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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4)

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TROISIÈME PARTIE.

* * *

CHAPITRE PREMIER.

Ma mère.—Une rivière dans une chambre.—Ma grand'mère et ma mère.—Deschartres.—La médecine de Deschartres.—Écriture hiéroglyphique.—Premières lectures.—Contes de fées, mythologie.—La nymphe et la bacchante.—Mon grand-oncle.—Le chanoine de Consuelo.—Différence de la vérité et de la réalité dans les arts.—La fête de ma grand'mère.—Premières études et impressions musicales.

J'ai tracé avec vérité, je crois, le caractère de ma mère. Je ne puis passer outre dans le récit de ma vie, sans me rendre compte, autant qu'il est en moi, de l'influence que ce caractère exerça sur le mien.

On pense bien qu'il m'a fallu du temps pour apprécier une nature si singulière et si remplie de contradictions; d'autant plus qu'au sortir de mon enfance, nous avons peu vécu ensemble. Dans la première période de ma vie, je ne connus d'elle que son amour pour moi, amour immense, et que, plus tard, elle avouait avoir combattu en elle pour se résigner à notre séparation; mais cet amour n'était pas de la même nature que le mien. Il était plus tendre chez moi, plus passionné chez elle, et déjà elle me corrigeait vertement pour de petits méfaits que sa préoccupation avait laissés passer longtemps impunément, et dont, par conséquent, je ne me sentais pas coupable.

J'ai toujours été d'une déférence extrême avec elle, et elle disait toujours qu'il n'y avait pas au monde une personne plus douce et plus aimable que moi. Cela n'était vrai que pour elle. Je ne suis pas meilleure qu'une autre, mais j'étais véritablement bonne avec elle, et je lui obéissais sans pourtant la craindre, quelque rude qu'elle fût. Enfant insupportable avec les autres, j'étais soumise avec elle, parce que j'avais du plaisir à l'être. Elle était alors pour moi un oracle. C'était elle qui m'avait donné les premières notions de la vie, et elle me les avait données conformes aux besoins intellectuels que m'avait créés la nature. Mais, par distraction et par oubli, les enfans font souvent ce qu'on leur a défendu et ce qu'ils n'ont point résolu de faire. Elle me grondait et me frappait alors comme si ma désobéissance eût été volontaire, et je l'aimais tant que j'étais véritablement au désespoir de lui avoir déplu. Il ne me vint jamais à l'esprit dans ce temps-là qu'elle pût être injuste. Jamais je n'eus ni rancune ni aigreur contre elle. Quand elle s'apercevait qu'elle avait été trop loin, elle me prenait dans ses bras, elle pleurait, elle m'accablait de caresses. Elle me disait même qu'elle avait eu tort, elle craignait de m'avoir fait du mal, et moi j'étais si heureuse de retrouver sa tendresse que je lui demandais pardon des coups qu'elle m'avait administrés.

Comment sommes-nous faits? Si ma grand'mère eût déployé avec moi la centième partie de cette rudesse irréfléchie, je serais entrée en pleine révolte. Je la craignais pourtant beaucoup plus, et un mot d'elle me faisait pâlir; mais je ne lui eusse pas pardonné la moindre injustice, et toutes celles de ma mère passaient inaperçues et augmentaient mon amour.

Un jour, entre autres, je jouais dans sa chambre avec Ursule et Hippolyte, tandis qu'elle dessinait. Elle était tellement absorbée par son travail, qu'elle ne nous entendait pas faire notre vacarme accoutumé. Nous avions trouvé un jeu qui passionnait nos imaginations. Il s'agissait de passer la rivière. La rivière était dessinée sur le carreau avec de la craie, et faisait mille détours dans cette grande chambre. En de certains endroits elle était fort profonde; il fallait trouver l'endroit guéable et ne pas se tromper. Hippolyte s'était déjà noyé plusieurs fois. Nous l'aidions à se retirer des grandes eaux où il tombait toujours, car il faisait le rôle du maladroit ou de l'homme ivre, et il nageait à sec sur le carreau en se débattant et en se lamentant. Pour les enfans, ces jeux-là sont tout un drame, toute une fiction scénique, parfois tout un roman, tout un poème, tout un voyage, qu'ils miment et rêvent durant des heures entières, et dont l'illusion les gagne et les saisit véritablement. Pour mon compte, il ne me fallait pas cinq minutes pour m'y plonger de si bonne foi que je perdais la notion de la réalité, et croyais voir les arbres, les eaux, les rochers, une vaste campagne, et le ciel tantôt clair, tantôt chargé de nuages qui allaient crever et augmenter le danger de passer la rivière. Dans quel vaste espace les enfans croient agir, quand ils vont ainsi de la table au lit, et de la cheminée à la porte!

Nous arrivâmes, Ursule et moi, au bord de notre rivière, dans un endroit où l'herbe était fine et le sable doux; elle le tâta d'abord, et puis elle m'appela en me disant: «Vous pouvez vous y risquer, vous n'en aurez guère plus haut que les genoux.» Les enfans s'appellent vous dans ces sortes de mimodrames. Ils ne croiraient pas jouer une scène s'ils se tutoyaient comme à l'ordinaire. Ils représentent toujours certains personnages qui expriment des caractères, et ils suivent très bien la première donnée. Ils ont même des dialogues très vrais et que des acteurs de profession seraient bien embarrassés d'improviser sur la scène avec tant d'à-propos et de fécondité.

Sur l'invitation d'Ursule, je lui observai que, puisque l'eau était basse, nous pouvions bien passer sans nous mouiller. Il ne s'agissait que de relever un peu nos jupes et d'ôter nos chaussures. «Mais, dit-elle, si nous rencontrons des écrevisses, elles nous mangeront les pieds.—C'est égal, lui dis-je, il ne faut pas mouiller nos souliers; nous devons les ménager, car nous avons encore bien du chemin à faire.»

A peine fus-je déchaussée, que le froid du carreau me fit l'effet de l'eau véritable, et nous voilà, Ursule et moi, pataugeant dans le ruisseau. Pour ajouter à l'illusion générale, Hippolyte imagina de prendre le pot à l'eau et de le verser par terre, imitant ainsi un torrent et une cascade. Cela nous sembla délirant d'invention. Nos rires et nos cris attirèrent enfin l'attention de ma mère. Elle nous regarda et nous vit tous les trois, pieds et jambes nus, barbotant dans un cloaque, car le carreau avait déteint et notre fleuve était fort peu limpide. Alors elle se fâcha tout de bon, surtout contre moi qui étais déjà enrhumée; elle me prit par le bras, m'appliqua une correction manuelle assez accentuée, et, m'ayant rechaussée elle-même, en me grondant beaucoup, elle chassa Hippolyte de sa chambre et nous mit en pénitence, Ursule et moi, chacune dans un coin. Tel fut le dénoûment imprévu et dramatique de notre représentation, et la toile tomba sur des larmes et des cris véritables.

Eh bien! je me rappellerai toujours ce dénoûment comme une des plus pénibles commotions que j'aie ressenties. Ma mère me surprenait au plus fort de mon hallucination, et ces sortes de réveils me causaient toujours un ébranlement moral très douloureux. Les coups ne me faisaient pourtant pas grande impression; j'en recevais souvent, et je savais parfaitement que ma mère en me frappant, me faisait fort peu de mal. De quelque façon qu'elle me secouât et fît de moi un petit paquet qu'on pousse et qu'on jette sur un lit ou sur un fauteuil, ses mains adroites et souples ne me meurtrissaient pas, et j'avais cette confiance malicieuse qu'ont tous les enfans, que la colère de leurs parens est prudente, et qu'on a plus peur de les blesser qu'ils n'ont peur de l'être. Cette fois, comme les autres, ma mère me voyant désespérée de son courroux me fit mille caresses pour me consoler. Elle aurait eu tort peut-être avec certains enfans orgueilleux et vindicatifs; mais elle avait raison avec moi qui n'ai jamais connu la rancune, et qui trouve encore qu'on se punit soi-même en ne pardonnant pas à ceux qu'on aime.

Pour en revenir aux rapports qui s'établirent entre ma mère et ma grand'mère, après la mort de mon père, je dois dire que l'espèce d'antipathie naturelle qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre, ne fut jamais qu'à demi vaincue, ou plutôt elle fut vaincue entièrement par intervalles, suivis de réactions assez vives. De loin, elles se haïssaient toujours, et ne pouvaient s'empêcher de dire du mal l'une de l'autre. De près, elles ne pouvaient s'empêcher de se plaire ensemble, car chacune avait en elle un charme puissant tout opposé à celui de l'autre.

Cela venait du fond de justice et de droiture qu'elles avaient toutes deux, et de leur grande intelligence qui ne leur permettait pas de méconnaître ce qu'elles avaient d'excellent. Les préjugés de ma grand'mère n'étaient pas en elle-même, ils étaient dans son entourage. Elle avait beaucoup de faiblesse pour certaines personnes, et ménageait en elles des opinions qu'au fond de son âme elle ne partageait pas. Ainsi, devant ses vieilles amies, elle abandonnait ma mère absente à leurs anathèmes, et semblait vouloir se justifier de l'avoir accueillie dans son intimité et de la traiter comme sa fille. Et puis, quand elle se retrouvait avec elle, elle oubliait le mal qu'elle venait d'en dire et lui montrait une confiance et une sympathie dont j'ai été mille fois témoin, et qui n'étaient pas feintes; car ma grand'mère était la personne la plus sincère et la plus loyale que j'aie jamais connue. Mais, toute grave et toute froide qu'elle paraissait, elle était impressionnable; elle avait besoin d'être aimée, et les moindres attentions la trouvaient sensible et reconnaissante. Combien de fois je lui ai entendu dire, en parlant de ma mère: «Elle a de la grandeur dans le caractère; elle est charmante; elle a un maintien parfait; elle est généreuse et donnerait sa chemise aux pauvres; elle est libérale comme une grande dame et simple comme un enfant!»

Mais, dans d'autres momens, se rappelant toutes ses jalousies maternelles et les sentant survivre à l'objet qui les avait causées, elle disait: «C'est un démon, c'est une folle; elle n'a jamais été aimée de mon fils. Elle le dominait, elle le rendait malheureux. Elle ne le regrette pas.» Et mille autres plaintes qui n'étaient pas fondées, mais qui la soulageaient d'une secrète et incurable amertume.

Ma mère agissait absolument de même. Quand le temps était au beau entre elles, elle disait: «C'est une femme supérieure, elle est encore belle comme un ange; elle sait tout; elle est si douce et si bien élevée qu'il n'y a jamais moyen de se fâcher avec elle; et si elle vous dit quelquefois une parole qui pique, au moment où la colère vous prend, elle vous en dit une autre qui vous donne envie de l'embrasser. Si elle pouvait se débarrasser de ses vieilles comtesses, elle serait adorable.»

Mais quand l'orage grondait dans l'âme impétueuse de ma mère, c'était toute autre chose. La vieille belle-mère était une prude et une hypocrite; elle était sèche et sans pitié; elle était encroûtée dans ses idées de l'ancien régime, etc. Et alors, malheur aux vieilles amies qui avaient causé une altercation domestique par leurs propos et leurs réflexions! Les vieilles comtesses, c'étaient les bêtes de l'Apocalypse pour ma pauvre mère, et elle les habillait de la tête aux pieds avec une verve et une causticité qui faisaient rire ma grand'mère elle-même, malgré qu'elle en eût.

Deschartres, il faut bien le dire, était le principal obstacle à leur complet rapprochement. Il ne put jamais prendre son parti là-dessus, et il ne laissait pas tomber la moindre occasion de raviver les anciennes douleurs. C'était sa destinée. Il a toujours été rude et désobligeant pour les êtres qu'il chérissait; comment ne l'eût-il pas été pour ceux qu'il haïssait? Il ne pardonnait pas à ma mère de l'avoir emporté sur lui dans l'influence à laquelle il prétendait sur l'esprit et le cœur de son cher Maurice. Il la contredisait et essayait de la molester à tout propos, et puis il s'en repentait et s'efforçait de réparer ses grossièretés par des prévenances gauches et ridicules. Il semblait parfois qu'il fût amoureux d'elle. Eh! qui sait s'il ne l'était pas? Le cœur humain est si bizarre et les hommes austères si inflammables! Mais il eût dévoré quiconque le lui eût dit. Il avait la prétention d'être supérieur à toutes les faiblesses humaines. D'ailleurs ma mère recevait mal ses avances, et lui faisait expier ses torts par de si cruelles railleries, que l'ancienne haine lui revenait toujours, augmentée de tout le dépit des nouvelles luttes.

Quand on paraissait au mieux ensemble, et que Deschartres faisait peut-être tous ses efforts pour se rendre moins maussade, il essayait d'être taquin et gentil, et Dieu sait comme il s'y entendait, le pauvre homme! Alors ma mère se moquait de lui avec tant de malice et d'esprit, qu'il perdait la tête, devenait brutal, blessant, et que ma grand'mère était obligée de lui donner tort et de le faire taire.

Ils jouaient aux cartes tous les soirs, tous les trois, et Deschartres, qui avait la prétention d'être supérieur dans tous les jeux, et qui les jouait tous fort mal, perdait toujours. Je me souviens qu'un soir, exaspéré d'être gagné obstinément par ma mère qui ne calculait rien, mais qui, par instinct et par inspiration, était toujours heureuse, il entra dans une fureur épouvantable, et lui dit en jetant ses cartes sur la table: «On devrait vous les jeter au nez pour vous apprendre à gagner en jouant si mal!» Ma mère se leva tout en colère et allait répondre, lorsque ma bonne maman dit avec son grand air calme et sa voix douce:

—Deschartres, si vous faisiez une pareille chose, je vous assure que je vous donnerais un grand soufflet.

Cette menace d'un soufflet, faite d'un ton si paisible, et d'un grand soufflet, venant de cette belle main à demi paralysée, si faible qu'elle pouvait à peine soutenir ses cartes, était la chose la plus comique qui se puisse imaginer. Aussi ma mère partit d'un rire inextinguible, et se rassit, incapable de rien ajouter à la stupéfaction et à la mortification du pauvre pédagogue.

Mais cette anecdote eut lieu bien longtemps après la mort de mon père. Il se passa de longues années avant qu'on n'entendît dans cette maison en deuil d'autres rires que ceux des enfans.

Pendant ces années, une vie calme et réglée, un bien-être physique que je n'avais jamais connu, un air pur que j'avais rarement respiré à pleins poumons, me fit peu à peu une santé robuste, et l'excitation nerveuse cessant, mon humeur devint égale et mon caractère enjoué. On s'aperçut que je n'étais pas un enfant plus méchant qu'un autre, et la plupart du temps, il est certain que les enfans ne sont acariâtres et fantasques que parce qu'ils souffrent sans pouvoir ou sans vouloir le dire.

Pour ma part, j'avais été si dégoûtée par les remèdes, et à cette époque, on en faisait un tel abus, que j'avais pris l'habitude de ne jamais me plaindre de mes petites indispositions, et je me souviens d'avoir été souvent près de m'évanouir au milieu de mes jeux, et d'avoir lutté avec un stoïcisme que je n'aurais peut-être pas aujourd'hui. C'est que quand j'étais remise à la science de Deschartres, je devenais réellement la victime de son système qui était de donner de l'émétique à tout propos. Il était habile chirurgien, mais il n'entendait rien à la médecine, et appliquait ce maudit émétique à tous les maux. C'était sa panacée universelle. J'étais et j'ai toujours été d'un tempérament très bilieux; mais si j'avais eu toute la bile dont Deschartres prétendait me débarrasser, je n'aurais jamais pu vivre. Etais-je pâle, avais-je mal à la tête? C'était la bile; et vite l'émétique, qui produisait chez moi d'affreuses convulsions sans vomissemens et qui me brisait pour plusieurs jours. De son côté, ma mère croyait aux vers. C'était encore une préoccupation de la médecine dans ce temps-là. Tous les enfans avaient des vers, et on les bourrait de vermifuges, affreuses médecines noires qui leur causaient des nausées et leur ôtaient l'appétit; alors, pour rendre l'appétit, on appliquait la rhubarbe; et puis, avais-je une piqûre de cousin, ma mère croyait voir reparaître la gale, et le soufre était de nouveau mêlé à tous mes alimens. Enfin c'était une droguerie perpétuelle, et il faut que la génération à laquelle j'appartiens ait été bien fortement constituée, pour résister à tous les soins qu'on a pris pour la conserver.

C'est vers l'âge de cinq ans que j'appris à écrire. Ma mère me faisait faire de grandes pages de bâtons et de jambages. Mais comme elle écrivait elle-même comme un chat, j'aurais barbouillé bien du papier avant de savoir signer mon nom, si je n'eusse pris le parti de chercher moi-même un moyen d'exprimer ma pensée par des signes quelconques. Je me sentais fort ennuyée de copier tous les jours un alphabet et de tracer des pleins et des déliés en caractères d'affiche. J'étais impatiente d'écrire des phrases, et, dans nos récréations qui étaient longues, comme on peut croire, je m'exerçais à écrire des lettres à Ursule, à Hippolyte et à ma mère. Mais je ne les montrais pas, dans la crainte qu'on ne me défendît de me gâter la main à cet exercice. Je vins bientôt à bout de me faire une orthographe à mon usage. Elle était très simplifiée et chargée d'hiéroglyphes. Ma grand'mère surprit une de ces lettres et la trouva fort drôle. Elle prétendit que c'était merveille de voir comme j'avais réussi à exprimer mes petites idées avec ces moyens barbares, et elle conseilla à ma mère de me laisser griffonner seule tant que je voudrais. Elle disait avec raison qu'on perd beaucoup de temps à vouloir donner une belle écriture aux enfans, et que pendant ce temps-là ils ne songent point à quoi sert l'écriture. Je fus donc livrée à mes propres recherches, et quand les pages du devoir étaient finies, je revenais à mon système naturel. Longtemps j'écrivis en lettres d'imprimerie, comme celles que je voyais dans les livres, et je ne me rappelle pas comment j'arrivai à employer l'écriture de tout le monde; mais, ce que je me rappelle, c'est que je fis comme ma mère, qui apprenait l'orthographe en faisant attention à la manière dont les mots imprimés étaient composés. Je comptais les lettres et je ne sais par quel instinct j'appris de moi-même les règles principales. Lorsque, plus tard, Deschartres m'enseigna la grammaire, ce fut l'affaire de deux ou trois mois, car chaque leçon n'était que la confirmation de ce que j'avais observé et appliqué déjà.

A sept ou huit ans, je mettais donc l'orthographe, non pas correctement, cela ne m'est jamais arrivé, mais aussi bien que la majorité des Français qui l'ont apprise.

Ce fut en apprenant seule à écrire que je parvins à comprendre ce que je lisais. C'est ce travail qui me força à m'en rendre compte, car j'avais su lire avant de pouvoir comprendre la plupart des mots et de saisir le sens des phrases. Chaque jour cette révélation aggrandit son petit cadre et j'en vins à pouvoir lire seule un conte de fées.

Quel plaisir ce fut pour moi, qui les avais tant aimés et à qui ma pauvre mère n'en faisait plus, depuis que le chagrin pesait sur elle! Je trouvai à Nohant les contes de Mme D'Aulnoy et de Perrault, dans une vieille édition qui a fait mes délices pendant cinq ou six années. Ah! quelles heures m'ont fait passer l'Oiseau Bleu, le Petit Poucet, Peau d'Ane, Bellebelle ou le Chevalier Fortuné, Serpentin vert, Babiole et la Souris bien-faisante! Je ne les ai jamais relus depuis; mais je pourrais tous les raconter d'un bout à l'autre, et je ne crois pas que rien puisse être comparé, dans la suite de notre vie intellectuelle, à ces premières jouissances de l'imagination.

Je commençais aussi à lire, moi-même mon Abrégé de mythologie grecque, et j'y prenais grand plaisir, car cela ressemble aux contes de fées par certains côtés. Mais il y en avait d'autres qui me plaisaient moins: dans tous ces mystères, les symboles sont sanglans au milieu de leur poésie, et j'aimais mieux les dénoûmens heureux de mes contes. Pourtant les nymphes, les zéphirs, l'écho, toutes ces personnifications des rians mystères de la nature, tournaient mon cerveau vers la poésie, et je n'étais pas encore assez esprit fort pour ne pas espérer parfois de surprendre les napées et les dryades dans les bois et dans les prairies.

Il y avait dans notre chambre un papier de tenture qui m'occupait beaucoup. Le fond était vert foncé, uni, très épais, verni, et tendu sur toile. Cette manière d'isoler les papiers de la muraille assurait aux souris un libre parcours, et il se passait, le soir, derrière ce papier, des scènes de l'autre monde, des courses échevelées, des grattemens furtifs et de petits cris fort mystérieux. Mais ce n'était pas là ce qui m'occupait le plus: C'était la bordure et les ornemens qui entouraient les panneaux. Cette bordure était large d'un pied et représentait une guirlande de feuilles de vigne s'ouvrant par intervalles pour encadrer une suite de médaillons où l'on voyait rire, boire et danser, des silènes et des bacchantes. Au-dessus de chaque porte, il y avait un médaillon plus grand que les autres, représentant une figurine, et ces figurines me paraissaient incomparables. Elles n'étaient pas semblables, celle que je voyais le matin en m'éveillant était une nymphe ou une Flore dansante, vêtue de bleu pâle, couronnée de roses, et agitant dans ses mains une guirlande de fleurs; celle-là me plaisait énormément. Mon premier regard, le matin, était pour elle. Elle semblait me rire et m'inviter à me lever pour aller courir et folâtrer en sa compagnie. Celle qui lui faisait vis-à-vis et que je voyais le jour, de ma table de travail, et le soir, en faisant mes prières avant d'aller me coucher, était d'une expression toute différente. Elle ne riait ni ne dansait. C'était une bacchante grave. Sa tunique était verte, sa couronne était de pampres, et son bras étendu s'appuyait sur un thyrse. Ces deux figures représentaient peut-être le printemps et l'automne. Quoi qu'il en soit, ces deux personnages, d'un pied de haut environ, me causaient une vive impression. Ils étaient peut-être aussi pacifiques et aussi insignifians l'un que l'autre; mais, dans mon cerveau, ils offraient le contraste bien tranché de la gaîté et de la tristesse, de la bienveillance et de la sévérité.

Je regardais la bacchante avec étonnement; j'avais lu l'histoire d'Orphée déchiré par ces cruelles, et le soir, quand la lumière vacillante éclairait le bras étendu et le thyrse, je croyais voir la tête du divin chantre au bout d'un javelot.

Mon petit lit était adossé à la muraille, de manière à ce que je ne visse pas de là cette figure qui me tourmentait. Comme personne ne se doutait de ma prévention contre elle, l'hiver étant venu, ma mère changea mon lit de place pour le rapprocher de la cheminée, et de là je tournai le dos à ma nymphe bien aimée pour ne voir que la ménade redoutable. Je ne me vantai pas de ma faiblesse, je commençais à avoir honte de cela; mais, comme il me semblait que cette diablesse me regardait obstinément et me menaçait de son bras immobile, je mis ma tête sous les couvertures pour ne pas la voir en m'endormant. Ce fut inutile. Au milieu de la nuit, elle se détacha du médaillon, glissa le long de la porte, devint aussi grande qu'une personne naturelle, comme disent les enfans, et marchant à la porte d'en face, elle essaya d'arracher la jolie nymphe de son médaillon. Celle-ci poussait des cris déchirans; mais la bacchante ne s'en souciait pas; elle tourmenta et déchira le papier, jusqu'à ce que la nymphe s'en détachât et s'enfuît au milieu de la chambre. L'autre l'y poursuivit, et la pauvre nymphe échevelée s'étant précipitée sur mon lit pour se cacher sous mes rideaux, la bacchante furieuse vint vers moi, et nous perça toutes deux mille fois de son thyrse, qui était devenu une lance acérée, et dont chaque coup était pour moi une blessure dont je sentais la douleur.

Je criai, je me débattis: ma mère vint à mon secours. Mais tandis qu'elle se levait, bien que je fusse assez éveillée pour le constater, j'étais encore assez endormie pour voir la bacchante. Le réel et le chimérique étaient simultanément devant mes yeux, et je vis distinctement la bacchante s'atténuer, s'éloigner à mesure que ma mère approchait d'elle, devenir petite comme elle l'était dans son médaillon, grimper le long de la porte comme eût fait une souris, et se replacer dans son cadre de feuilles de vigne, où elle reprit sa pose accoutumée et son air grave.

Je me rendormis, et je vis cette folle qui faisait encore des siennes. Elle courait tout le long de la bordure, appelant toutes les silènes et toutes les autres bacchantes, qui étaient attablées ou occupées à se divertir dans les médaillons, et elle les forçait à danser avec elle et à casser tous les meubles de la chambre.

Peu à peu le rêve devint très confus, et j'y pris une sorte de plaisir. Le matin, à mon réveil, je vis la bacchante au lieu de la nymphe vis-à-vis de moi, et comme je ne me rendais plus compte de la nouvelle place que mon lit occupait dans la chambre, je crus un instant qu'en retournant à leurs médaillons, les deux petites personnes s'étaient trompées et avaient changé de porte; mais cette hallucination se dissipa aux premiers rayons du soleil, et je n'y pensai plus de la journée.

Le soir, mes préoccupations revinrent et il en fut ainsi pendant fort longtemps. Tant que durait le jour, il m'était impossible de prendre au sérieux ces deux figurines coloriées sur le papier; mais les premières ombres de la nuit troublaient mon cerveau, et je n'osais plus rester seule dans la chambre. Je ne le disais pas, car ma grand'mère raillait la poltronnerie, et je craignais qu'on ne lui racontât ma sottise. Mais j'avais presque huit ans que je ne pouvais pas encore regarder tranquillement la bacchante avant de m'endormir. On ne s'imagine pas tout ce que les enfans portent de bizarrerie contenue et d'émotions cachées dans leur petite cervelle.

Le séjour à Nohant de mon grand-oncle, l'abbé de Beaumont, fut pour mes deux mères une grande consolation, une sorte de retour à la vie. C'était un caractère enjoué, un peu insouciant comme le sont les vieux garçons, un esprit remarquable, plein de ressources et de fécondité, un caractère à la fois égoïste et généreux. La nature l'avait fait sensible et ardent. Le célibat l'avait rendu personnel; mais sa personnalité était si aimable, si gracieuse et si séduisante, qu'on était forcé de lui savoir gré de ne pas partager vos peines au point de n'avoir pas la force d'essayer de vous en distraire. C'était le plus beau vieillard que j'aie vu de ma vie. Il avait la peau blanche et fine, l'œil doux et les traits réguliers et nobles de ma grand'mère; mais il avait encore plus de pureté dans les lignes, et sa physionomie était plus animée. A cette époque, il portait encore des ailes de pigeon bien poudrées et la queue à la prussienne. Il était toujours en culottes de satin noir, en souliers à boucles, et, quand il mettait par dessus son habit sa grande douillette de soie violette piquée et ouatée, il avait l'air solennel d'un portrait de famille.

Il aimait ses aises, et son intérieur était d'un vieux luxe comfortable. Sa table était raffinée comme son appétit. Il était despote et impérieux en paroles; doux, libéral et faible par le fait. J'ai souvent pensé à lui, en esquissant le portrait d'un certain chanoine qui a été fort goûté dans le roman de Consuelo: comme lui bâtard d'un grand personnage, il était friand, impatient, railleur, amoureux des beaux-arts, magnifique, candide et malin, en même temps irascible et débonnaire. J'ai beaucoup chargé la ressemblance pour les besoins du roman, et c'est ici le cas de dire que les portraits tracés de cette sorte ne sont plus des portraits. C'est pourquoi lorsqu'ils paraissent blessans à ceux qui croient s'y reconnaître, c'est une injustice commise envers l'auteur et envers soi-même. Un portrait de roman, pour valoir quelque chose, est toujours une figure de fantaisie. L'homme est si peu logique, si rempli de contrastes ou de disparates dans la réalité, que la peinture d'un homme réel serait impossible et tout-à-fait insoutenable dans un ouvrage d'art. Le roman entier serait forcé de se plier aux exigences de ce caractère, et ce ne serait plus un roman. Cela n'aurait ni exposition, ni intrigue, ni nœud, ni dénouement, cela irait tout de travers comme la vie et n'intéresserait personne, parce que chacun veut trouver dans un roman une sorte d'idéal de la vie[52].

C'est donc une bêtise de croire qu'un auteur ait voulu faire aimer ou haïr telle ou telle personne, en donnant à ses personnages quelques traits saisis sur la nature. La moindre différence en fait un être de convention, et je soutiens qu'en littérature on ne peut faire d'une figure réelle une peinture vraisemblable, sans se jeter dans d'énormes différences et sans dépasser extrêmement, en bien ou en mal, les défauts et les qualités de l'être humain qui a pu servir de premier type à l'imagination. C'est absolument comme le jeu des acteurs, qui ne paraît vrai sur la scène qu'à la condition de dépasser ou d'atténuer beaucoup la réalité. Caricature ou idéalisation, ce n'est plus le modèle primitif, et ce modèle a peu de jugement s'il croit se reconnaître, s'il prend du dépit ou de la vanité en voyant ce que l'art et la fantaisie ont pu faire de lui.

Lavater disait (ce ne sont pas ses expressions, mais c'est sa pensée): «On oppose à mon système un argument que je nie. On dit qu'un scélérat ressemble parfois à un honnête homme et réciproquement. Je réponds que si on se trompe à cette ressemblance, c'est qu'on ne sait pas observer, c'est qu'on ne sait pas voir. Il peut exister certainement entre l'honnête homme et le scélérat, une ressemblance vulgaire, apparente. Il n'y a peut-être même qu'une petite ligne, un léger pli, un rien qui constitue la dissemblance. Mais ce rien est tout.»

Ce que Lavater disait à propos des différences dans la réalité physique, est encore plus vrai quand on l'applique à la vérité relative dans les arts. La musique n'est pas de l'harmonie imitative, du moins l'harmonie imitative n'est pas de la musique. La couleur en peinture n'est qu'une interprétation, et la reproduction exacte des tons réels n'est pas de la couleur. Les personnages de roman ne sont donc pas des figures ayant un modèle existant. Il faut avoir connu mille personnes pour en peindre une seule. Si on n'en avait étudié qu'une seule et qu'on voulût en faire un type exact, elle ne ressemblerait à rien et ne semblerait pas possible.

J'ai fait cette digression pour n'y pas revenir plus tard. Elle n'est même pas nécessaire au rapprochement qu'on pourrait faire entre mon oncle de Beaumont et mon chanoine de Consuelo; car j'ai peint un chanoine chaste, et mon grand-oncle se piquait de tout le contraire. Il avait eu de très belles aventures, et il eût été bien fâché de n'en point avoir. Il y avait mille autres différences que je n'ai pas besoin d'indiquer, ne fût-ce que celle de la gouvernante de mon roman, qui n'a pas le moindre trait de la gouvernante de mon grand-oncle. Celle-ci était dévouée, sincère, excellente. Elle lui a fermé les yeux, et elle a hérité de lui, ce qui lui était bien dû: et pourtant mon oncle lui parlait quelquefois comme le chanoine parle à Dame Brigitte dans mon roman. Il n'y a donc rien de moins réel que ce qui paraît le plus vrai dans un ouvrage d'art.

Mon grand-oncle n'avait, à l'égard des femmes, aucune espèce de préjugés. Pourvu qu'elles fussent belles et bonnes, il ne leur demandait compte ni de leur naissance ni de leur passé. Aussi avait-il entièrement accepté ma mère, et il lui témoigna toute sa vie une affection paternelle. Il la jugeait bien et la traitait comme un enfant de bon cœur et de mauvaise tête, la grondant, la consolant, la défendant avec énergie quand on était injuste envers elle; la réprimant avec sévérité quand elle était injuste envers les autres. Il fut toujours un médiateur équitable, un conciliateur persuasif entre elle et ma grand'mère. Il la préservait des boutades de Deschartres, en donnant tort ouvertement à celui-ci, sans que jamais il pût se fâcher ni se révolter contre le protectorat ferme et enjoué du grand-oncle.

La légèreté de cet aimable vieillard était donc un bienfait au milieu de nos amertumes domestiques, et j'ai souvent remarqué que tout est bon dans les personnes qui sont bonnes, même leurs défauts apparens. On s'imagine d'avance qu'on en souffrira, et puis il arrive peu à peu qu'on en profite, et que ce qu'elles ont en plus ou en moins dans un certain sens corrige ce que nous avons en moins ou en plus dans le sens contraire. Elles rendent l'équilibre à notre vie, et nous nous apercevons que les tendances que nous leur avons reprochées étaient très nécessaires pour combattre l'abus ou l'excès des nôtres.

La sérénité et l'enjouement du grand-oncle parurent donc un peu choquans dans les premiers jours. Il regrettait pourtant très sincèrement son cher Maurice, mais il voulait distraire ces deux femmes désolées, et il y parvint. Bientôt on ressuscita un peu avec lui. Il avait tant d'esprit, tant d'activité dans les idées, tant de grâce à raconter, à railler, à amuser les autres en s'amusant lui-même, qu'il était impossible d'y résister. Il imagina de nous faire jouer la comédie pour la fête de ma grand'mère, et cette surprise lui fut ménagée de longue main. La grande pièce qui servait d'antichambre à la chambre de ma mère, et dans laquelle ma grand'mère, qui ne montait presque jamais l'escalier, ne risquait guère de surprendre les apprêts, fut convertie en salle de spectacle. On dressa des planches sur des tonneaux, les acteurs, qui étaient Hippolyte, Ursule et moi, n'ayant pas la taille assez élevée pour toucher au plafond, malgré cet exhaussement du sol. C'était une espèce de théâtre de marionnettes, mais il était charmant. Mon grand-oncle découpa, colla et peignit lui-même les décors; il fit la pièce et nous enseigna nos rôles, nos couplets et nos gestes. Il se chargea de l'emploi de souffleur. Deschartres, avec son flageolet, fit office d'orchestre. On s'assura que je n'avais pas oublié le bolero espagnol, quoique depuis près de trois ans on ne me l'eût pas fait danser. Je fus donc chargée à moi seule de la partie du ballet, et le tout réussit à merveille. La pièce n'était ni longue ni compliquée. C'était un à-propos des plus naïfs, et le dénouement était la présentation d'un bouquet à Marie. Hippolyte, comme le plus âgé et le plus savant, avait les plus longues tirades, mais quand l'auteur vit que la meilleure mémoire de nous trois était celle d'Ursule, et qu'elle avait un singulier plaisir à dégoiser son rôle avec aplomb, il allongea ses répliques et montra notre babillarde drolette sous son véritable aspect. C'est ce qu'il y eut de meilleur dans la pièce. Elle y conservait son surnom de Caquet Bon-Bec, et y adressait à la bonne maman un compliment de longue haleine et des couplets qui ne finissaient pas.

Je ne dansai pas mon boléro avec moins d'assurance. La timidité et la gaucherie ne m'étaient pas encore venues, et je me souviens que Deschartres m'impatientant, parce que, soit émotion, soit incapacité, il ne jouait ni juste ni dans le rhythme, je terminai le ballet par une improvisation d'entrechats et de pirouettes qui fit rire ma grand'mère aux éclats. C'était tout ce que l'on voulait, car il y avait environ trois ans que la pauvre femme n'avait souri. Mais, tout-à-coup, comme effrayée d'elle-même, elle fondit en larmes, et l'on se hâta de me prendre par les pieds au milieu de mon délire chorégraphique, de me faire passer par-dessus la rampe et de m'apporter sur ses genoux pour y recevoir mille baisers arrosés de pleurs.

Vers la même époque, ma grand'mère commença à m'enseigner la musique. Malgré ses doigts à moitié paralysés et sa voix cassée, elle chantait encore admirablement, et les deux ou trois accords qu'elle pouvait faire pour s'accompagner étaient d'une harmonie si heureuse et si large que, quand elle s'enfermait dans sa chambre pour relire quelque vieil opéra à la dérobée, et qu'elle me permettait de rester auprès d'elle, j'étais dans une véritable extase. Je m'asseyais par terre sous le vieux clavecin où Brillant, son chien favori, me permettait de partager un coin de tapis, et j'aurais passé là ma vie entière, tant cette voix chevrotante et le son criard de cette épinette me charmaient. C'est qu'en dépit des infirmités de cette voix et de cet instrument, c'était de la belle musique, admirablement comprise et sentie. J'ai bien entendu chanter depuis, et avec des moyens magnifiques. Mais si j'ai entendu quelque chose de plus, je puis dire que ce n'a jamais été quelque chose de mieux. Elle avait su beaucoup de musique des maîtres, et elle avait connu Gluck et Piccini pour lesquels elle était restée impartiale, disant que chacun avait son mérite, et qu'il ne fallait pas comparer, mais apprécier les individualités. Elle savait encore par cœur des fragmens de Léo, de Hasse et de Durante que je n'ai jamais entendu chanter qu'à elle, et que je ne saurais même désigner, mais que je reconnaîtrais si je les entendais de nouveau. C'était des idées simples et grandes, des formes classiques et calmes. Même dans les choses qui avaient été le plus de mode dans sa jeunesse, elle distinguait parfaitement le côté faible, et n'aimait pas ce que nous appelons aujourd'hui le rococo. Son goût était franc, sévère et grave.

Elle m'enseigna les principes, et si clairement, que cela ne me parut pas la mer à boire. Plus tard, quand j'eus des maîtres, je n'y compris plus rien, et je me dégoûtai de cette étude à laquelle je ne me crus pas propre. Mais depuis, j'ai bien senti que c'était la faute des maîtres plus que la mienne, et que si ma grand'mère s'en fût toujours mêlée exclusivement, j'aurais été musicienne, car j'étais bien organisée pour l'être, et je comprends le beau qui, dans cet art, m'impressionne et me transporte plus que dans tous les autres.

CHAPITRE DEUXIEME.

Mme de Genlis, les Battuécas.—Les rois et les reines des contes de fées.—L'écran vert.—La grotte et la cascade.—Le vieux château.—Première séparation d'avec ma mère.—Catherine.—Effroi que me causait l'âge et l'air imposant de ma grand'mère.—Voyage à Paris.—La grande berline.—L'appartement de ma grand'mère à Paris.—Mes promenades avec ma mère.—La coiffure à la chinoise.—Ma sœur.—Premier chagrin violent.—La poupée noire.—Maladie et visions dans le délire.

Ma petite cervelle était toujours pleine de poésie, et mes lectures me tenaient en haleine sous ce rapport. Berquin, ce vieux ami des enfans qu'on a, je crois trop vanté, ne me passionna jamais. Quelquefois ma mère nous lisait tout haut des fragmens de roman de Mme de Genlis, cette bonne dame qu'on a trop oubliée, et qui avait un talent réel. Qu'importent aujourd'hui ses préjugés, sa demi-morale souvent fausse et son caractère personnel, qui ne semble pas avoir eu de parti pris entre l'ancien monde et le nouveau? Relativement au cadre qui a pesé sur elle, elle a peint aussi largement que possible. Son véritable naturel a dû être excellent, et il y a certain roman d'elle qui ouvre vers l'avenir des perspectives très larges. Son imagination est restée fraîche sous les glaces de l'âge, et, dans les détails, elle est véritablement artiste et poète.

Il existe d'elle un roman publié sous la Restauration, un des derniers, je crois, qu'elle ait écrit, et dont je n'ai jamais entendu parler depuis cette époque. J'avais quinze ou seize ans quand je le lus, et je ne saurais dire s'il eut du succès. Je ne me le rappelle pas bien, mais il m'a vivement impressionnée, et il a produit son effet sur toute ma vie. Ce roman est intitulé les Battuécas, et il est éminemment socialiste. Les Battuécas sont une petite tribu qui a existé, en réalité ou en imagination, dans une vallée espagnole cernée de montagnes inaccessibles. A la suite de je ne sais quel événement, cette tribu s'est renfermée volontairement en un lieu où la nature lui offre toutes les ressources imaginables, et où, depuis plusieurs siècles, elle se perpétue sans avoir aucun contact avec la civilisation extérieure. C'est une petite république champêtre, gouvernée par des lois d'un idéal naïf. On y est forcément vertueux; c'est l'âge d'or avec tout son bonheur et toute sa poésie. Un jeune homme, dont je ne sais plus le nom et qui vivait là dans toute la candeur des mœurs primitives, découvre un jour, par hasard, le sentier perdu qui mène au monde moderne. Il se hasarde, il quitte sa douce retraite, le voilà lancé dans notre civilisation, avec la simplicité et la droiture de la logique naturelle. Il voit des palais, des armées, des théâtres, des œuvres d'art, une cour, des femmes du monde, des savans, des hommes célèbres; et son étonnement, son admiration tiennent du délire. Mais il voit aussi des mendians, des orphelins abandonnés, des plaies étalées à la porte des églises, des hommes qui meurent de faim à la porte des riches. Il s'étonne encore plus. Un jour, il prend un pain sur l'étalage d'un boulanger pour le donner à une pauvre femme qui pleure avec son enfant pâle et mourant dans les bras. On le traite de voleur, on le menace; ses amis le grondent et tâchent de lui expliquer ce que c'est que la propriété. Il ne comprend pas. Une belle dame le séduit, mais elle a des fleurs artificielles dans les cheveux, des fleurs qu'il a crues vraies et qui l'étonnent, parce qu'elles sont sans parfum. Quand on lui explique que ce ne sont pas des fleurs, il s'effraie, il a peur de cette femme qui lui a semblé si belle, il craint qu'elle ne soit artificielle aussi.

Je ne sais plus combien de déceptions lui viennent quand il voit le mensonge, le charlatanisme, la convention, l'injustice partout. C'est le Candide ou le Huron de Voltaire, mais c'est conçu plus naïvement, c'est une œuvre chaste, sincère, sans amertume, et dont les détails ont une poésie infinie. Je crois que le jeune Battuécas retourne à sa vallée, et recouvre sa vertu sans retrouver son bonheur, car il a bu à la coupe empoisonnée du siècle. Je ne voudrais pas relire ce livre, je craindrais de ne plus le trouver aussi charmant qu'il m'a semblé.

Autant qu'il m'en souvient, la conclusion de Mme de Genlis n'est pas hardie: elle ne veut pas donner tort à la société, et, à plusieurs égards, elle a raison d'accepter l'humanité telle qu'elle est devenue par les lois mêmes du progrès. Mais il me semble qu'en général, les argumens qu'elle place dans la bouche de l'espèce de mentor dont elle fait accompagner son héros à travers l'examen du monde moderne, sont assez faibles; je les lisais sans plaisir et sans conviction, et l'on pense bien pourtant qu'à seize ans, sortant du cloître, et encore soumise à la loi catholique, je n'avais pas de parti pris contre la société officielle. Les naïfs raisonnemens du Battuécas me charmaient, au contraire, et, chose bizarre, c'est peut-être à Mme de Genlis, l'institutrice et l'amie de Louis-Philippe, que je dois mes premiers instincts socialistes et démocratiques.

Mais je me trompe: je les dois à la singularité de ma position, à ma naissance à cheval, pour ainsi dire sur deux classes, à mon amour pour ma mère, contrarié et brisé par des préjugés qui m'ont fait souffrir avant que je pusse les comprendre. Je les dois aussi à mon éducation, qui fut tour à tour philosophique et religieuse, et à tous les contrastes que ma propre vie m'a présentés dès l'âge le plus tendre. J'ai donc été démocrate, non-seulement par le sang que ma mère a mis dans mes veines, mais par les luttes que ce sang du peuple a soulevées dans mon cœur et dans mon existence; et si les livres ont fait de l'effet sur moi, c'est que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les miennes.

Pourtant, les princesses et les rois des contes de fées firent longtemps mes délices. C'est que, dans mes rêves d'enfant, ces personnages étaient le type de l'aménité, de la bienfaisance et de la beauté. J'aimais leur luxe et leurs parures; mais tout cela leur venait des fées, et ces rois-là n'ont rien de commun avec les rois véritables. Ils sont traités d'ailleurs fort cavalièrement par les génies quand ils se conduisent mal, et, à cet égard, ils sont soumis à une justice plus sévère que celle des peuples.

Les fées et les génies? où étaient-ils, ces êtres qui pouvaient tout, et qui, d'un coup de baguette, vous faisaient entrer dans un monde de merveilles! Ma mère ne voulut jamais me dire qu'ils n'existaient pas, et je lui en sais maintenant un gré infini. Ma grand'mère n'y eût pas été par quatre chemins, si j'avais osé lui faire les mêmes questions. Toute pleine de Jean-Jacques et de Voltaire, elle eût démoli sans remords et sans pitié tout l'édifice enchanté de mon imagination. Ma mère procédait autrement. Elle ne m'affirmait rien, elle ne niait rien non plus. La raison venait bien assez vite à son gré, et déjà je pensais bien par moi-même que mes chimères ne se réaliseraient pas; mais si la porte de l'espérance n'était plus toute grande ouverte comme dans les premiers jours, elle n'était pas encore fermée à clef. Il m'était permis de fureter autour et de tâcher d'y trouver une petite fente pour regarder au travers. Enfin je pouvais encore rêver toute éveillée, et je ne m'en faisais pas faute.

Je me souviens que dans les soirs d'hiver, ma mère nous lisait tantôt du Berquin, tantôt les veillées du château de Mme de Genlis, et tantôt d'autres fragmens de livres à notre portée, mais dont je ne me souviens plus. J'écoutais d'abord attentivement. J'étais assise aux pieds de ma mère devant le feu, et il y avait entre le feu et moi, un vieux écran à pieds, garni de taffetas vert. Je voyais un peu le feu à travers ce taffetas usé, et il y produisait de petites étoiles dont j'augmentais le rayonnement en clignotant. Alors peu à peu je perdais le sens des phrases que lisait ma mère. Sa voix me jetait dans une sorte d'assoupissement moral, où il m'était impossible de suivre une idée. Des images se dessinaient devant moi et venaient se fixer sur l'écran vert. C'étaient des bois, des rivières, des villes d'une architecture bizarre et gigantesque comme j'en vois encore souvent en songe; des palais enchantés avec des jardins comme il n'y en a pas, avec des milliers d'oiseaux d'azur, d'or et de pourpre qui voltigeaient sur les fleurs, et qui se laissaient prendre comme les roses se laissent cueillir. Il y avait des roses vertes, noires, violettes, des roses bleues surtout. Il paraît que la rose bleue a été longtemps le rêve de Balzac. Elle était aussi le mien dans mon enfance, car les enfans, comme les poètes, sont amoureux de ce qui n'existe pas. Je voyais aussi des bosquets illuminés, des jets d'eau, des profondeurs mystérieuses, des ponts chinois, des arbres couverts de fruits d'or et de pierreries; enfin, tout le monde fantastique de mes contes devenait sensible, évident, et je m'y perdais avec délices. Je fermais les yeux et je le voyais encore; mais quand je les rouvrais, ce n'était que sur l'écran que je pouvais le retrouver. Je ne sais quel travail de mon cerveau avait fixé là cette vision plutôt qu'ailleurs; mais il est certain que j'ai contemplé sur cet écran vert des merveilles inouïes.

Un jour ces apparitions devinrent si complètes, que j'en fus comme effrayée, et que je demandai à ma mère si elle ne les voyait pas. Je prétendais qu'il y avait de grandes montagnes bleues sur l'écran, et elle me secoua sur ses genoux en chantant pour me ramener à moi-même. Je ne sais si ce fut pour donner un aliment à mon imagination trop excitée qu'elle imagina elle-même une création puérile, mais ravissante pour moi, et qui a fait longtemps mes délices. Voici ce que c'était.

Il y a dans notre enclos un petit bois planté de charmilles, d'érables, de frênes, de tilleuls et de lilas. Ma mère choisit un endroit où une allée tournante conduit à une sorte d'impasse. Elle pratiqua, avec l'aide d'Hippolyte, de ma bonne, d'Ursule et de moi, un petit sentier dans le fourré, qui était alors fort épais. Ce sentier fut bordé de violettes, de primevères et de pervenches, qui, depuis ce temps-là, ont tellement prospéré qu'elles ont envahi presque tout le bois. L'impasse devint donc un petit nid où un banc fut établi sous les lilas et les aubépines; et l'on allait étudier et répéter là ses leçons pendant le beau temps. Ma mère y portait son ouvrage, et nous y portions nos jeux, surtout nos pierres et nos briques pour construire des maisons, et nous donnions à ces édifices, Ursule et moi, des noms pompeux: c'était le château de la Fée, c'était le palais de la Belle au bois dormant, etc. Voyant que nous ne venions pas à bout de réaliser nos rêves dans ces constructions grossières, ma mère quitta un jour son ouvrage et se mit de la partie. Otez-moi, nous dit-elle, vos vilaines pierres à chaux et vos briques cassées; allez me chercher des pierres bien couvertes de mousse, des cailloux roses, verts, des coquillages, et que tout cela soit joli, ou bien je ne m'en mêle pas.

Voilà notre imagination allumée. Il s'agit de ne rien rapporter qui ne soit joli, et nous nous mettons à la recherche de ces trésors que jusque-là nous avions foulés aux pieds sans les connaître. Que de discussions avec Ursule pour savoir si cette mousse est assez veloutée, si ces pierres ont une forme heureuse, si ces cailloux sont assez brillans! D'abord tout nous avait paru bon, mais bientôt la comparaison s'établit, les différences nous frappèrent, et, peu à peu, rien ne nous paraissait plus digne de notre construction nouvelle. Il fallut que la bonne nous conduisît à la rivière pour y trouver ces beaux cailloux d'émeraude, de lapis et de corail qui brillent sous les eaux basses et courantes. Mais, à mesure qu'ils sèchent hors de leur lit, ils perdent leurs vives couleurs, et c'était une déception continuelle. Nous les replongions cent fois dans l'eau pour en ranimer l'éclat. Il y a, dans nos terrains des quartz superbes et une quantité d'ammonites et des pétrifications antédiluviennes d'une grande beauté et d'une grande variété. Nous n'avions jamais fait attention à tout cela, et le moindre objet nous devenait une surprise, une découverte et une conquête.

Il y avait à la maison un âne, le meilleur âne que j'aie jamais connu. Je ne sais s'il avait été malicieux dans sa jeunesse, comme tous ses pareils, mais il était vieux, très vieux; il n'avait plus ni rancunes ni caprices; il marchait d'un pas grave et mesuré; respecté pour son grand âge et ses bons services, il ne recevait jamais ni corrections, ni reproches, et s'il était le plus irréprochable des ânes, on peut dire aussi qu'il en était le plus heureux et le plus estimé. On nous mettait, Ursule et moi, chacune dans une de ses bannes, et nous voyagions ainsi sur ses flancs sans qu'il eût jamais la pensée de se débarrasser de nous. Au retour de la promenade, l'âne rentrait dans sa liberté habituelle, car il ne connaissait ni corde, ni ratelier. Toujours errant dans les cours, dans le village ou dans la prairie du jardin, il était absolument livré à lui-même, ne commettant jamais de méfaits, et usant discrètement de toutes choses. Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle à manger, et même dans l'appartement de ma grand'mère qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette, le nez sur une boîte de poudre d'iris, qu'il respirait d'un air sérieux et recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet, d'après l'ancien système du pays; et, comme il connaissait parfaitement tout le rez-de-chaussée, il cherchait toujours ma grand'mère dont il savait bien qu'il recevrait quelque friandise. Il lui était indifférent de faire rire; supérieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'à lui. Sa seule faiblesse était le désœuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la conséquence. Une nuit, ayant trouvé la porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pièces, et arriva à la porte de la chambre à coucher de ma grand'mère; mais trouvant là un verrou, il se mit à gratter du pied pour avertir de sa présence. Ne comprenant rien à ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'mère sonna sa femme de chambre qui accourut sans lumière, vint à la porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.

Mais ceci est une digression. Je reviens à nos promenades. L'âne fut mis par nous en réquisition et il rapportait chaque jour dans ses paniers une provision de pierres pour notre édifice. Ma mère choisissait les plus belles ou les plus bizarres, et quand les matériaux furent rassemblés, elle commença à bâtir devant nous avec ses petites mains fortes et diligentes, non pas une maison, non pas un château, mais une grotte en rocaille.

Une grotte! nous n'avions aucune idée de cela. La nôtre n'atteignit guères que quatre ou cinq pieds de haut, et deux ou trois de profondeur. Mais la dimension n'est rien pour les enfans, ils ont la faculté de voir en grand, et comme l'ouvrage dura quelques jours, pendant quelques jours nous crûmes que notre rocaille allait s'élever jusqu'aux nues. Quand elle fut terminée, elle avait acquis dans notre cervelle les proportions que nous avions rêvées, et j'ai besoin de me rappeler qu'en montant sur ses premières assises je pouvais en atteindre le sommet; j'ai besoin de voir le petit emplacement qu'elle occupait, et qui existe encore, pour ne pas me persuader, encore aujourd'hui, que c'était une caverne de montagne.

C'était du moins très joli; je ne pourrai jamais me persuader le contraire: Ce n'étaient que cailloux choisis, mariant leurs vives couleurs; pierres couvertes de mousses fines et soyeuses, coquillages superbes, festons de lierre au-dessus et gazons tout autour. Mais cela ne suffisait pas; il fallait une source et une cascade, car une grotte sans eau vive est un corps sans âme. Or, il n'y avait pas le moindre filet d'eau dans le petit bois. Mais ma mère ne s'arrêtait pas pour si peu. Une grande terrine à fond d'émail vert, qui servait aux savonnages, fut enterrée jusqu'aux bords dans l'intérieur de la grotte, bordée de plantes et de fleurs qui cachaient la poterie, et remplie d'une eau limpide que nous avions grand soin de renouveler tous les jours. Mais la cascade! nous la demandions avec ardeur. «Demain vous aurez la cascade, dit ma mère; mais vous n'irez pas voir la grotte avant que je vous fasse appeler, car il faut que la fée s'en mêle, et votre curiosité pourrait la contrarier.»

Nous observâmes religieusement cette prescription, et à l'heure dite, ma mère vint nous chercher. Elle nous amena par le sentier en face de la grotte, nous défendit de regarder derrière, et, me mettant une petite baguette dans la main, elle frappa trois fois dans les siennes, me recommandant de frapper en même temps de ma baguette le centre de la grotte, qui présentait alors un orifice garni d'un tuyau de sureau. Au troisième coup de baguette, l'eau, se précipitant dans le tuyau, fit irruption si abondamment, que nous fûmes inondées, Ursule et moi, à notre grande satisfaction, et en poussant des cris de joie délirante. Puis, la cascade tombant de deux pieds de haut dans le bassin formé par la terrine, offrit une nappe d'eau cristalline, qui dura deux ou trois minutes et s'arrêta.... lorsque toute l'eau du vase que ma bonne, cachée derrière la grotte, versait dans le tuyau de sureau fut épuisée, et que, débordant de la terrine, l'onde pure eût copieusement arrosé les fleurs plantées sur ses bords. L'illusion fut donc de courte durée, mais elle avait été complète, délicieuse, et je ne crois pas avoir éprouvé plus de surprise et d'admiration quand j'ai vu par la suite les grandes cataractes des Alpes et des Pyrénées.

Quand la grotte eut atteint son dernier degré de perfection, comme ma grand'mère ne l'avait pas encore vue, nous allâmes solennellement la prier de nous honorer de sa visite dans le petit bois, et nous disposâmes tout pour lui donner la surprise de la cascade. Nous nous imaginions qu'elle serait ravie; mais, soit qu'elle trouvât la chose trop puérile, soit qu'elle fût mal disposée pour ma mère, ce jour-là, au lieu d'admirer notre chef-d'œuvre, elle se moqua de nous, et la terrine servant de bassin (nous avions pourtant mis des petits poissons dedans pour lui faire fête!) nous attira plus de railleries que d'éloges. Pour mon compte j'en fus consternée, car rien au monde ne me paraissait plus beau que notre grotte enchantée, et je souffrais réellement quand on s'efforçait de m'ôter une illusion.

Les promenades à âne nous mettaient toujours en grande joie; nous allions à la messe tous les dimanches sur ce patriarche des roussins, et nous portions notre déjeuner pour le manger après la messe, dans le vieux château de Saint-Chartier qui touche à l'église. Ce château était gardé par une vieille femme qui nous recevait dans les vastes salles abandonnées du vieux manoir, et ma mère prenait plaisir à y passer une partie de la journée.

Ce qui me frappait le plus, c'était l'apparence fantastique de la vieille femme, qui était pourtant une véritable paysanne, mais qui ne tenait aucun compte du dimanche et filait sa quenouille, ce jour-là, avec autant d'activité que dans la semaine, bien que l'observation du chômage soit une des plus rigoureuses habitudes du paysan de la Vallée-Noire. Cette vieille avait-elle servi quelque seigneur de village, voltairien et philosophe? Je ne sais. J'ai oublié son nom, mais non l'aspect imposant du château tel qu'il a été encore pendant plusieurs années après cette époque. C'était un redoutable manoir, bien entier et très habitable, quoique dégarni de meubles. Il y avait des salles immenses, des cheminées colossales et des oubliettes que je me rappelle parfaitement.

Ce château est célèbre dans l'histoire du pays. Il était le plus fort de la province, et longtemps il servit de résidence aux princes du bas Berry. Il a été assiégé par Philippe-Auguste en personne, et plus tard, il fut encore occupé par les Anglais, et repris sur eux à l'époque des guerres de Charles VII. C'est un grand carré flanqué de quatre tours énormes. Le propriétaire, lassé de l'entretenir, voulut l'abattre pour vendre les matériaux. On réussit à enlever la charpente et à effondrer toutes les cloisons et murailles intérieures; mais on ne put entamer les tours bâties en ciment romain, et les cheminées furent impossibles à déraciner. Elles sont encore debout, élevant leurs longs tuyaux à 40 pieds dans les airs, sans que jamais, depuis trente ans, la tempête ou la gelée en ait détaché une seule brique. En somme, c'est une ruine magnifique et qui bravera le temps et les hommes pendant bien des siècles encore. La base est de construction romaine, le corps de l'édifice est des premiers temps de la féodalité.

C'était un voyage alors que d'aller à Saint-Chartier. Les chemins étaient impraticables pendant neuf mois de l'année. Il fallait aller par les sentiers des prairies, ou se risquer avec le pauvre âne qui resta plus d'une fois planté dans la glaise avec son fardeau. Aujourd'hui, une route superbe, bordée de beaux arbres, nous y mène en un quart d'heure; mais le château me faisait une bien plus vive impression, alors qu'il fallait plus de peine pour y arriver.

Enfin, les arrangemens de famille furent terminés, et ma mère signa l'engagement de me laisser à ma grand'mère, qui voulait absolument se charger de mon éducation. J'avais montré une si vive répugnance pour cette convention qu'on ne m'en parla plus, du moment qu'elle fut adoptée. On s'entendit pour me détacher peu à peu de ma mère sans que je pusse m'en apercevoir; et, pour commencer, elle partit seule pour Paris, impatiente qu'elle était de revoir Caroline.

Comme je devais aller à Paris quinze jours après avec ma grand'mère, et que je voyais même déjà préparer la voiture et faire les paquets, je n'eus pas trop d'effroi ni de chagrin. On me disait qu'à Paris je demeurerais tout près de ma petite maman et que je la verrais tous les jours. Pourtant, j'éprouvai une sorte de terreur quand je me trouvai sans elle dans cette maison qui recommença à me paraître grande comme dans les premiers jours que j'y avais passés. Il fallut aussi me séparer de ma bonne, que j'aimais tendrement et qui allait se marier. C'était une paysanne que ma mère avait prise en remplacement de l'Espagnole Cécilia, après la mort de mon père. Cette excellente femme vit toujours et vient me voir souvent pour m'apporter des fruits de son cormier, arbre assez rare dans notre pays, et qui y atteint pourtant des proportions énormes. Le cormier de Catherine fait son orgueil et sa gloire, et elle en parle comme ferait le gardien cicerone d'un monument splendide. Elle a eu une nombreuse famille, et des malheurs par conséquent. J'ai eu souvent l'occasion de lui rendre service. C'est un bonheur de pouvoir assister la vieillesse de l'être qui a soigné notre enfance. Il n'y avait rien de plus doux et de plus patient au monde que Catherine. Elle tolérait, elle admirait même naïvement toutes mes sottises. Elle m'a horriblement gâtée, et je ne m'en plains pas, car je ne devais pas l'être longtemps par mes bonnes, et j'eus bientôt à expier la tolérance et la tendresse dont je n'avais pas assez senti le prix.

Elle me quitta en pleurant, bien que ce fût pour un mari excellent, d'une belle figure, d'une grande probité, intelligent, et riche par dessus le marché; société bien préférable à celle d'une enfant pleureuse et fantasque; mais le bon cœur de cette fille ne calculait pas, et ses larmes me donnèrent la première notion de l'absence. Pourquoi pleures-tu? lui disais-je; nous nous reverrons bien!—Oui, me disait-elle; mais je m'en vas à une grande demi-lieue d'ici, et je ne vous reverrai pas tous les jours.

Cela me fit faire des réflexions, et je commençai à me tourmenter de l'absence de ma mère. Je ne fus pourtant alors que quinze jours séparée d'elle, mais ces quinze jours sont plus distincts dans ma mémoire que les trois années qui venaient de s'écouler, et même peut-être que les trois années qui suivirent, et qu'elle passa encore avec moi. Tant il est vrai que la douleur seule marque dans l'enfance le sentiment de la vie!

Pourtant, il ne se passa rien de remarquable durant ces quinze jours. Ma grand'mère, s'apercevant de ma mélancolie, s'efforçait de me distraire par le travail. Elle me donnait mes leçons, et se montrait beaucoup plus indulgente que ma mère pour mon écriture et pour la récitation de mes fables. Plus de réprimandes, plus de punitions. Elle en avait toujours été fort sobre, et, voulant se faire aimer, elle me donnait plus d'éloges, d'encouragemens et de bonbons que de coutume. Tout cela eût dû me sembler fort doux, car ma mère était rigide et sans miséricorde pour mes langueurs et mes distractions. Eh bien, le cœur de l'enfant est un petit monde déjà aussi bizarre et aussi inconséquent que celui de l'homme. Je trouvais ma grand'mère plus sévère et plus effrayante dans sa douceur que ma mère dans ses emportemens; jusque-là, je l'avais aimée, et je m'étais montrée confiante et caressante avec elle. De ce moment, et cela dura bien longtemps après, je me sentis froide et réservée en sa présence; ses caresses me gênaient et me donnaient envie de pleurer, parce qu'elles me rappelaient les étreintes plus passionnées de ma petite mère. Et puis ce n'était pas, avec elle, une vie de tous les instans, une familiarité, une expansion continuelles. Il fallait du respect, et cela me semblait glacial. La terreur que ma mère me causait parfois n'était qu'un instant douloureux à passer. L'instant d'après j'étais sur ses genoux, sur son sein, je la tutoyais, tandis qu'avec la bonne maman c'étaient des caresses de cérémonie, pour ainsi dire. Elle m'embrassait solennellement et comme par récompense de ma bonne conduite; elle ne me traitait pas assez comme un enfant, tant elle souhaitait me donner de la tenue et me faire perdre l'invincible laisser-aller de ma nature, que ma mère n'avait jamais réprimé avec persistance. Il ne fallait plus se rouler par terre, rire bruyamment, parler berrichon. Il fallait se tenir droite, porter des gants, faire silence; ou chuchoter bien bas dans un coin, avec Ursulette. A chaque élan de mon organisation on opposait une petite répression bien douce, mais assidue. On ne me grondait pas, mais on me disait vous, et c'était tout dire. Ma fille, vous vous tenez comme une bossue; ma fille, vous marchez comme une paysanne; ma fille, vous avez encore perdu vos gants! ma fille, vous êtes trop grande pour faire de pareilles choses. Trop grande! j'avais sept ans, et on ne m'avait jamais dit que j'étais trop grande. Cela me faisait une peur affreuse d'être devenue tout-à-coup si grande depuis le départ de ma mère. Et puis, il fallait apprendre toute sorte d'usages qui me paraissaient ridicules. Il fallait faire la révérence aux personnes qui venaient en visite. Il ne fallait plus mettre le pied à la cuisine et ne plus tutoyer les domestiques, afin qu'ils perdissent l'habitude de me tutoyer. Il ne fallait pas même lui dire vous. Il fallait lui parler à la troisième personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Elle avait certainement raison, l'excellente femme, de vouloir me frapper d'un grand respect moral pour sa personne et pour le code des grandes habitudes de civilisation qu'elle voulait m'imposer. Elle prenait possession de moi, elle avait affaire à un enfant quinteux et difficile à manier; elle avait vu ma mère s'y prendre énergiquement, et elle pensait qu'au lieu de calmer ces accès d'irritation maladive, ma mère, excitant trop ma sensibilité, me soumettait sans me corriger. C'est bien probable. L'enfant, trop secoué dans son système nerveux, revient d'autant plus vite à son débordement d'impétuosité, qu'on l'a plus ébranlé en le matant tout d'un coup. Ma grand'mère savait bien qu'en me subjuguant par une continuité d'observations calmes, elle me plierait à une obéissance instinctive, sans combats, sans larmes, et qui m'ôterait jusqu'à l'idée de la résistance. Ce fut, en effet, l'affaire de quelques jours. Je n'avais jamais eu la pensée d'entrer en révolte contre elle, mais je ne m'étais guère retenue de me révolter contre les autres en sa présence. Dès qu'elle se fut emparée de moi, je sentis qu'en faisant des sottises sous ses yeux, j'encourais son blâme, et ce blâme exprimé si poliment, mais si froidement, me donnait froid jusque dans la moëlle des os. Je faisais une telle violence à mes instincts, que j'éprouvais des frissons convulsifs dont elle s'inquiétait sans les comprendre. Elle avait atteint son but qui était, avant tout, de me rendre disciplinable, et elle s'étonnait d'y être parvenue aussi vite. «Voyez donc, disait-elle, comme elle est douce et gentille!» Et elle s'applaudissait d'avoir eu si peu de peine à me transformer avec un système tout opposé à celui de ma pauvre mère, tour à tour esclave et tyran.

Mais ma chère bonne maman eut bientôt à s'étonner davantage. Elle voulait être respectée religieusement, et, en même temps, être aimée avec passion. Elle se rappelait l'enfance de son fils, et se flattait de la recommencer avec moi. Hélas! cela ne dépendait ni de moi ni d'elle-même. Elle ne tenait pas assez de compte du degré de génération qui nous séparait et de la distance énorme de nos âges. La nature ne se trompe pas, et malgré les bontés infinies, les bienfaits sans bornes de ma grand'mère dans mon éducation, je n'hésite pas à le dire, une aïeule âgée et infirme ne peut pas être une mère, et la gouverne absolue d'un jeune enfant par une vieille femme, est quelque chose qui contrarie la nature à chaque instant. Dieu sait ce qu'il fait en arrêtant à un certain âge la puissance de la maternité. Il faut au petit être qui commence la vie un être jeune et encore dans la plénitude de la vie. La solennité des manières de ma grand'mère me contristait l'âme. Sa chambre, sombre et parfumée, me donnait la migraine et des bâillemens spasmodiques. Elle craignait le chaud, le froid, un vent coulis, un rayon de soleil. Il me semblait qu'elle m'enfermait avec elle dans une grande boîte, quand elle me disait: Amusez-vous tranquillement. Elle me donnait des gravures à regarder, et je ne les voyais pas, j'avais le vertige. Un chien qui aboyait au dehors, un oiseau qui chantait dans le jardin me faisaient tressaillir; j'aurais voulu être le chien ou l'oiseau. Et, quand j'étais au jardin avec elle, bien qu'elle n'exerçât sur moi aucune contrainte, j'étais enchaînée à ses côtés par le sentiment des égards qu'elle avait déjà su m'inspirer. Elle marchait avec peine; je me tenais tout près pour lui ramasser sa tabatière ou son gant qu'elle laissait souvent tomber et qu'elle ne pouvait pas se baisser pour ramasser; car je n'ai jamais vu de corps plus languissant et plus débile, et comme elle était néanmoins grasse, fraîche, et point malade, cette incapacité de mouvement m'impatientait intérieurement au dernier point. J'avais vu cent fois ma mère brisée par des migraines violentes, étendue sur son lit comme une morte, les joues pâles et les dents serrées. Cela me mettait au désespoir, mais la nonchalance paralytique de ma grand'mère était quelque chose que je ne pouvais pas m'expliquer et qui parfois me semblait volontaire.

Il y avait bien un peu de cela dans le principe. C'était la faute de sa première éducation; elle avait trop vécu dans une boîte, elle aussi, et son sang avait perdu l'énergie nécessaire à la circulation. Quand on voulait la saigner, on ne pouvait pas lui en tirer une goutte, tant il était inerte dans ses veines. J'avais une peur effrayante de devenir comme elle, et quand elle m'ordonnait de n'être à ses côtés ni agitée ni bruyante, il me semblait qu'elle me commandât d'être morte.

Enfin, tous mes instincts se révoltaient contre cette différence d'organisation, et je n'ai aimé véritablement ma grand'mère que lorsque j'ai su raisonner. Jusque-là, je m'en confesse, j'ai eu une sorte de vénération morale, jointe à un éloignement physique invincible. Elle s'aperçut bien de ma froideur, la pauvre femme, et voulut la vaincre par des reproches, qui ne servirent qu'à l'augmenter, en constatant à mes propres yeux un sentiment dont je ne me rendais pas compte. Elle en a bien souffert, et moi peut-être encore plus, sans pouvoir m'en défendre. Et puis une grande réaction s'est faite en moi quand mon esprit s'est développé, et elle a reconnu qu'elle s'était trompée en me jugeant ingrate et obstinée.

Nous partîmes pour Paris au commencement, de, je crois, l'hiver de 1810 à 1811; car Napoléon était entré en vainqueur à Vienne, et il avait épousé Marie-Louise, pendant mon premier séjour à Nohant. Je me rappelle les deux endroits du jardin où j'entendis ces deux nouvelles occuper ma famille. Je dis adieu à Ursule: la pauvre enfant était désolée, mais je devais la retrouver au retour, et d'ailleurs j'étais si heureuse d'aller voir ma mère, que j'étais presque insensible à tout le reste. J'avais fait la première expérience d'une séparation, et je commençais à avoir la notion du temps. J'avais compté les jours et les heures qui s'étaient écoulés pour moi loin de l'unique objet de mon amour. J'aimais Hippolyte aussi malgré ses taquineries; lui aussi pleurait de rester seul, pour la première fois, dans cette grande maison. Je le plaignais; j'aurais voulu qu'on l'emmenât; mais, en somme, je n'avais de larmes pour personne, je n'avais que ma mère en tête, et ma grand'mère, qui passait sa vie à m'étudier, disait tout bas à Deschartres (les enfans entendent tout): «Cette petite n'est pas si sensible que je l'aurais cru.»

On mettait, dans ce temps-là, trois grandes journées pour aller à Paris, quelquefois quatre. Et pourtant ma grand'mère voyageait en poste. Mais elle ne pouvait passer la nuit en voiture, et quand elle avait fait, dans sa grande berline, vingt-cinq lieues par jour, elle était brisée. Cette voiture de voyage était une véritable maison roulante. On sait de combien de paquets, de détails et de commodités de tout genre les vieilles gens et surtout les personnes raffinées se chargeaient et s'incommodaient en voyage. Les innombrables poches de ce véhicule étaient remplies de provisions de bouche, de friandises, de parfums, de jeux de cartes, de livres, d'itinéraires, d'argent, que sais-je? On eût dit que nous nous embarquions pour un mois. Ma grand'mère et sa femme de chambre, empaquetées de couvre-pieds et d'oreillers, étaient étendues au fond; j'occupais la banquette de devant, et quoique j'y eusse toutes mes aises, j'avais de la peine à contenir ma pétulance dans un si petit espace, et à ne pas donner de coups de pied à mon vis-à-vis. J'étais devenue très turbulente dans la vie de Nohant, aussi commençais-je à jouir d'une santé parfaite; mais je ne devais pas tarder à me sentir moins vivante et plus souffreteuse dans l'air de Paris, qui m'a toujours été contraire.

Le voyage ne m'ennuya pourtant pas. C'était la première fois que je n'étais pas accablée par le sommeil que le roulement des voitures provoque dans la première enfance, et cette succession d'objets nouveaux tenait mes yeux ouverts et mon esprit tendu.

Nous arrivâmes à Paris, rue Neuve-des-Mathurins, dans un joli appartement qui donnait sur les vastes jardins situés de l'autre côté de la rue, et que, de nos fenêtres, nous découvrions en entier; l'appartement de ma grand'mère était meublé comme avant la Révolution. C'était ce qu'elle avait sauvé du naufrage, et tout cela était encore très frais et très confortable. Sa chambre était tendue et meublée en damas bleu-de-ciel, il y avait des tapis partout, un feu d'enfer dans toutes les cheminées. Jamais je n'avais été si bien logée, et tout me semblait un sujet d'étonnement dans ces recherches d'un bien-être qui était beaucoup moindre à Nohant. Mais je n'avais pas besoin de tout cela: moi élevée dans la pauvre chambre boisée et carrelée de la rue Grange-Batelière, et je ne jouissais pas du tout de ces aises de la vie auxquelles ma grand'mère eût aimé à me voir plus sensible. Je ne vivais, je ne souriais que quand ma mère était auprès de moi. Elle y venait tous les jours, et ma passion augmentait à chaque nouvelle entrevue. Je la dévorais de caresses, et la pauvre femme voyant que cela faisait souffrir ma grand'mère était forcée de me contenir et de s'abstenir elle-même de trop vives expansions. On nous permettait de sortir ensemble, et il le fallait bien, quoique cela ne remplit pas le but qu'on s'était proposé de me détacher d'elle. Ma grand'mère n'allait jamais à pied, elle ne pouvait pas se passer de la présence de Mlle Julie, qui, elle-même, était gauche, distraite, myope, et qui m'eût perdue dans les rues ou laissée écraser par les voitures. Je n'aurais donc jamais marché, si ma mère ne m'eût emmenée tous les jours faire de longues courses avec elle, et quoique j'eusse de bien petites jambes, j'aurais été à pied au bout du monde pour avoir le plaisir de tenir sa main, de toucher sa robe et de regarder avec elle tout ce qu'elle me disait de regarder. Tout me paraissait beau à travers ses yeux. Les boulevards étaient un lieu enchanté. Les bains Chinois, avec leur affreuse rocaille et leurs stupides magots, étaient un palais de conte de fées: les chiens savans qui dansaient sur le boulevard, les boutiques de joujoux, les marchands d'estampes et les marchands d'oiseaux, c'était de quoi me rendre folle, et ma mère s'arrêtant devant tout ce qui m'occupait, y prenant plaisir avec moi, enfant qu'elle était elle-même, doublait mes joies en les partageant.

Ma grand'mère avait un esprit de discernement plus éclairé et d'une grande élévation naturelle. Elle voulait former mon goût, et portait sa critique judicieuse sur tous les objets qui me frappaient. Elle me disait: «Voilà une figure mal dessinée, un assemblage de couleurs qui choque la vue, une composition ou un langage, ou une musique, ou une toilette de mauvais goût.» Je ne pouvais comprendre cela qu'à la longue. Ma mère, moins difficile et plus naïve, était en communication plus directe d'impressions avec moi. Presque tous les produits de l'art ou de l'industrie lui plaisaient, pour peu qu'ils eussent des formes riantes et des couleurs fraîches, et ce qui ne lui plaisait pas, l'amusait encore. Elle avait la passion du nouveau, et il n'était point de mode nouvelle qui ne lui parût la plus belle qu'elle eût encore vue. Tout lui allait, rien ne pouvait la rendre laide ou disgracieuse, malgré les critiques de ma grand'mère, fidèle avec raison à ses longues tailles et à ses amples jupes du directoire.

Ma mère engouée de la mode du jour, se désolait de voir ma bonne maman m'habiller en petite vieille bonne femme. On me taillait des douillettes dans les douillettes un peu usées, mais encore fraîches, de ma grand'mère, de sorte que j'étais presque toujours vêtue de couleurs sombres et que mes tailles plates me descendaient sur les hanches. Cela paraissait affreux, alors qu'on devait avoir la ceinture sous les aisselles. C'était pourtant beaucoup mieux. Je commençais à avoir de très grands cheveux bruns qui flottaient sur mes épaules et frisaient naturellement pour peu qu'on me passât une éponge mouillée sur la tête. Ma mère tourmenta si bien ma bonne maman, qu'il fallut la laisser s'emparer de ma pauvre tête pour me coiffer à la chinoise.

C'était bien la plus affreuse coiffure qu'on pût imaginer, et elle a été certainement inventée pour les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant à contre-sens jusqu'à ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors, on entortillait le fouet juste au milieu du crâne, de manière à faire de la tête une boule allongée surmontée d'une petite boule de cheveux. On ressemblait à une brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plantés ainsi à contrepoil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forcé, et on les serrait si bien avec un cordon, pour les y contraindre, qu'on avait la peau du front tirée et le coin des yeux relevé comme des figures d'éventail chinois.

Je me soumis aveuglément à ce supplice, quoiqu'il me fût alors absolument indifférent d'être laide ou belle, de suivre la mode ou de protester contre ses aberrations. Ma mère le voulait, je lui plaisais ainsi; je souffris avec un courage stoïque. Ma bonne maman me trouvait affreuse ainsi, elle était désespérée. Mais elle ne jugea point à propos de se quereller pour si peu de chose, ma mère l'aidant, d'ailleurs, autant qu'elle pouvait s'y plier, à me calmer dans mon exaltation pour elle.

Cela fut facile, en apparence, dans les commencemens, ma mère me faisant sortir tous les jours, et dînant ou passant la soirée très souvent avec moi. Je n'étais guère séparée d'elle que pendant le temps de mon sommeil. Mais une circonstance où ma chère bonne maman eut véritablement tort à mes yeux, vint bientôt ranimer ma préférence pour ma mère.

Caroline ne m'avait point vue depuis mon départ pour l'Espagne, et il paraît que ma grand'mère avait fait une condition essentielle à ma mère, de briser à jamais tout rapport entre ma sœur et moi. Pourquoi cette aversion pour un enfant plein de candeur, élevé rigidement, et qui a été toute la vie un modèle d'austérité? Je l'ignore, et ne peux m'en rendre compte même aujourd'hui. Du moment que la mère était admise et acceptée, pourquoi la fille était-elle honnie et repoussée? Il y avait là un préjugé, une injustice inexplicables de la part d'une personne qui savait pourtant s'élever au-dessus des préjugés de son monde, quand elle échappait à des influences indignes de son esprit et de son cœur. Caroline était née longtemps avant que mon père eût connu ma mère, mon père l'avait traitée et aimée comme sa fille. Elle avait été la compagne raisonnable et complaisante de mes premiers jeux. C'était une jolie et douce enfant, et qui n'a jamais eu qu'un défaut pour moi, celui d'être trop absolue dans ses idées d'ordre et de dévotion. Je ne vois pas ce qu'on pouvait craindre pour moi de son contact, et ce qui eût pu me faire rougir jamais devant le monde de la reconnaître pour ma sœur, à moins que ce ne fût une souillure de n'être point noble de naissance, de sortir probablement de la classe du peuple, car je n'ai jamais su quel rang le père de Caroline occupait dans la société, et il est à présumer qu'il était de la même condition honnête et obscure que ma mère. Mais n'étais-je pas, moi aussi, la fille de Sophie Delaborde, la petite fille du marchand d'oiseaux, l'arrière-petite-fille de la mère Cloquard? Comment pouvait-on se flatter de me faire oublier que je sortais du peuple, et de me persuader que l'enfant porté dans le même sein que moi, était d'une nature inférieure à la mienne, par ce seul fait qu'il n'avait point l'honneur de compter le roi de Pologne et le maréchal de Saxe parmi ses ancêtres paternels? Quelle folie, ou plutôt quel inconcevable enfantillage! Et quand une personne d'un âge mûr et d'un grand esprit commet un enfantillage devant un enfant, combien de temps, d'efforts et de perfections ne faut-il pas pour en effacer en lui l'impression?

Ma grand'mère fit ce prodige, car cette impression, pour n'être jamais effacée en moi, n'en fut pas moins vaincue par les trésors de tendresse que son âme me prodigua. Mais s'il n'y avait pas eu quelque raison profonde à la peine qu'elle eut à se faire aimer de moi, je serais un monstre. Je suis donc forcée de dire en quoi elle pécha au début, et, maintenant que je connais la vie et l'obstination des classes nobiliaires, sa faute me paraît n'être point sienne, mais peser tout entière sur le milieu où elle avait toujours vécu, et dont, malgré son noble cœur et sa haute raison, elle ne put jamais se dégager entièrement.

Elle avait donc exigé que ma sœur me devînt étrangère, et comme je l'avais quittée à l'âge de quatre ans, il m'eût été facile de l'oublier. Je crois même que c'eût été déjà fait, si ma mère ne m'en eût pas parlé souvent depuis, et, quant à l'affection, n'ayant pu se développer encore bien vivement chez moi avant le voyage en Espagne, elle ne se fût peut-être pas beaucoup réveillée sans les efforts qu'on fit pour la briser violemment, et sans une petite scène de famille qui me fit une impression terrible.

Caroline avait environ douze ans, elle était en pension, et chaque fois qu'elle venait voir notre mère, elle la suppliait de m'amener chez ma grand'mère pour me voir, ou de me faire venir chez elle. Ma mère éludait sa prière, et lui donnait je ne sais quelles raisons, ne pouvant et ne voulant pas lui faire comprendre l'incompréhensible exclusion qui pesait sur elle. La pauvre petite n'y comprenant rien, en effet, ne pouvant plus tenir à son impatience de m'embrasser, et n'écoutant que son cœur, profita d'un soir où notre petite mère dînait chez mon oncle de Beaumont, persuada à la portière de ma mère de l'accompagner, et, arriva chez nous, bien joyeuse et bien empressée. Elle avait pourtant un peu peur de cette grand'mère qu'elle n'avait jamais vue; mais peut-être croyait-elle qu'elle dînait aussi chez l'oncle, ou peut-être était-elle décidée à tout braver pour me voir.

Il était sept ou huit heures, je jouais mélancoliquement toute seule sur le tapis du salon, lorsque j'entends un peu de mouvement dans la pièce voisine, et une nouvelle bonne qu'on m'avait donnée vient entr'ouvrir la porte et m'appeler tout doucement. Ma grand'mère avait l'air de sommeiller sur son fauteuil; mais elle avait le sommeil léger. Au moment où je gagnais la porte sur la pointe du pied, sans savoir ce qu'on voulait de moi, ma bonne maman se retourne et me dit d'un ton sévère: «Où allez-vous si mystérieusement, ma fille?—Je n'en sais rien maman, c'est ma bonne qui m'appelle.—Entrez, Rose, que voulez-vous? Pour quoi appelez-vous ma fille comme en cachette de moi?» La bonne s'embarrasse, hésite, et finit par dire: «Eh bien, madame, c'est Mlle Caroline qui est là.»

Ce nom si pur et si doux fit un effet extraordinaire sur ma grand'mère. Elle crut à une résistance ouverte de la part de ma mère, ou à une résolution de la tromper, que l'enfant ou la bonne avait trahie par maladresse. Elle parla durement et sèchement, ce qui certes lui arriva bien rarement dans sa vie: «Que cette petite s'en aille tout de suite, dit-elle, et qu'elle ne se présente plus jamais ici. Elle sait très bien qu'elle ne doit point voir ma fille. Ma fille ne la connaît plus, et moi je ne la connais pas. Et quant à vous, Rose, si jamais vous cherchez à l'introduire chez moi, je vous chasse.»

Rose épouvantée disparut. J'étais troublée et effrayée, presque affligée et repentante d'avoir été pour ma grand'mère un sujet de colère, car je sentais bien que cette émotion ne lui était pas naturelle et devait la faire beaucoup souffrir. Mon étonnement de la voir ainsi m'empêchait de penser à Caroline, dont le souvenir était bien vague en moi; mais, tout-à-coup, à la suite de chuchottemens échangés derrière la porte, j'entends un sanglot étouffé, mais déchirant, un cri parti du fond de l'âme, qui pénètre au fond de la mienne et réveille la voix du sang. C'est Caroline qui pleure et qui s'en va consternée, brisée, humiliée, blessée dans son juste orgueil d'elle-même et dans son naïf amour pour moi. Aussitôt l'image de ma sœur se ranime dans ma mémoire, je crois la voir telle qu'elle était dans la rue Grange-Batelière et à Chaillot, grande, belle, menue, douce, modeste et obligeante, se faisant l'esclave de mes caprices, me chantant des chansons pour m'endormir ou me racontant de belles histoires de fées. Je fonds en larmes et m'élance vers la porte; mais il est trop tard, elle est partie! Ma bonne pleure aussi et me reçoit dans ses bras en me conjurant de cacher à ma grand'mère un chagrin qui l'irrite contre elle. Ma grand'mère me rappelle et veut me prendre sur ses genoux pour me calmer et me raisonner. Je résiste, je fuis ses caresses et je me jette par terre dans un coin en criant: «Je veux retourner avec ma mère: je ne veux pas rester ici.»

Mlle Julie arrive à son tour et veut me faire entendre raison. Elle me parle de ma grand'mère que je rends malade, à ce qu'elle assure, et que je refuse de regarder. «Vous faites de la peine à votre bonne maman qui vous aime, qui vous chérit, qui ne vit que pour vous.» Mais je n'écoute rien, je redemande ma mère et ma sœur avec des cris de désespoir. J'étais si malade et si suffoquée, qu'il ne fallut point songer à me faire dire bonsoir à ma bonne maman. On me mena coucher, et toute la nuit je ne fis que gémir et soupirer dans mon sommeil.

Sans doute ma grand'mère passa une mauvaise nuit. Aussi j'ai si bien compris depuis combien elle était bonne et tendre, que je suis bien certaine maintenant de la peine qu'elle éprouvait quand elle se croyait forcée de faire de la peine aux autres. Mais sa dignité lui défendait de le faire paraître, et c'était par des soins et des gâteries détournées qu'elle essayait de le faire oublier.

A mon réveil, je trouvai sur mon lit une poupée que j'avais beaucoup désirée la veille, pour l'avoir vue avec ma mère dans un magasin de jouets, et dont j'avais fait une description pompeuse à ma bonne maman, en rentrant pour dîner. C'était une petite négresse qui avait l'air de rire aux éclats, et qui montrait ses dents blanches et ses yeux brillans au milieu de sa figure noire. Elle était ronde et bien faite; elle avait une robe de crêpe rose bordée d'une frange d'argent. Cela m'avait paru bizarre, fantastique, admirable; et, le matin, avant que je fusse éveillée, la pauvre bonne maman avait envoyé chercher la poupée négrillonne pour satisfaire mon caprice et me distraire de mon chagrin. En effet, le premier mouvement fut un vif plaisir; je pris la petite créature dans mes bras, son joli rire provoqua le mien, et je l'embrassai comme une mère embrasse son nouveau-né. Mais, tout en la regardant et en la berçant sur mon cœur, mes souvenirs de la veille se ranimèrent. Je pensai à ma mère, à ma sœur, à la dureté de ma grand'mère, et je jetai la poupée loin de moi. Mais comme elle riait toujours, la pauvre négresse, je la repris, je la caressai encore, et je l'arrosai de mes larmes, m'abandonnant à l'illusion d'un amour maternel qu'excitait plus vivement en moi le sentiment contristé de l'amour filial. Puis, tout-à-coup, j'eus un vertige; je laissai tomber la poupée par terre, et j'eus d'affreux vomissemens de bile qui effrayèrent beaucoup mes bonnes.

Je ne sais plus ce qui se passa pendant plusieurs jours; j'eus la rougeole avec une fièvre violente. Je devais l'avoir probablement, mais l'émotion et le chagrin l'avaient hâtée ou rendue plus intense. Je fus assez dangereusement malade, et une nuit, j'eus une vision qui me tourmenta beaucoup. On avait laissé une lampe brûler dans la chambre où j'étais; mes deux bonnes dormaient, et j'avais les yeux ouverts et la tête en feu. Il me semble pourtant que mes idées étaient très nettes, et qu'en regardant fixement cette lampe, je me rendais fort bien compte de ce que c'était. Il s'était formé un grand champignon sur la mèche, et la fumée noire qui s'en exhalait dessinait son ombre tremblotante sur le plafond. Tout-à-coup ce lumignon prit une forme distincte, celle d'un petit homme qui dansait au milieu de la flamme. Il s'en détacha peu à peu et se mit à tourner autour avec rapidité, et à mesure qu'il tournait, il grandissait toujours, il arrivait à la taille d'un homme véritable, jusqu'à ce qu'enfin ce fût un géant dont les pas rapides frappaient la terre avec bruit, tandis que sa folle chevelure balayait circulairement le plafond avec la légèreté d'une chauve-souris.

Je fis des cris épouvantables, et l'on vint à moi pour me rassurer; mais cette apparition revint trois ou quatre fois de suite et dura jusqu'au jour. C'est la seule fois que je me rappelle avoir eu le délire. Si je l'ai eu depuis, je ne m'en suis pas rendu compte, ou je ne m'en souviens pas.

FIN DU TOME QUATRIÈME.

Typographie L. Schnauss.

* * *

NOTES:

[1] Cette première partie de l'ouvrage a été écrite en 1847.

[2] On eût dit sensibilité au siècle dernier, charité antérieurement, fraternité il y a cinquante ans.

[3] Voici le fait comme je l'ai trouvé dans les notes de ma grand'mère: «Francueil, mon mari, disait un jour à Jean-Jacques: Allons aux Français, voulez-vous?—Allons, dit Rousseau, cela nous fera toujours bailler une heure ou deux. C'est peut-être la seule repartie qu'il ait eue en sa vie; encore n'est-elle pas énormément spirituelle. C'est peut-être ce soir-là que Rousseau vola 3 livres 10 sols à mon mari. Il nous a toujours semblé qu'il y avait eu de l'affectation à se vanter de cette escroquerie; Francueil n'en a gardé aucun souvenir, et même il pensoit que Rousseau l'avoit inventée pour montrer les susceptibilités de sa conscience et pour empêcher qu'on ne crût aux fautes dont il ne se confesse pas. Et puis d'ailleurs quand cela seroit, bon Jean-Jacques! il vous faudroit aujourd'hui faire claquer votre fouet un peu plus fort pour nous faire seulement dresser les oreilles!

[4] Il paraît que cette prodigieuse histoire est la chose la plus ordinaire du monde, car, depuis que j'ai écrit ce volume, nous en avons vu d'autres exemples. Une couvée de rossignols de muraille, élevée par nous, et commençant à peine à savoir manger, nourrissait avec tendresse tous les petits oiseaux de son espèce que l'on plaçait dans la même cage.

[5] L'anecdote est assez curieuse: la voici racontée par Voltaire, Histoire de Charles XII: «Auguste aima mieux recevoir des lois dures de son vainqueur que de ses sujets. Il se détermina à demander la paix au roi de Suède, et voulut entamer avec lui un traité secret. Il fallait cacher cette démarche au sénat, qu'il regardait comme un ennemi encore plus intraitable. L'affaire était très délicate; il s'en reposa sur la comtesse de Kœnigsmark, Suédoise d'une grande naissance, à laquelle il était alors attaché. C'est elle dont le frère est connu par sa mort malheureuse, et dont le fils a commandé les armées en France avec tant de succès et de gloire. Cette femme, célèbre dans le monde par son esprit et par sa beauté, était plus capable qu'aucun ministre de faire réussir une négociation. De plus, comme elle avait du bien dans les Etats de Charles XII, et qu'elle avait été longtemps à sa cour, elle avait un prétexte plausible d'aller trouver ce prince. Elle vint donc au camp des Suédois en Lithuanie, et s'adressa d'abord au comte Piper, qui lui promit trop légèrement une audience de son maître. La comtesse, parmi les perfections qui la rendaient une des plus aimables personnes de l'Europe, avait le talent singulier de parler les langues de plusieurs pays qu'elle n'avait jamais vus, avec autant de délicatesse que si elle y était née. Elle s'amusait même quelquefois à faire des vers français qu'on eût pris pour être d'une personne née à Versailles. Elle en composa pour Charles XII, que l'histoire ne doit point omettre. Elle introduisait les dieux de la fable, qui tous louaient les différentes vertus de Charles. La pièce finissait ainsi:

«Enfin, chacun des dieux discourant à sa gloire
«Le plaçait par avance au temple de Mémoire;
«Mais Vénus et Bacchus n'en dirent pas un mot.

«Tant d'esprit et d'agrémens était perdu auprès d'un homme tel que le roi de Suède. Il refusa constamment de la voir. Elle prit le parti de se trouver sur son chemin dans les fréquentes promenades qu'il faisait à cheval. Effectivement, elle le rencontra un jour dans un sentier fort étroit; elle descendit de carosse dès qu'elle l'aperçut: le roi la salua sans lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval et s'en retourna dans l'instant, de sorte que la comtesse de Kœnigsmark ne remporta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le roi de Suède ne redoutait qu'elle.

[6] Son vrai nom était Marie Rinteau, et sa sœur s'appelait Geneviève. Le nom qu'elles prirent de demoiselles Verrières est un nom de guerre.

[7] Extrait de la Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, par Me J.-B. Denisart, procureur au châtelet de Paris, tome III, p. 704.—Paris, 1774.

[8] Messire Antoine de Horn, chevalier de Saint-Louis, lieutenant pour le roi de la province de Schlestadt.

[9] La Dauphine mourut en 1767. Ma grand'mère avait donc dix-neuf ans lorsqu'elle put aller vivre chez sa mère.

[10] Il lui envoyait sa traduction des Douze Césars de Suétone.

[11] Voici la lettre de ma grand'mère, et la réponse:

A. M. de Voltaire, 24 août 1768.

«C'est au chantre de Fontenoi que la fille du maréchal de Saxe s'adresse pour obtenir du pain. J'ai été reconnue; Mme la dauphine a pris soin de mon éducation après la mort de mon père. Cette princesse m'a retirée de St-Cyr pour me marier à M. de Horn, chevalier de St-Louis et capitaine au régiment de Royal-Bavière. Pour ma dot, elle a obtenu la lieutenance de roy de Schlestadt. Mon mari en arrivant dans cette place, au milieu des fêtes qu'on nous y donnait, est mort subitement. Depuis, la mort m'a enlevé mes protecteurs, M. le dauphin et Mme la dauphine.

«Fontenoi, Raucoux, Laufeld sont oubliés. Je suis délaissée. J'ai pensé que celui qui a immortalisé les victoires du père s'intéresserait aux malheurs de la fille. C'est à lui qu'il appartient d'adopter les enfans du héros et d'être mon soutien, comme il est celui de la fille du grand Corneille. Avec cette éloquence que vous avez consacrée à plaider la cause des malheureux, vous ferez retentir dans tous les cœurs le cri de la pitié, et vous acquerrez autant de droits sur ma reconnaissance, que vous en avez déjà sur mon respect et sur mon admiration pour vos talens sublimes.»

Réponse.

«27bre 1768, au château de Ferney.

«Madame,

«J'irai bientôt rejoindre le héros votre père et je lui apprendrai avec indignation l'état où est sa fille. J'ai eu l'honneur de vivre beaucoup avec lui; il daignait avoir de la bonté pour moi. C'est un des malheurs qui m'accablent dans ma vieillesse, de voir que la fille du héros de la France n'est pas heureuse en France. Si j'étais à votre place, j'irais me présenter à Mme la duchesse de Choiseul. Mon nom me ferait ouvrir les portes à deux battans, et Mme la duchesse de Choiseul, dont l'ame est juste, noble et bienfesante, ne laisserait pas passer une telle occasion de faire du bien. C'est le meilleur conseil que je puisse vous donner, et je suis sûr du succès quand vous parlerés. Vous m'avés fait, sans doute, trop d'honneur, madame, quand vous avés pensé qu'un vieillard moribond, persécuté et retiré du monde serait assés heureux pour servir la fille de M. le maréchal de Saxe. Mais vous m'avés rendu justice en ne doutant pas du vif intérêt que je dois prendre à la fille d'un si grand homme.

«J'ai l'honneur d'être avec respect,
«Madame,
«Votre très humble et très obéissant serviteur,
«VOLTAIRE,
«gentilhomme ordre de la chambre du roy.»

[12] Il paraît qu'il y eut quelque opposition, je ne sais de quelle part, car ils allèrent se marier en Angleterre, dans la chapelle de l'ambassade, et firent ratifier ensuite leur union à Paris.

[13] Cet ouvrage ne se répandit guère. Mme de Pompadour, qui protégeait Montesquieu, obtint de M. Dupin qu'il anéantirait son livre, bien qu'il fût déjà publié. J'ai pourtant le bonheur d'en avoir un exemplaire qui s'est conservé entre mes mains. Sans aucune prévention ni amour-propre de famille, c'est un très bon livre, d'une critique serrée qui relève toutes les contradictions de l'Esprit des Lois, et présente de temps à autre des aperçus beaucoup plus élevés sur la législation et la morale des nations.

[14] J'ai commis ici une petite erreur de fait que mon cousin M. de Villeneuve, héritier de Chenonceaux et de l'histoire de Mme Dupin, me signale. L'abbé de Saint-Pierre mourut à Paris, mais bien peu de temps après avoir fait une maladie grave à Chenonceaux.

(Note de 1850.)

[15] J'écris ceci en juillet 1847. Qui sait si avant la publication de ces Mémoires, un bouleversement social n'aura pas créé beaucoup de penseurs tres courageux?

[16] Maurice-François-Elisabeth, né le 13 janvier 1778. Il eut pour parrain le marquis de Polignac.

[17] Voici un renseignement que me fournit mon cousin René de Villeneuve: «L'hôtel Lambert était habité par notre famille et par l'amie intime de Mme Dupin de Chenonceaux, la belle et charmante princesse de Rohan-Chabot. C'était un vrai palais. En une nuit, M. de Chenonceaux, fils de M. et de Mme Dupin, cet ingrat élève de J.-J., marié depuis peu de temps à Mlle de Rochechouart, perdit au jeu 70,000 livres. Le lendemain, il fallut payer cette dette d'honneur. L'hôtel Lambert fut engagé, d'autres bien vendus. De ces splendeurs, de ces peintures célèbres, il ne me reste qu'un très beau tableau de Lesueur représentant trois muses dont une joue de la basse. Il l'avait peint deux fois, l'autre exemplaire est au Musée. M. de Chenonceaux, notre grand-oncle et notre grand-père Francueil ont mangé sept à huit millions d'alors. Mon père, marié à la sœur de ton père, était en même temps propre neveu de Mme Dupin de Chenonceaux et son unique héritier. Voilà comment depuis quarante-neuf ans je suis propriétaire de Chenonceaux.» Je dirai ailleurs avec quel soin religieux et quelle entente de l'art M. et Mme de Villeneuve ont conservé et remeublé ce château, un des chefs-d'œuvre de la renaissance.

[18] 1847.

[19] Voici les termes de ce décret, qui avait pour but de ramener la confiance par la terreur:

«Art. 1er. Tout métal d'or et d'argent monnayé ou non monnayé, les diamans, bijoux, galons d'or et d'argent, et tous autres meubles ou effets précieux qu'on aura découvert ou qu'on découvrira enfouis dans la terre ou cachés dans les caves, dans l'intérieur des murs, des combles, parquets ou pavés, âtres ou tuyaux de cheminées et autres lieux secrets, seront saisis et confisqués au profit de la République.

«Art. 2. Tout dénonciateur qui procurera la découverte de pareils objets recevra le vingtième de la valeur en assignats........................

«Art. 6. L'or et l'argent, vaiselle, bijoux et autres effets quelconques seront envoyés sur-le-champ, avec les inventaires, au comité des inspecteurs de la ville, qui fera passer sans délai les espèces monnayées à la tresorerie nationale, et l'argenterie à la Monnaie.

«A l'égard des bijoux, meubles et autres effets, ils seront vendus à l'enchère, à la diligence du même comité, qui en fera passer le produit à la trésorerie, et en rendra compte à la Convention nationale». (23 brumaire an II.

[20] Elle avait passé dans ce même couvent une grande partie de sa retraite volontaire, avant d'épouser son second mari.

[21] Départ signifiait là alors la guillotine.

[22] L'abbé de Beaumont, son oncle.

[23] Ce meuble en marqueterie était le même dont Deschartres et mon père brisèrent les scellés en 93, pour soustraire des papiers qui eussent été l'arrêt de mort de ma grand'mère. J'ai toujours ce casier avec ses vingt-trois cartons, dont quelques-uns portaient encore naguère des traces de la cire de la république. Je n'ai découvert son identité qu'en retrouvant tout récemment les procès-verbaux du fait, et la lettre de mon père qu'on vient de lire. Les meubles ont leur histoire, et s'ils pouvaient parler que de choses ils nous raconteraient!

[24] Le père de mon ami d'enfance.

[25] Il la trompait, il était forcé de la tromper.

[26] Je me trouve est bien joli. On a vu qu'il y avait été sans ordres, sans cheval, et pour le plaisir.

[27] Le père d'Alexandre Dumas.

[28] Elle ne se trompait pas, mais elle ne le sut jamais.

[29] C'était le temps où les routes de la France étaient infestées de coupe-jarrets de toute espèce, chauffeurs, chouans, déserteurs, rebut de tous les partis, mais plus particulièrement du parti royaliste.

[30] Le général Brune.

[31] Le passage du Mincio.

[32] Les honoraires du précepteur et les gages de la bonne étaient arriérés depuis 1792.

[33] Il se trompait beaucoup sur le revenu de Nohant.

[34] Je crois pouvoir nommer ceux-ci; la plaisanterie est sans amertume.

[35] Sa jument.

[36] «L'usage des légats a latere est de faire porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir extraordinaire que le saint-siége délègue aux représentans de cette espèce. Le cardinal Caprara, voulant, conformément aux vues de sa cour, que l'exercice du culte fût aussi public, aussi extérieur que possible en France, demandait que, suivant l'usage, la croix d'or fût portée devant lui par un officier vêtu de rouge et à cheval. C'était là un spectacle qu'on craignait de donner au peuple parisien. On négocia, et il fut convenu que cette croix serait portée dans l'une des voitures qui devaient précéder celle du légat.»

(M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome 3, livre 14.)

[37] Le consulat à vie.

[38] Miemié, c'est-à-dire Mlle Roumier; c'était cette vieille bonne qu'il aimait tant. A peine eut-elle reçu son gage arriéré qu'elle voulut aller vivre dans sa famille. Malgré des regrets réciproques, elle effectua cette resolution.

[39] Auguste de Villeneuve, son neveu.

[40] Avec sa légèreté apparente, mon père jugeait très bien les hommes. M. de Vitrolles est un des rares hommes du parti royaliste, en effet, pour l'esprit et le caractère.

[41] C'est une tête de lettre imprimée.

[42] J'écris ceci le 2 juin 1848. J'ignore quelle sera la solution du projet présenté à l'Assemblée nationale par le ministre Crémieux.

[43] C'est-à-dire à Sophie.

[44] J'ignore quel fut le sort du mélodrame de mon grand-oncle: je n'en sais même pas le titre.

[45] Mon oncle: il venait de se marier avec Lucie.

[46] Celle du dauphin, père de Louis XVI.

[47] Marmontel se trompe, puisqu'il y eut lieu de rectifier cet acte par arrêt du Châtelet.

[48] Cette Mme de Chalut, qui était Mlle Varanchon, femme de chambre favorite de la première et de la seconde dauphine, fut mariée par cette dernière, et son mari fut fait fermier-général. Elle a tenu mon père sur les fonts de baptême avec le marquis de Polignac.

[49] Pendant cette glorieuse affaire, les Autrichiens s'étaient jetés à Albeck sur les bagages de la division Dupont, et s'en étaient emparés ramassant ainsi, dit M. Thiers quelques vulgaires trophées, triste consolation d'une défaite essuyée par 25,000 hommes contre 6,000.

[50] Il obtint aussi la croix de la Légion-d'honneur à cette époque.

[51] Ces trois enfans, c'étaient Caroline, moi, et un fils né en 1806, et qui n'a pas vécu. Je n'en ai aucun souvenir.

[52] Cette opinion, prise dans un sens absolu, serait très contestable. On s'efforce, en ce moment, de fonder une école de réalisme qui sera un progrès si elle n'outrepasse pas son but et ne devient pas trop systématique. Mais, dans les ouvrages que j'ai lus, dans ceux de M. Champfleury, entre autres, le réalisme est encore poétisé suffisamment pour donner raison à la courte théorie que j'expose. Je suis heureuse d'avoir cette occasion de dire que je trouve ravissante la manière de M. Champfleury, réaliste ou non.

(Note de 1854.)

Errata aux Tomes I à IV.

  • Tome    I page   1 ligne  4 lisez a laissés au lieu de en laissés.
  • Tome  II page  30 ligne   1 lisez à sa mère au lieu de à ma mère.
  • Tome  II page  52 ligne 14 lisez armes au lieu de larmes.
  • Tome III page  47 ligne 12 manque après «femme» le mot «impose
  • Tome III page  64 ligne 21 manque après «semaines» le mot «sans
  • Tome III page  95 ligne 16 lisez Gare au lieu de Care.
  • Tome III page 105 ligne   6 lisez frappée au lieu de frappé.
  • Tome III page 106 ligne 18 manque après «est» le mot «à
  • Tome III page 109 ligne 15 lisez mots au lieu de mois.
  • Tome III page 112 ligne   7 lisez dérobe au lieu de déroses.
  • Tome III page 122 ligne 23 lisez casse au lieu de cassent.
  • Tome III page 142 ligne 13 lisez campagne. au lieu de campagne,
  • Tome  IV page  18 ligne 10 le mot laissée est à mettre après m'eût au lieu de avant chérie.
  • Tome  IV page  18 ligne 14 lisez deshabillée au lieu de déshabillé.
  • Tome  IV page  41 ligne 13 lisez quant au lieu de quand.
  • Tome  IV page  43 ligne 17 lisez aperçue au lieu de aperçu.
  • Tome  IV page  52 ligne   8 lisez le miracle au lieu de de miracle.
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