, et j'éprouvai un soulagement extrême à prendre un bain. Elle me soignait à sa manière, et au sortir du bain, elle m'enduisait de soufre de la tête aux pieds, puis elle me faisait avaler des boulettes de soufre pulvérisé dans du beurre et du sucre. Ce goût et cette odeur, dont je fus imprégnée pendant deux mois, m'ont laissé une grande répugnance pour tout ce qui me les rappelle.

Nous trouvâmes apparemment des personnes de connaissance à la frontière, car je me rappelle un grand dîner et des politesses qui m'ennuyèrent beaucoup. J'avais retrouvé mes facultés et mon appréciation des objets extérieurs. Je ne sais quelle idée eut ma mère de vouloir retourner par mer à Bordeaux. Peut-être était-elle brisée par la fatigue de voitures, peut-être s'imaginait-elle, dans son instinct médical, qu'elle suivait toujours, que l'air de la mer délivrerait ses enfans et elle-même du poison de la pauvre Espagne. Apparemment le temps était beau et l'Océan tranquille, car c'était une nouvelle imprudence que de se risquer en chaloupe sur les côtes de Gascogne, dans ce golfe de Biscaye toujours si agité. Quel que fût le motif, une chaloupe pontée fut louée, la calèche y fut descendue, et nous partîmes comme pour une partie de plaisir. Je ne sais où nous nous embarquâmes, ni quelles gens nous accompagnèrent jusqu'au rivage, en nous prodiguant de grands soins. On me donna un gros bouquet de roses, que je gardai tout le temps de la traversée pour me préserver de l'odeur du soufre.

Je ne sais combien de temps nous côtoyâmes le rivage; je retombai dans mon sommeil léthargique, et cette traversée ne m'a laissé d'autres souvenirs que ceux du départ et de l'arrivée. Au moment où nous approchions de notre but, un coup de vent nous éloigna du rivage, et je vis le pilote et ses deux aides livrés à une grande anxiété. Ma mère recommença à avoir peur, mon père se mit à la manœuvre; mais comme nous étions enfin entrés dans la Gironde, nous heurtâmes je ne sais quel récif, et l'eau commença à entrer dans la cale. On se dirigea précipitamment vers la rive, mais la cale se remplissait toujours, et la chaloupe sombrait visiblement. Ma mère, prenant ses enfans avec elle, était entrée dans la calèche; mon père la rassurait en lui disant que nous avions le temps d'aborder avant d'être engloutis. Pourtant, le pont commençait à se mouiller, et il ôta son habit et prépara un châle pour attacher ses deux enfans sur son dos. «Sois tranquille, disait-il à ma mère, je te prendrai sous mon bras, je nagerai de l'autre, et je vous sauverai tous trois, sois-en sûre.»

Nous touchâmes enfin la terre, ou plutôt un grand mur à pierres sèches surmonté d'un hangar. Il y avait, derrière ce hangar, quelques habitations, et, à l'instant même, plusieurs hommes vinrent à notre secours. Il était temps: la calèche sombrait aussi avec la chaloupe, et une échelle nous fut jetée fort à propos. Je ne sais ce qu'on fit pour sauver l'embarcation, mais il est certain qu'on en vint à bout; cela dura plusieurs heures, pendant lesquelles ma mère ne voulut pas quitter le rivage; car mon père, après nous avoir mises en sûreté, était redescendu sur la chaloupe pour sauver nos effets d'abord, et puis la voiture, et enfin la chaloupe. Je fus frappée alors de son courage, de sa promptitude et de sa force. Quelque expérimentés que fussent les matelots et les gens de l'endroit, ils admiraient l'adresse et la résolution de ce jeune officier qui, après avoir sauvé sa famille, ne voulait pas abandonner son patron avant d'avoir sauvé sa barque, et qui dirigeait tout ce petit sauvetage avec plus d'à-propos qu'eux-mêmes. Il est vrai qu'il avait fait son apprentissage au camp de Boulogne; mais, en toutes choses, il agissait de sang-froid et avec une rare présence d'esprit. Il se servait de son sabre comme d'une hache ou d'un rasoir pour couper et tailler, et il avait pour ce sabre (probablement c'était le sabre africain dont il parle dans sa dernière lettre) un amour extraordinaire, car, dans le premier moment d'incertitude où nous nous étions trouvés en abordant, pour savoir si la chaloupe et la calèche sombreraient immédiatement, ou si nous aurions le temps de sauver quelque chose, ma mère avait voulu l'empêcher d'y redescendre, en lui disant: «Eh! laisse aller tout ce que nous avons au fond de l'eau, plutôt que de risquer de te noyer;» et il lui avait répondu:—«J'aimerais mieux risquer cela que d'abandonner mon sabre.» C'était, en effet, le premier objet qu'il eût retiré. Ma mère se tenait pour satisfaite d'avoir sa fille à ses côtés et son fils dans ses bras. Pour moi, j'avais sauvé mon bouquet de roses flétries avec le même amour que mon père avait mis à nous sauver tous. J'avais fait grande attention à ne pas le lâcher en sortant de la calèche à demi submergée et en grimpant à l'échelle de sauvetage. C'était mon idée, comme celle de mon père était pour son sabre.

Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé la moindre frayeur dans toutes ces rencontres. La peur est de deux sortes. Il y en a une qui tient au tempérament, une autre à l'imagination. Je ne connus jamais la première, mon organisation m'ayant douée d'un sang-froid tout semblable à celui de mon père. Ce mot de sang-froid exprime positivement la tranquillité que nous tenons d'une disposition physique, et dont par conséquent nous n'avons pas à tirer vanité. Quant à la frayeur qui résulte d'une excitation maladive de l'imagination et qui n'a pour aliment que de fantômes, j'en fus obsédée pendant toute mon enfance. Mais quand l'âge et la raison eurent dissipé ces chimères, je retrouvai l'équilibre de mes facultés et ne connus jamais aucun genre de peur.

Nous arrivâmes à Nohant dans les derniers jours d'août. J'étais retombée dans ma fièvre, je n'avais plus faim, la gale faisait de progrès. Une petite bonne espagnole, que nous avions prise en route et qui s'appelait Cécilia, commençait aussi à ressentir les effets de la contagion, et ne me touchait qu'avec répugnance. Ma mère était à peu près guérie déjà, mais mon pauvre petit frère, dont les boutons ne paraissaient plus, était encore plus malade et plus accablé que moi. Nous étions l'un et l'autre deux masses inertes, brûlantes, et je n'avais pas plus conscience que lui de ce qui s'était passé autour de moi depuis le naufrage dans la Gironde.

Je repris mes sens en entrant dans la cour de Nohant. Ce n'était pas aussi beau, à coup sûr, que le palais de Madrid, mais cela me fit le même effet, tant une grande maison est imposante pour les enfans élevés dans de petites chambres.

Ce n'était pas la première fois que je voyais ma grand'mère, mais je ne me souviens pas d'elle avant ce jour-là. Elle me parut aussi très grande, quoiqu'elle n'eût que cinq pieds, et sa figure blanche et rosée, son air imposant, son invariable costume, composé d'une robe de soie brune à taille longue et à manches plates, qu'elle n'avait pas voulu modifier selon les exigences de la mode de l'Empire, sa perruque blonde et crêpée en touffe sur le front, son petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu, firent d'elle pour moi un être à part, et qui ne ressemblait à rien de ce que j'avais vu.

C'était la première fois que nous étions reçues à Nohant, ma mère et moi. Après que ma grand'mère eut embrassé mon père, elle voulut embrasser ma mère aussi; mais celle-ci l'en empêcha en lui disant:

—Ah! ma chère maman, ne touchez ni à moi ni à ces pauvres enfans. Vous ne savez pas quelles misères nous avons subies, nous sommes tous malades.

Mon père, qui était toujours optimiste, se mit à rire, et me mettant dans les bras de ma grand'mère:

—Figure-toi, lui dit-il, que ces enfans ont une petite éruption de boutons, et que Sophie, qui a l'imagination très frappée, s'imagine qu'ils ont la gale.

—Gale ou non, dit ma grand'mère en me serrant contre son cœur, je me charge de celui-là. Je vois bien que ces enfans sont malades, ils ont la fièvre très fort tous les deux; ma fille allez vite vous reposer avec votre fils, car vous avez fait là une campagne au dessus des forces humaines. Moi, je soignerai la petite. C'est trop de deux enfans sur les bras, dans l'état où vous êtes.

Elle m'emporta dans sa chambre, et, sans aucun dégoût de l'état horrible où j'étais, cette excellente femme, si délicate et si recherchée pourtant, me déposa sur son lit. Ce lit et cette chambre, encore frais à cette époque, me firent l'effet d'un paradis. Les murs étaient tendus de toile de perse à grands ramages; tous les meubles étaient du temps de Louis XV. Le lit, en forme de corbillard, avec de grands panaches aux quatre coins, avait de doubles rideaux et une quantité de lambrequins découpés, d'oreillers et de garnitures dont le luxe et la finesse m'étonnèrent. Je n'osais m'installer dans un si bel endroit, car je me rendais compte du dégoût que je devais inspirer, et j'en avais déjà ressenti l'humiliation. Mais on me la fit vite oublier par les soins et les caresses dont je fus l'objet. La première figure que je vis après celle de ma grand'mère, fut un gros garçon de neuf ans qui entra avec un énorme bouquet de fleurs, et qui vint me le jeter à la figure d'un air amical et enjoué. Ma grand'mère me dit: «C'est Hippolyte, embrassez-vous, mes enfans.» Nous nous embrassâmes sans en demander davantage, et je passai bien des années avec lui, sans savoir qu'il était mon frère: c'était l'enfant de la petite maison.

Mon père le prit par le bras et le conduisit à ma mère, qui l'embrassa, le trouva superbe, et lui dit: «Eh bien! il est à moi aussi, comme Caroline est à toi.» Et nous fûmes élevés ensemble, tantôt sous ses yeux, tantôt sous ceux de ma grand'mère.

Deschartres m'apparut aussi ce jour-là pour la première fois. Il avait des culottes courtes, des bas blancs, des guêtres de nankin, un habit noisette très long et très carré, et une casquette à soufflet. Il vint gravement m'examiner, et, comme il était très bon médecin, il fallut bien le croire quand il déclara que j'avais la gale; mais la maladie avait perdu son intensité, et ma fièvre ne venait que d'un excès de fatigue. Il recommanda à mes parens de nier cette gale que nous apportions, afin de ne pas jeter l'effroi et la consternation dans la maison. Il déclara devant les domestiques que c'était une petite éruption fort innocente, et elle ne se communiqua qu'à deux autres enfans, qui, surveillés et soignés à temps, furent promptement guéris, sans savoir de quel mal.

Pour moi, au bout de deux heures de repos sur le lit de ma grand'mère, dans cette chambre fraîche et aérée où je n'entendais plus l'agaçant bourdonnement des moustiques de l'Espagne, je me sentis si bien que j'allai courir dans le jardin avec Hippolyte. Je me souviens qu'il me tenait par la main avec une sollicitude extrême, croyant qu'à chaque pas j'allais tomber. J'étais un peu humiliée qu'il me crût si petite fille, et je lui montrai bientôt que j'étais un garçon très résolu. Cela le mit à l'aise, et il m'initia à plusieurs jeux fort agréables, entre autres à celui de faire ce qu'il appelait des pâtés à la crotte. Nous prenions du sable fin ou du terreau, que nous trempions dans l'eau, et que nous dressions, après l'avoir bien pétri, sur de grandes ardoises, en lui donnant la forme de gâteaux. Ensuite il portait tout cela furtivement dans le four, et comme il était fort taquin déjà, il se réjouissait de la colère des servantes qui, en venant retirer le pain et les galettes, juraient et jetaient dehors nos étranges ragoûts cuits à point.

Je n'avais jamais été malicieuse, car, de ma nature, je ne suis point fine. Fantasque et impérieuse, parce que j'étais fort gâtée par mon père, je n'avais de préméditation et de dissimulation en rien. Hippolyte vit bientôt mon faible, et pour me punir de mes caprices et de mes colères, il se mit à me taquiner cruellement. Il me dérobait mes poupées et les enterrait dans le jardin, puis il y mettait une petite croix, et me les faisait déterrer. Il les pendait aux branches la tête en bas, et leur faisait endurer mille supplices que j'avais la simplicité de prendre au sérieux et qui me faisaient répandre de véritables larmes. Aussi, j'avoue que je le détestais fort souvent. Mais je n'ai jamais été capable de rancune, et quand il venait me chercher pour jouer, je ne savais pas lui résister.

Ce grand jardin et ce bon air de Nohant m'eurent bientôt rendu la santé. Ma mère me bourrait toujours de soufre, et je me soumettais à ce traitement, parce qu'elle avait sur moi un ascendant de persuasion complet. Pourtant, ce soufre m'était odieux, et je lui disais de me fermer les yeux et de me pincer le nez pour me le faire avaler. Pour me débarrasser ensuite de ce goût, je cherchais les alimens les plus acides, et ma mère, qui avait toute une médecine d'instinct ou de préjugé dans la tête, croyait que les enfans ont la divination de ce qui leur convient. Voyant que je rongeais toujours des fruits verts, elle mit des citrons à ma disposition, et j'en étais si avide que je les mangeais avec la peau et les pepins, comme on mange des fraises. Ma grande faim était passée, et pendant cinq ou six jours, je me nourris exclusivement de citron. Ma grand'mère s'effrayait de cet étrange régime, mais, cette fois, Deschartres m'observant avec attention, et voyant que j'allais de mieux en mieux, pensa que la nature m'avait fait deviner effectivement ce qui devait me sauver.

Il est certain que je fus promptement guérie, et que je n'ai jamais fait d'autre maladie. Je ne sais si la gale est, en effet, comme le disaient nos soldats, un brevet de santé; mais il est certain que, toute ma vie, j'ai pu soigner des maladies réputées contagieuses, et de pauvres galeux dont personne n'osait approcher, sans que j'aie attrapé un bouton. Il me semble que je soignerais impunément des pestiférés, et je pense qu'à quelque chose malheur est bon, moralement du moins, car je n'ai jamais vu de misères physiques dont je n'aie pu vaincre en moi le dégoût. Ce dégoût est violent cependant, et j'ai été souvent, bien souvent, près de m'évanouir en voyant des plaies et des opérations repoussantes. Mais j'ai toujours pensé alors à ma gale et au premier baiser de ma grand'mère, et il est certain que la volonté et la foi peuvent dominer les sens, quelque affectés qu'ils soient.

Mais tandis que je reprenais à vue d'œil, mon pauvre petit frère Louis dépérissait rapidement. La gale avait disparu, mais la fièvre le rongeait. Il était livide et ses pauvres yeux éteints avaient une expression de tristesse indicible. Je commençai à l'aimer en le voyant souffrir. Jusque-là je n'avais pas fait grande attention à lui; mais quand il était étendu sur les genoux de ma mère, si languissant et si faible qu'elle osait à peine le toucher, je devenais triste avec elle, et comprenais vaguement l'inquiétude, la chose que les enfans sont le moins portés à ressentir. Ma mère s'attribuait le dépérissement de son enfant. Elle craignait que son lait ne lui fût un poison, et elle s'efforçait de reprendre de la santé pour lui en donner. Elle passait toutes ses journées au grand air avec l'enfant couché à l'ombre, auprès d'elle, dans des coussins et des châles bien arrangés. Deschartres lui conseilla de faire beaucoup d'exercice afin d'avoir de l'appétit, et de réparer la qualité de son lait par de bons alimens. Elle commença aussitôt un petit jardin dans un angle du grand jardin de Nohant, au pied d'un gros poirier qui existe encore.

Cet arbre a toute une histoire si bizarre qu'elle ressemble à un roman, et que je ne l'ai sue que longtemps après.

Le 8 septembre, un vendredi, le pauvre petit aveugle, après avoir gémi longtemps sur les genoux de ma mère, devint froid; rien ne put le réchauffer; il ne remuait plus. Deschartres vint, l'ôta des bras de ma mère; il était mort. Triste et courte existence dont, grâce à Dieu, il ne s'est pas rendu compte.

Le lendemain on l'enterra; ma mère me cacha ses larmes. Hippolyte fut chargé de m'emmener au jardin toute la journée. Je sus à peine et ne compris que faiblement et dubitativement ce qui se passait dans la maison. Il paraît que mon père fut vivement affecté, et que cet enfant, malgré son infirmité, lui était tout aussi cher que les autres. Le soir, après minuit, ma mère et mon père, retirés dans leur chambre, pleuraient ensemble, et il se passa entre eux une scène étrange que ma mère m'a racontée avec détail une vingtaine d'années plus tard. J'y avais assisté en dormant.

Dans sa douleur, et l'esprit frappé des reflexions de ma grand'mère, mon père dit à ma mère: «Ce voyage d'Espagne nous aura été bien funeste, ma pauvre Sophie. Lorsque tu m'écrivais que tu voulais venir m'y rejoindre, et que je te suppliais de n'en rien faire, tu croyais voir là une preuve d'infidélité ou de refroidissement de ma part; et moi, j'avais le pressentiment de quelque malheur. Qu'y avait-il de plus téméraire et de plus insensé que de courir ainsi, grosse à pleine ceinture, à travers tant de dangers, de privations, de souffrances et de terreurs de tous les instans? C'est un miracle que tu y aies résisté; c'est un miracle qu'Aurore soit vivante. Notre pauvre garçon n'eût peut-être pas été aveugle s'il était né à Paris. L'accoucheur de Madrid m'a expliqué que, par la position de l'enfant dans le sein de la mère, les deux poings fermés et appuyés contre les yeux, la longue pression qu'il a dû éprouver par ta propre position dans la voiture, avec ta fille souvent assise sur tes genoux, a nécessairement empêché les organes de la vue de se développer.»

—«Tu me fais des reproches, maintenant, dit ma mère, il n'est plus temps. Je suis au désespoir. Quant au chirurgien, c'est un menteur et un scélérat. Je suis persuadée que je n'ai pas rêvé, quand je lui ai vu écraser les yeux de mon enfant.»

Ils parlèrent longtemps de leur malheur, et peu à peu ma mère s'exalta beaucoup dans l'insomnie et dans les larmes. Elle ne voulait pas croire que son fils fût mort de dépérissement et de fatigue; elle prétendait que, la veille encore, il était en pleine voie de guérison, et qu'il avait été surpris par une convulsion nerveuse. «Et maintenant, dit-elle en sanglotant, il est dans la terre, ce pauvre enfant! Quelle horrible chose que d'ensevelir ainsi ce qu'on aime, et de se séparer pour toujours du corps d'un enfant qu'un instant auparavant on soignait et on caressait avec tant d'amour! On vous l'ôte, on le cloue dans une bière, on le jette dans un trou! On le couvre de terre, comme si l'on craignait qu'il n'en sortît! Ah! c'est horrible, et je n'aurais pas dû me laisser arracher ainsi mon enfant. J'aurais dû le garder, le faire embaumer!

—Et quand on songe, dit mon père, que l'on enterre souvent des gens qui ne sont pas morts! Ah! il est bien vrai que cette manière d'ensevelir les cadavres, est ce qu'il y a de plus sauvage au monde.

—Les sauvages! dit ma mère, ils le sont moins que nous. Ne m'as-tu pas raconté qu'ils étendent leurs morts sur des claies, et qu'ils les suspendent, desséchés, sur des branches d'arbres? J'aimerais mieux voir le berceau de mon petit enfant mort, accroché à un des arbres du jardin, que de penser qu'il va pourrir dans la terre! Et puis, ajouta-t-elle, frappée de la réflexion qui était venue à mon père, s'il n'était pas mort, en effet! Si on avait pris une convulsion pour l'agonie! si M. Deschartres s'était trompé? Car, enfin, il me l'a ôté, il m'a empêché de le frotter encore, de le réchauffer, disant que je hâtais sa mort. Il est si rude, ton Deschartres! Il me fait peur, et je n'ose lui résister! Mais c'est peut-être un ignorant qui n'a pas su distinguer une léthargie de la mort. Tiens, je suis si tourmentée que j'en deviens folle, et que je donnerais tout au monde pour ravoir mon enfant mort ou vivant.»

Mon père combattit d'abord cette pensée, mais, peu à peu, elle le gagna aussi, et regardant à sa montre: «Il n'y a pas de temps à perdre, dit-il; il faut que j'aille chercher cet enfant. Ne fais pas de bruit, ne réveillons personne; je te réponds que dans une heure tu l'auras.»

Il se lève, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une bêche et court au cimetière qui touche à notre maison et qu'un mur sépare du jardin. Il s'approche de la terre fraîchement remuée et commence à creuser. Il faisait sombre, et mon père n'avait pas pris de lanterne; il ne put voir assez clair pour distinguer la bière qu'il découvrait, et ce ne fut que quand il l'eut débarrassée en entier, étonné de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour être celle de l'enfant. C'était celle d'un homme de notre village qui était mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser à côté, et là, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant à le retirer, il appuya fortement le pied sur la bière du pauvre paysan, et cette bière, entraînée par le vide plus profond qu'il avait fait à côté, se dressa devant lui, le frappa à l'épaule, et le fit tomber dans la fosse. Il a dit ensuite à ma mère qu'il avait éprouvé un instant de terreur et d'angoisse inexprimable en se trouvant poussé par ce mort, et renversé dans la terre sur la dépouille de son fils. Il était brave, on le sait du reste, et il n'avait aucun genre de superstition. Pourtant, il eut un mouvement de terreur et une sueur froide lui vint au front. Huit jours après, il devait prendre place à côté du paysan dans cette même terre qu'il avait soulevée pour en arracher le corps de son fils.

Il recouvra vite son sangfroid, et répara si bien le désordre que personne ne s'en aperçut jamais.

Il rapporta le petit cercueil à ma mère, et l'ouvrit avec empressement. Le pauvre enfant était bien mort, mais ma mère se plut à lui faire elle-même une dernière toilette. On avait profité de son premier abattement pour l'en empêcher. Maintenant, exaltée et comme ranimée par ses larmes, elle frotta de parfums ce petit cadavre, elle l'enveloppa de son plus beau linge, et le replaça dans son berceau pour se donner la douloureuse illusion de le regarder dormir encore.

Elle le garda ainsi caché et enfermé dans sa chambre toute la journée du lendemain; mais la nuit suivante toute vaine espérance étant dissipée, mon père écrivit avec soin le nom de l'enfant et la date de sa naissance et de sa mort sur un papier qu'il plaça entre deux vitres, et qu'il ferma avec de la cire à cacheter tout autour.

Etranges précautions qui furent prises avec une apparence de sangfroid, sous l'empire d'une douleur exaltée. L'inscription ainsi placée dans le cercueil, ma mère couvrit l'enfant de feuilles de roses, et le cercueil fut recloué et porté dans le jardin, à l'endroit que ma mère cultivait elle-même, et enseveli au pied du vieux poirier.

Dès le lendemain, ma mère se remit avec ardeur au jardinage, et mon père l'y aida. On s'étonna de leur voir prendre cet amusement puéril, en dépit de leur tristesse. Eux seuls savaient le secret de leur amour pour ce coin de terre. Je me souviens de l'avoir vu cultiver par eux pendant le peu de jours qui séparèrent cet étrange incident de la mort de mon père. Ils y avaient planté de superbes reines-marguerites qui y ont fleuri pendant plus d'un mois. Au pied du poirier, ils avaient élevé une butte de gazon avec un petit sentier en colimaçon pour que j'y pusse monter et m'y asseoir. Combien de fois j'y suis montée, en effet! Combien j'y ai joué et travaillé sans me douter que c'était un tombeau! Il y avait autour de jolies allées sinueuses, bordées de gazon, des plates-bandes de fleurs et des bancs; c'était un jardin d'enfant, mais complet, et qui s'était créé là comme par magie, mon père, ma mère, Hippolyte et moi y travaillant sans relâche pendant cinq ou six journées, les dernières de la vie de mon père, les plus paisibles peut-être qu'il ait goûtées, et les plus tendres dans leur mélancolie. Je me souviens qu'il apportait sans cesse de la terre et du gazon, et qu'en allant chercher ces fardeaux, il nous mettait, Hippolyte et moi, dans la brouette, prenant plaisir à nous regarder, et faisant quelquefois semblant de nous verser pour nous voir crier ou rire, selon notre humeur du moment.

Quinze ans plus tard, mon mari fit changer la disposition générale de notre jardin; déjà le petit jardin de ma mère avait disparu depuis longtemps. Il avait été abandonné pendant mon séjour au couvent et planté de figuiers. Le poirier avait grossi et il fut question de l'ôter parce qu'il se trouvait rentré un peu dans une allée dont on ne pouvait changer l'alignement. J'obtins grâce pour lui. On creusa l'allée et une plate-bande de fleurs se trouva placée sur la sépulture de l'enfant. Quand l'allée fut finie, assez longtemps après, même, le jardinier dit un jour, d'un air mystérieux, à mon mari et à moi, que nous avions bien fait de respecter cet arbre. Il avait envie de parler et ne se fit pas beaucoup prier pour nous dire le secret qu'il avait découvert. Quelques années auparavant, en plantant ses figuiers, sa bêche avait heurté contre un petit cercueil. Il l'avait dégagé de la terre, examiné et ouvert. Il y avait trouvé les ossemens d'un petit enfant. Il avait cru d'abord que quelque infanticide avait été caché en ce lieu, mais il avait trouvé le carton écrit intact entre les deux vitres, et il y avait lu les noms du pauvre petit Louis, et les dates si rapprochées de sa naissance et de sa mort. Il n'avait guère compris, lui, dévôt et superstitieux, par quelle fantaisie on avait ôté de la terre consacrée ce corps qu'il avait vu porter au cimetière; mais enfin il en avait respecté le secret. Il s'était borné à le dire à ma grand'mère, et il nous le disait maintenant pour que nous avisassions à ce qu'il y avait à faire. Nous jugeâmes qu'il n'y avait rien à faire du tout. Faire reporter ces ossemens dans le cimetière, c'eût été ébruiter un fait que tout le monde n'eût pas compris et qui, sous la Restauration, eût pu être exploité contre ma famille par les prêtres. Ma mère vivait, et son secret devait être gardé et respecté. Ma mère m'a raconté le fait ensuite et a été satisfaite que les ossemens n'eussent pas été dérangés.

L'enfant resta donc sous le poirier, et le poirier existe encore. Il est même fort beau, et, au printemps, il étend un parasol de fleurs rosées sur cette sépulture ignorée. Je ne vois pas le moindre inconvénient à en parler aujourd'hui. Ces fleurs printanières lui sont un ombrage moins sinistre que le cyprès des tombeaux. L'herbe et les fleurs sont le véritable mausolée des enfans et quant à moi, je déteste les monumens et les inscriptions. Je tiens cela de ma grand'mère qui n'en voulut jamais pour son fils chéri, disant avec raison que les grandes douleurs n'ont point d'expression, et que les arbres et les fleurs sont les seuls ornemens qui n'irritent pas la pensée.

Il me reste à raconter des choses bien tristes, et quoiqu'elles ne m'aient point affectée au-delà des facultés très limitées qu'un enfant peut avoir pour la douleur, je les ai toujours vues si présentes aux souvenirs et aux pensées de ma famille, que j'en ai ressenti le contre-coup toute ma vie.

Quand le petit jardin mortuaire fut à peu près établi, l'avant-veille de sa mort, mon père engagea ma grand'mère à faire abattre les murs qui entouraient le grand jardin, et, dès qu'elle y eut consenti, il se mit à l'ouvrage, à la tête des ouvriers. Je le vois encore au milieu de la poussière, un pic de fer à la main, faisant crouler ces vieux murs qui tombaient presque d'eux-mêmes avec un bruit dont j'étais effrayée.

Mais les ouvriers finirent l'ouvrage sans lui. Le vendredi 17 septembre, il monta son terrible cheval pour aller faire visite à nos amis de La Châtre. Il y dîna et y passa la soirée. On remarqua qu'il se forçait un peu pour être enjoué comme à l'ordinaire, et que, par momens, il était sombre et préoccupé. La mort récente de son enfant lui revenait dans l'âme, et il faisait généreusement son possible pour ne pas communiquer sa tristesse à ses amis. C'était ceux-là même avec lesquels il avait joué, sous le Directoire, Robert, chef de brigands. Il dînait chez M. et Mme Duvernet.

Ma mère était toujours jalouse, et surtout, comme il arrive dans cette maladie, des personnes qu'elle ne connaissait pas. Elle eut du dépit de voir qu'il ne rentrait pas de bonne heure, ainsi qu'il le lui avait promis, et montra naïvement son chagrin à ma grand'mère. Déjà elle lui avait confessé cette faiblesse, et déjà ma grand'mère l'avait raisonnée. Ma grand'mère n'avait pas connu les passions, et les soupçons de ma mère lui paraissaient fort déraisonnables. Elle eût dû y compatir un peu pourtant, elle qui avait porté la jalousie dans l'amour maternel: mais elle parlait à son impétueuse belle fille un langage si grave, que celle-ci en était souvent effrayée. Elle la grondait même, toujours dans une forme douce et mesurée, mais avec une certaine froideur qui l'humiliait et la réduisait sans la guérir.

Ce soir-là, elle réussit à la mater complétement, en lui disant que, si elle tourmentait ainsi Maurice, Maurice se dégoûterait d'elle, et chercherait peut-être alors, hors de son intérieur, le bonheur qu'elle en aurait chassé. Ma mère pleura, et, après quelques révoltes, se soumit pourtant, et promit de se coucher tranquillement, de ne pas aller attendre son mari sur la route, enfin de ne pas se rendre malade, elle qui avait été récemment éprouvée par tant de fatigue et de chagrin. Elle avait encore beaucoup de lait; elle pouvait, au milieu de ses agitations morales, faire une maladie, éprouver des accidens qui lui ôteraient tout d'un coup sa beauté et les apparences de la jeunesse. Cette dernière considération la frappa plus que toute la philosophie de ma grand'mère. Elle céda à cet argument. Elle voulait être belle pour plaire à son mari. Elle se coucha et s'endormit comme une personne raisonnable. Pauvre femme, quel réveil l'attendait!

Vers minuit, ma grand'mère commençait pourtant à s'inquiéter sans en rien dire à Deschartres, avec qui elle prolongeait sa partie de piquet, voulant embrasser son fils avant de s'endormir. Enfin minuit sonna, et elle était retirée dans sa chambre, lorsqu'il lui sembla entendre dans la maison un mouvement inusité. On agissait avec précaution pourtant, et Deschartres, appelé par Saint-Jean, était sorti avec le moins de bruit possible; mais quelques portes ouvertes, un certain embarras de la femme de chambre qui avait vu appeler Deschartres sans savoir de quoi il s'agissait, mais qui, à la physionomie de Saint-Jean, avait pressenti quelque chose de grave, et, plus que tout cela l'inquiétude déjà éprouvée, précipitèrent l'épouvante de ma grand'mère. La nuit était sombre et pluvieuse, et j'ai déjà dit que ma grand'mère, quoique d'une belle et forte organisation, soit par faiblesse naturelle des jambes, soit par mollesse excessive dans sa première éducation, n'avait jamais pu marcher. Quand elle avait fait lentement le tour de son jardin, elle était accablée pour tout le jour. Elle n'avait marché qu'une fois en sa vie pour aller surprendre son fils à Passy en sortant de prison. Elle marcha pour la seconde fois le 17 septembre 1808. Ce fut pour aller relever son cadavre à une lieue de la maison, à l'entrée de La Châtre. Elle partit seule, en petits souliers de prunelle, sans châle, comme elle se trouvait en ce moment-là. Comme il s'était passé un peu de temps avant qu'elle ne surprît dans la maison l'agitation qui l'avait avertie, Deschartres était arrivé avant elle. Il était déjà près de mon pauvre père; il avait déjà constaté la mort.

Voici comment ce funeste accident était arrivé:

Au sortir de la ville, cent pas après le pont qui en marque l'entrée, la route fait un angle. En cet endroit, au pied du treizième peuplier, on avait laissé, ce jour-là, un monceau de pierres et de gravats. Mon père avait pris le galop en quittant le pont. Il montait le fatal Leopardo. Weber, à cheval aussi, le suivait à dix pas en arrière. Au détour de la route, le cheval de mon père heurta le tas de pierres dans l'obscurité. Il ne s'abattit pas, mais, effrayé et stimulé sans doute par l'éperon, il se releva par un mouvement d'une telle violence, que le cavalier fut enlevé et alla tomber à dix pieds en arrière. Weber n'entendit que ces mots: «A moi, Weber!... je suis mort!» Il trouva son maître étendu sur le dos. Il n'avait aucune blessure apparente; mais il s'était rompu la colonne vertébrale. Il n'existait plus!

Je crois qu'on le porta dans l'auberge voisine et que des secours lui vinrent promptement de la ville, pendant que Weber, en proie à une inexprimable terreur, était venu au galop chercher Deschartres. Il n'était plus temps, mon père n'avait pas eu le temps de souffrir. Il n'avait eu que celui de se rendre compte de la mort subite et implacable qui venait le saisir au moment où sa carrière militaire s'ouvrait enfin devant lui brillante et sans obstacle, où, après une lutte de huit années, sa mère, sa femme et ses enfans, enfin acceptés les uns par les autres, et réunis sous le même toit, le combat terrible et douloureux de ses affections allait cesser et lui permettre d'être heureux.

Au lieu fatal, terme de sa course désespérée, ma pauvre grand'mère tomba comme suffoquée sur le corps de son fils. Saint-Jean s'était hâté de mettre les chevaux à la berline et il arriva pour y placer Deschartres, le cadavre et ma grand'mère, qui ne voulut pas s'en séparer. C'est Deschartres qui m'a raconté, dans la suite, cette nuit de désespoir, dont ma grand'mère n'a jamais pu parler. Il m'a dit que tout ce que l'âme humaine peut souffrir sans se briser, il l'avait souffert durant ce trajet où la pauvre mère, pâmée sur le corps de son fils, ne faisait entendre qu'un râle semblable à celui de l'agonie.

Je ne sais pas ce qui se passa jusqu'au moment où ma mère apprit cette effroyable nouvelle. Il était six heures du matin, et j'étais déjà levée. Ma mère s'habillait: elle avait une jupe et une camisole blanches, et elle se peignait. Je la vois encore au moment où Deschartres entra chez elle sans frapper, la figure si pâle et si bouleversée, que ma mère comprit tout de suite. «Maurice! s'écria-t-elle; où est Maurice?» Deschartres ne pleurait pas. Il avait les dents serrées, il ne pouvait prononcer que des paroles entrecoupées: «Il est tombé..... non, n'y allez pas, restez ici... Pensez à votre fille... Oui, c'est grave, très grave....» Et enfin, faisant un effort qui pouvait ressembler à une cruauté brutale, mais qui était tout à fait indépendant de la réflexion, il lui dit avec un accent que je n'oublierai de ma vie: «Il est mort!» Puis il eut comme une espèce de rire convulsif, s'assit, et fondit en larmes.

Je vois encore dans quel endroit de la chambre nous étions. C'est celle que j'habite encore et dans laquelle j'écris le récit de cette lamentable histoire. Ma mère tomba sur une chaise derrière le lit. Je vois sa figure livide, ses grands cheveux noirs épars sur sa poitrine, ses bras nus que je couvrais de baisers; j'entends ses cris déchirans. Elle était sourde aux miens et ne sentait pas mes caresses. Deschartres lui dit: «Voyez donc cette enfant, et vivez pour elle.»

Je ne sais plus ce qui se passa. Sans doute les cris et les larmes m'eurent bientôt brisée: l'enfance n'a pas la force de souffrir. L'excès de la douleur et de l'épouvante m'anéantit et m'ôta le sentiment de tout ce qui se passait autour de moi. Je ne retrouve le souvenir qu'à dater de plusieurs jours après, lorsqu'on me mit des habits de deuil. Ce noir me fit une impression très vive. Je pleurai pour m'y soumettre; j'avais porté cependant la robe et le voile noirs des Espagnoles, mais sans doute je n'avais jamais eu de bas noirs, car ces bas me causèrent une grande terreur. Je prétendis qu'on me mettait des jambes de mort, et il fallut que ma mère me montrât qu'elle en avait aussi. Je vis le même jour ma grand'mère, Deschartres, Hippolyte et toute la maison en deuil. Il fallut qu'on m'expliquât que c'était à cause de la mort de mon père, et je dis alors à ma mère une parole qui lui fit beaucoup de mal: Mon papa, lui dis-je, est donc encore mort aujourd'hui?

J'avais pourtant compris la mort, mais apparemment je ne la croyais pas éternelle. Je ne pouvais me faire l'idée d'une séparation absolue, et je reprenais peu à peu mes jeux et ma gaîté avec l'insouciance de mon âge. De temps en temps, voyant ma mère pleurer à la dérobée, je m'interrompais pour lui dire de ces naïvetés qui la brisaient. «Mais quand mon papa aura fini d'être mort, il reviendra bien te voir?» La pauvre femme ne voulait pas me détromper complétement; elle me disait seulement que nous resterions bien longtemps comme cela à l'attendre; et elle défendait aux domestiques de me rien expliquer. Elle avait au plus haut point le respect de l'enfance, que l'on met trop de côté dans des éducations plus complètes et plus savantes.

Cependant la maison était plongée dans une morne tristesse, et le village aussi, car personne n'avait connu mon père sans l'aimer. Sa mort répandit une véritable consternation dans le pays, et les gens même qui ne le connaissaient que de vue furent vivement affectés de cette catastrophe. Hippolyte fut très ébranlé par un spectacle qu'on ne lui avait pas dérobé avec autant de soin qu'on l'avait fait pour moi. Il avait déjà neuf ans; et il ne savait pas encore que mon père était le sien. Il eut beaucoup de chagrin, mais à son chagrin l'image de la mort mêla une sorte de terreur, et il ne faisait que pleurer et crier la nuit. Les domestiques, confondant leurs superstitions et leurs regrets, prétendaient avoir vu mon père se promener dans la maison après sa mort. La vieille femme de Saint-Jean affirmait, avec serment, l'avoir vu à minuit traverser le corridor, et descendre l'escalier. Il avait son grand uniforme, disait-elle, et il marchait lentement, sans paraître voir personne. Il avait passé auprès d'elle sans la regarder et sans lui parler. Une autre l'avait vu dans l'antichambre de l'appartement de ma mère. C'était alors une grande salle nue destinée à un billard, et où il n'y avait qu'une table et quelques chaises. En traversant cette pièce le soir, une servante l'avait vu assis, les coudes appuyés sur la table et la tête dans ses mains. Il est certain que quelque voleur domestique profita ou essaya de profiter des terreurs de nos gens, car un fantôme blanc erra dans la cour pendant plusieurs nuits. Hippolyte le vit et en fut malade de peur. Deschartres le vit aussi et le menaça d'un coup de fusil: il ne revint plus.

Heureusement pour moi je fus assez bien surveillée pour ne pas entendre ces sottises, et la mort ne se présenta pas à moi sous l'aspect hideux que les imaginations superstitieuses lui ont donné. Ma grand'mère me sépara pendant quelques jours d'Hippolyte qui perdait la tête et qui, d'ailleurs, était pour moi un camarade un peu trop impétueux. Mais elle s'inquiéta bientôt de me voir trop seule et de l'espèce de satisfaction passive avec laquelle je me tenais tranquille sous ses yeux et plongée dans des rêveries, qui étaient pourtant une nécessité de mon organisation, et qu'elle ne s'expliquait point. Il paraît que je restais des heures entières assise sur un tabouret, aux pieds de ma mère ou aux siens, ne disant mot, les bras pendans, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte, et que je paraissais idiote par momens. «Je l'ai toujours vue ainsi, disait ma mère; c'est sa nature; ce n'est pas bêtise; soyez sûre qu'elle rumine toujours quelque chose. Autrefois elle parlait tout haut en rêvassant. A présent elle ne dit plus rien, mais, comme disait son pauvre père, elle n'en pense pas moins.—C'est probable, répondait ma grand'mère; mais il n'est pas bon pour les enfans de tant rêver. J'ai vu aussi son pauvre père, enfant, tomber dans des espèces d'extases, et après cela, il a eu une maladie de langueur. Il faut que cette petite soit distraite et secouée malgré elle; nos chagrins la feront mourir si on n'y prend garde; elle les ressent, bien qu'elle ne les comprenne pas. Ma fille, il faut vous distraire aussi, ne fût-ce que physiquement. Vous êtes naturellement robuste, l'exercice vous est nécessaire. Il faut reprendre votre travail de jardinage; l'enfant y reprendra goût avec vous.»

Ma mère obéit, mais sans doute elle ne put pas d'abord y mettre beaucoup de suite. A force de pleurer, elle avait dès lors contracté d'effroyables douleurs de tête qu'elle a conservées pendant plus de vingt ans, et qui, presque toutes les semaines, la forçaient à se coucher pendant vingt-quatre heures.

Il faut que je dise ici, pour ne pas l'oublier, une chose qui me revient et que je tiens à dire, parce qu'on en a fait contre ma mère un sujet d'accusation qui est resté jusqu'à ce jour dans l'esprit de plusieurs personnes. Il paraît que le jour de la mort de mon père, ma mère s'était écriée: Et moi qui étais jalouse! A présent je ne le serai donc plus! Cette parole était profonde dans sa douleur; elle exprimait un regret amer du temps où elle se livrait à des peines chimériques, et une comparaison avec le malheur réel qui lui apportait une si horrible guérison. Soit Deschartres, qui jamais ne put se réconcilier franchement avec elle, soit quelque domestique mal intentionné, cette parole fut répétée et dénaturée. Ma mère aurait dit, avec un accent de satisfaction monstrueuse: Enfin, je ne serai donc plus jalouse! Cela est si absurde, pris dans une pareille acception et dans un jour de désespoir si violent, que je ne comprends pas que des gens d'esprit aient pu s'y tromper. Il n'y a pourtant pas longtemps (1847) que M. de Vitrolles, ancien ami de mon père, et l'homme le plus homme de l'ancien parti légitimiste, le racontait dans ce sens à un de mes amis. J'en demande pardon à M. de Vitrolles, mais on l'a indignement trompé, et la conscience humaine se révolte contre de pareilles interprétations. J'ai vu le désespoir de ma mère, et ces scènes-là ne s'oublient point.

Je reviens à moi après cette digression. Ma grand'mère, s'inquiétant toujours de mon isolement, me chercha une compagne de mon âge. Mlle Julie, sa femme de chambre, lui proposa d'amener sa nièce qui n'avait que six mois de plus que moi, et bientôt la petite Ursule fut habillée de deuil et amenée à Nohant. Aujourd'hui notre amitié, toujours plus éprouvée par l'âge, a quarante ans de date. C'est quelque chose.

J'aurai à parler souvent de cette bonne Ursule, et je commence par dire qu'elle fut pour moi d'un grand secours, dans la disposition morale et physique où je me trouvais par suite de notre malheur domestique. Le bon Dieu voulut bien me faire cette grâce que l'enfant pauvre qu'on associait à mes jeux ne fût point une âme servile. L'enfant du riche (et relativement à Ursule j'étais une petite princesse) abuse instinctivement des avantages de sa position, et quand son pauvre compagnon se laisse faire, le petit despote lui ferait volontiers donner le fouet à sa place, ainsi que cela s'est vu entre seigneurs et vilains. J'étais fort gâtée. Ma sœur, plus âgée que moi de cinq ans, m'avait toujours cédé avec cette complaisance que la raison inspire aux petites filles pour leurs cadettes. Clotilde seule m'avait tenu tête, mais, depuis quelques mois, je n'avais plus l'occasion de devenir sociable avec mes pareilles. J'étais seule avec ma mère, qui pourtant ne me gâtait pas, car elle avait la parole vive et la main leste, et mettait en pratique cette maxime que: qui aime bien châtie bien; mais, dans ces jours de deuil, soutenir contre les caprices d'un enfant une lutte de toutes les heures, était nécessairement au-dessus de ses forces. Ma grand'mère et elle avaient besoin de m'aimer et de me gâter pour se consoler de leurs peines. J'en abusais naturellement, et puis le voyage d'Espagne, la maladie et les douleurs auxquelles j'avais assisté m'avaient laissé une excitation nerveuse qui dura assez longtemps. J'étais donc irritable au dernier point, et hors de mon état normal. J'éprouvais mille fantaisies, et je ne sortais de mes contemplations mystérieuses que pour vouloir l'impossible. Je voulais qu'on me donnât les oiseaux qui volaient dans le jardin, et de rage je me roulais par terre quand on se moquait de moi. Je voulais que Weber me mît sur son cheval; ce n'était plus Léopardo, on l'avait vendu bien vite; mais on pense bien qu'on ne voulait me laisser approcher d'aucun cheval. Enfin mes désirs contrariés faisaient mon supplice. Ma grand'mère disait que cette intensité de fantaisies était une preuve d'imagination, et elle voulait distraire cette imagination malade: mais cela fut long et difficile.

Lorsque Ursule arriva, après la première joie, car elle me plut tout de suite, et je sentis, sans m'en rendre compte, que c'était un enfant très intelligent et très courageux, l'esprit de domination revint et je voulus l'astreindre à toutes mes volontés. Tout au beau milieu de nos jeux, il fallait changer celui qui lui plaisait pour celui qui me plaisait davantage, et tout aussitôt je m'en dégoûtais quand elle commençait à le préférer. Ou bien il fallait rester tranquille et ne rien dire, méditer avec moi, et si j'avais pu faire qu'elle eût mal à la tête, ce qui m'arrivait souvent, j'aurais exigé qu'elle me tînt compagnie sous ce rapport. Enfin j'étais l'enfant le plus maussade, le plus chagrin et le plus irascible qu'il soit possible d'imaginer.

Grâce à Dieu, Ursule ne se laissa point asservir. Elle était d'humeur enjouée, active, et si babillarde qu'on lui avait donné le surnom de Caquet bon bec, qu'elle a gardé longtemps. Elle a toujours eu de l'esprit, et ses discours faisaient souvent sourire ma grand'mère à travers ses larmes. On craignit d'abord qu'elle ne se laissât tyranniser; mais elle était trop têtue naturellement pour avoir besoin qu'on lui fît la leçon. Elle me résista on ne peut mieux, et quand je voulus jouer des mains et des griffes, elle me répondit des pieds et des dents. Elle a gardé souvenir d'une formidable bataille à laquelle nous nous défiâmes un jour. Il paraît que nous avions une querelle sérieuse à vider, et comme nous ne voulions céder ni l'une ni l'autre, nous convînmes de nous battre du mieux qu'il nous serait possible. L'affaire fut assez chaude et il y eut des marques de part et d'autre. Je ne sais qui fut la plus forte, mais le dîner étant servi sur ces entrefaites, il nous fallait comparaître et nous craignions également d'être grondées. Nous étions seules dans la chambre de ma mère. Nous nous hâtâmes de nous laver la figure pour effacer quelques petites gouttes de sang; nous nous arrangeâmes les cheveux l'une à l'autre, et nous eûmes même de l'obligeance mutuelle dans ce commun danger. Enfin, nous descendîmes l'escalier en nous demandant l'une à l'autre s'il n'y paraissait plus. La rancune s'était effacée, et Ursule me proposa de nous réconcilier et de nous embrasser, ce que nous fîmes de bon cœur, comme deux vieux soldats après une affaire d'honneur. Je ne sais pas si ce fut la dernière entre nous; mais il est certain que, soit dans la paix, soit dans la guerre, nous vécûmes dès lors sur le pied de l'égalité, et que nous nous aimions tant que nous ne pouvions vivre un instant séparées. Ursule mangeait à notre table, comme elle y a toujours mangé depuis. Elle couchait dans notre chambre et souvent avec moi dans le grand lit. Ma mère l'aimait beaucoup, et quand elle avait la migraine, elle était soulagée par les petites mains fraîches qu'Ursule passait sur son front, bien longtemps et bien doucement. J'étais un peu jalouse de ces soins qu'elle lui rendait, mais, soit animation au jeu, soit un reste de disposition fébrile, j'avais toujours les mains brûlantes, et j'empirais la migraine.

Nous restâmes deux ou trois ans à Nohant sans que ma grand'mère songeât à retourner à Paris, sans que ma mère pût se décider à ce qu'on désirait d'elle. Ma grand'mère voulait que mon éducation lui fût entièrement confiée et que je ne la quittasse plus. Ma mère ne pouvait abandonner Caroline, qui était en pension, à la vérité, mais qui bientôt devait avoir besoin qu'elle s'en occupât d'une manière suivie, et elle ne pouvait se résoudre à se séparer définitivement de l'une ou de l'autre de ses filles. Mon oncle de Beaumont vint passer un été à Nohant pour aider ma mère à prendre cette résolution qu'il jugeait nécessaire au bonheur de ma grand'mère et au mien, car, tous comptes faits, et même ma grand'mère augmentant le plus possible l'existence à laquelle ma mère pouvait prétendre, il ne restait à celle-ci que 2,500 francs de rente, et ce n'était pas de quoi donner une brillante éducation à ses deux enfans. Ma grand'mère s'attachait à moi chaque jour davantage, non pas à cause de mon petit caractère, qui était encore passablement quinteux à cette époque, mais à cause de ma ressemblance frappante avec mon père. Ma voix, mes traits, mes manières, mes goûts, tout en moi lui rappelait son fils enfant, à tel point qu'elle se faisait quelquefois en me regardant jouer, une sorte d'illusion, et que souvent elle m'appelait Maurice, et disait mon fils, en parlant de moi.

Elle tenait beaucoup à développer mon intelligence, dont elle se faisait une haute idée, je ne sais pourquoi. Je comprenais tout ce qu'elle me disait et m'enseignait, mais elle le disait si clairement et si bien, que ce n'était pas merveille. J'annonçais aussi des dispositions musicales qui n'ont jamais été suffisamment développées, mais qui la charmaient, parce qu'elles lui rappelaient l'enfance de mon père, et elle recommençait la jeunesse de sa maternité en me donnant des leçons.

J'ai souvent entendu ma mère soulever devant moi ce problème: «Mon enfant sera-t-elle plus heureuse ici qu'avec moi? Je ne sais rien, c'est vrai, et je n'aurai pas le moyen de lui en faire apprendre bien long. L'héritage de son père peut être amoindri, si sa grand'mère se désaffectionne en ne la voyant pas sans cesse. Mais l'argent et les talens font-ils le bonheur?» Je comprenais déjà ce raisonnement, et quand elle parlait de mon avenir avec mon oncle de Beaumont, qui la pressait vivement de céder, j'écoutais de toutes mes oreilles sans en avoir l'air. Il en résulta pour moi un grand mépris pour l'argent, avant que je susse ce que ce pouvait être, et une sorte de terreur vague de la richesse dont j'étais menacée. Cette richesse n'était pas grand'chose car, au net, ce devait être un jour environ 12,000 francs de rente.

Mais relativement, c'était beaucoup, et cela me faisait grand'peine, étant lié à l'idée de me séparer de ma mère. Aussi, dès que j'étais seule avec elle, je la couvrais de caresses, en la suppliant de ne pas me donner pour de l'argent à ma grand'mère. J'aimais pourtant cette bonne maman si douce, qui ne me parlait que pour me dire des choses tendres; mais cela ne pouvait se comparer à l'amour passionné que je commençais à ressentir pour ma mère, et qui a dominé ma vie jusqu'à une époque où des circonstances plus fortes que moi m'ont fait hésiter entre ces deux mères, jalouses l'une de l'autre à propos de moi, comme elles l'avaient été à propos de mon père.

Oui, je dois l'avouer, un temps est venu où, placée dans une situation anormale entre deux affections qui, de leur nature, ne se combattent point, j'ai été tour à tour victime de la sensibilité de ces deux femmes, et de la mienne propre, trop peu ménagée par elles. Je raconterai ces choses comme elles se sont accomplies, mais dans leur ordre; et je veux tâcher de commencer par le commencement. Jusqu'à l'âge de quatre ans, c'est-à-dire jusqu'au voyage en Espagne, j'avais chéri ma mère instinctivement et sans le savoir. Ainsi que je l'ai dit, je ne m'étais rendu compte d'aucune affection, et j'avais vécu comme vivent les petits enfans et comme vivent les peuples primitifs, par l'imagination. La vie du sentiment s'était éveillée en moi à la naissance de mon petit frère aveugle, en voyant souffrir ma mère. Son désespoir à la mort de mon père m'avait développée davantage dans ce sens, et je commençai à me sentir subjuguée par cette affection, quand l'idée d'une séparation vint me surprendre au milieu de mon âge d'or.

Je dis mon âge d'or, parce que c'était, à cette époque-là, le mot favori d'Ursulette. Je ne sais où elle l'avait entendu dire, mais elle me le répétait quand elle raisonnait avec moi; car elle prenait déjà part à mes peines, et, par son caractère plus encore que par les cinq ou six mois qu'elle avait de plus que moi, elle comprenait mieux le monde réel. En me voyant pleurer à l'idée de rester sans ma mère avec ma bonne maman, elle me disait: «C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand jardin comme ça pour se promener, et des voitures, et des robes, et des bonnes choses à manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ça? C'est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta bonne maman, toujours de l'âge d'or et toujours du richement. Et quand je vas voir maman à La Châtre, elle dit que je suis devenue difficile à Nohant, et que je fais la dame. Et moi je lui dis: Je suis dans mon âge d'or, et je prends du richement pendant que j'en ai.»

Les raisonnemens d'Ursule ne me consolèrent pas. Un jour sa tante, Mlle Julie, la femme de chambre de ma grand'mère, qui me voulait du bien et qui raisonnait à son point de vue, me dit: Voulez-vous donc retourner dans votre petit grenier, manger des haricots? Cette parole me révolta, et les haricots et le petit grenier me parurent l'idéal du bonheur et de la dignité. Mais j'anticipe un peu. J'avais peut-être déjà sept ou huit ans quand cette question de la richesse me fut ainsi posée. Avant de dire le résultat du combat que ma mère soutenait et se livrait à elle-même à propos de moi, je dois esquisser les deux ou trois années que nous passâmes à Nohant après la mort de mon père. Je ne pourrai pas le faire avec ordre, ce sera un tableau général et un peu confus, comme mes souvenirs.

D'abord, je dois dire comment vivaient ensemble ma mère et ma grand'mère, ces deux femmes aussi différentes par leur organisation qu'elles l'étaient par leur éducation et leurs habitudes. C'était vraiment les deux types extrêmes de notre sexe: l'une, blanche, blonde, grave, calme et digne dans ses manières, une véritable Saxonne de noble race, aux grands airs pleins d'aisance et de bonté protectrice, l'autre, brune, pâle, ardente, gauche et timide devant les gens du beau monde, mais toujours prête à éclater quand l'orage grondait trop fort au dedans, une nature d'Espagnole jalouse, passionnée, colère et faible, méchante et bonne en même temps. Ce n'était pas sans une mortelle répugnance que ces deux êtres, si opposés par nature et par situation, s'étaient acceptés l'un l'autre, et pendant la vie de mon père, elles s'étaient trop disputé son cœur pour ne pas se haïr un peu. Après sa mort la douleur les rapprocha, et l'effort qu'elles avaient fait pour s'aimer porta ses fruits. Ma grand'mère ne pouvait comprendre les vives passions et les violens instincts; mais elle était sensible aux grâces, à l'intelligence et aux élans sincères du cœur. Ma mère avait tout cela, et ma grand'mère l'observait souvent avec une sorte de curiosité, se demandant pourquoi mon père l'avait tant aimée. Elle découvrit bientôt à Nohant ce qu'il y avait de puissance et d'attrait dans cette nature inculte. Ma mère était une grande artiste manquée, faute de développement. Je ne sais à quoi elle eût été propre spécialement, mais elle avait pour tous les arts et pour tous les métiers une aptitude merveilleuse. Elle ne savait rien, elle n'avait rien appris. Ma grand'mère lui reprocha son orthographe barbare et lui dit qu'il ne tiendrait qu'à elle de la corriger. Elle se mit non à apprendre la grammaire, il n'était plus temps, mais à lire avec attention, et, peu après, elle écrivait presque correctement et dans un style si naïf et si joli, que ma grand'mère, qui s'y connaissait, admirait ses lettres. Elle ne connaissait pas seulement les notes, mais elle avait une voix ravissante, d'une légèreté et d'une fraîcheur incomparables, et ma grand'mère se plaisait à l'entendre chanter, toute grande musicienne qu'elle était. Elle remarquait le goût et la méthode naturelle de son chant. Puis, à Nohant, ne sachant comment remplir de longues journées, ma mère se mit à dessiner, elle qui n'avait jamais touché un crayon. Elle le fit d'instinct, comme tout ce qu'elle faisait, et après avoir copié très adroitement plusieurs gravures, elle se mit à faire des portraits à la plume et à la gouache, qui étaient ressemblans et dont la naïveté avait toujours du charme et de la grâce. Elle brodait un peu gros, mais avec une rapidité si incroyable, qu'elle fit à ma grand'mère, en peu de jours, une robe de percale brodée tout entière, du haut en bas, comme on en portait alors. Elle faisait toutes nos robes et tous nos chapeaux, ce qui n'était pas merveille, puisqu'elle avait été longtemps modiste; mais c'était inventé et exécuté avec une promptitude, un goût et une fraîcheur incomparables. Ce qu'elle avait entrepris le matin, il fallait que ce fût prêt pour le lendemain, eût-elle dû y passer la nuit: et elle portait dans les moindres choses une ardeur et une puissance d'attention qui paraissaient merveilleuses à ma grand'mère, un peu nonchalante d'esprit et maladroite de ses mains, comme l'étaient alors les grandes dames. Ma mère savonnait, elle repassait, elle raccommodait toutes nos nippes elle-même, avec plus de prestesse et d'habileté que la meilleure ouvrière de profession. Jamais je ne lui ai vu faire d'ouvrages inutiles ou dispendieux comme ceux que font les dames riches. Elle ne faisait ni petites bourses, ni petits écrans, ni aucun de ces brinborions qui coûtent plus cher quand on les fait soi-même, qu'on ne les paierait tout faits chez un marchand; mais pour une maison qui avait besoin d'économie, elle valait dix ouvrières à elle seule; et puis, elle était toujours prête à entreprendre toutes choses. Ma grand'mère avait-elle cassé sa boîte à ouvrage, ma mère s'enfermait une journée dans sa chambre, et, à dîner, elle lui apportait une boîte en cartonnage, coupée, collée, doublée et confectionnée par elle de tous points. Et il se trouvait que c'était un petit chef-d'œuvre de goût.

Il en était de tout ainsi. Si le clavecin était dérangé, sans connaître ni le mécanisme ni la tablature, elle remettait des cordes, elle recollait des touches, elle rétablissait l'accord. Elle osait tout et réussissait à tout: elle eût fait des souliers, des meubles, des serrures, s'il l'avait fallu. Ma grand'mère disait que c'était une fée, et il y avait quelque chose de cela. Aucun travail, aucune entreprise ne lui semblait ni trop poétique ni trop vulgaire, ni trop pénible, ni trop fastidieuse; seulement elle avait horreur des choses qui ne servent à rien, et disait tout bas que c'étaient des amusemens de vieille comtesse.

C'était donc une organisation magnifique. Elle avait tant d'esprit naturel que, quand elle n'était pas paralysée par sa timidité, qui était extrême avec certaines gens, elle en était étincelante. Jamais je n'ai entendu railler et critiquer comme elle savait le faire, et il ne faisait pas bon de lui avoir déplu. Quand elle était bien à son aise, c'était le langage incisif, comique et pittoresque de l'enfant de Paris, auquel rien ne peut être comparé chez aucun peuple du monde; et, au milieu de tout cela, il y avait des éclairs de poésie, des choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s'en rend compte et qu'on sait les dire.

Elle n'avait aucune vanité de son intelligence et ne s'en doutait même pas. Elle était sûre de sa beauté sans en être fière, et disait naïvement qu'elle n'avait jamais été jalouse de celle des autres, se trouvant assez bien partagée de ce côté-là. Mais ce qui la tourmentait par rapport à mon père, c'était la supériorité d'intelligence et d'éducation qu'elle supposait aux femmes du monde. Cela prouve combien elle était modeste naturellement, car les dix-neuf vingtièmes des femmes que j'ai connues dans toutes les positions sociales étaient de véritables idiotes auprès d'elle. J'en ai vu qui la regardaient par-dessus l'épaule, et qui, en la voyant réservée et craintive, s'imaginaient qu'elle avait honte de sa sottise et de sa nullité. Mais qu'elles eussent essayé de piquer l'épiderme, le volcan eût fait irruption et les eût lancées un peu loin.

Avec tout cela, il faut bien le dire, c'était la personne la plus difficile à manier qu'il y eût au monde. J'en étais venue à bout dans ses dernières années, mais ce n'était pas sans peine et sans souffrance. Elle était irascible au dernier point, et pour la calmer, il fallait feindre d'être irrité. La douceur et la patience l'exaspéraient, le silence la rendait folle, et c'est pour l'avoir trop respectée que je l'ai trouvée longtemps injuste avec moi. Il ne me fut jamais possible de m'emporter avec elle. Ses colères m'affligeaient sans trop m'offenser; je voyais en elle un enfant terrible qui se dévorait lui-même, et je souffrais trop du mal qu'elle croyait me faire. Mais je pris sur moi-même de lui parler avec une certaine sévérité, et son âme, qui avait été si tendre pour moi dans mon enfance, se laissa enfin vaincre et persuader. J'ai bien souffert pour en arriver là. Mais ce n'est pas encore ici le moment de le dire.

Il faut pourtant la peindre tout entière, cette femme qui n'a pas été connue; et l'on ne comprendrait pas le mélange de sympathie et de répulsion, de confiance et d'effroi qu'elle inspira toujours à ma grand'mère (et à moi longtemps), si je ne disais toutes les forces et toutes les faiblesses de son âme. Elle était pleine de contrastes, c'est pour cela qu'elle a été beaucoup aimée et beaucoup haïe; c'est pour cela, qu'elle a beaucoup aimé et beaucoup haï elle-même. A certains égards, j'ai beaucoup d'elle, mais en moins bon et en moins rude; je suis une empreinte très affaiblie par la nature ou très modifiée par l'éducation. Je ne suis capable ni de ses rancunes ni de ses éclats, mais, quand du mauvais mouvement je reviens au bon, je n'ai pas le même mérite, parce que mon dépit n'a jamais été de la fureur et mon éloignement jamais de la haine. Pour passer ainsi d'une passion extrême à une autre, pour adorer ce qu'on vient de maudire et caresser ce qu'on a brisé, il faut une rare puissance. J'ai vu cent fois ma mère outrager jusqu'au sang, et puis tout à coup reconnaître qu'elle allait trop loin, fondre en larmes et relever jusqu'à l'adoration ce qu'elle avait injustement foulé aux pieds.

Avare pour elle-même, elle était prodigue pour les autres. Elle lésinait sur des riens, et puis, tout à coup, elle craignait d'avoir mal agi, et donnait trop. Elle avait d'admirables naïvetés lorsqu'elle était en train de médire de ses ennemis. Si Pierret, pour user vite son dépit, ou tout bonnement parce qu'il voyait par ses yeux, enchérissait sur ses malédictions, elle changeait tout à coup.—«Pas du tout, Pierret disait-elle, vous déraisonnez: vous ne vous apercevez pas que je suis en colère, que je dis des choses qui ne sont pas justes, et que dans un instant je serai désolée d'avoir dites.»

Cela est arrivé bien souvent à propos de moi; elle éclatait en reproches terribles, et, j'ose le dire, fort peu mérités. Pierret ou quelque autre voulait-il qu'elle eût raison:—«Vous en avez menti, s'écriait-elle: ma fille est excellente, je ne connais rien de meilleur qu'elle, et vous aurez beau faire, je l'aimerai plus que vous.»

Elle était rusée comme un renard, et tout à coup naïve comme un enfant. Elle mentait sans le savoir de la meilleure foi du monde. Son imagination et l'ardeur de son sang l'emportant toujours, elle vous accusait des plus incroyables méfaits. Et puis tout à coup, elle s'arrêtait et disait:

«Mais ce n'est pas vrai ce que je dis là. Non, il n'y a pas un mot de vrai. Je l'ai rêvé!»

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