Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4)
Le pauvre Deschartres s'efforçait vainement de la distraire. Outre qu'il n'y entendait rien et que personne n'était plus alarmiste par tempérament, il était si triste lui-même, que c'était pitié de les voir remuer des cartes le soir sur une table à jeu, sans savoir ce qu'ils faisaient et sans savoir lequel des deux avait gagné ou perdu la partie.
Enfin, vers la fin de ventose, Saint-Jean arriva au pas de course. Ce fut peut-être la seule fois de sa vie qu'il oublia d'entrer au cabaret en sortant de la poste. Ce fut peut-être aussi la seule fois qu'à l'aide de son éperon d'argent il mit au galop ce paisible cheval blanc qui a vécu presque aussi longtemps que lui. Au bruit inusité de sa démarche triomphante, ma grand'mère tressaillit, courut à sa rencontre et reçut la lettre suivante:
LETTRE XV.
«Conegliano, le 6 ventose an IX (février 1801).
«Enfin, je suis hors de leurs mains! Je respire! Ce jour est pour moi celui du bonheur et de la liberté! J'ai l'espoir certain de te revoir, de t'embrasser dans peu, et tout ce que j'ai souffert est oublié. Dès ce moment, tous mes démarches vont tendre à te rejoindre. Le détail de toutes mes infortunes serait trop long; je te dirai seulement qu'après être restés deux mois dans leurs mains, marchant toujours dans les déserts de la Carinthie et de la Carniole, nous avons été menés jusqu'aux confins de la Bosnie et de la Croatie; nous allions entrer dans la Basse-Hongrie, lorsque, par l'événement le plus heureux, on nous a fait retourner sur nos pas et, pris un des derniers, j'ai été rendu un des premiers. Je suis maintenant au second poste français, où j'ai trouvé un lit, meuble dont je ne me suis point servi depuis environ trois mois; car j'étais resté un mois, avant d'être pris, sans me déshabiller pour dormir, et, depuis ma prise jusqu'à ce jour, je n'ai eu d'autre lit que de la paille. En revenant à l'armée, j'espérais retrouver le général Dupont et mes camarades; mais j'apprends qu'il est rappelé pour avoir, par son intrépide passage du Mincio, excité la jalousie d'un homme dont on ne tardera pas à reconnaître l'incapacité.
«Le général Dupont ayant emmené, à ce que je présume, mes chevaux et mes bagages, il ne me reste plus qu'à m'adresser au général Mounier, qui est aussi un de ses généraux divisionnaires. Je ne doute pas qu'il ne me donne les moyens de retourner près de toi, et je vais me diriger vers Bologne, où il est maintenant. Je ne puis plus servir jusqu'à mon échange, je suis rendu sur ma parole.
«J'éprouve une joie d'être libre, de pouvoir retourner près de toi sans qu'on puisse me faire de reproches! Je suis dans le ravissement, et pourtant j'ai pris comme une habitude de tristesse qui m'empêche encore de comprendre tout mon bonheur. Je vais demain à Trévise, où les nouveaux renseignemens que je prendrai décideront de ma route. Adieu, ma bonne mère, plus d'inquiétudes, plus de chagrin. Je t'embrasse et n'aspire qu'au moment de te revoir. J'embrasse l'ami Deschartres et ma bonne. Ce pauvre père Deschartres, qu'il y a longtemps que je ne l'ai vu.»
LETTRE XVI.
«Paris, 25 germinal an IX (Avril 1801).
«Après bien des ennuis et des affaires qui m'ont retenu à Ferrare et à Milan, où j'ai retrouvé le général Watrin, un de mes meilleurs amis de l'aile droite, et qui m'a fait toucher, non sans peine, mes appointemens arriérés, je me suis mis en route avec George Lafayette. Nous avons versé quatre fois, et cependant, en dépit des mauvaises voitures et des brigands[29], nous sommes arrivés à Paris sains et saufs hier matin. J'ai vu déjà mes neveux, mon oncle, mon général, et j'ai été reçu de tous avec la plus vive effusion. Mais ma joie n'était pas pure, tu manquais à mon bonheur. En passant dans la rue Ville-l'Evêque, je regardai tristement notre maison où tu n'étais plus, et mon cœur fut bien serré. Je crois rêver de me voir rendu à ma patrie, à ma mère, à mes amis; je suis triste, quoique heureux! Pourquoi triste, je n'en sais rien! Il y a des émotions qu'on ne peut pas définir. C'est sans doute l'impatience de te voir.
«Je fus voir le général Dupont le matin même de mon arrivée. Il n'y était pas. J'y retournai à cinq heures, je le trouvai à table avec plusieurs autres généraux. En me voyant entrer, il se leva pour m'embrasser. Nous nous sommes serrés mutuellement avec la plus vive affection et des larmes de joie dans les yeux; Morin était fou de plaisir. Pendant le dîner, le général s'est plu à citer plusieurs traits honorables pour moi, et à faire mon éloge. En rentrant au salon, nous nous sommes encore embrassés. Après tant de périls et de travaux, cette réception amicale était pour moi bien douce, j'étais suffoqué d'attendrissement. Il existe une union réelle parmi des compagnons d'armes. On a mille fois bravé la mort ensemble; on a vu couler leur sang, on est aussi sûr de leur courage que de leur amitié. Ce sont véritablement des frères, et la gloire est notre mère. Il en est une plus tendre, plus sensible et que j'aime encore mieux. C'est vers elle que se portent tous mes vœux, c'est à elle que je pense quand mon général et mes amis me disent qu'ils sont contens et fiers de moi.
«Je voulais t'aller embrasser tout de suite, mais Beaumont me dit que tu vas venir et Pernon t'a trouvé un autre logement rue Ville-l'Evêque. Pons dit que l'état de tes finances te permet d'arriver. Arrive donc vite, bonne mère, ou je cours te chercher. Le général veut pourtant me retenir pour me présenter à toutes nos grandeurs. Je ne sais à qui entendre. Si tu pouvais venir de suite, affaires et bonheur iraient de compagnie. Réponds-moi donc aussitôt ou je pars. Qu'il est doux le moment où l'on retrouve tout ce qui vous est cher, sa mère, sa patrie, ses amis! On ne saurait croire comme j'aime ma patrie! Comme on sent le prix de la liberté quand on l'a perdue, on sent de même l'amour de la patrie quand on en a été éloigné. Tous ces gens de Paris n'entendent rien à un tel langage; ils ne connaissent que l'amour de la vie et de l'argent. Moi, je ne connais le prix de la vie qu'à cause de toi. J'ai vu déjà tant de gens tomber à mes côtés sans presque m'en apercevoir que je regarde ce changement de la vie à la mort comme très peu de chose en soi-même. Enfin, je l'ai conservée malgré le peu de soin que j'en ai pris, cette vie que je veux te consacrer entièrement, quand j'aurai encore donné quelques années au service de la France.
«Je vais voir le logement que Pernon t'a trouvé et le faire préparer pour ton arrivée. Je ne pense qu'à cela. Je t'embrasse de toute mon ame.»
LETTRE XVII.
A Madame ***.
«Sans date ni indication de lieu.
«Ah! que je suis heureux et malheureux à la fois! Je ne sais que faire et que dire, ma chère Victoire: je sais que je t'aime passionnément, et voilà tout. Mais je vois que tu es dans une position brillante, et moi je ne suis qu'un pauvre petit officier qu'un boulet peut emporter avant que j'aie fait fortune à la guerre. Ma mère, ruinée par la révolution, a bien de la peine à m'entretenir, et, dans ce moment, sortant des mains de l'ennemi, ayant à peine de quoi me vêtir, j'ai la figure d'un homme qui meurt de faim plus que celle d'un fils de famille. Tu m'as aimé pourtant ainsi, ma chère et charmante amie, et tu as mis avec un rare dévoûment ta bourse à ma disposition. Qu'as tu fait? qu'ai-je fait moi-même en acceptant ce secours!
«C'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux perdre une position assurée et fortunée, pour partager les hasards de ma mince fortune. Oui, je sais que tu es l'être le plus fier, le plus indépendant, le plus désintéressé. Je sais, en outre, que tu es une femme adorable, et que je t'adore! Mais je ne puis me résoudre à rien. Je ne puis accepter un si grand sacrifice, je ne pourrais peut-être jamais t'en dédommager. Et puis, ma mère! ma mère m'appelle, et moi, je brûle de la rejoindre, en même temps que l'idée de te perdre me fait tourner la tête! Allons, il faut pourtant prendre un parti, et voici ce que je demande: c'est de ne rien décider encore, c'est de ne pas brusquer les choses de manière à ne pouvoir plus s'en dédire. Je vais passer un certain temps auprès de ma mère, et t'envoyer immédiatement ce que tu m'as prêté. Ne te fâche pas, c'est la première dette que je veux payer. Si tu persistes dans ta résolution, nous nous retrouverons à Paris. Mais jusque-là réfléchis bien, et surtout ne me consulte pas. Adieu. Je t'aime éperduement, et je suis si triste que je regrette presque le temps où je pensais à toi sans espoir dans les déserts de la Croatie.»
LETTRE XVIII.
A Mme Dupin, à Nohant.
«Paris, 3 floréal an IX (avril 1801)
«Je pars lundi. Je vais donc enfin te revoir, ma chère mère, te serrer dans mes bras! Je suis au comble de la joie. Toutes ces lettres, toutes ces réponses sont d'une lenteur insupportable. Je me repens de les avoir attendues et d'avoir reculé le plus doux moment de ma vie. Paris m'ennuie déjà. C'est singulier, depuis quelque temps je ne me trouve bien nulle part. Je vais goûter à Nohant près de toi le calme dont j'ai besoin. Mes camarades Morlin, Marin et Decouchy sont en route. Nous allons laisser notre général seul. On ne dit encore rien de certain sur les expéditions; j'espère pourtant que lorsqu'on se sera décidé à quelque chose, on n'oubliera pas les lauriers du Mincio. C'est sur ces lauriers sanglans que nous avons déposé nos armes. Faudra-t-il donc que tant de braves officiers et de généreux soldats, sacrifiés là pour conquérir la paix, sortent de la tombe pour crier honte et vengeance contre de lâches calomniateurs! Tu n'as pas d'idée de ce qui se dit autour du général en chef[30] pour pallier l'horrible indifférence avec laquelle il a laissé assassiner nos braves. Quelqu'un chez lui, par sa permission ou par son ordre, a osé dire, entre autres choses, que je m'étais fait prendre pour donner à l'ennemi le plan et la marche de l'armée. Le général Dupont et mes camarades, qui se trouvaient là, ont heureusement relevé ces pieds plats de la belle manière.
«Adieu, ma bonne mère; je vais plier bagage et arriver.... toujours trop tard au gré de mon impatience. Je t'embrasse de toute mon ame. Que je vais être content de revoir père Deschartres et ma bonne!
«MAURICE.»
CHAPITRE SEIZIEME.
Incidens romanesque. Malheureux expédient de Deschartres. L'auberge de la Tête-Noire. Chagrins de famille.—Courses au Blanc, à Argenton, à Courcelles, à Paris.—Suite du roman. L'oncle de Beaumont.—Résumé de l'an IX.
Qu'on me permette, pour esquisser quelques événemens romanesques, de désigner mes parens par leurs noms de baptême. C'est en effet un chapitre de roman; seulement, il est vrai de tous points.
Maurice arriva à Nohant dans les premiers jours de mai 1801. Après les premières effusions de la joie, sa mère l'examina avec quelque surprise. Cette campagne d'Italie l'avait plus changé que la campagne de Suisse: Il était plus grand, plus maigre, plus fort, plus pâle; il avait grandi d'un pouce depuis son enrôlement, fait assez rare à l'âge de 21 ans, mais amené probablement par les marches extraordinaires auxquelles il avait été forcé par les Autrichiens. Malgré les transports de plaisir et de gaîté qui remplirent les premiers jours de ce rapprochement avec sa mère, on ne tarda pas à s'apercevoir qu'il était parfois rêveur et poursuivi par une mélancolie secrète; et puis, un jour qu'il était allé faire des visites à La Châtre, il y resta plus longtemps que de raison. Il y retourna le lendemain sous un prétexte, le surlendemain sous un autre, et, le jour suivant, il avoua à sa mère, inquiète et chagrine, que Victoire était venue le rejoindre. Elle avait tout quitté, tout sacrifié à un amour libre et désintéressé. Elle lui donnait de cet amour la preuve la plus irrécusable. Il était ivre de reconnaissance et de tendresse: mais il trouva sa mère si hostile à cette réunion qu'il dut refouler toutes ses pensées en lui-même et dissimuler la force de son affection. La voyant sérieusement alarmée du scandale qu'une pareille aventure allait faire et faisait déjà dans la petite ville, il promit de persuader à Victoire de retourner bien vite à Paris. Mais il ne pouvait le lui persuader, il ne pouvait se le persuader à lui-même, qu'en promettant de la suivre ou de la rejoindre bientôt, et là était la difficulté. Il fallait choisir entre sa mère et sa maîtresse, tromper ou désespérer l'une ou l'autre. La pauvre mère avait compté garder son cher fils jusqu'au moment où il serait rappelé par son service, et ce moment pouvait être assez éloigné, puisque toute l'Europe travaillait à la paix, et que c'était l'unique pensée de Bonaparte à cette époque. Victoire avait tout sacrifié, elle avait brûlé ses vaisseaux; elle ne comprenait plus d'autre fortune, d'autre bonheur que celui de vivre sans prévision du lendemain, sans regret de la veille, sans obstacle dans le présent, avec l'objet de son amour. Mais était-ce au retour d'une campagne durant laquelle sa mère avait tant gémi, tant pleuré et tant souffert, que cet excellent fils pouvait la quitter au bout de quelques jours? Etait-ce au moment où Victoire lui montrait un dévoûment si passionné qu'il pouvait lui parler du chagrin de sa mère, de l'indignation des collets-montés de la province, et la renvoyer comme une maîtresse vulgaire qui vient de faire un coup de tête impertinent? Il y avait là plus que la lutte de deux amours: il y avait la lutte de deux devoirs.
Il essaya d'abord, pour rassurer sa mère, de tourner l'affaire en plaisanterie. Il eut tort peut-être. Il l'eût attendrie, sinon persuadée, par des raisons sérieuses. Mais il craignit les anxiétés qu'elle était sujette à se créer, et cette sorte de jalousie qui n'était que trop certaine et qui trouvait, pour la première fois, un aliment réel.
Cette situation était, pour ainsi dire, insoluble. Ce fut l'ami Deschartres qui trancha la difficulté par une énorme faute, et qui dégagea le jeune homme des scrupules qui l'assiégeaient.
Dans son dévoûment à Mme Dupin, dans son mépris pour l'amour, qu'il n'avait jamais connu, dans son respect pour les convenances, le pauvre pédagogue eut la malheureuse idée de frapper un grand coup, s'imaginant mettre fin par un éclat à une situation qui menaçait de se prolonger. Un beau matin, il part de Nohant avant que son élève ait les yeux ouverts, et il se rend à La Châtre, à l'auberge de la Tête-Noire, où la jeune voyageuse était encore livrée aux douceurs du sommeil. Il se présente comme un ami de Maurice Dupin, on le fait attendre quelques instans, on s'habille à la hâte, on le reçoit. A peine troublé par la grâce et la beauté de Victoire, il la salue avec cette brusque gaucherie qui le caractérise et débute par procéder à un interrogatoire en règle. La jeune femme, que sa figure divertit et qui ne sait à qui elle a affaire, répond d'abord avec douceur, puis avec enjouement, et, le prenant pour un fou, finit par éclater de rire. Alors Deschartres, qui, jusque-là, avait gardé un ton magistral, entre en colère et devient rude, grondeur, insolent. Des reproches, il passe aux menaces. Son esprit n'est pas assez délicat, son cœur n'est pas assez tendre pour avertir sa conscience de la lâcheté qu'il va commettre en insultant une femme dont le défenseur est absent. Il l'insulte, il s'emporte, il lui ordonne de reprendre la route de Paris le jour même, et la menace de faire intervenir les autorités constituées, si elle ne fait ses paquets au plus vite.
Victoire n'était ni craintive ni patiente: à son tour, elle raille et froisse le pédagogue. Plus prompte que prudente à la réplique, douée d'une vivacité d'élocution qui contraste avec le bégaiement qui s'emparait de Deschartres lorsqu'il était en colère, fine et mordante comme un véritable enfant de Paris, elle le pousse bravement à la porte, la lui ferme au nez, en lui jetant, à travers la serrure, la promesse de partir le jour même, mais avec Maurice; et Deschartres, furieux, atterré de tant d'audace, se consulte un instant et prend un parti qui met le comble à la folie de sa démarche. Il va chercher le maire et un des amis de la famille, qui remplissait je ne sais quelle autre fonction municipale. Je ne sais pas s'il ne fit pas avertir la gendarmerie. L'auberge de la Tête-Noire fut promptement envahie par ces respectables représentans de l'autorité. La ville crut un instant à une nouvelle révolution, à l'arrestation d'un personnage important, tout au moins.
Ces messieurs, alarmés par le rapport de Deschartres, marchaient bravement à l'assaut, s'imaginant avoir affaire à une armée de furies. Chemin faisant, ils se consultaient sur les moyens légaux à employer pour forcer l'ennemi à évacuer la ville. D'abord il fallait lui demander ses papiers, et s'il n'en avait pas, il fallait exiger son départ et le menacer de la prison. S'il en avait, il fallait tâcher de trouver qu'ils n'étaient pas en règle et élever une chicane quelconque. Deschartres, tout boursouflé de colère, stimulait leur zèle. Il réclamait l'intervention de la force armée. Cependant l'appareil du pouvoir militaire ne fut pas jugé indispensable; les magistrats pénétrèrent dans l'auberge, et, malgré les représentations de l'aubergiste, qui s'intéressait vivement à sa belle hôtesse, ils montèrent l'escalier avec autant de courage que de sang-froid.
J'ignore s'ils firent à la porte les trois sommations légales en cas d'émeute, mais il est certain qu'ils n'eurent à franchir aucune espèce de barricade, et qu'ils ne trouvèrent dans l'antre de la mégère dépeinte par Deschartres qu'une toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord de son lit, les bras nus et les cheveux épars.
A ce spectacle, les magistrats, moins féroces que le pédagogue, se rassurèrent d'abord, s'adoucirent ensuite, et finirent par s'attendrir. Je crois que l'un d'eux tomba amoureux de la terrible personne, et que l'autre comprit fort bien que le jeune Maurice pouvait l'être de tout son cœur. Ils procédèrent avec beaucoup de politesse et même de courtoisie à son interrogatoire. Elle refusa fièrement de leur répondre; mais quand elle les vit prendre son parti contre les invectives de Deschartres, imposer silence à ce dernier, et se piquer envers elle d'une paternelle bienveillance, elle se calma, leur parla avec douceur, avec charme, avec courage et confiance. Elle ne cacha rien: elle raconta qu'elle avait connu Maurice en Italie, qu'elle l'avait aimé, qu'elle avait quitté pour lui une riche protection, et qu'elle ne connaissait aucune loi qui pût lui faire un crime de sacrifier un général à un lieutenant et sa fortune à son amour. Les magistrats la consolèrent, et, remontrant à Deschartres qu'ils n'avaient aucun droit de persécuter cette jeune femme, ils l'engagèrent à se retirer, promettant d'employer le langage de la douceur et de la persuasion pour l'amener à quitter la ville de son plein gré.
Deschartres se retira en effet, entendant peut-être le galop du cheval qui ramenait Maurice auprès de sa bien-aimée. Tout s'arrangea ensuite à l'amiable et de concert avec Maurice, qu'on eut d'abord quelque peine à calmer, car il était indigné contre son butor de précepteur, et Dieu sait si, dans le premier mouvement de sa colère, il n'eût pas couru après lui pour lui faire un mauvais parti. C'était pourtant l'ami fidèle qui avait sauvé sa mère au péril de ses jours; c'était l'ami de toute sa vie, et cette faute qu'il venait de commettre, c'était encore par amour pour sa mère et pour lui qu'il en avait eu la fatale inspiration. Mais il venait d'insulter et d'outrager la femme que Maurice aimait. La sueur lui en venait au front, un vertige passait devant ses yeux. «Amour, tu perdis Troie!» Heureusement, Deschartres était déjà loin. Rude et maladroit, comme il l'était toujours, il allait ajouter aux chagrins de la mère de Maurice en faisant un horrible portrait de l'aventurière, et en se livrant sur l'avenir du jeune homme dominé et aveuglé par cette femme dangereuse à de sinistres prévisions.
Pendant qu'il mettait la dernière main à son œuvre de colère et d'aberration, Maurice et Victoire se laissaient peu à peu calmer par les magistrats, devenus leurs amis communs. Ce jeune couple les intéressait vivement; mais ils ne pouvaient oublier la bonne et respectable mère dont ils avaient mission de faire respecter le repos et de ménager la sensibilité. Maurice n'avait pas besoin de leurs représentations affectueuses pour comprendre ce qu'il devait faire. Il le fit comprendre à son amie, et elle promit de partir le soir même. Mais ce qui fut convenu entre eux, après que les magistrats se furent retirés, c'est qu'il irait la rejoindre à Paris au bout de peu de jours. Il en avait le droit, il en avait le devoir désormais.
Il l'eut bien davantage lorsque, revenu auprès de sa mère, il la trouva irritée contre lui et refusant de donner tort à Deschartres. Le premier mouvement du jeune homme fut de partir pour éviter une scène violente avec son ami, et Mme Dupin, effrayée de leur mutuelle irritation, ne chercha pas à s'y opposer. Seulement, pour ne pas faire acte de désobéissance et de bravade envers cette mère si tendre et si aimée, Maurice lui annonça, en ayant même l'air de la consulter sur l'opportunité de cette démarche, un petit voyage au Blanc chez son neveu Auguste de Villeneuve, puis à Courcelles, où était son autre neveu René, alléguant la nécessité de se distraire de pénibles émotions, et d'éviter une rupture douloureuse et violente avec Deschartres. Dans quelques jours, lui dit-il, je reviendrai calme. Deschartres le sera aussi, ton chagrin sera dissipé et tu n'auras plus d'inquiétudes, puisque Victoire est déjà partie. Il ajouta même, en la voyant pleurer amèrement, que Victoire serait probablement consolée de son côté, et que, quant à lui, il travaillerait à l'oublier. Il mentait, le pauvre enfant, et ce n'était pas la première fois que la tendresse un peu pusillanime de sa mère le forçait à mentir. Ce ne fut pas non plus la dernière fois, et cette nécessité de la tromper fut une des grandes souffrances de sa vie; car jamais caractère ne fut plus loyal, plus sincère et plus confiant que le sien. Pour dissimuler, il était forcé de faire une telle violence à son instinct, qu'il s'en tirait toujours mal et ne réussissait pas du tout à tromper la pénétration de sa mère. Aussi lorsqu'elle le vit monter à cheval le lendemain matin, elle lui dit tristement qu'elle savait bien où il allait. Il donna sa parole d'honneur qu'il allait au Blanc et à Courcelles. Elle n'osa pas lui faire donner sa parole d'honneur qu'il n'irait point de là à Paris. Elle sentit qu'il ne la donnerait pas ou qu'il y manquerait. Elle dut sentir aussi qu'en sauvant les apparences vis-à-vis d'elle, il lui donnait toutes les preuves de respect et de déférence qu'il pouvait lui donner en une telle situation.
Ma pauvre grand'mère n'était donc sortie d'une douleur que pour retomber dans de nouveaux chagrins et dans de nouvelles appréhensions. Deschartres lui avait rapporté de son orageux entretien avec ma mère que celle-ci lui avait dit: «Il ne tient qu'à moi d'épouser Maurice, et si j'étais ambitieuse comme vous le croyez, je donnerais ce démenti à vos insultes. Je sais bien à quel point il m'aime, et vous, vous ne le savez pas!» Dès ce moment, la crainte de ce mariage s'empara de Mme Dupin, et, à cette époque, c'était une crainte puérile et chimérique. Ni Maurice ni Victoire n'en avaient eu la pensée. Mais comme il arrive toujours qu'on provoque les dangers dont on se préoccupe avec excès, la menace de ma mère devint une prophétie, et ma grand'mère, Deschartres surtout, en précipitèrent l'accomplissement par le soin qu'ils prirent de l'empêcher.
Ainsi qu'il l'avait annoncé et promis, Maurice alla au Blanc, et de là il écrivit à sa mère une lettre qui peint bien la situation de son ame.
LETTRE XIX.
«Le Blanc, prairial an IX (mai 1801).
«Ma mère, tu souffres, et moi aussi. Il y a quelqu'un de coupable entre nous, qui, par bonne intention, je le reconnais, mais sans jugement et sans ménagement aucun, nous a fait beaucoup de mal. Voici, depuis la Terreur, le premier chagrin sérieux de ma vie: il est profond, et peut-être plus amer que le premier; car, si nous étions malheureux alors, nous n'avions, du moins, pas de discussion ensemble, nous n'avions qu'une pensée, qu'une volonté, et aujourd'hui, nous voilà divisés, non de sentimens, mais d'opinions sur certains points assez importans. C'est la plus grande douleur qui pût nous arriver, et je prendrai difficilement mon parti sur l'influence fâcheuse que l'ami Deschartres exerce sur toi en cette occasion. Comment se fait-il, ma bonne mère, que tu voies les choses au même point de vue qu'un homme, honnête et dévoué, sans doute, mais brutal, et qui juge de certains actes et de certaines affections comme un aveugle des couleurs? Je n'y comprends rien moi-même: car j'ai beau interroger mon cœur, je n'y trouve pas même la pensée d'un tort envers toi; je sens mon amour pour toi plus pur, plus grand que tout autre amour, et l'idée de te causer une souffrance m'est aussi étrangère et aussi odieuse que l'idée de commettre un crime.
«Mais raisonnons un peu, maman. Comment se fait-il que mon goût pour telle ou telle femme soit une injure pour toi et un danger pour moi qui doive t'inquiéter et te faire répandre des larmes? Dans toutes ces occasions-là, tu m'as toujours considéré comme un homme à la veille de se déshonorer, et déjà, du temps de Mlle ***, tu te créais des soucis affreux, comme si cette personne devait m'entraîner à des fautes impardonnables. Aimerais-tu mieux que je fusse un suborneur qui porte le trouble dans les familles, et quand je rencontre des personnes de bonne volonté, dois-je donc jouer le rôle d'un Caton? Cela est bon pour Deschartres, qui n'a plus mon âge, et qui, d'ailleurs, n'a peut-être pas rencontré beaucoup d'occasions de pécher, soit dit sans malice. Mais venons au fait. Je ne suis plus un enfant, et je puis très bien juger des personnes qui m'inspirent de l'affection. Certaines femmes sont, je le veux bien, pour me servir du vocabulaire de Deschartres, des filles et des créatures: je ne les aime ni ne les recherche; je ne suis ni assez libertin pour abuser de mes forces, ni assez riche pour entretenir ces femmes-là; mais jamais ces vilains mots ne seront applicables à une femme qui a du cœur. L'amour purifie tout. L'amour ennoblit les êtres les plus abjects; à plus forte raison, ceux qui n'ont d'autres torts que le malheur d'avoir été jetés dans ce monde sans appui, sans ressources et sans guide. Pourquoi donc une femme ainsi abandonnée serait-elle coupable de chercher son soutien et sa consolation dans le cœur d'un honnête homme, tandis que les femmes du monde, auxquelles rien ne manque en jouissances et en considération, prennent toutes des amans pour se désennuyer de leurs maris? Celle qui te chagrine et t'inquiète tant a quitté un homme qui l'aimait, j'en conviens, et qui l'entourait de bien-être et de plaisirs. Mais l'avait-il aimée au point de lui donner son nom et de lui engager son avenir? Non! aussi quand j'ai su qu'elle était libre de le quitter, n'ai-je pas eu le moindre remords d'avoir recherché et obtenu son amour. Bien loin d'être honteux d'inspirer et de partager cet amour-là, j'en suis fier, n'en déplaise à Deschartres et aux bonnes langues de La Châtre; car parmi ces dames qui me blâment et se scandalisent, j'en sais qui n'ont pas, vis-à-vis de moi, le droit d'être si prudes. A cet égard-là, je rirais bien un peu; si je pouvais rire quand tu es si triste, ma bonne mère, pour l'amour de moi!
«Mais, enfin, que crains-tu, et qu'imagines-tu? Que je vais épouser une femme qui me ferait rougir un jour? D'abord, sois sûr que je ne ferai rien dont je rougisse jamais, parce que, si j'épousais cette femme, apparemment, je l'estimerais, et qu'on ne peut pas aimer sérieusement ce qu'on n'estime pas beaucoup. Ensuite ta crainte, ou plutôt la crainte de Deschartres, n'a pas le moindre fondement. Jamais l'idée du mariage ne s'est encore présentée à moi: je suis beaucoup trop jeune pour y songer, et la vie que je mène ne me permet guère d'avoir femme et enfans. Victoire n'y pense pas plus que moi. Elle a été déjà mariée fort jeune; son mari est mort lui laissant une petite fille dont elle prend grand soin, mais qui est une charge pour elle. Il faut maintenant qu'elle travaille pour vivre, et c'est ce qu'elle va faire, car elle a déjà eu un magasin de modes et elle travaille fort bien. Elle n'aurait donc aucun intérêt à vouloir épouser un pauvre diable comme moi, qui ne possède que son sabre, son grade peu lucratif, et qui, pour rien au monde, ne voudrait porter atteinte à ton bien-être plus qu'il ne le fait aujourd'hui, et c'est déjà trop!
«Tu vois donc bien que toutes ces prévisions du sage Deschartres n'ont pas le sens commun, et que son amitié n'est pas du tout délicate ni éclairée, quand il se plaît à te mettre de telles craintes dans la tête. Son rôle serait de te consoler et de te rassurer; au contraire, il te fait du mal. Il ressemble à l'ours de la fable qui, voulant écraser une mouche sur le visage de son ami, lui écrase la tête avec un pavé. Dis-lui cela de ma part, et qu'il change de thèse, s'il veut que nous restions amis. Autrement, ce sera bien difficile. Je peux lui pardonner d'être absurde avec moi, mais non de te faire souffrir et de vouloir te persuader que mon amour pour toi n'est pas à l'épreuve de tout.
«D'ailleurs, ma bonne mère, ne me connais-tu pas bien? Ne sais-tu pas que, quand même j'aurais formé le projet de me marier, lors même que j'en aurais la plus grande envie (ce qui n'est pas vrai, par exemple), il suffirait de ton chagrin et de tes larmes pour m'y faire renoncer? Est-ce que je pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire à ta volonté et à tes désirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille.
«Auguste et sa femme veulent me garder encore deux ou trois jours. On n'est pas plus aimable qu'eux. Ce ne sont pas des phrases, c'est de la cordialité, de l'amitié. Ils sont bien heureux, eux! Ils s'aiment, ils n'ont point d'ambition, point de projets? mais aussi point de gloire! Et quand on a bu de ce vin-là, on ne peut plus se remettre à l'eau pure.
«Adieu, ma bonne mère; il me tarde d'aller te rejoindre et te consoler. Pourtant, laisse-moi encore écouter pendant deux ou trois jours les graves discours et les sages conseils de mon respectable neveu. Je suis un oncle débonnaire qui se laisse endoctriner. J'ai besoin de sermons plus tendres que ceux de Deschartres, et je sens que l'air de Nohant ou de La Châtre ne serait pas encore bon pour moi dans ce moment-ci. Je t'embrasse de toute mon ame, et je t'aime bien plus que tu ne crois.
«MAURICE.»
LETTRE XX.
«Argenton.
«Je suis resté au Blanc un jour de plus que je ne croyais, ma bonne mère, et me voilà à Argenton, chez notre bon ami Scévole, qui veut aussi me garder deux jours et qui jette les hauts cris en me voyant hésiter à les lui promettre. Ah! ma mère, que mon existence est changée depuis trois ans! C'est une chose singulière. J'ai fait de la musique, et même de la bonne musique tous ces jours-ci. Ici, je vais en faire encore, car Scévole est toujours un dilettante passionné, et il fait autant de fête à mon violon qu'à moi. Eh bien, autrefois, je n'aurais pas songé à autre chose, j'aurais tout oublié avec la musique, et aujourd'hui elle m'attriste au lieu de m'électriser. Je crains la paix, je désire le retour des combats avec une ardeur que je ne puis comprendre et que je ne saurais expliquer. Puis, je songe qu'en voulant m'éloigner encore de toi, je te prépare de nouveaux chagrins. Cette idée empoisonne celle du plaisir que je goûterais au milieu des batailles et des camps. Tu serais triste et tourmentée, et moi aussi. Il n'est donc pas de bonheur en ce monde? Je commence à m'en aviser; comme un fou que je suis, je l'avais oublié, et cette belle découverte me frappe de stupeur. Cependant, je me sens incapable de me distraire et de m'étourdir loin des combats. Après de telles émotions, tout me paraît insipide. Je n'avais que ta tendresse pour me les faire oublier, et il faut que ce bonheur-là même soit empoisonné pour quelques instans.
«Je suis comme un enragé quand je vois défiler des troupes, quand j'entends le son belliqueux des instrumens guerriers. Nous autres gens de guerre, nous sommes des espèces de fous dont les accès redoublent comme ceux des autres fous, quand ils voient ou entendent ce qui leur rappelle les causes de leur égarement. C'est ce qui m'est arrivé ce soir, en voyant passer une demi-brigade. Je tenais mon violon, je l'ai jeté là. Adieu Haydn, adieu Mozart, quand le tambour bat et que la trompette sonne! J'ai gémi de mon inaction. J'ai presque pleuré de rage. Mon Dieu, où est le repos, où est l'insouciance de ma première jeunesse.
«A bientôt ma bonne mère, j'irai me calmer et me consoler dans tes bras. Bonsoir à Deschartres. Dis-lui qu'il a par ici une réputation admirable de savant agriculteur et de croquenotes fieffé. Je t'embrasse de toute mon ame. Et ma pauvre bonne; elle ne m'a pas jeté la pierre, elle! Qu'elle te rassure et te console; écoute-la. Elle a plus de bon sens que tous les autres.»
* * *
Une tendre lettre de ma grand'mère ramena Maurice au bercail pour quelques jours. Deschartres le reçut d'un air morne et assez rogue, et, voyant qu'il ne s'approchait pas pour l'embrasser, il tourna le dos et alla faire une scène au jardinier à propos d'une planche de laitues. Un quart d'heure après, il se trouva face à face, dans une allée, avec son élève. Maurice vit que le pauvre pédagogue avait les yeux pleins de larmes; il se jeta à son cou. Tous deux pleurèrent sans se rien dire, et revinrent, bras dessus bras dessous, trouver ma grand'mère, qui les attendait sur un banc et qui fut heureuse de les voir réconciliés.
Mais Victoire écrivait! C'est tout au plus, si, à cette époque, elle savait écrire assez pour se faire comprendre. Pour toute éducation elle avait reçu, en 1788, les leçons élémentaires d'un vieux capucin qui apprenait gratis à lire et à réciter le catéchisme à de pauvres enfans. Quelques années après son mariage, elle écrivait des lettres dont ma grand'mère elle-même admirait la spontanéité, la grâce et l'esprit. Mais, à l'époque que je raconte, il fallait les yeux d'un amant pour déchiffrer ce petit grimoire et comprendre ces élans d'un sentiment passionné qui ne pouvait trouver de forme pour s'exprimer. Il comprit pourtant que Victoire était désespérée, qu'elle se croyait méconnue, trahie, oubliée. Il reparla alors du voyage de Courcelles. Ce furent de nouvelles craintes, de nouveaux pleurs. Il partit cependant, et le 28 prairial il écrivait de Courcelles:
LETTRE XXI.
«Courcelles, le 28 prairial (juin 1801).
«Je suis arrivé ici hier soir, ma bonne mère, après avoir voyagé assez durement par la patache, mais, en revanche, très rapidement. J'ai fait là un voyage fort triste. Ta douleur, tes larmes me poursuivaient comme un remords, et pourtant mon cœur me disait que je n'étais pas coupable; car tout ce que tu me demandes est de t'aimer, et je sens bien que je t'aime. Tes larmes! est-il possible que je t'en fasse verser, moi qui voudrais tant te voir heureuse! Mais aussi, pourquoi donc t'affliger ainsi? C'est inconcevable, et je m'y perds. Cette jeune femme n'a jamais pensé que je l'épouserais, puisque je n'y ai jamais pensé moi-même, et ce qu'elle a pu dire à Deschartres n'est que l'effet d'un mouvement de colère, bien légitimé par les duretés qu'il a été lui débiter. Je ne saurais trop te répéter que rien de tout cela ne fût arrivé s'il se fût tenu tranquille. Je l'aurais fait partir sans éclat, puisque sa présence à La Châtre (dont tu aurais dû ne pas t'occuper) te déplaisait si cruellement. Mais, puisqu'il en est ainsi, je te promets que je n'aurai plus jamais de maîtresse sous tes yeux, et que je ne te parlerai jamais de mes aventures. Cela me fera un peu souffrir. J'ai pris une telle habitude de te dire tout ce qui m'arrive et tout ce que j'éprouve, que je ne me comprends pas ayant des secrets pour toi. Quelle triste nécessité m'impose cette déplorable affaire, et le coup de tête inconcevable de Deschartres! Allons, n'en parlons plus. Je ne peux pas me brouiller avec lui, je ne voudrais pour rien au monde le brouiller avec toi. Il ne se corrigera guères de ses défauts, apprécions ses qualités et aimons-nous en dépit de tout.
«Je cours ici dans les bois et au bord des eaux, c'est un paradis terrestre. J'ai été reçu avec la plus tendre amitié. René était dans une île du parc avec sa femme. Il est venu me chercher en bateau, et notre embrassade sur l'eau a été si vive, qu'elle a failli faire chavirer l'embarcation. Adieu, ma bonne mère, à bientôt! Ne t'afflige plus, aime-moi toujours, et sois bien sûre que je ne puis pas être heureux si tu ne l'es pas, car tes chagrins sont les miens. Je t'embrasse de toute mon ame.»
LETTRE XXII.
«Paris, 7 messidor an IX (juin 1801).
«Comme tu l'avais prévu, ne me voyant qu'à une journée de Paris, je n'ai pu me dispenser d'y venir passer quelques instans. J'ai vu Beaumont et mon général. Ma belle jument Paméla part demain pour Nohant; le général part demain pour le Limousin. Dans une quinzaine, il sera de retour, et m'a promis de passer par Nohant, où je t'aiderai à le recevoir. J'ai vu ce matin Oudinot, qui, étant un peu mieux que nous dans les bonnes grâces, va, j'espère, d'après les instigations de Charles His, demander pour moi le grade de capitaine. Je vais aussi toucher mes appointemens, ce qui me procurera l'agrément d'un habit pour aller voir le cardinal Gonzalvi, qui est ici pour négocier la grande affaire du Concordat. Il paraît qu'il a eu bien de la peine à se décider à ce voyage, et qu'il croyait marcher à la guillotine en quittant Rome. Charles His, celui qui m'a accompagné dans mon ambassade à Rome, a déjà vu Son Eminence ici et en a reçu force embrassades. Allons, ma bonne mère, cette petite excursion, que tu regardes déjà comme une grande extravagance, n'amènera rien de funeste dans ma destinée, sera peut-être utile à mes affaires et ne te coûtera pas un sou. Je n'ai pas encore entendu parler des vingt-six louis que M. de Cobentzel doit me faire restituer. J'irai chez lui demain. Adieu, bonne mère, je serai bientôt près de toi, et, si le ciel me seconde, ce sera comme capitaine. Ne t'afflige pas, je t'en supplie, et ne doute jamais de la tendresse de ton fils.»
* * *
Ce séjour de Maurice à Paris se prolongea jusqu'à la fin de messidor. Diverses affaires servirent de prétexte. La visite à monsignor Gonzalvi, les vingt-six louis de la commission d'échange, diverses démarches en vue d'obtenir un avancement qu'il n'espérait pas et dont il ne s'occupa guères, la jument blessée au garrot, la fête du 14 juillet, tels furent les motifs plus ou moins sérieux qui couvrirent d'un voile assez peu mystérieux ces jours consacrés à l'amour. Il ne savait pas mentir, ce pauvre enfant, et de temps à autre un cri de l'ame lui échappait. «Tu ne veux pas que je m'intéresse à une femme qui a tout quitté et tout perdu pour moi! Mais c'est impossible! Toi qui parles, ma bonne mère, tu ne témoignerais pas cette indifférence à un domestique qui aurait perdu sa place pour te suivre, et tu crois que je puis être ingrat envers une femme dont le cœur est noble et sincère? Non, ce n'est pas toi qui me donnerais un pareil conseil!.........................»
L'oncle Beaumont, autrefois abbé et coadjuteur à l'archevêché de Bordeaux, ce fils de Mlle Verrières et du duc de Bouillon, petit-fils de Turenne et parent de M. de Latour-d'Auvergne, par conséquent, était un homme plein d'esprit et de sens. Il avait eu, jeune abbé, une existence brillante et orageuse. Il était beau, d'une beauté idéale, pétillant de gaîté, brave comme un lieutenant de hussards, poète comme... l'Almanach des Muses, impérieux et faible, c'est-à-dire tendre et irascible. C'était aussi une nature d'artiste, un type qui, dans un autre milieu, eût pris les proportions d'un Gondi, dont il avait un peu imité la jeunesse. Retiré du mouvement et du bruit, il vécut paisible après la révolution, et ne se mêla point aux ralliés, qu'il méprisait un peu, mais sans amertume et sans pédantisme. Une femme gouverna sa vie depuis lors, et le rendit heureux. Il fut toujours l'ami fidèle de ma grand'mère, et, pour mon père, il fut quelque chose comme un père et un camarade.
Mais le bel abbé avait la moralité des hommes aimables de son temps, moralité que les hommes d'aujourd'hui ne portent pas plus loin; seulement, ils ne sont pas si aimables, voilà la différence. Mon grand-oncle était un composé de sécheresse et d'effusion, de dureté et de bonté sans égale. Il trouvait tout naturel de repousser le noble élan de Victoire.
«Qu'elle soit riche et qu'elle s'amuse, se disait-il dans son doux cynisme d'épicurien, cela vaudra bien mieux pour elle que d'être pauvre avec l'homme qu'elle aime. Que Maurice l'oublie et n'encourage pas ce dévouement romanesque; cela vaudra bien mieux pour lui que de s'embarrasser d'un ménage et de contrarier sa mère.»
Jamais il n'encouragea la passion de mon père; mais jamais il ne travailla efficacement à la faire avorter, et quand Maurice épousa Victoire, il traita celle-ci comme sa fille, et ne songea qu'à la rapprocher de ma grand'mère.
Maurice revint à Nohant aux premiers jours de thermidor (derniers jours de juillet 1801), et y resta jusqu'à la fin de l'année. Avait-il résolu d'oublier Victoire pour faire cesser cette lutte avec sa mère? Ce n'est pas probable, puisqu'elle l'attendit à Paris et l'y retrouva plus épris que jamais. Mais je n'ai point de traces de leur correspondance pendant ces quatre mois. Sans doute c'était une correspondance un peu épiée à Nohant, et qu'on faisait disparaître à mesure.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
HISTOIRE DE MA VIE.
HISTOIRE
DE MA VIE
par
Mme GEORGE SAND.
Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
TOME TROISIÈME.
PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.
CHAPITRE DIX-SEPTIEME.
1802. Fragmens de lettres. Les beaux du beau monde. Etudes musicales. Les Anglais à Paris. Retour du luxe.—Fête du Concordat. La cérémonie à Notre-Dame. Attitude des généraux.—Deschartres à Paris.—Départ pour Charleville.—Réponse à Deschartres.—Déboires de la fonction d'aide-de-camp en temps de paix.
1802.
Maurice retourna à Paris vers la fin de 1801. Il écrivit avec la même exactitude que par le passé. Mais ses lettres ne sont plus les mêmes. Ce ne sont plus les mêmes épanchemens, la même insouciance, ou, s'il y a insouciance, elle est parfois un peu forcée. Evidemment, la pauvre mère a une rivale; sa tendre jalousie a fait éclore le mal qu'elle redoutait.
De frimaire an X, jusqu'en floréal de la même année, ses lettres contiennent des appréciations intéressantes sur le monde qu'il voit et qu'il traverse de sa pensée. Je ne sais où prendre, pour en donner ici un extrait. Toutes sont charmantes. Il y dépeint la société parisienne posant devant les Anglais venus à Paris avec Fox. Il raconte la fête du Concordat, et son opinion personnelle est celle du milieu militaire qui l'entoure; mais je ne citerai dans ce feuilleton que les passages relatifs à sa propre histoire.
«Du 4 nivose an X.
«.... C'est aujourd'hui que nous avons célébré l'anniversaire du fameux passage[31]. Presque toute l'aile droite était réunie chez mon général. On ne se doutait pas qu'il y aurait des couplets. Je fis un gros paquet de mauvais vers que son domestique fut chargé d'apporter au milieu du dîner. Le général décachète avec empressement, et le voilà de pouffer de rire.
«C'était toute une relation héroïco-burlesque de l'affaire. Il la lut tout haut, et chacun de rire aussi, en se récriant sur la véracité des faits. Je fus vite deviné, et on voulut me faire chanter mon œuvre; mais pour ne pas recommencer ce qui avait été déjà lu, je chantai une kyrielle d'autres couplets sur le même sujet. Cela m'a couvert de gloire à bon marché. On s'est levé de table en riant et en chantant, et en rentrant au salon, nous nous sommes tous embrassés les uns les autres, Dupont commençant par moi. Si jamais on a vu de l'égalité et de la fraternité régner tout de bon parmi quelques hommes, c'était bien entre nous dans ce moment là.»
* * *
«Tous les aimables de la société *** sont les freluquets les plus conditionnés que je connaisse. Ils parlent pendant une heure pour ne rien dire, décident de tout à tort et à travers, et ont tellement à cœur, sous prétexte de belles manières, de se copier les uns les autres, que qui en a vu un seul les connaît tous. Il faut vivre dans le monde, dis-tu, c'est possible, ma bonne mère; mais il n'y a rien de plus sot que tous ces gens qui n'ont pour tout mérite qu'un nom dont l'éclat ne leur appartient pas.»
«.... Avec mon maître de composition et mon piano de louage, je m'amuse beaucoup mieux que dans le monde; et, la nuit, quand je me suis oublié à travailler la musique jusqu'à trois heures du matin, je sens que je suis beaucoup plus calme et plus heureux que si j'avais été au bal. Je m'entête à devenir bon harmoniste, et j'y réussirai. Je ne néglige pas non plus mon violon. Je l'aime tant! Mes finances ne sont pas dans un très bel état. J'ai été obligé de me rééquiper des pieds à la tête pour aller à la parade. Mais comme je me pique d'être un enfant d'Apollon, si je suis gueux, c'est dans l'ordre.
«J'ai vu Lejeune au spectacle. Il m'a cherché dans tout Paris, lorsqu'il faisait son tableau de la bataille de Marengo. Il dit qu'il ne se console pas de ne pas avoir eu ma tête sous la main pour la placer dans cette composition.
* * *
«J'ai fait connaissance avec plusieurs grandes dames. Mme d'Esquelbee, qui a daigné me trouver fort bien, à ce qu'on m'a dit; Mme de Flahaut, qui vient de faire paraître un roman que j'ai la grossièreté de n'avoir pas lu, et Mme d'Andlaw.—Réné est toujours le meilleur des amis, mais il a un grand défaut, c'est de boire de l'eau comme un canard. Heureusement cela n'est pas contagieux......»
«Je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que V... travaille et ne me coûte rien. Je ne comprends pas que tu t'inquiètes tant. Jamais je n'entretiendrai une femme tant que je serai un pauvre diable, puisque je serais forcé de l'entretenir à tes frais. En outre, tu ne la connais pas, et tu la juges sur le dire de Deschartres qui la connaît encore moins. Ne parlons pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mère, nous ne nous entendrions pas; sois sûre seulement que j'aimerais mieux me brûler la cervelle que de mériter de toi un reproche, et que te faire de la peine est le plus mortel chagrin qui me puisse arriver.......
«Je n'en finirais pas si je voulais te raconter tous les ridicules de cette belle jeunesse. Les Anglais les sentent bien, et j'enrage de les voir rire sous cape, sans pouvoir trouver qu'ils ont tort de mépriser dans leur ame de pareils échantillons de notre nation. Il y en a d'autres qui essaient gauchement de les singer et qui n'ont à cœur que de déprécier leur patrie devant les étrangers. C'est quelque chose de révoltant, et les étrangers en haussent les épaules tout les premiers. Tous ces jeunes lords qui sont militaires chez eux me questionnent avec avidité sur notre armée, et je leur réponds avec feu par le récit de nos immortels exploits, qu'ils ne peuvent s'empêcher d'admirer aussi. Je leur recommande surtout de ne pas juger de l'esprit public par ce qu'ils entendent dire aux gens du monde. Je leur soutiens que l'esprit national est aussi fort chez nous que chez eux. Ils en douteraient s'ils pouvaient oublier nos triomphes. Mais tu comprends que je sors de ce monde-là plus triste et plus désabusé. Bonsoir, ma bonne mère. Je t'aime plus que ma vie. Je rosse le municipal. J'envoie à ma bonne son dé à coudre et à ouvrer.»
«24 pluviose.
* * *
«Tout est terminé avec mes neveux. Outre la maison, me voilà possesseur d'une somme de 40,000 fr. Diable! jamais je ne me serais cru si riche. Tu vas prendre là-dessus tout de suite dix mille francs pour payer toutes tes dettes. Pernon, Deschartres et ma bonne[32]. Je ne veux pas qu'ils attendent; je veux que tu te débarrasses de tous ces petits chagrins-là. Tu as fait plus pour moi que je ne pourrai jamais te rendre. Ainsi, ma bonne mère, pas de chicane là-dessus, ou je te fais un procès pour te forcer à recevoir mon argent. Avec le revenu de la maison et mon traitement, me voilà à la tête de 7,840 fr. de rente. Ma foi, c'est bien joli, et il n'y a pas de quoi se désespérer. Avec le revenu de Nohant, nous voilà réunissant 16,000 fr.[33] de rente à nous deux, dont nous pouvons jouir l'année prochaine, et sans dettes; c'est superbe, et je suis bien heureux de te voir à l'abri de toute inquiétude. Paie, paie tout ce que tu dois, et quand il ne me resterait que la moitié de ces 40,000 fr., je t'assure que ce serait bien assez.
* * *
«Mme de Béranger t'a mandé la mort du duc de Bouillon. Beaumont en est fort affecté, car, malgré leurs discussions, ils s'aimaient véritablement comme deux frères..............
«Du 24 ventose (mars).
................. «Mon général est très bien, pour le coup, avec Bonaparte. Celui-ci l'a envoyé chercher, et, après quelques reproches obligeans sur son éloignement, il lui a donné le commandement de la 2e division militaire, forte de vingt-cinq mille hommes. Elle occupe les Ardennes et le pays de Luxembourg. Ainsi nous voilà en pleine activité. Bonaparte a ajouté qu'aussitôt qu'il verrait quelque emploi plus avantageux, il lui en fît la demande.
* * *
«L'arrivée de ma jument m'a fait grand plaisir. Le bois de Boulogne est charmant: il est nouvellement percé, et il y a tous les jours une telle quantité de calèches et de voitures de toute espèce, que la garde est obligée d'y faire la police comme à Longchamps. C'est inconcevable de voir cela, quand nous sommes à peine sortis d'une révolution où toute richesse semblait anéantie. Eh bien! il y a cent fois plus de luxe que sous l'ancien régime. Quand je me rappelle la solitude du bois de Boulogne en 94, lors de mon exil à Passy, je crois rêver de m'y trouver aujourd'hui comme porté par la foule. C'est une foule d'Anglais, d'ambassadeurs étrangers, de Russes, etc., étalant une magnificence que le monde de Paris veut éclipser à son tour. Longchamps sera splendide.
..... On tire en ce moment le canon pour la signature de la paix. Les mères et les femmes se réjouissent; nous autres, nous faisons un peu la grimace.»...............
«Paris, le 23 germinal (avril).
«Paris commence à m'ennuyer passablement. C'est toujours la même chose: des grands airs, de grandes vanités et des ambitions mal dissimulées qui ne demandent qu'à être caressées pour se montrer.
* * *
«On prépare un grand déjeuner à la Porte-Maillot... Tous les aimables y seront: ils paient un louis par tête pour avoir deux fenêtres entre trente. Il n'y aura que des gens titrés, les Biron, les de l'Aigle, les Périgord, les Noailles[34]. Ce sera charmant. Je n'irai fichtre pas! ...........................
«Paris, le 30 germinal an X.
.......................
«Les journaux t'ont sans doute fait un récit très pompeux de la fête du Concordat. J'étais du cortége à cheval, avec le général Dupont, qui en avait reçu l'ordre, ainsi que tous les généraux actuellement à Paris. Ils y ont donc tous figuré, à peu près comme des chiens qu'on fouette. Nous avons défilé dans Paris aux acclamations d'une multitude qui était plus charmée de l'appareil militaire que de la cérémonie en elle-même. Nous étions tous très brillans, et pour ma part, j'étais magnifique, Pamela[35] et moi, dorés de la tête aux pieds. Le légat était en voiture et la croix devant lui, dans une autre voiture[36]. Nous n'avons mis pied à terre qu'à la porte de Notre-Dame, et tous ces beaux chevaux richement caparaçonnés, qui piaffaient et se querellaient autour de la cathédrale, offraient un coup d'œil singulier. Nous sommes entrés dans l'église aux sons de la musique militaire, qui a cessé tout d'un coup à l'approche du dais, sous lequel les trois consuls se sont placés et ont été conduits en silence, et même assez gauchement, jusqu'à l'estrade qui leur était destinée. Le dais sous lequel ont été reçus les consuls avait l'air d'un baldaquin de lit d'auberge: quatre mauvais plumets et une méchante petite frange. Celui du cardinal était quatre fois plus riche et la chaire splendidement drapée. On n'a pas entendu un mot du discours de M. de Boisgelin. J'étais à côté du général Dupont, derrière le premier consul. J'ai parfaitement joui de la beauté du coup d'œil et du Te Deum. Ceux qui étaient au milieu de l'église n'ont rien entendu. Au moment de l'élévation les trois consuls ont mis genou en terre. Derrière eux étaient au moins quarante généraux, parmi lesquels Augereau, Masséna, Macdonald, Oudinot, Baraguey-d'Hilliers, Le Courbe, etc. Aucun n'a bougé de dessus sa chaise, ce qui faisait un drôle de contraste. En sortant, chacun est remonté sur son cheval et s'est en allé de son côté, de sorte qu'il n'y avait plus que les régimens et la garde dans le cortége. Il était cinq heures et demie et l'on mourait d'ennui, de faim et d'impatience. Quant à moi, j'étais monté à cheval à neuf heures du matin sans déjeuner, avec la fièvre qui continue à me tourmenter. J'ai été dîner chez Scévole, et aujourd'hui je t'écris de chez mon général. J'ai vu Corvisart, médecin du premier consul. Il me promet que, dans deux ou trois jours, je pourrai voyager et aller t'embrasser avant de partir pour notre quartier général. Je crois que l'impatience de te revoir m'empêche de guérir. J'embrasse le municipal. Il eût fait bien de l'effet à la cérémonie avec son écharpe et ses adjoints.»
* * *
Après un mois de séjour auprès de sa mère, Maurice quitte Nohant, passe deux ou trois jours à Paris, et va rejoindre son général à Charleville, où bientôt Victoire devait aller s'établir, en dépit des sermons de Deschartres, qui ne faisaient pas fortune, comme l'on voit, auprès de son élève. Ce pauvre pédagogue ne se décourageait pourtant pas. Il persistait à regarder Victoire comme une intrigante, et Maurice comme un jeune homme trop facile à tromper. Il ne voyait pas que l'effet de ce jugement erroné rendrait chaque jour mon père plus clairvoyant sur le désintéressement de son amie, et que plus on l'accuserait injustement, plus il lui rendrait justice et s'attacherait à elle. Deschartres, en cette circonstance, prit prétexte de ses affaires et accompagna Maurice à Paris, craignant peut-être qu'il n'y séjournât, au lieu d'aller à son poste. En même temps, ma grand'mère exprimait à son fils le désir de le voir marié, et cette inquiétude que lui causait la liberté du jeune homme, habituait le jeune homme à l'idée d'engager sa chère liberté. Ainsi, tout ce qu'on faisait pour le détacher de la femme aimée ne servait qu'à hâter le cours de la destinée.
Pendant ce court séjour à Paris avec son élève, Deschartres crut ne pas devoir le quitter d'un instant. C'était faire le précepteur un peu tard, avec un jeune militaire émancipé par de glorieuses et rudes campagnes. Mon père était bon, on le voit de reste par ses lettres, et, au fond, il aimait tendrement son pédagogue. Il ne savait pas le brusquer sérieusement, et il était assez enfant encore pour trouver un certain plaisir à tromper, comme un véritable écolier, la surveillance burlesque du bourru. Un matin, il s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin du Palais-Royal, où ils s'étaient donné rendez-vous pour déjeuner ensemble chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouvés, à peine Victoire a-t-elle pris le bras de mon père, que Deschartres, jouant le rôle de Méduse, se présente au devant d'eux. Maurice paie d'audace, fait bonne mine à son argus, et lui propose de venir déjeûner en tiers. Deschartres accepte. Il n'était pas épicurien, pourtant il aimait les vins fins et on ne les lui épargna point. Victoire prit le parti de le railler avec esprit et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il s'agit de se séparer, mon père voulant reconduire son amie chez elle, Deschartres retomba dans ses idées noires, et reprit tristement le chemin de son hôtel garni.
Le séjour de Charleville parut fort maussade à mon père jusqu'au moment où son amie vint s'y établir chez d'honnêtes bourgeois où elle payait une modique pension. Elle passait auprès d'eux pour être mariée secrètement avec mon père, mais elle ne l'était pas encore. Dès ce moment ils ne se quittèrent presque plus, et se regardèrent comme liés l'un à l'autre.
Ma bonne grand'mère ignorait tout cela. De temps en temps Deschartres, toujours aux aguets, de loin comme de près, faisait une découverte inquiétante et ne la lui épargnait pas. Il en résultait avec Maurice des explications qui la rassuraient pour un instant, mais qui ne changeaient rien à la situation de chacun.
«Charleville, le 1er messidor (juin).
................. «Nous faisons un étalage du diable avec nos grands plumets, nos dorures et nos beaux coursiers. Il est parlé de nous jusqu'à Soissons et jusqu'à Laon patrie de Jean-François Deschartres! Mais tant de gloire nous touche peu, et nous aimerions mieux être moins propres que d'user notre ardeur à faire la parade. En outre, on est curieux et bavard ici comme à La Châtre. Le général a voulu déjà tenter quelque aventure, mais il n'eut pas parlé deux fois à la même femme, qu'il s'éleva une clameur immense dans les trois villes de Sedan, Mézières et Charleville.»
«Charleville, 1er thermidor (juillet).
«Voilà une singulière fantaisie de mon général. Il ne savait que vaguement que j'étais le petit-fils du maréchal de Saxe, et il s'est mis à m'interroger là-dessus en détail. Quand il a appris que tu avais été reconnue par acte du parlement, et que le roi de Pologne était mon aïeul, tu n'as pas d'idée de l'effet que cela a produit sur lui. Il m'en parle vingt fois le jour, il m'accable de questions. Malheureusement, je ne me suis jamais occupé de tout cela, et il m'est impossible de lui tracer mon arbre généalogique. Je ne me souviens pas du nom de ta mère, et je ne sais pas du tout si nous sommes parens des Levenhaupt. Il faut que tu cèdes à sa fantaisie et que tu me renseignes sur tout cela. Il veut m'envoyer en Allemagne avec des lettres de recommandation du ministre de l'intérieur et des généraux Marceau et Macdonald, afin de me faire reconnaître comme le seul rejeton existant du grand homme.
«Je me garderai bien de donner dans de pareilles extravagances, mais je ne veux pas brusquer trop cette manie de Dupont, parce qu'il prétend qu'avec mon nom je dois être fait capitaine, et qu'il se fait fort de m'obtenir ce grade incessamment. Je crois l'avoir mérité par moi-même, et je le laisserai agir. Te souviens-tu du temps où je ne voulais pas être protégé? C'était avant d'être militaire; j'avais des illusions sur la vie, et je m'imaginais qu'il suffisait d'être brave et intelligent pour parvenir. La République m'avait mis ce fol espoir dans la tête; mais à peine ai-je vu ce qui en est que j'ai reconnu que le régime d'autrefois n'est guère changé; et Bonaparte en est, je crois, plus épris qu'il n'en a l'air.»
A M. Deschartres.
«Charleville, 8 thermidor an X.
«Vous êtes bien aimable, mon ami, de vous donner tant de peines pour mes affaires. Croyez que je sens vivement le prix d'un ami tel que vous: vous mettez à tout ce qui me regarde un zèle que je ne puis trop reconnaître; mais laissez-moi vous dire, sans circonlocution, qu'à certains égards ce zèle va trop loin; non que je veuille vous dénier le droit de vous occuper de ma conduite, comme vous vous occupez de mes affaires et de ma santé: ce droit est celui de l'affection, et je saurai le subir quand même il me blesserait; je crois vous l'avoir prouvé déjà en des circonstances délicates; mais l'ardeur de ce zèle vous fait voir en noir et prendre au tragique des choses qui ne le sont pas. C'est donc voir faux, et l'amitié que je vous porte ne m'oblige pas à me tromper avec vous.
«Quand, par exemple, vous me pronostiquez qu'à trente ans, j'aurai les infirmités de la vieillesse, et que, par là, je deviendrai inhabile aux grandes choses, et tout cela, parce qu'à vingt-quatre ans j'ai une maîtresse, vous ne m'effrayez pas beaucoup. En outre, vous jouez de malheur dans votre raisonnement quand vous me proposez l'exemple de mon grand-père le maréchal, qui fut précisément d'une galanterie dont je n'approche pas, et qui n'en gagna pas moins la bataille de Fontenoy à 45 ans. Votre Annibal était un sot de s'endormir à Capoue avec son armée; mais, nous autres Français, nous ne sommes jamais plus robustes et plus braves que quand nous sortons des bras d'une jolie femme. Quant à moi, je crois être beaucoup plus sage et plus chaste en me livrant à l'amour d'une seule qu'en changeant tous les jours de caprice, ou en allant voir les filles, pour lesquelles je vous avoue que je ne me sens pas de goût.
«Il est vrai que, pour être conséquent avec vous-même, il vous plaît de traiter de fille la personne à laquelle je suis attaché. On voit bien que vous ne savez pas plus ce que c'est qu'une fille que vous ne savez probablement ce que c'est qu'une femme. Moi, je vais vous l'apprendre, car j'ai un peu connu déjà la vie de hussard, et c'est parce que je l'ai connue que j'ai eu hâte d'en sortir. Nous avons rompu assez de lances sur ce sujet pour qu'il me semble inutile d'y revenir, mais puisque vous persistez à l'accuser, je persisterai à défendre celle que j'aime.
«Une fille, puisqu'il faut encore vous l'expliquer, est un être qui spécule, et vend son amour. Il y en a beaucoup dans le grand monde, bien qu'elles aient de grands noms et des maisons très fréquentées. Je ne vivrais pas huit jours avec elles. Mais une femme qui s'attache à vous en vous rencontrant dans le malheur, qui vous a résisté lorsque vous étiez dans une situation brillante en apparence et qui vous cède en vous voyant couvert de haillons et mourant de faim (c'est ainsi que j'étais en sortant des mains des Croates), une femme qui vous garde la plus stricte fidélité depuis le jour où elle vous a aimé, et qui, lorsque vous voulez lui assurer quelques ressources, au moment où vous venez de recueillir un petit héritage, vous jette au nez et foule aux pieds avec colère vos billets de cent louis, puis les ramasse et les brûle en pleurant! non, cent fois non, cette femme n'est pas une fille, et on peut l'aimer fidèlement, sérieusement, et la défendre envers et contre tous. Quel que soit le passé d'une telle femme, il n'y a qu'un lâche qui puisse le lui reprocher, quand il a profité de son amour, quand il a reçu d'elle des services; et vous savez très bien que sans V... j'aurais eu beaucoup de peine à revenir en France. Les circonstances décident de nous, et souvent malgré nous, dans la première jeunesse, lorsque nous sommes sans ressources et sans appui. Les femmes, plus faibles que nous et provoquées par nous qui nous faisons une gloire d'égarer leur faiblesse, peuvent se perdre aisément. Mais entourez les premières saintes du Paradis de tous les genres de séductions, mettez-les aux prises avec le malheur et l'abandon, et vous verrez si toutes s'en tireront aussi bien que certaines femmes dont vos arrêts croient faire une justice salutaire.
«Vous vous trompez donc, mon ami. Et voilà tout ce que j'ai à dire pour résister à des conseils que vous croyez bons, et que je regarde comme mauvais. Quant à ma mère, je vous prie de ne point me recommander de la chérir. Je n'ai besoin pour cela des encouragemens de personne. Jamais je n'oublierai ce que je lui dois; mon amour et ma vénération pour elle sont à l'abri de tout. Adieu, mon cher Deschartres, je vous embrasse de tout mon cœur. Vous savez mieux que tout autre combien il vous est attaché.
«MAURICE DUPIN.»
De Maurice à sa mère.
«Eh bien! oui, ma bonne mère, je te l'avoue, je suis, non pas triste comme tu le crois, mais assez mécontent de la tournure que prennent mes affaires. Voilà de grands changemens dans les affaires publiques, et qui ne nous promettent rien de bon[37]. Certainement cela lève toutes les difficultés qui auraient pu surgir à la mort du premier consul; mais c'est un retour complet à l'ancien régime; et, en raison de la stabilité des premières fonctions de l'Etat, il n'y aura guère moyen de sortir des plus humbles. Il faudra se tenir là où le hasard vous aura jeté, et ce sera comme autrefois, où un brave soldat restait soldat toute sa vie, tandis qu'un freluquet était officier selon le bon plaisir du maître. Tu verras que tu ne te réjouiras pas bien longtemps de cette espèce de restauration monarchique, et que pour moi, du moins, tu regretteras les hasards de la guerre et la grande émulation républicaine.
«Le poste que j'occupe n'est pas désagréable en soi-même, et, en temps de guerre, il est brillant, parce qu'il nous expose et nous fait agir: mais en temps de paix, il est assez sot, et, entre nous soit dit, peu honorable. Nous ne sommes après tout, que des laquais renforcés. Nous dépendons de tous les caprices d'un général. Si nous voulons sortir, il faut rester; si nous voulons rester, il faut sortir. A la guerre, c'est charmant: ce n'est pas au général que nous obéissons. Il représente le drapeau de la patrie. C'est pour le salut de la chose publique qu'il dispose de nos volontés, et quand il nous dit: «Allez à droite; si vous n'y êtes pas tué vous irez ensuite à gauche; et si vous n'êtes pas tué à la gauche, vous irez ensuite en avant, «c'est fort bien; c'est pour le service, et nous sommes trop heureux de recevoir de pareils ordres. Mais en temps de paix, quand il nous dit: «Montez à cheval pour m'accompagner à la chasse, ou venez faire des visites avec moi pour me servir d'escorte, «ce n'est plus si drôle. C'est à son caprice personnel que nous obéissons. Notre dignité en souffre, et la mienne est je l'avoue, à une rude épreuve. Dupont est pourtant d'un excellent caractère et peu de généraux sont aussi bienveillans et aussi expansifs: mais enfin, il est général et nous sommes aides-de-camp, et s'il ne faisait de nous ses domestiques, nous ne lui servirions à rien, puisqu'il n'y a rien autre chose à faire. Decouchy, qui est chef d'état-major, prend patience, quoique avant-hier, il ait eu une petite mortification assez dure. Le général était chez sa maîtresse et l'a fait attendre trois heures dans la cour. Il a failli le planter là et envoyer tout au diable. Morin est très insouciant et répond toujours qu'importe? à tout ce qu'on lui dit. Moi, je me dis en moi-même:
si bien que j'ai le plus grand désir d'aller rejoindre mon régiment, et je vais écrire pour cela à Lacuée, qui est le grand faiseur et le grand réformateur.
* * *
«En raison de ma haute valeur et de ma belle conduite dans les épreuves, j'ai été nommé compagnon ces jours-ci, et je serai maître incessamment.»
CHAPITRE DIX-HUITIEME.
Suite des amours.—Séparation douloureuse.—Retour à Paris.—Ces dames. Le beau monde. La faveur.—M. de Vitrolles. M. Hékel. Eugène Beauharnais et lady Georgina.
An XI.—LETTRE I.
De Maurice Dupin à sa mère.
«Charleville, 1er vendémiaire (22 septembre 1802).
«Ta lettre, ma bonne mère, que je reçois à l'instant, me rend au bonheur: tu m'y moralises, tu m'y grondes tout au long, mais c'est avec ton amour maternel que je possède toujours, que rien ne peut me remplacer, et de la perte duquel je ne me consolerais jamais: entends-tu bien, parce que rien ne pourrait me dédommager. En dépit de ton mécontentement, tu me portes toujours la même tendresse: conserve-la-moi toujours, ma bonne mère, je n'ai jamais cessé de la mériter. Je te l'avouerai, je craignais que quelque nouveau rapport mensonger, quelque apparence trompeuse ne l'eussent momentanément refroidie dans ton cœur. Cette idée me poursuivait partout: mon ame en était oppressée, mon sommeil troublé; enfin, tu viens de me rendre à la vie!
«Et cet original de Deschartres qui me mande, il y a deux jours, que tu ne m'écriras peut-être pas de longtemps, à cause des chagrins que je te donne! Je lui ai trop prouvé qu'il avait tort. Il s'en venge en me faisant souffrir, en me prenant par l'endroit le plus sensible. Avec tant de bonnes qualités, c'est cependant un ours qui vous griffe quand il ne peut vous assommer. Il m'a écrit des volumes tout le mois dernier pour me prouver, avec sa politesse accoutumée que j'étais un homme déshonoré, couvert de boue. Rien que ça! Belle conclusion, et digne des exordes dont il me régalait: mais je les lui passe de bien bon cœur à cause du motif qui allume son courroux et son zèle. Je n'ai pas encore répondu à sa dernière lettre, mais je me réserve cette petite satisfaction, tout en lui envoyant un bel et bon fusil à deux coups, pour qu'il te fasse manger des perdrix s'il n'est pas trop maladroit.
Non, ma bonne mère je n'ai jamais voulu séparer mon existence de la tienne, et si je suis devenu ivrogne et mauvaise compagnie comme tu m'en accuses, dans les camps et bivouacs, ce que je ne crois pas, sois sûre que, du moins, dans cette vie agitée, je n'ai rien perdu de mon amour pour toi. Si j'ai fait, sans te consulter, la démarche d'écrire à Lacuée pour tâcher de rentrer dans mon régiment, c'est que le temps pressait, qu'il m'eût fallu attendre ta réponse, et perdre ainsi le peu de jours que j'avais pour espérer un bon résultat. Maintenant tout est consommé, Lacuée ne m'a pas laissé la moindre espérance. En vertu des nouveaux arrêtés, je dois rester auprès de Dupont; je me résigne, et la satisfaction que tu en ressens diminue d'autant ma contrariété...................
«Adieu, ma bonne mère: crois que ton bonheur peut seul faire le mien, et qu'il entrera toujours comme cause première dans toutes mes actions comme dans toutes mes pensées. Je t'embrasse de toute mon ame.
«Mon Dieu, que l'idée de Miemié m'afflige; je ne peux pas me persuader cela. Parle-lui de moi, je t'en prie[38].
«Et Auguste qui est nommé receveur de la ville de Paris! Je lui en ai fait mon compliment.»
LETTRE III.
«De Sillery, chez M. de Valence (sans date).
«Tu l'as voulu, tu l'as exigé, tu m'as mis entre ton désespoir et le mien. J'ai obéi. V..... est à Paris. J'ai voulu, j'ai fait l'impossible. Mais, pour l'éloigner ainsi, il fallait bien veiller à son existence. Je me suis fait avancer soixante louis par le payeur de la division sur mes appointemens, et j'ai exigé qu'elle allât travailler à Paris. Au moment du départ, elle m'a renvoyé l'argent. J'ai couru après elle, je l'ai ramenée, nous avons passé trois jours ensemble dans les larmes. Je lui ai parlé de toi, je lui ai fait espérer qu'en la connaissant mieux un jour, tu cesserais de la craindre. Elle s'est résignée, elle est partie. Mais ce n'est peut-être pas trop le moyen de se guérir d'une passion que de l'exposer à de telles épreuves. Enfin, je ferai pour toi ce que les forces humaines comportent. Mais ne me parle plus tant d'elle. Je ne peux pas encore te répondre avec beaucoup de sangfroid.»
* * *
Ma grand'mère, voyant aux lettres suivantes que son cher Maurice était mortellement triste, l'appela auprès d'elle, et obtint du général Dupont qu'il lui permettrait d'aller à Paris faire des démarches pour son avancement. C'était un prétexte pour l'attirer à Nohant; mais il n'y alla que plus tard. Il fut retenu à Paris par son amour, usant aussi auprès de sa mère du prétexte de ces mêmes démarches. Il désirait vivement alors entrer dans la garde du premier consul. Il fit quelques efforts sans succès, comme il était facile de le prévoir, car il était trop préoccupé pour être un solliciteur actif, et trop naïvement fier pour être un heureux courtisan. J'ai entendu souvent ses amis s'étonner qu'avec tant de bravoure, d'intelligence et de charme dans les manières, il n'ait pas eu un plus rapide avancement. Moi, je le conçois bien. Il était amoureux, et, pendant plusieurs années, il n'eut pas d'autre ambition que celle d'être aimé; ensuite, il n'était pas homme de cour, et on n'obtenait déjà plus rien sans se donner beaucoup de peine. Puis vinrent pour Bonaparte des préoccupations sérieuses. L'affaire de Pichegru, Moreau et Georges, celle du duc d'Enghien, et les événemens, expliquent le mouvement qui se fit dans son esprit, pour rapprocher de lui les noms du passé, puis pour les en éloigner, puis enfin pour les rapprocher encore et se réconcilier avec eux.
SUITE DE FRAGMENS DE LETTRES.
«Paris, 18 frimaire an XI (décembre 1802).
................... «J'ai enfin vu Caulaincourt, et ce n'est pas sans peine; mais, ma foi, j'ai été bien inspiré de compter sur l'oubli de nos petites rancunes. A peine m'eut-il reconnu, qu'il embrassa cordialement l'ancienne ordonnance du père Harville, et me demanda de tes nouvelles avec un vif intérêt; et à peine lui eus-je dit que je désirais entrer dans la garde, qu'il ne me donna pas le temps de lui demander de m'y aider. Il s'y offrit, et s'en chargea avec un empressement fort aimable. Il m'a demandé mes états de services, et promis de son propre mouvement de les présenter et de les faire lire, demain, au premier consul, à Saint-Cloud. Il m'a surtout recommandé de mettre en toutes lettres et fort apparentes sur ma demande, que je suis le petit-fils du maréchal de Saxe, m'assurant qu'il le fallait pour réussir. Mais la Suisse, mais Marengo? lui disais-je.—Bien, bien, m'a-t-il répondu, le présent est beaucoup, mais le passé a une grande importance aujourd'hui. Parlez du héros de Fontenoy, et ne négligez rien de ce côté-là. Bien m'en avait pris d'avoir été dîner la veille chez Ordener et d'en avoir été reçu à bras ouverts, car il m'a demandé comment j'étais avec lui, et sur ma réponse il m'a assuré que tout cela irait sur des roulettes..........................»
«Paris, 29 frimaire.
................... «Auguste[39] a pris hier le costume grave de son emploi de trésorier de la ville de Paris. Il avait l'habit noir, l'épée, la bourse, et, dans cet équipage, il nous a fait mourir de rire. Il a toujours une figure superbe à qui tout sied, et il porte très bien ce costume, mais c'est si drôle de voir reparaître les habits de jadis! René veut être préfet du palais et sa femme dame d'honneur. Je l'ai fait enrager hier en lui disant que pour le coup ces dames ne la verraient plus que de mauvais œil. Mais le premier consul a été si aimable et si galant avec elle, qu'elle subit le commun prestige, et finit par avouer que tous ces grands seigneurs sont fiers et insolens. Ils le sont, d'autant plus, pour la plupart, qu'ils recherchent aussi la faveur du maître.»
«Paris, le 14 pluviose.
«.... Ne me gronde pas, j'agis du mieux que je peux. Mais comment faire pour réussir quand on n'est pas né courtisan! J'ai revu Caulaincourt hier. Il m'a fait déjeûner avec lui. Il m'a dit qu'il avait mis lui-même ma demande dans le portefeuille du premier consul, et même qu'il lui avait parlé de moi, mais que celui-ci lui avait répondu: Nous verrons cela. C'est peut-être bien un refus anticipé. Que veux-tu que j'y fasse? C'est Bonaparte lui-même qui m'a l'ait entrer dans l'état-major, et c'est Lacuée qui me l'a conseillé. A présent, Lacuée dit que cela ne vaut pas le diable, et Bonaparte ne nous permet pas d'en sortir. Ce sera une grande faveur si cela m'arrive, mais je ne suis pas homme à me mettre à plat-ventre pour obtenir une chose si simple et si juste. Je n'ose pourtant pas y renoncer, car tout mon désir est de me fixer à Paris, si la paix continue. Comme cela, nous nous arrangerions pour que tu vinsses y passer les hivers, et nous ne vivrions pas éternellement séparés, ce qui rend mon état aussi triste pour moi que pour toi-même. Je n'y mets ni insouciance ni lenteur, mais tu ne m'as pas élevé pour être un courtisan, ma bonne mère, et je ne sais pas assiéger la porte des protecteurs. Caulaincourt est excellent pour moi, il a recommandé devant moi à son portier de me laisser toujours entrer quand je me présenterais, à quelque moment que ce fût. Mais il sait bien que je ne suis pas de ceux qui abusent, et s'il veut me servir réellement il n'a pas besoin que je l'importune. Je vais ce soir chez le général Harville, c'est son jour de réception. J'y vais chapeau sous le bras, culotte et bas de soie noirs, frac vert: c'est, à présent, la tenue militaire!.... Ne me dis donc plus que tu vas tâcher de penser à moi le moins possible. Je ne suis déjà pas si gai. Et que veux-tu que je devienne si tu ne m'aimes plus?.......................................................
«Paris, le 27 pluviose.
«J'ai revu S*** chez ***, à un fort beau souper qu'il a donné à Mme de Tourzelle, et j'en ai été enchanté. Quant au reste, tant mâles que femelles, c'est toujours la même nullité, la même sottise. Le grand monde n'a point changé et ne changera point. J'en excepte quelques-uns seulement, et surtout Vitrolles, qui a de l'esprit et du caractère[40].»
«Paris, le 7 ventose.
«Caulaincourt a reparlé de moi au premier consul. Il avait égaré ma demande et lui en a redemandé une autre. Est-ce à dire que je dois espérer? Ah! si le grand homme savait comme j'ai envie de l'envoyer paître, et de ne plus me ruiner sans gloire à son service! Qu'il nous donne encore de la gloire s'il veut faire sa paix avec moi. Le malheur est que cela lui est parfaitement égal pour le moment.
«Du 28 ventose (mars 1803).
................... «Je vois souvent mon ami Hékel. Comme il demeure fort loin, nous faisons chacun la moitié du chemin, nous nous joignons aux Tuileries, et là nous arpentons tout le jardin en babillant et en raisonnant à perte de vue. C'est vraiment l'homme le plus instruit et le plus éloquent que j'aie jamais rencontré, et il a des sentimens si nobles que je me sens toujours meilleur quand je le quitte que quand je l'aborde. Il sollicite en ce moment une place de proviseur dans un lycée; je ferai présenter sa note à Bonaparte par Dupont. Réussirai-je? Je me ferais volontiers intriguant pour l'amour de ce digne homme; mais l'esprit du gouvernement est de ne donner qu'à ceux qui ont déjà, et c'est assez l'histoire de tous les grands pouvoirs...............................»
«Le vendredi-saint.
«René a donné ces jours-ci un très beau déjeûner, où étaient Eugène Beauharnais, Adrien de Mun, mylord Stuart, Mme Louis Bonaparte, la princesse Dolgorouky, la duchesse de Gordon, Mme d'Andlaw et lady Georgina, nièce de la duchesse de Gordon. Cela se faisait à l'intention d'Eugène, qui est amoureux et aimé de lady Georgina, laquelle passe dans le grand monde pour un astre de beauté. Il ne lui manque, pour mériter sa réputation, que d'avoir une bouche et des dents. Mais, sur cet article, Eugène et elle n'ont rien à se reprocher. La duchesse ne demanderait pas mieux que de la lui faire épouser; mais ce cher beau-père Bonaparte n'entend point de cette oreille-là. La tante va partir pour l'Angleterre, et les amans se désolent. Voilà comment la grandeur rend les gens heureux!»
«Du 29 germinal (avril).
«Je pars dans trois jours pour Chenonceaux avec René. Envoie-moi les chevaux jusqu'à Saint-Agnan, et dans cinq jours je suis dans tes bras. Oui, oui, il y a bien longtemps que je devrais y être. Tu en as souffert; moi aussi. Tu vas me promener dans tes nouveaux jardins, et me prouver que la Grenouillère est devenue le lac de Trasimène, les petites allées des routes royales, le pré une vallée suisse, et le petit bois la forêt Hercinie. Oh! je ne demande pas mieux! Je verrai tout cela par tes yeux. Je le verrai en beau, puisque je serai près de toi.»
CHAPITRE DIX-NEUVIEME.
Séjour à Nohant, retour à Paris et départ pour Charleville.—Bonaparte à Sedan.—Le camp de Boulogne.—Canonnade avec les Anglais; le général Bertrand.—Adresse de l'armée à Bonaparte, pour le prier d'accepter la couronne impériale.—Ma mère au camp de Montreuil; retour à Paris.—Mariage de mon père. Ma naissance.
Après avoir passé trois mois auprès de sa mère, qu'il accompagna aux eaux de Vichy, mon père, rappelé par un arrêté des consuls qui prescrivait à tous les généraux de réunir leurs subordonnés autour d'eux, revint à Paris, où l'on commençait à parler de l'expédition d'Angleterre.
«Quant à mes affaires d'argent, je ne veux pas que tu m'en parles, ni que tu me consultes sur quoi que ce soit. Je regarde l'argent comme un moyen, jamais comme un but. Tout ce que tu feras sera toujours sage, juste, excellent à mes yeux. Je sais bien que plus tu auras, plus tu me donneras. C'est une vérité que tu me démontres tous les jours. Mais je ne veux pas que, pour quelques arpens de terre de plus ou de moins, tu te prives de la moindre chose. L'idée d'hériter de toi me donne le frisson, et je ne peux pas me soucier de ce qui sera après toi, car, après toi, il n'y aura plus pour moi que douleur et solitude. Le ciel me préserve de faire des projets pour un temps que je ne veux pas prévoir, et dont je ne peux pas seulement accepter la pensée.»
«Du 10 thermidor.
..................... «Je pars pour Sedan, où Bonaparte va passer et où nous devons aller à sa rencontre le 18 ou le 20.»..................
«Du 15 thermidor, à Charleville (août 1803).
«Je suis arrivé hier, j'ai trouvé Dupont très goguenard et fort peu touché de ma fièvre. Nous attendons Bonaparte d'un moment à l'autre. Il n'y a rien de plaisant comme la rumeur qui règne ici. Les militaires se préparent à la grande revue. Les administrateurs civils composent des harangues. Les jeunes bourgeois s'équipent et se forment en garde d'honneur. Les ouvriers décorent partout, et le peuple bâille aux mouches. Nous avons réuni à Sedan trois régimens de cavalerie et quatre demi-brigades. Nous faisons l'exercice à feu, et nous manœuvrons dans la plaine. C'est tout ce qu'il y aura de beau, car le reste est fort mesquin et arrangé sans goût. L'illumination du premier jour absorbera toutes les graisses et chandelles de la ville; heureusement pour le lendemain qu'il fait clair de lune.
«Je profiterai de l'occasion pour faire demander par Dupont au premier consul une lieutenance dans sa garde, et comme il n'a encore jamais rien demandé pour moi, peut-être voudra-t-il bien s'en charger. Mais je ne me flatte pas. Le bonheur de vivre à Paris et de t'y amener est un trop beau rêve. Je ne suis pas homme à réussir en temps de paix. Je ne suis bon qu'à donner des coups et à en recevoir: présenter des placets et obtenir des grâces n'est pas mon fait. Dupont n'est pas du tout enthousiasmé de l'idée d'une descente en Angleterre. Soit humeur, soit défiance, il n'a pas le désir de s'en mêler. J'ai vu Masséna à Ruel le lendemain de mon départ pour Sedan, et il m'a presque promis, en cas de descente, que nous voguerions de compagnie. Voilà mon plan, faire la guerre ou rester à Paris, car la vie de garnison m'est odieuse.
«Je crains, ma bonne mère, que cette sécheresse excessive ne te fasse souffrir. Tu es si bonne que tu ne me parles que de moi dans tes lettres, et je ne sais pas comment tu te portes.».................
«De Paris, le 8 fructidor an XI.
....................«Dupont m'avait fait les plus belles promesses: il ne les a pas tenues. Pendant huit jours qu'il a passés avec le premier consul, il n'a pas trouvé une minute pour lui parler de moi. Caulaincourt, qui accompagnait Bonaparte à Sedan et qui m'a témoigné beaucoup d'amitié, m'avait dit, en y arrivant: «Eh bien! voilà une belle occasion pour vous faire proposer par votre général!» En partant, il a été stupéfait de l'indifférence de Dupont pour nous tous. Alors il s'est ouvert à moi sur les fluctuations d'idées du premier consul. Ainsi, quand cet hiver il lui a demandé pour moi une lieutenance dans sa garde, et qu'il m'a proposé comme petit-fils du maréchal de Saxe, Bonaparte lui a répondu: «Point, point: il ne me faut pas de ces gens-là!» A présent, il paraît que ce titre me servirait au lieu de me nuire, parce que le premier consul a déjà changé de manière de voir.»
* * *
Dégoûté, comme on vient de le voir, d'être attaché à l'état-major, Maurice fait, dès les premiers jours de l'an XII, des tentatives sérieuses pour rentrer dans la ligne. Dupont se repent de l'avoir blessé et présente une demande pour lui obtenir le grade de capitaine. Lacuée apostille sa demande. Caulaincourt, le général Berthier, M. de Ségur, beau-père d'Auguste de Villeneuve, font des démarches pour le succès de cette nouvelle entreprise, et, cette fois, c'est un motif sérieux pour que Maurice reste à Paris. Il écrit toujours assidûment à sa mère: mais il y a, dans ses lettres, tant de raillerie contre certaines personnes qui font le métier de courtisan avec une rare capacité, que je ne puis les transcrire sans blesser beaucoup d'individualités, et ce n'est pas mon but.
Mon père n'obtint rien et sa mère eût désiré en ce moment qu'il renonçât au service. Mais la voix de l'impitoyable honneur lui défendait de se retirer quand la guerre était sinon imminente, du moins probable. Il passa auprès d'elle les premiers mois de l'an XII (les derniers de 1803), et le projet de descente en Angleterre devenant de jour en jour plus sérieux, comme on croit facilement à ce qu'on désire, Maurice espéra conquérir l'Angleterre et entrer à Londres comme il était entré à Florence.
Il alla donc rejoindre Dupont aux premiers jours de frimaire, et quitta Paris en écrivant à sa mère, comme de coutume, qu'il n'y avait pas de danger, et que la guerre ne se ferait pas. «Je te prie de ne pas t'inquiéter de mon voyage sur les côtes, je n'y emploierai probablement pas d'autre arme que la lunette.» Il en fut ainsi, en effet, mais on sait comment Napoléon dut renoncer à un projet qui avait coûté tant d'argent, tant de science et de temps.
LETTRE I.
«Du camp d'Ostrohow, 30 frimaire an XII (octobre 1803).
«Me voilà encore une fois t'écrivant dans une ferme ou espèce de fief que j'ai érigé en quartier-général, en y attendant le général Dupont. Ostrohow est un village charmant situé sur une hauteur qui domine Boulogne et la mer. Notre camp est disposé à la romaine. C'est un carré parfait. J'en ai fait le croquis ce matin, ainsi que celui de la position des autres divisions qui bordent la mer, et j'ai envoyé le tout dans une lettre au seigneur Dupont. Nous sommes dans la boue jusqu'aux oreilles. Il n'y a ici ni bons lits pour se reposer, ni bons feux pour se sécher, ni grands fauteuils pour s'étaler, ni bonne mère aux soins excessifs, ni chère délicate. Courir toute la journée pour placer les troupes qui arrivent, et dont les baraques ne sont pas encore faites, se crotter, se mouiller, descendre et remonter la côte cent fois par jour, voilà le métier que nous faisons. C'est la fatalité de la guerre, mais la guerre dépouillée de tous ses charmes, puisqu'il n'y a pas à changer de place et pas le moindre coup de fusil pour passer le temps, en attendant la grande expédition dont on ne parle pas plus ici que si elle ne devait jamais avoir lieu. Ne t'inquiète donc pas, ma bonne mère, rien n'est prêt, et ce ne sera peut-être pas d'un an que nous irons prendre des chevaux anglais.»
LETTRE III.
«Du 7 pluviose an XII (Janvier 1804).
«Au camp d'Ostrohow.
«Il y a des momens de bonheur qui effacent toutes les peines! Je viens de recevoir ta lettre du 26. Ah! ma bonne mère, mon cœur ne peut suffire à tous les sentimens qui le pénètrent. Mes yeux se remplissent de larmes. Elles me suffoquent. Je ne sais si c'est de joie ou de douleur, mais à chaque expression de ton amour ou de ta bonté, je pleure comme si j'avais dix ans. O! ma bonne mère, mon excellente mère, comment te dire la douleur que m'ont causée ton chagrin et ton mécontentement! Ah! tu sais bien que l'intention de t'affliger ne peut jamais entrer dans mon ame, et que, de toutes les peines que je puisse éprouver la plus amère est celle de faire couler tes larmes. Ta dernière lettre m'avait navré. Celle d'aujourd'hui me rend la paix et le bonheur. J'y retrouve le langage, le cœur de ma bonne mère. Elle-même reconnaît que je ne suis pas un mauvais fils, et que je ne méritais pas de tant souffrir. Je me réconcilie avec moi-même: car, quand tu me dis que je suis coupable, bien que ma conscience ne me reproche rien, je me persuade que tu ne peux pas te tromper, et je suis prêt à m'accuser de tous les crimes plutôt que de te contredire.
«Je ne sais qui a pu te dire que je voulais me jeter à la mer: je n'ai pas eu cette pensée. C'est pour le coup que j'aurais cru être criminel envers toi, qui m'aimes tant. Si je me suis exposé plus d'une fois à périr dans les flots, c'est sans songer à ce que je faisais. Véritablement, je me déplaisais tant sur la terre, que je me sentais plus à l'aise sur les vagues. Le bruit de vent, les secousses violentes de la barque s'accordaient mieux que tout avec ce qui se passait au dedans de moi, et, au milieu de cette agitation, je me trouvais comme dans mon élément.
«Adieu, ma mère chérie, garde la plume avec laquelle tu m'as écrit ta dernière lettre, et n'en prends jamais d'autre pour écrire à ton fils, qui t'aime autant que tu es bonne, et qui t'embrasse aussi tendrement qu'il t'aime.
«Je voudrais bien tenir ici Caton-Deschartres pour voir la jolie grimace qu'il ferait avec le tangage et le roulis de grosse mer.»
LETTRE IV.
«Quartier général à Ostrohow, 30 pluviose an XII.
«Le général de division Dupont, commandant la 1re division du camp de Montreuil[41]... m'a tellement fait courir avec lui tous ces jours-ci, soit sur la côte, soit sur la mer, que je n'ai pu trouver un moment pour t'écrire. Avant-hier, au moment où je commençais une lettre pour toi, une douzaine de coups de canon est venue me déranger. C'était le prélude d'une canonnade qui a duré toute la journée entre nos batteries et la flotte anglaise. Nous y avons couru comme de raison, et nous avons joui pendant sept heures d'un coup-d'œil aussi piquant qu'agréable, car toute la côte était en feu, toute la rade couverte de bâtimens, et, sur deux mille coups de canon tirés de part et d'autre, nous n'avons pas perdu un seul homme. Les boulets ennemis passaient par dessus nos têtes, et allaient, sans faire de mal à personne, se perdre dans la campagne.
«....J'ai vu ici le général Bertrand, après avoir été six fois inutilement chez lui. Il est venu dîner enfin chez Dupont, et j'ai été enchanté de lui. Il a des manières franches, aimables, amicales, sans ton, sans prétentions. Nous avons parlé du Berry avec le plaisir de deux compatriotes qui se rencontrent loin de leur pays, et qui s'entretiennent de tout ce qu'ils y ont laissé d'intéressant et d'attachant: de leurs mères surtout.»
LETTRE VI.
«Au Fayel, 12 prairial.
«Nous sommes bien affairés ici. Nous avons fait durant quatre jours des courses énormes à l'effet de nous entendre sur la rédaction de l'adresse que nous sommes forcés de présenter au premier consul, à l'effet de le supplier d'accepter la couronne impériale et le trône des Césars.»
* * *
Pendant que Maurice écrivait ainsi à sa mère, Victoire, désormais Sophie (l'habitude lui était venue de l'appeler ainsi), était venue le rejoindre au Fayel. Elle était sur le point d'accoucher. J'étais donc déjà au camp de Boulogne, mais sans y songer à rien, comme on peut croire, car, peu de jours après, j'allais voir la lumière sans en penser davantage. Cet accident de quitter le sein de ma mère m'arriva à Paris, le 16 messidor an XII, un mois juste après le jour où mes parens s'engagèrent irrévocablement l'un à l'autre. Ma mère, se voyant près de son terme, voulut revenir à Paris, et mon père l'y suivit le 12 prairial. Le 16, ils se rendirent en secret à la municipalité du deuxième arrondissement. Le même jour, mon père écrivait à ma grand'mère:
«Paris, 16 prairial an XII.
«J'ai saisi l'occasion de venir à Paris, et j'y suis. Dupont y a consenti parce que, mes quatre ans de lieutenance expirés, j'ai droit au grade de capitaine, et je viens le réclamer. Je voulais aller et surprendre à Nohant, mais une lettre de Dupont, que j'ai reçue ce matin, où il m'envoie une demande de sa main au ministre, pour le premier emploi vacant, me retient encore ici quelques jours. Si je ne réussis pas cette fois, je me fais moine. Vitrolles, qui veut acheter la terre de Ville-Dieu, partira avec moi pour le Berry. M. de Ségur appuie la demande de Dupont. Enfin, je te verrai bientôt, j'espère. J'ai reçu ta dernière lettre qu'on m'a renvoyée de Boulogne. Qu'elle est bonne!... Allons, mercredi, s'il est possible, je t'embrasserai, ce sera un heureux jour pour moi: il y en a comme cela dans la vie qui consolent de tous les autres. Ma mère chérie, je t'embrasse!»
* * *
Mon père avait à la fois la vie et la mort dans l'ame ce jour-là. Il venait de remplir son devoir envers une femme qui l'avait sincèrement aimé et qui allait le rendre père. Il avait voulu sanctifier son amour par un engagement indissoluble. Mais s'il était heureux et fier d'avoir obéi à cet amour qui était devenu sa conscience même, il avait la douleur de tromper sa mère et de lui désobéir en secret, comme font les enfans qu'on opprime et maltraite. Là fut toute sa faute, car loin d'être opprimé et maltraité, il eût pu tout obtenir de la tendresse inépuisable de cette bonne mère en frappant un grand coup et en lui disant la vérité.
Il n'eut pas ce courage, et ce ne fut pas, certes par manque de franchise: mais il fallait soutenir une de ces luttes où il savait qu'il serait vaincu. Il fallait entendre des plaintes déchirantes et voir couler des larmes dont la seule pensée troublait son repos. Il se sentait faible à cet endroit-là, et qui oserait l'en blâmer sévèrement? Il y avait déja deux ans qu'il était décidé à épouser ma mère, et qu'il lui faisait jurer chaque jour qu'elle y consentirait de son côté. Il y avait deux ans qu'au moment de tenir à Dieu la promesse qu'il avait faite, il avait reculé épouvanté par l'ardente affection et le désespoir un peu jaloux qu'il avait rencontrés dans le cœur maternel. Il n'avait pu la calmer, durant ces deux ans, où de continuelles absences amenaient pour elle de continuels déchiremens, qu'en lui cachant la force de son amour et l'avenir de fidélité qu'il s'était créé. Combien il dût souffrir le jour où, sans rien avouer à ses parens, à ses meilleurs amis, il conféra le nom de sa mère à une femme digne par son amour de le porter, mais que sa mère devait si difficilement s'habituer à lui voir partager! Il le fit pourtant: il fut triste, il fut épouvanté, et il n'hésita pas. Au dernier moment, Sophie Delaborde, vêtue d'une petite robe de basin, et n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or, car leurs finances ne leur permirent d'acheter un véritable anneau de six francs qu'au bout de quelques jours; Sophie, heureuse et tremblante, intéressante dans sa grossesse, et insouciante de son propre avenir, lui offrit de renoncer à cette consécration du mariage qui ne devait rien ajouter, rien changer, disait-elle, à leurs amours. Il insista avec force, et quand il fut revenu avec elle de la mairie, il mit sa tête dans ses mains et donna une heure à la douleur d'avoir désobéi à la meilleure des mères. Il essaya de lui écrire, il ne put que lui envoyer les quelques lignes qui précèdent et qui, malgré ses efforts, trahissent son effroi et ses remords. Puis, il envoya sa lettre, demanda pardon à sa femme de ce moment donné à la nature, prit dans ses bras ma sœur Caroline, l'enfant d'une autre union, jura de l'aimer autant que celui qui allait naître, et prépara son départ pour Nohant, où il voulait aller passer huit jours, avec l'espérance de pouvoir tout avouer et tout faire accepter.
Mais ce fut une vaine espérance. Il parla d'abord de la grossesse de Sophie, et, tout en caressant mon frère Hippolyte, l'enfant de la petite maison, il fit allusion à la douleur qu'il avait éprouvée en apprenant la naissance de cet enfant, dont la mère lui était devenue forcément étrangère. Il parla du devoir que l'amour exclusif d'une femme impose après des preuves d'un immense dévoûment de sa part. Dès les premiers mots, ma grand'mère fondit en larmes, et, sans rien écouter, sans rien discuter, elle se servit de son argument accoutumé, argument d'une tendre perfidie et d'une touchante personnalité. «Tu aimes une femme plus que moi, lui dit-elle, donc tu ne m'aimes plus! Où sont les jours de Passy, où sont tes sentimens exclusifs pour ta mère? Que je regrette ce temps où tu m'écrivais: Quand tu me seras rendue, je ne te quitterai plus d'un jour, plus d'une heure! Que ne suis-je morte, comme tant d'autres, en 93! tu m'aurais conservée dans ton cœur telle que j'y étais alors, je n'y aurais jamais eu de rivale!»
Que répondre à un amour si passionné? Maurice pleura, ne répondit rien et renferma son secret.
Il revint à Paris sans l'avoir trahi et vécut calme et retiré dans son modeste intérieur. Ma bonne tante Lucie était à la veille de se marier avec un officier, ami de mon père, et ils se réunissaient avec quelques amis pour de petites fêtes de famille. Un jour qu'ils avaient formé quelques quadrilles, ma mère avait ce jour-là une jolie robe couleur de rose, et mon père jouait sur son fidèle violon de Crémone (je l'ai encore, ce vieux instrument au son duquel j'ai vu le jour), une contredanse de sa façon. Ma mère, un peu souffrante, quitta la danse et passa dans sa chambre. Comme sa figure n'était point altérée et qu'elle était sortie fort tranquillement, la contredanse continua. Au dernier chassez-huit, ma tante Lucie entra dans la chambre de ma mère, et tout aussitôt s'écria: Venez, venez, Maurice, vous avez une fille.
—Elle s'appellera Aurore, comme ma pauvre mère qui n'est pas là pour la bénir, mais qui la bénira un jour, dit mon père en me recevant dans ses bras.
C'était le 5 juillet 1804, l'an dernier de la république, le 1er de l'empire.
—Elle est née en musique et dans le rose; elle aura du bonheur, dit ma tante.
CHAPITRE VINGTIEME.
Date de ce travail.—Mon signalement.—Opinion naïve de ma mère sur le mariage civil et le mariage religieux.—Le corset de Mme Murat.—Disgrace absolue des états-majors.—Déchiremens de cœur.—Diplomatie maternelle.
Tout ce qui précède a été écrit sous la monarchie de Louis-Philippe. Je reprends ce travail le 1er juin 1848, réservant pour une autre phase de mon récit, ce que j'ai vu et ressenti durant cette lacune.
J'ai beaucoup appris, beaucoup vécu, beaucoup vieilli durant ce court intervalle, et mon appréciation actuelle de toutes les idées qui ont rempli le cours de ma vie se ressentira peut-être de cette tardive et rapide expérience de la vie générale. Je n'en serai pas moins sincère envers moi-même. Mais Dieu sait si j'aurai la même foi naïve, la même ardeur confiante qui me soutenaient intérieurement! Si j'eusse fini mon livre avant cette révolution, c'eût été un autre livre, celui d'un solitaire, d'un enfant généreux, j'ose le dire, car je n'avais étudié l'humanité que sur des individus, souvent exceptionnels et toujours examinés par moi à loisir. Depuis, j'ai fait, de l'œil, une campagne dans le monde des faits, et je n'en suis point revenue telle que j'y étais entrée. J'y ai perdu les illusions de la jeunesse, que, par un privilége dû à ma vie de retraite et de contemplation, j'avais conservées plus tard que de raison.
Mon livre sera donc triste, si je reste sous l'impression que j'ai reçue dans ces derniers temps. Mais qui sait? Le temps marche vite, et, après tout, l'humanité n'est pas différente de moi: c'est-à-dire qu'elle se décourage et se ranime avec une grande facilité. Dieu me préserve de croire, comme J.-J. Rousseau, que je vaux mieux que mes contemporains et que j'ai acquis le droit de les maudire. Jean-Jacques était malade quand il voulait séparer sa cause de celle de l'humanité.
Nous avons tous souffert plus ou moins, en ce siècle de la maladie de Rousseau. Tâchons d'en guérir, avec l'aide de Dieu.
Le 5 juillet 1804, je vins donc au monde, mon père jouant du violon et ma mère ayant une jolie robe rose. Ce fut l'affaire d'un instant. J'eus, du moins, cette part de bonheur que me prédisait ma tante Lucie, de ne point faire souffrir longtemps ma mère. Je vins au monde fille légitime; ce qui aurait bien pu ne pas arriver, si mon père n'avait pas résolument marché sur les préjugés de sa famille; et cela fut un bonheur aussi, car, sans cela, ma grand'mère ne se fût peut-être pas occupée de moi avec autant d'amour qu'elle le fit plus tard, et j'eusse été privée d'un petit fonds d'idées et de connaissances qui a fait ma consolation dans les ennuis de ma vie.
J'étais fortement constituée, et, durant toute mon enfance, j'annonçai devoir être fort belle, promesse que je n'ai point tenue. Il y eut peut-être de ma faute, car, à l'âge où la beauté fleurit, je passais déjà les nuits à lire et à écrire. Etant fille de deux êtres d'une beauté parfaite, j'aurais dû ne pas dégénérer, et ma pauvre mère qui estimait la beauté plus que tout, m'en faisait souvent de naïfs reproches. Pour moi, je ne pus jamais m'astreindre à soigner ma personne. Autant j'aime l'extrême propreté, autant les recherches de la mollesse m'ont toujours paru insupportables. Se priver de travail pour avoir l'œil frais, ne pas courir au soleil, quand ce beau soleil de Dieu vous attire irrésistiblement; ne point marcher dans de bons gros sabots, de peur de se déformer le coup de pied; porter des gants, c'est-à-dire renoncer à l'adresse et à la force de ses mains, se condamner à une éternelle gaucherie, à une éternelle débilité, ne jamais se fatiguer, quand tout nous commande de ne point nous épargner, vivre enfin sous une cloche pour n'être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant l'âge, voilà ce qu'il me fut toujours impossible d'observer. Ma grand'mère renchérissait encore sur les réprimandes de ma mère, et le chapitre des chapeaux et des gants fit le désespoir de mon enfance. Mais, quoique je ne fusse pas volontairement rebelle, la contrainte ne put m'atteindre. Je n'eus qu'un instant de fraîcheur, et jamais de beauté. Mes traits étaient cependant assez bien formés, mais je ne songeai jamais à leur donner la moindre expression. L'habitude contractée, presque dès le berceau, d'une rêverie dont il me serait impossible de me rendre compte à moi-même, me donna de bonne heure l'air bête. Je dis le mot tout net, parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans l'intimité de ma famille, on me l'a dit de même, et qu'il faut bien que cela soit vrai.
Somme toute, avec des cheveux, des yeux, des dents, et aucune difformité, je ne fus ni laide ni belle dans ma jeunesse, avantage que je considère comme sérieux à mon point de vue: car la laideur inspire des préventions dans un sens, la beauté dans un autre. On attend trop d'un extérieur brillant, on se méfie trop d'un extérieur qui repousse. Il vaut mieux avoir une bonne figure qui n'éblouit et n'effraie personne, et je m'en suis bien trouvée avec mes amis des deux sexes.
J'ai parlé de ma figure, afin de n'avoir plus du tout à en parler. Dans le récit de la vie d'une femme, ce chapitre menaçant de se prolonger indéfiniment, pourrait effrayer le lecteur. Je me suis conformée à l'usage, qui est de faire la description extérieure du personnage que l'on met en scène. Et je l'ai fait dès le premier mot qui me concerne, afin de me débarrasser complétement de cette puérilité dans tout le cours de mon récit. J'aurais peut-être pu ne pas m'en occuper du tout. J'ai consulté l'usage, et j'ai vu que des hommes très sérieux, en racontant leur vie, n'avaient pas cru devoir s'y soustraire. Il y aurait donc eu peut-être une apparence de prétention à ne pas payer cette petite dette à la curiosité souvent un peu niaise du lecteur.
Je désire pourtant qu'à l'avenir, on se dérobe à cette exigence des curieux, et que si on est absolument forcé de tracer son portrait, on se borne à copier sur son passeport le signalement rédigé par le commissaire de police de son quartier, dans un style qui n'a rien d'emphatique ni de compromettant. Voici le mien: yeux noirs, cheveux noirs, front ordinaire, teint pâle, nez bien fait, menton rond, bouche moyenne; taille, quatre pieds dix pouces. Signes particuliers, aucun.
Mais justement, à ce propos, je dois dire ici une circonstance assez bizarre: c'est qu'il n'y a pas plus de deux ou trois ans que je sais positivement qui je suis; j'ignore quels motifs ou quelles rêveries portèrent plusieurs personnes, qui prétendaient m'avoir vue naître, à me dire que, pour des raisons de famille faciles à deviner dans un mariage secret, on ne m'avait pas attribué légalement mon âge véritable. Selon cette version, je serais née à Madrid, en 1802 ou 1803, et l'acte de naissance qui portait mon nom aurait été, en réalité, celui d'une autre enfant née depuis, et mort peu de temps après. Comme les registres de l'état civil n'avaient pas encore acquis à cette époque la rigoureuse exactitude que l'habitude de la législation nouvelle leur a donnée depuis; comme dans le mariage de mon père, il y eut en effet des irrégularités singulières dont je vais bientôt parler, et qu'il serait impossible de commettre aujourd'hui, le récit qui m'abusa n'était pas aussi invraisemblable qu'on pourrait le croire. En revanche, comme, en me faisant cette révélation prétendue, on m'avait assuré que mes parens ne me diraient pas la vérité sur ce point, je m'abstins toujours de les interroger et demeurai persuadée que j'étais née à Madrid et que j'avais un an ou deux de plus que mon âge présumé. A cette époque, je lus rapidement la correspondance de mon père avec ma grand'mère, et une lettre mal datée, intercalée mal à propos dans le recueil de 1803, me confirma dans mon erreur. Cette lettre, qu'on trouvera à sa place véritable, ne m'abusa plus, lorsqu'au moment de transcrire cette correspondance, je pus y porter un examen plus attentif. Enfin, un ensemble de lettres, sans intérêt pour le lecteur, mais très intéressantes pour me fixer sur ce point, lettres que je n'avais jamais classées et jamais lues, me donnent enfin la certitude de mon identité. Je suis bien née à Paris le 5 juillet 1804; je suis bien moi-même, en un mot, ce qui ne laisse pas que de m'être agréable, car il y a toujours quelque chose de gênant à douter de son nom, de son âge et de son pays. Or, j'ai subi ce doute pendant une dizaine d'années sans savoir que j'avais, dans quelques vieux tiroirs inexplorés, de quoi le dissiper entièrement. Il est vrai que là, comme dans tout, j'ai porté une habitude de paresse naturelle pour ce qui me concerne personnellement, et que j'aurais pu mourir sans savoir si j'avais vécu en personne, ou à la place d'une autre, si l'idée ne m'était venue d'écrire ma vie, et d'en approfondir le commencement.
Mon père avait fait publier ses bans à Boulogne-sur-Mer, et il contracta mariage à Paris à l'insu de sa mère. Ce qui ne serait point possible aujourd'hui le fut alors, grâce au désordre et à l'incertitude que la révolution avait apportés dans les relations. Le nouveau code laissait quelques moyens d'éluder les actes respectueux, et le cas d'absence avait été rendu très fréquemment et facilement supposable par l'émigration. C'était un moment de transition entre l'ancienne société et la nouvelle, et les rouages de cette dernière ne fonctionnaient pas encore très bien. Je ne rapporterai pas les détails pour ne pas ennuyer le lecteur par des points de droit fort arides, bien que j'aie toutes les pièces sous les yeux. Certainement il y eut absence ou insuffisance de certaines formalités qui seraient indispensables aujourd'hui, et qui apparemment n'étaient pas jugées alors d'une importance absolue.
Ma mère était au moral un exemple de cette situation transitoire. Tout ce qu'elle avait compris de l'acte civil de son mariage, c'est qu'il assurait la légitimité de ma naissance.
Elle était pieuse et le fut toujours, sans aller jusqu'à la dévotion. Mais ce qu'elle avait cru dans son enfance, elle devait le croire toute sa vie sans s'inquiéter des lois civiles et sans penser qu'un acte par-devant le citoyen municipal pût remplacer un sacrement. Elle ne se fit donc pas scrupule des irrégularités qui facilitèrent son mariage civil, mais elle le porta si loin quand il fut question du mariage religieux, que ma grand'mère, malgré ses répugnances, fut obligée d'y assister. Cela eut lieu plus tard comme je le dirai.
Jusque-là ma mère ne se crut point complice d'un acte de rébellion envers la mère de son mari; et quand on lui disait que Mme Dupin était fort irritée contre elle, elle avait coutume de répondre:
—Vraiment, c'est bien injuste, et elle ne me connaît guère; dites-lui donc que je n'épouserai jamais son fils à l'église tant qu'elle ne le voudra pas.
Mon père voyant qu'il ne vaincrait jamais ce préjugé naïf et respectable croyance vraie au fond, car, à moins de nier Dieu, il faut vouloir que la pensée de Dieu intervienne dans une consécration comme celle du mariage, mon père avait le plus grand désir de faire consacrer le sien. Jusque-là il tremblait que Sophie, ne se regardant pas comme engagée par sa conscience, n'en vînt à tout remettre en question. Il ne doutait point d'elle, il n'en pouvait pas douter sous le rapport de l'attachement et de la fidélité. Mais elle avait des accès de fierté terrible quand il lui laissait entrevoir l'opposition de sa mère. Elle ne parlait de rien moins que d'aller au loin vivre de son travail avec ses enfans, et de montrer par là qu'elle ne voulait recevoir ni aumône ni pardon de cette orgueilleuse grande dame, dont elle se faisait une bien fausse et bien terrible idée.
Lorsque Maurice voulait lui persuader que le mariage contracté était indissoluble, et que sa mère viendrait à y souscrire tôt ou tard:—Eh non, disait-elle: votre mariage civil ne prouve rien, puisqu'il permet le divorce. L'Eglise ne le permet pas, nous ne sommes donc pas mariés, et ta mère n'a rien à me reprocher. Il me suffit que notre fille (j'étais née alors) ait un sort assuré. Mais quant à moi, je ne te demande rien et je n'ai à rougir devant personne.»
Ce raisonnement plein de force et de simplicité, la société ne le ratifiait pas, il est vrai. Elle le ratifierait encore moins aujourd'hui qu'elle s'est assise définitivement sur sa base nouvelle. Mais, à l'époque où ces choses se passaient, on avait déjà vu tant d'ébranlemens et de prodiges qu'on ne savait pas bien sur quel terrain l'on marchait. Ma mère avait les idées du peuple sur tout cela. Elle ne jugeait ni les causes ni les effets de ces nouvelles bases de la société révolutionnaire. «Cela changera encore, disait-elle. J'ai vu le temps où il n'y avait pas d'autre mariage que le mariage religieux. Tout à coup on a prétendu que celui-là ne valait rien et ne compterait plus. On en a inventé un autre qui ne durera pas et qui ne peut pas compter.»
Il a duré, mais en se modifiant d'une manière essentielle. Le divorce a été permis, puis aboli, et à présent on parle de le rétablir[42]. Jamais moment n'a été plus mal choisi pour soulever une aussi grave question. Et, bien que j'aie des idées arrêtées à cet égard, si j'étais de l'assemblée, je demanderais l'ordre du jour. On ne peut pas régler le sort et la religion de la famille dans un moment où la société est dans le désordre moral, pour ne pas dire dans l'anarchie. Aussi, lorsqu'il sera question de discuter cela, l'idée religieuse et l'idée civile vont se trouver encore une fois aux prises, au lieu de chercher cet accord sans lequel la loi n'a point de sens et n'atteint pas son but. Que le divorce soit rejeté, ce sera la consécration d'un état de choses contraire à la morale publique. Qu'il soit adopté, il le sera de telle manière et dans de telles circonstances, qu'il ne servira point la morale et ajoutera à la dissolution du pacte religieux de la famille. Je dirai mon opinion quand il faudra, et je reviens à mon récit.
Mon père avait vingt-six ans, ma mère en avait trente lorsque je vins au monde. Ma mère n'avait jamais lu Jean-Jacques Rousseau et n'en avait peut-être pas beaucoup entendu parler, ce qui ne l'empêcha pas d'être ma nourrice comme elle l'avait été et comme elle le fut de tous ses autres enfans. Mais, pour mettre de l'ordre dans le cours de ma propre histoire, il faut que je continue à suivre celle de mon père, dont les lettres me servent de jalons, car on peut bien imaginer que mes propres souvenirs ne datent pas encore de l'an XII.
Il passa une quinzaine à Nohant après son mariage, ainsi que je l'ai dit au précédent volume, et ne trouva aucun moyen d'en faire l'aveu à sa mère. Il revint à Paris, sous prétexte de poursuivre cet éternel brevet de capitaine, qui n'arrivait pas, et il trouva toutes ses connaissances, tous ses parens fort bien traités par la nouvelle monarchie: Caulaincourt, grand écuyer de l'empereur; le général d'Harville, grand écuyer de l'impératrice Joséphine; le bon neveu René, chambellan du prince Louis; sa femme, dame de compagnie de la princesse, etc. Cette dernière présenta à Mme Murat un état des services de mon père, que Mme Murat mit dans son corset, ce qui fait dire à mon père, à la date du 12 prairial an XII: «Voici le temps revenu où les dames disposent des grades, et où le corset d'une princesse nous promet plus que le champ de bataille. Soit j'espère me laver de ce corset-là quand nous aurons la guerre, et bien remercier mon pays de ce que mon pays me force à mal gagner.» .... Puis, revenant à ses chagrins personnels: «On m'apporte à l'instant, ma bonne mère, une lettre de toi, où tu m'affliges en t'affligeant. Tu prétends que j'ai été soucieux auprès de toi, et que des mots d'impatience me sont échappés. Mais est-ce que je t'en ai jamais, même dans ma pensée, adressé un seul? J'aimerais mieux mourir. Tu sais bien que c'était à l'adresse de Deschartres, en remboursement de ses sermons blessans et intempestifs. Jamais, quand j'ai été près de toi, je n'ai appelé avec impatience le jour qui devait m'en éloigner. Ah! que tout cela est cruel et que j'en souffre! Je retournerai bientôt te demander raison de tes lettres, méchante mère que je chéris!»
Je vins au monde le 12 messidor. Ma grand-mère n'en sut rien. Le 16, mon père lui écrivait sur toute autre chose.
LETTRE I.
De Maurice à sa mère, à Nohant.
«Paris, 16 messidor an XII.
«J'ai reçu ton aimable lettre pour Lacuée. Je la lui ai portée moi-même. Il était à Saint-Cloud. J'y suis retourné hier, et je l'ai vu. Ma demande est au bureau de la guerre, et doit être mise sous les yeux de l'empereur la semaine prochaine. Je suis porté sur le tableau d'avancement. D'un autre côté, notre famille fait son chemin: M. de Ségur vient d'être nommé grand dignitaire de l'empire et grand-maître des cérémonies, avec 100,000 fr. d'appointemens, plus 40,000 comme conseiller d'Etat. René entre en fonctions avec une grande clef d'or brodée au derrière. Le prince va avoir une garde. Appoline m'y promet une compagnie. Le prince sera grand connétable. Je me frotte les yeux pour savoir si je ne fais pas un rêve absurde; mais j'ai beau les refermer, l'ambition ne vient pas, et je me sens toujours partagé entre celle d'aller me battre ou celle d'aller vivre près de toi. Je ne puis en avoir de plus brillante, et celle des autres me fait toujours un drôle d'effet. Je me réjouis pourtant du bonheur de ceux que j'aime, parce que je ne suis pas né jaloux. Mais mon bonheur ne serait pas fait comme cela. Je voudrais de l'activité, de l'honneur, ou bien une petite aisance et le bonheur domestique. Si j'étais capitaine, tu pourrais venir ici, j'aurais bien de quoi avoir un cabriolet bien suspendu pour te promener; je te soignerais, je te ferais oublier toutes nos tristesses: Deschartres n'étant pas là, nous serions encore heureux comme autrefois, j'en suis sûr. Je t'aime tant, quoi que tu en dises, que tu finirais bien par y croire. Ta dernière lettre est bonne comme toi, et dans ma joie, je l'ai montrée à tout le monde[43]. Ne me gronde pas. Je t'embrasse de toute mon ame.
«Beaumont a fait un mélodrame pour la Porte-Saint-Martin. Ce n'est pas bon, mais cela n'est pas nécessaire pour avoir du succès. Et d'ailleurs, cela l'amuse tant[44].
«Le voyage de l'empereur remet au mois de septembre mon projet de retourner de suite auprès de toi; mais alors j'irai faire tes vendanges, et si Deschartres fait encore le docteur, je le camperai dans sa cuve.»
* * *
Mon père eut à cette époque une fièvre scarlatine pendant laquelle René écrivait à ma grand'mère pour la rassurer, et il lui échappait quelques indiscrétions involontaires sur ma naissance, dont il la croyait informée. Il n'est point question du mariage dans ces lettres. Je ne pense pas qu'il en eût reçu la confidence, mais il attribue à la persévérance de l'attachement de Maurice pour Sophie le peu de succès de ses démarches pour son avancement. Cela ne me paraît pas prouvé, car mon père était compris dans une mesure de disgrace générale, concernant les états-majors. S'il est vrai qu'il eût pu faire faire une exception en sa faveur à force d'obsessions et de démarches, je ne lui en veux pas d'avoir été inhabile à ce genre de succès. Mais ma grand'mère, effrayée et irritée des insinuations que le plus tendre intérêt dictait à M. de Villeneuve, écrivit une lettre assez amère à son fils, ce qui lui donna un nouvel accès de fièvre. La réponse est pleine de tendresse et de douleur.
LETTRE III.
«10 fructidor (août 1804).
«Je suis, dis-tu, ma bonne mère, un ingrat et un fou. Ingrat, jamais! Fou, je le deviendrai peut-être, malade de corps et d'esprit comme me voilà. Ta lettre me fait beaucoup plus de mal que la réponse du ministre, car tu m'accuses de mon propre guignon, et tu voudrais que j'eusse fait des miracles pour le conjurer. Je n'en sais point faire, en fait de courbettes et d'intrigues. Ne t'en prends qu'à toi-même qui, de bonne heure, m'as enseigné à mépriser les courtisans. Si tu ne vivais pas depuis quelques années loin de Paris et retirée du monde, tu saurais que le nouveau régime est, sous ce rapport, pire que l'ancien, et tu ne me ferais pas un crime d'être resté moi-même. Si l'on avait fait la guerre plus longtemps, je crois que j'aurais conquis mes grades. Mais depuis qu'il faut les conquérir dans les antichambres, j'avoue que je n'ai pas, sous ce rapport-là, de brillantes campagnes à faire valoir. Tu me reproches de ne te jamais parler de mon intérieur. C'est toi qui ne l'as jamais voulu! Est-ce possible, quand, au premier mot, tu m'accuses d'être un mauvais fils! Je suis forcé de me taire, car je n'ai à te faire qu'une réponse dont tu ne te contentes pas, c'est que je t'aime et que je n'aime personne plus que toi.—N'est-ce pas toi qui as été toujours contraire à mon désir de quitter Dupont et de rentrer dans la ligne? A présent tu reconnais que je suis dans un cul-de-sac, mais il est trop tard. Il faut maintenant obtenir cela comme une faveur spéciale de Sa Majesté. La faveur et moi ne faisons guère route ensemble.»
* * *
Il retourna à Nohant et y passa encore six semaines sans que le fatal aveu pût passer de son cœur à ses lèvres. Mais son secret fut deviné; car, vers la fin de brumaire an XIII (novembre 1804), en même temps qu'il revenait à Paris, sa mère écrivait au maire du cinquième arrondissement:
«Une mère, monsieur, n'aura pas, sans doute, besoin de justifier auprès de vous le titre avec lequel elle se présente pour solliciter votre attention.
«J'ai de fortes raisons pour craindre que mon fils unique ne se soit récemment marié à Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a 26 ans; il sert; il s'appelle Maurice-François-Elisabeth Dupin. La personne avec laquelle il a pu contracter mariage a porté différens noms. Celui que je crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit être un peu plus âgée que mon fils; tous deux demeurent ensemble rue Meslay, no 15, chez le sieur Maréchal[45], et c'est parce que je suppose cette rue dans votre arrondissement, que je prends la liberté de vous adresser mes questions et de vous confier mes craintes. J'ose espérer que vous voudrez bien faire parvenir ma lettre à celui de MM. vos collègues dans l'arrondissement duquel se trouve la rue Meslay.
«Cette fille ou femme, car je ne sais de quel nom l'appeler, avant de s'établir dans la rue Meslay, demeurait, en nivose dernier, rue de la Monnaie, où elle tenait une boutique de modes.
«Depuis qu'elle habite la rue Meslay, mon fils en a eu une fille, que je crois née en messidor, et inscrite sur les registres sous le nom d'Aurore, fille de M. Dupin et de..... L'inscription pourrait, ce me semble, vous donner quelque lumière sur le mariage, s'il existe précédemment, comme je le crois, à cause du prénom qu'on a donné à l'enfant. Quelques indices me font présumer qu'il peut avoir été contracté en prairial dernier. J'ai l'honneur d'écrire à un magistrat, peut-être à un père de famille. Ce double titre ne m'aura pas vainement flattée d'une réponse aussi prompte que possible et d'une discrétion inviolable, quel que soit le résultat des recherches que je prends la liberté de vous demander.
«J'ai l'honneur, etc.
«DUPIN.»
Deuxième lettre de Mme Dupin au maire du 5e arrondissement.
«En confirmant mes craintes, monsieur, vous avez navré mon cœur, et, de longtemps, il ne s'ouvrira aux consolations que vous voulez y répandre; mais il ne sera jamais fermé à la reconnaissance, et je sens tout le prix d'une intention qui honore le vôtre. Cependant, je dois trop à vos soins généreux pour ne pas en espérer encore quelque chose. Vous paraissez croire que la plus grande irrégularité commise dans ce mariage fut d'avoir blessé les sentimens les plus respectables et les plus doux. Je vois que vous le connaissez; mais vous ne connaissez pas, et puissiez-vous ne jamais connaître jusqu'à quel point il peut les avoir blessés! Je l'ignore encore moi-même; mais mon cœur me dit qu'il faut qu'il soit bien coupable, puisqu'il a cru devoir me faire un mystère de la démarche la plus essentielle de sa vie. C'est ce mystère que vous seul pouvez m'aider à approfondir, parce que vous seul en êtes jusqu'ici le dépositaire, parce que je n'ose confier à aucune personne de ma connaissance à Paris ce que mon fils n'a pas osé dire à sa mère; puisque j'ose encore moins, pendant qu'il y est, m'y rendre moi-même et quitter une terre que je me plaisais à embellir pour une compagne digne de lui et de moi. Et, cependant, il faut bien que je sache quelle est cette étrange belle-fille qu'il a voulu me donner... Ma tranquillité présente, son bien-être futur en dépendent. Pour que mon cœur se familiarise, s'il le faut, avec toutes les conséquences de sa faute, il est absolument nécessaire que mon esprit l'embrasse dans tous ses détails. Votre estimable collègue, le maire du.... arrondissement..... a bien voulu vous offrir communication du dossier qui forme la réunion des pièces produites par les deux époux. Il ne vous refusera pas, monsieur, une copie régulière de toutes ces pièces sans exception; et j'ose attendre de votre obligeance, j'aurais dû dire de votre sensibilité, que vous voudrez bien la lui demander, soit en votre nom, soit au mien.»
* * *
Il est facile de voir par cette lettre si douloureuse, si généreuse et pourtant si habile, que ma grand'mère désirait consulter, pièces en main, afin de faire déclarer, s'il était possible, la nullité du mariage. Elle n'ignorait pas autant qu'elle voulait bien le dire, les noms et précédens de sa belle-fille. Elle feignait de tout ignorer pour ne pas laisser pénétrer ses desseins, et si elle faisait pressentir une sorte de pardon qu'elle n'était encore nullement disposée à accorder, c'était dans la crainte de trouver dans le maire du ..... arrondissement (celui qui avait fait le mariage), un auxiliaire complaisant de ce mariage irrégulièrement contracté. Aussi ne s'adressait-elle pas à lui directement, mais bien au maire du 5e, qu'elle savait ne point avoir la rue Meslay dans sa juridiction, et sur l'intégrité duquel, probablement, elle avait quelques données particulières. La ruse délicate de la femme l'inspirait donc mieux que n'eût pu le faire un habile conseil, et j'avoue que cette petite conspiration contre la légitimité de ma naissance me paraît d'une légitimité tout aussi incontestable.
De son côté, mon père, conseillé probablement par un homme spécial, car de lui-même il fût tombé dans tous les piéges de la tendresse maternelle, devait vouloir cacher son mariage jusqu'au moment où tout délai d'opposition de la part de sa mère serait expiré. Ils se trompaient donc l'un l'autre, triste fatalité de leur mutuelle situation, et ils s'écrivaient comme si de rien n'était. Je dis qu'ils se trompaient, et pourtant ils n'échangeaient pas de mensonges. Le seul artifice était le silence que tous deux gardaient dans leurs lettres sur le principal objet de leurs préoccupations.
CHAPITRE VINGT-UNIEME.
Suites des lettres.—Lettres de ma grand'mère et d'un officier civil.—L'abbé d'Andrezel.—Un passage des mémoires de Marmontel.—Ma première entrevue avec ma grand'mère.—Caractère de ma mère.—Son mariage à l'église.—Ma tante Lucie et ma cousine Clotilde.—Mon premier séjour à Chaillot.
LETTRE IV.
De Maurice à sa mère.
«Fin brumaire an XIII (novembre 1804).
«Depuis six semaines, j'ai été si heureux près de toi, ma bonne mère, que c'est presque un chagrin maintenant que d'être obligé de t'écrire pour m'entretenir avec toi. Le calme, le bonheur dont j'ai joui à Nohant me rendent encore plus insupportables le tumulte, l'inquiétude et le bruit qui m'entourent à Paris.
«J'espère que je ne serai pas forcé d'aller retrouver mes rats et mon galetas au Fayel, car le général Suchet, qui m'a fait l'honneur d'arrêter sa voiture tout exprès pour me parler hier, m'a dit que tous les généraux de division allaient être mandés pour assister à la cérémonie du couronnement, et que probablement Dupont ne resterait pas dans son exil. Me voilà donc encore ici pour quelques jours, et je te rendrai compte de la fête.
«Quant à ***, elle se donne avec moi des airs de protection passablement drôles, de la part d'une personne qui ne me sert pas du tout. Elle disait hier que si Dupont lui eût envoyé de bonnes notes sur mon compte, elle m'aurait fait faire mon chemin: mais que je voyais trop mauvaise compagnie. La compagnie que je vois vaut bien celle qui l'entoure. Vitrolles, en me racontant cela, riait aux éclats de cette impertinence, et la traitait sans façon de péronnelle. Va pour péronnelle! Mais je ne lui en veux pas, tout le monde est de même. Le ton de cour est la maladie de ceux qui n'y auraient jamais mis le pied autrefois.»
LETTRE V.
7 frimaire an XII (novembre 1804).
«J'allais repartir pour le Fayel et perdre la cérémonie du couronnement, lorsque notre maréchal Ney m'apprend enfin qu'il vient d'expédier un courrier à Dupont pour le faire venir, et qu'on l'attend le lendemain. Je cours chercher ma malle, qui était déjà chargée, et que je n'arrache qu'avec peine des mains des conducteurs et après avoir épuisé toute mon éloquence. Je jette l'ancre et je cargue mes voiles. Dupont arrive en effet la veille du grand jour. Nous sommes très bons amis. Il s'est occupé de ma croix, et le rapport sera fait après le couronnement.
(A lire, tout bas:)
«Mon Aurore se porte à merveille. Elle est belle par admiration, et je suis dans l'enchantement que tu m'en aies demandé des nouvelles.
«Ta lettre m'a comblé d'aise. Tu y es bien ma bonne mère! et toutes les chimères d'orgueil dont je suis le témoin ne donneront jamais à ceux qui s'en nourrissent le quart du bonheur que je trouve dans les témoignages de ta tendresse. Conserve-moi bien ce bonheur-là! Je regrette chaque jour nos soirées, et nos causeries, et nos joyeux dîners, et le grand salon, tout Nohant enfin, et je ne me console qu'en songeant à y retourner. Adieu, ma bonne chère mère, parle de moi à d'Andrezel et à l'ingénieur Deschartres. Tes commissions sont faites.»
* * *
On voit, par cette lettre, que mon existence était acceptée par la bonne mère, et qu'elle ne pouvait se défendre de montrer l'intérêt qu'elle y prenait: et pourtant elle n'acceptait pas le mariage, et elle était occupée avec l'abbé d'Andrezel à chercher les preuves de nullité que son défaut de consentement pouvait y apporter. Le maire qui avait fait ce mariage avait été abusé par des témoignages hasardés. Averti par les réclamations de ma grand'mère, qui voulait avoir une copie régulière des actes, il ne se hâtait pas de répondre, effrayé peut-être des conséquences de son erreur, qui pouvaient retomber sur lui ou sur le juge de paix. De son côté, le maire du 5e arrondissement, qui n'avait pas de raison pour s'abstenir de répondre, et qui s'était fait communiquer les pièces, répondait, du moins, avec une réserve très convenable, sur la manière dont les formalités avaient été remplies, et se bornait à donner des détails sur la naissance de ma mère, sur Claude Delaborde, l'oiselier du quai de la Mégisserie, sur le grand-père Cloquard, qui vivait encore, et qui portait encore à cette époque, ce renseignement n'est pas dans la lettre du grave magistrat, un grand habit rouge et un chapeau à trois cornes, son habit de noces du temps de Louis XV, le plus beau sans doute qu'il eût jamais possédé, et dont il avait fait si longtemps ses dimanches, qu'il lui fallait enfin l'user par mesure d'économie. A propos de cette origine peu brillante de sa belle-fille, ma grand'mère écrivit au susdit maire, à la date du 27 frimaire an XIII:
«..... Quelques douloureuses que soient pour mon cœur les informations que vous avez bien voulu prendre, je n'en suis pas moins reconnaissante de votre préoccupation à éclairer ma triste curiosité. La parenté m'afflige fort peu, mais bien le personnel de la demoiselle. Votre silence à son égard, monsieur, m'est une certitude de mon malheur et de celui de mon fils. C'est sa première faute. Il était l'exemple des bons fils, et j'étais citée comme la plus heureuse des mères. Mon cœur se brise, et c'est en pleurant que je vous exprime, monsieur, ma sensibilité pour vos honnêtes procédés et l'estime très particulière avec laquelle, etc.»
* * *
A quoi le maire du 5e répondit: J'ai toutes ces lettres sous les yeux, ma grand'mère ayant pris copie des siennes, et ayant formé du tout une espèce de dossier:
«Madame,
«Si j'en juge par votre réponse à ma dernière lettre, la douleur vous a fait illusion sur un article que je crois me devoir à moi-même de redresser. Cet article est le plus essentiel à ma satisfaction comme à votre tranquillité.
«Il me semble, madame, que c'est sur des faits seulement que pourraient porter les données propres à adoucir dans cette circonstance l'épreuve qu'elle fait subir au cœur d'une mère. C'est du moins dans cette intention et dans cet esprit que j'ai fait des recherches et que je vous en ai transmis le résultat.
«Serait-ce le malheur de l'esprit entraîné par le sentiment, de se porter précipitamment à croire ce qu'il craint? A cet égard, ma lettre me semblait renfermer des inductions contraires à celles que vous en avez tirées sur le personnel de l'épouse que votre fils a choisie. Ne pouvant et ne voulant dire que des choses certaines, j'ai voulu juger par moi-même, et, ainsi que je vous l'ai dit, j'ai chargé une personne intelligente et sûre de pénétrer, sous un prétexte quelconque, dans l'intérieur des jeunes époux. Ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, on a trouvé un local extrêmement modeste, mais bien tenu: les deux jeunes gens ayant un extérieur de décence et même de distinction: la jeune mère au milieu de ses enfans, allaitant elle-même le dernier, et paraissant absorbée par ces soins maternels. Le jeune homme plein de politesse, de bienveillance et de sérénité. Comme la personne envoyée par moi avait pris pour prétexte de demander une adresse, monsieur votre fils est descendu à l'étage au-dessous pour la demander à M. Maréchal, qui est marié avec Mlle Lucie Delaborde, sœur cadette de Mlle Victoire Delaborde: M. Maréchal est monté fort obligeamment avec M. Dupin pour donner cette adresse. M. Maréchal est un officier retraité dont l'extérieur est très favorable. Enfin, le jugement de mon envoyé, auquel vous pouvez avoir confiance entière, est que quels qu'aient pu être les antécédens de la personne, antécédens que j'ignore entièrement, sa vie est actuellement des plus régulières et dénote même une habitude d'ordre et de décence qui n'aurait rien d'affecté. En outre, les deux époux avaient entre eux ce ton d'intimité douce qui suppose la bonne harmonie, et, d'après des renseigemens ultérieurs, je me suis convaincu que rien n'annonce que votre fils ait à se repentir de l'union contractée.
«Je me trompe, il doit un jour ou l'autre se repentir amèrement d'avoir brisé le cœur de sa mère; mais vous-même l'avez dit, madame, c'est sa première, sa seule faute! et j'ai tout lieu de croire, que si elle est grave envers vous, elle est réparable par sa tendresse et grâce à la vôtre. Il appartient à votre cœur maternel de l'absoudre, et je serais heureux de vous apporter une consolation en vous confirmant que le ton qu'on a vu chez lui ne justifie en rien vos douloureux présages.
«C'est dans cet esprit, madame, que je vous prie d'agréer, etc.»
* * *
Quelque rassurante que fût cette bonne et honnête réponse, ma grand'mère n'en persista pas moins à se munir des pièces qui pouvaient lui laisser l'espoir de rompre ce mariage.
Ce fut l'abbé d'Andrezel qui repartit pour Paris muni de toutes les procurations nécessaires. L'abbé d'Andrezel, qu'on n'appelait plus l'abbé depuis la révolution, était un des hommes les plus spirituels et les plus aimables que j'aie connus. Il a fait je ne sais quelles traductions du grec, et passait pour savant. Il a été recteur de l'université et, pendant quelque temps, censeur sous la restauration. Ce n'était pourtant pas un royaliste à idées exagérées. Il avait été très joli garçon, et je crois qu'il était encore très libertin. Il avait donc assez mauvaise grâce à se charger d'une mission aussi grave que celle qui lui était confiée par ma grand'mère. Il y mit pourtant beaucoup d'activité, car toutes les consultations qui forment le dossier relatif au mariage de mon père lui sont adressées et sont provoquées par lui. De toutes ces consultations, il résulte que le mariage est indissoluble et que l'officier public qui l'a consacré, étant de bonne foi, toutes recherches contre lui n'aboutiraient qu'à une vengeance personnelle sans effet contre le mariage contracté.
Pendant que l'abbé d'Andrezel agissait à Paris, et que, de Nohant, ma grand'mère écrivait à son fils sans lui témoigner son irritation et sa douleur, mon père, toujours muet sur l'article principal, l'entretenait de ses affaires et de ses démarches.
LETTRE VI.
«28 frimaire an XIII.
«J'arrive de Montreuil, par la fraîcheur; il m'a fallu y courir avant le 30, me présenter devant l'inspecteur aux revues, pour être porté sur la liste des payables. A mon retour, je trouve René enflammé pour moi du plus beau zèle. Il a dîné chez son prince avec Dupont, et ils ont eu à mon sujet un long entretien. Dupont a beaucoup vanté mes talens et ma valeur. Le prince s'est beaucoup étonné de me savoir si peu avancé. Je vais lui être présenté, et il dit s'intéresser beaucoup à moi. Malheureusement il a peu de crédit en ce moment; si sa femme pouvait se mêler de mes affaires, ce serait beaucoup plus sûr.
«Pour t'obéir, je vais faire encore tous mes efforts pour entrer dans la garde: je vais, encore une fois, tenter les protecteurs et les courtisans; quant aux places de finances, le cautionnement des receveurs est de cent mille écus comptant. Il n'y faut pas songer......................................
«Je travaille à mon opéra, et je t'envoie le projet de mon plan. Dis-moi si tu l'approuves.
«Aurore est bien sensible, ma bonne mère, au baiser que je lui ai donné de ta part. Si elle pouvait parler ou écrire, elle te souhaiterait une bonne année la mieux tournée et la plus tendre du monde. Elle ne dit rien encore, mais je t'assure qu'elle n'en pense pas moins. C'est un enfant que j'adore; pardonne-moi cet amour-là, il ne nuit en rien à mon amour pour toi, au contraire, il me fait mieux comprendre et apprécier celui que tu me portes.
«Tu sais sans doute que le prince Joseph va être nommé roi de Lombardie, et Eugène Beauharnais roi d'Etrurie. On parle d'une déclaration de guerre très prochaine.»
* * *
LETTRE VII.
«Paris, 9 ventose.
«En vérité, ma bonne et chère mère, si je voulais prendre ta lettre dans le ton où tu me l'as écrite, il ne me resterait plus qu'à me jeter à la rivière. Je vois bien que tu ne penses pas un mot de ce que tu me dis. La solitude et l'éloignement te grossissent les objets: mais quoique je sois fort de ma conscience, je n'en suis pas moins douloureusement affecté de ton langage. Tu me reproches toujours ma mauvaise fortune, comme si j'avais pu la conjurer, comme si je ne t'avais pas dit et prouvé cent fois que les états-majors étaient complétement en disgrace.
«Il ne faut point croire que le hasard et les protections conspirent beaucoup pour ou contre nous. L'empereur a son système, j'ai été très bien servi auprès de lui par Clarke et Caulaincourt. Dupont lui-même m'a rendu justice et bien servi dans ces derniers temps. Je ne me plains de personne et surtout je n'envie personne; je me réjouis des faveurs qui tombent sur mes parens et mes amis. Seulement je me dis que je ne parviendrai pas par le même chemin, parce que je ne sais pas m'y prendre. L'empereur seul travaille et nomme. Le ministre de la guerre n'est plus qu'un premier commis. L'empereur sait ce qu'il fait et ce qu'il veut faire. Il veut ramener à lui ceux qui ont fait les superbes, et entourer sa famille et sa personne de courtisans arrachés à l'ancien parti. Il n'a pas besoin de complaire à de petits officiers comme nous, qui avons fait la guerre par enthousiasme, et dont il n'a rien à craindre. Si tu était lancée dans le monde, dans l'intrigue; si tu conspirais contre lui avec les amis de l'étranger, tout irait mieux pour moi; je ne serais pas ignoré, délaissé; je n'aurais pas eu besoin de payer de ma personne, de dormir dans l'eau et dans la neige, d'exposer cent fois ma vie, et de sacrifier notre petite aisance au service de la patrie. Je ne te reproche pas ton désintéressement, ta sagesse et ta vertu, ma bonne mère, au contraire, je t'aime et t'estime, et te vénère pour ton caractère. Pardonne-moi donc, à ton tour, de n'être qu'un brave soldat et un sincère patriote.
«Consolons-nous pourtant; vienne la guerre, et tout cela changera probablement. Nous serons bons à quelque chose quand il s'agira de coups de fusil, et alors on songera à nous.
«Je ne veux pas relire la dernière page de ta lettre: je l'ai brûlée. Hélas! que me dis-tu? Non, ma mère, un galant homme ne se déshonore pas parce qu'il aime une femme; et une femme n'est pas une fille quand elle est aimée d'un galant homme qui répare envers elle les injustices de la destinée. Tu sais cela mieux que moi, et mes sentimens, formés par tes leçons, que j'ai toujours religieusement écoutées, ne sont que le reflet de ton ame. Par quelle inconcevable fatalité me reproches-tu aujourd'hui d'être l'homme que tu as fait au moral comme au physique?
«Au milieu de tes reproches, ta tendresse perce toujours. Je ne sais qui t'a dit que pendant quelque temps j'avais été dans la misère, et tu t'en inquiètes après coup. Eh bien! il est vrai que j'ai habité un petit grenier l'été dernier, et que mon ménage de poète et d'amoureux faisait un singulier contraste avec les chamarrures d'or de mon costume militaire. N'accuse personne de ce moment de gêne, dont je ne t'ai point parlé et dont je ne me plaindrai jamais. Une dette que je croyais payée et dont l'argent avait passé par des mains infidèles a été la seule cause de ce petit désastre, déjà réparé par mes appointemens. J'ai maintenant un petit appartement très agréable, et je ne manque de rien.
«Qu'est-ce que me dit donc d'Andrezel, que tu vas peut-être venir à Paris, peut-être vendre Nohant? Je n'y comprends rien. Ah! ma bonne mère, viens, et toutes nos peines s'envoleront dans une explication tendre et sincère. Mais ne vends pas Nohant, tu le regretterais. Adieu; je t'embrasse de toute mon ame, bien triste et bien effrayé de ton mécontentement. Et cependant Dieu m'est témoin que je t'aime et que je mérite ton amour.
«MAURICE.»
* * *
Dans une dernière lettre de cette correspondance, mon père entretient assez longuement sa mère d'un incident qui paraissait la tourmenter beaucoup.
On venait de publier les Mémoires posthumes de Marmontel. Ma grand'mère avait beaucoup connu Marmontel dans son enfance; mais elle ne m'en parla jamais, et les Mémoires posthumes expliquent assez pourquoi.
Voici une page de ces Mémoires.
* * *
«L'espèce de bienveillance que l'on avait pour moi dans cette cour[46] me servit cependant à me faire écouter et croire dans une affaire intéressante. L'acte de baptême d'Aurore, fille de Mlle Verrière, attestait qu'elle était fille du maréchal de Saxe[47]; et après la mort de son père, Mme la dauphine était dans l'intention de la faire élever. C'était l'ambition de la mère; mais il vint dans la fantaisie de M. le dauphin de dire qu'elle était ma fille, et ce mot fit son impression. Mme de Chalut me le dit en riant; mais je pris la plaisanterie de M. le dauphin sur le ton le plus sérieux. Je l'accusai de légèreté, et, en offrant de faire preuve que je n'avais connu Mlle Verrière que pendant le voyage du maréchal en Prusse, et plus d'une année après la naissance de cette enfant, je dis que ce serait inhumainement lui enlever son véritable père que de me faire passer pour l'être. Mme de Chalut se chargea de plaider cette cause devant Mme la dauphine et M. le dauphin céda. Ainsi Aurore fut élevée à leurs frais, au couvent des religieuses de Saint-Cloud, et Mme de Chalut[48], qui avait à Saint-Cloud sa maison de campagne, voulut bien se charger, pour l'amour de moi et à ma prière, des soins et des détails de cette éducation.»
* * *
Ce fragment ne pouvait mécontenter ma grand'mère, et Marmontel avait certainement droit à sa reconnaissance. Mais, dans un autre endroit, l'auteur des Incas raconte avec moins de réserve ses relations avec Mlle Verrière. Bien qu'il y parle avec estime et affection de la conduite, du caractère et du talent de cette jeune actrice, il entre dans des détails d'intimité qui nécessairement devaient faire souffrir sa fille. Celle-ci en écrivit donc à mon père pour l'engager à voir s'il ne serait pas possible de faire supprimer le passage dans les nouvelles éditions. L'oncle Beaumont fut consulté. Il était également intéressé à l'affaire, puisque, dans ce même passage, Marmontel raconte comme quoi, ayant été cause que le maréchal de Saxe avait retiré à Mlle Verrière la pension de douze mille livres qu'il lui faisait pour elle et sa fille, cette belle personne en fut dédommagée par le prince de Turenne, sous promesse, de la part de Marmontel, de ne plus la voir. Or, l'oncle Beaumont était, comme je l'ai déjà dit, fils de Mlle Verrière et de ce prince de Turenne, duc de Bouillon. Cependant, il prit la chose moins au sérieux.
«Beaumont assure, écrivait mon père à ma grand'mère, que cela ne mérite pas le chagrin que tu t'en fais. D'abord, nous ne sommes pas assez riches que je sache, pour racheter l'édition publiée et pour obtenir que la prochaine soit corrigée; fussions-nous à même de le faire, cela donnerait d'autant plus de piquant aux exemplaires vendus, et, tôt ou tard, nous ne pourrions empêcher qu'on ne refît de nouvelles éditions conformes aux premières. Les héritiers de Marmontel consentiraient-ils, d'ailleurs, à cet arrangement avec les éditeurs? J'en doute, et nous ne sommes plus au temps où l'on pouvait sévir, soit par promesses, soit par menaces, soit par des lettres de cachet contre la liberté d'écrire. On ne donne plus de coups de bâton à ces faquins d'auteurs et d'imprimeurs. Et toi, ma bonne mère, qui, dès ce temps-là, étais du parti des encyclopédistes et des philosophes, tu ne peux pas trouver mauvais que nous ayons changé de lois et de mœurs. Je comprends bien que tu souffres d'entendre parler si légèrement de ta mère; mais en quoi cela peut-il atteindre ta vie, qui a toujours été si austère, et ta réputation qui est si pure? Pour mon compte, cela ne me fâche guère, qu'on sache dans le public ce qu'on savait déjà de reste, dans le monde, sur ma grand'mère maternelle. C'était, je le vois, par les mémoires en question, une aimable femme, douce, sans intrigue, sans ambition, très sage et de bonne vie, en égard à sa position. Il en a été d'elle comme de bien d'autres. Les circonstances ont fait ses fautes, et son naturel les a fait accepter en la rendant aimable et bonne. Voilà l'impression qui me reste de ces pages, dont tu te tourmentes tant, et sois certaine que le public ne sera pas plus sévère que moi.»
* * *
Ici se terminent les lettres de mon père à sa mère. Sans doute il lui en écrivit beaucoup d'autres durant les quatre années qu'il vécut encore et qui amenèrent de fréquentes séparations à la reprise de la guerre. Mais la suite de leur correspondance a disparu, j'ignore pourquoi et comment. Je ne puis donc consulter pour la suite exacte de l'histoire de mon père que ses états de service, quelques lettres écrites à sa femme et les vagues souvenirs de mon enfance.
Ma grand'mère se rendit à Paris dans le courant de ventose, avec l'intention de faire rompre le mariage de son fils, espérant même qu'il y consentirait, car jamais elle ne l'avait vu résister à ses larmes. Elle arriva d'abord à Paris à son insu, ne lui ayant pas fixé le jour de son départ, et ne l'avertissant pas de son arrivée comme elle en avait l'habitude. Elle commença par aller trouver M. Desèze qu'elle consulta sur la validité du mariage. M. Desèze trouva l'affaire neuve, comme la législation qui l'avait rendue possible. Il appela deux autres avocats célèbres, et le résultat de la consultation fut qu'il y avait matière à procès, parce qu'il y a toujours matière à procès dans toutes les affaires de ce monde, mais que le mariage avait neuf chances contre dix d'être validé par les tribunaux: que mon acte de naissance me constituait légitime, et qu'en supposant la rupture du mariage, l'intention, comme le devoir de mon père, serait infailliblement de remplir les formalités voulues, et de contracter de nouveau mariage avec la mère de l'enfant qu'il avait voulu légitimer.
Ma grand'mère n'avait peut-être jamais eu l'intention formelle de plaider contre son fils. En eût-elle conçu le projet, elle n'en aurait certes pas eu le courage. Elle fut probablement soulagée de la moitié de sa douleur en renonçant à ses velléités hostiles, car on double son propre mal en tenant rigueur à ce qu'on aime. Elle voulut cependant passer encore quelques jours sans voir son fils, sans doute afin d'épuiser les résistances de son propre esprit, et de prendre de nouvelles informations sur sa belle-fille. Mais mon père découvrit que sa mère était à Paris: il comprit qu'elle savait tout et me chargea de plaider sa cause. Il me prit dans ses bras, monta dans un fiacre, s'arrêta à la porte de la maison où ma grand'mère était descendue, gagna en peu de mots les bonnes grâces de la portière, et me confia à cette femme, qui s'acquitta de la commission ainsi qu'il suit.
Elle monta à l'appartement de ma bonne maman, et, sous le premier prétexte venu, demanda à lui parler. Introduite en sa présence, elle lui parla de je ne sais quoi, et tout en causant elle s'interrompit pour lui dire: Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'mère! sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en suis si heureuse, que je ne puis pas m'en séparer un instant.
—Oui, elle est très fraîche et très forte, dit ma grand'mère en cherchant sa bonbonnière, et tout aussitôt la bonne femme, qui jouait fort bien son rôle, me déposa sur les genoux de la bonne maman, qui m'offrit des friandises et commença à me regarder avec une sorte d'étonnement et d'émotion. Tout à coup elle me repoussa en s'écriant: Vous me trompez, cet enfant n'est pas à vous. Ce n'est pas à vous qu'il ressemble... je sais, je sais ce que c'est!...
Effrayée du mouvement qui me chassait du sein maternel, il paraît que je me mis, non à crier, mais à pleurer de vraies larmes qui firent beaucoup d'effet. Viens, mon pauvre cher amour, dit la portière en me reprenant; on ne veut pas de toi, allons-nous-en.
Ma pauvre bonne maman fut vaincue. Rendez-la-moi, dit-elle: pauvre enfant! tout cela n'est pas sa faute. Et qui a apporté cette petite?—Monsieur votre fils lui-même, madame: il attend en bas: je vais lui reporter sa fille. Pardonnez-moi si je vous ai offensée, je ne savais rien, je ne sais rien, moi! J'ai cru vous faire plaisir, vous faire une belle surprise...—Allez, allez, ma chère, je ne vous en veux pas, dit ma grand'mère: allez cherchez mon fils, et laissez moi l'enfant.
Mon père monta les escaliers quatre à quatre. Il me trouva sur les genoux, contre le sein de ma bonne maman, qui pleurait en s'efforçant de me faire rire. On ne m'a pas raconté ce qui se passa entre eux, et comme je n'avais que 8 ou 9 mois, il est probable que je n'en tins pas note. Il est probable aussi qu'ils pleurèrent ensemble et s'aimèrent d'autant plus. Ma mère, qui m'a raconté cette première aventure de ma vie, m'a dit que, lorsque mon père me ramena auprès d'elle, j'avais dans les mains une belle bague avec un gros rubis, que ma bonne maman avait détachée de son doigt, en me chargeant de la mettre à celui de ma mère, ce que mon père me fit observer religieusement.
Quelque temps se passa encore, cependant, avant que ma grand'mère consentit à voir sa belle-fille. Mais déjà le bruit se répandait que son fils avait fait un mariage disproportionné, et le refus qu'elle faisait de la recevoir devait nécessairement amener des inductions fâcheuses contre ma mère, contre mon père, par conséquent. Ma bonne maman fut effrayée du tort que sa répugnance pouvait faire à son fils. Elle reçut la tremblante Sophie, qui la désarma par sa soumission naïve et ses tendres caresses. Le mariage religieux fut célébré sous les yeux de ma grand'mère, après quoi un repas de famille scella officiellement l'adoption de ma mère et la mienne.
Je dirai plus tard, en consultant mes propres souvenirs qui ne peuvent me tromper, l'impression que ces deux femmes, si différentes d'habitudes et d'opinions, produisait l'une sur l'autre. Il me suffira de dire, quant à présent, que, de part et d'autre, les procédés furent excellens; que les doux noms de mère et de fille furent échangés, et que si le mariage de mon père fit un petit scandale entre les personnes d'un entourage intime assez restreint, le monde que mon père fréquentait ne s'en occupa nullement et accueillit ma mère sans lui demander compte de ses aïeux ou de sa fortune; mais elle n'aima jamais le monde, et ne fut présentée à la cour de Murat que contrainte et forcée, pour ainsi dire, par les fonctions que mon père remplit plus tard auprès de ce prince.
Ma mère ne se sentit jamais ni humiliée ni honorée de se trouver avec des gens qui eussent pu se croire au-dessus d'elle. Elle raillait finement l'orgueil des sots, la vanité des parvenus, et, se sentant peuple jusqu'au bout des ongles, elle se croyait plus noble que tous les patriciens et les aristocrates de la terre. Elle avait coutume de dire que ceux de sa race avaient le sang plus rouge et les veines plus larges que les autres, ce que je croirais assez, car si l'énergie morale et physique constitue en effet l'excellence des races, on ne saurait nier que cette énergie ne soit condamnée à diminuer dans les races qui perdent l'habitude du travail et le courage de la souffrance. Cet aphorisme ne serait certainement pas sans exception, et l'on peut ajouter que l'excès du travail et de la souffrance énervent l'organisation tout aussi bien que l'excès de la mollesse et de l'oisiveté. Mais il est certain, en général, que la vie part du bas de la société et se perd à mesure qu'elle monte au sommet, comme la sève dans les plantes.
Ma mère n'était point de ces intrigantes hardies dont la passion secrète est de lutter contre les préjugés de leur temps, et qui croient se grandir en s'accrochant, au risque de mille affronts, à la fausse grandeur du monde. Elle était mille fois trop fière pour s'exposer même à des froideurs. Son attitude était si réservée qu'elle semblait timide; mais si on essayait de l'encourager par des airs protecteurs, elle devenait plus que réservée, elle se montrait froide et taciturne.
Son maintien était excellent avec les personnes qui lui inspiraient un respect fondé, elle était alors prévenante et charmante; mais son véritable naturel était enjoué, taquin, actif, et par dessus tout ennemi de la contrainte. Les grands dîners, les longues soirées, les visites banales, le bal même lui étaient odieux. C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre; mais dans son intérieur comme dans ses courses, il lui fallait l'intimité, la confiance, des relations d'une sincérité complète, la liberté absolue de ses habitudes et de l'emploi de son temps. Elle vécut donc toujours retirée, et plus soigneuse de s'abstenir de connaissances gênantes que jalouse d'en faire d'avantageuses. C'était bien là le fond du caractère de mon père, et, sous ce rapport, jamais époux ne furent mieux assortis. Ils ne se trouvaient heureux que dans leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques bâillemens, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le home nécessaire.
Toutes les démarches que mon père avait faites avec beaucoup de tiédeur, il faut l'avouer, n'aboutirent à rien. Il avait eu mille fois raison de le dire: il n'était pas fait pour gagner ses éperons en temps de paix et les campagnes d'antichambre ne lui réussissaient pas. La guerre seule pouvait le faire sortir de l'impasse de l'état-major.
Il retourna au camp de Montreuil avec Dupont. Ma mère l'y suivit au printemps de 1805 et y passa deux ou trois mois au plus, durant lesquels ma tante Lucie prit soin de ma sœur et de moi. Cette sœur, dont j'aurai à parler plus tard et dont j'ai déjà indiqué l'existence, n'était pas fille de mon père. Elle avait cinq ou six ans de plus que moi et s'appelait Caroline. Ma bonne petite tante Lucie avait épousé M. Maréchal, officier retraité, dans le même temps que ma mère épousait mon père. Une fille était née de leur union cinq ou six mois après ma naissance. C'est ma chère Clotilde: la meilleure amie peut-être que j'aie jamais eue. Ma tante demeurait alors à Chaillot où mon oncle avait acheté une petite maison, alors en campagne, et qui serait aujourd'hui en ville. Elle louait, pour nous promener, l'âne d'un jardinier du voisinage. On nous mettait sur du foin dans les paniers destinés à porter les fruits et les légumes au marché, Caroline dans l'un, Clotilde et moi dans l'autre. Il paraît que nous goûtions fort, «cette façon d'aller.»
Pendant ce temps-là, l'empereur Napoléon, occupé à d'autres soins et s'amusant à d'autres chevauchées, s'en allait en Italie mettre sur sa tête la couronne de fer. Guai a chi la tocca! avait dit le grand homme, l'Angleterre, l'Autriche et la Russie résolurent d'y toucher, et l'empereur leur tint parole.
Au moment où l'armée, réunie au rivage de la Manche, attendait avec impatience le signal d'une descente en Angleterre, l'empereur, voyant sa fortune trahie sur les mers, changea tous ses plans dans une nuit; une de ces nuits d'inspiration où la fièvre se faisant froide dans ses veines, le découragea d'une entreprise toute-puissante, pour une entreprise nouvelle dans son esprit.
CHAPITRE VINGT-DEUXIEME.
Campagne de 1805.—Lettres de mon père à ma mère.—Affaire d'Haslach.—Lettre de Nuremberg.—Belles actions de la division Gazan et de la division Dupont sur les rives du Danube.—Lettre de Vienne.—Le général Dupont.—Mon père passe dans la ligne avec le grade de capitaine et la croix.—Campagnes de 1806 et 1807.—Lettres de Varsovie et de Rosemberg.—Suite de la campagne de 1807.—Radeau de Tilsit.—Retour en France.—Voyage en Italie.—Lettres de Venise et de Milan.—Fin de la correspondance avec ma mère et commencement de ma propre histoire.
LETTRE I.
De mon père à ma mère.
«Haguenau, 1er vendémiaire an IV
(22 septembre 1805).
«J'arrive avec Decouchy pour faire ici le logement de notre division, comme c'est notre coutume. Nous dînons chez le maréchal Ney. Il nous avertit que nous allons faire vingt lieues sans débride, passer le Rhin, et ne faire halte qu'à Dourlach, où nous devons rencontrer l'ennemi. Après une marche de cent cinquante lieues, une pareille galopade est capable de nous crever tous. N'importe, c'est l'ordre. En passant le Rhin, nous prenons sous nos ordres le 1er régiment de hussards et quatre mille hommes des troupes de l'électeur de Baden. Ainsi, nous allons être très forts avec cette division de douze mille hommes. Tu entendras parler de nous. Ah? mon amie, loin de toi les bagarres et les batailles sont les seules distractions que je puisse goûter; car, sans toi, les plaisirs me paraissent des motifs de tristesse, et tout ce qui peut rendre les autres inquiets et agités, en les mettant à mon niveau, me les fait paraître plus supportables. Je jouis intérieurement des figures renversées de beaucoup de gens très braves et très importans en temps de paix. Les routes sont couvertes des voitures de la cour, remplies de pages, de chambellans et de laquais, voyageant en bas de soie blancs. Gare les éclaboussures!
«Vraiment si je pouvais me réjouir de quelque chose quand je ne te vois pas, je crois que je serais content du branlebas qui se prépare. Ne crains pas d'infidélités, car, de longtemps, je n'aurai rien à démêler qu'avec le sexe masculin. Messieurs de l'Autriche vont nous donner du travail, et, du train dont on nous mène, je ne crois pas qu'on nous laisse le temps de penser à mal.
«Je n'irai point à Strasbourg et ne verrai ni ***, ni ****, ni *****, qui ne sont point gens à fréquenter les coups de fusil.
«Depuis que je t'ai quittée, je n'ai pas eu un seul moment de repos; il y a six nuits que je n'ai dormi et huit jours que je n'ai pu me déshabiller. Toujours en avant pour les logemens, j'en ai une extinction de voix. Je te demande si c'est dans cet équipage, et quand je te porte tout entière dans mon cœur, que je puis penser à aller faire l'agréable auprès des belles des villages que nous traversons en poste. Ce serait bien plutôt à moi d'être inquiet, si je ne croyais pas à ton amour, si je n'en connaissais pas toute la délicatesse. Ah! si je me mettais à être jaloux, je le serais même d'un regard de tes yeux, et, pour un rien, je deviendrais le plus malheureux des hommes. Mais loin de moi cette injure à notre amour! J'ai reçu, ma chère femme, ta lettre de Sarrebourg. Elle est aimable comme toi, elle m'a rendu la vie et le courage. Que notre Aurore est gentille! Que tu me donnes d'impatience de revenir pour vous serrer toutes deux dans mes bras! Je t'en conjure, chère amie, donne-moi souvent de tes nouvelles. Adresse-moi tes lettres: «à M. Dupin, aide-de-camp du général Dupont, commandant la 1re division du 6e corps, sous les ordres du maréchal Ney.» De cette manière, quelque mouvement que fasse l'armée, je les recevrai. Songe, chère femme, que c'est le seul plaisir que je puisse goûter loin de toi, au milieu des fatigues de cette campagne; parle-moi de ton amour, de notre enfant. Songe que tu m'arracherais la vie si tu cessais de m'aimer. Songe que tu es ma femme, que je t'adore, que je n'aime l'existence que pour toi et que je t'ai consacré la mienne. Songe que rien au monde, excepté l'honneur et le devoir, ne peut me retenir loin de toi; que je suis au milieu des fatigues et des privations de toute espèce; et qu'elles ne me paraissent rien en comparaison de celle que me laisse ton absence. Songe que l'espoir seul de te retrouver me soutient et m'attache à la vie.
«Adieu, chère femme, je tombe de fatigue. J'ai un lit pour cette nuit! D'ici à longtemps je n'en trouverai plus, et je vais en profiter pour rêver de toi. Adieu donc, chère Sophie, je t'écrirai de Dourlach, si je peux. Reçois mille tendres baisers et donnes-en pour moi tout autant à Aurore. Sois sans inquiétude, je sais faire mon métier, je suis heureux à la guerre; le brevet et la croix m'attendent.
* * *
«P.S. Où as-tu pris qu'on payait double en temps de guerre? C'est plus que le contraire, car il n'est pas seulement question de l'arrivée du payeur. Cependant, comme nous n'avons pas de mer à traverser, et qu'il viendra tôt ou tard, ne crains rien pour moi, et ne me garde rien de l'argent que ma mère aura à te remettre. Ecris-lui pour la prévenir de ton arrivée à Paris.»
LETTRE II.
De mon père à ma mère.
«Nuremberg, 29 vendémiaire an XIV.
«Nous sommes ici, ma chère femme, depuis hier soir, après avoir poursuivi l'ennemi sans relâche pendant quatre jours, nous avons fait toute l'armée autrichienne prisonnière. A peine en est-il resté quelques-uns pour porter la nouvelle et l'épouvante au fond de l'Allemagne. Le prince Murat qui nous commande est très content de nous, et doit, demain ou après, demander pour moi la croix à l'empereur, ainsi que pour trois autres officiers de la division.
«Je ne te parlerai pas des fatigues et des dangers de ces dix journées. Ce sont les inconvéniens du métier. Que sont-ils en comparaison des inquiétudes et des chagrins que me cause ton absence! Je ne reçois point de tes nouvelles. On dit même que l'ennemi, ayant inquiété continuellement notre gauche, aucune lettre de nous n'a pu passer en France. Juge de mon tourment, de mon angoisse. Sais-je si tu n'es pas horriblement inquiète de moi? Si tu as reçu l'argent que je t'ai fait passer? Si mon Aurore se porte bien? Être séparé de ce que j'ai de plus cher au monde sans pouvoir en obtenir un seul mot! Sois courageuse mon amie! Songe que notre séparation ne peut altérer mon amour. Quel bonheur de nous retrouver pour ne plus nous séparer! Dès que la campagne sera terminée, avec quelle ivresse je volerai dans tes bras pour ne plus m'en arracher, et te consacrer, ainsi qu'à Aurore, tous mes soins et tous mes instans: cette idée seule me soutient contre l'ennui et le chagrin qui, loin de toi, m'assiégent. Au milieu des horreurs de la guerre, je me reporte près de toi et ta douce image me fait oublier le vent, le froid, la pluie, et toutes les misères auxquelles nous sommes livrés. De ton côté, chère amie, pense à moi. Songe que je t'ai voué l'amour le plus tendre et que la mort seule pourra l'éteindre dans mon cœur. Songe que le moindre refroidissement de ta part empoisonnerait le reste de ma vie, et que si j'ai pu te quitter, c'est que le devoir et l'honneur m'en faisaient une loi sacrée.
«Nous quittons demain Nuremberg à cinq heures du matin pour nous rendre à Ratisbonne, où nous arriverons dans trois jours. Le prince Murat commande toujours notre division.»
LETTRE III.
De mon père à ma mère.
«Vienne, le 30 brumaire an XIV.
«Ma femme, ma chère femme, ce jour est le plus beau de ma vie. Dévoré d'inquiétude, excédé de fatigue, j'arrive à Vienne avec la division. Je ne sais si tu m'aimes, si tu te portes bien, si mon Aurore est triste ou joyeuse, si ma femme est toujours ma Sophie. Je cours à la poste. Mon cœur bat d'espérance et de crainte. Je trouve une lettre de toi; je l'ouvre avec transport. Je tremble de bonheur en lisant les douces expressions de ta tendresse... Oh! oui! chère femme, c'est pour la vie que je suis à toi, rien au monde ne peut altérer l'ardent amour que je te porte, et tant que tu le partageras, je défierai le sort, la fortune et les ridicules injustices. J'avais grand besoin de lire une lettre de ma femme pour me faire supporter l'ennui de mon existence.
«Après m'être battu en bon soldat, avoir exposé cent fois ma vie pour le succès de nos armes, avoir vu périr à mes côtés mes plus chers amis, j'ai eu le chagrin de voir nos plus brillans exploits ignorés, défigurés, obscurcis par la valetaille militaire. Je m'entends et tu dois m'entendre, et reconnaître les courtisans. Sans cesse à la tête des régimens de notre division, j'ai vu que le courage et l'intrépidité étaient des qualités inutiles, et que la faveur seule distribuait les lauriers. Enfin, nous étions six mille il y a deux mois, nous ne sommes plus que trois mille aujourd'hui. Pour notre part, nous avons pris cinq drapeaux à l'ennemi, dont deux aux Russes, nous avons fait cinq mille prisonniers, tué deux mille hommes, pris quatre pièces de canon, le tout dans l'espace de six semaines, et nous voyons citer tous les jours, dans les rapports, des gens qui n'ont rien fait du tout, tandis que nos noms restent dans l'oubli. L'estime et l'affection de nos camarades me consolent. Je reviendrai pauvre diable, mais avec des amis que j'ai faits sur le champ de bataille, et qui sont plus sincères que messieurs de la cour. Je t'ennuie de mon humeur noire; mais à qui puis-je conter mes chagrins, si ce n'est à ma Sophie, et qui peut mieux qu'elle les partager et les adoucir?
«Enfin, comme nos soldats sont excédés, que nous nous sommes battus sans relâche depuis huit jours avec les Russes, on nous a renvoyés de la Moravie ici pour prendre quelque repos. J'ai tout perdu à l'affaire d'Haslach[49]. Je m'en suis indemnisé depuis aux dépens d'un officier de dragons de Latour, auquel j'ai fait mettre pied à terre.
«On nous promet toujours de fort belles choses, mais Dieu sait si cela viendra! Ma mère m'écrit que tu ne manqueras de rien, et que je puis être tranquille. A propos, de quelle nouvelle folie m'as-tu régalé? J'en ai fait rire Debaine aux larmes. Mlle Roumier est ma vieille bonne à qui ma mère fait une pension pour m'avoir élevé. Elle avait quarante ans quand je vins au monde! Le beau sujet de jalousie! Je raconte cette folie à tous mes amis.
«J'ai vu ce matin Billette. Sa vue, qui me rappelait la rue Meslée, m'a causé une joie infinie. Je l'ai embrassé comme mon meilleur ami, parce que je pouvais lui parler de toi, et qu'il pouvait me répondre. Quoiqu'il n'ait pas de nouvelles directes à me donner de ta santé, je l'ai questionné jusqu'à l'ennuyer.
«On parle de nous renvoyer bientôt en France, car la guerre finit ici faute de combattans. Les Autrichiens n'osent plus se mesurer avec nous, ils sont terrifiés. Les Russes sont en pleine déroute. On nous regarde ici avec stupéfaction. Les habitans de Vienne peuvent à peine croire à notre présence.
«D'ailleurs cette ville est assez insipide. Depuis vingt-quatre heures que j'y suis, je m'y ennuie comme dans une prison. Les gens riches se sont enfuis, les bourgeois tremblent et se cachent, le peuple est frappé de stupeur. On dit que nous repartirons dans trois ou quatre jours pour marcher sur la Hongrie, faire mettre bas les armes aux débris de l'armée autrichienne, et hâter par là la conclusion de la paix.
«Sois toujours maussade en mon absence; oui, chère femme, c'est ainsi que je t'aime. Que personne ne te voie; ne songe qu'à soigner notre fille, et je serai heureux autant que je puis l'être loin de toi.
«Adieu, chère amie, j'espère te serrer bientôt dans mes bras. Mille baisers pour toi et pour mon Aurore.»
* * *
Cet on dit sur une nouvelle marche en Hongrie aboutit à la bataille d'Austerlitz, le 4 décembre 1805. J'ignore si mon père y assista. Bien que plusieurs personnes me l'aient affirmé et que son article nécrologique l'atteste, je ne le crois pas, car la division Dupont, exténuée par les prodiges d'Haslach et de Diestern, dut rester à Vienne pour se refaire, et le nom de Dupont ne se trouve dans aucune des relations que j'ai lues de la bataille d'Austerlitz.
Disons en passant un mot sur Dupont, ce général si coupable ou si malheureux en Espagne, à Baylen, et si honteusement récompensé par la Restauration d'avoir été un des premiers à trahir la gloire de l'armée française dans la personne de l'Empereur. Il est certain que, dans la campagne que nous venons d'esquisser, il se montra grand homme de guerre. On a vu que mon père le jugeait légèrement en temps de paix, mais sérieusement ailleurs. L'empereur avait-il une méfiance, une prévention secrète contre Dupont? Il devait en être ainsi, ou bien Dupont aimait à jouer le rôle de mécontent. Il est bien certain que les plaintes de mon père, dans la lettre qu'on vient de lire, sont inspirées par un sentiment collectif. Il n'était pas, quant à lui, un personnage assez important pour se croire l'objet d'une inimitié particulière. Je ne sais pas quels sont ces courtisans, cette valetaille militaire, contre laquelle mon père regimbe avec tant d'amertume. Comme il avait le caractère le plus bienveillant et le plus généreux qui se puisse rencontrer, il faut croire qu'il y avait dans ses plaintes quelque chose de fondé.
On sait combien de rivalités et de colères l'empereur eut à contenir durant cette campagne; quelles fautes commit Murat par audace et par présomption, quelles indignations furent soulevées dans l'ame de Ney à ce propos. Qu'on se reporte à l'histoire, on trouvera sûrement la clé de cette douleur que mon père nourrit sur les champs de bataille, et qui marque un changement bien notable dans les dispositions de ceux qui avaient suivi le premier consul avec tant d'ivresse à Marengo. Sans doute, elles sont magnifiques ces campagnes de l'Empire, et nos soldats y sont des héros de cent coudées. Napoléon y est le plus grand général de l'univers. Mais comme l'esprit de cour a déjà défloré les jeunes enthousiasmes de la République! A Marengo, mon père écrivait en post-scriptum à sa mère! «Ah! mon Dieu! j'allais oublier de te dire que je suis nommé lieutenant sur le champ de bataille.» Preuve qu'il n'avait guère pensé à sa fortune personnelle en combattant avec l'ivresse de la cause. A Vienne, il écrit à sa femme pour exprimer un doute dédaigneux sur la récompense qui l'attend. Chacun, sous l'Empire, songe à soi. Sous la République, c'était à qui s'oublierait.
Quoi qu'il en soit, la disgrace apparente dont la carrière de mon père semblait être frappé depuis le passage Mincio, cessa avec la campagne de 1805. Il obtint enfin de passer dans la ligne, et fut nommé capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 décembre 1805)[50]. Il revint à Paris, puis, nous emmena, ma mère, Caroline et moi, à son régiment, qui était en garnison je ne sais où. Lorsqu'il répartit pour la campagne de 1806, il écrivait à sa femme à Tongres, au dépôt, chez le quartier-maître du régiment. Probablement, il fit un voyage à Nohant dans l'intervalle, mais je ne retrouve son histoire que dans les quelques lettres qui vont suivre:
«Primlingen, 2 octobre 1806.
«Depuis Mayence, nous avons été tellement errans, que je n'ai pu trouver un moment pour te donner de mes nouvelles. D'abord, je t'aime avec idolâtrie. Ceci n'est pas nouveau pour toi, mais c'est ce que je suis le plus pressé de te dire. Ah! que je suis déjà las d'être loin de toi: je jure bien que cette campagne-ci finie, quoi qu'il arrive, je ne te quitterai plus.
«Depuis trois jours, j'ai fait trente-six lieues avec ma compagnie pour escorter l'empereur. Il est arrivé hier soir à Wurzbourg. Nous sommes cantonnés aux environs. Toute la garde à pied est arrivée. Chemin faisant, l'empereur m'a fait plusieurs questions sur le régiment, et à la dernière, que le bruit de la voiture m'empêchait d'entendre, et que pourtant il répéta trois fois, je répondis à tout hasard: Oui, Sire. Je le vis sourire, et je juge que j'aurai dit une fière bêtise. S'il pouvait me donner ma retraite comme idiot ou sourd, je m'en consolerais bien en retournant près de toi.
«Adieu, ma jolie femme, ma chère amie, ce que j'aime, ce que je regrette, ce que je désire le plus au monde. Je t'embrasse de toute mon ame. J'aime mon Aurore, nos enfans, ta sœur, tout ce qui est à nous.»
De mon père à ma mère.
«Le 7 décembre 1806.
«Depuis quinze jours, ma chère femme, je parcours les déserts de la Pologne à cheval, dès cinq heures du matin: et, après avoir marché jusqu'à la nuit, ne trouvant que la barraque enfumée d'un pauvre diable où je puis à peine obtenir une botte de paille pour me reposer. Aujourd'hui j'arrive dans la capitale de la Pologne, et je puis enfin mettre une lettre à la poste. Je t'aime cent fois plus que la vie. Ton souvenir me suit partout pour me consoler et me désespérer en même temps. En m'endormant, je te vois; en m'éveillant, je pense à toi; mon ame tout entière est près de toi. Tu es mon Dieu, l'ange tutélaire que j'invoque, que j'appelle au milieu de mes fatigues et de mes dangers. Depuis que je t'ai quittée, je n'ai pas joui d'un seul instant de repos, et je n'ai pas besoin de dire que je n'ai pas goûté un seul instant de bonheur. Aime-moi, aime-moi! c'est le seul moyen d'adoucir cette rude vie que je mène. Ecris-moi. Je n'ai encore reçu que deux lettres de toi. Je les ai lues cent fois, je les relis encore. Sois toujours la même femme qui m'écrit d'une manière si tendre et si adorable. Que l'absence ne te refroidisse pas. Je crois qu'elle augmente mon amour, s'il est possible. Ne perdons pas l'espoir de nous réunir bientôt. On traite à Posen. Il est très probable que nos succès détermineront les Russes à la paix. Je vais voir tout à l'heure Philippe Ségur et lui remettre le paquet que je te destine, il aura les moyens de te le faire parvenir promptement. Demain nous passons la Vistule. Les Russes sont à dix lieues d'ici, fort interloqués de notre marche et de nos manœuvres. Pour moi, j'en suis à désirer un bon coup de sabre qui m'estropie à tout jamais et me renvoie auprès de toi. Dans le siècle où nous sommes un militaire ne peut espérer de repos et de bonheur domestique qu'en perdant bras ou jambes. Je ne rencontre pas un être dans l'armée qui ne fasse un vœu analogue; mais le maudit honneur est là qui nous retient tous. Beaucoup se plaignent, moi, je souffre tout bas, car, que m'importent les dégoûts, les privations, les fatigues, ce n'est point là ce qui me chagrine dans le métier, c'est ton absence, et je ne puis aller dire cela aux autres. Ceux qui ne te connaissent pas ne comprendraient pas l'excès de mon amour, ceux qui te connaissent le comprendraient trop.
«Parle de moi à nos enfans. Je suis forcé de courir au fourrage. Pas un moment même pour goûter cette demi-consolation de t'écrire! Je t'aime comme un fou. Aime-moi si tu veux que je conserve la vie.»
* * *
Après l'affaire de la Passage mon père fut fait chef d'escadron, et, le 4 avril 1807, Murat se l'attacha en qualité d'aide-de-camp. Deschartres m'a raconté que ce fut à la recommandation de l'empereur, qui, l'ayant remarqué, dit au prince: «Voilà un beau et brave jeune homme: c'est comme cela qu'il vous faut des aides-de-camp.» Mon père s'attendait si peu à cette faveur qu'il faillit la refuser, en voyant qu'elle allait l'assujettir davantage, et créer un nouvel obstacle au repos absolu qu'il rêvait au sein de sa famille. Ma mère lui sut assez mauvais gré de ce qu'elle appela son ambition, et il eut à s'en justifier, ainsi qu'on le verra dans la lettre suivante:
«Rosemberg, 10 mai 1807, au quartier général du grand-duc de Berg.
«Après avoir couru pendant trois mois comme un dératé et donné au prince un assez joli échantillon de mon savoir-faire dans la partie des missions, j'arrive ici et j'y trouve deux lettres de toi, du 23 mars et du 8 avril. La première me tue. Il me semble que tu ne m'aimes déjà plus quand tu m'annonces que tu vas t'efforcer de m'aimer un peu moins. Heureusement je décachète la seconde et je vois bien que c'est à force de m'aimer que tu me fais tout ce mal. O ma chère femme, ma Sophie, tu as pu les écrire ces mots cruels, m'envoyer à trois cents lieues ce poison mortel, m'exposer à la douleur de lire cette lettre affreuse, pendant quinze jours peut-être, avant d'en avoir reçu une autre qui me rassure et me console! Me voilà forcé de remercier Dieu d'avoir été longtemps privé de tes nouvelles. O mon amie! abjure ces horribles pensées, ces injustes soupçons! Est-il possible que tu doutes de moi! Le plus sensible reproche que tu puisses me faire, c'est de me dire que je ne me souviens pas que Caroline existe, et que tu es effrayée en pensant à l'avenir de cette enfant. En quoi ai-je pu mériter ces doutes injurieux? Ai-je un seul moment cessé de la regarder comme ma fille? Ai-je fait, dans mes soins et dans mes caresses, la moindre différence entre elle et mes autres enfans? Depuis le jour où je t'ai vue pour la première fois, ai-je un moment cessé de t'adorer, d'aimer tout ce qui t'appartient: ta fille, ta sœur, tout ce que tu aimes? Tu m'accables de reproches comme si je t'abandonnais pour le seul plaisir de courir le monde. Je te jure sur l'honneur et sur l'amour, que je n'ai point demandé d'avancement, que le grand-duc m'a appelé auprès de lui sans que je me doutasse qu'il en eût la moindre idée; qu'enfin j'ai vu s'éloigner avec un profond chagrin le jour qui devait nous réunir. Te dirai-je tout? J'ai failli refuser, me sentant sans courage devant un nouveau retard à mon retour près de toi. Mais, chère femme, aurais-je rempli mon devoir envers toi, envers ma mère, qui a sacrifié son aisance à ma carrière militaire, envers nos enfans, nos trois enfans[51] qui auront bientôt besoin des ressources et de la considération de leur père, si j'avais rejeté la fortune qui venait d'elle-même me chercher?
«Mon ambition, dis-tu? Moi, de l'ambition! Si j'étais moins triste, tu me ferais rire avec ce mot-là. Ah! je n'en ai qu'une depuis que je te connais, c'est de réparer envers toi les injustices de la société et de la destinée; c'est de t'assurer une existence honorable et de te mettre à l'abri du malheur, si un boulet me rencontre sur le champ de bataille. Ne te dois-je donc pas cela? A toi, qui as supporté si longtemps ma mauvaise fortune, et quitté un palais pour une mansarde par amour pour moi! Juge un peu mieux de moi, ma Sophie, juges-en d'après toi-même. Non, il n'est pas un instant dans ma vie où je ne pense à toi; il n'est rien qui vaille pour moi la modeste chambre de ma chère femme. C'est là le sanctuaire de mon bonheur; rien ne peut valoir à mes yeux, ses jolis cheveux noirs, ses yeux si beaux, ses dents si blanches, sa taille si gracieuse, sa robe de percale, ses jolis pieds, ses petits souliers de prunelle. Je suis amoureux de tout cela comme le premier jour, et je ne désire rien de plus au monde; mais pour posséder ce bonheur en toute sécurité, pour n'avoir point à lutter contre la misère avec des enfans, il faut faire au présent quelques sacrifices. Tu dis que nous serons moins heureux dans un palais que dans notre petit grenier; qu'à la paix, le prince sera fait roi et que nous serons obligés d'aller habiter ses états où nous n'aurons plus notre obscurité, notre tête-à-tête, notre chère liberté de Paris. Il est bien probable que le prince sera roi, en effet, et qu'il nous emmènera avec lui. Mais je nie que nous puissions n'être pas heureux là où nous serons ensemble, ni que rien puisse gêner désormais un amour que le mariage a consacré. Que tu es bête, ma pauvre femme, de croire que je t'aimerai moins parce que je vivrai dans le luxe et la dorure! Et que tu es gentille, en même temps, de mépriser tout cela! Mais, moi aussi, je déteste les grandeurs et les vanités, et l'ennui de ces plaisirs-là me ronge quand j'y suis, tu le sais bien. Tu sais bien avec quel empressement je m'y dérobe pour être tranquille avec toi dans un petit coin. C'est pour mon petit coin que je travaille, que je me bats, que j'accepte une récompense et que j'aspire à avoir un régiment, parce que, alors, tu ne me quitteras plus et que nous aurons un intérieur à nous, aussi tranquille, aussi simple, aussi intime que nous le souhaitons. Et puis, quand je mettrais un peu d'amour-propre à te montrer quelquefois, heureuse et brillante à mon bras, pour te venger des sots dédains de certaines gens à qui notre petit ménage faisait tant de pitié, où serait le mal? Je serais fier, je l'avoue, d'avoir été, moi seul, l'artisan de notre fortune et de n'avoir dû qu'à mon courage, à mon amour pour la patrie, ce que d'autres n'ont dû qu'à la faveur, à l'intrigue ou à la chimère de la naissance. J'en sais qui sont quelque chose, grâce au nom ou à la galanterie de leurs femmes: ma femme à moi aura d'autres titres. Son amour fidèle et le mérite de son époux.
«Voilà la belle saison revenue. Que fais-tu, chère amie? Ah! que l'aspect d'une belle prairie ou d'un bois prêt à verdir remplit mon ame de souvenirs tristes et délicieux! aux bords du Rhin, l'année dernière, quels doux momens je passais auprès de toi! Trop courts instans de bonheur, de combien de regrets vous êtes suivis! A Marienwerder, je me suis promené aux bords de la Vistule, seul, en proie à mes chagrins, le cœur devoré de tristesse et d'inquiétude. Je voyais tout renaître dans la nature et mon ame était fermée au sentiment du bonheur. J'étais dans un endroit pareil à celui où tu avais si peur, près de Coblentz, où nous nous assîmes sur l'herbe et où je te pressais sur mon cœur pour te rassurer. Je me suis senti tout embrasé de ton souvenir, j'errais comme un fou, je te cherchais, je t'appelais en vain. Je me suis enfin assis fatigué et brisé de douleur, et au lieu de ma Sophie je n'ai trouvé sur ces tristes rivages que la solitude, l'inquiétude et la jalousie. Oui, la jalousie, je l'avoue; moi aussi, de loin, je suis obsédé de fantômes; mais je ne t'en parle pas de peur de t'offenser. Hélas! quand la fatigue des marches et le bruit des batailles cessent un instant pour moi, je suis la proie de mille tourmens. Toutes les furies de la passion viennent m'obséder. J'éprouve toutes les angoisses, toutes les faiblesses de l'amour. Oh! oui! chère femme, je t'aime comme le premier jour! Que nos enfans te parlent de moi sans cesse: ne te promène qu'avec eux; qu'ils te retracent à toute heure nos sermens et notre union. Parle-leur de moi aussi. Je ne vis que pour eux, pour toi et pour ma mère.
«Ici, le printemps et le lieu que nous occupons me rappellent le Fayel. Mais, hélas! Boulogne est bien loin, et le triste château me laisse tout entier à mes regrets. En y arrivant, je l'ai trouvé absolument désert; tout le monde était parti avec le prince pour Elbing, où s'est passée la fameuse revue de l'empereur. Le prince commandait et m'a fait courir de la belle manière. Adieu, chère femme. On parle beaucoup de la paix: rien n'annonce la reprise des hostilités. A! quand serai-je près de toi! Je te presse mille fois dans mes bras avec tous nos enfans. Pense à ton mari, à ton amant.
«MAURICE.»
«Que mon Aurore est gentille de penser à moi et de savoir déjà t'en parler!»
* * *
Au mois de juin de la même année, mon père accompagna Murat, qui, de son côté, accompagnait Napoléon à la fameuse conférence du radeau de Tilsit. De retour en France au mois de juillet, mon père ne tarda pas à repartir pour l'Italie avec Murat et l'empereur, qui allait là faire des rois et des princes nouveaux.
«Venise, 28 septembre 1807.
«Après avoir affronté tous les précipices de la Savoie et du Montcenis, j'ai été culbuté dans un fossé bourbeux du Piémont, par la nuit la plus noire et la plus détestable, et, de plus, au milieu d'un bois, coupe-gorge fameux, où, la veille, on avait assassiné et volé un marchand de Turin. Le sabre d'une main et le pistolet de l'autre, nous avons fait sentinelle jusqu'à ce qu'il nous soit arrivé main-forte pour nous remettre sur pied, c'est-à-dire pendant trois heures. Bientôt les chevaux nous ont manqué, ensuite les chemins sont devenus affreux. Arrivés au bord de la mer, le vent s'est élevé contre nous et nous avons pensé chavirer dans la lagune. Enfin, nous voici dans Venise la belle, où je n'ai encore vu que de l'eau fort laide dans les rues et bu que de fort mauvais vin à la table de Duroc. Depuis Paris, voici la première nuit que je vais passer dans un lit. L'empereur ne passera que huit jours ici. Je n'ai pas le temps de t'en dire davantage. Je t'aime, tu es ma vie, mon ame, mon Dieu, mon tout.»
«De Milan, le 11 décembre 1807.
«Cette date doit te dire, chère amie, que je pense à toi doublement s'il est possible, puisque je suis dans un lieu si plein de souvenirs de notre amour, de mes douleurs, de mes tourmens et de mes joies. Ah! que d'émotions j'ai éprouvées en parcourant les jardins voisins du cours! Elles n'étaient pas toutes agréables; mais ce qui les domine toutes, c'est mon amour pour toi. C'est mon impatience de me retrouver dans tes bras. Nous serons bien certainement à Paris, à la fin du mois. Il est impossible de s'ennuyer plus que je ne fais ici; j'ai des fêtes et des cérémonies par dessus la tête. Tous mes camarades en disent presque autant, encore n'ont-ils pas d'aussi puissans motifs que moi pour désirer d'en finir avec toutes ces comédies. L'air est appesanti pour moi de grandeurs, de dignités, de raideur et d'ennui. Le prince est malade, et par cette raison nous devancerons, j'espère, le retour de l'empereur, et je vais bientôt te retrouver, toujours mon ange, mon diable et ma divinité. Si je ne trouve pas de lettres de toi à Turin, je te tirerai tes petites oreilles. Adieu, et mille tendres baisers à toi, à notre Aurore et à ma mère. Je t'écrirai de Turin.»
* * *
La vie de mon père, cette vie si pure et si généreuse, touche à sa fin. Je n'aurai plus de lui qu'une affreuse catastrophe à raconter. Désormais je vais être guidée par mes propres souvenirs, et comme je n'ai pas la prétention d'écrire l'histoire de mon temps en dehors de la mienne propre, je ne dirai de la campagne d'Espagne que ce que j'en ai vu par mes yeux à une époque où les objets extérieurs, étranges et incompréhensibles pour moi, commençaient à me frapper comme des tableaux mystérieux. On me permettra de rétrograder un peu et de prendre ma vie au moment où je commence à la sentir.