Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)
The Project Gutenberg eBook of Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)
Title: Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)
Author: George Sand
Release date: November 8, 2012 [eBook #41322]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE DE MA VIE.
HISTOIRE
DE MA VIE
PAR
Mme GEORGE SAND.
Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.
TOME CINQUIÈME.
PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.
CHAPITRE TROISIEME.
Rose et Julie.—Diplomatie maternelle de ma grand'mère.—Je retrouve mon chez nous.—L'intérieur de mon grand-oncle.—Voir, c'est avoir.—Les dîners fins de mon grand-oncle, ses tabatières.—Mme de la Marlière.—Mme de Pardaillan.—Mme de Béranger et sa perruque.—Mme de Ferrières et ses beaux bras.—Mme de Maleteste et son chien.—Les abbés.—Premiers symptômes d'un penchant à l'observation.—Les cinq générations de la rue de Grammont.—Le bal d'enfans.—La fausse grâce.—Les talons rouges littéraires de nos jours.
Quand ma fièvre se fut dissipée, et que je n'eus plus à garder le lit que par précaution, j'entendis Mlle Julie et Rose qui causaient à demi-voix de ma maladie et de la cause qui l'avait rendue si forte.
Il faut que je dise d'abord quelles étaient ces deux personnes à l'empire desquelles j'ai été beaucoup trop livrée depuis, pour le bonheur de mon enfance.
Rose avait été déjà au service de ma mère, du vivant de mon père, et ma mère étant satisfaite de son attachement et de plusieurs bonnes qualités qu'elle avait, l'ayant retrouvée à Paris, sans place, et désirant mettre auprès de moi une femme propre et honnête, avait persuadé à ma grand'mère de la prendre pour me soigner, me promener et me distraire. Rose était une rousse forte, active et intrépide. Elle était bâtie comme un garçon, montait à cheval jambe de çà, jambe de là, galopant comme un démon, sautant les fossés, tombant quelquefois, se fendant le crâne, et ne se rebutant de rien. En voyage, elle était précieuse à ma grand'mère, parce qu'elle n'oubliait rien, prévoyait tout, mettait le sabot à la roue, relevait le postillon s'il se laissait choir, raccommodait les traits et eût volontiers, en cas de besoin, pris les bottes fortes et mené la voiture. C'était une nature puissante, comme l'on voit, une véritable charretière de la Brie, où elle avait été élevée aux champs. Elle était laborieuse, courageuse, adroite, propre comme une servante hollandaise, franche, juste, pleine de cœur et de dévoûment. Mais elle avait un défaut cruel dont je m'aperçus bien par la suite et qui tenait à l'ardeur de son sang et à l'exubérance de sa vie. Elle était violente et brutale. Comme elle m'aimait beaucoup, m'ayant bien soignée dans ma première enfance, ma mère croyait m'avoir donné une amie, et elle me chérissait en effet; mais elle avait des emportemens et des tyrannies qui devaient m'opprimer plus tard et faire de ma seconde enfance une sorte de martyre.
Pourtant, je lui ai tout pardonné, et chose bizarre, malgré l'indépendance de mon caractère et les souffrances dont elle m'a accablée, je ne l'ai jamais haïe. C'est qu'elle était sincère, c'est que le fond était généreux, c'est surtout qu'elle aimait ma mère et qu'elle l'a toujours aimée. C'était tout le contraire avec Mlle Julie: celle-ci était douce, polie, n'élevait jamais la voix, montrait une patience angélique en toutes choses; mais elle manquait de franchise, et c'est là un caractère que je n'ai jamais pu supporter. C'était une fille d'un esprit supérieur, je n'hésite pas à le dire. Sortie de sa petite ville de La Châtre sans avoir rien appris, sachant à peine lire et écrire, elle avait occupé ses longs loisirs de Nohant à lire toute espèce de livres. D'abord ce furent des romans, dont toutes les femmes de chambre ont la passion, ce qui fait que je pense souvent à elles quand j'en écris. Ensuite ce furent des livres d'histoire, et enfin des ouvrages de philosophie. Elle connaissait son Voltaire mieux que ma grand'mère elle-même, et j'ai vu dans ses mains le Contrat social, de Rousseau, qu'elle comprenait fort bien. Tous les mémoires connus ont été avalés et retenus par cette tête froide, positive et sérieuse. Elle était versée dans toutes les intrigues de la cour de Louis XIV, de Louis XV, de la czarine Catherine, de Marie-Thérèse et du grand Frédéric, comme un vieux diplomate, et si l'on était embarrassé de rappeler quelque parenté de seigneurs de l'ancienne France avec les grandes familles de l'Europe, on pouvait s'adresser à elle: elle avait cela au bout de son doigt. J'ignore si, dans sa vieillesse elle a conservé cette aptitude et cette mémoire, mais je l'ai connue vraiment érudite en ce genre, solidement instruite à plusieurs autres égards, bien qu'elle ne sût pas mettre un mot d'orthographe.
J'aurai encore beaucoup à parler d'elle, car elle m'a fait beaucoup souffrir, et ses rapports de police sur mon compte, auprès de ma grand'mère, m'ont rendue beaucoup plus malheureuse que les criailleries et les coups dont Rose, par bonne intention, travaillait à m'abrutir; mais, je ne me plaindrai ni de l'une ni de l'autre avec amertume. Elles ont travaillé à mon éducation physique et morale selon leur pouvoir, et chacune d'après un système qu'elle croyait le meilleur.
Je conviens que Julie me déplaisait particulièrement parce qu'elle haïssait ma mère. En cela elle croyait témoigner son dévoûment à sa maîtresse, et elle faisait à celle-ci plus de mal que de bien. En résumé, il y avait chez nous le parti de ma mère, représenté par Rose, Ursule et moi, le parti de ma grand'mère, représenté par Deschartres et par Julie.
Il faut dire à l'éloge des deux suivantes de ma bonne maman, que cette différence d'opinion ne les empêcha pas de vivre ensemble sur le pied d'une grande amitié, et que Rose, sans jamais abandonner la défense de sa première maîtresse, professa toujours un grand respect et un grand dévoûment pour la seconde. Elles ont soigné ma grand'mère jusqu'à son dernier jour avec un zèle parfait; elles lui ont fermé les yeux. Je leur ai donc pardonné tous les ennuis et toutes les larmes qu'elles m'ont coûté, l'une par sa sollicitude féroce pour ma personne, l'autre par l'abus de son influence sur ma bonne maman.
Elles étaient donc dans ma chambre à chuchotter, et que de choses de ma famille j'ai su par elles, que j'aurais bien mieux aimé ne pas savoir si tôt!... Et ce jour-là, elles disaient: (Julie.) «Voyez comme cette petite est folle d'adorer sa mère! sa mère ne l'aime point du tout. Elle n'est pas venue une seule fois la voir depuis qu'elle est malade.—Sa mère! disait Rose, elle est venue tous les jours savoir de ses nouvelles. Mais elle n'a pas voulu monter, parce qu'elle est fâchée contre madame, à cause de Caroline.—C'est égal, reprenait Julie, elle aurait pu venir voir sa fille sans entrer chez madame; mais elle a dit à M. de Beaumont qu'elle avait peur d'attraper la rougeole. Elle craint pour sa peau!—Vous vous trompez, Julie, répartit Rose; ce n'est pas comme cela. C'est qu'elle a peur d'apporter la rougeole à Caroline, et pourquoi faudrait-il que ses deux filles fussent malades à la fois? C'est bien assez d'une.»
Cette explication me fit du bien et calma mon désir d'embrasser ma mère. Elle vint le lendemain jusqu'à la porte de ma chambre et me cria: Bonjour, à travers. «Va-t'en, ma petite mère, lui dis-je; n'entre pas. Je ne veux pas envoyer ma rougeole à Caroline.—Voyez, dit ma mère à je ne sais quelle personne qui était avec elle. Elle me connaît bien, elle! Elle ne m'accuse pas. On aura beau faire et beau dire, on ne l'empêchera pas de m'aimer...»
On voit, d'après ces petites scènes d'intérieur, qu'il y avait autour de mes deux mères, des gens qui leur redisaient tout, et qui envenimaient leurs dissentimens. Mon pauvre cœur d'enfant commençait à être ballotté par leur rivalité. Objet d'une jalousie et d'une lutte perpétuelles, il était impossible que je ne fusse pas la proie de quelque prévention, comme j'étais la victime des douleurs que je causais.
Dès que je fus en état de sortir, ma grand'mère m'enveloppa soigneusement, me prit avec elle dans une voiture et me conduisit chez ma mère où je n'avais pas encore été depuis mon retour à Paris. Je crois qu'elle demeurait alors rue Duphot, si je ne me trompe. L'appartement était petit, sombre et bas, pauvrement meublé, et le pot-au-feu bouillait dans la cheminée du salon. Tout était fort propre, mais ne sentait ni la richesse ni la prodigalité. On a tant reproché à ma mère d'avoir mis du désordre dans la vie de mon père et de lui avoir fait faire des dettes, que je suis bien aise de la retrouver dans tous mes souvenirs, économe, presque avare pour elle-même.
La première personne qui vint nous ouvrir fut Caroline; elle me parut jolie comme un ange, malgré son petit nez retroussé. Elle était plus grande que moi relativement à nos âges respectifs; elle avait la peau moins brune, les traits plus délicats, et une expression de finesse un peu froide et railleuse. Elle soutint avec aplomb la rencontre de ma grand'mère, elle se sentait chez elle; elle m'embrassa avec transport, me fit mille caresses, mille questions, avança tranquillement et fièrement un fauteuil à ma bonne maman en lui disant: «Asseyez-vous, madame Dupin, je vais faire appeler maman qui est chez la voisine.» Puis, ayant averti la portière qui faisait leurs commissions, car elles n'avaient pas de servante, elle revint s'asseoir auprès du feu, me prit sur ses genoux, et se remit à me questionner et à me caresser, sans s'occuper davantage de la grande dame qui lui avait fait un si cruel affront.
Ma bonne maman avait certainement préparé quelque bonne et digne parole à dire à cette enfant pour la rassurer et la consoler, car elle s'était attendue à la trouver timide, effrayée ou boudeuse, et à soutenir une scène de larmes ou de reproches. Mais, voyant qu'il n'y avait rien de ce qu'elle avait prévu, elle éprouva, je crois, un peu d'étonnement et de malaise, car je remarquai qu'elle prenait beaucoup de tabac prise sur prise.
Ma mère arriva au bout d'un instant. Elle m'embrassa passionnément, et salua ma grand'mère avec un regard sec et enflammé. Celle-ci vit bien qu'il fallait aller au devant de l'orage.—Ma fille, dit-elle avec beaucoup de calme et de dignité, sans doute quand vous avez envoyé Caroline chez moi, vous aviez mal compris mes intentions à l'égard des relations qui doivent exister entre elle et Aurore. Je n'ai jamais eu la pensée de contrarier ma petite-fille dans ses affections. Je ne m'opposerai jamais à ce qu'elle vienne vous voir et à ce qu'elle voie Caroline chez vous. Faisons donc en sorte, ma fille, qu'il n'y ait plus de malentendu à cet égard.»
Il était impossible de s'en tirer plus sagement et avec plus d'adresse et de justice. Elle n'avait pas été toujours aussi équitable dans cette affaire. Il est bien certain qu'elle n'avait pas voulu consentir, dans le principe, à ce que je visse Caroline, même chez ma mère, et que ma mère avait été forcée de s'engager à ne me point amener chez elle dans nos promenades, engagement qu'elle avait fidèlement observé. Il est bien certain aussi qu'en voyant dans mon cœur plus de mémoire et d'attachement qu'elle ne pensait, ma bonne maman avait renoncé à une résolution impossible et mauvaise. Mais, cette concession faite, elle conservait son droit de ne pas admettre chez elle une personne dont la présence lui était désagréable. Son explication adroite et nette coupait court à toute récrimination: ma mère le sentit et son courroux tomba. «A la bonne heure, maman,» dit-elle, et elles parlèrent à dessein, d'autre chose. Ma mère était entrée avec une tempête dans l'âme, et, comme de coutume, elle était étonnée, devant la fermeté souple et polie de sa belle-mère, d'avoir à plier ses voiles et à rentrer au port.
Au bout de quelques instans, ma grand'mère se leva pour continuer ses visites, priant ma mère de me garder jusqu'à ce qu'elle vînt me reprendre: c'était une concession et une délicatesse de plus, pour bien montrer qu'elle ne prétendait pas gêner et surveiller nos épanchemens. Pierret arriva à temps pour lui offrir son bras jusqu'à la voiture. Ma grand'mère avait de la déférence pour lui, à cause du grand dévoûment qu'il avait témoigné à mon père. Elle lui faisait très bon accueil, et Pierret n'était pas de ceux qui excitaient ma mère contre elle. Bien au contraire, il n'était occupé qu'à la calmer et à l'engager à vivre dans de bons rapports avec sa belle-mère. Mais il rendait à celle-ci de très rares visites. C'était pour lui trop de contrainte que de rester une demi-heure sans allumer son cigare, sans faire de grimaces et sans proférer à chaque phrase son jurement favori: sac à papier!
Quelle joie ce fut pour moi que de nous retrouver dans ce qui me semblait ma seule, ma véritable famille! Que ma mère me semblait bonne, ma sœur aimable, mon ami Pierret drôle et complaisant! Et ce petit appartement si pauvre et si laid en comparaison des salons ouatés de ma grand'mère (c'est ainsi que je les appelais par dérision), devint pour moi en un instant la terre promise de mes rêves. Je l'explorais dans tous les coins, je regardais avec amour les moindres objets, la petite pendule en albâtre, les vases de fleurs en papier, jaunies sous leur cylindre de verre, les pelottes que Caroline avait brodées en chenille, à sa pension, et jusqu'à la chaufferette de ma mère, ce meuble prolétaire banni des habitudes élégantes, ancien trépied de mes premières improvisations dans la rue Grange-Batelière. Comme j'aimais tout cela! Je ne me lassais pas de dire: «Je suis ici chez nous. Là-bas, je suis chez ma bonne maman.—Sac à papier! disait Pierret, qu'elle n'aille pas dire chez nous devant Mme Dupin: elle nous reprocherait de lui apprendre à parler comme aux z-halles.» Et Pierret de rire aux éclats, car il riait volontiers de tout, et ma mère de se moquer de lui, et moi de crier: Comme on s'amuse chez nous!
Caroline me faisait des pigeons avec ses doigts; ou, avec un bout de fil que nous passions et croisions dans les doigts l'une de l'autre, elle m'apprenait toutes ces figures et ces combinaisons de lignes que les enfans appellent le lit, le bateau, les ciseaux, la scie, etc. Les belles poupées et les beaux livres d'images de ma bonne maman ne me paraissaient plus rien auprès de ces jeux qui me rappelaient mon enfance; car, encore enfant, j'avais déjà une enfance, un passé derrière moi, des souvenirs, des regrets, une existence accomplie et qui ne devait pas m'être rendue.
La faim me prit. Il n'y avait chez nous ni gâteaux ni confitures, mais le classique pot-au-feu pour toute nourriture: mon goûter passa en un instant de la cheminée sur la table. Avec quel plaisir je retrouvai mon assiette de terre de pipe! Jamais je ne mangeai de meilleur cœur. J'étais comme un voyageur qui rentre chez lui après de longues tribulations, et qui jouit de tout dans son petit ménage.
Ma grand'mère revint me chercher; mon cœur se serra, mais je compris que je ne devais pas abuser de sa générosité. Je la suivis en riant avec des yeux pleins de larmes.
Ma mère ne voulut pas abuser non plus de la concession faite, et ne me mena chez elle que les dimanches. C'étaient les jours de congé de Caroline, qui était encore en pension, ou qui, peut-être, commençait à apprendre le métier de graveuse de musique, qu'elle a continué depuis et exercé jusqu'à son mariage avec beaucoup de labeur et quelque petit profit. Ces heureux dimanches, si impatiemment attendus, passaient comme des rêves. A cinq heures, Caroline allait dîner chez ma tante Maréchal; maman et moi, nous allions retrouver ma grand'mère chez mon grand-oncle de Beaumont. C'était un vieil usage de famille fort doux que ce dîner hebdomadaire qui réunissait invariablement les mêmes convives. Il s'est presque perdu dans la vie agitée et désordonnée que l'on mène aujourd'hui. C'était la manière la plus agréable et plus commode de se voir pour les gens de loisir et d'habitudes régulières. Mon grand-oncle avait pour cuisinière un cordon bleu qui, n'ayant jamais affaire qu'à des palais d'une expérience et d'un discernement consommés, mettait un amour-propre immense à les contenter. Mme Bourdieu, la gouvernante de mon oncle, et mon oncle lui-même, exerçaient une surveillance éclairée sur ces importans travaux. A cinq heures précises, nous arrivions, ma mère et moi, et nous trouvions déjà autour du feu ma grand'mère dans un vaste fauteuil placé vis-à-vis du vaste fauteuil de mon grand-oncle, et Mme de la Marlière entre eux, les pieds allongés sur les chenets, la jupe un peu relevée, et montrant deux maigres jambes chaussées de souliers très pointus. Mme de la Marlière était une ancienne amie intime de la feue comtesse de Provence, la femme de celui qui fut depuis Louis XVIII. Son mari, le général de la Marlière, était mort sur l'échafaud. Il est souvent question de cette dame dans les lettres de mon père, si l'on s'en souvient. C'était une personne fort bonne, fort gaie, expansive, babillarde, obligeante, dévouée, bruyante, railleuse, un peu cynique dans ses propos. Elle n'était point du tout pieuse alors, et se gaussait des curés, voire même d'autre chose, avec une liberté extrême. A la Restauration, elle devint dévote, et elle a vécu jusqu'à l'âge de 98 ans, je crois, en odeur de sainteté: c'était, en somme, une excellente femme, sans préjugés au temps où je l'ai connue, et je ne pense pas qu'elle soit jamais devenue bigote et intolérante. Elle n'en avait guère le droit après avoir tenu si peu de compte des choses saintes pendant les trois quarts de sa vie. Elle était fort bonne pour moi, et comme c'était la seule des amies de ma grand'mère, qui n'eût aucune prévention contre ma mère, je lui témoignais plus de confiance et d'amitié qu'aux autres. Pourtant j'avoue qu'elle ne m'était pas naturellement sympathique. Sa voix claire, son accent méridional, ses étranges toilettes, son menton aigu dont elle me meurtrissait les joues en m'embrassant, et surtout la crudité de ses expressions burlesques, m'empêchaient de la prendre au sérieux et de trouver du plaisir à ses gâteries.
Mme Bourdieu allait et venait légèrement de la cuisine au salon; elle n'avait guère alors qu'une quarantaine d'années: c'était une brune forte, replète et d'un type très accusé. Elle était de Dax, et avait un accent gascon encore plus sonore que celui de Mme de la Marlière. Elle appelait mon grand-oncle papa, et ma mère aussi avait cette habitude. Mme de la Marlière, qui aimait à faire l'enfant, disait papa aussi, ce qui faisait paraître mon grand-oncle plus jeune qu'elle.
L'appartement qu'il a occupé tout le temps de ma vie où je l'ai connu, c'est-à-dire pendant une vingtaine d'années, était situé rue Guénégaud, au fond d'une cour triste et vaste, dans une maison du temps de Louis XIV, d'un caractère très homogène dans toutes ses parties. Les fenêtres étaient hautes et longues: mais il y avait tant de rideaux, de tentures, de paravens, de draperies et de tapis pour défendre à l'air extérieur de s'introduire par la moindre fissure, que toutes les pièces étaient sombres et sourdes comme des caves. L'art de se préserver du froid en France, et surtout à Paris, commençait à se perdre sous l'Empire, et il s'est tout à fait perdu maintenant pour les gens d'une fortune médiocre, malgré les nombreuses inventions de chauffage économique dont le progrès nous a enrichis. La mode, la nécessité et la spéculation, qui, de concert, nous ont amené à bâtir des maisons percées de plus de fenêtres qu'il ne reste de parties pleines dans l'édifice, le manque d'épaisseur des murailles, et la hâte avec laquelle ces constructions laides et fragiles se sont élevées, font que plus un appartement est petit, plus il est froid et coûteux à réchauffer. Celui de mon grand-oncle était une serre-chaude, créée par ses soins assidus dans une maison épaisse et massive, comme devraient l'être toutes les habitations d'un climat aussi ingrat et aussi variable que le nôtre. Il est vrai qu'autrefois on s'installait là pour toute sa vie, et en y bâtissant son nid, on y creusait sa tombe.
Les vieilles gens que j'ai connues à cette époque et qui avaient une existence retirée ne vivaient que dans leur chambre à coucher. Elles avaient un salon vaste et beau, où elles recevaient une ou deux fois l'an, et où elles n'entraient jamais d'ailleurs. Mon grand-oncle et ma grand'mère, ne recevant jamais, eussent pu se passer de ce luxe inutile qui doublait le prix de leur loyer. Mais ils eussent cru n'être pas logés s'il en eût été autrement.
Le mobilier de ma grand'mère était du temps de Louis XVI, et elle n'avait pas de scrupule d'y introduire de temps en temps un objet plus moderne, lorsqu'il lui semblait commode ou joli. Mais mon grand-oncle était trop artiste pour se permettre le moindre disparate. Tout chez lui était du même style Louis XIV: les moulures des portes ou les ornemens du plafond. Je ne sais s'il avait hérité de ce riche ameublement ou s'il l'avait collectionné lui-même; mais ce serait aujourd'hui une trouvaille pour un amateur que ce mobilier complet dans son ancienneté, depuis la pincette et le soufflet jusqu'au lit et aux cadres des tableaux. Il avait des peintures superbes dans son salon et des meubles de Boule d'une grandeur et d'une richesse respectables. Comme tout cela n'était point redevenu de mode et qu'on préférait à ces belles choses, véritables objets d'art, les chaises curules de l'empire et les détestables imitations d'Herculanum en acajou plaqué ou en bois peint couleur bronze, le mobilier de mon grand-oncle n'avait guère de prix que pour lui-même. J'étais loin de pouvoir apprécier le bon goût et la valeur artistique d'une semblable collection, et même j'entendais dire à ma mère que tout cela était trop vieux pour être beau. Pourtant les belles choses portent avec elles une impression que subissent souvent ceux même qui ne les comprennent pas. Quand j'entrais chez mon oncle, il me semblait entrer dans un sanctuaire mystérieux, et comme le salon était, en effet, un sanctuaire fermé, je priais tout bas Mme Bourdieu de m'y laisser pénétrer. Alors, pendant que mes grands parens jouaient aux cartes après dîner, elle me donnait un petit bougeoir, et, me conduisant comme en cachette dans ce grand salon, elle m'y laissait quelques instans, me recommandant bien de ne pas monter sur les meubles et de ne pas répandre de bougie. Je n'avais garde d'y manquer; je posais ma lumière sur une table, et je me promenais gravement dans cette vaste pièce à peine éclairée jusqu'au plafond par mon faible luminaire. Je ne voyais donc que très confusément les grands portraits de Largillière, les beaux intérieurs flamands et les tableaux des maîtres italiens qui couvraient les murs; je me plaisais au scintillement des dorures, aux grands plis des rideaux, au silence et à la solitude de cette pièce respectable, que l'on semblait ne pas oser habiter, et dont je prenais possession à moi toute seule.
Cette possession fictive me suffisait, car, dès mes plus jeunes années, la possession réelle des choses n'a jamais été un plaisir pour moi. Jamais rien ne m'a fait envie, en fait de palais, de voitures, de bijoux et même d'objets d'art; et pourtant j'aimais à parcourir un beau palais, à voir passer un équipage élégant et rapide, à toucher et à retourner des bijoux bien travaillés, à contempler les produits d'art ou d'industrie où l'intelligence de l'homme s'est révélée sous une forme quelconque. Mais je n'ai jamais éprouvé le besoin de me dire: Ceci est à moi; et je ne comprends même pas qu'on ait ce besoin-là. On a tort de me donner un objet rare ou précieux, parce qu'il m'est impossible de ne pas le donner bientôt à un ami qui l'admire et chez qui je vois le désir de la possession. Je ne tiens qu'aux choses qui me viennent des êtres que j'ai aimés et qui ne sont plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et j'avoue que le créancier qui me forcerait à vendre les vieux meubles de ma chambre, me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent presque tous de ma grand'mère, et qu'ils me la rappellent à tous les instans de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis jamais tentée et je me sens de la race de ces bohémiens dont Béranger a dit:
Voir, c'est avoir.
Je ne haïs pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve pas de création plus jolie que ces combinaisons de métaux et de pierres précieuses, qui peuvent réaliser les formes les plus riantes et les plus heureuses dans de si délicates proportions. J'aime à examiner les parures, les étoffes, les couleurs: le goût me charme. Je voudrais être bijoutier ou costumier, pour inventer toujours, et pour donner, par ce miracle du goût, une sorte de vie à ces riches matières. Mais tout cela n'est d'aucun usage agréable pour moi. Une belle robe est gênante, les bijoux égratignent: et, en toutes choses, la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue. Enfin, je ne suis pas née pour être riche, et si les malaises de la vieillesse ne commençaient à se faire sentir, je vivrais très réellement dans une chaumière du Berry, pourvu qu'elle fût propre[1], avec autant de contentement que dans une villa italienne.
Ce n'est point vertu, ni prétention à l'austérité républicaine. Est-ce qu'une chaumière n'est pas souvent, pour l'artiste, plus belle, plus riche de couleur, de grâce, d'arrangement et de caractère, qu'un vilain palais moderne construit et décoré dans le goût constitutionnel, le plus pitoyable style qui existe dans l'histoire des arts? Aussi n'ai-je jamais compris que les artistes de mon temps eussent tant de vénalité, de besoins de luxe et d'ambitions de fortune. Si quelqu'un au monde peut se passer de luxe et se créer à lui-même une vie selon ses rêves, avec peu, avec presque rien, c'est l'artiste, puisqu'il porte en lui le don de poétiser les moindres choses et de se construire une cabane selon les règles du goût ou les instincts de la poésie. Le luxe me paraît la ressource des gens bêtes.
Ce n'était pourtant point le cas pour mon grand-oncle; son goût était luxueux de sa nature, et j'approuve beaucoup qu'on se meuble avec de belles choses quand on peut se les procurer, par d'heureuses rencontres, à meilleur marché que de laides. C'est probablement ce qui lui était arrivé, car il avait une mince fortune et il était fort généreux, ce qui équivaut à dire qu'il était pauvre et n'avait pas de folies et de caprices à se permettre.
Il était gourmand, quoiqu'il mangeât fort peu: mais il avait une gourmandise sobre et de bon goût comme tout le reste, point fastueuse, sans ostentation, et qui se piquait même d'être positive. Il était plaisant de l'entendre analyser ses théories culinaires, car il le faisait tantôt avec une gravité et une logique qui eussent pu s'appliquer à toutes les données de la politique et de la philosophie, tantôt avec une verve comique et indignée. «Rien n'est si bête, disait-il avec ses paroles enjouées dont l'accent distingué corrigeait la crudité, que de se ruiner pour sa gueule. Il n'en coûte pas plus d'avoir une omelette délicieuse que de se faire servir, sous prétexte d'omelette, un vieux torchon brûlé. Le tout, c'est de savoir soi-même ce que c'est qu'une omelette; et quand une ménagère l'a bien compris, je la préfère dans ma cuisine, à un savant prétentieux qui se fait appeler monsieur par ses marmitons, et qui baptise une charogne des noms les plus pompeux.»
Tout le temps du dîner, la conversation était sur ce ton et roulait sur la mangeaille. J'en ai donné cet échantillon pour qu'on se figure bien cette nature de chanoine qui n'a plus guère de type dans le temps présent. Ma grand'mère, qui était d'une friandise extrême, bien que très petite mangeuse, avait aussi des théories scientifiques sur la manière de faire une crême à la vanille et une omelette soufflée. Mme Bourdieu se faisait quereller par mon oncle, parce qu'elle avait laissé mettre dans la sauce quelques parcelles de muscade de plus ou de moins; ma mère riait de leurs disputes. Il n'y avait que la mère la Marlière qui oubliât de babiller au dîner, parce qu'elle mangeait comme un ogre. Quant à moi, ces longs dîners servis, discutés, analysés et savourés avec tant de solennité m'ennuyaient mortellement. J'ai toujours mangé vite, et en pensant à autre chose. Une longue séance à table m'a toujours rendue malade, et j'obtenais la permission de me lever de temps en temps, pour aller jouer avec un vieux caniche qui s'appelait Babet, et qui passait sa vie à faire des petits et à les allaiter dans un coin de la salle à manger.
La soirée me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma mère prît des cartes et fît la partie des grands-parens, ce qui ne l'amusait pas non plus, mon oncle étant beau joueur et ne se fâchant pas comme Deschartres, et la mère la Marlière gagnant toujours parce qu'elle trichait. Elle convenait elle-même que le jeu sans tricherie l'ennuyait. C'est pourquoi elle ne voulait pas jouer d'argent[2].
Pendant ce temps, la bonne Bourdieu tâchait de me distraire. Elle me faisait faire des châteaux de cartes ou des édifices de dominos. Mon oncle qui était taquin, se retournait pour souffler dessus ou pour donner un coup de coude à notre petite table. Et puis, il disait à Mme Bourdieu qui s'appelait Victoire, comme ma mère: «Victoire, vous abrutissez cette enfant. Montrez-lui quelque chose d'intéressant. Tenez, faites-lui voir mes tabatières!» Alors on ouvrait un coffret et l'on me faisait passer en revue une douzaine de tabatières fort belles, ornées de charmantes miniatures. C'étaient les portraits d'autant de belles dames en costume de nymphes, de déesses ou de bergères. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle avait tant de belles dames sur ses tabatières. Quant à lui, il n'y tenait plus, et cela ne lui paraissait plus avoir d'autre utilité que d'amuser les regards d'un petit enfant. Donnez donc des portraits aux abbés! heureusement ce n'est plus la mode.
Ma bonne maman me menait aussi quelquefois chez Mme de la Marlière; mais celle-ci, n'ayant qu'une très mince existence, ne donnait pas de dîners. Elle occupait, rue Villedot, no 6, un petit appartement au troisième, qu'elle n'a pas quitté, je crois, depuis le Directoire jusqu'à sa mort, arrivée en 1841 ou 42. Son intérieur, moins beau que celui de mon grand-oncle, était curieux aussi pour son homogénéité, et je ne crois pas que depuis le temps de Louis XVI, dont il était un petit spécimen complet, il eût subi le moindre changement.
Mme de la Marlière était alors très liée avec Mme Junot, duchesse d'Abrantès, qui a laissé des Mémoires intéressans, et qui est morte très malheureuse, après une vie mêlée de plaisirs et de désastres. Elle a consacré, s'il m'en souvient bien, une page à Mme de la Marlière, qu'elle a beaucoup poétisée. Mais il faut permettre à l'amitié ces sortes d'inexactitudes. En somme, la vieille amie de la comtesse de Provence, de Mme Junot et de ma grand'mère avait plus de qualités que de défauts, et c'était de quoi lui faire pardonner quelques travers et quelques ridicules. Les autres amies de ma grand'mère étaient d'abord Mme de Pardaillan, celle qu'elle préférait avec raison à toutes les autres: petite bonne vieille qui avait été fort jolie et qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous ses rides. Elle n'avait pas d'esprit et pas plus d'instruction que les autres dames de son temps, car de toutes celles que je mentionne, ma grand'mère était la seule qui sût parfaitement sa langue et dont l'orthographe fût correcte. Mme de la Marlière, quoique drôle et piquante dans son style, écrivait comme nos cuisinières n'écrivent plus; mais Mme de Pardaillan, n'ayant jamais eu aucune espèce de prétention, et ne visant point à l'esprit, n'était jamais ennuyeuse. Elle jugeait tout avec un grand bon sens, et prenait son opinion et ses principes dans son cœur, sans s'inquiéter du monde. Je ne crois pas qu'elle ait, non seulement dit un mot méchant dans sa vie, mais encore qu'elle ait eu une seule pensée hostile ou amère. C'était une nature angélique, calme, et pourtant sensible et aimante, une âme fidèle, maternelle à tous, pieuse sans fanatisme, tolérante non par indifférence, mais par tendresse et modestie. Enfin, je ne sais si elle avait des défauts, mais elle est une des deux ou trois personnes que j'ai rencontrées, dans ma vie, chez lesquelles il m'a été impossible d'en pressentir aucun.
S'il n'y avait pas de brillant à la surface de son esprit, je crois qu'il y avait du moins une certaine profondeur dans ses pensées. Elle avait l'habitude de m'appeler pauvre petite. Et un jour que je me trouvais seule avec elle, je m'enhardis à lui demander pourquoi elle m'appelait ainsi. Elle m'attira près d'elle et me dit d'une voix émue, en m'embrassant: «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Cette espèce de prophétie me fit quelque impression.—«Je serai donc malheureuse? lui dis-je.—Oui, me répondit-elle. Tout le monde est condamné au chagrin; mais vous en aurez plus qu'une autre, et souvenez-vous de ce que je vous dis; soyez bonne, parce que vous aurez beaucoup à pardonner.—Et pourquoi faudra-t-il que je pardonne? lui demandai-je encore.—Parce que vous éprouverez à pardonner le seul bonheur que vous devez avoir.»
Avait-elle dans l'âme quelque secret chagrin qui la faisait parler ainsi d'une manière générale? Je ne le pense pas; elle devait être heureuse, car elle était adorée de sa famille. Je croirais pourtant assez qu'elle avait été brisée dans sa jeunesse par quelque peine de cœur, qu'elle n'avait jamais révélée à personne, ou bien comprenait-elle, avec son bon et noble cœur, combien j'aimais ma mère et combien j'aurais à souffrir dans cette affection?
Mme de Béranger et Mme de Ferrières étaient toutes deux si infatuées de leur noblesse que je ne saurais laquelle nommer la première pour l'orgueil et les grands airs. C'étaient bien les meilleurs types de vieilles comtesses dont ma mère pût se divertir. Elles avaient été fort belles toutes les deux, et fort vertueuses, disaient-elles, ce qui ajoutait à leur morgue et à leur raideur. Mme de Ferrières avait encore de beaux RESTES, et n'était point fâchée de les montrer. Elle avait toujours les bras nus dans son manchon, dès le matin, quelque temps qu'il fît. C'étaient des bras fort blancs et très gras, que je regardais avec étonnement, car je ne comprenais rien à cette coquetterie surannée. Mais ces beaux bras de soixante ans étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût. Je n'ai jamais compris ces besoins de nudité chez les vieilles femmes, surtout chez celles dont la vie a été sage. Mais c'était peut-être chez Mme de Ferrières une habitude de costume ancien quelle ne voulait point abjurer.
Mme de Béranger, non plus que la précédente, n'était la favorite d'aucune princesse de l'ancien ou du nouveau régime[3]. Elle s'estimait trop haut placée pour cela, car elle eût dit volontiers: C'est à moi d'avoir une cour, et non de faire partie de celle des autres. Je ne sais plus de qui elle était fille, mais son mari prétendait descendre de Béranger, roi d'Italie, du temps des Goths; à cause de cela, sa femme et lui se croyaient des êtres supérieurs dans la création.
«Et comme du fumier regardaient tout le monde.»
Ils avaient été fort riches, et l'étaient encore assez, quoiqu'ils se prétendissent ruinés par l'infâme révolution. Mme de Béranger ne montrait pas ses bras, mais elle avait encore pour sa taille une prétention extraordinaire. Elle portait des corsets si serrés qu'il fallait deux femmes de chambre pour la sangler en lui mettant leurs genoux dans la cambrure du dos. Si elle avait été belle comme on le disait, il n'y paraissait guère, surtout avec la coiffure qu'elle portait, et qui consistait en une petite perruque blonde frisée à l'enfant ou à la Titus sur toute la tête. Rien n'était si laid et si ridicule que de voir une vieille femme avec ce simulacre de tête nue et de cheveux courts, blondins et frisotés; d'autant plus pour Mme de Béranger qu'elle était fort brune, et qu'elle avait de grands traits. Le soir, le sang lui montait à la tête et elle ne pouvait supporter la chaleur de sa perruque; elle l'ôtait pour jouer aux cartes avec ma grand'mère, et elle restait en serre-tête noir, ce qui lui donnait l'air d'un vieux curé; mais si l'on annonçait quelque visite, elle se hâtait de chercher sa perruque qui souvent était par terre, ou dans sa poche, ou sur son fauteuil, elle assise dessus. On juge quels plis étranges avaient pris toutes ces mèches de petits cheveux frisés, et comme, dans sa précipitation, il lui arrivait souvent de la mettre à l'envers, ou sens-devant-derrière, elle offrait une suite de caricatures à travers lesquelles il m'était bien difficile de retrouver la beauté d'autrefois.
Mme de Troussebois, Mme de Jasseau et les autres dont je ne me rappelle pas les noms, avaient, celle-ci un menton qui rejoignait son nez, celle-là une face de momie. La plus jeune de la collection était une chanoinesse blonde qui avait une assez belle tête sur un corps nain et difforme. Quoiqu'elle fût demoiselle, elle avait le privilége de s'appeler madame, et de porter un ruban d'ordre sur sa bosse, parce qu'elle avait seize quartiers de noblesse. Il y avait aussi une baronne d'Hasfeld ou d'Hazefeld, qui avait la tournure et les manières d'un vieux corporal schlag: enfin, une Mme Dubois, la seule qui n'eût point un nom, et qui, précisément, n'avait aucun ridicule. Je ne sais plus quelle autre avait une grosse lèvre violette toujours gonflée, fendue et gercée, dont les baisers m'étaient odieux. Il y avait aussi une Mme de Maleteste, encore assez jeune, qui avait épousé un vieux mari pauvre et grognon, uniquement pour porter le nom des Malatesta d'Italie, nom qui n'est pas bien beau, puisqu'il signifie tout bonnement mauvaise tête ou plutôt tête méchante. Par une singulière coïncidence, cette dame passait sa vie à avoir la migraine, et comme on prononçait son nom Maltête, je croyais de bonne foi que c'était un sobriquet qu'on lui avait donné à cause de sa maladie et de ses plaintes continuelles. De sorte qu'un jour je lui demandai naïvement comment elle s'appelait pour de bon. Elle s'étonna et me répondit que je le savais bien.—Mais non, lui dis-je, mal de tête, mal à la tête, mal-tête, n'est pas un nom.—Pardon, mademoiselle, me répondit-elle fièrement, c'est un fort beau et fort grand nom.—Ma foi, je ne trouve pas, lui répondis-je. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme ça.—Je vous en souhaite un pareil! ajouta-t-elle avec emphase.—Merci, repris-je obstinément: j'aime mieux le mien. Les autres dames qui ne l'aimaient pas, peut-être parce qu'elle était la plus jeune, se cachaient pour rire dans leurs grands éventails. Ma grand'mère m'imposa silence, et Mme de Maleteste se retira peu de momens après, fort blessée d'une impertinence dont je ne sentais pas la portée.
Les hommes étaient l'abbé de Pernon, un doux et excellent homme, sécularisé dans toute sa personne, toujours vêtu d'un habit gris-clair, et la figure couverte de gros pois-chiches; l'abbé d'Andrezel, dont j'ai déjà parlé, et qui portait des spincers sur ses habits; le chevalier de Vinci qui avait un tic nerveux, grâce auquel sa perruque, fortement secouée et attirée par une continuelle contraction des sourcils et des muscles frontaux, quittait sa nuque et, en cinq minutes, arrivait à tomber sur son nez. Il la rattrapait juste au moment où elle abandonnait sa tête et se précipitait dans son assiette. Il la rejetait alors très en arrière sur son crâne afin qu'elle eût plus de chemin à parcourir avant d'arriver à une nouvelle chute. Il y avait encore deux ou trois vieillards dont les noms m'échappent et me reviendront peut-être en temps et lieu.
Mais qu'on se figure l'existence d'un enfant qui n'a point sucé les préjugés de la naissance avec le lait de sa mère, au milieu de ces tristes personnages d'un enjouement glacial ou d'une gravité lugubre! J'étais déjà très artiste sans le savoir, artiste dans ma spécialité, qui est l'observation des personnes et des choses, bien longtemps avant de savoir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des caractères et de décrire des intérieurs. Je subissais avec tristesse et lassitude les instincts de cette destinée. Je commençais à ne pouvoir plus m'abstraire dans mes rêveries, et malgré moi, le monde extérieur, la réalité, venait me presser de tout son poids et m'arracher aux chimères dont je m'étais nourrie dans la liberté de ma première existence. Malgré moi, je regardais et j'étudiais ces visages ravagés par la vieillesse, que ma grand'mère trouvait encore beaux par habitude et qui me paraissaient d'autant plus affreux que je les entendais vanter dans le passé. J'analysais les expressions de physionomie, les attitudes, les manières, le vide des paroles oiseuses, la lenteur des mouvemens, les infirmités, les perruques, les verrues, l'embonpoint désordonné, la maigreur cadavéreuse: toutes ces laideurs, toutes ces tristesses de la vieillesse, qui choquent quand elles ne sont pas supportées avec bonhomie et simplicité. J'aimais la beauté, et, sous ce rapport, la figure sereine, fraîche et indestructiblement belle de ma grand'mère ne blessait jamais mes regards: mais, en revanche, la plupart des autres me contristaient, et leurs discours me jetaient dans un ennui profond. J'aurais voulu ne point voir, ne pas entendre; ma nature scrutatrice me forçait à regarder, à écouter, à ne rien perdre, à ne rien oublier, et cette faculté naissante redoublait mon ennui en s'exerçant sur des objets aussi peu attrayans.
Dans la journée, quand je courais avec ma mère, je m'égayais avec elle, de ce qui m'avait ennuyé la veille. Je lui faisais, à ma manière, la peinture des petites scènes burlesques dont j'avais été le silencieux et mélancolique spectateur, et elle riait aux éclats, enchantée de me voir partager son dédain et son aversion pour les vieilles comtesses.
Et pourtant, il y avait certainement, parmi ces vieilles dames, des personnes d'un mérite réel puisque ma bonne maman leur était attachée. Mais, excepté Mme de Pardaillan qui m'a toujours été sympathique, je n'étais pas en âge d'apprécier le mérite sérieux, et je ne voyais que les disgrâces et les ridicules des solennelles personnes qui en étaient revêtues.
Mme de Maleteste avait un horrible chien qui s'appelait Azor; c'est aujourd'hui le nom classique du chien de la portière: mais toutes choses ont leur charme dans la nouveauté, et, à cette époque, le nom d'Azor ne paraissait ridicule que parce qu'il était porté par un vieux caniche d'une malpropreté insigne. Ce n'est pas qu'il ne fût lavé et peigné avec amour, mais sa gourmandise avait les plus tristes résultats, et sa maîtresse avait la rage de le mener partout avec elle, disant qu'il avait trop de chagrin quand elle le laissait seul. Mme de la Marlière, par contre, avait horreur des animaux, et j'avoue que ma tendresse pour les bêtes n'allait pas jusqu'à trouver trop cruel qu'elle allongeât, avec ses grand souliers pointus, de plantureux coups de pieds à Azor de Maleteste, c'est ainsi qu'elle l'appelait. Cela fut cause d'une haine profonde entre ces deux dames. Elles disaient pis que pendre l'une de l'autre, et toutes les autres s'amusaient à les exciter. Mme de Maleteste qui était fort pincée, lançait toutes sortes de petits mots secs et blessans. Mme de la Marlière, qui n'était pas méchante, mais vive et leste en paroles, ne se fâchait pas et l'exaspérait d'autant plus par la crudité de ses plaisanteries.
Une chose qui m'étonnait autant que le nom de Mme de Maleteste, c'était ce titre d'abbé que je voyais donner à des messieurs habillés comme tout le monde et n'ayant rien de religieux dans leurs habitudes ni de grave dans leurs manières. Ces célibataires, qui allaient au spectacle, et mangeaient des poulardes le vendredi saint, me paraissaient des êtres particuliers dont je ne pouvais me définir le mode d'existence, et, comme les enfans terribles de Gavarni, je leur adressais des questions gênantes. Je me souviens qu'un jour je disais à l'abbé d'Andrezel: «Eh bien, si tu n'es pas curé où donc est ta femme? et si tu es curé, où donc est ta messe?» On trouva le mot fort spirituel et fort méchant, je ne m'en doutais guère. J'avais fait de la critique sans le savoir, et cela m'est arrivé plus d'une fois dans la suite de ma vie. J'ai fait, par distraction ou par bêtise, des questions ou des remarques qu'on a crues bien profondes ou bien mordantes.
Comme je ne peux pas ordonner mes souvenirs avec exactitude, j'ai mis ensemble dans ma mémoire beaucoup de personnes et de détails qui ne datent peut-être pas spécialement de ce premier séjour à Paris avec ma grand'mère; mais comme les habitudes et l'entourage de celle-ci ne changèrent pas, et que chaque séjour à Paris amena les mêmes circonstances et les mêmes visages autour de moi, je n'aurai plus à les décrire quand je poursuivrai mon récit. Je parlerai donc ici de la famille Villeneuve, dont il a été si souvent question dans les lettres de mon père.
J'ai déjà dit que Dupin de Francueil mon grand-père, ayant été marié deux fois, avait eu, de sa première femme, une fille qui se trouvait être par conséquent sœur de mon père et beaucoup plus âgée que lui. Elle avait été mariée à M. Valet de Villeneuve, financier, et ses deux fils, René et Auguste, étaient par conséquent les neveux de mon père, bien que l'oncle et les neveux fussent à peu près du même âge.
Quant à moi, je suis leur cousine, et leurs enfans sont mes neveux et nièces à la mode de Bretagne, bien que je sois la plus jeune de cette génération. Ce renversement de l'âge, qui convient ordinairement au degré ascendant de la parenté, faisait toujours un effet bizarre pour les personnes qui n'étaient pas bien au courant de la filiation. A présent, quelques années de différence ne s'aperçoivent plus; mais quand j'étais un petit enfant, et que de grands garçons et de grandes demoiselles m'appelaient ma tante, on croyait toujours que c'était un jeu. Par plaisanterie, mes cousins, habitués à appeler mon père leur oncle, m'appelaient leur grand'tante, et mon nom prêtant à cet amusement, toute la famille, vieux et jeunes, grands et petits, m'appelaient ma tante Aurore.
Cette famille demeurait alors et a demeuré depuis, pendant une trentaine d'années, dans une même maison qui lui appartenait, rue de Grammont. C'était une nombreuse famille, comme on va voir, et dont l'union avait quelque chose de patriarcal. Au rez-de-chaussée, c'était Mme de Courcelles, mère de Mme de Guibert. Au premier, Mme de Guibert, mère de Mme René de Villeneuve. Au second, M. et Mme René de Villeneuve avec leurs enfans. Dix ans après l'époque de ma vie que je raconte, Mlle de Villeneuve ayant épousé M. de La Roche-Aymon, demeura, au troisième, et la vieille Mme de Courcelles vivait encore sans défaillance et sans infirmités, lorsque les enfans de Mme de La Roche-Aymon furent installés avec leurs bonnes au quatrième étage; ce qui faisait en réalité, avec le rez-de-chaussée, cinq générations directes vivant sous le même toit. Et Mme de Courcelles pouvait dire à Mme de Guibert ce mot proverbial si joli: Ma fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.
Toutes ces femmes s'étant mariées très jeunes et étant toutes jolies ou bien conservées, il était impossible de deviner que Mme de Villeneuve fût grand'mère et Mme de Guibert arrière-grand'mère. Quant à la trisaïeule, elle était droite, mince, propre, active. Elle montait légèrement au quatrième pour aller voir les arrière-petits-enfans de sa fille. Il était impossible de ne pas éprouver un grand respect et une grande sympathie en la voyant si forte, si douce, si calme et si gracieuse. Elle n'avait aucun travers, aucun ridicule, aucune vanité. Elle est morte sans faire de maladie, par une indisposition subite à laquelle son grand âge ne put résister. Elle était encore dans toute la plénitude de ses facultés.
Je ne dirai rien de Mme de Guibert, veuve du général de ce nom, qui a eu des talens et du mérite. J'ai très peu connu sa veuve, qui vivait un peu à part du reste de sa famille: je n'ai jamais bien su pourquoi? on la disait mariée secrètement avec Barrère. Ce devait être une personne d'idées et d'aventures étranges. Mais il régnait une sorte de mystère autour d'elle, et je suis si peu curieuse que je n'ai jamais songé à m'en enquérir.
Quant à M. et à Mme René de Villeneuve, j'en parlerai plus tard, parce qu'ils sont liés plus directement à l'histoire de ma vie.
Auguste, frère de René, et trésorier de la ville de Paris, demeurait rue d'Anjou, dans un bel hôtel, avec ses trois enfans: Félicie, qui était un ange de beauté, de douceur et de bonté, et qui, phthisique comme sa mère, est morte jeune en Italie, où elle avait épousé le comte Balbo, le même dont les écrits et les opinions très modérément progressives ont fait quelque bruit en Piémont dans ces derniers temps; Louis, qui est mort aussi au sortir de l'adolescence, et Léonce, qui a été préfet de l'Indre et du Loiret sous Louis-Philippe.
Celui-là aussi était un enfant d'une charmante figure, très spirituel et très railleur. Je me souviens d'un bal d'enfans que donna sa mère! c'est la première et la dernière fois que je vis cette bonne et charmante Laure de Ségur, pour qui mon père avait tant de respect et d'affection. Elle portait une robe rose garnie de jacinthes, et me prit auprès d'elle sur le divan où elle était couchée, pour regarder tristement ma ressemblance avec mon père. Elle était pâle et brûlante de fièvre. Ses enfans ne pressentaient nullement qu'elle fût à la veille de mourir. Léonce se moquait de toutes ces petites filles endimanchées. Les toilettes de ce temps-là étaient parfois bien singulières, et je ne crois pas que les gravures du temps nous les aient toutes transmises. Je n'ai du moins retrouvé nulle part une robe de réseau de laine rouge à grandes mailles, un véritable filet à prendre de poisson, que Félicie avait, et qui me paraissait fantastique. Cela se portait sur une robe de dessous en satin blanc, et se terminait en bas par une frange de houppes de laine tombant de chaque maille. Cela venait d'Italie, et c'était très estimé.
Ce qui me frappa le plus, ce fut une petite fille dont je n'ai jamais su le nom et que Léonce taquinait beaucoup. Elle était déjà coquette comme une petite femme du monde, et elle n'avait guère que mon âge, sept ou huit ans. Léonce lui disait qu'elle était laide, pour la faire enrager, et elle enrageait si bien qu'elle pleurait de colère. Elle vint auprès de moi et me dit: «N'est-ce pas que c'est faux, et que je suis très jolie? Je suis la plus jolie et la mieux habillée de tout le bal, maman l'a dit.» D'autres enfans, qui étaient autour de nous, excités par l'exemple de Léonce, lui dirent qu'elle se trompait et qu'elle était la plus laide. Elle était si furieuse qu'elle faillit s'étrangler avec son collier de corail qu'elle tirait violemment autour de son cou, et qui, heureusement, finit par se rompre.
Je fus frappée de ce naïf dépit, de ce véritable désespoir d'enfant, comme d'une chose fort extraordinaire. Mes parens avaient dit cent fois devant moi que j'étais une superbe petite fille, et la vanité ne m'était pas venue pour cela. Je prenais cela pour un éloge donné à ma bonne conduite, car toutes les fois que j'étais méchante, on me disait que j'étais affreuse. La beauté pour les enfans me semblait donc avoir une acception purement morale. Peut-être n'étais-je point portée par nature à l'adoration de moi-même; ce qu'il y a de certain, c'est que ma grand'mère, tout en faisant de grands efforts pour me donner le degré de coquetterie qu'elle me souhaitait, m'ôta le peu que j'en aurais pu avoir. Elle voulait me rendre gracieuse de ma personne, soigneuse de mes petites parures, élégante dans mes petites manières. J'avais eu jusque-là la grâce naturelle à tous les enfans qui ne sont point malades ou contrefaits. Mais on commençait à me trouver trop grande pour conserver cette grâce-là, qui n'est de la grâce que parce qu'elle est l'aplomb et l'aisance de la nature. Il y avait, dans les idées de ma bonne maman, une grâce acquise, une manière de marcher, de s'asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette, de présenter un objet; enfin, une mimique complète qu'on devait enseigner aux enfans de très bonne heure, afin que ce leur devînt, par l'habitude, une seconde nature. Ma mère trouvait cela fort ridicule, et je crois qu'elle avait raison. La grâce tient à l'organisation, et, si on ne l'a pas en soi-même, le travail qu'on fait pour y arriver augmente la gaucherie. Il n'y a rien de si affreux pour moi qu'un homme ou une femme qui se manièrent. La grâce de convention n'est bonne qu'au théâtre (précisément par la raison que j'ai donnée plus haut que la vérité dans l'art n'est pas la réalité).
Cette convention était un article de si haute importance dans la vie des hommes et des femmes de l'ancien beau monde, que les acteurs ont peine aujourd'hui, malgré toutes leurs études, à nous en donner une idée. J'ai encore connu de ces vieux êtres gracieux, et je déclare que, malgré leurs vieux admirateurs des deux sexes, je n'ai rien vu de plus ridicule et de plus déplaisant. J'aime cent fois mieux un laboureur à sa charrue, un bûcheron dépeçant un arbre, une lavandière enlevant sa corbeille sur sa tête, un enfant se roulant par terre avec ses compagnons. Les animaux d'une belle structure sont des modèles de grâce. Qui apprend au cheval ses grands airs de cygne, ses attitudes fières, ses mouvemens larges et souples, et à l'oiseau ses indescriptibles gentillesses, et au jeune chevreau ses danses et ses bonds inimitables? Fi de cette vieille grâce qui consistait à prendre avec art une prise de tabac et à porter avec prétention un habit brodé, une robe à queue, une épée ou un éventail. Les belles dames espagnoles manient ce dernier jouet avec une grâce indicible, nous dit-on, et c'est un art chez elles. C'est vrai, mais leur nature s'y prête. Les paysannes espagnoles dansent le boléro mieux que nos actrices de l'Opéra, et leur grâce ne leur vient que de leur belle organisation, qui porte son cachet avec elle.
La grâce, comme on l'entendait avant la Révolution, c'est-à-dire la fausse grâce, fit donc le tourment de mes jeunes années. On me reprenait sur tout, et je ne faisais pas un mouvement qui ne fût critiqué. Cela me causait une impatience continuelle, et je disais souvent: Je voudrais être un bœuf ou un âne, on me laisserait marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais: au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de derrière et à donner la patte.»
A quelque chose malheur est bon, car c'est peut-être à l'aversion que cette petite persécution de tous les instans m'inspira pour le maniéré, que je dois d'être restée naturelle dans mes idées et dans mes sentimens. Le faux, le guindé, l'affecté me sont antipathiques, et je les devine, même quand l'habilité les a couverts du vernis, d'une fausse simplicité. Je ne puis voir le beau et le bon que dans le vrai et le simple, et plus je vieillis, plus je crois avoir raison de vouloir cette condition avant toutes les autres dans les caractères humains, dans les œuvres de l'esprit et dans les actes de la vie sociale.
Et puis, je voyais fort bien que cette prétendue grâce, eût-elle été vraiment jolie et séduisante, était un brevet de maladresse et de débilité physique. Toutes ces belles dames et tous ces beaux messieurs qui savaient si bien marcher sur des tapis et faire la révérence, ne savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans être accablés de fatigue. Ils ne savaient même pas ouvrir et fermer une porte, et ils n'avaient pas la force de soulever une bûche pour la mettre dans le feu. Il leur fallait des domestiques pour leur avancer un fauteuil. Ils ne pouvaient pas entrer et sortir tout seuls. Qu'eussent-ils fait de leur grâce sans leurs valets pour leur tenir lieu de bras, de mains et de jambes? Je pensais à ma mère qui, avec des mains et des pieds plus mignons que les leurs, faisait deux ou trois lieues le matin dans la campagne avant son déjeuner, et qui remuait de grosses pierres ou poussait la brouette aussi facilement qu'elle maniait une aiguille ou un crayon. J'aurais mieux aimé être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise comme celles que j'étudiais chaque jour en baillant dans une atmosphère de vieux musc?
O écrivains d'aujourd'hui, qui maudissez sans cesse la grossièreté de notre temps et qui pleurez sur les ruines de tous ces vieux chiffons; vous qui avez créé, en ce temps de royauté constitutionnelle et de démocratie bourgeoise, une littérature toute poudrée, à l'image des nymphes de Trianon, je vous félicite de n'avoir point passé votre heureuse enfance dans ces décombres de l'ancien bon ton! Vous avez été moins ennuyés que moi, ingrats qui reniez le présent et l'avenir, penchés sur l'urne d'un passé charmant que vous n'avez connu qu'en peinture!
CHAPITRE QUATRIEME.
Idée d'une loi morale réglementaire des affections.—Retour à Nohant.—Année de bonheur.—Apologie de la puissance impériale.—Commencemens de trahison.—Propos et calomnies des salons.—Première communion de mon frère.—Notre vieux curé; sa gouvernante.—Ses sermons.—Son voleur, sa jument.—Sa mort.—Les méfaits de l'enfance.—Le faux Deschartres.—La dévotion de ma mère.—J'apprends le français et le latin.
Je m'ennuyais beaucoup, et pourtant je n'étais pas encore malheureuse. J'étais fort aimée, et ce n'est pas là ce qui m'a manqué dans ma vie. Je ne me plains donc pas de cette vie, malgré toutes ses douleurs, car la plus grande doit être de ne point inspirer les affections qu'on éprouve. Mon malheur et ma destinée furent d'être blessée et déchirée précisément par l'excès de ces affections qui manquaient tantôt de clairvoyance ou de délicatesse, tantôt de justice ou de modération. Un de mes amis, homme d'une grande intelligence faisait souvent une réflexion qui m'a toujours paru très frappante, et il la développait ainsi:
«On a fait des règles et des lois morales pour corriger ou développer les instincts, disait-il; mais on n'en a point fait pour diriger et éclairer les sentimens. Nous avons des religions et des philosophies pour régler nos appétits et réprimer nos passions; les devoirs de l'âme nous sont bien enseignés d'une manière élémentaire, mais l'âme a toutes sortes d'élans qui donnent toutes sortes de nuances et d'aspects particuliers à ses affections. Elle a des puissances qui dégénèrent en excès, des défaillances qui deviennent des maladies. Si vous consultez les amis, si vous cherchez un remède dans les livres, vous aurez différens avis et des jugemens contradictoires; preuve qu'il n'y a pas de règle fixe pour la morale des affections même les plus légitimes, et que chacun, livré à lui-même, juge à son point de vue l'état moral de celui qui lui demande conseil; conseil qui ne sert à rien, d'ailleurs, qui ne guérit aucune souffrance et ne corrige aucun travers. Par exemple, je ne vois pas où est le catéchisme de l'amour. Et pourtant l'amour, sous toutes les formes, domine notre vie entière: Amour filial, amour fraternel, amour conjugal, amour paternel ou maternel, amitié, bienfaisance, charité ou philanthropie. L'amour est partout, il est notre vie même. Eh bien! l'amour échappe à toutes les directions, à tous les exemples, à tous les préceptes. Il n'obéit qu'à lui-même, et il devient tyrannie, jalousie, soupçon, exigence, obsession, inconstance, caprice, volupté ou brutalité, chasteté ou ascétisme, dévoûment sublime ou égoïsme farouche, le plus grand des biens, le plus grand des maux, suivant la nature de l'âme qu'il remplit et possède. N'y aurait-il pas un catéchisme à faire pour rectifier les excès de l'amour, car l'amour est excessif de sa nature, et il l'est souvent d'autant plus qu'il est plus chaste et plus sacré. Souvent les mères rendent leurs enfans malheureux à force de les aimer, impies à force de les vouloir religieux, téméraires à force de les vouloir prudens, ingrats à force de les vouloir tendres et reconnaissans. Et la jalousie conjugale! où sont ses limites permises d'atteindre, défendues de dépasser? Les uns prétendent qu'il n'y a pas d'amour sans jalousie, d'autres que le véritable amour ne connaît pas le soupçon et la méfiance. Où est, sous ce rapport, la règle de conscience qui devrait nous enseigner à nous observer, à nous guérir nous-mêmes, à nous ranimer quand notre enthousiasme s'éteint, à le réprimer quand il s'emporte au delà du possible? Cette règle, l'homme ne l'a pas encore trouvée; voilà pourquoi je dis que nous vivons comme des aveugles, et que si les poètes ont mis un bandeau sur les yeux de l'amour, les philosophes n'ont pas su le lui ôter.»
Ainsi parlait mon ami, et il mettait le doigt sur mes plaies; car, toute ma vie, j'ai été le jouet des passions d'autrui, par conséquent leur victime. Pour ne parler que du commencement de ma vie, ma mère et ma grand'mère, avides de mon affection, s'arrachaient les lambeaux de mon cœur. Ma bonne, elle-même, ne m'opprima et ne me maltraita que parce qu'elle m'aimait avec excès, et me voulait parfaite selon ses idées.
Dès les premiers jours du printemps, nous fîmes les paquets pour retourner à la campagne. J'en avais grand besoin. Soit trop de bien-être, soit l'air de Paris, qui ne m'a jamais convenu, je redevenais languissante et je maigrissais à vue d'œil. Il n'aurait pas fallu songer à me séparer de ma mère: je crois qu'à cette époque, ne pouvant avoir le sentiment de la résignation et la volonté de l'obéissance, j'en serais morte. Ma bonne maman invita donc ma mère à revenir avec nous à Nohant, et comme je montrais à cet égard une inquiétude qui inquiétait les autres, il fut convenu que ma mère me conduirait avec elle, et que Rose nous accompagnerait, tandis que la grand'mère irait de son côté avec Julie. On avait vendu la grande berline, et on ne l'avait encore remplacée, vu un peu de gêne dans nos finances, que par une voiture à deux places.
Je n'ai point parlé dans ce qui précède de mon oncle Maréchal, ni de sa femme ma bonne tante Lucie, ni de leur fille ma chère Clotilde. Je ne me rappelle rien de particulier sur eux dans cette période de temps. Je les voyais assez souvent, mais je ne sais plus où ils demeuraient. Ma mère m'y conduisait, et même quelquefois ma grand'mère, qui recevait d'eux et qui leur rendait de rares visites. Les manières franches et ouvertes de ma tante ne lui plaisaient pas beaucoup; mais elle était trop juste pour ne pas reconnaître le devoûment vrai qu'elle avait eu pour mon père, et les excellentes et solides qualités du mari et de la femme.
J'eus donc le plaisir de demeurer deux ou trois jours avec ma mère et Caroline, dans une intimité de tous les momens. Puis ma pauvre sœur retourna en pleurant à sa pension, où l'on mit, je crois, Clotilde avec elle pendant quelque temps pour la consoler; et nous partîmes.
Cette portion de l'année 1811 passée à Nohant fut, je crois, une des rares époques de ma vie où je connus le bonheur complet. J'avais été heureuse comme cela rue Grange-Batelière, quoique je n'eusse ni grands appartemens ni grands jardins. Madrid avait été pour moi une campagne émouvante et pénible; l'état maladif que j'en avais rapporté, la catastrophe survenue dans ma famille par la mort de mon père, puis cette lutte entre mes deux mères, qui avait commencé à me révéler l'effroi et la tristesse, c'était déjà un apprentissage du malheur et de la souffrance. Mais le printemps et l'été de 1811 furent sans nuages, et la preuve, c'est que cette année-là ne m'a laissé aucun souvenir particulier. Je sais qu'Ursule la passa avec moi, que ma mère eut moins de migraines que précédemment, et que s'il y eut de la mésintelligence entre elle et ma bonne maman, cela fut si bien caché, que j'oubliais qu'il pouvait y en avoir et qu'il y en avait eu. Il est probable que ce fut aussi le moment de leur vie où elles s'entendirent le mieux, car ma mère n'était pas femme à cacher ses impressions: cela était au-dessus de ses forces, et quand elle était irritée, la présence même de ses enfans ne pouvait l'engager à se contenir.
Il y eut aussi dans la maison un peu plus de gaîté qu'auparavant. Le temps n'endort pas les grandes douleurs, mais il les assoupit. Presque tous les jours, pourtant, je voyais l'une ou l'autre de mes deux mères pleurer à la dérobée, mais leurs larmes même prouvaient qu'elles ne pensaient plus à toute heure, à tout instant, à l'objet de leurs regrets. Les douleurs dans leur plus grande intensité n'ont pas de crises; elles agissent dans une crise permanente pour ainsi dire.
Mme de la Marlière vint passer un mois ou deux chez nous. Elle était fort amusante avec Deschartres, qu'elle appelait petit père et qu'elle taquinait du matin au soir. Elle n'avait pas, à coup sûr, autant d'esprit que ma mère, mais il n'y avait jamais de bile dans ses plaisanteries. Elle avait de l'amitié pour Deschartres sans être hostile à ma mère, à qui elle donnait même toujours raison. Cette vieille femme légère était bonne, facile à vivre, impatientante seulement par son caquet, son bruit, son mouvement, ses éclats de rire retentissans, ses bons mots un peu répétés et le peu de suite de ses propos comme de ses idées. Elle était d'une ignorance fabuleuse malgré le brillant de son caquet. C'était elle qui disait une épître à l'âme au lieu d'un épithalame, et Mistoufiè pour Méphistophélès. Mais on pouvait se moquer d'elle sans la fâcher. Elle riait aux éclats de ses bévues, et c'était d'aussi bon cœur que quand elle riait de celles des autres.
Les petits jardins, les grottes, les bancs de gazon, les cascades allaient leur train pendant toute la belle saison. Le parterre du vieux poirier, qui marquait à notre insu la sépulture de mon petit frère, reçut de notables améliorations. Un tonneau plein d'eau fut placé à côté, afin que nous puissions nous livrer aux travaux de l'arrosage. Un jour, je tombai la tête la première dans ce tonneau et je m'y serais noyée si Ursule ne fût venue à mon secours.
Nous avions chacune notre petit jardin dans ce jardin de ma mère, qui était lui-même si petit qu'il aurait bien dû nous suffire; mais un certain esprit de propriété est tellement inné dans l'être humain, qu'il faut à l'enfant quatre pieds carrés de terre pour qu'il aime réellement cette terre cultivée par lui, et dont l'étendue est proportionnée à ses forces. Cela m'a toujours fait penser que, quelque communiste qu'on pût être, on devait toujours reconnaître une propriété individuelle. Qu'on la restreigne ou qu'on l'étende dans une certaine mesure, qu'on la définisse d'une manière ou d'une autre selon le génie ou les nécessités des temps, il n'en est pas moins certain que la terre que l'homme cultive lui-même lui est aussi personnelle que son vêtement. Sa chambre ou sa maison est encore un vêtement, son jardin ou son champ est le vêtement de sa maison, et ce qu'il y a de remarquable, c'est que cette observation des instincts naturels, qui constate le besoin de la propriété dans l'homme, semble exclure le besoin d'une grande étendue de propriété. Plus la propriété est petite, plus il s'y attache, mieux il la soigne, plus elle lui devient chère. Un noble Vénitien ne tient certainement pas à son palais autant qu'un paysan du Berry à sa chaumière, et le capitaliste qui possède plusieurs lieues carrées en retire moins de jouissances que l'artisan qui cultive une giroflée dans sa mansarde. Un avocat de mes amis disait un jour en riant, à un riche client qui lui parlait à satiété de ses domaines: «Des terres? vous croyez qu'il n'y a que vous pour avoir des terres? J'en ai aussi, moi, sur ma fenêtre, dans des pots à fleurs, et elles me donnent plus de plaisir et moins de soucis que les vôtres.» Depuis, cet ami a fait un gros héritage; il a eu des terres, des bois, des fermes, et de soucis par conséquent.
En abordant l'idée communiste, qui a beaucoup de grandeur parce qu'elle a beaucoup de vérité, il faudrait donc commencer par distinguer ce qui est essentiel à l'existence complète de l'individu de ce qui est essentiellement collectif dans sa liberté, dans son intelligence, dans sa jouissance, dans son travail. Voilà pourquoi le communisme absolu, qui est la notion élémentaire, par conséquent grossière et trop forcée de l'égalité vraie, est une chimère ou une injustice.
Mais je ne pensais guère à tout cela, il y a trente-sept ans[4]! Trente-sept ans! Quelles transformations s'opèrent dans les idées humaines pendant ce court espace, et combien les changemens sont plus frappans et plus rapides à proportion dans les masses que chez les individus! Je ne sais pas s'il existait un communiste il y a trente-sept ans; cette idée aussi vieille que le monde n'avait pas pris un nom particulier, et c'est peut-être un tort qu'elle en ait pris un de nos jours, car ce nom n'exprime pas complétement ce que devrait être l'idée.
On n'en était pas alors à discuter sur de semblables matières. C'était la dernière, la plus brillante phase du règne de l'individualité. Napoléon était dans toute sa gloire, dans toute sa puissance, dans toute la plénitude de son influence sur le monde. Le flambeau du génie allait décroître; il jetait sa plus vive lueur, sa clarté la plus éblouissante sur la France ivre et prosternée. Des exploits grandioses avaient conquis une paix opulente, glorieuse, mais fictive, car le volcan grondait sourdement dans toute l'Europe, et les traités de l'empereur ne servaient qu'à donner le temps aux anciennes monarchies de rassembler des hommes et des canons. Sa grandeur cachait un vice originel, cette profonde vanité aristocratique du parvenu qui lui fit commettre toutes ses fautes, et rendit de plus en plus inutiles, au salut de la France, la beauté du génie et du caractère de l'homme en qui la France se personnifiait. Oui, c'était un admirable caractère d'homme, puisque la vanité même, le plus mesquin, le plus pleutre des travers, n'avait pu altérer en lui la loyauté, la confiance, la magnanimité naturelles. Hypocrite dans les petites choses, il était naïf dans les grandes. Orgueilleux dans les détails, exigeant sur des misères d'étiquette, et follement fier du chemin que la fortune lui avait fait faire, il ne connaissait pas son propre mérite, sa vraie grandeur. Il était modeste à l'égard de son vrai génie.
Toutes les fautes qui ont précipité sa chute comme homme de guerre et comme homme d'État, sont venues d'une trop grande confiance dans le talent ou dans la probité des autres. Il ne méprisait pas l'espèce humaine, comme on l'a dit, pour n'estimer que lui-même: c'est là un propos de courtisan dépité ou d'ambitieux secondaire jaloux de sa supériorité. Il s'est confié toute sa vie à des traîtres. Toute sa vie il a compté sur la foi des traités, sur la reconnaissance de ses obligés, sur le patriotisme de ses créatures. Toute sa vie il a été joué ou trahi.
Son mariage avec Marie-Louise était une mauvaise action et devait lui porter malheur. Les gens les plus simples et les plus tolérans sur la loi du divorce, ceux mêmes qui aimaient le plus l'empereur, disaient tout bas, je m'en souviens bien: «C'est un mariage d'intérêt. On ne répudie pas une femme qu'on aime et dont on est aimé.» Il n'y aura, en effet, jamais de loi qui sanctionne moralement une séparation pleurée de part et d'autre, et qui s'accomplit seulement en vue d'un intérêt matériel. Mais, tout en blâmant l'empereur, on l'aimait encore parmi le peuple. Les grands commençaient à le trahir, et jamais ils ne l'avaient tant adulé. Le beau monde était en fêtes. La naissance d'un enfant roi (car ce n'eût pas été assez pour l'orgueil du soldat de fortune que de lui donner le titre de Dauphin de France) avait jeté la petite bourgeoisie, les soldats, les ouvriers et les paysans dans l'ivresse. Il n'y avait pas une maison riche ou pauvre, palais ou cabane, où le portrait du marmot impérial ne fût inauguré avec une vénération feinte ou sincère. Mais les masses étaient sincères: elles le sont toujours. L'empereur se promenait à pied, sans escorte, au milieu de la foule. La garnison de Paris était de 12,000 hommes!
Pourtant la Russie armait. Bernadotte donnait le signal d'une immense et mystérieuse trahison. Les esprits un peu clairvoyans voyaient venir l'orage. La cherté des denrées frappées par le blocus continental effrayait et contrariait les petites gens. On payait le sucre 6 francs la livre, et, au milieu de l'opulence apparente de la nation, on manquait de choses fort nécessaires à la vie. Nos fabriques n'avaient pas encore atteint le degré de perfectionnement nécessaire à cet isolement de notre commerce. On souffrait d'un certain malaise matériel, et quand on était las de s'en prendre à l'Angleterre, on s'en prenait au chef de la nation, sans amertume il est vrai, mais avec tristesse.
Ma grand'mère n'avait point d'enthousiasme pour l'empereur. Mon père n'en avait pas eu beaucoup non plus, comme on l'a vu dans ses lettres. Pourtant, dans les dernières années de sa vie il avait pris de l'affection pour lui. Il disait souvent à ma mère: «J'ai beaucoup à me plaindre de lui, non pas parce qu'il ne m'a pas placé d'emblée aux premiers rangs; il avait bien autre chose en tête, et il n'a pas manqué de gens plus heureux, plus habiles et plus hardis à demander que moi: mais je me plains de lui, parce qu'il aime les courtisans, et que ce n'est pas digne d'un homme de sa taille. Pourtant, malgré ses torts envers la révolution et envers lui-même, je l'aime. Il y a en lui quelque chose, je ne sais quoi, son génie à part, qui me force à être ému quand mon regard rencontre le sien. Il ne me fait pas peur du tout, et c'est à cela que je sens qu'il vaut mieux que les airs qu'il se donne.»
Ma grand'mère ne partageait pas cette sympathie secrète qui avait gagné mon père, et qui, jointe à la loyauté de son âme, à la chaleur de son patriotisme, l'eussent certainement empêché, je ne dis pas seulement de trahir l'empereur, mais même de se rallier après coup au service des Bourbons. Il fallait que cela fût bien certain, d'après son caractère, puisque après la campagne de France, ma grand'mère, toute royaliste qu'elle était devenue, disait en soupirant: «Ah! si mon pauvre Maurice avait vécu, il ne m'en faudrait pas moins le pleurer à présent! Il se serait fait tuer à Waterloo ou sous les murs de Paris, ou bien il se serait brûlé la cervelle en voyant entrer les Cosaques.» Et ma mère m'en disait la même chose de son côté.
Pourtant ma grand'mère redoutait l'Empereur plus qu'elle ne l'aimait. A ses yeux c'était un ambitieux sans repos, un tueur d'hommes, un despote par caractère encore plus que par nécessité. Les plaintes, les critiques, les calomnies, les révélations fausses ou vraies, ne remplissaient pas alors les colonnes des journaux. La presse était muette: mais cette absence de polémique donnait aux conversations et aux préoccupations des particuliers un caractère de partialité et de commérage extraordinaire. La louange officielle a fait plus de mal à Napoléon que ne lui en eussent fait vingt journaux hostiles. On était las de ces dithyrambes ampoulés, de ces bulletins emphatiques, de la servilité des fonctionnaires et de la morgue mystérieuse des courtisans. On s'en vengeait en rabaissant l'idole dans l'impunité des causeries intimes, et les salons récalcitrans étaient des officines de délations, de propos d'antichambre, de petites calomnies, de plates anecdotes qui devaient plus tard rendre la vie à la presse sous la Restauration. Quelle vie! Mieux eût valu rester morte que de ressusciter ainsi, en s'acharnant sur le cadavre de l'empire vaincu et profané.
La chambre à coucher de ma grand'mère (car, je l'ai dit, elle ne tenait pas salon, et sa société avait un caractère d'intimité solennelle) fût devenue une de ces officines si, par son bon esprit et son grand sens, la maîtresse du logis n'eût fait, de temps en temps, ouvertement la part du vrai et du faux dans les nouvelles que chacun ou plutôt chacune y apportait: car c'était une société de femmes plutôt que d'hommes, et, au reste, il y avait peu de différence morale entre les deux sexes: les hommes y faisant l'office de vieilles bavardes. Chaque jour on nous apportait quelque méchant bon mot de M. de Talleyrand contre son maître, ou quelque cancan de coulisses. Tantôt l'empereur avait battu l'impératrice, tantôt il avait arraché la barbe du Saint-Père. Et puis, il avait peur; il était toujours plastronné. Il fallait bien dire cela pour se venger de ce que personne ne songeait plus à l'assassiner, si ce n'est quelque intrépide et fanatique enfant de la Germanie, comme Staps ou La Sahla. Un autre jour, il était fou; il avait craché au visage de M. Cambacérès. Et puis son fils, arraché par le forceps au sein maternel, était mort en voyant la lumière, et le petit roi de Rome était l'enfant d'un boulanger de Paris. Ou bien, le forceps ayant déprimé son cerveau, il était infailliblement crétin, et l'on se frottait les mains, comme si, en rétablissant l'hérédité au profit d'un soldat de fortune, la France devait être punie par la Providence de n'avoir pas su conserver ses crétins légitimes.
Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'au milieu de tous ces déchaînemens sournois contre l'empereur, il n'y avait pas un regret, pas un souvenir, pas un vœu pour les Bourbons exilés. J'écoutais avec stupeur tous ces propos; jamais je n'entendis prononcer le nom des prétendans inconnus qui trônaient à huis-clos on ne savait où, et quand ces noms frappèrent mes oreilles en 1814, ce fut pour la première fois de ma vie.
Ces commérages ne nous suivaient pas à Nohant, si ce n'est dans quelques lettres que ma grand'mère recevait de ses nobles amies. Elle les lisait tout haut à ma mère, qui haussait les épaules, et à Deschartres, qui les prenait pour paroles d'Évangile, car l'empereur était sa bête noire, et il le tenait fort sérieusement pour un cuistre.
Ma mère était comme le peuple: elle admirait et adorait l'empereur à cette époque. Moi, j'étais comme ma mère et comme le peuple. Ce qu'il ne faut jamais oublier ni méconnaître, c'est que les cœurs naïvement attachés à cet homme furent ceux qu'aucune reconnaissance personnelle et aucun intérêt matériel ne lièrent à ses désastres ou à sa fortune. Sauf de bien rares exceptions, tous ceux qu'il avait comblés furent ingrats. Tous ceux qui ne songèrent jamais à lui rien demander lui tinrent compte de la grandeur de la France.
Je crois que ce fut cette année-là ou la suivante qu'Hippolyte fit sa première communion. Notre paroisse étant supprimée, c'est à Saint-Chartier que se faisaient les dévotions de Nohant. Mon frère fut habillé de neuf ce jour-là. Il eut des culottes courtes, des bas blancs et un habit veste en drap vert-billard. Il était si enfant que cette toilette lui tournait la tête, et que s'il réussit à se tenir tranquille pendant quelques jours, ce fut dans la crainte, en manquant sa première communion, de ne pas endosser ce costume splendide qu'on lui préparait.
C'était un excellent homme que le vieux curé de Saint-Chartier mais dépourvu de tout idéal évangélique. Quoiqu'il eût un de devant son nom, je crois qu'il était paysan de naissance, ou bien, à force de vivre avec les paysans, il avait pris leurs façons et leur langage, à tel point qu'il pouvait les prêcher sans qu'ils perdissent un mot de son sermon; ce qui eût été un bien si ses sermons eussent été un peu plus évangéliques. Mais il n'entretenait ses fidèles que d'affaires de ménage, et c'était avec un abandon plein de bonhomie qu'il leur disait en chaire: «Mes chers amis, voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en parle bien à son aise. Il a un beau carrosse pour porter sa grandeur, et un tas de personnage pour se donner du mal à sa place. Mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni à hue ni à dia. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou sortir de l'église, et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez point et vous vous comportez comme des veaux qui entrent dans une étable. Il faut que je sois à tout, dans ma paroisse et dans mon église; c'est moi qui suis obligé de faire toute la police, de gronder les enfans et de chasser les chiens. Or, je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins sont gâtés, et si monseigneur était obligé de patauger, comme nous, deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand de cérémonies.—Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous.... Oui dà, j'entends le père un tel qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve point... Ecoutez: que ceux qui ne sont pas contens, aillent... se promener. Vous en ferez ce que vous voudrez: mais quant à moi, je ne compte pas sortir dans les champs: je vous ferai votre procession autour de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe qui n'a duré que trop longtemps.» J'ai entendu de mes deux oreilles plus de deux cents sermons, dont celui-là est un specimen très atténué, et dont les formes sont restées proverbiales dans nos paroisses, particulièrement la formule de la fin qui était comme l'amen de toutes ses prédications et admonestations paternelles.
Il y avait à Saint-Chartier une vieille dame d'un embonpoint prodigieux, dont l'époux était maire ou adjoint de la commune. Elle avait eu une vie orageuse: novice, avant la révolution, elle avait sauté par dessus les murs du monastère pour suivre à l'armée un garde français ou un suisse; je ne sais par quelle suite d'aventures étranges elle était venue asseoir ses derniers beaux jours dans le banc des marguilliers de notre paroisse où elle avait apporté beaucoup plus des manières du régiment que de celles du cloître. Aussi la messe était-elle interrompue à chaque instant par ses bâillemens affectés et par ses apostrophes énergiques à M. le curé: «Quelle diable de messe, disait-elle tout haut. Ce gredin-là n'en finira pas!—Allez au diable! disait le curé à demi-voix, en se retournant pour bénir l'auditoire: Dominus vobiscum.»
Ces dialogues, jetés à travers la messe et dans un style si accentué que je ne puis en donner qu'une très faible traduction, troublaient à peine la gravité de l'auditoire rustique, et comme ce furent les premières messes auxquelles j'assistai, il me fallut quelque temps pour comprendre que c'étaient des cérémonies religieuses. La première fois que j'en revins, ma grand'mère me demandant ce que j'avais vu: J'ai vu, lui dis-je, le curé qui déjeûnait tout debout devant une grande table, et qui, de temps en temps, se retournait pour nous dire des sottises.
Le jour où Hippolyte fit sa première communion, le curé l'avait invité à déjeûner après la messe. Comme ce gros garçon n'était pas trop ferré sur son catéchisme, ma grand'mère, qui désirait que la première communion fût, comme elle le disait, une affaire baclée, avait prié le curé d'user d'un peu d'indulgence, alléguant le peu de mémoire de l'enfant. M. le curé avait été indulgent, en effet, et Hippolyte fut chargé de lui porter un petit cadeau: c'était douze bouteilles de vin muscat. On se mit à table et on déboucha la première bouteille.—Ma foi, fit le bon curé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du crû. C'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon, mettez-vous là: Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la seconde bouteille quand la première sera finie.
La servante et le sacristain prirent place et trouvèrent le vin fort gentil. En effet, Hippolyte ne se méfiait de rien, n'en ayant jamais eu à sa discrétion. Les convives le trouvèrent un peu chaud à la seconde bouteille, mais après essai, ils déclarèrent qu'il ne portait pas l'eau. On passa au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire, comme disait le curé, c'est à dire aux autres bouteilles du panier, et insensiblement le communiant, le curé, la servante et le sacristain se trouvèrent si gais, puis si graves, puis si préoccupés, qu'on se sépara sans trop savoir comment. Hippolyte revint seul par les prés, car depuis longtemps tous les paroissiens venus à la messe étaient rentrés chez eux. Chemin faisant, il se sentit la tête si lourde qu'il croyait voir danser les buissons. Il prit le parti de se coucher sous un arbre et d'y faire un bon somme. Après quoi, ses idées s'étant un peu éclaircies, il put revenir à la maison, où il nous édifia tous par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.
La servante du curé était une toute petite femme, propre, active, dévouée, tracassière et acariâtre: ce dernier défaut étant souvent comme un complément inévitable des qualités dont il est peut-être l'excès. Elle avait sauvé la vie et la bourse de son maître pendant la révolution. Elle l'avait caché, elle avait nié sa présence avec beaucoup de hardiesse et de sang-froid au temps de la persécution. Cela ne s'était point passé dans notre vallée noire, où les prêtres ni les seigneurs n'ont jamais été menacés sérieusement ni maltraités en aucune façon. Depuis ce temps, Manette gouvernait despotiquement son maître, et le faisait marcher comme un petit garçon. Ils sont morts à peu d'intervalle l'un de l'autre, dans un âge très avancé, et malgré leurs querelles et le peu d'idéal de leur vie, le temps qui ennoblit tout avait donné à leur affection mutuelle un caractère touchant. Manette voulait toujours que son maître fût exclusivement soigné et servi par elle; mais elle n'en avait plus la force, et lorsqu'il était malade, quand elle l'avait bien veillé et médicamenté, elle tombait malade à son tour. Alors, le curé prenait une autre servante pour que la vieille pût se reposer et se soigner. Mais à peine était-elle debout qu'elle était furieuse de voir une étrangère dans la maison. Elle n'avait pas de repos qu'elle ne l'eût fait renvoyer.
Mais plus elle allait, plus elle perdait ses forces. Elle se plaignait alors d'avoir trop d'ouvrage et de n'être point secondée. Et vite le curé de reprendre une aide qu'il fallait renvoyer de même au bout de huit jours. C'était une criaillerie perpétuelle, et le curé s'en plaignait à moi, car j'avais trente et quelques années qu'il vivait encore.. «Hélas! disait-il, elle me rend très malheureux, mais que voulez-vous? Il y a soixante et sept ans que nous sommes ensemble, elle m'a sauvé la vie, elle m'aime comme son fils, il faut bien que celui qui survivra ferme les yeux de celui qui partira le premier. Elle me gronde sans cesse, elle se plaint de moi comme si j'étais un ingrat: je tâche de lui prouver qu'elle est injuste, mais elle est si sourde qu'elle n'entend pas la grosse cloche!» Et, en disant cela, le vieux curé ne se doutait pas qu'il était sourd lui-même à ne pas entendre le canon.
Il n'était pas très aimé de ses paroissiens, et je pense qu'il y avait bien au moins autant de leur faute que de la sienne: car, quoi qu'on dise des touchantes relations qui existent dans les campagnes entre curés et paysans, rien n'est si rare, du moins depuis la révolution, que de voir les uns et les autres se rendre justice et se témoigner de l'indulgence. Le paysan exige du curé trop de perfection chrétienne: le curé ne pardonne pas assez au paysan son existence et les défauts de son éducation morale, qui sont un peu l'œuvre du catholicisme, venu en aide au despotisme pour le tenir dans l'ignorance et la crainte. Quoi qu'il en soit, notre curé avait de bonnes qualités. Il était d'une franchise et d'une indépendance de caractère qui ne se rencontrent plus guère dans la hiérarchie ecclésiastique. Il ne se mêlait pas de politique, il ne cherchait pas à exercer de l'influence pour plaire à tel personnage ou pour se préserver des rancunes de tel autre, car il était courageux, audacieux même par nature. Il aimait la guerre de passion, et se plaisait au récit des campagnes de nos soldats, disant que, s'il n'était pas prêtre, il voudrait être militaire. Certes, il tenait bien un peu de l'un et de l'autre, car il jurait comme un dragon et buvait comme un templier. «Je ne suis point un cagot, moi, disait-il, sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces hypocrites qui ont changé de manières depuis que le gouvernement nous protége. Je suis le même qu'auparavant et n'exige point que mes paroissiens me saluent plus bas, ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme si ce qui était permis hier ne devait plus l'être aujourd'hui. Je suis mauvaise tête, et je n'ai pas besoin de nouvelles lois pour me défendre. Si quelqu'un me cherche noise, je suis bon pour lui répondre, et j'aime mieux lui montrer mon poing que de le menacer des gendarmes et du procureur du roi. Je suis un vieux de la vieille roche, et je ne crois pas qu'avec leur loi contre le sacrilége ils aient réussi à faire aimer la religion. Je ne tracasse personne et ne me laisse guère tracasser non plus. Je n'aime pas l'eau dans le vin et ne force personne à en mettre. Si l'archevêque n'est pas content, qu'il le dise, je lui répondrai, moi! Je lui montrerai qu'on ne fait pas marcher un homme de mon âge comme un petit séminariste; et s'il m'ôte ma paroisse, je n'irai pas dans une autre. Je me retirerai chez moi. J'ai huit ou dix mille francs de placés. C'est assez pour ce qui me reste de temps à vivre, et je me moquerai bien de tous les archevêques du monde.»
En effet, l'archevêque étant venu donner la confirmation à Saint-Chartier, et déjeûnant chez le curé avec tout son état-major, monseigneur voulut plaisanter son hôte, qui ne se laissa point faire. «Vous avez quatre-vingt-deux ans, monsieur le curé, lui dit il, c'est un bel âge!—Oui-dà, monseigneur, répliqua le curé, qui ne se faisait pas faute de quelques liaisons hasardées dans le discours: vous avez beau z-être archevêque, vous n'y viendrez peut-être point.» L'observation du prélat voulait dire au fond: Vous voilà si vieux que vous devez radoter, et il serait temps de laisser la place à un plus jeune.—Et la réplique signifiait: Je ne la céderai point que vous ne m'en chassiez, et nous verrons si vous oserez faire cette injure à mes cheveux blancs.
A ce même déjeuner, vers le dessert, comme l'archevêque devait venir dîner chez moi, le curé, apostrophant mon frère qui était à côté de lui et croyait lui parler tout bas, lui cria en vrai sourd qu'il était: «Ah çà, emmenez-le donc et débarrassez-moi de tous ces grands messieurs-là, qui me font une dépense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus dessous. J'en ai prou, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi.» Ce discours tenu à haute voix au milieu d'un silence dont le bon curé ne se doutait pas, mit Hippolyte dans un grand embarras; mais voyant que l'archevêque et le grand-vicaire en riaient aux éclats, il prit le parti de rire aussi, et on quitta la table, à la grande satisfaction de l'Amphytrion et de Manette qui, croyant cacher leurs pensées, les disaient tout haut, à la barbe de leurs illustres hôtes.
Vers la fin de sa vie, notre curé eut une émotion qui dut la hâter. Il avait la manie de cacher son argent comme beaucoup de vieillards qui n'osent le placer, et qui se créent un tourment avec les économies destinées à faire la sécurité de leurs vieux jours. Il avait mis les siennes dans son grenier. Un voisin, qu'il avait pourtant, dit-on, comblé de bienfaits, se laissa tenter, grimpa la nuit par les toits, pénétra par une lucarne, et s'empara du trésor de M. l'abbé. Quand celui-ci vit ses écus dénichés, il eut tant de colère et de chagrin qu'il faillit devenir fou. Il était au lit, il avait presque le délire quand le procureur du roi vint, sur sa requête, prendre des informations et recevoir sa plainte. Ce qui ajoutait à la douleur et à l'indignation du vieillard, c'est qu'il avait deviné l'auteur du délit; mais, au moment de le désigner aux poursuites de la justice, il fut pris de compassion pour cet homme qu'il avait aimé, et peut-être aussi d'un remords de chrétien pour cet amour de l'argent qui l'avait trop dominé. «Faites votre besogne, dit-il au magistrat qui l'interrogeait; j'ai été volé, c'est vrai, mais si j'ai des soupçons, je n'en dois compte qu'au bon Dieu, et il ne m'appartient pas de punir le coupable.» On le pressa vainement. «Je n'ai rien à vous dire, fit-il en tournant le dos avec humeur. Je pourrais me tromper. C'est vous autres, magistrats, de prendre cela sur votre conscience. C'est votre état et non le mien.»
La nuit suivante, l'argent fut reporté dans le grenier, et Manette, en furetant avec désespoir, le retrouva dans la cachette d'où on l'avait soustrait. Le voleur, pris de repentir et touché de la générosité du curé, s'était exécuté à l'instant même. Le curé, pour faire cesser les investigations de la justice et les commentaires de la paroisse, donna à entendre qu'il avait rêvé la perte de son argent, ou que sa servante, pour le mieux cacher, l'avait changé de place et ne s'en était pas souvenue le lendemain, à cause de son grand âge, qui lui avait fait perdre la mémoire. On raconta donc de diverses manières l'aventure du curé, et plusieurs versions courent encore à cet égard. Mais il m'a raconté lui-même ce que je raconte ici à son honneur, et même à l'honneur de son voleur, car le sentiment chrétien qui estime le repentir plus agréable à Dieu que la persévérance, est un beau sentiment dont la justice humaine ne tient guère de compte.
Ce vieux curé avait beaucoup d'amitié pour moi. J'avais quelque chose comme trente-cinq ans qu'il disait encore de moi: «L'Aurore est un enfant que j'ai toujours aimé.» Et il écrivait à mon mari, supposant apparemment qu'il pouvait lui donner de l'ombrage: «Ma foi, monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre femme.»
Le fait est qu'il agissait tout paternellement avec moi. Pendant vingt ans, il n'a pas manqué un dimanche de venir dîner avec moi après vêpres. Quelquefois j'allais le chercher en me promenant. Un jour, je me fis mal au pied en marchant, et je n'aurais su comment revenir, car, dans ce temps-là, il ne fallait pas parler de voitures dans les chemins de Saint-Chartier, si le curé ne m'eût offert de me prendre en croupe sur sa jument; mais j'aurais mieux fait de prendre en croupe le curé, car il était si vieux alors qu'il s'endormait au mouvement du cheval. Je rêvassais en regardant la campagne, lorsque je m'aperçus que la bête, après avoir progressivement ralenti son allure, s'était arrêtée pour brouter, et que le curé ronflait de tout son cœur. Heureusement l'habitude l'avait rendu solide cavalier, même dans son sommeil; je jouai du talon, et la jument, qui savait son chemin, nous conduisit à bon port, malgré qu'elle eût la bride sur le cou.
Après le dîner, où il mangeait et buvait copieusement, il se rendormait au coin du feu, et, de ses ronflemens, faisait trembler les vitres. Puis il s'éveillait et me demandait un petit air de clavecin ou d'épinette: il ne pouvait pas dire piano, l'expression lui semblant trop nouvelle. A mesure qu'il vieillissait, il n'entendait plus les basses; les notes aiguës de l'instrument lui chatouillaient encore un peu le tympan. Un jour il me dit: «Je n'entends plus rien du tout. Allons, me voilà vieux!» Pauvre homme! il y avait longtemps qu'il l'était. Et pourtant, il montait encore à cheval à dix heures du soir, et s'en retournait, en plein hiver à son presbytère, sans vouloir être accompagné. Quelques heures avant de mourir, il dit au domestique, que j'avais envoyé savoir de ses nouvelles: «Dites à Aurore qu'elle ne m'envoie plus rien; je n'ai plus besoin de rien; et dites-lui aussi que je l'aime bien, ainsi que ses enfans.»
Il me semble que la plus grande preuve d'attachement qu'on puisse revendiquer, c'est d'avoir occupé les dernières pensées d'un mourant. Peut-être aussi y a-t-il là quelque chose de prophétique qui doit inspirer de la confiance ou de l'effroi. Lorsque la supérieure de mon couvent mourut, de soixante pensionnaires qui l'intéressaient toutes à peu près également, elle ne songea qu'à moi, à qui pourtant elle n'avait jamais témoigné une sollicitude particulière. «Pauvre Dupin, dit-elle à plusieurs reprises dans son agonie, je la plains bien de perdre sa grand'mère.» Elle rêvait que c'était ma grand'mère qui était malade et mourante à sa place. Cela me laissa une grande inquiétude et une sorte d'appréhension superstitieuse de quelque malheur imminent.
Ce fut vers l'âge de sept ans que je commençai à subir le préceptorat de Deschartres. Je fus assez longtemps sans avoir à m'en plaindre, car, autant il était rude et brutal avec Hippolyte, autant il fut calme et patient avec moi dans les premières années. C'est pour cela que je fis de rapides progrès avec lui, car il démontrait fort clairement et brièvement quand il était de sang-froid; mais dès qu'il s'animait, il devenait diffus, embarrassé dans ses démonstrations, et la colère le faisant bégayer, le rendait tout à fait inintelligible. Il maltraitait et rudoyait horriblement le pauvre Hippolyte, qui pourtant avait de la facilité et une mémoire excellente. Il ne voulait pas tenir compte du besoin d'activité d'une robuste nature que de trop longues leçons exaspéraient. J'avoue bien, malgré mon amitié pour mon frère, que c'était un enfant insupportable. Il ne songeait qu'à briser, à détruire, à taquiner, à jouer de mauvais tours à tout le monde. Un jour, il lançait des tisons enflammés dans la cheminée, sous prétexte de sacrifier aux dieux infernaux et il mettait le feu à la maison. Un autre jour, il mettait de la poudre dans une grosse bûche pour qu'elle fît explosion dans le foyer et lançât le pot-au-feu au milieu de la cuisine. Il appelait cela étudier la théorie des volcans. Et puis il attachait une casserole à la queue des chiens et se plaisait à leur fuite désordonnée et à leurs cris d'épouvante à travers le jardin. Il mettait des sabots aux chats, c'est à dire qu'il leur engluait les quatre pieds dans des coquilles de noix et qu'il les lançait ainsi sur la glace ou sur les parquets, pour les voir glisser, tomber, et retomber cent fois avec des juremens épouvantables. D'autres fois il disait être Calchas, le grand-prêtre des Grecs, et, sous prétexte de sacrifier Iphigénie sur la table de la cuisine, il prenait le couteau destiné à de moins illustres victimes: et, s'évertuant à droite et à gauche, il blessait les autres ou lui-même.
Je prenais bien quelquefois un peu de part à ses méfaits dans la mesure de mon tempérament qui était moins fougueux. Un jour que nous avions vu tuer un cochon gras dans la basse-cour, Hippolyte s'imagina de traiter comme tels les concombres du jardin. Il leur introduisait une petite brochette de bois dans l'extrémité qui, selon lui, représentait le cou de l'animal: puis, pressant du pied ces malheureux légumes, il en faisait sortir tout le jus. Ursule le recueillait dans un vieux pot à fleurs pour faire le boudin, et j'allumais gravement un feu fictif à côté pour faire griller le porc, c'est à dire le concombre, ainsi que nous l'avions vu pratiquer au boucher. Ce jeu nous plut tellement que, passant d'un concombre à l'autre, choisissant d'abord les plus gras, et finissant par les moins rebondis, nous dévastâmes lestement une couche, objet des sollicitudes du jardinier. Je laisse à penser quelle fut sa douleur quand il vit cette scène de carnage. Hippolyte, au milieu des cadavres, ressemblait à Ajax immolant dans son délire les troupeaux de l'armée des Grecs. Le jardinier porta plainte, et nous fûmes punis: mais cela ne fit pas revivre les concombres, et on n'en mangea pas cette année-là.
Un autre de nos méchans plaisirs était de faire ce que les enfans de notre village appellent des trompe-chien. C'est un trou que l'on remplit de terre légère délayée dans de l'eau. On le recouvre avec de petits bâtons; sur lesquels on place des ardoises et une légère couche de terre ou de feuilles sèches, et quand ce piége est établi au milieu d'un chemin ou d'une allée de jardin, on guette les passans et on se cache dans les buissons pour les voir s'embourber, en vociférant contre les gamins abominables qui s'inventent de pareils tours[5]. Pour peu que le trou soit profond, il y a de quoi se casser les jambes; mais les nôtres n'offraient pas ce danger-là, ayant une assez grande surface. L'amusant, c'était de voir la terreur du jardinier qui sentait la terre manquer sous ses pieds dans les plus beaux endroits de ses allées ratissées, et qui en avait pour une heure à réparer le dommage. Un beau jour, Deschartres y fut pris. Il avait toujours de beaux bas à côtes, bien blancs, des culottes courtes et de jolies guêtres de nankin, car il était vaniteux de son pied et de sa jambe; il était d'une propreté extrême et recherché dans sa chaussure; avec cela, comme tous les pédans c'est un signe caractéristique à quoi on peut les reconnaître à coup sûr, même quand ils ne font pas métier de pédagogues, il marchait toujours le jarret tendu et les pieds en dehors. Nous marchions derrière lui pour mieux jouir du coup d'œil. Tout d'un coup le sol s'affaisse, et le voilà jusqu'à mi-jambe dans une glaise jaune, admirablement préparée pour teindre ses bas. Hippolyte fit l'étonné, et toute la fureur de Deschartres dut retomber sur Ursule et sur moi. Mais nous ne le craignions guère; nous étions bien loin avant qu'il eût repêché ses souliers.
Comme Deschartres battait cruellement mon pauvre frère, et qu'il se contentait de dire des sottises aux petites filles, il était convenu, entre Hippolyte, Ursule et moi, que nous prendrions beaucoup de ces sortes de choses sur notre compte, et même nous avions, pour mieux donner le change, une petite comédie tout arrangée et qui eut du succès pendant quelque temps. Hippolyte prenait l'initiative: «Voyez ces petites sottes! criait-il aussitôt qu'il avait cassé une assiette ou fait crier un chien trop près de l'oreille de Deschartres, elles ne font que du mal! voulez-vous bien finir, mesdemoiselles!» Et il se sauvait, tandis que Deschartres, mettant le nez à la fenêtre, s'étonnait de ne pas voir les petites filles.
Un jour que Deschartres était allé vendre des bêtes à la foire, car l'agriculture et la régie de nos fermes l'occupaient en première ligne, Hippolyte, étant sensé étudier sa leçon dans la chambre du grand homme, s'imagina de faire le grand homme tout de bon. Il endosse la grande veste de chasse, qui lui tombait sur les talons, il coiffe la casquette à soufflet, et le voilà qui se promène dans la chambre en long et en large, les pieds en dehors, les mains derrière le dos, à la manière du pédagogue. Puis il s'étudie à imiter son langage. Il s'approche du tableau noir, fait des figures avec de la craie, entame une démonstration, se fâche, bégaie, traite son élève d'ignorant crasse et de butor; puis, satisfait de son talent d'imitation, il se met à la fenêtre et apostrophe le jardinier sur la manière dont il taille les arbres, et le critique, le réprimande, l'injurie, le menace.. le tout dans le style de Deschartres, et avec ses éclats de voix accoutumés. Soit que ce fut assez bien imité, soit la distance, le jardinier qui, dans tous les cas, était un garçon simple et crédule, y fut pris, et commença à répondre et à murmurer. Mais quelle fut sa stupeur quand il vit à quelques pas de lui le véritable Deschartres, qui assistait à cette scène et ne perdait pas un des gestes ni une des paroles de son sosie. Deschartres aurait dû en rire, mais il ne supportait pas qu'on s'attaquât à sa personnalité, et, par malheur, Hippolyte ne le vit pas, caché qu'il était par les arbres. Deschartres, qui était rentré de la foire plus tôt qu'on ne l'attendait, monta sans bruit à sa chambre et en ouvrit brusquement la porte, au moment où l'espiègle disait d'une grosse voix à un Hippolyte supposé: «Vous ne travaillez pas, voilà une écriture de chat et une orthographe de crocheteur; pim! pan! voilà pour vos oreilles, animal que vous êtes!»
En ce moment la scène fut double, et pendant que le faux Deschartres souffletait un Hippolyte imaginaire, le vrai Deschartres souffletait le véritable Hippolyte.
J'apprenais la grammaire avec Deschartres et la musique avec ma grand'mère. Ma mère me faisait lire et écrire. On ne me parlait d'aucune religion, bien qu'on me fît lire l'Histoire sainte. On me laissait libre de croire et de rejeter à ma guise les miracles de l'antiquité. Ma mère me faisait dire ma prière à genoux, à côté d'elle qui n'y manquait pas, qui n'y a jamais manqué. Et même c'étaient d'assez longues prières; car, après que j'avais fini les miennes et que j'étais couchée, je la voyais encore à genoux, la figure dans ses mains et profondément absorbée. Elle n'allait pourtant jamais à confesse et faisait gras le vendredi; mais elle ne manquait pas la messe le dimanche, ou, quand elle était forcée de la manquer, elle faisait double prière; et quand ma grand'mère lui demandait pourquoi elle pratiquait ainsi à moitié, elle répondait: «J'ai ma religion, de celle qui est prescrite, j'en prends et j'en laisse. Je ne peux pas souffrir les prêtres; ce sont des caffards, et je n'irai jamais leur confier mes pensées qu'ils comprendraient tout de travers. Je crois que je ne fais point de mal, parce que, si j'en fais, c'est malgré moi. Je ne me corrigerai pas de mes défauts, je n'y peux rien; mais j'aime Dieu d'un cœur sincère, je le crois trop bon pour nous punir dans l'autre vie. Nous sommes bien assez châtiés de nos sottises dans celle-ci. J'ai pourtant grand'peur de la mort, mais c'est parce que j'aime la vie, et non parce que je crains de comparaître devant Dieu, en qui j'ai confiance, et que je suis sûre de n'avoir jamais offensé avec intention.—Mais que lui dites-vous dans vos longues prières?—Je lui dis que je l'aime; je me console avec lui de mes chagrins et je lui demande de me faire retrouver mon mari dans l'autre monde.—Mais qu'allez-vous faire à la messe? vous n'y entendez goutte?—J'aime à prier dans une église; je sais bien que Dieu est partout; mais, dans l'église, je le vois mieux, et cette prière en commun me paraît meilleure. J'y ai beaucoup de distractions, cela dure trop longtemps; mais enfin il y a un bon moment où je prie Dieu de tout mon cœur, et cela me soulage.—Pourtant, lui disait encore ma grand'mère, vous fuyez les dévots?—Oui, répondait-elle, parce qu'ils sont intolérans et hypocrites, et je crois que si Dieu pouvait haïr ses créatures, les dévots et les dévotes surtout seraient celles qu'il haïrait le plus.—Vous condamnez par là votre religion même, puisque les personnes qui la pratiquent le mieux sont les plus haïssables et les plus méchantes qui existent. Cette religion est donc mauvaise, et, plus on s'en éloigne, meilleur on est; n'est-ce pas la conséquence de votre opinion?—Vous m'en demandez trop long, disait ma mère. Je n'ai pas été habituée à raisonner mes sentimens, je vais comme je me sens poussée, et tout ce que mon cœur me conseille, je le fais sans en demander la raison à mon esprit.»
On voit par là, et par l'éducation qui m'était donnée, ou plutôt par l'absence d'éducation religieuse raisonnée, que ma grand'mère n'était pas du tout catholique. Ce n'était pas seulement les dévots qu'elle haïssait, comme faisait ma mère, c'était la dévotion, c'était le catholicisme qu'elle jugeait froidement et sans pitié. Elle n'était pas athée, il s'en faut beaucoup. Elle croyait à cette sorte de religion naturelle enseignée et peu définie par les philosophes du dix-huitième siècle. Elle se disait déiste, et repoussait avec un égal dédain tous les dogmes, toutes les formes de religion. Elle tenait, disait-elle, Jésus-Christ en grande estime, et, admirant l'Évangile comme une philosophie parfaite, elle plaignait la vérité d'avoir toujours été entourée d'une fabulation plus ou moins ridicule.
Je dirai plus tard ce que j'ai gardé ou perdu, adopté ou rejeté de ses jugemens. Mais, suivant pas à pas le développement de mon être, je dois dire que, dans mon enfance, mon instinct me poussait beaucoup plus vers la foi naïve et confiante de ma mère que vers l'examen critique et un peu glacé de ma bonne maman. Sans qu'elle s'en doutât, ma mère portait de la poésie dans son sentiment religieux, et il me fallait de la poésie; non pas de cette poésie arrangée et faite après mûre réflexion, comme on essayait d'en faire alors pour réagir contre le positivisme du dix-huitième siècle, mais de celle qui est dans le fait même et qu'on sent dans l'enfance sans savoir ce que c'est et quel nom on lui donne. En un mot, j'avais besoin de poésie, comme le peuple, comme ma mère, comme le paysan qui se prosterne un peu devant le bon Dieu, un peu devant le diable, prenant quelquefois l'un pour l'autre et cherchant à se rendre favorables toutes les mystérieuses puissances de la nature.
J'aimais le merveilleux passionnément, et mon imagination ne trouvait pas son compte aux explications que m'en donnait ma grand'mère. Je lisais avec un égal plaisir les prodiges de l'antiquité juive et païenne. Je n'aurais pas mieux demandé que d'y croire. Ma grand'mère, faisant de temps en temps un court et sec appel à ma raison, je ne pouvais pas arriver à la foi. Mais je me vengeais du petit chagrin que cela me causait en ne voulant rien nier intérieurement. C'était absolument comme pour mes contes de fées, auxquels je ne croyais plus qu'à demi, en de certains momens et comme par accès.
Les nuances que revêt le sentiment religieux suivant les individus, est une affaire d'organisation, et je ne fais pas le procès à la dévotion comme ma grand'mère, à cause des vices de la plupart des dévots. La dévotion est une exaltation de nos facultés mentales, comme l'ivresse est une exaltation de nos facultés physiques. Tout vin enivre quand on boit trop, et ce n'est pas la faute du vin. Il y a des gens qui en supportent beaucoup et qui n'en sont que plus lucides; il en est d'autres qu'une petite dose rend idiots ou furieux, mais, en somme, je crois que le vin ne nous fait révéler que ce que nous avons en nous de bon ou de mauvais, et le meilleur vin du monde fait mal à ceux qui ont la tête faible ou le caractère irritable.
L'exaltation religieuse, sur quelque dogme qu'elle s'appuie, est donc un état de l'âme sublime, odieux ou misérable, selon que le vase où fermente cette brûlante liqueur est solide ou fragile. Cette surexcitation de notre être fait de nous des saints ou des persécuteurs, des martyrs ou des bourreaux, et ce n'est certainement pas la faute du christianisme si les catholiques ont inventé l'inquisition et les tortures.
Ce qui me choque dans les dévots en général, ce ne sont pas les défauts qui tiennent invinciblement à leur organisation, c'est l'absence de logique de leur vie et de leurs opinions. Ils ont beau dire, ils font comme faisait ma mère: ils en prennent et ils en laissent, et ils n'ont pas ce droit que ma mère s'arrogeait, avec raison, elle qui ne se piquait point d'orthodoxie. Quand j'ai été dévote, je ne me passais rien, et je ne faisais pas un mouvement sans m'en rendre compte et sans demander à ma conscience timorée s'il m'était permis de marcher du pied droit ou du pied gauche. Si j'étais dévote aujourd'hui, je n'aurais peut-être pas l'énergie d'être intolérante avec les autres, parce que le caractère ne s'abjure jamais; mais je serais intolérante vis-à-vis de moi-même, et l'âge mûr conduisant à une sorte de logique positive, je ne trouverais rien d'assez austère pour moi. Je n'ai donc jamais compris les dames du monde qui vont au bal, qui montrent leurs épaules, qui songent à se faire belles, et qui pourtant reçoivent tous leurs sacremens, ne négligent aucune prescription du culte, et se croient parfaitement d'accord avec elles-mêmes. Je ne parle pas ici des hypocrites, ce ne sont point des dévotes; je parle de femmes très naïves et à qui j'ai souvent demandé leur secret pour pécher ainsi sans scrupule contre leur propre conviction, et chacune me l'a expliqué à sa manière, ce qui fait que je ne suis pas plus avancée qu'auparavant.
Je ne comprends pas non plus certains hommes qui croient de bonne foi à l'excellence de toutes les prescriptions catholiques, qui en défendent le principe avec chaleur, et qui n'en suivent aucune. Il me semble que si je croyais tel acte meilleur que tel autre, je n'hésiterais pas à l'accomplir. Il y a plus, je ne me pardonnerais pas d'y manquer. Cette absence de logique chez des personnes que je sais intelligentes et sincères est quelque chose que je n'ai jamais pu m'expliquer. Cela s'expliquera peut-être pour moi quand je repasserai mes souvenirs avec ordre, ce qui m'arrivera, certes, pour la première fois de ma vie, en les écrivant, et je pourrai analyser la situation de l'âme aux prises avec la foi et le doute, en me rappelant comment je devins dévote et comment je cessai de l'être.
A sept ou huit ans, je sus à peu près ma langue. C'était trop tôt, car on me fit passer tout de suite à d'autres études, et on négligea de me faire repasser la grammaire. On me fit beaucoup griffonner; on s'occupa de mon style, et on ne m'avertit qu'incidemment des incorrections qui se glissaient peu à peu dans mon langage, à mesure que j'étais entraînée par la facilité de m'exprimer par écrit. Au couvent, il fut entendu que je savais assez de français pour qu'on ne me fît point suivre les leçons des classes; et, en effet, je me tirai fort bien à l'épreuve des faciles devoirs distribués aux élèves de mon âge; mais, plus tard, quand je me livrai à mon propre style, je fus souvent embarrassée. Je dirai comment, au sortir du couvent, je rappris moi-même le français, et comment, douze ans plus tard, lorsque je voulus écrire pour le public, je m'aperçus que je ne savais encore rien; comment je fis une nouvelle étude, qui, trop tardive, ne me servit guère, ce qui est cause que j'apprends encore ma langue en la pratiquant, et que je crains de ne la savoir jamais: la pureté, la correction seraient pourtant un besoin de mon esprit, aujourd'hui surtout, et ce n'est jamais par négligence ni par distraction que je pèche, c'est par ignorance réelle.
Le malheur vint de ce que Deschartres, partageant le préjugé qui préside à l'éducation des hommes, s'imagina que, pour me perfectionner dans la connaissance de ma langue, il lui fallait m'enseigner le latin. J'apprenais très volontiers tout ce qu'on voulait, et j'avalai le rudiment avec résignation. Mais le français, le latin et le grec qu'on apprend aux enfans prennent trop de temps: soit qu'on les enseigne par de mauvais procédés, ou que ce soient les langues les plus difficiles du monde, ou encore que l'étude d'une langue quelconque soit ce qu'il y a de plus long et de plus difficile pour les enfans: toujours est-il qu'à moins de facultés toutes spéciales, on sort du collége sans savoir ni le latin, ni le français, et le grec encore moins. Quant à moi, le temps que je perdis à ne pas apprendre le latin fit beaucoup de tort à celui que j'aurais pu employer à apprendre le français, dans cet âge où l'on apprend mieux que dans tout autre.
Heureusement je cessai le latin d'assez bonne heure, ce qui fait que, sachant mal le français, je le sais encore mieux que la plupart des hommes de mon temps. Je ne parle pas ici des littérateurs, que je soupçonne fort de n'avoir pas pris leur forme et leur style au collége, mais du grand nombre des hommes qui ont parfait leurs études classiques sans songer depuis à faire de la langue une étude spéciale. Si on veut bien le remarquer, on s'apercevra qu'ils ne peuvent écrire une lettre de trois pages sans qu'il s'y rencontre une faute de langage ou d'orthographe. On remarquera aussi que les femmes de vingt à trente ans, qui ont reçu un peu d'éducation, écrivent le français généralement mieux que les hommes, ce qui tient, selon moi, à ce qu'elles n'ont pas perdu huit ou dix ans de leur vie à essayer d'apprendre les langues mortes.
Tout cela est pour dire que j'ai toujours trouvé déplorable le système adopté pour l'instruction des garçons, et je ne suis pas seule de cet avis. J'entends dire à tous les hommes qu'ils ont perdu leur temps et l'amour de l'étude au collége. Ceux qui y ont profité sont des exceptions. N'est-il donc pas possible d'établir un système où les intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des intelligences d'élite?
CHAPITRE CINQUIEME.
Tyrannie et faiblesse de Deschartres.—Le menuet de Fischer.—Le livre magique.—Nous évoquons le diable.—Le chercheur de tendresse.—Les premières amours de mon frère.—Pauline.—M. Gogault et M. Loubens.—Les talens d'agrément.—Le maréchal Maison.—L'appartement de la rue Thiroux.—Grande tristesse à 7 ans, en prévision du mariage.—Départ de l'armée pour la campagne de Russie.—Nohant.—Ursule et ses sœurs.—Effet du jeu sur moi.—Mes vieux amis.—Système de guerre du czar Alexandre.—Moscou.
Nous prenions nos leçons dans la chambre de Deschartres, chambre tenue très proprement à coup sûr, mais où régnait une odeur de savonnette à la lavande qui avait fini par me devenir nauséabonde. Mes leçons, à moi, n'étaient pas longues; mais celles de mon pauvre frère duraient toute l'après-midi, parce qu'il était condamné à étudier pour son compte, et à préparer son devoir sous les yeux du pédagogue. Il est vrai que, quand on ne le gardait pas à vue, il n'ouvrait pas seulement son livre. Il s'enfuyait à travers champs, et on ne le voyait plus de la journée. Dieu avait certainement créé et mis au monde cet enfant impétueux pour faire faire pénitence à Deschartres; mais Deschartres, tyran par nature, ne prenait pas ses escapades en esprit de mortification. Il le rendait horriblement malheureux, et il fallut que l'enfant fût de bronze pour ne pas éclater sous cette dure contrainte.
Ce n'était pas le latin qui faisait son martyre, on ne le lui enseignait pas; c'étaient les mathématiques, pour lesquelles il avait montré de l'aptitude, et il en avait véritablement. Il ne haïssait pas l'étude en elle-même, mais il préférait le mouvement et la gaîté dont il avait un impérieux besoin. Deschartres lui enseignait aussi la musique. Le flageolet étant son instrument favori, Hippolyte dut l'apprendre bon gré mal gré; on lui fit emplette d'un flageolet en buis, et Deschartres, armé de son flageolet d'ébène monté en ivoire, lui en appliquait de violens coups sur les doigts à chaque fausse note. Il y a un certain menuet de Fischer qui aurait dû laisser des calus sur les mains de l'élève infortuné. Cela était d'autant plus coupable de la part de Deschartres que, quelque irrité qu'il fût, il pouvait toujours se vaincre jusqu'à un certain point avec les personnes qu'il aimait. Il n'avait jamais brutalisé l'enfance de mon père, et jamais il ne s'emporta contre moi jusqu'à un essai de voie de fait, qu'une seule fois en sa vie. Il avait donc une sorte d'aversion pour Hippolyte, à cause des mauvais tours et des moqueries de celui-ci, et pourtant il lui portait, à cause de mon père, un véritable intérêt. Rien ne l'obligeait à l'instruire, et il s'y employait avec une obstination qui n'était pas de la vengeance, car il eût été vite dégoûté d'une satisfaction que son élève lui faisait payer si cher. Il s'était imposé cette tâche en conscience; mais il est bien vrai de dire qu'à l'occasion le ressentiment y trouvait son compte.
Quand j'allais prendre mes leçons auprès d'Hippolyte, accoudé sur sa table et jouant aux mouches quand on ne le regardait pas, Ursule était toujours là. Deschartres aimait cette petite fille pleine d'assurance qui lui tenait tête et lui répliquait fort à propos. Comme tous les hommes violens, Deschartres aimait parfois la résistance ouverte et devenait débonnaire, faible même avec ceux qui ne le craignaient pas. Le tort d'Hippolyte et son malheur était de ne lui jamais dire en face qu'il était injuste et cruel. S'il l'eût menacé une seule fois de se plaindre à ma grand'mère ou de quitter la maison, Deschartres eût certainement fait un retour sur lui-même; mais l'enfant le craignait, le haïssait et ne se consolait que par la vengeance.
Il est certain qu'il y était ingénieux et qu'il avait un esprit diabolique pour observer et relever les ridicules. Souvent, au milieu de la leçon, Deschartres était appelé dans la maison ou dans la cour de la ferme par quelque détail de son exploitation. Ces absences étaient mises à profit pour se moquer de lui. Hippolyte prenait le flageolet d'ébène et singeait le professeur avec un rare talent d'imitation. Il n'y avait rien de plus ridicule, en effet, que Deschartres jouant du flageolet. Cet instrument champêtre était déjà ridicule par lui-même dans les mains d'un personnage si solennel et au milieu d'un visage si refrogné d'habitude. En outre, il le maniait avec une extrême prétention, arrondissant les doigts avec grâce, dandinant son gros corps et pinçant la lèvre supérieure avec une affectation qui lui donnait la plus plaisante figure du monde. C'était dans le menuet de Fischer surtout qu'il déployait tous ses moyens, et Hippolyte savait très bien par cœur ce morceau qu'il ne pouvait venir à bout de lire proprement quand la musique écrite et la figure menaçante de Deschartres étaient devant ses yeux; mais à force de le contrefaire, il l'avait appris malgré lui, et je crois qu'il ne fit jamais d'autre étude musicale que celle-là.
Ursule, qui était fort sage pendant la leçon, devenait fort turbulente dans les entr'actes. Elle grimpait partout, feuilletait tous les livres, bousculait toutes les pantoufles et toutes les savonnettes, et riait à se rouler par terre de toutes les remarques dénigrantes d'Hippolyte sur la toilette, les habitudes et les manières du pédagogue. Il avait toujours sur les rayons de sa bibliothèque une quantité de petits sacs de graines qu'il expérimentait dans le jardin, rêvant sans cesse au moyen d'acclimater quelque nouvelle plante fourragère, fromentale ou légumineuse dans le département, et se flattant d'éclipser la gloire de ses concurrens au comité d'agriculture. Nous prenions soin de lui mêler toutes ces graines triées avec tant de scrupule par ses propres mains, nous mélangions le pastel avec le colza, et le sarrazin avec le millet, si bien que les graines poussaient tout de travers, et qu'il récoltait de la luzerne là où il avait semé des raves. Il entassait manuscrits sur manuscrits pour prouver à ses confrères de la Société d'agriculture que M. Cadet de Vaux était un âne et M. Rougier de la Bergerie un veau; car c'était en ces termes peu parlementaires qu'il faisait la guerre aux systèmes de ses concurrens dans le comice agricole. Nous dérangions les feuillets de ses opuscules et nous ajoutions des lettres à plusieurs mots pour y faire des fautes d'orthographe. Il lui arriva une fois d'envoyer le manuscrit ainsi embelli à l'imprimerie, et quand on lui renvoya ses épreuves à corriger, il entra dans une colère épouvantable contre le crétin de prote qui faisait de pareilles bévues.
Parmi ses livres, il y en avait plusieurs qui excitaient vivement notre curiosité: entre autres, le Grand Albert et le Petit Albert, et divers manuels d'économie rurale et domestique, fort anciens et remplis de billevesées. Il y en avait un, dont j'ai oublié le titre, que Deschartres avait placé au plus haut de ses rayons, et qu'il prisait pour l'ancienneté de l'édition. Je ne saurais dire au juste de quoi il traite ni ce qu'il vaut. Nous ne pouvions guère le parcourir, car l'escalade pour le saisir et le remettre en place prenait une partie du temps que nous dérobions à la vigilance du maître. Autant que je m'en souviens, il y avait de tout: des remèdes pour guérir les maladies des hommes et des bêtes, des recettes pour les médicamens, les mets, les liqueurs et les poisons. Il y avait aussi de la magie, et c'était là ce qui nous intéressait le plus. Hippolyte avait ouï dire une fois à Deschartres qu'il s'y trouvait une formule de conjuration pour faire paraître le diable. Il s'agissait de la trouver dans tout ce fatras et nous nous y reprîmes à plus de vingt fois. Au moment où nous pensions arriver au magique feuillet, nous entendions retentir sur l'escalier les pas lourds de Deschartres. Il eût été plus simple de lui demander de nous le montrer; il est probable que, dans un moment de bonne humeur, il nous eût enseigné en riant le procédé pour appeler satan; mais il nous paraissait bien plus piquant de surprendre le secret nous-mêmes et de faire l'expérience entre nous.
Enfin, un jour que Deschartres était à la chasse, Hippolyte vint nous chercher. Il avait, ou il croyait avoir trouvé parmi divers grimoires, celui qui servait à l'incantation. Il y avait des paroles à dire, des lignes à tracer par terre avec de la craie et je ne sais quelles autres préparations qui m'échappent, et que nous ne pouvions réaliser. Soit qu'Hippolyte se moquât de nous, soit qu'il crût un peu à la vertu des formules, nous fîmes ce qu'il nous prescrivait, lui, le livre à la main, nous, parcourant en différens sens les lignes tracées par terre. C'était une sorte de table de Pythagore, avec des carrés, des losanges, des étoiles, des signes du zodiaque, beaucoup de chiffres et d'autres figures cabalistiques dont le souvenir est assez confus en moi.
Ce que je me rappelle bien, c'est l'espèce d'émotion qui nous gagnait à mesure que nous opérions; il était dit que le premier indice du succès de l'opération serait le jaillissement d'une flamme bleuâtre sur certains chiffres ou certaines figures, et nous attendions ce prodige avec une certaine anxiété. Nous n'y croyions pourtant pas, Hippolyte étant déjà assez esprit fort, et moi ayant été habituée, par ma mère et ma grand'mère (d'accord sur ce point), à regarder l'existence du diable comme une imposture, la fiction d'un croquemitaine pour les petits enfans. Mais Ursule eut peur tout en riant, et quitta la chambre, sans qu'il fût possible de l'y ramener.
Alors, mon frère et moi, nous trouvant seuls à l'œuvre, et la gaîté de notre compagne ne nous soutenant plus, nous reprîmes l'opération avec une sorte de courage. Malgré nous, l'imagination s'allumait, et l'attente d'un prodige quelconque nous agitait un peu. Aussitôt que les flammes paraîtraient, nous pouvions en rester là et ne pas insister pour que, sous les chiffres du milieu, le plancher fût percé par les deux cornes de Lucifer. «Bah! disait Hippolyte, il est écrit dans le livre que les personnes qui n'oseraient pas aller jusqu'au bout, peuvent, en effaçant bien vite certains chiffres, faire rentrer le diable sous terre, au moment où il passe la tête dehors. Seulement, il faut éviter que ses yeux soient sortis, car aussitôt qu'il vous a regardé vous n'êtes plus maître de le renvoyer avant de lui avoir parlé: moi, je ne sais pas si je l'oserais, mais tout au moins, je voudrais voir le bout de ses cornes.
«—Mais s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui dirons-nous?
«—Ma foi, répondait Hippolyte, je lui commanderai d'emporter Deschartres, son flageolet et tous ses vieux bouquins.»
Nous prenions certainement la chose en plaisanterie en devisant ainsi, mais nous n'en étions pas moins émus. Les enfans ne peuvent jouer avec le merveilleux sans en ressentir quelque ébranlement, et, sous ce rapport, les hommes du passé ont été des enfans bien autrement crédules que nous ne l'étions.
Nous complétâmes l'expérience comme nous pûmes, et non seulement le diable ne vint pas, mais encore il n'y eut pas la moindre petite flamme. Nous mettions pourtant l'oreille sur le carreau, et Hippolyte prétendait entendre un petit pétillement précurseur des premières étincelles; mais il se moquait de moi et je n'en étais pas dupe, tout en feignant d'écouter et d'entendre aussi quelque chose. Ce n'était qu'un jeu, mais un jeu qui nous faisait battre le cœur. Nos plaisanteries nous rassuraient et tenaient notre raison éveillée, mais je ne sais pas si nous eussions osé jouer ainsi avec l'enfer l'un sans l'autre. Je ne crois pas qu'Hippolyte l'ait essayé depuis.
Nous étions cependant un peu désappointés d'avoir pris tant de peine pour rien, et nous nous consolâmes en reconnaissant que nous n'avions pas la moitié des objets désignés dans le livre pour accomplir le charme. Nous nous promîmes de nous les procurer, et, en effet, pendant quelques jours, nous recueillîmes certaines herbes et certains chiffons. Mais comme il y avait une foule d'autres prescriptions scientifiques que nous ne comprenions pas, et d'ingrédiens qui nous étaient complétement inconnus, la chose n'alla pas plus loin.
Le flageolet de Deschartres me rappelle qu'il y avait à la Châtre un fou qui venait souvent demander à notre précepteur de lui jouer un petit air, et celui-ci n'avait garde de le lui refuser, car c'était un auditeur très attentif, le seul probablement qu'il ait jamais charmé. Ce fou s'appelait M. Demai. Il était jeune encore, habillé très proprement et d'une figure agréable, sauf une grande barbe noire qu'on était convenu de trouver très effrayante à cette époque, où l'on se rasait entièrement la figure, et où les militaires seuls portaient la moustache. Il était doux et poli; sa folie était une mélancolie profonde, une sorte de préoccupation solennelle. Jamais un sourire, le calme d'un désespoir ou d'un ennui sans bornes. Il arrivait seul à toute heure du jour, et nous remarquions avec surprise que les chiens, qui étaient fort méchans, aboyaient de loin après lui, s'approchaient avec méfiance pour flairer ses habits et se retiraient aussitôt, comme s'ils eussent compris que c'était un être inoffensif et sans conséquence. Lui, sans faire aucune attention aux chiens, entrait dans la maison ou dans le jardin, et bien qu'avant sa folie il n'eût jamais eu aucune relation avec nous, il s'arrêtait auprès de la première personne qu'il rencontrait, lui disait une ou deux paroles et restait là plus ou moins longtemps, sans qu'il fût nécessaire de s'occuper de lui. Quelquefois il entrait chez ma grand'mère sans frapper, sans songer à se faire annoncer, lui demandait très poliment de ses nouvelles, répondait à ses questions qu'il se portait fort bien, prenait un siége sans y être invité, et demeurait impassible, pendant que ma grand'mère continuait à écrire ou à me donner ma leçon. Si c'était la leçon de musique, il se levait, se plaçait debout derrière le clavecin, et y restait immobile jusqu'à la fin.
Lorsque sa présence devenait gênante, on lui disait: «Eh bien, monsieur Demai, désirez-vous quelque chose?—Rien de nouveau, répondait-il, je cherche la tendresse.—Est-ce que vous ne l'avez pas trouvée encore, depuis le temps que vous la cherchez?—Non, disait-il, et pourtant j'ai cherché partout. Je ne sais où elle peut être.—Est-ce que vous l'avez cherchée dans le jardin?—Non, pas encore, disait-il, et, frappé d'une idée subite, il allait au jardin, se promenait dans toutes les allées, dans tous les coins, s'asseyait sur l'herbe à côté de nous pour regarder nos jeux, d'un air grave, montait chez Deschartres, entrait chez ma mère, et même dans les chambres inhabitées, parcourait toute la maison, ne demandant rien à personne, et se contentant de répondre à qui l'interrogeait «qu'il cherchait la tendresse.» Les domestiques, pour s'en débarrasser, lui disaient: «Ça ne se trouve pas ici; allez du côté de la Châtre. Bien sûr, vous la rencontrerez par là.» Quelquefois il avait l'air de comprendre qu'on le traitait comme un enfant. Il soupirait et s'en allait. D'autres fois, il avait l'air de croire à ce qu'on lui disait, et regagnait la ville à pas précipités.
Je crois avoir entendu dire qu'il était devenu fou par chagrin d'amour, mais qu'il le serait devenu pour une cause quelconque, parce qu'il y avait d'autres fous dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je ne me rappelle pas ce pauvre chercheur de tendresse sans attendrissement. Nous l'aimions, nous autres enfans, sans autre motif que la compassion, car il ne nous disait presque rien, et faisait si peu d'attention à nous, malgré qu'il nous regardât jouer ensemble des heures entières, qu'il ne nous reconnaissait pas les uns d'avec les autres. Il appelait Hippolyte M. Maurice, et demandait souvent à Ursule si elle était Mlle Dupin, ou à moi si j'étais Ursule. Nous avions pour son infortune un respect d'instinct, car nous ne l'avons jamais raillé ni évité. Il ne répondait guère aux questions et semblait se trouver content quand on ne le repoussait ni ne le fuyait. Peut-être eût-il été très curable par un traitement soutenu de douceur, de distractions et d'amitié; mais probablement les soins moraux et intelligens lui manquaient, car il venait toujours seul et s'en allait de même. Il a fini par se suicider. Du moins, on l'a trouvé noyé dans un puits, où, sans doute, l'infortuné cherchait la tendresse, cet introuvable objet de ses douloureuses aspirations.
Ma mère nous quitta au commencement de l'automne. Elle ne pouvait abandonner Caroline, et se voyait forcée de partager sa vie entre ses deux enfans. Elle me raisonna beaucoup pour m'empêcher de vouloir la suivre. J'avais un vif chagrin: mais nous devions tous partir pour Paris à la fin d'octobre. C'était deux mois de séparation tout au plus, et l'effroi qui s'était emparé de moi l'année précédente à l'idée d'une séparation absolue, était dissipé par la manière dont j'avais vécu auprès d'elle, presque sans interruption, depuis ce temps-là. Elle me fit comprendre que Caroline avait besoin d'elle, que nous serions bientôt réunies à Paris, qu'elle viendrait encore à Nohant l'année suivante. Je me soumis.
Ces deux mois se passèrent sans encombre: je m'habituais aux manières imposantes de ma bonne maman; j'étais devenue assez raisonnable pour obéir sans effort, et elle s'était, de son côté, un peu relâchée envers moi de ses exigences de bonne tenue. A la campagne, elle était moins frappée des inconvéniens de mon laisser-aller. C'est à Paris qu'en me comparant aux petites poupées du beau monde, elle s'effrayait de mon franc parler et de mes allures de paysanne. Alors recommençait la petite persécution qui me profitait si peu.
Nous quittâmes Nohant, ainsi qu'on me l'avait promis, aux premiers froids. Il fut décidé qu'on mettrait Hippolyte en pension à Paris pour le dégrossir aussi de ses manières rustiques. Deschartres s'offrit à l'y conduire, à faire choix de l'établissement destiné au bonheur de posséder un élève si gentil, et à l'y installer. On lui fit donc un trousseau; et comme il devait aller prendre avec Deschartres la diligence à Châteauroux, il fut convenu que nous traverserions la brande ensemble, nous dans la voiture, conduite par Saint-Jean et les deux vieux chevaux, Hippolyte et Deschartres à cheval sur les paisibles jumens de la ferme. Mais quelques jours avant de partir, on s'avisa que, pour faire cette partie d'équitation, il lui fallait des bottes, car la culotte courte et les bas blancs de la première communion n'étaient plus de saison.
Une paire de bottes! c'était depuis longtemps le rêve, l'ambition, l'idéal, le tourment du gros garçon. Il avait essayé de s'en faire avec de vieilles tiges de Deschartres et un grand morceau de cuir qu'il avait trouvé dans la remise, peut-être le tablier de quelque cabriolet réformé. Il avait travaillé quatre jours et quatre nuits, taillant, cousant, faisant tremper son cuir dans l'auge des chevaux pour l'amollir, et il avait réussi à se confectionner des chaussures informes, dignes d'un Esquimau, mais qui crevèrent le premier jour qu'il les mit. Ses vœux furent donc comblés quand le cordonnier lui apporta de véritables bottes, avec fer au talon et courroies pour recevoir des éperons.
Je crois que c'est la plus grande joie que j'aie vu éprouver à un mortel. Le voyage à Paris, le premier déplacement de sa vie! la course à cheval, l'idée de se séparer bientôt de Deschartres, tout cela n'était rien en comparaison du bonheur d'avoir des bottes. Lui-même met encore cette satisfaction d'enfant, dans ses souvenirs, au-dessus de toutes celles qu'il a goûtées depuis, et il dit souvent: «Les premières amours? je crois bien! les miennes ont eu pour objet une paire de bottes; et je vous réponds que je me suis trouvé heureux et fier!»
C'étaient des bottes à la hussarde, selon la mode d'alors, et on les portait par dessus le pantalon plus ou moins collant. Je les vois encore, car mon frère me les fit tant regarder et tant admirer bon gré mal gré, que j'en fus obsédée jusqu'à en rêver la nuit. Il les mit la veille du départ et ne les quitta plus qu'à Paris, car il se coucha avec. Mais il ne put dormir, tant il craignait, non que ses bottes vinssent à déchirer ses draps de lit, mais que ses draps de lit n'enlevassent le brillant de ses bottes. Il se releva donc sur le minuit, et vint dans ma chambre pour les examiner à la clarté du feu qui brillait encore dans la cheminée. Ma bonne, qui couchait dans un cabinet voisin, voulut le renvoyer. Ce fut impossible. Il me réveilla pour me montrer ses bottes, puis s'assit devant le feu ne voulant point dormir, car c'eût été perdre pour quelques instans le sentiment de son bonheur. Pourtant le sommeil vainquit cette ivresse, et quand ma bonne m'éveilla pour partir, nous vîmes Hippolyte qui s'était laissé glisser par terre et qui dormait sur le carreau, devant la cheminée.
Je vis peut-être un peu moins ma mère à Paris dans l'hiver de 1811 à 1812. On m'habituait peu à peu à me passer d'elle, et, de son côté, sentant qu'elle se devait davantage à Caroline, qui n'avait pas de bonne maman pour la gâter, elle secondait le désir qu'on éprouvait de me voir prendre mon parti. J'eus, cette fois, des distractions et des plaisirs conformes à mon âge. Ma grand'mère était liée avec Mme de Fargès, dont la fille, Mme de Pontcarré, avait une fille charmante, nommée Pauline. On nous fit faire connaissance, et nous sommes restées intimement liées jusqu'à l'époque de nos mariages respectifs, qui nous ont éloignées l'une de l'autre, avec des circonstances que je raconterai en leur lieu. Pauline, qui fut plus tard une ravissante jeune fille, était un enfant blond, mince, un peu pâle, vif, agréable et fort enjoué. Elle avait une magnifique chevelure bouclée, des yeux bleus superbes, des traits réguliers. Elle avait, à peu de chose près, le même âge que moi. Comme sa mère était une femme de beaucoup d'esprit, l'enfant n'était point maniéré. Cependant, elle avait une meilleure tenue que moi, elle marchait plus légèrement et perdait beaucoup moins souvent ses gants et son mouchoir. Aussi ma grand'mère me la proposait-elle pour modèle à toute heure, moyen infaillible pour me la faire détester si j'avais eu l'amour-propre qu'on voulait me donner, et si je n'avais pas eu toute ma vie un besoin irrésistible de m'attacher aux êtres avec lesquels le hasard me fait vivre.
J'aimais donc tendrement Pauline qui se laissa aimer: c'était là sa nature. Elle était bonne, sincère, aimable, mais froide. J'ignore si elle a changé. Cela m'étonnerait beaucoup.
Nous prenions toutes nos leçons ensemble, et ma grand'mère n'ayant guère le temps, à Paris, de s'occuper de moi sous ce rapport, Mme de Pontcarré eut la bonté de m'associer aux études de Pauline, comme on associait Pauline à mes leçons. Il vint chez nous, pour nous deux, trois fois par semaine, un maître d'écriture, un maître de danse, une maîtresse de musique. Les autres jours, Mme de Pontcarré venait me chercher, et c'était elle-même qui se donnait la peine de nous faire repasser les principes et de nous mettre les mains sur son piano. Elle était excellente musicienne et chantait avec beaucoup de feu et de grandeur. Sa belle voix et les brillans accompagnemens qu'elle trouvait sur un instrument moins aigre et plus étendu que le clavecin de Nohant, augmentèrent mon goût pour la musique. Après la musique, elle nous enseignait la géographie et un peu d'histoire. Pour tout cela, elle se servait des méthodes de l'abbé Gaultier, qui étaient en vogue alors et que je crois excellentes. C'était une sorte de jeu avec des boules et des jetons comme au loto, et on apprenait en s'amusant.
Elle était fort douce et encourageante avec moi; mais, soit que Pauline fût plus distraite, soit le grand désir qu'ont les mères de pousser leurs enfans à de rapides progrès, elle la brutalisait un peu, et lui pinçait même les oreilles d'une façon toute napoléonienne. Pauline pleurait et criait, mais la leçon arrivait à bonne fin, et, aussitôt après, Mme de Pontcarré nous menait promener et jouer chez sa mère qui avait un appartement au rez-de-chaussée et un jardin quelque part comme rue de la Ferme-des-Mathurins ou de la Victoire. Je m'y amusais beaucoup, parce que nous y trouvions souvent des enfans plus âgés que nous, il est vrai, de quelques années, mais qui voulaient bien nous inviter à leur colin-maillard et à leur partie de barres. C'étaient les enfans de Mme Debrosse, seconde fille, je crois, de Mme de Fargès, par conséquent les cousins de Pauline. Je ne me rappelle du garçon que le nom d'Ernest. La fille était déjà une assez grande personne relativement à nous. Mais elle était gaie, vive et fort spirituelle. Elle s'appelait Constance, et était alors au couvent des Anglaises, où nous avons été depuis, Pauline et moi. Il y avait aussi un jeune garçon qui s'appelait Fernand de Prunelet, dont la figure était agréable, malgré un énorme nez. Il était le doyen de nos parties de jeu, par conséquent le plus obligeant et le plus tolérant à l'égard des bouderies ou des caprices des deux petites filles. Nous dînions quelquefois tous ensemble et, après le dîner, on nous laissait nous évertuer dans la salle à manger, où nous faisions grand vacarme. Les domestiques, et même les mamans venaient aussi se mêler aux jeux. C'était une sorte de vie de campagne transportée à Paris, et j'avais grand besoin de cela.
Je voyais aussi de temps en temps ma chère Clotilde, avec qui je me querellais beaucoup plus qu'avec Pauline, parce qu'elle répondait davantage à mon affection et ne prenait pas mes torts avec la même insouciance. Elle se fâchait quand je me fâchais, s'obstinait quand je lui en donnais l'exemple, et puis après c'étaient des embrassades et des transports de tendresse comme avec Ursule; mieux encore, car nous avions dormi dans le même berceau, nous avions été nourries du même lait, nos mères donnant le sein à celle de nous qui criait la première; et quoique, depuis, nous n'ayons jamais passé beaucoup de temps ensemble, il y a toujours eu entre nous comme un amour du sang plus prononcé encore que le degré de notre parenté. Nous nous considérions, dès l'enfance, comme deux sœurs jumelles.
Hippolyte était en demi-pension. Dans l'intervalle des heures qu'il passait à la maison, et les jours de congé, il prenait la leçon de danse et la leçon d'écriture avec nous. Je dirai quelque chose de nos maîtres, dont je n'ai rien oublié.
M. Gogault, le maître de danse, était danseur à l'Opéra. Il faisait grincer sa pochette et nous tortillait les pieds pour nous les placer en dehors. Quelquefois Deschartres, assistant à la leçon, renchérissait sur le professeur pour nous reprocher de marcher et de danser comme des ours ou des perroquets. Mais nous, qui détestions le marcher prétentieux de Deschartres, et qui trouvions M. Gogault singulièrement ridicule de se présenter dans une chambre comme un zéphyr qui va battre un entrechat, nous nous hâtions, mon frère et moi, de nous tourner les pieds en dedans aussitôt qu'il était parti, et, comme il nous les disloquait pour leur faire prendre la première position, nous nous les disloquions en sens contraire dans la crainte de rester comme il nous voulait arranger. Nous appelions ce travail en cachette la sixième position. On sait que les principes de la danse n'en admettent que cinq.
Hippolyte était d'une maladresse et d'une pesanteur épouvantables, et M. Gogault déclarait que jamais pareil cheval de charrue ne lui avait passé par les mains. Ses changemens de pied ébranlaient toute la maison; ses battemens entamaient la muraille. Quand on lui disait de relever la tête et de ne pas tendre le cou, il prenait son menton dans sa main et le tenait ainsi en dansant. Le professeur était forcé de rire, tandis que Deschartres exhalait une sérieuse et véhémente indignation contre l'élève, qui croyait pourtant avoir fait preuve de bonne volonté.
Le maître d'écriture s'appelait M. Loubens. C'était un professeur à grandes prétentions et capable de gâter la meilleure main avec ses systèmes. Il tenait à la position du bras et du corps, comme si écrire était une mimique chorégraphique: mais tout se tenait dans le genre d'éducation que ma grand'mère voulait nous donner; il fallait de la grâce dans tout. M. Loubens avait donc inventé divers instrumens de gêne pour forcer ses élèves à avoir la tête droite, le coude dégagé, trois doigts allongés sur la plume, et le petit doigt étendu sur le papier, de manière à soutenir le poids de la main. Comme cette régularité de mouvement et cette tension des muscles sont ce qu'il y a de plus antipathique à l'adresse naturelle et à la souplesse des enfans, il avait inventé: 1o pour la tête, une sorte de couronne en baleine; 2o pour le corps et les épaules, une ceinture qui se rattachait par derrière à la couronne, au moyen d'une sangle; 3o pour le coude, une barre de bois qui se vissait à la table; 4o pour l'index de la main droite, un anneau de laiton soudé à un plus petit anneau dans lequel on passait la plume; 5o pour la position de la main et du petit doigt, une sorte de socle en bois avec des entailles et des roulettes. Joignez à tous ces ustensiles indispensables à l'étude de la calligraphie selon M. Loubens, les règles, le papier, les plumes et les crayons, toutes choses qui ne valaient rien, si elles n'étaient fournies par le professeur, on verra que le professeur faisait un petit commerce qui le dédommageait un peu de la modicité du prix attribué généralement aux leçons d'écriture.
D'abord toutes ces inventions nous firent beaucoup rire; mais au bout de cinq minutes d'essai, nous reconnûmes que c'était un vrai supplice, que les doigts s'ankylosaient, que le bras se raidissait et que le bandeau donnait la migraine. On ne voulut pas écouter nos plaintes et nous ne fûmes débarrassés de M. Loubens, que lorsqu'il eut réussi à nous rendre parfaitement illisibles.
La maîtresse de piano s'appelait Mme de Villiers. C'était une jeune femme toujours vêtue de noir, intelligente, patiente, et de manières distinguées.
J'avais en outre, pour moi seule, une maîtresse de dessin, Mlle Greuze, qui se disait fille du célèbre peintre, et qui l'était peut-être. C'était une bonne personne, qui avait peut-être aussi du talent, mais qui ne travaillait guère à m'en donner, car elle m'enseignait de la manière la plus bête du monde, à faire des hachures avant de savoir dessiner une ligne, et à arrondir de gros vilains yeux, avec d'énormes cils qu'il fallait compter un à un, avant d'avoir l'idée de l'ensemble d'une figure.
En somme, toutes ces leçons étaient un peu de l'argent perdu. Elles étaient trop superficielles pour nous apprendre réellement aucun art. Elles n'avaient qu'un bon résultat, c'était de nous occuper et de nous faire prendre l'habitude de nous occuper nous-mêmes. Mais il eût mieux valu éprouver nos facultés, et nous tenir ensuite à une spécialité que nous eussions pu conquérir. Cette manière d'apprendre un peu de tout aux demoiselles est certainement meilleure que de ne leur rien apprendre; c'est encore l'usage, et on appelle cela leur donner des talens d'agrément, agrément que nient, par parenthèse, les infortunés voisins condamnés à entendre des journées entières certaines études de chant ou de piano. Mais il me semble que chacune de nous est propre à une certaine chose, et que celles qui, dans l'enfance, ont de l'aptitude pour tout, n'en ont pour rien par la suite. Dans ce cas-là, il faudrait choisir et développer l'aptitude qui domine. Quant aux jeunes filles qui n'en ont aucune, il ne faudrait pas les abrutir par des études qu'elles ne comprennent pas, et qui parfois les rendent sottes et vaines, de simples et bonnes qu'elles étaient naturellement.
Il y a pourtant à considérer le bon côté en toutes choses, et celui de l'éducation que je critique est de développer simultanément toutes les facultés, par conséquent de compléter l'âme, pour ainsi dire. Tout se tient dans l'intelligence comme dans les émotions de l'être humain. C'est un grand malheur que d'être absolument étranger aux jouissances de la peinture lorsqu'on est musicien, et réciproquement. Le poète se complète par le sentiment de tous les arts et n'est point impunément insensible à un seul. La philosophie des anciens, continuée en partie au moyen-âge et pendant la renaissance, embrassait tous les développemens de l'esprit et du corps, depuis la gymnastique jusqu'à la musique, aux langues, etc. Mais c'était un ensemble logique, et la philosophie était toujours au faîte de cet édifice. Les diverses branches de l'instruction se rattachaient à l'arbre de la science, et quand on apprenait la déclamation et les différens modes de la lyre, c'était pour célébrer les dieux, ou pour répandre les chants sacrés des poètes. Cela ne ressemblait guère à ce que nous faisons aujourd'hui en apprenant une sonate ou une romance. Nos arts si perfectionnés sont en même temps profanés dans leur essence, et nous peignons assez bien le peu de dignité de leur usage en les appelant arts d'agrément dans le monde.
L'éducation étant ce qu'elle est, je ne regrette pas que ma bonne grand'mère m'ait forcée de bonne heure à saisir ces différentes notions. Si elles n'ont produit chez moi aucun résultat d'agrément pour les autres, elles ont du moins été pour moi-même une source de pures et inaltérables jouissances, et, m'étant inculquées dans l'âge où l'intelligence est fraîche et facile, elles ne m'ont causé ni peine ni dégoût.
J'en excepte pourtant la danse que M. Gogault me rendait ridicule, et le grand art de la calligraphie que M. Loubens me rendait odieux. Lorsque l'abbé d'Andrezel venait voir ma grand'mère, il entrait quelquefois dans la chambre où nous prenions nos leçons, et à la vue de M. Loubens, il s'écriait: «Salut à M. le professeur de belles-lettres!» titre que M. Loubens, soit qu'il comprît ou non le calembour, acceptait fort gravement. «Ah! grand Dieu! disait ensuite l'abbé, si on enseignait les véritables belles-lettres à l'aide de carcans, de camisoles de force et d'anneaux de fer, suivant la méthode Loubens, combien de littérateurs nous aurions de moins, mais combien de pédans de plus!»
Nous occupions alors un très joli appartement rue Thiroux, no 8. C'était un entresol assez élevé pour un entresol, et vaste pour un appartement de Paris. Il y avait comme dans la rue des Mathurins un beau salon où l'on n'entrait jamais. La salle à manger donnait sur la rue, mon piano était entre les deux fenêtres, mais le bruit des voitures, les cris de Paris, bien plus fréquens et plus variés qu'ils ne le sont aujourd'hui, les orgues de Barbarie et le passage des visiteurs me dérangeaient tellement que je n'étudiais avec aucun plaisir et seulement pour l'acquit de ma conscience.
La chambre à coucher, qui était réellement le salon de ma grand'mère, donnait sur une cour, terminée par un jardin et un grand pavillon, dans le goût de l'empire, où demeurait, je crois, un ex-fournisseur des armées. Il nous permettait d'aller courir dans son jardin, qui n'était, en réalité qu'un fond de cour planté et sablé, mais où nous trouvions moyen de faire bien du chemin. Au dessus de nous demeurait Mme Perrier, fort jolie et pimpante personne, belle-sœur de Casimir Périer. Au second, c'était le général Maison, soldat parvenu, dont la fortune était certainement respectable, mais qui a été l'un des premiers à abandonner l'empereur en 1814. Ses équipages, ses ordonnances, ses mulets couverts de bagages (je crois qu'il partait pour l'Espagne à cette époque, ou qu'il en revenait) remplissaient la cour et la maison de bruit et de mouvement; mais ce qui me frappait le plus, c'était sa mère, vieille paysanne qui n'avait rien changé à son costume, à son langage et à ses habitudes de parcimonie rustique; toute tremblotante et cassée qu'elle était, elle assistait dans la cour, par le plus grand froid, au sciage des bûches et au mesurage du charbon. Elle avait des querelles de l'autre monde avec le concierge, à qui elle arrachait des mains la bûche dite bûche du portier, lorsqu'il la choisissait un peu trop grosse. Cela avait son beau et son mauvais côté; mais je défie que d'ici à longtemps on fasse passer le paysan de la misère à la richesse, sans porter son avarice à l'extrême. L'existence de cette pauvre vieille était une fatigue, un souci, une fureur sans relâche.
Nous avons occupé cet appartement de la rue Thiroux jusqu'en 1816. En 1832 ou 1833, cherchant à me loger, j'ai aperçu un écriteau sur la porte et je suis entrée, espérant que c'était le logement de ma grand'mère qui se trouvait vacant; mais c'était le pavillon du fond, et on en demandait, je crois, 1,800 fr., prix beaucoup trop élevé pour mes ressources à cette époque. Je me suis pourtant donné le plaisir d'examiner ce pavillon afin de parcourir la cour plantée où rien n'était changé, et de voir en face les croisées de la chambre de ma bonne maman, d'où elle me faisait signe de rentrer lorsque je m'oubliais dans le jardin. Tout en causant avec le portier, j'appris que cette maison n'avait pas changé de propriétaire: que ce propriétaire existait toujours, et qu'il occupait précisément l'appartement de l'entresol que je convoitais. Je voulus, du moins, me procurer la satisfaction de revoir cet appartement, et, sous prétexte de marchander le pavillon, je me fis annoncer à M. Buquet. Il ne me reconnut pas, et je ne l'aurais pas reconnu non plus. Je l'avais perdu de vue jeune encore et ingambe. Je retrouvai un vieillard qui ne sortait plus de sa chambre et qui, pour faire apparemment un peu d'exercice commandé par le médecin, avait installé un billard à côté de son lit, dans la propre chambre de ma grand'mère. Du reste, sauf ma chambre qui avait été jointe à un autre appartement, rien n'était changé dans la disposition des autres pièces: les ornemens dans le goût de l'empire, les plafonds, les portes, les lambris, je crois même le papier de l'antichambre, étaient les mêmes que de mon temps; mais tout cela était noir, sale, enfumé, et puant le caporal au lieu des exquises senteurs de ma grand'mère. Je fus surtout frappée de la petitesse de la maison, de la cour, des jardins et des chambres, qui, jadis, me paraissaient si vastes, et qui étaient restés ainsi dans mes souvenirs. Mon cœur se serra de retrouver si laide, si triste et si sombre cette habitation toute pleine de mes souvenirs.
J'ai du moins encore une partie des meubles qui me retracent mon enfance et même le grand tapis qui nous amusait tant Pauline et moi. C'est un tapis Louis XV avec des ornemens qui, tous, avaient un nom et un sens pour nous. Tel rond était une île, telle partie du fond un bras de mer à traverser. Une certaine rosace à flammes pourpres était l'enfer, de certaines guirlandes étaient le paradis, et une grande bordure représentant des ananas était la forêt Hercynia. Que de voyages fantastiques, périlleux ou agréables nous avons faits sur ce vieux tapis avec nos petits pieds! La vie des enfans est un miroir magique. Ceux qui ne sont pas initiés n'y voient que les objets réels. Les initiés y trouvent toutes les riantes images de leurs rêves; mais un jour vient où le talisman perd sa vertu, ou bien la glace se brise, et les éclats sont dispersés pour ne jamais se réunir.
Tel fut pour moi l'éparpillement de toutes les personnes et de presque toutes les choses qui remplirent ma vie de Paris jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans. Ma grand'mère et tous ses vieux amis des deux sexes moururent un à un. Mes relations changèrent. Je fus oubliée, et j'oubliai moi-même une grande partie des êtres que j'avais vus tous les jours pendant si longtemps. J'entrai dans une nouvelle phase de ma vie; qu'on me pardonne donc de trop m'arrêter dans celle qui a disparu pour moi tout entière.
Je voyais de temps en temps les neveux de mon père et la nombreuse famille qui se rattachait à l'aîné surtout, René, celui qui habitait le joli petit hôtel de la rue de Grammont. Je n'ai encore rien dit de ses enfans, afin de ne pas embrouiller mon lecteur dans cette complication de générations; et, au reste, je n'ai rien à dire de son fils Septime, que j'ai peu connu et qui ne m'était point sympathique. Le rêve de ma grand'mère était de me marier avec lui ou avec son cousin Léonce, fils d'Auguste. Mais je n'étais pas un parti assez riche pour eux, et je crois que ni eux ni leurs parens n'y songèrent jamais. Les propos des bonnes me mirent de bonne heure, malgré moi, au courant de rêveries de ma bonne grand'mère, et c'est une grande sottise de tourmenter les enfans par ces idées de mariage. Je m'en préoccupai longtemps avant l'âge où il eût été nécessaire d'y songer, et cela produisait en moi une grande inquiétude d'esprit. Léonce me plaisait, comme un enfant peut plaire à un autre enfant. Il était gai, vif et obligeant. Septime était froid et taciturne, du moins il me semblait tel parce que je me croyais destinée à lui plus particulièrement, ma grand'mère ayant plus d'amitié pour son père que pour celui de Léonce. Mais que ce fût Léonce ou Septime, j'avais une grande terreur de l'une ou de l'autre union, parce que, depuis la mort de mon père, leurs parens ne voyaient point ma mère et la maltraitaient beaucoup dans leur opinion.
Je pensais donc que mon mariage serait le signal d'une rupture forcée avec ma mère, ma sœur et ma chère Clotilde, et j'étais dès-lors si soumise de fait à ma grand'mère, que l'idée de résister à sa volonté ne se présentait pas encore à mon esprit. J'étais donc toujours assez mal à l'aise avec tous les Villeneuve, quoique d'ailleurs je les aimasse beaucoup, et quelquefois, en jouant chez eux avec leurs enfans, il me venait des envies de pleurer au milieu de mes rires. Appréhensions chimériques, souffrances gratuites. Personne ne pensait alors à me séparer de ma mère, et ces enfans, plus heureux que moi, ne songeaient point à enchaîner leur liberté ou la mienne par le mariage.
La sœur de Septime, Emma de Villeneuve, aujourd'hui Mme de la Roche-Aymon, était une charmante personne, gracieuse, douce et sensible, pour qui j'ai ressenti, dès mon enfance, une sympathie particulière. J'étais à l'aise avec elle, et pour peu qu'elle eût deviné les idées qui me tourmentaient, je lui aurais ouvert mon cœur au moindre encouragement de sa part. Mais elle était bien loin de penser qu'après avoir ri sur ses genoux et gambadé autour d'elle, je m'en allais pleine de mélancolie, et me reprochant en quelque sorte l'amitié que j'éprouvais pour mes parens paternels, pour ceux que l'on m'avait présentés comme les ennemis de ma mère.
La mère d'Emma et de Septime, Mme René de Villeneuve, était une des plus jolies femmes de la cour impériale. Elle était, à cette époque, dame d'honneur de la reine Hortense. Je la voyais quelquefois, le soir, avec des robes à queue et des diadèmes à l'antique, ce qui m'éblouissait grandement: mais je la craignais, je ne sais pourquoi.
René était chambellan du roi Louis. C'est un des hommes les plus aimables que j'aie connus. Je l'ai aimé comme un père jusqu'au moment où tout s'est brisé autour de moi. Et puis, sur ses vieux jours, il m'a appelée dans ses bras, et j'y ai couru de grand cœur: on ne boude pas contre soi-même.
Hippolyte ne fit pas long feu dans la pension où Deschartres l'avait installée. Il y trouva des garçons aussi fous et encore plus malins que lui, qui développèrent si bien ses heureuses dispositions pour le tapage et l'indiscipline, que ma grand'mère, voyant qu'il travaillait encore moins qu'à Nohant, le reprit au moment de notre départ.
C'est pendant l'hiver dont je viens de parler que se firent les immenses préparatifs de la campagne de Russie. Dans toutes les maisons où nous allions, nous rencontrions des officiers partant pour l'armée et venant faire leurs adieux à la famille. On n'était pas assuré de pénétrer jusqu'au cœur de la Russie. On était si habitué à vaincre qu'on ne doutait pas d'obtenir satisfaction par des traités glorieux aussitôt qu'on aurait passé la frontière et livré quelques batailles dans les premières marches russes. On se faisait si peu l'idée du climat, que je me souviens d'une vieille dame qui voulait donner toutes ses fourrures à un sien neveu, lieutenant de cavalerie, et cette précaution maternelle le faisait beaucoup rire. Jeune et fier dans son petit dolman pincé et étriqué, il montrait son sabre, et disait que c'était avec cela qu'on se réchauffe à la guerre. La bonne dame lui disait qu'il allait dans un pays toujours couvert de neige. Mais on était au mois d'avril: les jardins fleurissaient, l'air était tiède. Les jeunes gens, et les Français surtout, croient volontiers que le mois de décembre n'arrivera jamais pour eux. Ce fier jeune homme a pu regretter plus d'une fois les fourrures de sa vieille tante, lors de la fatale retraite.
Les gens avisés, et Dieu sait qu'il n'en manque point après l'événement, ont prétendu qu'ils avaient tous mal auguré de cette gigantesque entreprise; qu'ils avaient blâmé Napoléon comme un conquérant téméraire: enfin, qu'ils avaient eu le pressentiment de quelque immense désastre. Je n'en crois rien, ou du moins je n'ai jamais entendu exprimer ces craintes, même chez les personnes ennemies, par système ou par jalousie, des grandeurs de l'empire. Les mères qui voyaient partir leurs enfans se plaignaient de l'infatigable activité de l'empereur, et se livraient aux inquiétudes et aux regrets personnels inévitables en pareil cas. Elles maudissaient le conquérant ambitieux; mais jamais je ne vis en elles le moindre doute du succès, et j'entendais tout, je comprenais tout à cette époque. La pensée que Napoléon pût être vaincu ne se présenta jamais qu'à l'esprit de ceux qui le trahissaient. Ils savaient bien que c'était le seul moyen de le vaincre. Les gens prévenus, mais honnêtes, avaient en lui, tout en le maudissant, la confiance la plus absolue, et j'entendais dire à une des amies de ma grand'mère: Eh bien! quand nous aurons pris la Russie, qu'est-ce que nous en ferons?
D'autres disaient qu'il méditait la conquête de l'Asie, et que la campagne de Russie n'était qu'un premier pas vers la Chine. Il veut être le maître du monde, s'écriait-on, et il ne respecte les droits d'aucune nation. Où s'arrêtera-t-il? Quand se trouvera-t-il satisfait? C'est intolérable. Tout lui réussit.
Et personne ne disait qu'il pouvait éprouver des revers, et faire payer cher à la France la gloire dont il l'avait enivrée.
Nous revînmes à Nohant avec le printems de 1812; ma mère vint passer une partie de l'été avec nous, et Ursule, qui retournait tous les hivers chez ses parens, me fut rendue, à ma grande joie et à la sienne aussi. Outre l'affection qu'Ursule avait pour moi, elle adorait Nohant. Elle était plus sensible que moi à ce bien-être, et elle jouissait plus que moi de la liberté, puisque, sauf quelques leçons de couture et de calcul que lui donnait sa tante Julie, elle était livrée à une complète indépendance. Je dois dire qu'elle n'en abusait pas, et que, par caractère, elle était laborieuse. Ma mère lui apprenait à lire et à écrire, et, tandis que je prenais mes autres leçons avec Deschartres ou avec ma bonne maman, bien loin de songer à aller courir, elle restait auprès de ma mère qu'elle adorait et qu'elle entourait des plus tendres soins. Elle savait se rendre utile, et ma mère regrettait de n'avoir pas le moyen de l'emmener à Paris pendant l'hiver.
Ce maudit hiver était le désespoir de ma pauvre Ursule. Toute différente de moi en ceci, elle se croyait exilée quand elle retournait dans sa famille. Ce n'est pas que ses parens fussent dans la misère. Son père était chapelier et gagnait assez d'argent, surtout dans les foires, où il allait vendre des chapeaux à pleines charretées aux paysans. Sa femme, pour aider à son débit, tenait ramée dans les foires; mais ils avaient beaucoup d'enfans, et de la gêne, par conséquent.
Ursule ne pouvait supporter sans se plaindre le changement annuel de régime et d'habitudes. On pensa que le richement menaçait de lui tourner la tête, on commença à regretter de lui avoir fait manger son pain blanc le premier, et on parla de la reprendre et de la mettre en apprentissage pour lui donner une profession. Je ne voulais pas entendre parler de cela, et ma grand'mère hésita quelque temps. Elle avait quelque désir de garder Ursule, disant qu'un jour elle pourrait gouverner ma maison et s'y rendre utile en ne cessant pas d'être heureuse: mais il y avait du temps jusque-là; on ne savait ce qui pourrait arriver, et Ursule n'était pas d'un caractère à être jamais une fille de chambre. Elle avait trop de fierté, de franchise et d'indépendance pour faire penser qu'elle se plierait à faire des volontés des autres pour de l'argent. Il lui fallait une fonction et non un service domestique. C'était donc une position à lui assurer dans une famille qu'elle aimerait et dont elle serait aimée. Si, par quelque événement imprévu, la nôtre venait à lui manquer, que deviendrait-elle sans profession acquise, et avec l'habitude du bien-être? Mlle Julie pensait judicieusement que la pauvre enfant serait horriblement malheureuse, et elle insista pour qu'on ne la laissât pas plus longtemps s'accoutumer à ce chez nous dont le souvenir la tourmentait si fort en notre absence. Ma grand'mère céda, et il fut décidé qu'Ursule s'en irait tout à fait au moment où nous repartirions pour Paris, mais que, jusque-là, on ne ferait part de cette résolution ni à elle ni à moi, afin de ne pas troubler notre bonheur présent. C'était, en effet, la fin de mon bonheur qui approchait. En même temps qu'Ursule, je devais bientôt perdre la présence de ma mère et tomber sous le joug et dans la société des femmes de chambre.
Cet été de 1812 fut donc encore sans nuage, Tous les dimanches, les trois sœurs d'Ursule venaient passer la journée avec nous. L'aînée, qu'on appelait de son nom de famille féminisé, selon la coutume du pays, était une bonne personne d'une beauté angélique, à laquelle j'ai conservé une grande sympathie de cœur. Elle nous chantait des rondes, nous enseignait le cob, la marelle, les évalines, le traîne-balin, l'aveuglat[6], enfin tous les jeux de notre pays, dont le nom est aussi ancien que l'usage, et qu'on ne retrouverait même pas tous dans l'immense nomenclature des jeux d'enfans rapportés dans le Gargantua. Toutes ces amusettes nous passionnaient. La maison, le jardin et le petit bois retentissaient de nos jeux et de nos rires: mais, vers la fin de la journée, j'en avais assez, et, s'il avait fallu passer ainsi deux journées de suite, je n'aurais pas pu y tenir. J'avais déjà pris l'habitude du travail, et je souffrais d'une sorte d'ennui indéfinissable au milieu de mes amusemens. Pour rien au monde, je ne me serais avoué à moi-même que je regrettais ma leçon de musique ou d'histoire, et pourtant elle me manquait. A mon insu, mon cerveau, abandonné à la dérive au milieu de ces plaisirs enfantins et de cette activité sans but, arrivait à la satiété, et n'eût été la joie de revoir ma chère Godignonne, j'aurais désiré, le dimanche soir, que les sœurs d'Ursule ne revinssent pas le dimanche suivant, mais le dimanche suivant ma gaîté et mon ardeur au jeu revenaient dès le matin et duraient encore une partie de la journée.
Nous eûmes cette année-là une nouvelle visite de mon oncle de Beaumont, et la fête de ma bonne maman fut de nouveau préparée avec des surprises. Nous n'étions déjà plus assez naïfs et assez confians en nous-mêmes pour désirer de jouer la comédie, mon oncle se contenta de faire des couplets sur l'air de la Pipe de tabac que je dus chanter à déjeuner en présentant mon bouquet. Ursule eut un long compliment en prose moitié sérieux, moitié comique, à dégoiser; Hippolyte dut jouer, sans faire une seule faute, le menuet de Fischer sur le flageolet, et même il eut l'honneur, ce jour-là, de soufler et de cracher dans le flageolet d'ébène de Deschartres.
Les visites que nous recevions et que nous rendions me mettaient en rapport avec de jeunes enfans qui sont restés les amis de toute ma vie. Le capitaine Fleury, dont il est question dans les premières lettres de mon père, avait un fils et une fille. La fille, charmante et excellente personne, est morte peu d'années après son mariage, et son frère Alphonse est resté un frère pour moi. M. et Mme Duvernet, les amis de mon père et les compagnons de ses joyeux essais dramatiques en 1797, avaient un fils que je n'ai guère perdu de vue depuis qu'il est au monde, et que j'appelle aujourd'hui mon vieux ami. Enfin, notre plus proche voisin habitait et habite encore un joli château de la renaissance, ancienne appartenance de Diane de Poitiers. Ce voisin, M. Papet, amenait sa femme et ses enfans passer la journée chez nous, et son fils Gustave était encore en robe quand nous fîmes connaissance. Voilà trois pères de famille, plus jeunes que moi de quelques années, que j'ai connus en petits jupons et en bourrelet, que j'ai pris dans mes bras déjà robustes pour leur faire cueillir des cerises aux arbres de mon jardin, qui m'ont tyrannisée des journées entières (car, dès mon enfance, j'ai aimé les petits enfans avec une passion maternelle), et qui souvent, depuis, se sont crus pourtant plus raisonnables que moi. Les deux aînés sont déjà un peu chauves, et moi je grisonne. J'ai peine aujourd'hui à leur persuader qu'ils sont des enfans, et ils ne se souviennent plus des innombrables méfaits que j'ai à leur reprocher. Il est vrai que des amitiés de quarante ans ont pu réparer bien des sottises, robes déchirées, joujoux cassés, exigences furibondes. J'en passe, et des meilleures! C'était un peu ma faute, et je ne pouvais pas m'empêcher de rire avec mon frère et Ursule de leurs turpitudes.
Il n'y avait pas si longtemps que nous les trouvions charmantes à commettre pour notre propre compte.
Au milieu de nos jeux et de nos songes dorés, les nouvelles de Russie vinrent, à l'automne, jeter de notes lugubres et faire passer sous nos yeux hallucinés des images effrayantes et douloureuses. Nous commencions à écouter la lecture des journaux, et l'incendie de Moscou me frappa comme un grand acte de patriotisme. Je ne sais pas aujourd'hui s'il faut ainsi juger cette catastrophe. La manière dont les Russes nous faisaient la guerre est à coup sûr quelque chose d'inhumain et de farouche qui ne peut avoir d'analogue chez les nations libres. Dévaster ses propres champs, brûler ses maisons, affamer de vastes contrées pour livrer au froid et à la faim une armée d'invasion serait héroïque de la part d'une population qui agirait ainsi de son propre mouvement. Mais le czar russe qui ose dire, comme Louis XIV: L'État, c'est moi! ne consultait point les populations esclaves de la Russie. Il les arrachait de leurs demeures, il dévastait leurs terres, il les faisait chasser devant ses armées comme de misérables troupeaux, sans les consulter, sans s'inquiéter de leur laisser un asile, et ces malheureux eussent été infiniment moins opprimés, moins ruinés et moins désespérés par notre armée victorieuse qu'ils ne le furent par leur propre armée, obéissant aux ordres sauvages d'une autorité sans merci, sans entrailles, sans notion aucune du droit humain.
En supposant que Rostopchin eût pris conseil, avant de brûler Moscou, de quelques riches et puissantes familles, la population de cette vaste cité n'en eut pas moins l'obligation de subir le sacrifice de ses maisons, et de ses biens, et il est permis de douter qu'elle y eût consenti unanimement si elle eût pu être consultée, si elle eût eu des réclamations à faire entendre, des droits à faire valoir. La guerre de Russie, c'est le navire battu de l'orage qui jette à l'eau sa cargaison pour alléger son lest; le czar, c'est le capitaine; les ballots qu'on submerge, c'est le peuple; le navire qu'on sauve, c'est la politique du souverain. Si jamais autorité a méprisé profondément et compté pour rien la vie et la propriété des hommes, c'est dans les monarchies absolues qu'il faut aller chercher l'idéal d'un pareil système.
Mais l'autorité de Napoléon recommença, dès le moment de nos désastres en Russie, à représenter l'individualité, l'indépendance et la dignité de la France. Ceux qui en jugèrent autrement pendant la lutte de nos armées avec la coalition tombèrent dans une erreur fatale. Les uns, ceux qui se préparaient à trahir, commirent sciemment un mensonge envers la conscience publique: d'autres, les pères du libéralisme naissant, y tombèrent probablement de bonne foi. Mais, l'histoire commence à faire justice de leur rôle en cette affaire. Ce n'était pas le moment de s'aviser des empiétemens de l'empereur sur les libertés politiques, lorsque le premier représentant de notre libéralisme allait être le Russe Alexandre.
J'avais donc huit ans quand j'entendis débattre pour la première fois le redoutable problème de l'avenir de la France. Jusque-là, je regardais ma nation comme invincible et le trône impérial comme celui de Dieu même. On suçait avec le lait, à cette époque, l'orgueil de la victoire. La chimère de la noblesse s'était agrandie, communiquée à toutes les classes. Naître Français, c'était une illustration, un titre. L'aigle était le blason de la nation tout entière.
CHAPITRE SIXIEME
L'armée et l'empereur perdus pendant quinze jours.—Vision.—Un mot de l'empereur sur mon père.—Les prisonniers allemands.—Les Tyroliennes.—Séparation d'avec Ursule.—Le tutoiement.—Le grand lit jaune.—La tombe de mon père.—Les jolis mots de M. de Talleyrand.—La politique des vieilles comtesses.—Un enfant patriote.—Autre vision.—Mme de Béranger et ma mère.—Les soldats affamés en Sologne.—L'aubergiste jacobin.—Maladie de ma grand'mère.—Mme de Béranger dévaste notre jardin.—Le corset.—Lorette de Béranger.—Entrée des alliés à Paris.—Opinion de ma grand'mère sur les Bourbons.—Le boulet de canon.—Les belles dames et les Cosaques.
Les enfans s'impressionnent à leur manière des faits généraux et des malheurs publics. On ne parlait d'autre chose autour de nous que de la campagne de Russie, et pour nous c'était quelque chose d'immense et de fabuleux comme les expéditions d'Alexandre dans l'Inde.
Ce qui nous frappa extrêmement c'est que pendant quinze jours, si je ne me trompe, on fut sans nouvelles de l'empereur et de l'armée. Qu'une masse de trois cent mille hommes, que Napoléon, l'homme qui remplissait l'univers de son nom et l'Europe de sa présence, eussent ainsi disparu comme un pèlerin que la neige engloutit, et dont on ne retrouve pas même le cadavre, c'était pour moi un fait incompréhensible. J'avais des rêves bizarres, des élans d'imagination qui me donnaient la fièvre et remplissaient mon sommeil de fantômes. Ce fut alors qu'une singulière fantaisie, qui m'est restée longtemps après, commença à s'emparer de mon cerveau excité par les récits et les commentaires qui frappaient mes oreilles. Je me figurais, à un certain moment de ma rêverie, que j'avais des ailes, que je franchissais l'espace, et que, ma vue plongeant sur les abîmes de l'horizon, je découvrais les vastes neiges, les steppes sans fin de la Russie blanche; je planais, je m'orientais dans les airs, je découvrais enfin les colonnes errantes de nos malheureuses légions; je les guidais vers la France, je leur montrais le chemin, car ce qui me tourmentait le plus, c'était de me figurer qu'elles ne savaient où elles étaient et qu'elles s'en allaient vers l'Asie, s'enfonçant de plus en plus dans les déserts, en tournant le dos à l'Occident. Quand je revenais à moi-même, je me sentais fatiguée et brisée par le long vol que j'avais fourni, mes yeux étaient éblouis par la neige que j'avais regardée; j'avais froid, j'avais faim, mais j'éprouvais une grande joie d'avoir sauvé l'armée française et son empereur.
Enfin, vers le 25 décembre, nous apprîmes que Napoléon était à Paris. Mais son armée restait derrière lui, engagée encore pour deux mois dans une retraite horrible, désastreuse. On ne sut officiellement les souffrances et les malheurs de cette retraite qu'assez longtemps après. L'empereur à Paris, on croyait tout sauvé, tout réparé. Les bulletins de la grande armée et les journaux ne disaient qu'une partie de la vérité. Ce fut par les lettres particulières, par les récits de ceux qui échappèrent au désastre, qu'on put se faire une idée de ce qui s'était passé.
Parmi les familles que ma grand'mère connaissait, il y eut un jeune officier qui était parti à seize ans pour cette terrible campagne. Il grandit de toute la tête au milieu de ces marches forcées et de ces fatigues inouïes. Sa mère, n'entendant plus parler de lui, le pleurait. Un jour, une espèce de brigand, d'une taille colossale et bizarrement accoutré, se précipite dans sa chambre, tombe à ses genoux et la presse dans ses bras. Elle crie de peur d'abord et bientôt de joie. Son fils avait près de six pieds[7]. Il avait une longue barbe noire, et en guise de pantalon, un jupon de femme, la robe d'une pauvre vivandière tombée gelée au milieu du chemin.
Je crois que c'est ce même jeune homme qui eut peu de temps après un sort pareil à celui de mon père. Sorti sain et sauf des extrêmes périls de la guerre, il se tua à la promenade; son cheval emporté vint se briser avec lui contre le timon d'une charrette. L'empereur ayant appris cet accident, dit d'un ton brusque: «Les mères de famille prétendent que je fais tuer tous leurs enfans à la guerre, en voilà un pourtant dont je n'ai pas à me reprocher la mort. C'est comme M. Dupin! Est-ce encore ma faute si celui-là a été tué par un mauvais cheval?»
Ce rapprochement entre M. de... et mon père montre la merveilleuse mémoire de l'empereur. Mais à quel propos se plaignait-il ainsi des mères de famille? C'est ce que je n'ai pu savoir. Je ne me souviens pas de l'époque précise de la catastrophe de M. de.... Ce devait être dans un moment où la France aristocratique abandonnait la cause de l'empereur, et où celui-ci faisait d'amères réflexions sur sa destinée.
Il m'est impossible de me rappeler si nous allâmes à Paris dans l'hiver de 1812 à 1813. Cette partie de mon existence est tout à fait sortie de ma mémoire. Je ne saurais dire non plus si ma mère vint à Nohant dans l'été de 1813. Il est probable que oui, car dans le cas contraire j'aurais eu du chagrin, et je me souviendrais.
Le calme s'était rétabli dans ma tête à l'endroit de la politique. L'empereur était reparti de Paris, la guerre avait recommencé en avril. Cet état de guerre extérieure était alors comme un état normal, et on ne s'inquiétait que lorsque Napoléon n'agissait pas d'une manière ostensible. On l'avait dit abattu et découragé après son retour de Moscou. Le découragement d'un seul homme, c'était encore le seul malheur public qu'on voulût admettre et qu'on osât prévoir. Dès le mois de mai, les victoires de Lutzen, Dresde et Bautzen, relevèrent les esprits. L'armistice dont on parlait me parut la sanction de la victoire. Je ne pensai plus à avoir des ailes et à voler au secours de nos légions. Je repris mon existence de jeux, de promenades et d'études faciles.
Dans le courant de l'été, nous eûmes un passage de prisonniers. Le premier que nous vîmes fut un officier qui s'était assis au bord de la route, sur le seuil d'un petit pavillon qui ferme notre jardin de ce côté-là. Il avait un habit de drap fin, de très beau linge, des chaussures misérables, et un portrait de femme attaché à un ruban noir sur sa poitrine. Nous le regardions curieusement, mon frère et moi, tandis qu'il examinait ce portrait d'un air triste, mais nous n'osâmes pas lui parler. Son domestique vint le rejoindre. Il se leva et se remit en route sans faire attention à nous. Une heure après, il passa un groupe assez considérable d'autres prisonniers. Ils se dirigeaient sur Châteauroux. Personne ne les conduisait ni ne les surveillait. Les paysans les regardaient à peine.
Le lendemain, comme nous jouions mon frère et moi auprès du pavillon, un de ces pauvres diables vint à passer. La chaleur était accablante. Il s'arrêta et s'assit sur cette marche du pavillon qui offrait aux passans un peu d'ombre et de fraîcheur. Il avait une bonne figure de paysan allemand, lourde, blonde et naïve. Cela nous enhardit à lui parler, mais il nous répondit: «Moi pas comprend.» C'était tout ce qu'il savait dire en français. Alors je lui demandai par signes s'il avait soif. Il me répondit en me montrant l'eau du fossé d'un air d'interrogation. Nous lui fîmes comprendre qu'elle n'était pas bonne à boire et qu'il eût à nous attendre. Nous courûmes lui chercher une bouteille de vin et un énorme morceau de pain sur lesquels il se jeta avec des exclamations de joie et de reconnaissance, et quand il se fut restauré, il nous tendit la main à plusieurs reprises. Nous pensions qu'il voulait de l'argent, et nous n'en avions pas. J'allais en demander pour lui à ma grand'mère, lorsqu'il devina ma pensée. Il me retint, et nous fit entendre que ce qu'il voulait de nous, c'était une poignée de main. Il avait les yeux pleins de larmes, et après avoir bien cherché, il vint à bout de nous dire: «Enfans très pons!»
Nous revînmes tout attendris raconter à ma bonne maman notre aventure. Elle se prit à pleurer, songeant au temps où son fils avait eu un sort pareil chez les Croates. Puis, comme de nouvelles colonnes de prisonniers paraissaient sur la route, elle fit porter au pavillon une pièce de vin du pays et une provision de pain. Nous en prîmes possession, mon frère et moi, et nous eûmes récréation toute la journée, afin de pouvoir remplir l'office de cantiniers jusqu'au soir. Ces pauvres gens étaient d'une grande discrétion, d'une douceur parfaite, et nous montraient une vive reconnaissance pour ce pauvre morceau de pain et ce verre de vin offerts en passant, sans cérémonie. Ils paraissaient touchés surtout de voir deux enfans leur faire les honneurs, et pour nous remercier, ils se groupaient en chœur et nous chantaient des tyroliennes qui me charmèrent. Je n'avais jamais entendu rien de semblable. Ces paroles étrangères, ces voix justes chantant en parties, et cette classique vocalisation gutturale qui marque le refrain de leurs airs nationaux étaient alors choses très nouvelles en France, et ce n'est pas sur moi seulement qu'elles produisirent de l'effet. Tous les prisonniers allemands internés dans nos provinces y furent traités avec la douceur et l'hospitalité naturelles autrefois au Berrichon; mais ils durent à leurs chants et à leur talent pour la valse plus de sympathie et de bons traitemens que la pitié ne leur en eût assuré. Ils furent les compagnons et les amis de toutes les familles où ils s'établirent: quelques-uns même s'y marièrent.
Je crois bien que cette année-là fut la première que je passai à Nohant sans Ursule. Probablement nous avions été à Paris pendant l'hiver, et, à mon retour, la séparation était un fait préparé et accompli, car je ne me rappelle pas qu'il ait amené de la surprise et des larmes. Je sais que cette année-là, ou la suivante, Ursule venait me voir tous les dimanches, et nous étions restées tellement liées, que je ne passais pas un samedi sans lui écrire une lettre pour lui recommander de venir le lendemain, et pour lui envoyer un petit cadeau. C'était toujours quelque niaiserie de ma façon, un ouvrage en perles, une découpure en papier, un bout de broderie. Ursule trouvait tout cela magnifique et en faisait des reliques d'amitié.
Ce qui me surprit et me blessa beaucoup, c'est que tout d'un coup elle cessa de me tutoyer. Je crus qu'elle ne m'aimait plus, et quand elle m'eut protesté de son attachement, je crus que c'était une taquinerie, une obstination, je ne sais quoi enfin; mais cela me parut une insulte gratuite, et, pour me consoler, il fallut qu'elle m'avouât que sa tante Julie lui avait solennellement défendu de rester avec moi sur ce pied de familiarité inconvenante. Je courus en demander raison à ma grand'mère, qui confirma l'arrêt en me disant que je comprendrais plus tard combien cela était nécessaire. J'avoue que je ne l'ai jamais compris.
J'exigeai qu'Ursule me tutoyât quand nous serions tête à tête; mais comme à ce compte elle n'eût pu guère prendre l'habitude qu'on lui imposait, et qu'elle fut grondée pour avoir laissé échapper en présence de sa tante quelque tu au lieu de vous en parlant à ma personne, je fus forcée de consentir à ce qu'elle perdît avec moi cette douce et naturelle familiarité. Cela me fit souffrir longtemps, et même j'essayai de lui donner de vous pour rétablir l'égalité entre nous. Elle en ressentit beaucoup de chagrin. «Puisqu'on ne vous défend pas de me tutoyer, me disait-elle, ne m'ôtez pas ce plaisir-là; car, au lieu d'un chagrin, ça m'en ferait deux.» Alors comme nous étions assez savantes pour nous amuser des mots de notre première enfance: «Tu vois, lui disais-je, ce que c'est que ce maudit richement, que tu voulais me faire aimer et que je n'aimerai jamais. Cela ne sert qu'à vous empêcher d'être aimé.—Ne croyez pas cela de moi, disait Ursule, vous serez toujours ce que j'aimerai le mieux au monde: que vous soyez riche ou pauvre, ça m'est bien égal.» Cette excellente fille, qui vraiment m'a tenu parole, apprenait l'état de tailleuse, où elle est devenue fort habile. Bien loin d'être paresseuse et prodigue, comme on craignait qu'elle ne le devînt, elle est une des femmes les plus laborieuses et les plus raisonnables que je connaisse.
Je crois me rappeler positivement maintenant que ma mère passa cet été-là avec moi et que j'eus du chagrin, parce que jusqu'alors j'avais couché dans sa chambre quand elle était à Nohant, et que pour la première fois cette douceur me fut refusée. Ma grand'mère me disait trop grande pour dormir sur un sofa, et, en effet, le petit lit de repos qui m'avait servi devenait trop court. Mais le grand lit jaune qui avait vu naître mon père et qui était celui de ma mère à Nohant (le même dont je me sers encore) avait six pieds de large, et c'était une fête pour moi quand elle me permettait d'y dormir avec elle. J'étais là comme un oisillon dans le sein maternel, il me semblait que j'y dormais mieux et que j'y avais de plus jolis rêves.
Malgré la défense de la bonne maman, j'eus pendant deux ou trois soirs la patience d'attendre, sans dormir, jusqu'à onze heures, que ma mère fût rentrée dans sa chambre. Alors je me levais sans bruit, je quittais la mienne sur la pointe de mes pieds nus, et j'allais me blottir dans les bras de ma petite mère, qui n'avait pas le courage de me renvoyer, et qui elle-même était heureuse de s'endormir avec ma tête sur son épaule. Mais ma grand'mère eut des soupçons, ou fut avertie par Mlle Julie, son lieutenant de police. Elle monta et me surprit au moment où je m'échappais de ma chambre: Rose fut grondée pour avoir fermé les yeux sur mes escapades. Ma mère entendit du bruit et sortit dans le corridor. Il y eut des paroles assez vives échangées, ma grand'mère prétendait que ce n'était ni sain, ni chaste, qu'une fille de neuf ans dormît à côté de sa mère. Vraiment elle était fâchée et ne savait pas ce qu'elle disait, car rien n'est plus chaste et plus sain, au contraire. J'étais si chaste quant à moi, que je ne comprenais même pas bien le sens du mot de chasteté. Tout ce qui pouvait en être le contraire m'était inconnu. J'entendis ma mère qui répondait: «Si quelqu'un manque de chasteté, c'est pour avoir de pareilles idées! C'est en parlant trop tôt de cela aux enfans qu'on leur ôte l'innocence de leur esprit, et je vous assure bien que si c'est comme cela que vous comptez élever ma fille, vous auriez mieux fait de me la laisser. Mes caresses sont plus honnêtes que vos pensées.»
Je pleurai toute la nuit. Il me semblait être attachée physiquement et moralement à ma mère par une chaîne de diamant que ma grand'mère voulait en vain s'efforcer de rompre, et qui ne faisait que se resserrer autour de ma poitrine jusqu'à m'étouffer.
Il y eut beaucoup de froideur et de tristesse dans les relations avec ma grand'mère pendant quelques jours. Cette pauvre femme voyait bien que plus elle essayait de me détacher de ma mère, plus elle perdait elle-même dans mon affection, et elle n'avait d'autre ressource que de se réconcilier avec elle pour se réconcilier avec moi. Elle me prenait dans ses bras et sur ses genoux pour me caresser, et je lui fis grand'peine la première fois en m'en dégageant et en lui disant: «Puisque ce n'est pas chaste, je ne veux pas embrasser.» Elle ne répondit rien, me posa à terre, se leva et quitta sa chambre avec plus de précipitation qu'elle ne paraissait capable d'en mettre dans ses mouvemens.
Cela m'étonna, m'inquiéta même après un moment de réflexion, et je n'eus pas de peine à la rejoindre dans le jardin; je la vis prendre l'allée qui longe le mur du cimetière et s'arrêter devant la tombe de mon père. Je ne sais pas si j'ai dit déjà que mon père avait été déposé dans un petit caveau pratiqué sous le mur du cimetière, de manière que la tête reposât dans le jardin et les pieds dans la terre consacrée. Deux cyprès et un massif de rosiers et de lauriers francs marquent cette sépulture, qui est aussi aujourd'hui celle de ma grand'mère.
Elle s'était donc arrêtée devant cette tombe qu'elle avait bien rarement le courage d'aller regarder, et elle pleurait amèrement. Je fus vaincue, je m'élançai vers elle, je serrai ses genoux débiles contre ma poitrine et je lui dis une parole qu'elle m'a bien souvent rappelée depuis: «Grand'mère, c'est moi qui vous consolerai.» Elle me couvrit de larmes et de baisers et alla sur-le-champ trouver ma mère avec moi. Elles s'embrassèrent sans s'expliquer autrement, et la paix revint pendant quelque temps.
Mon rôle eût été de rapprocher ces deux femmes et de les mener, à chaque querelle, s'embrasser sur la tombe de mon père. Un jour vint où je le compris et où je l'osai. Mais j'étais trop enfant à l'époque que je raconte pour rester impartiale entre elles deux: je crois même qu'il m'eût fallu une grande dose de froideur ou d'orgueil pour juger avec calme laquelle avait le plus tort ou le plus raison dans leurs dissidences, et j'avoue qu'il m'a fallu trente ans pour y voir bien clair et pour chérir presque également le souvenir de l'une et de l'autre.
Je crois que ce qui précède date de l'été 1813, je ne l'affirmerais pourtant pas, parce qu'il y a là une sorte de lacune dans mes souvenirs: mais, si je me trompe de date, il importe peu. Ce que je sais, c'est que cela n'est pas arrivé plus tard.
Nous fîmes un très court séjour à Paris l'hiver suivant. Dès le mois de janvier 1814 ma grand'mère, effrayée des rapides progrès de l'invasion, vint se réfugier à Nohant, qui est le point central pour ainsi dire de la France, par conséquent le plus à l'abri des événemens politiques.
Je crois que nous en étions parties au commencement de décembre, et qu'en faisant ses préparatifs pour une absence de trois à quatre mois comme les autres années, ma grand'mère ne prévoyait nullement la chute prochaine de l'empereur et l'entrée des étrangers dans Paris. Il y était de retour, lui, depuis le 7 novembre, après la retraite de Leipzig. La fortune l'abandonnait. On le trahissait, on le trompait de toutes parts. Quand nous arrivâmes à Paris, le nouveau mot de M. de Talleyrand courait les salons: «C'est, disait-il, le commencement de la fin.» Ce mot, que j'entendais répéter dix fois par jour, c'est à dire par toutes les visites qui se succédaient chez ma grand'mère, me sembla niais d'abord, et puis triste, et puis odieux. Je demandai ce que c'était que M. de Talleyrand, j'appris qu'il devait sa fortune à l'empereur, et je demandai si son mot était un regret ou une plaisanterie. On me dit que c'était une moquerie et une menace, que l'empereur le méritait bien, qu'il était un ambitieux, un monstre. «En ce cas, demandai-je, pourquoi est-ce que ce Talleyrand a accepté quelque chose de lui?»
Je devais avoir bien d'autres surprises. Tous les jours j'entendais louer des actes de trahison et d'ingratitude. La politique des vieilles comtesses me brisait la tête. Mes études et mes jeux en étaient troublés et attristés.
Pauline n'était pas venue à Paris cette année-là; elle était restée en Bourgogne avec sa mère, qui, toute femme d'esprit qu'elle était, donnait dans la réaction jusqu'à la rage, et attendait les alliés comme le Messie. Dès le jour de l'an, on parla de Cosaques qui avaient franchi le Rhin, et la peur fit taire la haine un instant. Nous allâmes faire visite à une des amies de ma grand'mère vers le Château-d'Eau: c'était, je crois, chez Mme Dubois. Il y avait plusieurs personnes, et des jeunes gens qui étaient ses petits-fils ou ses neveux. Parmi ces jeunes gens, je fus frappée du langage d'un garçonnet de treize ou quatorze ans, qui, à lui seul, tenait tête à toute sa famille et à toutes les personnes en visite. «Comment, disait-il, les Russes, les Prussiens, les Cosaques sont en France et viennent sur Paris, et on les laissera faire?—Oui, mon enfant, disaient les autres, tous ceux qui pensent bien les laisseront faire. Tant pis pour le tyran, les étrangers viennent pour le punir de son ambition et pour nous débarrasser de lui.—Mais ce sont des étrangers! disait le brave enfant, et par conséquent nos ennemis. Si nous ne voulons plus de l'empereur, c'est à nous de le renvoyer nous-mêmes; mais nous ne devons pas nous laisser faire la loi par nos ennemis, c'est une honte. Il faut nous battre contre eux!» On lui riait au nez. Les autres grands jeunes gens, ses frères ou ses cousins, lui conseillaient de prendre un grand sabre et de partir à la rencontre des Cosaques. Cet enfant eut des élans de cœur admirables dont tout le monde se moqua, dont personne ne lui sut gré, si ce n'est moi, enfant qui n'osais dire un mot devant cet auditoire à peu près inconnu, et dont le cœur battait pourtant d'une émotion subite à l'idée enfin clairement énoncée devant moi du déshonneur de la France. «Oui, moquez-vous, disait le jeune garçon, dites tout ce que vous voudrez, mais qu'ils viennent, les étrangers, et que je trouve un sabre, fût-il deux fois grand comme moi, je saurai m'en servir, vous verrez, et tous ceux qui ne feront pas comme moi seront des lâches.»
On lui imposa silence, on l'emmena. Mais il avait fait au moins un prosélyte. Lui seul, cet enfant que je n'ai jamais revu et dont je n'ai jamais su le nom, m'avait formulé ma propre pensée. C'était tous des lâches ces gens qui criaient d'avance: Vivent les alliés! Je ne me souciais plus tant de l'empereur, car au milieu du dévergondage de sots propos dont il était l'objet, de temps en temps, une personne intelligente, ma grand'mère, mon oncle de Beaumont, l'abbé d'Andrezel ou ma mère elle-même, prononçait un arrêt mérité, un reproche fondé sur la vanité qui l'avait perdu. Mais la France! Ce mot-là était si grand à l'époque où j'étais née, qu'il faisait sur moi une impression plus profonde que si je fusse née sous la Restauration. On sentait l'honneur du pays dès l'enfance, pour peu qu'on ne fût pas né idiot.
Je rentrai donc fort triste et agitée, et mon rêve de la campagne de Russie me revint. Ce rêve m'absorbait et me rendait sourde aux déclamations qui fatiguaient mon oreille. C'était un rêve de combat et de meurtre. Je retrouvais mes ailes, j'avais une épée flamboyante, comme celle que j'avais vue à l'Opéra dans je ne sais plus quelle pièce, où l'ange exterminateur apparaissait dans les nuages[8], et je fondais sur les bataillons ennemis, je les mettais en déroute, je les précipitais dans le Rhin. Cette vision me soulageait un peu.
Pourtant, malgré la joie qu'on se promettait de la chute du tyran, on avait peur de ces bons messieurs les Cosaques, et beaucoup de gens riches se sauvaient. Mme de Béranger était la plus effrayée; ma grand'mère lui offrit de l'emmener à Nohant, elle accepta. Je la donnais de grand'cœur au diable, car cela empêchait ma bonne maman d'emmener ma mère. Elle n'eût pas voulu mettre en présence deux natures si incompatibles. J'étais outrée de cette préférence pour une étrangère. S'il y avait réellement du danger à rester à Paris, c'était ma mère, avant tout, qu'il fallait soustraire à ce danger, et je commençais à faire le projet d'entrer en révolte et de rester avec elle pour mourir avec elle s'il le fallait.
J'en parlai à ma mère, qui me calma. «Quand même ta bonne maman voudrait m'emmener, me dit-elle, moi je n'y consentirais pas. Je veux rester auprès de Caroline, et plus on parle de dangers à courir, plus c'est mon devoir et ma volonté; mais tranquillise-toi, nous n'y sommes pas. Jamais l'empereur, jamais nos troupes ne laisseront approcher les ennemis de Paris. Ce sont des espérances de vieille comtesse. L'empereur battra les Cosaques à la frontière, et nous n'en verrons jamais un seul. Quand ils seront exterminés, la vieille Béranger reviendra pleurer ses Cosaques à Paris, et j'irai te voir à Nohant.»
La confiance de ma mère dissipa mes angoisses. Nous partîmes le 12 ou le 13 janvier. L'empereur n'avait pas encore quitté Paris. Tant qu'on le voyait là, on se croyait sûr de n'y jamais voir d'autres monarques, à moins que ce ne fût en visite et pour lui baiser les pieds.
Nous étions dans une grande calèche de voyage dont ma grand'mère avait fait l'acquisition, et madame de Béranger, avec sa femme de chambre et sa petite chienne nous suivait dans une grande berline à quatre chevaux. Notre équipage déjà si lourd était leste en comparaison du sien. Le voyage fut assez difficile. Il faisait un temps affreux. La route était couverte de fourgons, de munitions de campagne de toute espèce. Des colonnes de conscrits, de volontaires se croisaient, se mêlaient bruyamment et se séparaient aux cris de Vive l'empereur! vive la France! Madame de Béranger avait peur de ces rencontres fréquentes, au milieu desquelles nos voitures ne pouvaient avancer. Les volontaires criaient souvent: Vive la nation! et elle se croyait en 93. Elle prétendait qu'ils avaient des figures patibulaires et qu'ils la regardaient avec insolence. Ma grand'mère se moquait un peu d'elle à la dérobée, mais elle était très dominée par elle et ne la contredisait jamais ouvertement.
Dans la Sologne, nous rencontrâmes des soldats qui paraissaient venir de loin, d'après leurs vêtemens en guenilles et leur air affamé. Etaient-ce des détachemens rappelés d'Allemagne ou repoussés de la frontière? Ils nous le dirent; je ne m'en souviens plus. Ils ne mendiaient point; mais lorsque nous allions au pas dans les sables détrempés de la Sologne, ils pressaient nos voitures d'un air suppliant. Qu'est-ce qu'ils veulent donc? dit ma grand'mère. Ces pauvres gens mouraient de faim et avaient trop de fierté pour le dire. Nous avions un pain dans la voiture, je le tendis à celui qui se trouvait le plus à ma portée. Il poussa un cri effrayant et se jeta dessus, non avec les mains, mais avec les dents, si violemment que je n'eus que le temps de retirer mes doigts, qu'il eût dévorés. Ses compagnons l'entourèrent, et mordirent à même ce pain qu'il rongeait comme eût pu le faire un animal. Ils ne se disputaient pas, ils ne songeaient point à partager, ils se faisaient place les uns aux autres pour mordre dans la proie commune, et ils pleuraient à grosses larmes. C'était un spectacle navrant, et je ne pus me retenir de pleurer aussi.
Comment, au cœur de la France, dans un pays pauvre, il est vrai, mais que la guerre n'avait pas dévasté et où la disette n'avait pas régné cette année-là, nos pauvres soldats expiraient-ils de faim sur une grande route? Voilà ce que j'ai vu et ne puis expliquer. Nous vidâmes le coffre aux provisions, nous leur donnâmes tout ce qu'il y avait dans les deux voitures. Je crois qu'ils nous dirent que les ordres avaient été mal donnés et qu'ils n'avaient pas eu de rations depuis plusieurs jours, mais le détail m'échappe.
Les chevaux manquèrent souvent aux relais de poste, et nous fûmes obligées de coucher dans de très mauvais gîtes. Dans un de ces gîtes, l'hôte vint causer avec nous après dîner. Il était outré contre Napoléon de ce qu'il avait laissé envahir la France. Il disait qu'il fallait faire la guerre de partisans, égorger tous les étrangers, mettre l'empereur à la porte, et proclamer la république: mais la bonne, disait-il, la vraie, l'une et indivisible et impérissable. Cette conclusion ne fut point du goût de Mme de Béranger, elle le traita de jacobin: il le lui fit payer sur sa note.
Enfin, nous arrivâmes à Nohant, mais nous n'y étions pas depuis trois jours qu'un grand chagrin vint donner un autre cours à mes pensées.
Ma grand'mère, qui n'avait jamais été malade de sa vie, fit une maladie grave. Comme son organisation était très particulière, les accidens de cette maladie eurent un caractère particulier. D'abord ce fut un sommeil profond dont il fut impossible, durant deux jours, de la tirer: puis, lorsque tous les symptômes alarmans furent dissipés, on s'aperçut qu'elle avait sur le corps une large plaie gangréneuse, produite par la légère excoriation laissée par les cataplasmes salins. Cette plaie fut horriblement douloureuse et longue à fermer. Pendant deux mois il lui fallut garder le lit, et la convalescence ne fut pas moins longue.
Deschartres, Rose et Julie soignèrent ma pauvre bonne maman avec un grand dévouement. Quant à moi, je sentis que je l'aimais plus que je ne m'en étais avisée jusqu'alors. Ses souffrances, le danger de mort où elle se trouva plusieurs fois me la rendirent chère, et le temps de sa maladie fut pour moi d'une mortelle tristesse.
Madame de Béranger resta, je crois, six semaines avec nous, et ne partit que lorsque ma grand'mère fut hors de tout danger. Mais cette dame, si elle eut du chagrin ou de l'inquiétude, ne le fit pas beaucoup paraître, et je doute qu'elle eût le cœur bien tendre. Je ne sais, en vérité, pourquoi ma bonne maman, qui avait un si grand besoin de tendresse, s'était particulièrement attachée à cette femme hautaine et impérieuse en qui je n'ai jamais pu découvrir le moindre charme d'esprit ou de caractère.
Elle était fort active et ne pouvait rester en place. Elle se croyait très habile à lever ou à rectifier le plan d'un jardin ou d'un parc, et elle n'eut pas plutôt vu notre vieux jardin régulier qu'elle se mit en tête de le transformer en paysage anglais: c'était une idée saugrenue, car sur un terrain plat, ayant peu de vue, et où les arbres sont très lents à pousser, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de conserver précieusement ceux qui s'y trouvent, de planter pour l'avenir, de ne point ouvrir de clairières qui vous montrent la pauvreté des lignes environnantes; c'est surtout, lorsqu'on a la route en face et tout près de la maison, de se renfermer autant que possible derrière des murs ou des charmilles pour être chez soi. Mais nos charmilles faisaient horreur à Mme de Béranger, nos carrés de fleurs et de légumes, qui me paraissaient si beaux et si rians, elle les traitait de jardin de curé. Ma grand'mère, au sortir de la première crise de son mal, avait à peine recouvré la voix et l'ouïe, que son amie lui demanda l'autorisation de mettre la coignée dans le petit bois et la pioche dans les allées. Ma grand'mère n'aimait pas le changement, mais elle avait la tête si faible en ce moment, et d'ailleurs Mme de Béranger exerçait sur elle une telle domination, qu'elle lui donna pleins pouvoirs.
Voilà donc cette bonne dame à l'œuvre: elle mande une vingtaine d'ouvriers, et de sa fenêtre dirige l'abattage, élaguant ici, détruisant là, et cherchant toujours un point de vue qui ne se trouva jamais, parce que, si des fenêtres du premier étage de la maison la campagne est assez jolie, rien ne peut faire que, dans ce jardin, de plain pied avec cette campagne, on ne la voie pas de niveau et sans étendue. Il aurait fallu exhausser de cinquante pieds le sol du jardin et chaque ouverture pratiquée dans les massifs n'aboutissait qu'à nous faire jouir de la vue d'une grande plaine labourée. On élargissait la brèche, on abattait de bons vieux arbres qui n'en pouvaient mais Mme de Béranger traçait des lignes sur le papier, tendait de sa fenêtre des ficelles aux ouvriers, criait après eux, montait, descendait, retournait, s'impatientait et détruisait le peu d'ombrage que nous avions, sans nous faire rien gagner en échange. Enfin, elle y renonça, Dieu merci, car elle eût pu faire table rase: mais Deschartres lui observa que ma grand'mère, dès qu'elle serait en état de sortir et de voir par ses yeux, regretterait peut-être beaucoup ses vieilles charmilles.
Je fus très frappée de la manière dont cette dame parlait aux ouvriers. Elle était beaucoup trop illustre pour daigner s'enquérir de leurs noms et pour les interpeller en particulier. Cependant elle avait affaire de sa fenêtre à chacun d'eux tour à tour, et pour rien au monde elle ne leur eût dit: «Monsieur, ou mon ami, ou mon vieux,» comme on dit en Berry, quel que soit l'âge de l'être masculin auquel on s'adresse. Elle leur criait donc à tuetète: «L'homme no 2! Ecoutez, l'homme no 4!» Cela faisait grandement rire nos paysans narquois, et aucun ne se dérangeait ni ne tournait la tête de son côté. «Pardi se disaient-ils les uns aux autres en levant les épaules, nous sommes bien tous des hommes, et nous ne pouvons pas deviner à qui elle en a, la femme!»