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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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CHAPITRE ONZIEME.

Récit d'une profonde douleur que tout le monde comprendra.—Mouvement de dépit.—Délation de Mlle Julie.—Pénitence et solitude.—Soirée d'automne à la porte d'une chaumière.—On me brise le cœur.—Je me raidis contre mon chagrin et deviens tout de bon un enfant terrible.—Je retrouve ma mère.—Déception.—J'entre au couvent des Anglaises.—Origine et aspect de ce monastère.—La supérieure.—Nouveau déchirement.—La mère Alippe.—Je commence à apprécier ma situation et je prends mon parti.—Claustration absolue.

Malgré toutes ces distractions et tous ces étourdissemens, je nourrissais toujours au fond de mon cœur une sorte de passion malheureuse pour ma mère absente. De notre cher roman, il n'était plus question le moins du monde, elle l'avait bien parfaitement oublié; mais moi j'y pensais toujours. Je protestais toujours, dans le secret de ma pensée, contre le sort que ma pauvre bonne maman tenait tant à m'assurer. Instruction, talens et fortune, je persistais à tout mépriser. J'aspirais à revoir ma mère, à lui reparler de nos projets, à lui dire que j'étais résolue à partager son sort, à être ignorante, laborieuse et pauvre avec elle. Les jours où cette résolution me dominait, je négligeais bien mes leçons, il faut l'avouer. J'étais grondée, et ma résolution n'en était que plus obstinée. Un jour que j'avais été réprimandée plus que de coutume en sortant de la chambre de ma bonne maman, je jetai par terre mon livre et mes cahiers; je pris ma tête dans mes deux mains, et me croyant seule, je m'écriai: «Eh bien, oui, c'est vrai, je n'étudie pas parce que je ne veux pas. J'ai mes raisons. On les saura plus tard.»

Julie était derrière moi. «Vous êtes une mauvaise enfant, me dit-elle, et ce que vous pensez est pire que tout ce que vous faites. On vous pardonnerait d'être dissipée et paresseuse, mais puisque c'est par entêtement et par mauvaise volonté que vous mécontentez votre bonne maman, vous mériteriez qu'elle vous renvoyât chez votre mère.

—Ma mère! m'écriai-je, me renvoyer chez ma mère! mais c'est tout ce que je désire, tout ce que je demande!

—Allons, vous n'y pensez pas, reprit Julie; vous parlez comme cela, parce que vous avez de la colère, vous êtes folle dans ce moment-ci. Je me garderai bien de répéter ce qui vient de vous échapper, car vous seriez bien désolée plus tard qu'on vous eût prise au mot.

—Julie, lui répondis-je avec véhémence, je vous entends très bien et je vous connais. Je sais que quand vous promettez de vous taire, c'est que vous êtes bien décidée à parler. Je sais que quand vous m'interrogez avec douceur et câlinerie, c'est pour m'arracher ce que je pense et pour l'envenimer aux yeux de ma bonne maman. Je sais que dans ce moment-ci, vous m'excitez à dessein et que vous profitez de ma colère et de mon ennui pour m'en faire dire encore plus. Eh bien, vous n'avez pas besoin de vous donner tant de peine. Ce que j'ai dans le cœur, vous le saurez et je vous autorise à le faire savoir. Je ne veux plus rester ici, je veux retourner avec ma mère, et je ne veux plus qu'on me sépare d'elle. C'est elle que j'aime et que j'aimerai toujours, quoi qu'on fasse. C'est à elle seule que je veux obéir. Allez, dépêchez-vous, faites votre déposition, je suis prête à la signer.»

La pauvre fille faisait-elle réellement auprès de moi le métier d'agent provocateur? Dans la forme, oui, dans le fond, non certainement. Elle ne me voulait que du bien. Elle n'avait pas de méchant plaisir à me faire gronder, elle s'affligeait avec ma grand'mère de ce qu'elles appelaient mon ingratitude. Comment eût-elle compris que ce n'était pas à l'affection que j'étais ingrate, mais à la fortune que j'étais rebelle? ma grand'mère elle-même s'y trompait. Mais il est certain que cette fille avait dans le regard, dans la voix, dans toutes ses manières de procéder, une sorte de prudence insinuante qui sentait la ruse et la duplicité, et cela m'était souverainement antipathique.

Quoi qu'il en soit, c'était la première fois que je la poussais à bout et que j'irritais son amour-propre. Elle fut mortifiée, et elle eut vraiment un mouvement de vengeance, car elle alla sur-le-champ rapporter ma déclamation dans les termes les plus noirs. Elle fit là une mauvaise action, car elle frappait au cœur cette pauvre bonne maman qui n'était guère de force à lutter contre de nouvelles douleurs maternelles. La moindre peine ravivait en elle la mémoire de son fils, et ses éternels regrets, et sa dévorante jalousie contre la femme qui lui avait disputé le cœur de ce fils adoré et qui maintenant lui disputait le mien. Elle eut, j'en suis sûre, un chagrin mortel, et si elle me l'eût laissé voir, je serais tombée à ses pieds, j'aurais abjuré toutes mes rébellions; car j'ai toujours été d'une excessive faiblesse devant les douleurs que j'ai causées, et mes retours m'ont toujours plus liée que mes résistances ne m'avaient déliée. Mais on me cacha bien soigneusement l'émotion de ma bonne maman, et Julie, irritée personnellement contre moi, ne vint pas me dire: «Elle souffre, allez la consoler.»

On prit un mauvais système, on résolut de s'armer de rigueur, on crut m'effrayer en me prenant au mot, et mademoiselle Julie vint m'annoncer que j'eusse à me retirer dans ma chambre et à n'en pas sortir. «Vous ne reverrez plus votre grand'mère, me dit-elle, puisque vous la détestez. Elle vous abandonne; dans trois jours vous partirez pour Paris.

—Vous en avez menti, lui répondis-je, menti avec méchanceté, je ne déteste pas ma grand'mère, je l'aime: mais j'aime mieux ma mère, et si l'on me rend à elle, je remercie le bon Dieu, ma grand'mère et même vous.»

Là-dessus je lui tournai le dos et montai résolûment à ma chambre. J'y trouvai Rose, qui ne savait pas ce qui venait de se passer et qui ne me dit rien. Je n'avais ni sali ni déchiré mes hardes ce jour-là, le reste la préoccupait fort peu. Je passai trois grands jours sans voir ma bonne maman. On me faisait descendre pour prendre mes repas quand elle avait fini les siens. On me disait d'aller prendre l'air au jardin quand elle était enfermée, et elle s'enfermait ou on l'enfermait bien littéralement, car lorsque je passais devant la porte de sa chambre, j'entendais mettre la barre de fer avec une sorte d'affectation, comme pour me dire que tout repentir serait inutile.

Les domestiques semblaient consternés, mais j'avais un air si hautain, apparemment, que pas un n'osa me parler, pas même Rose, qui devinait peut-être bien qu'on s'y prenait mal et qu'on excitait mon amour pour ma mère au lieu de le refroidir. Deschartres, soit par système, soit par suite d'une appréciation analogue à celle de Rose, ne me parlait pas non plus. Il ne fut plus question de leçons ni d'écritures pendant ce temps d'expiation.

Voulait-on me faire sentir l'ennui de l'inaction? on aurait dû me priver de livres; mais on ne me priva de rien: et, voyant la bibliothèque à ma disposition comme de coutume, je ne sentis pas la moindre envie de me distraire par la lecture. On ne désire que ce qu'on ne peut pas avoir.

Je passai donc ces trois jours dans un tête à tête assidu avec Corambé. Je lui racontai mes peines, et il m'en consola en me donnant raison. Je souffrais pour l'amour de ma mère, pour l'amour de l'humilité et de la pauvreté. Je croyais remplir un grand rôle, accomplir une mission sainte, et comme tous les enfans romanesques, je me drapais un peu dans mon calme et dans ma persévérance. On avait voulu m'humilier en m'isolant comme un lépreux dans cette maison où d'ordinaire tout me riait, je ne m'en rehaussais que plus dans ma propre estime. Je faisais de belles réflexions philosophiques sur l'esclavage moral de ces valets qui n'osaient plus m'adresser la parole, et qui, la veille, se fussent mis à mes pieds parce que j'étais en faveur. Je comparais ma disgrâce à toutes les grandes disgrâces historiques que j'avais lues, et je me comparais moi-même aux grands citoyens des républiques ingrates, condamnés à l'ostracisme pour leurs vertus.

Mais l'orgueil est une sotte compagnie, et je m'en lassai en un jour. «C'est fort bête, tout cela, me dis-je, voyons clair sur les autres et sur moi-même, et concluons. On ne prépare pas mon départ, on n'a pas envie de me rendre à ma mère. On veut m'éprouver, on croit que je demanderai à rester ici. On ne sait pas combien je désire vivre avec elle, et il faut qu'on le voie. Restons impassible. Que ma claustration dure huit jours, quinze jours, un mois, peu importe. Quand on se sera bien assuré que je ne change pas d'idée, on me fera partir, et alors je m'expliquerai avec ma bonne maman; je lui dirai que je l'aime, et je le lui dirai si bien qu'elle me pardonnera et me rendra son amitié. Pourquoi faut-il qu'elle me maudisse parce que je lui préfère celle qui m'a mise au monde et que Dieu lui-même me commande de préférer à tout? Pourquoi croirait-elle que je suis ingrate parce que je ne veux pas être élevée à sa manière et vivre de sa vie? A quoi lui suis-je utile ici? Je la vois de moins en moins. La société de ses femmes lui semble plus nécessaire ou plus agréable que la mienne, puisque c'est avec elles qu'elle passe le plus de temps. Si elle me garde ici, ce n'est pas pour elle certainement, c'est pour moi. Eh bien! ne suis-je pas un être libre, libre de choisir la vie et l'avenir qui lui conviennent? Allons, il n'y a rien de tragique à ce qui m'arrive. Ma grand'mère a voulu, par pure bonté, me rendre instruite et riche: moi je lui en suis très reconnaissante, mais je ne peux pas m'habituer à me passer de ma mère. Mon cœur lui sacrifie tous les faux biens joyeusement. Elle m'en saura gré, et Dieu m'en tiendra compte. Personne n'a sujet d'être irrité contre moi, et ma bonne maman le reconnaîtra si je puis parvenir jusqu'à elle et combattre les calomnies qui se sont glissées entre elle et moi.»

Là-dessus j'essayai d'entrer chez elle, mais je trouvai encore la porte barricadée, et j'allai au jardin. J'y rencontrai une vieille femme pauvre à qui l'on avait permis de ramasser le bois mort. «Vous n'allez pas vite, la mère, lui dis-je, pourquoi vos enfans ne vous aident-ils pas?—Ils sont aux champs, me dit-elle, et moi, je ne peux plus me baisser pour ramasser ce qui est par terre, j'ai les reins trop vieux.» Je me mis à travailler pour elle, et comme elle n'osait toucher au bois mort sur pied, j'allai chercher une serpe pour abattre les arbrisseaux desséchés et faire tomber les branches des arbres à ma portée. J'étais forte comme une paysanne, je fis bientôt un abatis splendide. Rien ne passionne comme le travail du corps quand une idée ou un sentiment vous poussent. La nuit vint que j'étais encore à l'ouvrage, taillant, fagotant, liant, et faisant à la vieille une provision pour la semaine au lieu de sa provision de la journée qu'elle aurait eu peine à enlever. J'avais oubliée de manger, et comme personne ne m'avertissait plus de rien, je ne songeais pas à me retirer. Enfin, la faim me prit, la vieille était partie depuis longtemps. Je chargeai sur mes épaules un fardeau plus lourd que moi et je le portai à sa chaumière, qui était au bout du hameau. J'étais en nage et en sang, car la serpe m'avait plus d'une fois fendu les mains, et les ronces m'avaient fait une grande balafre au visage.

Mais la soirée d'automne était superbe et les merles chantaient dans les buissons. J'ai toujours aimé particulièrement le chant du merle; moins éclatant, moins original, moins varié que celui du rossignol, il se rapproche davantage de nos formes musicales, et il a des phrases d'une naïveté rustique qu'on pourrait presque noter et chanter en y mêlant fort peu de nos conventions. Ce soir-là, ce chant me parut la voix même de Corambé qui me soutenait et m'encourageait. Je pliais sous mon fardeau; je sentis, tant l'imagination gouverne nos facultés, décupler ma force, et même une sorte de fraîchir soudaine passer dans mes membres brisés. J'arrivai à la chaumière de la mère Brin comme les premières étoiles brillaient dans le ciel encore rose. «Ah! ma pauvre mignonne, me dit-elle, comme vous voilà fatiguée! vous prendrez du mal!—Non, lui dis-je, mais j'ai bien travaillé pour vous, et cela vaut un morceau de votre pain, car j'ai grand appétit.» Elle me coupa, dans son pain noir et moisi, un grand morceau que je mangeai, assise sur une pierre à sa porte, tandis qu'elle couchait ses petits enfans et disait ses prières. Son chien efflanqué (tout paysan, si pauvre qu'il soit, a un chien, ou plutôt une ombre de chien qui vit de maraude, et n'en défend pas moins le misérable logis où il n'est pas même abrité); son chien, après m'avoir beaucoup grondée, s'apprivoisa à la vue de mon pain et vint partager ce modeste souper.

Jamais repas ne m'avait semblé si bon, jamais heure plus douce et nature plus sereine. J'avais le cœur libre et léger, le corps dispos comme on l'a après le travail. Je mangeais le pain du pauvre après avoir fait la tâche du pauvre. «Et ce n'est pas une bonne action, comme on dit dans le vocabulaire orgueilleux des châteaux, pensais-je, c'est tout bonnement un premier acte de la vie de pauvreté que j'embrasse et que je commence. Me voici enfin libre: plus de leçons fastidieuses, plus de confitures écœurantes qu'il faut trouver bonnes sous peine d'être ingrate, plus d'heures de convention pour manger, dormir, et s'amuser sans envie et sans besoin. La fin du jour a marqué celle de mon travail. La faim seule m'a sonné l'heure de mon repas: plus de laquais pour me tendre mon assiette et me l'enlever à sa fantaisie. A présent voici les étoiles qui viennent, il fait bon, il fait frais: je suis lasse et je me repose, personne n'est là pour me dire: «Mettez votre châle, ou rentrez, de crainte de vous enrhumer. «Personne ne pense à moi, personne ne sait où je suis; si je veux passer la nuit sur cette pierre, il ne tient qu'à moi. Mais c'est là le bonheur suprême, et je ne conçois pas que cela s'appelle une punition.»

Puis je pensai que bientôt je serais avec ma mère, et je fis mes adieux tendres, mais joyeux, à la campagne, aux merles, aux buissons, aux étoiles, aux grands arbres. J'aimais la campagne; mais je ne savais pas que je ne pourrais jamais vivre ailleurs, je croyais qu'avec ma mère le paradis serait partout. Je me réjouissais de l'idée que je lui serais utile, que ma force physique la dispenserait de toute fatigue. «C'est moi qui porterai son bois, qui ferai son feu, son lit, me disais-je. Nous n'aurons point de domestiques, point d'esclaves tyrans; nous nous appartiendrons, nous aurons enfin la liberté du pauvre.»

J'étais dans une situation d'esprit vraiment délicieuse, mais Rose ne m'avait pas si bien oubliée que je le pensais. Elle me cherchait et s'inquiétait, quand je rentrai à la maison; mais, en voyant l'énorme balafre que j'avais au visage, comme elle m'avait vue travailler pour la mère Blin, elle, qui avait un bon cœur, ne songea point à me gronder. D'ailleurs, depuis que j'étais en pénitence, elle était fort douce et même triste.

Le lendemain, elle m'éveilla de bonne heure. «Allons, me dit-elle, cela ne peut pas durer ainsi. Ta bonne maman a du chagrin, va l'embrasser et lui demander pardon.—Il y a trois jours qu'on aurait dû me laisser faire ce que tu dis là, lui répondis-je: mais Julie me laissera-t-elle entrer?—Oui, oui, répondit-elle, je m'en charge!» Et elle me conduisit par les petits couloirs à la chambre de ma bonne maman. J'y allais de bon cœur, quoique sans grand repentir, car je ne me sentais vraiment pas coupable, et je n'entendais pas du tout, en lui témoignant de la tendresse, renoncer à cette séparation que je regardais comme un fait accompli: mais dans les bras de ma pauvre chère aïeule m'attendait la plus cruelle, la plus poignante et la moins méritée des punitions.

Jusque-là personne au monde, ma grand'mère moins que personne, ne m'avait dit de ma mère un mal sérieux. Il était bien facile de voir que Deschartres la haïssait, que Julie la dénigrait pour faire sa cour, que ma grand'mère avait de grands accès d'amertume et de froideur contre elle. Mais ce n'était que des railleries sèches, des demi-mots d'un blâme non motivé, des airs de dédain; et, dans ma partialité naïve, j'attribuais au manque de fortune et de naissance le profond regret que le mariage de mon père avait laissé dans sa famille. Ma bonne maman semblait s'être fait un devoir de respecter en moi le respect que j'avais pour ma mère.

Durant ces trois jours qui l'avaient tant fait souffrir, elle chercha apparemment le plus prompt et le plus sûr moyen de me rattacher à elle-même et à ses bienfaits dont je tenais si peu de compte, en brisant dans mon jeune cœur la confiance et l'amour qui me portaient vers une autre. Elle réfléchit, elle médita, elle s'arrêta au plus funeste de tous les partis.

Comme je m'étais mise à genoux contre son lit et que j'avais pris ses mains pour les baiser, elle me dit d'un ton vibrant et amer que je ne lui connaissais pas: «Restez à genoux et m'écoutez avec attention, car ce que je vais vous dire vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce qu'elles ne s'oublient pas, mais, faute de les connaître, quand, par malheur, elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-même.»

Après ce préambule qui me fit frissonner, elle se mit à me raconter sa propre vie et celle de mon père, telles que je les ai fait connaître, puis celle de ma mère, telle qu'elle croyait la savoir, telle du moins qu'elle la comprenait. Là, elle fut sans pitié et sans intelligence, j'ose le dire, car il y a dans la vie des pauvres, des entraînemens, des malheurs et des fatalités que les riches ne comprennent jamais et qu'ils jugent comme les aveugles des couleurs.

Tout ce que ma grand'mère me raconta était vrai par le fait et appuyé sur des circonstances dont le détail ne permettait pas le moindre doute. Mais on eût pu me dévoiler cette histoire sans m'ôter le respect et l'amour pour ma mère, et l'histoire racontée ainsi eût été beaucoup plus vraisemblable et beaucoup plus vraie. Il n'y avait qu'à tout dire, les causes de ses malheurs, l'isolement et la misère dès l'âge de quatorze ans, la corruption des riches qui sont là pour guetter la faim et flétrir l'innocence, l'impitoyable rigorisme de l'opinion qui ne permet point le retour et n'accepte point l'expiation[11]. Il fallait me dire aussi comment ma mère avait racheté le passé, comment elle avait aimé fidèlement mon père, comment, depuis sa mort, elle avait vécu humble, triste et retirée. Ce dernier point, je le savais bien, du moins je croyais le savoir; mais on me faisait entendre que si l'on me disait tout le passé, on m'épargnait le présent, et qu'il y avait, dans la vie actuelle de ma mère, quelque secret nouveau qu'on ne voulait pas me dire et qui devait me faire trembler pour mon propre avenir si je m'obstinai à vivre avec elle. Enfin, ma pauvre bonne maman, épuisée par ce long récit, hors d'elle-même, la voix étouffée, les yeux humides et irrités, lâcha le grand mot, l'affreux mot: Ma mère était une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait s'élancer dans un abîme.

Ce fut pour moi comme un cauchemar; j'avais la gorge serrée, chaque parole me faisait mourir: je sentais la sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever, m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne pouvais pas, j'étais clouée sur mes genoux, la tête brisée et courbée par cette voix qui planait sur moi et me desséchait comme un vent d'orage. Mes mains glacées ne tenaient plus les mains brûlantes de ma grand'mère, je crois que machinalement je les avais repoussées de mes lèvres avec terreur.

Enfin je me levai sans dire un mot, sans implorer une caresse, sans me soucier d'être pardonnée; je remontai à ma chambre. Je trouvai Rose sur l'escalier. «Eh bien! me dit-elle, est-ce fini, tout cela?—Oui, c'est bien fini, fini pour toujours,» lui dis-je: et me rappellant que cette fille ne m'avait jamais dit que du bien de ma mère, sûre qu'elle connaissait tout ce qu'on venait de m'apprendre, et qu'elle n'en était pas moins attachée à sa première maîtresse, quoiqu'elle fût horrible, elle me parut belle: quoiqu'elle fût mon tyran et presque mon bourreau, elle me sembla être ma meilleure, ma seule amie; je l'embrassai avec effusion, et, courant me cacher, je me roulai par terre en proie à des convulsions de désespoir.

Les larmes qui firent irruption ne me soulagèrent pas. J'ai toujours entendu dire que les pleurs allégent le chagrin, j'ai toujours éprouvé le contraire, je ne sais pas pleurer. Dès que les larmes me viennent aux yeux, les sanglots me prennent à la gorge, j'étouffe, ma respiration s'exhale en cris ou en gémissemens: et comme j'ai horreur du bruit de la douleur, comme je me retiens de crier, il m'est souvent arrivé de tomber comme une morte, et c'est probablement comme cela que je mourrai quelque jour si je me trouve seule, surprise par un malheur nouveau. Cela ne m'inquiète guère, il faut toujours mourir de quelque chose, et chacun porte en soi le coup qui doit l'achever. Probablement la pire des morts, la plus triste et la moins désirable, est celle que choisissent les poltrons, mourir de vieillesse, c'est-à-dire après tout ce qu'on a aimé, après tout ce à quoi on a cru sur la terre.

A cette époque, je n'avais pas le stoïcisme de refouler mes sanglots, et Rose, m'entendant râler, vint à mon secours. Quand j'eus repris un peu d'empire sur moi-même, je ne voulus pas faire la malade, je descendis au premier appel du déjeuner, je me forçai pour manger. On me donna mes cahiers, je fis semblant de travailler, mais j'avais les paupières à vif, tant mes larmes avaient été âcres et brûlantes; j'avais une migraine affreuse, je ne pensais plus, je ne vivais pas, j'étais indifférente à toutes choses. Je ne savais plus si j'aimais ou si je haïssais quelqu'un, je ne sentais plus d'enthousiasme pour personne, plus de ressentiment contre qui que ce soit; j'avais comme une énorme brûlure intérieure et comme un vide cuisant à la place du cœur. Je ne me rendais compte que d'une sorte de mépris pour l'univers entier et d'un amer dédain pour la vie, quelle qu'elle pût être pour moi désormais; je ne m'aimais plus moi-même. Si ma mère était méprisable et haïssable, moi, le fruit de ses entrailles, je l'étais aussi. Je ne sais à quoi a tenu que je ne devinsse pas perverse par misanthropie, à partir de ce moment-là. On m'avait fait un mal affreux qui pouvait être irréparable; on avait tenté de tarir en moi les sources de la vie morale, la foi, l'amour et l'espérance.

Heureusement pour moi, le bon Dieu m'avait faite pour aimer et pour oublier. On m'a souvent reproché d'être oublieuse du mal: puisque je devais tant en subir, c'est une grâce d'état.

Au bout de quelques jours d'une indicible souffrance et d'une fatigue suprême, je sentis avec étonnement que j'aimais encore plus ma mère, et que je n'aimais pas moins ma grand'mère qu'auparavant. On m'avait vue si triste, Rose avait raconté de moi une telle scène de douleur, qu'on crut à un grand repentir. Ma bonne maman comprit bien qu'elle m'avait fait beaucoup de mal, mais elle s'imagina que c'était un mal salutaire et que mon parti était pris. Il ne fut pas question d'explication nouvelle, on ne m'interrogea pas, c'eût été bien inutile. J'avais pour toujours un sceau sur les lèvres. La vie recommença à couler comme un ruisseau tranquille, mais le ruisseau était troublé pour moi, et j'y ne regardais plus.

En effet, je ne faisais plus aucun projet, je ne faisais plus venir les doux rêves. Plus de roman, plus de contemplations. Corambé était muet. Je vivais comme une machine. Le mal était plus profond qu'on ne pensait. Aimante, j'aimais encore les autres. Enfant, je m'amusais encore de la vie, mais, je l'ai dit, je ne m'aimais plus, je ne me souciais plus du tout de moi-même. J'avais résisté systématiquement à l'avantage de l'instruction, j'avais dédaigné d'orner et de rehausser mon être intellectuel, croyant que mon être moral y gagnerait. Mais mon idéal était voilé, et je ne comprenais plus l'avenir que je m'étais pendant si longtemps créé et arrangé selon ma fantaisie. J'entrevoyais désormais, dans cet avenir, des luttes contre l'opinion auxquelles je n'avais jamais songé, et je ne sais quelle énigme douloureuse dont on n'avait pas voulu me dire le mot. On m'avait parlé de dangers affreux, on s'était imaginé que je les devinerais, et moi, simple, et d'organisation tranquille, je ne devinais rien du tout. En outre, autant j'ai l'esprit actif pour ce qui sourit à mes instincts, autant je l'ai paresseux pour ce qui leur est hostile, et je ne cherchais pas le mot du sphynx; mais il y avait quelque chose de terrible devant moi si je persistais à quitter l'aile de ma grand'mère, et ce quelque chose, sans me faire peur, ôtait à mes châteaux en Espagne le charme de la confiance absolue.

«Ce sera pire que la misère, m'avait-on dit, ce sera la honte!»

«La honte de quoi? me disais-je. Rougirai-je d'être la fille de ma mère? Oh! si ce n'était que cela! on sait bien que je n'aurai pas cette lâche honte.» Je supposais alors, sans rien incriminer, quelque lieu mystérieux entre ma mère et quelqu'un qui me ferait sentir une domination injuste et illégitime. Et puis je m'abstenais volontairement d'y songer. «Nous verrons bien, me disais-je. On veut que je cherche, je ne chercherai pas.»

Il m'a toujours fallu, pour vivre, une résolution arrêtée de vivre pour quelqu'un ou pour quelque chose, pour des personnes ou pour des idées. Ce besoin m'était venu naturellement dès l'enfance, par la force des circonstances, par l'affection contrariée. Il restait en moi quoique mon but fût obscurci et mon élan incertain. On voulait me forcer à me rattacher à l'autre but que l'on m'avait montré, et dont je m étais obstinément détournée. Je me demandai si cela était possible. Je sentis que non. La fortune et l'instruction, les belles manières, le bel esprit, ce qu'on appelait le monde m'apparut sous des formes sensibles, telles que je pouvais les concevoir. «Cela se réduit, pensai-je, à devenir une belle demoiselle bien pimpante, bien guindée, bien érudite, tapant sur un piano devant des personnes qui approuvent sans écouter ou sans comprendre, ne se souciant de personne, aimant à briller, aspirant à un riche mariage, vendant sa liberté et sa personnalité pour une voiture, un écusson, des chiffons et quelques écus. Cela ne me va point et ne m'ira jamais. Si je dois hériter forcément de ce castel, de ces gerbes de blé que compte et recompte Deschartres, de cette bibliothèque où tout ne m'amuse pas, et de cette cave où rien ne me tente, ne voilà-t-il pas un grand bonheur et de belles richesses! J'ai souvent rêvé de lointains voyages. Les voyages m'auraient tentée si je n'avais eu le projet de vivre pour ma mère. Eh bien, voilà! Si ma mère ne veut pas de moi, quelque jour je partirai, j'irai au bout du monde. Je verrai l'Etna et le mont Gibel; j'irai en Amérique, j'irai dans l'Inde. On dit que c'est loin, que c'est difficile, tant mieux! On dit qu'on y meurt, qu'importe? En attendant, vivons au jour le jour, vivons au hasard, puisque rien de ce que je connais ne me tente ou ne me rassure; laissons venir l'inconnu.»

Là-dessus, j'essayai de vivre sans songer à rien, sans rien craindre et sans rien désirer. Cela me fut d'abord bien difficile; j'avais pris une telle habitude de rêver et d'aspirer à un bien futur, que, malgré moi, je me reprenais à y songer. Mais la tristesse devenait alors si noire et le souvenir de la scène qu'on m'avait faite si étouffant, que j'avais besoin d'échapper à moi-même, et que je courais aux champs m'étourdir avec les gamins et les gamines qui m'aimaient et m'arrachaient à ma solitude.

Quelques mois se passèrent alors qui ne me profitèrent à rien et dont je me souviens confusément, parce qu'ils furent vides. Je m'y comportai fort mal, ne travaillant que juste ce qu'il fallait pour n'être pas gronder, me dépêchant, pour ainsi dire, d'oublier vite ce que je venais d'apprendre, ne méditant plus sur mon travail comme j'avais fait jusqu'alors par un besoin de logique et de poésie qui avait eu son charme secret, courant plus que jamais les chemins, les buissons et les pacages avec mes bruyans acolytes: mettant la maison sens dessus dessous par des jeux échevelés: prenant une habitude de gaîté folle, quelquefois forcée, quand ma douleur intérieure menaçait de se réveiller, enfin tournant tout de bon à l'enfant terrible, comme le disait ma bonne, qui commençait à avoir raison, et qui pourtant ne me battait plus, voyant à ma taille que je serais de force à le lui rendre, et à mon air que je n'étais plus d'humeur à le souffrir.

Voyant tout cela aussi, ma grand'mère me dit: «Ma fille, vous n'avez plus le sens commun. Vous aviez de l'esprit, et vous faites tout votre possible pour devenir ou pour paraître bête. Vous pourriez être agréable, et vous vous faites laide à plaisir. Votre teint est noirci, vos mains gercées, vos pieds vont se déformer dans les sabots. Votre cerveau se déforme et se dégingande comme votre personne. Tantôt vous répondez à peine et vous avez l'air d'un esprit fort qui dédaigne tout. Tantôt vous parlez à tort et à travers comme une pie qui babille pour babiller. Vous avez été une charmante petite fille, il ne faut pas devenir une jeune personne absurde. Vous n'avez point de tenue, point de grâce, point d'à-propos. Vous avez un bon cœur et une tête pitoyable. Il faut changer tout cela. Vous avez d'ailleurs besoin de maîtres d'agrément, et je ne puis vous en procurer ici. J'ai donc résolu de vous mettre au couvent, et nous allons à Paris à cet effet.

—Et je vais voir ma mère? m'écriai-je.

—Oui certes, vous la verrez, répondit froidement ma bonne maman, après quoi vous vous séparerez d'elle et de moi le temps nécessaire pour achever votre éducation.

—Soit, pensai-je: le couvent, je ne sais ce que c'est, mais ce sera nouveau, et comme après tout, je ne m'amuse pas du tout de la vie que je mène, je pourrai gagner au change.

Ainsi fut fait. Je revis ma mère avec mes transports accoutumés. J'avais un dernier espoir: c'est qu'elle trouverait ce couvent inutile et ridicule, et qu'elle me reprendrait avec elle en voyant que j'avais persisté dans ma résolution. Mais, tout au contraire, elle me prêcha l'avantage des richesses et des talens. Elle le fit d'une manière qui m'étonna et me blessa, car je n'y trouvai pas sa franchise et son courage ordinaires. Elle raillait le couvent, elle critiquait fort à propos ma grand'mère, qui, détestant et méprisant la dévotion, me confiait à des religieuses: mais tout en la blâmant, ma mère fit comme ma grand'mère. Elle me dit que le couvent me serait utile et qu'il y fallait entrer. Je n'ai jamais eu de volonté pour moi-même, j'entrai au couvent sans crainte, sans regret et sans répugnance. Je ne me rendis pas compte des suites. Je ne savais pas que j'entrais peut-être véritablement dans le monde en franchissant le seuil du cloître, que je pouvais y contracter des relations, des habitudes d'esprit, même des idées qui m'incorporeraient, pour ainsi dire, dans la classe avec laquelle j'avais voulu rompre. Je crus voir, au contraire, dans ce couvent, un terrain neutre, et dans ces années que je devais y passer, une sorte de halte au milieu de la lutte que je subissais.

J'avais retrouvé à Paris Pauline de Pontcarré et sa mère. Pauline était plus jolie que jamais, son caractère était resté enjoué, facile, aimable: son cœur n'avait pas changé non plus. Il était parfaitement froid, ce qui ne m'empêcha pas d'aimer et d'admirer comme par le passé cette belle indifférente.

Ma grand'mère avait questionné Mme de Pontcarré sur le couvent des Anglaises, ce même couvent où elle avait été prisonnière pendant la révolution. Une nièce de Mme de Pontcarré y avait été élevée et venait d'en sortir. Ma bonne maman, qui avait gardé de ce couvent et des religieuses qu'elle y avait connues un certain souvenir, fut charmée d'apprendre que Mlle Debrosses y avait été fort bien soignée, élevée avec distinction, que l'on faisait là de bonnes études, que les maîtres d'agrément étaient renommés, enfin que le couvent des Anglaises méritait la vogue dont il jouissait dans le beau monde, en concurrence avec le Sacré-Cœur et l'Abbaye-aux-Bois. Mme de Pontcarré avait le projet d'y mettre sa fille, ce qu'elle fit, en effet, l'année suivante. Ma grand'mère se décida donc pour les Anglaises, et, un jour d'hiver, on me fit endosser l'uniforme de sergette amarante, on arrangea mon trousseau dans une malle, un fiacre nous conduisit rue des Fossés-Saint-Victor, et après que nous eûmes attendu quelques instans dans le parloir, on ouvrit une porte de communication qui se referma derrière nous. J'étais cloîtrée.

Ce couvent est une des trois ou quatre communautés britanniques qui s'établirent à Paris pendant la puissance de Cromwell. Après avoir été persécuteurs, les catholiques anglais, cruellement persécutés, s'assemblèrent dans l'exil pour prier et demander spécialement à Dieu la conversion des protestans. Les communautés religieuses restèrent en France, mais les rois catholiques reprirent le sceptre en Angleterre et se vengèrent peu chrétiennement.

La communauté des Augustines anglaises est la seule qui ait subsisté à Paris, et dont la maison ait traversé les révolutions sans trop d'orage. La tradition du couvent disait que la reine d'Angleterre, Henriette de France, fille de notre Henri IV et femme du malheureux Charles Ier, était venue souvent avec son fils Jacques II prier dans notre chapelle et guérir les scrofules des pauvres qui se pressaient sur leurs pas. Un mur mitoyen sépare ce couvent du collége des Écossais. Le séminaire des Irlandais est à quatre portes plus loin. Toutes nos religieuses étaient Anglaises, Écossaises ou Irlandaises. Les deux tiers des pensionnaires et des locataires, ainsi qu'une partie des prêtres qui venaient officier appartenaient aussi à ces nations. Il y avait des heures de la journée où il était enjoint à toute la classe de ne pas dire un mot de français, ce qui était la meilleure étude possible pour apprendre vite la langue anglaise. Nos religieuses, comme de raison, ne nous en parlaient presque jamais d'autres. Elles avaient les habitudes de leur climat, prenant le thé trois fois par jour et admettant celles de nous qui étaient bien sages à le prendre avec elles.

Le cloître et l'église étaient pavés de longues dalles funéraires sous lesquelles reposaient les ossemens vénérés des catholiques de la vieille Angleterre, morts dans l'exil et ensevelis par faveur dans ce sanctuaire inviolable. Partout, sur les tombes et sur les murailles, des épitaphes et des sentences religieuses en anglais. Dans la chambre de la supérieure et dans son parloir particulier, de grands vieux portraits de princes ou de prélats anglais. La belle et galante Marie Stuart, réputée sainte par nos chastes nonnes, brillait là comme une étoile. Enfin, tout était anglais dans cette maison, le passé et le présent, et quand on avait franchi la grille, il semblait qu'on eût traversé la Manche.

Ce fut pour moi, paysanne du Berry, un étonnement, un étourdissement à n'en pas revenir de huit jours. Nous fûmes d'abord reçues par la supérieure, Mme Canning, une très grosse femme entre cinquante et soixante ans, belle encore avec sa pesanteur physique qui contrastait avec un esprit fort délié. Elle se piquait avec raison d'être femme du monde, elle avait de grandes manières, la conversation facile malgré son rude accent, plus de moquerie et d'entêtement dans l'œil que de recueillement et de sainteté. Elle a toujours passé pour bonne, et comme sa science du monde faisait prospérer le couvent, comme elle savait habilement pardonner, en vertu de son droit de grâce, qui lui réservait, en dernier ressort, l'utile et commode fonction de réconcilier tout le monde, elle était aimée et respectée des religieuses et des pensionnaires. Mais, dès l'abord, son regard ne me plut pas, et j'ai eu lieu de croire depuis qu'elle était dure et rusée. Elle est morte en odeur de sainteté, mais je crois ne pas me tromper en pensant qu'elle devait surtout à son habit et à son grand air la vénération dont elle était l'objet.

Ma grand'mère, en me présentant, ne put se défendre du petit orgueil de dire que j'étais fort instruite pour mon âge, et qu'on me ferait perdre mon temps si on me mettait en classe avec les enfans. On était divisé en deux sections, la petite classe et la grande classe. Par mon âge, j'appartenais réellement à la petite classe, qui contenait une trentaine de pensionnaires de six à treize ou quatorze ans. Par les lectures qu'on m'avait fait faire et par les idées qu'elles avaient développées en moi, j'appartenais à une troisième classe qu'il aurait peut-être fallu créer pour moi et pour deux ou trois autres: mais je n'avais pas été habituée à travailler avec méthode, je ne savais pas un mot d'anglais. Je comprenais beaucoup d'histoire et même de philosophie: mais j'étais fort ignorante, ou tout au moins fort incertaine sur l'ordre des temps et des événemens. J'aurais pu causer de tout avec les professeurs et peut-être même voir un peu plus clair et plus avant que ceux qui nous dirigeaient: mais le premier cuistre venu m'aurait fort embarrassée sur des points de fait, et je n'aurais pu soutenir un examen en règle sur quoi que ce fût.

Je le sentais bien, et je fus très soulagée d'entendre la supérieure déclarer que, n'ayant pas encore reçu le sacrement de confirmation, je devais forcément entrer à la petite classe.

FIN DU TOME SIXIÈME.

Typographie L. Schnauss.

HISTOIRE DE MA VIE.


HISTOIRE
DE MA VIE

PAR

Mme GEORGE SAND.

Charité envers les autres;
Dignité envers soi-même;
Sincérité devant Dieu.

Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME SEPTIÈME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.


CHAPITRE ONZIEME.
(SUITE.)

J'entre au couvent des Anglaises.—Origine et aspect de ce monastère.—La supérieure.—Nouveau déchirement.—La mère Alippe.—Je commence à apprécier ma situation et je prends mon parti.—Claustration absolue.

C'était l'heure de la récréation; la supérieure fit appeler une des plus sages de la petite classe, me confia et me recommanda à elle, et m'envoya au jardin. Je me mis tout de suite à aller et venir, à regarder toutes choses et toutes figures, à fureter dans tous les coins du jardin comme un oiseau qui cherche où il mettra son nid. Je ne me sentais pas intimidée le moins du monde, quoiqu'on me regardât beaucoup; je voyais bien qu'on avait de plus belles manières que moi; je voyais passer et repasser les grandes, qui ne jouaient pas et babillaient en se tenant par le bras. Mon introductrice m'en nomma plusieurs; c'étaient de grands noms très aristocratiques, qui ne firent pas d'effet sur moi, comme l'on peut croire. Je m'informai du nom des allées, des chapelles et des berceaux qui ornaient le jardin. Je me réjouis en apprenant qu'il était permis de prendre un petit coin dans les massifs et de le cultiver à sa guise. Cet amusement n'étant recherché que des toutes petites, il me sembla que la terre et le travail ne me manqueraient pas.

On commença une partie de barres et on me mit dans un camp. Je ne connaissais pas les règles du jeu, mais je savais bien courir. Ma grand'mère vint se promener avec la supérieure et l'économe, et elle parut prendre plaisir à me voir déjà si dégourdie et si à l'aise. Puis elle se disposa à partir et m'emmena dans le cloître pour me dire adieu. Le moment lui paraissait solennel, et l'excellente femme fondit en larmes en m'embrassant. Je fus un peu émue, mais je pensai qu'il était de mon devoir de faire contre fortune bon cœur, et je ne pleurai pas. Alors ma grand'mère, me regardant en face, me repoussa en s'écriant: «Ah! insensible cœur, vous me quittez sans aucun regret, je le vois bien!» Et elle sortit, la figure cachée dans ses mains.

Je restai stupéfaite. Il me semblait que j'avais bien agi en ne lui montrant aucune faiblesse, et, selon moi, mon courage et ma résignation eussent dû lui être agréables. Je me retournai et vis près de moi l'économe; c'était la mère Alippe, une petite vieille toute ronde et toute bonne, un excellent cœur de femme. «Eh bien, me dit-elle avec son accent anglais, qu'y a-t-il? avez-vous dit à votre grand'mère quelque chose qui l'ait fâchée?—Je n'ai rien dit du tout, répondis-je, et j'ai cru ne devoir rien dire.—Voyons, dit-elle en me prenant par la main, avez-vous du chagrin d'être ici? Comme elle avait cet accent de franchise qui ne trompe pas, je lui répondis sans hésiter: «Oui, madame, malgré moi, je me sens triste et seule au milieu de gens que je ne connais pas. Je sens qu'ici personne ne peut encore m'aimer, et que je ne suis plus avec mes parens, qui m'aiment beaucoup. C'est pour cela que je n'ai pas voulu pleurer devant ma grand'mère, puisque sa volonté est que je reste où elle me met. Est-ce que j'ai eu tort?—Non, mon enfant, répondit la mère Alippe, votre grand'mère n'a peut-être pas compris. Allez jouer, soyez bonne, et l'on vous aimera ici autant que chez vos parens. Seulement, quand vous reverrez votre bonne maman, n'oubliez pas de lui dire que, si vous n'avez pas montré de chagrin en la quittant, c'était pour ne pas augmenter le sien.»

Je retournai au jeu, mais j'avais le cœur gros. Il me semblait et il me semble encore que le mouvement de ma pauvre grand'mère avait été fort injuste. C'était sa faute si je regardais ce couvent comme une pénitence qu'elle m'imposait, car elle n'avait pas manqué, dans ses momens de gronderie, de me dire que, quand j'y serais, je regretterais bien Nohant et les petites douceurs de la maison paternelle. Il semblait qu'elle fût blessée de me voir endurer la punition sans révolte ou sans crainte. «Si c'est pour mon bonheur que je suis ici, pensai-je, je serais ingrate d'y être à contre-cœur. Si c'est pour mon châtiment, eh bien, me voilà châtiée, j'y suis, que veut-on de plus? que je souffre d'y être? c'est comme si l'on me battait plus fort parce que je refuse de crier au premier coup.»

Ma grand'mère alla dîner ce jour-là chez mon grand-oncle de Beaumont, et elle lui raconta en pleurant comme quoi je n'avais pas pleuré. «Eh bien donc tant mieux! fit-il avec son enjoûment philosophique. C'est bien assez triste d'être au couvent, voulez-vous qu'elle le comprenne? Qu'a-t-elle donc fait de mal pour que vous lui imposiez la réclusion et les larmes par-dessus le marché? Bonne sœur, je vous l'ai déjà dit, la tendresse maternelle est souvent fort égoïste, et nous eussions été bien malheureux si notre mère eût aimé ses enfans comme vous aimez les vôtres.»

Ma grand'mère fut assez irritée de ce sermon. Elle se retira de bonne heure, et ne vint me voir qu'au bout de huit jours, quoiqu'elle m'eût promis de revenir le surlendemain de mon entrée au couvent. Ma mère, qui vint plus tôt, me raconta ce qui s'était passé, me donnant raison, suivant sa coutume. Ma petite amertume intérieure en augmenta. «Ma bonne maman a tort, pensai-je; mais ma mère a tort aussi de me le faire tant sentir; moi, j'ai eu tort par le fait, bien que j'aie cru avoir raison. J'ai voulu ne montrer aucun dépit, on a cru que je voulais montrer de l'orgueil. Ma bonne maman me blâme pour cela, pour cela ma mère m'approuve; ni l'une ni l'autre ne m'a comprise, et je vois bien que cette aversion qu'elles ont l'une pour l'autre me rendra injuste aussi, et très malheureuse, à coup sûr, si je me livre aveuglément à l'une ou à l'autre.»

Là-dessus, je me réjouis d'être au couvent; j'éprouvais un impérieux besoin de me reposer de tous ces déchiremens intérieurs; j'étais lasse d'être comme une pomme de discorde entre deux êtres que je chérissais. J'aurais presque voulu qu'on m'oubliât.

C'est ainsi que j'acceptai le couvent, et je l'acceptai si bien que j'arrivai à m'y trouver plus heureuse que je ne l'avais été de ma vie. Je crois que j'ai été la seule satisfaite parmi tous les enfans que j'y ai connus. Tous regrettaient leur famille, non pas seulement par tendresse pour les parens, mais aussi par regret de la liberté et du bien-être. Quoique je fusse des moins riches et que je n'eusse jamais connu le grand luxe, et quoique nous fussions passablement traitées au couvent, il y avait certes une grande différence sous le rapport de la vie matérielle entre Nohant et le cloître. En outre, la claustration, l'air de Paris, la continuité absolue d'un même régime, que je regarde comme funeste aux développemens successifs ou aux modifications continuelles de l'organisation humaine, me rendirent bientôt malade et languissante. En dépit de tout cela, je passai là trois ans sans regretter le passé, sans aspirer à l'avenir, et me rendant compte de mon bonheur dans le présent; situation que comprendront tous ceux qui ont souffert et qui savent que la seule félicité humaine pour eux c'est l'absence de maux excessifs: situation exceptionnelle pourtant pour les enfans des riches, et que mes compagnes ne comprenaient pas, quand je leur disais que je ne désirais pas la fin de ma captivité.

Nous étions cloîtrées dans toute l'acception du mot. Nous ne sortions que deux fois par mois, et nous ne découchions qu'au jour de l'an. On avait des vacances, mais je n'en eus point, ma grand'mère disant qu'elle aimait mieux ne pas interrompre mes études, afin de pouvoir me laisser moins longtemps au couvent. Elle quitta Paris peu de semaines après notre séparation, et ne revint qu'au bout d'un an, après quoi elle repartit pour un an encore. Elle avait exigé de ma mère qu'elle ne demandât pas à me faire sortir. Mes cousins Villeneuve m'offrirent de me prendre chez eux les jours de sortie et écrivirent à ma bonne maman pour le lui demander. J'écrivis, de mon côté, pour la prier de ne pas le permettre, et j'eus le courage de lui dire que, ne sortant pas avec ma mère, je ne voulais et ne devais sortir avec personne. Je tremblais qu'elle ne m'écoutât pas, et, quoique je sentisse bien un peu le besoin et le désir des sorties, j'étais décidée à me faire malade, si mes cousins venaient me chercher munis d'une permission. Cette fois, ma grand'mère m'approuva, et, au lieu de me faire des reproches, elle donna à mon sentiment des éloges que je trouvai même un peu exagérés. Je n'avais fait que mon devoir.

Si bien que je passai deux fois l'année entière derrière les grilles. Nous avions la messe dans notre chapelle, nous recevions les visites au parloir, nous y prenions nos leçons particulières, le professeur d'un côté des barreaux, nous de l'autre. Toutes les croisées du couvent qui donnaient sur la rue étaient non seulement grillées, mais garnies de châssis de toile. C'était bien réellement la prison, mais la prison avec un grand jardin et une nombreuse société. J'avoue que je ne m'aperçus pas un instant des rigueurs de la captivité, et que les précautions minutieuses qu'on prenait pour nous tenir sous clé et nous empêcher d'avoir seulement la vue du dehors me faisaient beaucoup rire. Ces précautions étaient le seul stimulant au désir de la liberté, car la rue des Fossés-Saint-Victor et la rue Clopin n'étaient tentantes ni pour la promenade ni même pour la vue. Il n'était pas une de nous qui eût jamais songé à franchir seule la porte de l'appartement de sa mère: presque toutes cependant épiaient au couvent l'entrebâillement de la porte du cloître, ou glissaient des regards furtifs à travers les fentes des toiles de croisées. Déjouer la surveillance, descendre deux ou trois degrés de la cour, apercevoir un fiacre qui passait, c'était l'ambition et le rêve de quarante ou cinquante filles folâtres et moqueuses, qui, le lendemain, parcouraient tout Paris avec leurs parens sans y prendre le moindre plaisir, fouler le pavé et regarder les passans n'étant plus le fruit défendu hors de l'enceinte du couvent.

Durant ces trois années, mon être moral subit des modifications que je n'aurais jamais pu prévoir, et que ma grand'mère vit avec beaucoup de peine, comme si en me mettant là elle n'eût pas dû les prévoir elle-même. La première année, je fus plus que jamais l'enfant terrible que j'avais commencé d'être, parce qu'une sorte de désespoir ou tout au moins de désespérance dans mes affections me poussait à m'étourdir et à m'enivrer de ma propre espièglerie. La seconde année, je passai presque subitement à une dévotion ardente et agitée. La troisième année je me maintins dans un état de dévotion calme, ferme et enjouée. La première année, ma grand'mère me gronda beaucoup dans ses lettres. La seconde, elle s'effraya de ma dévotion plus qu'elle n'avait fait de ma mutinerie. La troisième, elle parut à moitié satisfaite, et me témoigna un contentement qui n'était pas sans mélange d'inquiétude.

Ceci est le résumé de ma vie de couvent; mais les détails offrent quelques particularités auxquelles plus d'une personne de mon sexe reconnaîtra les effets tantôt bons, tantôt mauvais de l'éducation religieuse. Je les rapporterai sans la moindre prévention, et, j'espère, avec une parfaite sincérité d'esprit et de cœur.

CHAPITRE DOUZIEME.

Description du couvent.—La petite classe.—Malheur et tristesse des enfans.—Mademoiselle D***, maîtresse de classe.—Mary Eyre.—La mère Alippe.—Les limbes.—Le signe de la croix.—Les diables, les sages et les bêtes.—Mary G***.—Les escapades.—Isabelle C***.—Ses compositions bizarres.—Sophy C***.—Le secret du couvent.—Recherches et expéditions pour la délivrance de la victime.—Les souterrains.—L'impasse mystérieuse.—Promenade sur les toits.—Accident burlesque.—Whisky et les sœurs converses.—Le froid.—Je passe diable.—Mes relations avec les sages et les bêtes.—Mes jours de sortie.—Grand orage contre moi.—Ma correspondance surprise.—Je passe à la grande classe.

Avant de raconter ma vie au couvent, ne dois-je pas décrire un peu le couvent? Les lieux qu'on habite ont une si grande influence sur les pensées, qu'il est difficile d'en séparer les réminiscences.

C'était un assemblage de constructions, de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village, plutôt qu'une maison particulière. Il n'y avait rien de monumental, rien d'intéressant pour l'antiquaire. Depuis sa construction, qui ne remontait pas à plus de deux cents ans, il y avait eu tant de changemens, d'ajoutances ou de distributions successives, qu'on ne retrouvait l'ancien caractère que dans très peu de parties. Mais cet ensemble hétérogène avait son caractère à lui, quelque chose de mystérieux et d'embarrassant comme un labyrinthe, un certain charme de poésie comme les recluses savent en mettre dans les choses les plus vulgaires. Je fus bien un mois avant de savoir m'y retrouver seule, et encore, après mille explorations furtives, n'en ai-je jamais connu tous les détours et les recoins.

La façade, située en contre-bas sur la rue, n'annonce rien du tout. C'est une grande bâtisse laide et nue, avec une petite porte cintrée qui ouvre sur un escalier de pierres large, droit et raide. Au haut de dix-sept degrés (si j'ai bonne mémoire), on se trouve dans une petite cour pavée en dalles et entourée de constructions basses et non percées. C'est d'un côté, le grand mur de l'église, de l'autre, les bâtimens du cloître.

Un portier qui demeure dans cette cour, et dont la loge touche la porte du cloître, ouvre aux personnes du dehors un couloir par lequel on communique avec celles de l'intérieur au moyen d'un tour où l'on dépose les paquets, et de quatre parloirs grillés pour les visites. Le premier est plus spécialement affecté aux visites que reçoivent les religieuses; le second est destiné aux leçons particulières; le troisième, qui est le plus grand, est celui où les pensionnaires voient leurs parens; le quatrième est celui où la supérieure reçoit les personnes du monde, ce qui ne l'empêche pas d'avoir un salon dans un autre corps de logis, et un grand parloir grillé où elle s'entretient avec les ecclésiastiques ou les personnes de sa famille, lorsqu'elle a à traiter d'affaires importantes ou secrètes.

Voilà tout ce que les hommes et même les femmes qui n'ont pas une permission particulière pour entrer, voient du couvent. Pénétrons dans cet intérieur si bien gardé.

La porte de la cour est armée d'un guichet et s'ouvre à grand bruit sur le cloître sonore. Ce cloître est une galerie quadrangulaire, pavée de pierres sépulcrales avec force têtes de mort, ossemens en croix et requiescant in pace. Les cloîtres sont voûtés, éclairés par de larges fenêtres à plein cintre ouvrant sur le préau, qui a son puits traditionnel et son parterre de fleurs. Une des extrémités du cloître ouvre sur l'église et sur le jardin, une autre sur le bâtiment neuf où se trouvent au rez-de-chaussée la grande classe, à l'entresol l'ouvroir des religieuses, au premier et au second les cellules, au troisième le dortoir des pensionnaires de la petite classe.

Le troisième angle du cloître conduit aux cuisines, aux caves, puis au bâtiment de la petite classe, qui se relie à plusieurs autres très vieux qu'ils n'existent peut-être plus, car, de mon temps, ils menaçaient ruine. C'était un dédale de couloirs obscurs, d'escaliers tortueux, de petits logemens détachés et reliés les uns aux autres par des paliers inégaux ou par des passages en planches déjetées. C'était là probablement ce qui restait des constructions primitives, et les efforts qu'on avait faits pour rattacher ces constructions avec les nouvelles attestaient ou une grande misère dans les temps de révolution, ou une grande maladresse de la part des architectes. Il y avait des galeries qui ne conduisaient à rien, des ouvertures par où l'on avait peine à passer, comme on en voit dans ces rêves où l'on parcourt des édifices bizarres qui vont se refermant sur vous et vous étouffant dans leur angles subitement resserrés. Cette partie du couvent échappe à toute description. J'en donnerai une meilleure idée quand je raconterai quelles folles explorations nos folles imaginations de pensionnaires nous y firent entreprendre. Il me suffira, quant à présent, de dire que l'usage de ces constructions était aussi peu en harmonie que leur assemblage. Ici c'était l'appartement d'une locataire; à côté, celui d'une élève; plus loin, une chambre où l'on étudiait le piano; ailleurs, une lingerie, et puis des appartemens vacans ou passagèrement occupés par des amies d'outremer; et puis, de ces recoins sans nom où les vieilles filles, et les nonnes surtout, entassent mystérieusement une foule d'objets fort étonnés de se trouver ensemble, des débris d'ornemens d'église avec des oignons, des chaises brisées avec des bouteilles vides, des cloches fêlées avec des guenilles, etc., etc.

Le jardin était vaste et planté de marronniers superbes. D'un côté il était contigu à celui du collége des Écossais, dont il était séparé par un mur très élevé; de l'autre il était bordé de petites maisons toutes louées à des dames pieuses retirées du monde. Outre ce jardin, il y avait encore, devant le bâtiment neuf, une double cour plantée en potager et bordée d'autres maisons également louées à de vieilles matrones ou à des pensionnaires en chambre. Cette partie du couvent se terminait par une buanderie et par une porte qui donnait sur la rue des Boulangers. Cette porte ne s'ouvrait que pour les locataires qui avaient, de ce côté-là, un parloir pour leurs visites. Après le grand jardin dont j'ai parlé, il y en avait un autre encore plus grand où nous n'entrions jamais et qui servait à la consommation du couvent. C'était un immense potager qui s'en allait toucher celui des dames de la Miséricorde, et qui était rempli de fleurs, de légumes et de fruits magnifiques. Nous apercevions à travers une vaste grille les raisins dorés, les melons majestueux et les beaux œillets panachés: mais la grille était presque infranchissable et on risquait ses os pour l'escalader, ce qui n'empêcha pas quelques-unes d'entre nous d'y pénétrer par surprise deux ou trois fois.

Je n'ai pas parlé de l'église et du cimetière, les seuls endroits vraiment remarquables du couvent, j'en parlerai en temps et lieu: je trouve que ma description générale est déjà beaucoup trop longue.

Pour la résumer, je dirai que, tant religieuses que sœurs converses, pensionnaires, locataires, maîtresses séculières et servantes, nous étions environ cent vingt ou cent trente personnes, logées de la manière la plus bizarre et la plus incommode, les unes trop accumulées sur certains points, les autres trop disséminées sur un espace où dix familles eussent vécu fort à l'aise, en cultivant même un peu de terre pour leur agrément. Tout était si éparpillé, qu'on perdait un quart de la journée à aller et venir. Je n'ai pas parlé non plus d'un vaste laboratoire où l'on distillait de l'eau de menthe; de la chambre des cloîtres, où l'on prenait certaines leçons et qui avait servi de prison à ma mère et à ma tante; de la cour aux poules, qui infectait la petite classe; de l'arrière-classe, où l'on déjeunait: des caves et souterrains, dont j'aurais beaucoup à raconter; enfin, de l'avant-classe, du réfectoire et du chapitre, car je n'aurais jamais fini de faire comprendre, par toutes ces distributions, combien peu les religieuses entendent l'ordonnance logique et les véritables aises de l'habitation.

Mais, en revanche, les cellules des nonnes étaient d'une propreté charmante et remplies de tous ces brimborions qu'une dévotion mignarde découpe, encadre, enlumine et enrubane patiemment. Dans tous les coins, la vigne et le jasmin cachaient la vétusté des murailles. Les coqs chantaient à minuit comme en pleine campagne, la cloche avait un joli son argentin comme une voix féminine; dans tous les passages, une niche gracieusement découpée dans la muraille s'ouvrait pour vous montrer une madone grassette et maniérée du dix-septième siècle; dans l'ouvroir, de belles gravures anglaises vous présentaient la chevaleresque figure de Charles Ier à tous les âges de sa vie, et tous les membres de la royale famille papiste. Enfin, jusqu'à la petite lampe qui tremblotait, la nuit, dans le cloître, et aux lourdes portes qui, chaque soir, se fermaient à l'entrée des corridors avec un bruit solennel et un grincement de verrous lugubre, tout avait un certain charme de poésie mystique auquel tôt ou tard je devais être fort sensible.

Maintenant je raconte. Mon premier mouvement en entrant dans la petite classe fut pénible. Nous y étions entassés une trentaine dans une salle sans étendue et sans élévation suffisantes. Les murs revêtus d'un vilain papier jaune d'œuf, le plafond sale et dégradé, des bancs, des tables et des tabourets malpropres, un vilain poêle qui fumait, une odeur de poulailler mêlée à celle du charbon, un vilain crucifix de plâtre, un plancher tout brisé, c'était là que nous devions passer les deux grands tiers de la journée, les trois quarts en hiver, et nous étions en hiver précisément.

Je ne trouve rien de plus maussade que cette coutume des maisons d'éducation de faire de la salle des études l'endroit le plus triste et le plus navrant, sous prétexte que les enfans gâteraient les meubles et dégraderaient les ornemens, on ôte de leur vue tout ce qui serait un stimulant à la pensée ou un charme pour l'imagination. On prétend que les gravures et les enjolivemens, même les dessins d'un papier sur la muraille leur donneraient des distractions. Pourquoi orne-t-on de tableaux et de statues les églises et les oratoires, si ce n'est pour élever l'âme et la ranimer dans ses langueurs par le spectacle d'objets vénérés? Les enfans, dit-on, ont des habitudes de malpropreté ou de maladresse. Ils jettent l'encre partout, ils aiment à détruire. Ces goûts et ces habitudes ne leur viennent pourtant pas de la maison paternelle, où on leur apprend à respecter ce qui est beau ou utile, et où, dès qu'ils ont l'âge de raison, ils ne pensent point à commettre tous ces dégâts, qui n'ont tant d'attraits pour eux, dans les pensions et dans les colléges, que parce que c'est une sorte de vengeance contre la négligence ou la parcimonie dont ils sont l'objet. Mieux vous les logeriez, plus ils seraient soigneux. Ils regarderaient à deux fois avant de salir un tapis ou de briser un cadre. Ces vilaines murailles nues où vous les enfermez leur deviennent bientôt un objet d'horreur, et ils les renverseraient s'ils le pouvaient. Vous voulez qu'ils travaillent comme des machines, que leur esprit, détaché de toute préoccupation, fonctionne à l'heure, et soit inaccessible à tout ce qui fait la vie et le renouvellement de la vie intellectuelle. C'est faux et impossible. L'enfant qui étudie a déjà tous les besoins de l'artiste qui crée. Il faut qu'il respire un air pur, qu'il ait un peu les aises de son corps, qu'il soit frappé par les images extérieures, et qu'il renouvelle, à son gré, la nature de ses pensées par l'appréciation de la couleur et de la forme. La nature lui est un spectacle continuel. En l'enfermant dans une chambre nue, malsaine et triste, vous étouffez son cœur et son esprit aussi bien que son corps. Je voudrais que tout fût riant dès le berceau autour de l'enfant des villes. Celui des campagnes a le ciel et les arbres, les plantes et le soleil. L'autre s'étiole trop souvent, au moral et au physique, dans la saleté chez le pauvre, dans le mauvais goût chez le riche, dans l'absence de goût chez la classe moyenne.

Pourquoi les Italiens naissent-ils en quelque sorte avec le sentiment du beau? Pourquoi un maçon de Vérone, un petit marchand de Venise, un paysan de la campagne de Rome aiment-ils à contempler les beaux monumens? Pourquoi comprennent-ils les beaux tableaux, la bonne musique, tandis que nos prolétaires, plus intelligens sous d'autres rapports, et nos bourgeois élevés avec plus de soin, aiment le faux, le vulgaire, le laid même dans les arts, si une éducation spéciale ne vient redresser leur instinct? C'est que nous vivons dans le laid et dans le vulgaire; c'est que nos parens n'ont pas de goût, et que nous passons le mauvais goût traditionnel à nos enfans.

Entourer l'enfance d'objets agréables et nobles en même temps qu'instructifs ne serait qu'un détail. Il faudrait, avant tout, ne la confier qu'à des êtres distingués soit par le cœur, soit par l'esprit. Je ne conçois donc pas que nos religieuses si belles, si bonnes, et douées de si nobles ou si suaves manières, eussent mis à la tête de la petite classe une personne d'une tournure, d'une figure et d'une tenue repoussantes, avec un langage et un caractère à l'avenant. Grasse, sale, voûtée, bigote, bornée, irascible, dure jusqu'à la cruauté, sournoise, vindicative, elle fut, dès la première vue, un objet de dégoût moral et physique pour moi, comme elle l'était déjà pour toutes mes compagnes.

Il est des natures antipathiques qui ressentent l'aversion qu'elles inspirent et qui ne peuvent jamais faire le bien, en eussent-elles envie, parce qu'elles éloignent les autres de la bonne voie, rien qu'en les prêchant, et qu'elles sont réduites à faire leur propre salut isolément, ce qui est la chose la plus stérile et la moins pieuse du monde. Mlle D... était de ces natures-là. Je serais injuste envers elle si je ne disais pas le pour et le contre. Elle était sincère dans sa dévotion et rigide pour elle-même; elle y portait une exaltation farouche qui la rendait intolérante et détestable, mais qui eût été une sorte de grandeur, si elle eût vécu au désert comme les anachorètes, dont elle avait la foi. Dans ses rapports avec nous, son austérité devenait féroce, elle avait de la joie à punir, de la volupté à gronder, et, dans sa bouche, gronder, c'était insulter et outrager. Elle mettait de la perfidie dans ses rigueurs, et feignait de sortir (ce qu'elle n'eût jamais dû faire tant qu'elle tenait la classe) pour écouter aux portes le mal que nous disions d'elle, et nous surprendre avec délices en flagrant délit de sincérité. Puis, elle nous punissait de la manière la plus bête et la plus humiliante. Elle nous faisait, entre autres platitudes, baiser la terre pour ce qu'elle appelait nos mauvaises paroles. Cela faisait partie de la discipline du couvent, mais les religieuses se contentaient du simulacre, et feignaient de ne pas voir que nous baisions notre main en nous baissant vers le carreau, tandis que Mlle D... nous poussait la figure dans la poussière, et nous l'eût brisée si nous eussions résisté.

Il était facile de voir que sa personnalité dominait sa rigidité, et qu'elle ressentait une sorte de rage d'être haïe. Il y avait dans la classe une pauvre petite Anglaise de cinq à six ans, pâle, délicate, maladive, un véritable chacrot, comme nous disons en Berry pour désigner le plus maigre et le plus fragile oisillon de la couvée. Elle s'appelait Mary Eyre, et Mlle D... faisait son possible pour s'intéresser à elle et peut-être même pour l'aimer maternellement. Mais cela était si peu dans sa nature homasse et brutale qu'elle n'en pouvait venir à bout. Si elle la réprimandait, elle la frappait de terreur ou l'irritait au point qu'elle était forcée ensuite, pour ne pas céder, de l'enfermer ou de la battre. Si elle s'humanisait jusqu'à plaisanter et vouloir jouer avec elle, c'était comme un ours ferait avec une sauterelle. La petite enrageait et criait toujours, soit par espiéglerie mutine, soit par colère et désespoir. Du matin au soir c'était une lutte agaçante, insupportable à voir et à entendre, entre cette vilaine grosse femme et ce maussade et malheureux petit enfant, et tout cela sans préjudice des emportemens et des rigueurs dont nous étions toutes l'objet tour à tour.

J'avais désiré entrer à la petite classe, par un sentiment de modestie assez ordinaire chez les enfans dont les parens sont trop vains; mais je me sentis bientôt humiliée et navrée d'être sous la férule de ce vieux père fouetteur en cotillons sales. Elle se levait de mauvaise humeur, elle se couchait de même. Je ne fus pas trois jours sous ses yeux sans qu'elle me prît en grippe et sans qu'elle me fît comprendre que j'allais avoir affaire à une nature aussi violente que celle de Rose, moins la franchise, l'affection et la bonté du cœur. Au premier regard attentif dont elle m'honora: «Vous me paraissez une personne fort dissipée,» me dit-elle, et, dès ce moment, je fus classée parmi ses pires antipathies, car la gaîté lui faisait mal, le rire de l'enfance lui faisait grincer les dents, la santé, la bonne humeur, la jeunesse, en un mot, étaient des crimes à ses yeux.

Nos heures de soulagement et d'expansion étaient celles où une religieuse tenait la classe à sa place, mais cela durait une heure ou deux au plus dans la journée.

C'était un tort de la part de nos religieuses, de s'occuper si peu de nous directement. Nous les aimions: elles avaient toutes de la distinction, du charme ou de la solennité, quelque chose de doux ou de grave, ne fût-ce que l'extérieur et le costume, qui nous calmait comme par enchantement. Leur claustration, leur renoncement au monde et à la famille avaient ce seul côté utile à la société qu'elles pouvaient se consacrer à former nos cœurs et nos esprits, et cette tâche leur eût été facile, si elles s'en fussent occupées exclusivement: mais elles prétendaient n'en avoir pas le temps, et elles ne l'avaient pas, en effet, à cause des longues heures qu'elles donnaient aux offices et aux prières. Voilà le mauvais côté des couvens de filles. On y emploie ce qu'on appelle des maîtresses séculières, sorte de pions femelles qui font les bons apôtres devant les religieuses, et qui abrutissent ou exaspèrent les enfans. Nos religieuses eussent mieux mérité de Dieu, de nos parens et de nous, si elles eussent sacrifié à notre bonheur, et, pour parler leur style, à notre salut, une partie du temps qu'elles consacraient avec égoïsme à travailler au leur.

La religieuse, qui relevait de temps en temps ces dames, était la mère Alippe: c'était une petite nonne ronde et rosée comme une pomme d'api trop mûre qui commence à se rider. Elle n'était point tendre; mais elle était juste, et, quoiqu'elle ne me traitât pas fort bien, je l'aimais comme faisaient les autres.

Chargée de notre instruction religieuse, elle m'interrogea, le premier jour, sur le lieu où languissaient les âmes des enfans morts sans baptême. Je n'en savais rien du tout: je ne me doutais pas qu'il y eût un lieu d'exil ou de châtiment pour ces pauvres petites créatures, et je répondis hardiment qu'elles allaient dans le sein de Dieu. «A quoi songez-vous et que dites-vous là, malheureuse enfant? s'écria la mère Alippe. Vous ne m'avez pas entendue? Je vous demande où vont les âmes des enfans morts sans baptême?»

Je restai court. Une de mes compagnes, prenant mon ignorance en pitié, me souffla à demi-voix: «Dans les limbes!» Comme elle était Anglaise, son accent m'embrouilla, et je crus qu'elle faisait une mauvaise plaisanterie. «Dans l'Olympe?» lui dis-je tout haut en me retournant et en éclatant de rire. «For shame![12] s'écria la mère Alippe, vous riez pendant le catéchisme?—Pardon, mère Alippe, lui répondis-je, je ne l'ai pas fait exprès.»

Comme j'étais de bonne foi, elle s'apaisa. «Eh bien, dit-elle, puisque c'est malgré vous, vous ne baiserez pas la terre, mais faites le signe de la croix pour vous remettre et vous recueillir.

Malheureusement, je ne savais pas faire le signe de la croix. C'était la faute de Rose, qui m'avait appris à toucher l'épaule droite avant l'épaule gauche, et jamais mon vieux curé n'y avait pris garde. A la vue de cette énormité, la mère Alippe fronça le sourcil: «Est-ce que vous le faites exprès, miss?—Hélas! non, madame. Quoi donc?—Recommences-moi ce signe de croix.—Voilà, ma mère!—Encore?—Je veux bien, après?—Et c'est ainsi que vous faites toujours?—Mon Dieu oui.—Mon Dieu? Vous avez dit mon Dieu? Vous jurez?—Je ne crois pas.—Ah! malheureuse, d'où sortez-vous? C'est une païenne, une véritable païenne, en vérité! Elle dit que les âmes vont dans l'Olympe, elle fait le signe de la croix de droite à gauche, et elle dit mon Dieu hors de la prière! Allons, vous apprendrez le catéchisme avec Mary Eyre. Encore en sait-elle plus long que vous!»

Je ne fus pas très humiliée, je l'avoue: je me mordis les lèvres et me pinçai le nez pour ne pas rire; mais la religion du couvent me parut une si niaise et si ridicule affaire que je résolus d'en prendre à mon aise, et surtout de ne la jamais prendre au sérieux.

Je me trompais. Mon jour devait venir, mais il ne vint pas tant que je fus à la petite classe. J'étais là dans un milieu tout à fait impropre au recueillement, et certes je ne fusse jamais devenue pieuse si j'étais restée sous le joug odieux de Mlle D..., et sous la férule un peu pédante de la bonne mère Alippe.

Je n'avais pas de parti pris en entrant au couvent. J'étais plutôt portée à la docilité qu'à la révolte. On a vu que j'y arrivais sans humeur et sans chagrin; je ne demandais pas mieux que de m'y soumettre à la discipline générale. Mais quand je vis cette discipline si bête à mille égards et si méchamment prescrite par la D***, je mis mon bonnet sur l'oreille, et je m'enrégimentai résolument dans le camps des diables.

On appelait ainsi celles qui n'étaient pas et ne voulaient pas être dévotes. Ces dernières étaient appelées les sages. Il y avait une variété intermédiaire qu'on appelait les bêtes, et qui ne prenait parti pour personne, riant à gorge déployée des espiègleries des diables, baissant les yeux et se taisant aussitôt que paraissaient les maîtresses ou les sages, et ne manquant jamais de dire, aussitôt qu'il y avait danger: «Ce n'est pas moi!»

Au Ce n'est pas moi des bêtes égoïstes, quelques-unes, complétement lâches, prirent bientôt l'habitude d'ajouter: C'est Dupin ou G***.

Dupin, c'était moi: G***, c'était autre chose: c'était la figure la plus saillante de la petite classe, et la plus excentrique de tout le couvent.

C'était une Irlandaise de 11 ans, beaucoup plus grande et plus forte que moi, qui en avait treize. Sa voix pleine, sa figure franche et hardie, son caractère indépendant et indomptable lui avaient fait donner le surnom du garçon; et quoique ce fût bien une femme, qui a été belle depuis, elle n'était pas de notre sexe par le caractère. C'était la fierté et la sincérité mêmes, une belle nature, en vérité, une force physique tout à fait virile, un courage plus que viril, une intelligence rare, une complète absence de coquetterie, une activité exubérante, un profond mépris pour tout ce qui est faux et lâche dans la société. Elle avait beaucoup de frères et de sœurs, dont deux au couvent, l'une desquelles (Marcella), personne excellente, est restée fille, et l'autre (Henriette), aimable enfant alors, est devenue Mme Vivien.

Mary G*** (le garçon) était sortie pour cause d'indisposition lorsque j'entrai au couvent. On m'en fit un portrait effroyable. Elle était la terreur des bêtes, et naturellement les bêtes étaient venues à moi pour commencer. Les sages m'avaient tâtée, et comme elles craignaient le bruit et la pétulance de Mary, elles tâchèrent de me mettre en garde contre elle. J'avoue qu'au portrait qu'on m'en fit, j'eus peur aussi. Il y avait des futées qui disaient d'un air mystérieux et qui croyaient fermement que c'était un garçon dont ses parens voulaient absolument faire une fille. Elle cassait tout, elle tourmentait tout le monde, elle était plus forte que le jardinier; elle ne permettait pas aux laborieuses de travailler; c'était un fléau, une peste. Malheur à qui oserait lui tenir tête! «Nous verrons bien, disais-je; je suis forte aussi, je ne suis pas poltronne, et j'aime bien qu'on me laisse dire et penser à ma guise.» Pourtant je l'attendais avec une sorte d'anxiété. Je n'aurais pas voulu me sentir une ennemie, une antipathie même, parmi mes compagnes. C'était bien assez de la D***, l'ennemie commune.

Mary arriva, et dès le premier regard sa figure sincère me fut sympathique. «C'est bon, me dis-je, nous nous entendrons de reste.» Mais c'était à elle, comme plus ancienne, à me faire les avances. Je l'attendis fort tranquillement.

Elle débuta par des railleries: «Mademoiselle s'appelle Du pain? some bread? elle s'appelle Aurore? rising-sun? lever du soleil? les jolis noms? et la belle figure! Elle a la tête d'un cheval sur le dos d'une poule. Lever du soleil, je me prosterne devant vous; je veux être le tournesol qui saluera vos premiers rayons. Il paraît que nous prenons les limbes pour l'Olympe; jolie éducation, ma foi, et qui nous promet de l'amusement!»

Toute la classe partit d'un immense éclat de rire.

Les bêtes surtout riaient à se décrocher la mâchoire. Les sages étaient bien aises de voir aux prises deux diables dont elles craignaient l'association.

Je me mis à rire d'aussi bon cœur que les autres. Mary vit du premier coup d'œil que je n'avais pas de dépit, parce que je n'avais pas de vanité. Elle continua de me railler, mais sans aigreur, et, une heure après, elle me donna sur l'épaule une tape à tuer un bœuf, que je lui rendis sans sourciller et en riant. «C'est bon, cela! dit-elle en se frottant l'épaule. Allons nous promener.—Où?—Partout excepté dans la classe.—Comment faire?—C'est bien malin! Regardez-moi et faites de même.»

On se levait pour changer de table: la mère Alippe entrait avec ses livres et ses cahiers. Mary profite du remue-ménage, et, sans prendre la moindre précaution, sans être observée cependant de personne, franchit la porte et va s'asseoir dans le cloître désert, où, trois minutes après, je vais la rejoindre sans plus de cérémonie.

«Te voilà? me dit-elle, qu'as-tu inventé pour sortir?

—Rien du tout, j'ai fait ce que je t'ai vu faire.

—C'est très bien, cela! dit-elle. Il y en a qui font des histoires, qui demandent à aller étudier le piano, ou qui ont un saignement de nez, ou qui prétendent qu'elles vont faire une prière de santé dans l'église; ce sont des prétextes usés et des mensonges inutiles. Moi, j'ai supprimé le mensonge, parce que le mensonge est lâche. Je sors, je rentre, on me questionne, je ne réponds pas. On me punit, je m'en moque, et je fais tout ce que je veux.

—Cela me va.

—Tu es donc diable?

—Je veux l'être.

—Autant que moi?

—Ni plus ni moins.

—Accepté! fit-elle en me donnant une poignée de main. Rentrons maintenant et tenons-nous tranquilles devant la mère Alippe. C'est une bonne femme, réservons-nous pour la D... Tous les soirs, hors de classe, entends-tu?

—Qu'est-ce que cela, hors de classe?

—Les récréations du soir dans la classe sous les yeux de la D... sont fort ennuyeuses. Nous, nous disparaissons en sortant du réfectoire, et nous ne rentrons plus que pour la prière. Quelquefois la D... n'y prend pas garde, le plus souvent elle en est enchantée, parce qu'elle a le plaisir de nous injurier et de nous punir quand nous rentrons. La punition, c'est d'avoir son bonnet de nuit tout le lendemain sur la tête, même à l'église. Dans ce temps-ci, c'est fort agréable et bon pour la santé. Les religieuses qui vous rencontrent ainsi font des signes de croix, et crient: Shame! shame![13] Cela ne fait de mal à personne. Quand on a eu beaucoup de bonnets de nuit dans la quinzaine, la supérieure vous menace de vous priver de sortir. Elle se laisse fléchir par les parens ou elle oublie. Quand le bonnet de nuit est un état chronique, elle se décide à vous tenir enfermée; mais qu'est ce que cela fait: ne vaut-il pas mieux renoncer à un jour de plaisir que de s'ennuyer volontairement tous les jours de sa vie?

—C'est fort bien raisonné; mais la D... que fait-elle quand elle vous déteste à l'excès?

—Elle vous injurie comme une poissarde qu'elle est. On ne lui répond rien, elle enrage d'autant plus.

—Vous frappe-t-elle?

—Elle en meurt d'envie, mais elle n'a pas de prétexte pour en venir là, parce que les unes tremblent devant elle comme les sages et les bêtes, et les autres, comme nous, la méprisent et se taisent.

—Combien sommes-nous de diables dans la classe?

—Pas beaucoup dans ce moment-ci, et il était temps que tu vinsses nous renforcer un peu. Il y a Isabelle, Sophie et nous deux. Toutes les autres sont des bêtes ou des sages. Dans les sages, il y a Louise de la Rochejaquelein et Valentine de Gouy, qui ont autant d'esprit que des diables et qui sont bonnes, mais pas assez hardies pour planter là la classe. Mais sois tranquille, il y en a de la grande classe qui sortent de même et qui viendront nous rejoindre ce soir. Ma sœur Marcelle en est quelquefois.

—Et alors que fait-on?

—Tu verras, tu seras initiée ce soir.

J'attendis la nuit et le souper avec grande impatience. Au sortir du réfectoire, on entrait en récréation. Dans l'été, les deux classes se mêlaient dans le jardin. Dans l'hiver (et nous étions en hiver), chaque classe rentrait chez elle, les grandes dans leur belle et spacieuse salle d'études, nous dans notre triste local, où nous n'avions pas assez d'espace pour jouer, et où la D*** nous forçait à nous amuser tranquillement, c'est-à-dire à ne pas nous amuser du tout. La sortie du réfectoire amenait un moment de confusion, et j'admirais combien les diables des deux classes s'entendaient à faire naître ce petit désordre à la faveur duquel on s'échappait aisément. Le cloître n'était éclairé que par une petite lampe qui laissait les trois autres galeries dans une quasi-obscurité. Au lieu de marcher tout droit pour gagner la petite classe, on se jetait dans la galerie de gauche, on laissait défiler le troupeau, et on était libre.

Je me trouvai donc dans les ténèbres avec mon amie G*** et les autres diables qu'elle m'avait annoncées. Je ne me rappelle de celles qui furent des nôtres ce soir-là que Sophie et Isabelle, c'étaient les plus grandes de la petite classe. Elles avaient deux ou trois ans de plus que moi, c'étaient deux charmantes filles. Isabelle, blonde, grande, fraîche, plus agréable que jolie, du caractère le plus enjoué, railleuse quoique bonne, remarquable et remarquée surtout pour le talent, la facilité et l'abondance de son crayon. Elle était assurément douée d'un certain génie pour le dessin. J'ignore ce qu'est devenu ce don naturel; mais il eût pu lui faire un nom et une fortune s'il eût été développé. Elle avait ce que n'avait aucune de nous, ce que n'ont pas ordinairement les femmes, ce qu'on ne nous enseignait pas du tout, quoique nous eussions un maître de dessin: elle savait véritablement dessiner. Elle pouvait composer heureusement un sujet compliqué, elle créait en un clin d'œil, et sans paraître y songer, des masses de personnages tous vrais de mouvement, tous comiques avec une certaine grâce, tous groupés avec une sorte de mæstria. Elle ne manquait pas d'esprit, mais le dessin, la caricature, la composition folle, servaient principalement de manifestation à cet esprit à la fois méditatif et spontané, romanesque, fantasque, satirique et enthousiaste. Elle prenait un morceau de papier, et, avec sa plume éclaboussante ou un mauvais bout de fusain que l'œil avait peine à suivre, elle jetait là des centaines de figures bien agencées, hardiment dessinées et toutes bien employées dans le sujet, qui était toujours original, souvent bizarre. C'étaient des processions de nonnes qui traversaient un cloître gothique ou un cimetière au clair de la lune. Les tombes se soulevaient à leur approche, les morts dans leurs suaires commençaient à s'agiter, ils sortaient, ils se mettaient à chanter, à jouer de divers instrumens, à prendre les nonnes par les mains, à les faire danser. Les nonnes avaient peur, les unes se sauvaient en criant, les autres s'enhardissaient, entraient en danse, laissaient tomber leurs voiles, leurs manteaux, et s'en allaient se perdre en tournoyant et en cabriolant avec les spectres dans la nuit brumeuse.

D'autres fois c'étaient de fausses religieuses qui avaient des pieds de chèvre, ou des bottes Louis XIII avec d'énormes éperons se trahissant sous leurs robes traînantes par un mouvement imprévu. Le romantisme n'était pas encore découvert, et déjà elle y nageait en plein sans savoir ce qu'elle faisait. Sa vive imagination lui avait fourni cent sujets de danses macabres, quoiqu'elle n'en eût jamais entendu parler et qu'elle n'en connût pas le nom. La mort et le diable jouaient tous les rôles, tous les personnages possibles dans ses compositions terribles et burlesques. Et puis c'étaient des scènes d'intérieur, des caricatures frappantes de toutes les religieuses, de toutes les pensionnaires, des servantes, des maîtres d'agrément, des professeurs, des visiteurs, des prêtres, etc. Elle était le chroniqueur fidèle et éternellement fécond de tous les petits événemens, de toutes les mystifications, de toutes les paniques, de toutes les batailles, de tous les amusemens et de tous les ennuis de notre vie monastique. Le drame incessant de Mlle D... avec Mary Eyre lui fournissait chaque jour vingt pages plus vraies, plus piteuses, plus drôles les unes que les autres. Enfin on ne pouvait pas plus se lasser de la voir inventer qu'elle ne se lassait d'inventer elle-même. Comme elle créait ainsi à la dérobée, à toute heure, pendant les leçons, sous l'œil même de nos argus, elle n'avait souvent que le temps de déchirer la page, de la rouler dans ses mains et de la jeter par la fenêtre ou dans le feu, pour échapper à une saisie qui eût amené de vives réprimandes ou de sévères punitions. Combien le poêle de la petite classe n'a-t-il pas dévoré de ces chefs-d'œuvre inconnus! Je ne sais si l'imagination rétrospective ne m'en exagère pas le mérite, mais il me semble que toutes ces créations sacrifiées aussitôt que produites sont fort regrettables, et qu'elles eussent surpris et intéressé un véritable maître.

Sophie était l'amie de cœur d'Isabelle. C'était une des plus jolies, et la plus gracieuse personne du couvent. Sa taille souple, fine et arrondie en même temps, avait des poses d'une langueur britannique, moins la gaucherie habituelle à ces insulaires. Elle avait le cou rond, fort et allongé, avec une petite tête dont les mouvemens onduleux étaient pleins de charmes: les plus beaux yeux du monde, le front droit, court et obstiné, inondé d'une forêt de cheveux bruns et brillans; son nez était vilain et ne réussissait pas à gâter sa figure ravissante d'ailleurs. Elle avait une bouche, chose rare chez les Anglaises, une bouche de rose bien littéralement remplie de petites perles, une fraîcheur admirable, la peau veloutée, très blanche pour une peau brune. Enfin on l'appelait le bijou. Elle était bonne et sentimentale, exaltée dans ses amitiés, implacable dans ses aversions, mais ne les manifestant que par un muet et invincible dédain. Elle était adorée d'un grand nombre et ne daignait aimer que peu d'élues. Je me pris pour elle et pour Isabelle d'une grande tendresse qui me fut rendue avec plus de protection que d'élan. C'était dans l'ordre. J'étais un enfant pour elles.

Quand nous fûmes réunies dans le cloître, je vis que toutes étaient armées, qui d'une bûche, qui d'une pincette. Je n'avais rien, j'eus l'audace de rentrer dans la classe, de m'emparer d'une barre de fer qui servait à attiser le poêle, et de retourner auprès de mes complices sans être remarquée.

Alors on m'initia au grand secret, et nous partîmes pour notre expédition.

Ce grand secret, c'était la légende traditionelle du couvent, une rêverie qui se transmettait d'âge en âge et de diable en diable depuis deux siècles peut-être: une fiction romanesque qui pouvait bien avoir eu quelque fond de réalité dans le principe, mais qui ne reposait certainement plus que sur le besoin de nos imaginations. Il s'agissait de délivrer la victime. Il y avait quelque part une prisonnière, on disait même plusieurs prisonnières, enfermées dans un réduit impénétrable, soit cellule cachée et murée dans l'épaisseur des murailles, soit cachot situé sous les voûtes des immenses souterrains qui s'étendaient sous le monastère et sous une grande partie du quartier Saint-Victor. Il y avait, en réalité, des caves magnifiques, une véritable ville souterraine dont nous n'avons jamais vu la fin, et qui offrait plusieurs sorties mystérieuses sur divers points du vaste emplacement du couvent. On assurait que ces caves allaient, très loin de là, se relier aux excavations qui se prolongent sous une grande moitié de Paris, et sous les campagnes environnantes jusque vers Vincennes. On disait qu'en suivant les belles caves de notre couvent on pouvait aller rejoindre les catacombes, les carrières, le palais des Thermes de Julien, que sais-je? Ces souterrains étaient la clé d'un monde de ténèbres, de terreurs, de mystères, un immense abîme creusé sous nos pieds, fermé de portes de fer, et dont l'exploration était aussi périlleuse que la descente aux enfers d'Enée ou du Dante. C'est pour cela qu'il fallait absolument y pénétrer en dépit des difficultés insurmontables de l'entreprise, et des punitions terribles qu'eût provoquées la découverte de notre secret.

Parvenir dans les souterrains, c'était une de ces fortunes inespérées qui arrivaient une fois, deux fois au plus dans la vie d'un diable après des années de persévérance et de contention d'esprit. Y entrer par la porte principale, il n'y fallait pas songer. Cette porte était située au bas d'un large escalier, à côté des cuisines, qui étaient des caves aussi, et où se tenaient toujours les sœurs converses.

Mais nous étions persuadées qu'on pouvait entrer dans les souterrains par mille autres endroits, fût-ce par les toits. Selon nous, toute porte condamnée, tout recoin obscur sous un escalier, toute muraille qui sonnait le creux, pouvait être en communication mystérieuse avec les souterrains, et nous cherchions de bonne foi cette communication jusque sous les combles.

J'avais lu avec délice, avec terreur à Nohant, le Château des Pyrénées de Mme Radcliffe. Mes compagnes avaient dans la cervelle bien d'autres légendes écossaises et irlandaises à faire dresser les cheveux sur la tête. Le couvent avait aussi à foison ses histoires de drames lamentables, de revenans, de cachettes, d'apparitions inexpliquées, de bruits mystérieux. Tout cela, et l'idée de découvrir enfin le formidable secret de la victime, allumait tellement nos folles imaginations, que nous nous persuadions entendre des soupirs, des gémissemens partir de dessous les pavés ou s'exhaler par les fissures des portes et des murs.

Nous voilà donc lancées, mes compagnes pour la centième fois, moi pour la première, à la recherche de cette introuvable captive qui languissait on ne savait où, mais quelque part certainement, et que nous étions peut-être appelées à découvrir. Elle devait être bien vieille depuis tant d'années qu'on la cherchait en vain! Elle pouvait bien avoir deux cents ans, mais nous n'y regardions pas de si près. Nous la cherchions, nous l'appelions, nous y pensions sans cesse, nous ne désespérions jamais.

Ce soir-là on me conduisit dans la partie des bâtimens que j'ai déjà esquissée, la plus ancienne, la plus disloquée, la plus excitante pour nos explorations. Nous nous attachâmes à un petit couloir bordé d'une rampe en bois et donnant sur une cage vide et sans issue connue. Un escalier, également bordé d'une rampe, descendait à cette région ignorée; mais une porte en chêne défendait l'entrée d'escalier. Il fallait tourner l'obstacle en passant d'une rampe à l'autre, et en marchant sur la face extérieure des balustres vermoulus. Au-dessous il y avait un vide sombre dont nous ne pouvions apprécier la profondeur. Nous n'avions qu'une petite bougie roulée (un rat), qui n'éclairait que les premières marches de l'escalier mystérieux. C'était un jeu à nous casser le cou. Isabelle y passa la première avec la résolution d'une héroïne, Mary avec la tranquillité d'un professeur de gymnastique, les autres avec plus ou moins d'adresse, mais toutes avec bonheur.

Nous voici enfin sur cet escalier si bien défendu. En un instant nous sommes au bas des degrés, et, avec plus de joie que de désappointement, nous nous trouvons dans un espace carré situé sous la galerie, une véritable impasse. Pas de porte, pas de fenêtre, pas de destination explicable à cette sorte de vestibule sans issue. Pourquoi donc un escalier pour descendre dans une impasse? pourquoi une porte solide et cadenassée pour en fermer l'escalier?

On divise en plusieurs bouts la petite bougie, et chacune examine de son côté. L'escalier est en bois. Il faut qu'une marche à secret, ouvre un passage, un escalier nouveau, ou une trappe cachée. Tandis que les unes explorent l'escalier et s'essaient à en disjoindre les vieux ais, les autres tâtent le mur, y cherchent un bouton, une fente, un anneau, un de ces mille engins qui, dans les romans de Radcliffe et dans les chroniques des vieux manoirs, font mouvoir une pierre, tourner un pan de boiserie, ouvrir une entrée quelconque vers des régions inconnues.

Mais, hélas, rien! le mur est lisse et crépi en plâtre. Le carreau rend un son mat, aucune dalle ne se soulève, l'escalier ne recèle aucun secret. Isabelle ne se décourage pas. Au plus profond de l'angle qui rentre sous l'escalier, elle déclare que la muraille sonne le creux, on frappe, on vérifie le fait. «C'est là, s'écrie-t-on. Il y a là un passage muré, mais ce passage est celui de la fameuse cachette. Par là on descend au sépulcre qui renferme des victimes vivantes.» On colle l'oreille à ce mur, on n'entend rien, mais Isabelle affirme qu'elle entend des plaintes confuses, des grincemens de chaînes: que faire? «C'est tout simple, dit Mary, il faut démolir le mur. A nous toutes, nous pourrons bien y faire un trou.»

Rien ne nous paraissait plus facile; nous voilà travaillant ce mur, les unes essayant de l'enfoncer avec leurs bûches, les autres l'écorchant avec les pelles et les pincettes, sans penser qu'à tourmenter ainsi ces pauvres murailles tremblantes, nous risquions de faire écrouler le bâtiment sur nos têtes. Nous ne pouvions heureusement lui faire grand mal, parce que nous ne pouvions pas frapper sans attirer quelqu'un par le bruit retentissant des coups de bûche. Il fallait nous contenter de pousser et de gratter. Cependant nous avions réussi à entamer assez notablement le plâtre, la chaux et les pierres, quand l'heure de la prière vint à sonner. Nous n'avions que le temps de recommencer notre périlleuse escalade, d'éteindre nos lumières, de nous séparer et de regagner les classes à tâtons. Nous remîmes au lendemain la poursuite de l'entreprise, et rendez-vous fut pris au même lieu. Celles qui y arriveraient les premières n'attendraient pas celles qu'une punition ou une surveillance inusitée retarderaient. On travaillerait à creuser le mur, chacune de son mieux. Ce serait autant de fait pour le jour suivant. Il n'y avait pas de risque qu'on s'en aperçut, personne ne descendant jamais dans cette impasse abandonnée aux souris et aux araignées.

Nous nous aidâmes les unes les autres à faire disparaître la poussière et le plâtre dont nous étions couvertes, nous regagnâmes le cloître et nous rentrâmes dans nos classes respectives comme on se mettait à genoux pour la prière. Je ne me souviens plus si nous fûmes remarquées et punies ce soir-là. Nous le fûmes si souvent qu'aucun fait de ce genre ne prend une date particulière dans le nombre. Mais bien souvent aussi nous pûmes poursuivre impunément notre œuvre. Mlle D... tricotait, le soir, tout en babillant et se querellant avec Mary Eyre. La classe était sombre, et je crois qu'elle n'avait pas la vue bonne. Tant il y a qu'avec la rage de l'espionnage, elle n'avait pas le don de la clairvoyance, et qu'il nous était toujours facile de nous échapper. Une fois que nous étions hors de classe, où nous prendre dans ce village qu'on appelait le couvent? Mlle D... n'avait pas d'intérêt à faire une esclandre et à signaler nos fréquentes escapades à la communauté. On lui eût reproché de ne savoir pas empêcher ce dont elle se plaignait. Nous étions parfaitement indifférentes au bonnet de nuit et aux déclamations furibondes de l'aimable personne. La supérieure, qui était politiquement indulgente, ne se laissait pas aisément persuader de nous priver de sorties. Elle seule avait le droit de prononcer cet arrêt suprême. La discipline était donc fort peu rigoureuse, en dépit du méchant caractère de la surveillante.

La poursuite du grand secret, la recherche de la cachette dura tout l'hiver que je passai à la petite classe. Le mur de l'impasse fut notablement dégradé, mais nous n'arrivâmes qu'à des traverses de bois devant lesquelles il fallut s'arrêter. On chercha ailleurs, on fouilla dans vingt endroits différens, toujours sans obtenir le moindre succès, toujours sans perdre l'espérance.

Un jour, nous nous imaginâmes de chercher sur les toits quelque fenêtre en mansarde qui fût comme la clé supérieure du monde souterrain tant rêvé. Il y avait beaucoup de ces fenêtres dont nous ne savions pas la destination. Sous les combles existait une petite chambre où nous allions étudier un des trente pianos épars dans l'établissement. Chaque jour on avait une heure pour cette étude, dont fort peu d'entre nous se souciaient. J'avais bonne envie d'étudier pourtant, j'adorais toujours la musique. J'avais un excellent maître, M. Pradher. Mais je devenais bien plus artiste pour le roman que pour la musique, car quel plus beau poème que le roman en action que nous poursuivions à frais communs d'imagination, de courage et d'émotions palpitantes?

L'heure du piano était donc tous les jours l'heure des aventures, sans préjudice de celles du soir. On se donnait rendez-vous dans une de ces chambres éparses, et de là on partait pour le je ne sais où, et le comme il vous plaira de la fantaisie.

Donc, de la mansarde où j'étais censée faire des gammes, j'observai un labyrinthe de toits, d'auvens, d'appentis, de soupentes, le tout couvert en tuiles moussues et orné de cheminées éraillées, qui offrait un vaste champ à des explorations nouvelles. Nous voilà sur les toits; je ne sais plus avec qui j'étais, mais je sais que Fanelly (dont je parlerai plus tard) conduisait la marche. Sauter par la fenêtre ne fut pas bien difficile. A six pieds au-dessous de nous s'étendait une gouttière formant couture entre deux pignons. Escalader ces pignons, en rencontrer d'autres, sauter de pente en pente, voyager comme les chats, c'était plus imprudent que difficile, et le danger nous stimulait loin, de nous retenir.

Il y avait dans cette manie de chercher la victime quelque chose de profondément bête, et aussi quelque chose d'héroïque: bête, parce qu'il nous fallait supposer que ces religieuses dont nous adorions la douceur et la bonté exerçaient sur quelqu'une quelque épouvantable torture; héroïque, parce que nous risquions tous les jours notre vie pour délivrer un être imaginaire, objet des préoccupations les plus généreuses et des entreprises les plus chevaleresques.

Nous étions là depuis une heure, découvrant le jardin, dominant toute une partie des bâtimens et des cours, et prenant bien soin de nous blottir derrière une cheminée quand nous apercevions le voile noir d'une religieuse qui eût pu lever la tête et nous voir dans les nuages, lorsque nous nous demandâmes comment nous reviendrions sur nos pas. La disposition des toits nous avait permis de descendre et de sauter de haut en bas. Remonter n'était pas aussi facile. Je crois même que, sans échelle, c'était complétement impossible. Nous ne savions plus guère où nous étions. Enfin nous reconnûmes la fenêtre d'une pensionnaire en chambre, Sidonie Macdonald, fille du célèbre général. On pouvait y atteindre en faisant un dernier saut. Celui-là était plus périlleux que les autres. J'y mis trop de précipitation, et donnai du talon dans une croisée horizontale qui éclairait une galerie, et par laquelle je fusse tombée de trente pieds de haut dans les environs de la petite classe, si le hasard de ma maladresse ne m'eût fait dévier un peu. J'en fus quitte pour deux genoux très écorchés sur les tuiles; mais ce ne fut point là l'objet de ma préoccupation. Mon talon avait enfoncé une partie du châssis de cette maudite fenêtre et brisé une demi-douzaine de vitres qui tombèrent avec un fracas épouvantable à l'intérieur, tout près de l'entrée des cuisines. Aussitôt une grande rumeur s'élève parmi les sœurs converses, et, par l'ouverture que je viens de faire, nous entendons la voix retentissante de la sœur Thérèse qui crie aux chats et qui accuse Whisky, le maître matou de la mère Alippe, de se prendre de querelle avec tous ses confrères, et de briser toutes les vitres de la maison. Mais la sœur Marie défendait les mœurs du chat, et la sœur Hélène assurait qu'une cheminée venait de s'écrouler sur les toits. Ce débat nous causa ce fou rire nerveux chez les petites filles que rien ne peut arrêter. Nous entendions monter les escaliers, nous allions être prises en flagrant délit de promenade sur les toits, et nous ne pouvions faire un pas pour chercher un refuge. Fanelly était couchée tout de son long dans la gouttière; une autre cherchait son peigne. Quant à moi, j'étais bien autrement empêchée. Je venais de découvrir qu'un de mes souliers avait quitté mon pied, qu'il avait traversé le châssis brisé, et qu'il était allé tomber à l'entrée des cuisines. J'avais les genoux en sang, mais le fou rire était si violent que je ne pouvais articuler un mot, et que je montrais mon pied déchaussée en indiquant l'aventure par signes. Ce fut une nouvelle explosion de rires, et cependant l'alarme était donnée, les sœurs converses approchaient.

Bientôt nous nous rassurâmes. Là où nous étions abritées et cachées par des toits qui surplombaient, il n'était guère possible de nous découvrir sans monter par une échelle à la fenêtre brisée, ou sans suivre le même chemin que nous avions pris. C'était de quoi nous pouvions bien défier toutes les nonnes. Aussi, quand nous eûmes reconnu l'avantage de notre position, commençâmes-nous à faire entendre des miaulemens homériques afin que Whisky et sa famille fussent atteints et convaincus à notre place. Puis nous gagnâmes la fenêtre de Sidonie, qui nous reçut fort mal. La pauvre enfant étudiait son piano et ne s'inquiétait pas des hurlemens félins qui frappaient vaguement son oreille. Elle était maladive et nerveuse, fort douce, et incapable de comprendre le plaisir que nous pouvions trouver à courir les toits. Quand elle nous entendit débusquer en masse par sa fenêtre, à laquelle, en jouant du piano, elle tournait le dos, elle jeta des cris perçans. Nous ne prîmes guère le temps de la rassurer. Ses cris allaient attirer les nonnes; nous nous élançâmes dans sa chambre, gagnant la porte avec précipitation, tandis que debout, tremblante, les yeux hagards, elle voyait défiler cette étrange procession sans y rien comprendre, sans pouvoir reconnaître aucune de nous, tant elle était effarée.

En un instant nous fûmes dispersées: l'une remontait à la chambre haute dont nous étions parties, et parcourait le piano à tour de bras; une autre faisait un grand détour pour regagner la classe. Quant à moi, il me fallait aller à la recherche de mon soulier, et reprendre cette pièce de conviction s'il en était temps encore. Je parvins à ne pas rencontrer les sœurs converses et à trouver l'entrée des cuisines libre. «Audaces fortuna juvat,» me disais-je en songeant aux aphorismes que Deschartres m'avait enseignés. Et, en effet, je retrouvai le soulier fortuné qui était venu tomber dans un endroit sombre et qui n'avait frappé les regards de personne. Whisky seul fut accusé. J'eus grand mal aux genoux pendant quelques jours, mais je ne m'en vantai point, et les explorations ne furent pas ralenties.

Il me fallait bien toute cette excitation romanesque pour lutter contre le régime du couvent, qui m'était fort contraire. Nous étions assez convenablement nourries, et c'est d'ailleurs la chose dont je me suis toujours souciée le moins, mais nous souffrions du froid de la manière la plus cruelle, et l'hiver fut très rigoureux cette année-là. Les habitudes du lever et du coucher m'étaient aussi nuisibles que désagréables. J'ai toujours aimé à veiller tard et à ne pas me lever de bonne heure. A Nohant, on m'avait laissé faire, je lisais ou j'écrivais le soir dans ma chambre, et on ne me forçait pas à affronter le froid des matinées. J'ai la circulation lente et le mot sang-froid peint au physique et au moral de mon organisation. Diable parmi les diables du couvent, je ne me démentais jamais et je faisais les plus grandes folies du monde avec un sérieux qui réjouissait fort mes complices: mais j'étais bien réellement paralysée par le froid, surtout pendant la première moitié de la journée. Le dortoir, situé sous le toit en mansarde, était si glacial que je ne m'endormais pas et que j'entendais tristement sonner toutes les heures de la nuit. A six heures, les deux servantes, Marie-Josephe et Marie-Anne venaient nous éveiller impitoyablement. Se lever et s'habiller à la lumière m'a toujours paru fort triste. On se lavait dans de l'eau dont il fallait briser la glace et qui ne lavait pas. On avait des engelures, les pieds enflés saignaient dans les souliers trop étroits. On allait à la messe à la lueur des cierges, on grelottait sur son banc, ou on dormait à genoux dans l'attitude du recueillement. A sept heures, on déjeûnait d'un morceau de pain et d'une tasse de thé. On voyait enfin, en entrant en classe, poindre un peu de clarté dans le ciel et un peu de feu dans le poêle. Moi, je ne dégelais que vers midi, j'avais des rhumes épouvantables, des douleurs aiguës dans tous les membres; j'en ai souffert après pendant quinze ans.

Mais Mary ne pouvait supporter la plainte; forte comme un garçon, elle raillait impitoyablement quiconque n'était pas stoïque. Elle me rendit ce service de me rendre impitoyable à moi-même. J'y eus quelque mérite, car je souffrais plus que personne, et l'air de Paris me tuait déjà.

Jaune, apathique, et muette, je paraissais en classe la personne la plus calme et la plus soumise. Jamais je n'eus avec la féroce D... qu'une seule altercation que je raconterai plus tard. Je n'étais point répondeuse, je ne connaissais pas la colère, je ne me souviens pas d'en avoir eu la plus légère velléité pendant les trois ans que j'ai passés au couvent. Grâce à ce caractère, je n'y ai jamais eu qu'une seule ennemie, et je n'y ai par conséquent ressenti qu'une seule antipathie, c'est pour cela que j'ai gardé une sorte de rancune à cette D... qui m'a fait connaître là le sentiment le plus opposé à mon organisation. J'ai toujours été aimée, même dans mon temps de pire diablerie, des compagnes les plus maussades et des maîtresses ou des nonnes les plus exigeantes. La supérieure disait à ma grand'mère que j'étais une eau qui dort. Paris avait glacé en moi cette fièvre de mouvement que j'avais subie à Nohant. Tout cela ne m'empêchait pas de courir sur les toits au mois de décembre, et de passer des soirées entières nu-tête dans le jardin en plein hiver; car, dans le jardin aussi, nous cherchions le grand secret, et nous y descendions par les fenêtres quand les portes étaient fermées. C'est qu'à ces heures-là nous vivions par le cerveau, et je ne m'apercevais plus que j'eusse un corps malade à porter.

Avec tout cela, avec ma figure pâle et mon air transi, dont Isabelle faisait les plus plaisantes caricatures, j'étais gaie intérieurement. Je riais fort peu, mais le rire des autres me réjouissait les oreilles et le cœur. Une extravagance ne me faisait pas bondir de joie, mais je la couronnais gravement par une pire extravagance, et j'avais plus de succès que personne auprès des bêtes, qui ne me haïssaient pas et qui surtout se fiaient à ma générosité.

Par exemple, il arrivait souvent que toute la classe fût punie pour le méfait d'un diable ou pour la maladresse d'une bête. Les bêtes ne voulaient pas se trahir entre elles, mais elles eussent trahi les diables si elles l'eussent osé, seulement elles n'osaient pas. Tout tremblait devant G..., et pourtant G... était bonne et n'employa jamais sa force à maltraiter les faibles, mais elle avait de l'esprit comme douze diables, et ses moqueries exaspéraient celles qui n'y savaient pas répondre. Isabelle se faisait craindre par ses caricatures. Lavinia par ses grands airs de mépris. Moi seule je ne me faisais craindre par rien; j'étais diable avec les diables, bête avec les bêtes, le tout par laisser aller de caractère ou par langueur physique. Je conquis tout à fait ces dernières en leur épargnant les punitions collectives. Aussitôt que la maîtresse disait: «Toute la classe en pénitence, si je ne découvre la coupable,» je me levais et je disais: «C'est moi.» Mary, qui me donnait le bon exemple en toutes choses, suivit le mien en celle-ci, et on nous en sut gré.

Ma bonne maman allait quitter Paris, elle obtint de me faire sortir deux ou trois jeudis de suite. La supérieure n'osa pas trop lui dire que j'étais notée par toutes les maîtresses et tous les professeurs comme ne faisant absolument rien, et que le bonnet de nuit était ma coiffure habituelle. Ma grand'mère eût peut-être pensé alors que je perdais mon temps et qu'il valait mieux me reprendre avec elle. On passa donc légèrement sur ma dissipation et mes escapades.

Je me promettais une grande joie de ces sorties. Il n'en fut rien. J'avais déjà pris l'habitude de la vie en commun, habitude si douce aux caractères mélancoliques, et mon caractère était tout à la fois le plus triste et le plus enjoué de tout le couvent: triste par la réflexion, quand je retombais sur moi-même, avec mon corps souffreteux et endolori, avec le souvenir de mes chagrins de famille; gai, quand le rire de mes compagnes, la brusque interpellation de ma chère Mary, la plaisanterie originale de ma romanesque Isabelle venaient m'arracher au sentiment de ma propre existence et me communiquer la vie qui était dans les autres.

Chez ma bonne maman, tout mon passé amer, tout mon présent tourmenté, tout mon avenir incertain me revenaient. On s'occupait trop de moi, on me questionnait, on me trouvait changée, alourdie, distraite. Quand la nuit était venue, on me reconduisait au couvent. Ce passage du petit salon chaud, parfumé, éclairé, de ma grand'mère, au cloître obscur, vide et glacé: des tendres caresses de la bonne maman, de la petite mère et du grand-oncle, au bonsoir froid et rechigné des portiers et des tourières me navrait le cœur un instant. Je frissonnais en traversant seule ces galeries pavées de tombeaux: mais au bout du cloître déjà la suavité de la retraite se faisait sentir. La madone Vanloo avait l'air de sourire pour moi. Je n'étais pas dévote envers elle, mais déjà sa petite lampe bleuâtre me jetait dans une rêverie vague et douce. Je laissais derrière moi un monde d'émotions trop fortes pour mon âge, et d'exigences de sentiment qu'on ne m'avait pas assez ménagées. J'entendais la voix de Mary m'appeler avec impatience. Les petites bêtes venaient curieusement s'enquérir de ce que j'avais vu dans la journée. «Comme c'est triste de rentrer!» me disait-on. Je ne répondais pas. Je ne pouvais expliquer pourquoi j'avais cette bizarrerie de me trouver mieux au couvent que dans ma famille.

A la veille du départ de ma grand'mère, un grand orage se forma contre moi dans les conseils de la supérieure. J'aimais à écrire autant que j'aimais peu à parler; et je m'amusais à faire de nos espiègleries et des rigueurs de la D..., une sorte de journal satirique que j'envoyais à ma bonne maman, laquelle y prenait un grand divertissement et ne me prêchait nullement la soumission et la cajolerie, la dévotion encore moins. Il était de règle que nous missions le soir sur le bahut de l'antichambre de la supérieure les lettres que nous voulions envoyer. Celles qui n'étaient point adressées aux parens devaient être déposées ouvertes. Celles pour les parens étaient cachetées; on était censé en respecter le secret.

Il m'eût été facile d'envoyer mes manuscrits à ma grand'mère par une voie plus sûre, puisque ses domestiques venaient souvent m'apporter divers objets et s'informer de ma santé; mais j'avais une confiance suprême dans la loyauté de la supérieure. Elle avait dit devant moi à ma grand'mère qu'elle n'ouvrait jamais les lettres adressées aux parens. Je croyais, j'étais loyale, j'étais tranquille. Mais le volume de la fréquence de mes envois inquiétèrent reverend mother[14]. Elle décacheta sans façon, lut mes satires et supprima les lettres. Elle me fit même ce bon tour trois jours de suite sans en rien dire, afin de bien connaître mes habitudes de chronique moqueuse et la manière dont la D... nous gouvernait. Une personne de cœur et d'intelligence en eût fait son profit. Elle m'eût grondée peut-être, mais elle eût congédié la D.... Il est vrai qu'une personne de cœur n'eût pas tendu un piége à la simplicité d'un enfant et n'eût pas abusé d'un secret qu'elle avait autorisé. La supérieure préféra interroger Mlle D..., qui, bien entendu, ne se reconnut pas au portrait plus ressemblant que flatté que j'avais tracé d'elle. Sa haine, déjà allumée par mon air calme et la douceur très réelle de mes manières, s'exaspéra, comme on peut le croire. Elle me traita de menteuse abominable, d'esprit fort (c'est-à-dire impie), de délatrice, de serpent, que sais-je! La supérieure me manda et me fit une scène effroyable. Je restai impassible. Elle me promit ensuite bénignement de ne point faire connaître mes calomnies à ma grand'mère et de me garder le secret sur ces abominables lettres. Je ne l'entendais pas ainsi. Je sentis la duplicité de cette promesse. Je répondis que j'avais un brouillon de mes lettres, que ma grand'mère l'aurait, que je soutiendrais devant elle et devant madame la supérieure elle-même la vérité de mes assertions, et que, puisqu'il n'y avait pas de franchise et de loyauté dans les relations auxquelles je m'étais confiée, je demanderais à changer de couvent.

La supérieure n'était pas une méchante femme; mais, quoi qu'on en pensât, je n'ai jamais senti qu'elle fût une très bonne femme. Elle m'ordonna de sortir de sa présence en m'accablant de menaces et d'injures. C'était une personne du grand monde, et elle savait au besoin prendre des manières royales: mais elle avait fort mauvais ton quand elle était en colère. Peut-être ne savait-elle pas bien la valeur de ses expressions en français, et je ne savais pas encore assez d'anglais pour qu'elle me parlât dans sa langue. Mlle D... avait la tête baissée, l'œil fermé dans l'attitude extatique d'une sainte qui entendait la voix de Dieu même. Elle se donnait des airs de pitié pour moi et de silence miséricordieux. Une heure après, au réfectoire, la supérieure entra suivie de quelques nonnes qui lui faisaient cortége. Elle parcourut les tables comme pour faire une inspection; puis, s'arrêtant devant moi, et roulant ses gros yeux noirs, qui étaient fort beaux, elle me dit d'une voix solennelle: «Étudiez la vérité!»—Les sages pâlirent et firent le signe de la croix. Les bêtes chuchotèrent en me regardant. On vint ensuite m'accabler de questions. «Tout cela signifie, répondis-je que dans trois jours je ne serai plus ici.»

J'étais outrée, mais j'avais un violent chagrin. Je ne désirais nullement changer de couvent. J'avais déjà formé des affections que je souffrais de voir sitôt brisées. Ma grand'mère arriva sur ces entrefaites. La supérieure s'enferma avec elle, et prévoyant que je dirais tout, elle prit le parti de remettre mes lettres présentées comme un tissu de mensonges. Je crois qu'elle eut le dessous et que ma grand'mère blâma énergiquement l'abus de confiance qu'on était forcé de lui révéler. Je crois qu'elle prit ma défense, et parla de me remmener sur-le-champ. Je ne sais ce qui se passa entre elles: mais quand on me fit monter dans le parloir de la supérieure, toutes deux essayaient de se composer un maintien grave, et toutes deux étaient fort animées.—Ma grand'mère m'embrassa comme à l'ordinaire, et pas un mot de reproche ne me fut adressé, si ce n'est sur ma dissipation et le temps perdu à des enfantillages. Puis la supérieure m'annonça que j'allais quitter la petite classe où mon intimité avec Mary portait le désordre, et que j'entrerais immédiatement parmi les grandes. Cette bonne nouvelle, qui, en définitive, faisait aboutir toutes les menaces à une notable amélioration dans mon sort, me fut signifiée pourtant d'un ton sévère. On espérait que, n'ayant plus de relations avec Mlle D..., je renoncerais à mes habitudes de satire contre elle, que je romprais mes habitudes de diablerie avec la terrible Mary, et que cette séparation serait profitable à l'une comme à l'autre.

Je répondis que je consentais de bon cœur à ne jamais m'occuper de Mlle D..., mais je ne voulus jamais promettre de ne plus aimer Mary. La force des choses devait suffire à nous séparer, puisque nous n'aurions plus que l'heure des récréations au jardin pour nous voir. Ma grand'mère, satisfaite du résultat de cette affaire, partit pour Nohant. Je passai à la grande classe, où m'avaient précédée Isabelle et Sophie. Je jurai à Mary de rester son amie à la vie et à la mort; mais je n'en avais pas fini avec la terrible D..., comme on va bientôt le voir.

CHAPITRE DOUZIEME.
(SUITE.)

Louise et Valentine.—La marquise de la Rochejaquelein.—Ses mémoires.—Son salon.—Pierre Riallo.—Mes compagnes de la petite classe.—Héléna.—Facéties et bel esprit de couvent.—La comtesse et Jacquot.—Sœur Françoise.—Mme Eugénie.—Combat singulier avec Mlle D....—Le cabinet noir.—La séquestration.—Poulette.—Les nonnes.—Mme Monique.—Miss Fairbairns.—Mme Anne-Augustine et son ventre d'argent.—Mme Marie-Xavier.—Miss Hurst.—Mme Marie-Agnès.—Mme Anne-Josephe.—Les incapacités intellectuelles.—Mme Alicia.—Mon adoption.—Les conversations de l'avant-quart.—Sœur Thérèse.—La distillerie.—Les dames de chœur et les sœurs converses.

Je ne quitterai pas la petite classe sans parler de deux pensionnaires que j'y ai beaucoup aimées, bien qu'elles ne fussent point classées parmi les diables. Elles ne l'étaient pas non plus parmi les sages, encore moins parmi les bêtes, car c'étaient deux intelligences fort remarquables. Je les ai déjà nommées: c'était Valentine de Gouy et Louise de la Rochejaquelein.

Valentine était une enfant, elle n'avait guère que neuf ou dix ans, si j'ai bonne mémoire; et comme elle était petite et délicate, elle ne paraissait guère plus âgée que Mary Eyre et Helen Kelly, les deux mioches de la petite classe à cette époque. Mais cette enfant était grandement supérieure à son âge, et on pouvait autant se plaire avec elle qu'avec Isabelle ou Sophie. Elle apprenait toutes choses avec une facilité merveilleuse. Elle était déjà aussi avancée dans toutes ses études que les grandes. Elle avait un esprit charmant, beaucoup de franchise et de bonté. Mon lit était auprès du sien au dortoir, et j'aimais à la soigner comme si elle eût été ma fille. J'avais, de l'autre côté, une petite Suzanne, sœur de Sophie, qu'il me fallait soigner encore plus, car elle était continuellement malade.

L'autre affection que je laissais à la petite classe, mais qui ne tarda pas à me rejoindre à la grande, Louise, était fille de la marquise de la Rochejaquelein, veuve de M. de Lescure, la même qui a laissé des mémoires intéressans sur la première Vendée. Je crois que le personnage politique (1848) qui représente à l'Assemblée nationale une nuance de parti royaliste à idées plus chevaleresques que rassurantes est le frère de cette Louise. Leur mère a été certainement une héroïne de roman historique. Ce roman vrai, raconté par elle, offre des narrations très dramatiques, très bien senties et très touchantes. La situation de la France et de l'Europe m'y semble complétement méconnue; mais le point de vue royaliste accepté, il est impossible de mieux juger son propre parti, de mieux peindre le fort et le faible, le bon et le mauvais côté des divers éléments de la lutte. Ce livre est d'une femme de cœur et d'esprit. Il restera parmi les documens les plus colorés et les plus utiles de l'époque révolutionnaire. L'histoire a déjà fait justice des erreurs de fait et des naïves exagérations de l'esprit de parti qui ne peuvent pas ne point s'y trouver: mais elle fera son profit des curieuses révélations d'un jugement droit et d'un esprit sincère qui signalent les causes de mort de la monarchie, tout en se dévouant avec héroïsme à cette monarchie expirante.

Louise avait le cœur et l'esprit de sa mère, le courage et un peu de l'intolérance politique des vieux chouans, beaucoup de la grandeur et de la poésie des paysans belliqueux au milieu desquels elle avait été élevée. J'avais déjà lu le livre de la marquise, qui était récemment publié. Je ne partageais pas ses opinions: mais je ne les combattais jamais, je sentais le respect que je devais à la religion de sa famille, et ses récits animés, ses peintures charmantes de mœurs et des aspects du Bocage m'intéressaient vivement. Quelques années plus tard, j'ai été une fois chez elle, et j'ai vu sa mère.

Comme cet intérieur m'a beaucoup frappée, je raconterai ici cette visite, que j'oublierais certainement si je la remettais à être rapportée en son lieu.

Je ne me rappelle plus où était située la maison. C'était un grand hôtel du faubourg Saint-Germain. J'arrivai modestement en fiacre, selon mes moyens et mes habitudes, et je fis arrêter devant la porte, qui ne s'ouvrait pas pour de si minces équipages. Le portier, qui était un vieux poudré de bonne maison, voulut m'arrêter au passage. «Pardon, lui dis-je, je vais chez Mme de la Rochejaquelein.—Vous? dit-il en me toisant d'un air de mépris, apparemment parce que j'étais en manteau et en chapeau sans fleurs ni dentelles. Allons, entrez!» Et il leva les épaules comme pour dire! «Ces gens-là reçoivent tout le monde!»

J'essayai de pousser la porte derrière moi. Elle était si lourde, que je n'en vins pas à bout avec les doigts. Je ne voulais pas salir mes gants, je n'insistai donc pas; mais comme j'avais déjà monté les premières marches de l'escalier, ce vieux cerbère courut après moi. «Et votre porte? me cria-t-il.—Quelle porte?—Celle de la rue!—Ah, pardon! lui dis-je en riant, c'est votre porte et non pas la mienne.» Il s'en alla la fermer en grommelant, et je me demandai si j'allais être aussi mal reçue par les illustres laquais de ma compagne d'enfance. En trouvant beaucoup de ces messieurs dans l'antichambre, je vis qu'il y avait du monde, et je fis demander Louise. Je n'étais à Paris que pour deux ou trois jours; je désirais répondre au désir qu'elle m'avait témoigné de m'embrasser, et je ne voulais causer que quelques minutes avec elle. Elle vint me chercher, et m'entraîna au salon avec la même gaîté et la même cordialité qu'autrefois. Du côté où elle me fit asseoir auprès d'elle, il n'y avait que des jeunes personnes, ses sœurs ou ses amies. De l'autre, des gens graves autour du fauteuil de sa mère, qui était un peu isolé en avant.

Je fus très désappointée de trouver dans l'héroïne de la Vendée une grosse femme très rouge et d'une apparence assez vulgaire. A sa droite, un paysan vendéen se tenait debout. Il était venu de son village pour la voir ou pour voir Paris, et il avait dîné avec la famille. Sans doute c'était un homme bien pensant, et peut-être un héros de la dernière Vendée. Il ne me parut point d'âge à dater de la première, et Louise, que j'interrogeai, me dit simplement: «C'est un brave homme de chez nous.»

Il était vêtu d'un gros pantalon et d'une veste ronde. Il portait une sorte d'écharpe blanche au bras, et une vieille rapière lui battait les jambes. Il ressemblait à un garde champêtre un jour de procession. Il y avait loin de là aux partisans demi-pasteurs, demi-brigands que j'avais rêvés, et ce bon homme avait une manière de dire madame la marquise qui m'était nauséabonde. Pourtant la marquise, presque aveugle alors, me plut par son grand air de bonté et de simplicité. Il y avait autour d'elle de belles dames parées pour le bal, qui lui rendaient de grands hommages et qui, certes, n'avaient pas pour ses cheveux blancs et ses yeux bleus à demi éteints autant de vénération que mon cœur naïf était disposé à lui en accorder; secret hommage d'autant plus appréciable que je n'étais alors ni dévote ni royaliste.

Je l'écoutai causer, elle avait plus de naturel que d'esprit, du moins dans ce moment-là. Le paysan, en prenant congé, reçut d'elle une poignée de main, et mit son chapeau sur sa tête avant d'être sorti du salon, ce qui ne fit rire personne. Louise et ses sœurs étaient aussi simplement mises qu'elles étaient simples dans leurs manières. Cette simplicité allait même jusqu'à la brusquerie. Elles ne faisaient pas de petits ouvrages, elles avaient des quenouilles et affectaient de filer du chanvre, à la manière des paysannes. Je ne demandais pas mieux que de trouver tout cela charmant, et cela eût pu l'être.

Chez Louise, j'en suis certaine, tout était naïf et spontané; mais le cadre où je la voyais ainsi jouer à la châtelaine de Vendée ne se mariait point avec ses allures de fille des champs. Un beau salon très éclairé, une galerie de patriciennes élégantes et de ladies compassées, une antichambre remplie de laquais, un portier qui insultait presque les gens en fiacre, cela manquait d'harmonie, et on y sentait trop l'impossibilité d'un hymen public et légitime entre le peuple et la noblesse.

Cette pensée d'hyménée me rappelle une des plus étranges et des plus significatives aventures de la vie de Mme de la Rochejaquelein. Elle était alors veuve de M. de Lescure, encore enceinte de deux jumelles qu'elle devait perdre peu de jours après leur naissance. Réfugiée en Bretagne, au hameau de la Minaye, chez de pauvres paysans fidèles au malheur, traquée par les bleus, livrée à de continuelles alertes, gardant les troupeaux sous le nom de Jeannette, couchant souvent dans les bois avec sa mère (une femme héroïque que l'on adore en lisant ses mémoires), fuyant, par le vent et la pluie, pour se cacher dans quelque sillon ou dans quelque fosse, tandis que les patriotes fouillaient les maisons où elles avaient reçu asile: Mme de la Rochejaquelein avait failli épouser un paysan breton. Voici comme elle raconte elle-même cet épisode:

«... Ma mère voulut, pour plus de précautions, user d'une ressource fort singulière. Deux paysannes vendéennes avait épousé des Bretons, et depuis ce temps-là, on ne les inquiétait plus. Ma mère, qui cherchait à m'assurer un repos complet pendant mes couches, ne trouva pas de meilleur moyen. Elle jeta les yeux sur Pierre Riallo. C'était un vieil homme veuf qui avait cinq enfans: mais il fallait avoir un acte de naissance. La Ferret avait une sœur qui était allée autrefois s'établir de l'autre côté de la Loire avec sa fille. On envoya Riallo chercher les actes de naissance dans le pays de La Ferret. Tout allait s'arranger: l'officier municipal était prévenu et nous avait promis de déchirer la feuille du registre quand nous le voudrions. On devait prier les bleus au repas de la noce: mais l'exécution de ce projet fut suspendue par des alarmes très vives qu'on nous donna. On nous dit que nous avions été dénoncées et que nous étions particulièrement recherchées. Nous changeâmes de demeure, et même nous nous séparâmes, etc.»

Quelques semaines plus tard, Mme de Lescure et sa mère changeant d'asile, se séparèrent de Pierre Riallo qui les avait conduites à leur nouveau refuge. «Cet excellent homme, dit-elle, nous quitta en pleurant. Il ôta de son doigt une bague d'argent comme en portent les paysannes bretonnes, et me la donna. Jamais je n'ai cessé de la porter depuis.»

Ainsi la veuve de M. de Lescure, celle qui devait être la marquise de La Rochejaquelein, avait été en quelque sorte la fiancée de Pierre Riallo. Rien de plus austère certainement que ces fiançailles en présence de la mort, rien de plus chaste que l'affection du vieux paysan et la gratitude de la jeune marquise; mais que fût-il arrivé si le mariage eût été conclu, et que Pierre Riallo se fût refusé à la suppression frauduleuse de l'acte civil? Certes, la noble Jeannette fût morte plutôt que de consentir à ratifier cette mésalliance monstrueuse. On était bien alors, par le fait, l'égale, moins que l'égale du pauvre paysan breton. On était une pauvre brigande, bien heureuse de recevoir cette généreuse hospitalité et cette magnanime protection. Sous la Restauration, on ne l'avait pas oublié sans doute. On recevait dans son salon le premier paysan venu, pourvu qu'il eût au coude le brassard sans tache. On filait la quenouille des bergères, on avait de touchans et affectueux souvenirs: mais on n'en était pas moins madame la marquise, et cette fausse égalité ne pouvait pas tromper le paysan. Si le fils de Pierre Riallo se fût présenté pour épouser Louise ou Laurence de La Rochejaquelein, on l'aurait considéré comme fou. Le fils des croisés, M. de La Rochejaquelein, aujourd'hui orateur politique, ne serait pas volontiers le beau-frère de quelque laboureur armoricain. Eh bien! Pierre Riallo, c'est bien là réellement comme un symbole pour personnifier le peuple vis à vis de la noblesse. On se fie à lui, on accepte ses sublimes dévouemens, ses suprêmes sacrifices, on lui tend la main, on se fiancerait volontiers à lui aux jours du danger, mais on lui refuse, au nom de la religion monarchique et catholique, le droit de vivre en travaillant, le droit de s'instruire, le droit d'être l'égal de tout le monde; en un mot, la véritable union morale des castes, on frémit à l'idée seule de la ratifier.

Je pensais déjà un peu à tout cela en quittant le salon de Mme de la Rochejaquelein, et, bien certaine que tout ce que j'avais vu n'était pas une comédie, sachant bien que Louise et sa famille avaient la mémoire du cœur, je me disais pourtant que, par la force des choses, ce que j'avais vu n'était qu'une charmante petite parade de salon.

Avant de clore cette digression, on me permettra de faire remarquer l'espèce d'analogie qui existe entre l'aventure de la marquise chez Pierre Riallo et les idées que ma mère avait encore en 1804 sur le mariage civil. En 1804, ma mère ne se croyait pas mariée avec mon père parce qu'elle n'était mariée qu'à la municipalité. En 93, Mme de Larochejaquelein ne se fût pas crue mariée avec Pierre Riallo parce que l'officier municipal promettait de déchirer l'acte. Ce peu de respect pour une formalité purement civile marque bien la transition d'une législation à une autre, et la transformation de la société.

Je quitte mon épisode anticipé, qui date de 1824 ou 1825, 1826 peut-être, et je reviens sur mes pas. Je rentre au couvent, où Louise, avec sa vive intelligence, son noble cœur et son aimable caractère, ne faisait naître en moi aucune des réflexions que j'eus lieu de faire plus tard sans cesser de l'aimer. Je l'ai perdue de vue depuis longtemps. J'ignore qui elle a épousé, j'ignore même si elle vit, tant je suis peu du monde, tant j'ai franchi de choses qui me séparent du passé et m'ont fait perdre jusqu'à la trace de mes premières relations. Si elle existe, si elle se souvient de moi, si elle sait que George Sand est la même personne qu'Aurore Dupin, elle doit soupirer, détourner les yeux et nier même qu'elle m'ait aimée. Je sais l'effet des opinions et des préjugés sur les âmes les plus généreuses, et je ne m'en étonne ni ne m'en scandalise. Moi, tranquille dans ma conscience d'aujourd'hui, comme j'étais tranquille et eau dormante dans ma diablerie d'il y a trente ans, je l'aime encore, cette Louise. J'aime encore les royalistes, les dévotes, les nonnes mêmes que j'ai aimées, et qui aujourd'hui ne prononcent mon nom, j'en suis sûre, qu'en faisant de grands signes de croix. Je ne désire pas les revoir, je sais qu'elles me prêcheraient ce qu'elles appelleraient le retour à la vérité. Je sais que je serais forcée de leur causer le chagrin d'échouer dans leurs pieux desseins. Il vaut donc mieux ne pas se revoir que de se revoir avec une cuirasse sur le cœur: mais mon cœur n'est pas mort pour cela. Il a toujours de doux élans vers ses premières tendresses. Ma religion, à moi, ne condamne pas à l'enfer éternel les adversaires de ma croyance. C'est pourquoi je parlerai de mes amies de couvent sans me soucier de ce que l'esprit de caste et de parti en a fait depuis. Je parlerai de celles qui ont dû me renier avec le même enthousiasme, la même effusion que de celles qui m'ont gardé un souvenir inaltérable. Je les vois encore telles qu'elles étaient, et je ne veux pas savoir ce qu'elles sont. Je les vois pures et suaves comme le matin de la vie où nous nous sommes connues. Les grands marronniers du couvent m'apparaissent comme ces Champs-Elyséens où se rencontraient des âmes venues de tous les points de l'univers, et où elles faisaient échange de douces et calmes sympathies, sans prendre garde aux mondaines agitations, aux puériles dissidences de ce bas monde.

On me pardonnera bien de tracer ici une courte liste des compagnes que je laissais à la petite classe; je ne me les rappelle pas toutes, mais j'ai du plaisir à retrouver une partie de leurs noms dans ma mémoire. C'était, outre celles que j'ai déjà citées, les trois Kelly (Mary, Helen et Henriette); les deux O'Mullan, créoles jaunes et douces; les deux Cary, Fanny et Suzanne, sœurs de Sophie; Lucy Masterson; Catherine et Maria Dormer; Maria Gordon, une délicate et maladive enfant, douce et intelligente, qui a épousé un Français, et qui est devenue une excellente mère de famille, une femme distinguée sous tous les rapports;—Louise Rollet, fille d'un maître de forges du Berry; Lavinia Anster; Camille de la Josne-Contay, personne raide et grave comme une huguenote des anciens jours (très catholique pourtant), Eugénie de Castella, demi-diable très excellent d'ailleurs, avec qui j'étais assez liée; une des trois Defargues, filles d'un maire de Lyon; Henriette Manoury, qui venait, je crois, du Havre; enfin Héléna, enfant un peu persécuté, un peu opprimé, par sa faute peut-être, mais qui m'inspirait de la sollicitude par cette raison qu'elle était souvent victime de la diablerie.

Elle m'aimait quelquefois trop. C'était une nature inquiète et tourmentante. Il fallait lui faire tous ses devoirs, se charger de toutes ses corvées, voire de lui écrire sa confession, ce qui ne se faisait pas toujours très sérieusement, je l'avoue. Je la protégeais contre Mary, qui ne pouvait pas la tolérer. Je lui ai épargné bien des punitions, je l'ai sauvée de bien des orages, et je doute qu'elle en ait gardé la mémoire. Elle tirait une grande vanité de son nom, et on lui en savait mauvais gré, même celles qui en portaient de plus illustres, car il faut rendre à la plupart d'entre nous cette justice, que nous pratiquions de tous points l'égalité chrétienne, et que nous n'avions même pas la pensée de nous croire plus ou moins les unes que les autres.

C'est cette Héléna de.... qui m'avait, du reste, gratifiée d'un sobriquet que j'ai porté plus particulièrement que les autres; car, comme toutes mes compagnes, j'en avais plusieurs. Héléna m'avait nommée Calepin, parce que j'avais la manie des tablettes de poche; la sœur Thérèse m'avait surnommée Mad-Cap et Mischievous; à la grande classe, je devins ma Tante et le marquis de Sainte-Lucie.

J'ai eu l'amusement de conserver mes livres élémentaires de la petite classe, le Spelling book, the Garden of the soul (le Jardin de l'âme), etc. Ils sont chargés de devises, de rébus, et ce qui me réjouit le plus, de conversations dialoguées qu'on s'écrivait durant les heures de silence, car le censile général était une punition fort usitée. La couverture du premier livre venu passant de main en main sous la table devenait une causerie générale. On avait aussi des lettres en carton qu'on se faisait passer au moyen d'un long fil, d'un bout de la classe à l'autre. On formait rapidement des mots, et celle qui était séquestrée dans un coin, séparée des autres par une punition particulière, était avertie de tout ce que l'on complotait. En fait de confessions écrites, d'examens de conscience qu'on faisait pour les petites, je retrouve un griffonnage qui est un spécimen, je ne sais qui l'a fait ni à qui il était destiné.

«Confession de.....

«Hélas, mon petit père Villèle[15], il m'est arrivé bien souvent de me barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me donner des indigestions d'haricots, comme on dit dans le grand monde où j'ai été z'élevée; j'ai scandalisé les jeunes ladies de la classe par ma malpropreté: j'ai eu l'air bête, et j'ai oublié de penser à quoi que ce soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au catéchisme et j'ai ronflé à la messe; j'ai dit que vous n'étiez pas beau, j'ai fait égoutter mon rat sur le voile de la mère Alippe, et je l'ai fait exprès. J'ai fait cette semaine au moins quinze pataquès en français et trente en anglais, j'ai brûlé mes souliers au poêle et j'ai infecté la classe. C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute, etc.»

On voit combien nos méchancetés et nos impiétés étaient innocentes. Elles étaient pourtant sévèrement tancées quand Mlle D... mettait la main sur ces écrits, qu'elle appelait licencieux et dangereux. La mère Alippe faisait semblant de se fâcher, punissait un peu, confisquait, et, j'en suis sûre, amusait l'ouvroir avec nos sottises.

Que chacun se rappelle comme il a ri de bon cœur, dans l'enfance, de choses qui, par elles-mêmes, n'étaient peut-être pas drôles du tout. Il n'en faut pas beaucoup pour les petites filles. Tout nous était sujet d'inextinguible risée: un nom estropié, une figure ridicule au parloir, un incident quelconque à l'église, le miaulement d'un chat, que sais-je? Il y avait des paniques contagieuses comme les joies. Une petite criait pour une araignée; aussitôt toute la classe criait sans savoir pourquoi. Un soir, à la prière, je ne sais ce qui se passa, personne n'a jamais pu le dire; une de nous crie, sa voisine se lève, une troisième se sauve; c'est aussitôt un sauve-qui-peut général, on quitte la classe en masse, renversant les chaises, les bancs, les lumières, et on s'enfuit dans le cloître en tombant les unes sur les autres, entraînant les maîtresses, qui ne crient et ne courent pas moins que les élèves. Il faut une heure pour rassembler le troupeau éperdu, et quand on veut s'expliquer, impossible d'y rien comprendre.

Malgré toute cette gaîté fébrile de la petite classe, j'y souffrais si réellement au moral et au physique, que j'ai conservé le souvenir du jour où j'entrai à la grande classe comme un des plus heureux de ma vie.

J'ai toujours été sensible à la privation de la vive lumière. Il semble que toute ma vie physique soit là. Je m'assombris inévitablement dans une atmosphère terne. La grande classe était très vaste; il y avait cinq ou six fenêtres, dont plusieurs donnaient sur les jardins. Elle était chauffée d'une bonne cheminée et d'un bon poêle. D'ailleurs, le printemps commençait. Les marronniers allaient fleurir, leurs grappes rosées se dressaient comme des candélabres. Je crus entrer dans le paradis.

La maîtresse de classe, que l'on tournait beaucoup en ridicule, et qui était bien un peu étrange dans ses manières, était une fort bonne personne au fond, et encore plus distraite que Mlle D.... On l'appelait la Comtesse, parce qu'elle se donnait de grands airs, et je lui conserverai ce surnom. Elle avait dans le jardin un appartement au rez-de-chaussée, dont un potager nous séparait, et, de sa fenêtre, quand elle ne tenait pas la classe, elle pouvait voir une partie de nos escapades. Mais elle était bien plus occupée de voir, de la classe, ce qui se passait dans son appartement. C'est que là, à sa fenêtre, ou devant sa porte, vivait, grattait et piaillait au soleil, l'unique objet de ses amours, un vieux perroquet gris tout râpé, maussade bête, que nous accablions de nos dédains et de nos insultes.

Nous avions grand tort, car Jacquot eût mérité toute notre gratitude; c'était à lui que nous devions notre liberté. C'était grâce à lui que la Comtesse, incessamment préoccupée, nous laissait faire nos folies. Perché sur son bâton, à la portée de la vue, Jacquot, lorsqu'il s'ennuyait, poussait des cris perçans. Aussitôt la comtesse courait à la fenêtre, et si un chat rôdait autour du perchoir, si Jacquot impatienté avait brisé sa chaîne et entrepris un voyage d'agrément sur les lilas voisins, la comtesse, oubliant tout, se précipitait hors de la classe, franchissait le cloître, traversait le jardin et courait gronder ou caresser la bête adorée. Pendant ce temps, on dansait sur les tables ou on quittait la classe pour faire, comme Jacquot, quelque voyage d'agrément à la cave ou au grenier.

La Comtesse était une jeune personne de quarante à cinquante ans, demoiselle, très bien née, on ne pouvait l'ignorer, car elle le disait à tout propos, sans fortune, et je crois peu instruite, car elle ne nous donnait aucune espèce de leçons et ne servait qu'à garder la classe comme surveillante. Elle était ennuyeuse et ridicule, mais bonne et convenable. Quelques unes de nous l'avaient prise en grippe et la traitaient si mal qu'elles la forçaient de sortir de son caractère. Je n'ai jamais eu qu'à me louer d'elle pour mon compte, et je me reproche même d'avoir ri avec les autres de sa tournure magistrale, de ses phrases prétentieuses, de son grand chapeau noir qu'elle ne quittait jamais, de son châle vert qu'elle drapait d'une manière si solennelle, enfin de ses lapsus linguæ qui étaient relevés sans pitié et qu'on plaçait ensuite très haut dans la conversation, sans qu'elle s'en aperçût jamais. J'aurais dû plutôt prendre son parti, puis qu'elle prenait souvent le mien auprès des religieuses. Mais les enfans sont ingrats (cet âge est sans pitié!) et la moquerie leur semble un droit inaliénable.

La seconde surveillante était une religieuse fort sévère Mme Anne-Françoise. Cette vieille, maigre et pâle, avait un énorme nez aquilin. Elle grondait beaucoup, injuriait trop, et n'était pas aimée. Je n'avais rien pour elle, ni éloignement ni sympathie. Elle ne me traitait ni bien ni mal. Je ne lui ai jamais vu de préférence pour personne, et on la soupçonnait d'être philosophe, parce qu'elle s'occupait d'astronomie. Elle avait effectivement une manière d'être fort différente des autres nonnes. Au lieu de communier comme elles tous les jours, elle ne s'approchait des sacremens qu'aux grandes fêtes de l'année. Ses sermons n'avaient point d'onction. C'étaient toujours des menaces, et dans un si mauvais français, qu'on ne pouvait les écouter sérieusement. Elle punissait beaucoup, et quand, par hasard, elle voulait plaisanter, elle était blessante et peu convenable. Sa figure accentuée ne manquait pas de caractère. Elle avait l'air d'un vieux dominicain, et pourtant elle n'était pas fanatique, pas même dévote pour une religieuse.

La maîtresse en chef de la petite classe était madame Eugénie, Maria Eugenia Stonor. C'était une grande femme, d'une belle taille, d'un port noble, gracieux même dans sa solennité. Sa figure, rose et ridée comme celle de presque toutes les nonnes sur le retour, avait pu être jolie, mais elle avait une expression de hauteur et de moquerie qui éloignait d'elle au premier abord. Elle était plus que sévère, elle était emportée, et se laissait aller à des antipathies personnelles qui lui faisaient beaucoup d'ennemis irréconciliables. Elle n'était affectueuse avec personne, et je ne connais qu'une seule pensionnaire qui l'ait aimée: c'est moi.

Cette affection, que je ne pus m'empêcher de manifester pour le féroce abat-jour (on l'appelait ainsi, parce qu'elle avait la vue délicate et portait un garde-vue en taffetas vert), étonna toute la grande classe. Voici comment elle me vint.

Trois jours après mon entrée à cette classe, je rencontrai Mlle D... à la porte du jardin. Elle me fit des yeux terribles; je la regardai très en face et avec ma tranquillité habituelle.

Elle avait eu un dessous dans mon admission à la grande classe, elle était furieuse. «Vous voilà bien fière, me dit-elle, vous ne me saluez seulement pas!—Bonjour, madame, comment vous portez-vous?—Vous avez l'air de vous moquer de moi.—Il vous plaît de le voir.—Ah! ne prenez pas ces airs dégagés, je vous ferai encore sentir qui je suis.—J'espère que non, madame; je n'ai plus rien à démêler avec vous.—Nous verrons!» et elle s'éloigna avec un geste de menace.

On était en récréation, tout le monde courait au jardin. J'en profitai pour entrer à la petite classe, afin de reprendre quelques cahiers que j'avais laissés dans un cabinet attenant à la salle d'études. Ce cabinet, où l'on mettait les encriers, les pupitres, les grandes cruches d'eau destinées au lavage de la classe, servait aussi de cabinet noir, de prison pour les petites, pour Mary Eyre et compagnie.

J'y étais depuis quelques instans, cherchant mes cahiers, lorsque mademoiselle D... se présente à moi comme Tisiphone. «Je suis bien aise de vous trouver ici, me dit-elle, vous allez me faire des excuses pour la manière impertinente dont vous m'avez regardée tout à l'heure.—Non, madame, je n'ai pas été impertinente, je ne vous ferai pas d'excuses.—En ce cas, vous serez punie à la manière des petites, vous serez enfermée ici jusqu'à ce que vous ayez baissé le ton.—Vous n'en avez pas le droit, je ne suis plus sous votre autorité.—Essayez de sortir!—Tout de suite.»

Et, profitant de sa stupeur, je franchis la porte du cabinet et allai droit à elle; mais aussitôt, transportée de rage, elle se précipita sur moi, m'étreignit dans ses bras et me repoussa vers le cabinet. Je n'ai jamais rien vu de si laid que cette grosse dévote en fureur. Moitié riant, moitié résistant, je la repoussai, je l'acculai contre le mur, jusqu'à ce qu'elle voulut me frapper: alors je levai le poing sur elle, je la vis pâlir, je la sentis faiblir, et je restai le bras levé, certaine que j'étais la plus forte et qu'il m'était très facile de m'en débarrasser; mais pour cela, il fallait ou lui donner un coup, ou la faire tomber, ou au moins la pousser rudement et risquer de lui faire du mal. Je n'étais pas plus en colère que je ne le suis à cette heure, et je n'ai jamais pu faire de mal à personne. Je la lâchai donc en souriant, et j'allais m'en aller, satisfaite de lui avoir pardonné et de lui avoir fait sentir la supériorité de mes instincts sur les siens, lorsqu'elle profita traîtreusement de ma générosité, revint sur moi et me poussa de toute sa force. Mon pied heurta une grosse cruche d'eau qui roula avec moi dans le cabinet; la D... m'y enferma à double tour, et s'enfuit en vomissant un torrent d'injures.

Ma situation était critique. J'étais littéralement dans un bain froid; le cabinet était fort petit et la cruche énorme; lorsque je fus relevée j'avais encore de l'eau jusqu'à la cheville. Pourtant je ne pus m'empêcher de rire en entendant la D... s'écrier: «Ah! la perverse, la maudite. Elle m'a fait mettre tellement en colère, que je vais être obligée de retourner me confesser. J'ai perdu mon absolution.» Moi, je ne perdis pas la tête, je grimpai sur les rayons du cabinet pour me mettre à pied sec, j'arrachai une feuille blanche d'un cahier, je trouvai plumes et encre, et j'écrivis à Mme Eugénie à peu près ce qui suit. «Madame je ne reconnais maintenant d'autre autorité sur moi que la vôtre. Mlle D... vient de faire acte de violence sur ma personne et de m'enfermer. Veuillez venir me délivrer, etc.»

J'attendis que quelqu'un parût. Maria Gordon, je crois, vint chercher aussi un cahier dans le cabinet, et, en voyant ma tête apparaître à la lucarne, elle eut grand'peur et voulut fuir. Mais je me fis reconnaître et la priai de porter mon billet à Mme Eugénie, qui devait être au jardin. Un instant après Mme Eugénie parut, suivie de Mlle D.... Elle me prit par la main et m'emmena sans rien dire. La D... était silencieuse aussi. Quand je fus seule avec Mme Eugénie dans le cloître, je l'embrassai naïvement pour la remercier. Cet élan lui plut. Mme Eugénie n'embrassait jamais personne et personne ne songeait à l'embrasser. Je la vis émue comme une femme qui ne connaît pas l'affection et qui pourtant n'y serait pas insensible. Elle me questionna. Elle avait une manière de questionner très habile; elle avait l'air de ne pas écouter la réponse, et elle ne perdait ni un mot ni une expression de visage. Je lui racontai tout, elle vit que c'était la vérité. Elle sourit, me serra la main et me fit signe de retourner au jardin.

L'archevêque de Paris venait confirmer quelques jours après. On choisissait les élèves qui avaient fait leur première communion et qui n'avaient pas reçu l'autre sacrement. On les faisait entrer en retraite dans une chambre commune dont Mlle D... était la gardienne et la lectrice. C'est elle qui faisait les exhortations religieuses. On vint me chercher le jour même, mais Mlle D... refusa de me recevoir, et ordonna que je ferais ma retraite toute seule dans la chambre qu'il plairait aux religieuses de m'assigner. Alors, Mme Eugénie prit hautement mon parti. «C'est donc une pestiférée? dit-elle avec son air railleur. Eh bien! qu'elle vienne dans ma cellule.» Elle m'y conduisit en effet, et Mme Alippe vint nous y joindre. Elles restèrent dans le corridor pendant que je m'installais dans la cellule, et j'entendis leur conversation en anglais. Je ne sais si elles me croyaient déjà capable de n'en pas perdre beaucoup de mots.

«Voyons, disait Mme Eugénie, cet enfant est donc détestable, vous qui la connaissez?—Elle n'est pas détestable du tout, répondit la mère Alippe; elle est bonne, au contraire, et cette D... ne l'est pas. Mais l'enfant est diable, comme elles disent... Ah! cela vous fait rire, vous? vous aimez les diables, on sait cela!» (C'est bon à savoir, pensai-je.) Et Mme Eugénie reprit: «Puisqu'elle est folle, ce n'est pas le moment de la confirmer. Elle n'y porterait pas le recueillement nécessaire. Laissons-lui le temps de devenir sage, et surtout ne la mettons pas en contact avec une personne qui lui en veut. Vous m'accordez bien que cet enfant m'appartient, et que vous-même vous n'avez plus de droit sur elle?—Pas d'autres que les droits de l'amitié chrétienne, répondit la mère Alippe, et Mlle D... est dans son tort; soyez tranquille, elle ne recommencera plus.»

Mme Eugénie alla trouver la supérieure, à ce que je crois, pour s'expliquer avec elle, et peut-être avec la mère Alippe et Mlle D..., sur ce qui venait de se passer et sur ce qu'il y avait à faire. Pendant que j'étais dans la cellule de ma protectrice, Poulette vint m'y trouver. Poulette, c'était le nom que les petites avaient donné à Mme Mary Austin (Marie-Augustine), la sœur de la mère Alippe, et la dépositaire du couvent. Celle-là était l'idole des pensionnaires. Elle grognait d'une certaine façon maternelle et caressante. N'ayant pas de fonctions auprès de nous, elle faisait métier de nous gâter et de nous tancer gaîment de nos sottises. Elle avait une boutique de friandises qu'elle nous vendait, et elle donnait souvent à celles qui n'avaient plus d'argent, ou du moins elle leur ouvrait des crédits qu'on oubliait de fermer de part et d'autre. Cette bonne femme, toujours gaie, sans morgue de dévotion et qu'on prenait par le cou sans façon, qu'on embrassait sur les deux joues, qu'on taquinait même sans jamais la fâcher sérieusement, vint me consoler de mes mésaventures et me donner même trop raison, ce dont j'aurais pu abuser si je n'avais pas eu hâte de rentrer en paix avec tout le monde.

Au bout d'une heure de babillage avec Poulette, je reçus la visite de Mlle D.... La supérieure ou son confesseur l'avait grondée: elle était douce comme miel, et je fus fort étonnée de ses façons caressantes. Elle m'annonça qu'on avait remis mon sacrement à l'année suivante, qu'on ne me croyait pas suffisamment disposée à recevoir la grâce; que Mme Eugénie allait venir me le dire; mais qu'elle-même, avant d'entrer en retraite avec les néophytes, avait voulu faire sa paix avec moi. «Voyons, me dit-elle, voulez-vous convenir que vous avez eu tort, et me donner la main?—De tout mon cœur, lui dis-je. Tout ce que vous me prescrirez avec douceur et bienveillance, je m'y rendrai. Elle m'embrassa, ce qui ne me fit pas grand plaisir, mais tout fut terminé, et jamais plus nous n'eûmes bataille à partir ensemble.

L'année suivante j'étais devenue très dévote, je fus confirmée et je fis la retraite sous le patronage de cette même Mlle D.... Elle me témoigna beaucoup d'égards et me loua beaucoup de ma conversion. Elle nous faisait de longues lectures qu'elle développait et commentait ensuite avec une certaine éloquence rude et parfois saisissante. Elle commençait d'un ton emphatique auquel on s'habituait peu à peu, et qui finissait par vous émouvoir. Cette retraite est tout ce que je me rappelle d'elle à partir de mon installation définitive à la grande classe. Je lui ai pardonné de tout mon cœur, et je ne rétracte pas mon pardon; mais je persiste à dire que nous eussions été infiniment meilleures et plus heureuses, si les religieuses seules se fussent chargées de notre éducation.

Avant d'en revenir au récit de mon existence au couvent, je veux parler de nos religieuses avec quelque détail, je ne crois pas avoir oublié aucun de leurs noms.

Après Mme Canning (la supérieure), dont j'ai parlé, après Mme Eugénie, la mère Alippe, la bonne Poulette (Marie-Augustine); une des doyennes était Mme Monique (Maria Monica), personne très austère, très grave, que je n'ai jamais vue sourire et avec laquelle nul ne se familiarisa jamais. Elle a été supérieure après Mme Eugénie, qui, elle-même, avait succédé de mon temps à Mme Canning. L'autorité supérieure n'était pas inamovible. On procédait à l'élection, je crois, tous les cinq ans. Mme Canning fut supérieure pendant trente ou quarante ans, et mourut supérieure. Mme Eugénie demanda à être délivrée de son gouvernement cinq ans après, sa vue se troublant de plus en plus. Elle est devenue presque aveugle. J'ignore si elle existe encore. Je ne sais pas non plus si Mme Monique a vécu jusqu'à présent. Je sais qu'il y a quelques années Mme Marie-Françoise lui avait succédé.

De mon temps, Mme Marie-Françoise était novice sous son nom de famille, miss Fairbairns. C'était une très belle personne, blanche avec des yeux noirs, de fraîches couleurs, une physionomie très ferme, très décidée, franche, mais froide. Cette froideur, dont le principe tout britannique était développé par la réserve claustrale et le recueillement chrétien se faisait sentir chez la plupart de nos religieuses. Souvent nos élans de sympathie pour elles en étaient attristés et glacés. C'est le seul reproche collectif que j'aie à leur faire. Elles n'étaient pas assez désireuses de se faire aimer.—Une autre doyenne était Mme Anne-Augustine, si je ne fais pas erreur de nom. Celle-là était si vieille que, lorsqu'on se trouvait à monter un escalier derrière elle, on avait le temps d'apprendre sa leçon. Elle n'avait jamais pu dire un mot de français. Elle avait aussi une figure très solennelle et très austère. Je ne crois pas qu'elle ait jamais adressé la parole à aucune de nous. On prétendait qu'elle avait eu une maladie très grave et qu'elle ne digérait qu'au moyen d'un ventre d'argent. Le ventre d'argent de Mme Anne-Augustine était une des traditions du couvent, et nous étions assez bêtes pour y croire. On s'imaginait même entendre le cliquetis de ce ventre lorsqu'elle marchait; c'était donc pour nous un être très mystérieux et quelque peu effrayant que cette antique béguine qui était à moitié statue de métal, qui ne parlait jamais, qui vous regardait quelquefois d'un air étonné, et qui ne savait même pas le nom d'une seule d'entre nous. On la saluait en tremblant, elle faisait une courte inclinaison de la tête et passait comme un spectre. Nous prétendions qu'elle était morte depuis deux cents ans et qu'elle trottait toujours dans les cloîtres par habitude.

Mme Marie-Xavier était la plus belle personne du couvent, grande, bien faite, d'une figure régulière et délicate; elle était toujours pâle comme sa guimpe, triste comme un tombeau. Elle se disait fort malade et aspirait à la mort avec impatience. C'est la seule religieuse que j'aie vue au désespoir d'avoir prononcé des vœux. Elle ne s'en cachait guère et passait sa vie dans les soupirs et les larmes. Ces vœux éternels, que la loi civile ne ratifiait pas, elle n'osait pourtant pas aspirer à les rompre. Elle avait juré sur le saint sacrement; elle n'était pas assez philosophe pour se dédire, pas assez pieuse pour se résigner. C'était une âme défaillante, tourmentée, misérable, plus passionnée que tendre, car elle ne s'épanchait que dans des accès de colère, et comme exaspérée par l'ennui. On faisait beaucoup de commentaires là-dessus. Les unes pensaient qu'elle avait pris le voile par désespoir d'amour et qu'elle aimait encore; les autres, qu'elle haïssait et qu'elle vivait de rage et de ressentiment; d'autres enfin l'accusaient d'avoir un caractère amer et insociable, et de ne pouvoir subir l'autorité des doyennes.

Quoique tout cela fût aussi bien caché que possible, il nous était facile de voir qu'elle vivait à part, que les autres nonnes la blâmaient et qu'elle passait sa vie à bouder et à être boudée. Elle communiait cependant comme les autres, et elle a passé, je crois, une dizaine d'années sous le voile. Mais j'ai su que peu de temps après ma sortie du couvent elle avait rompu ses vœux et qu'elle était partie, sans qu'on sût ce qui s'était passé dans le sein de la communauté. Quelle a été la fin du douloureux roman de sa vie! A-t-elle retrouvé libre ou repentant l'objet de sa passion? Avait-elle ou n'avait-elle point une passion? Est-elle rentrée dans le monde? A-t-elle surmonté les scrupules et les remords de la dévotion qui l'avait retenue si longtemps captive, en dépit de son manque de vocation? Est-elle rentrée dans un autre couvent pour y finir ses jours dans le deuil et la pénitence? Aucune de nous, je crois, ne l'a jamais su. Ou bien on me l'a dit, et je l'ai oublié. Est-elle morte à la suite de cette longue maladie de l'âme qui la dévorait? Nos religieuses donnaient pour prétexte l'arrêt des médecins, qui l'avaient condamnée à mourir ou à changer de climat et de régime. Mais il était facile de voir à leur sourire un peu amer que tout cela ne s'était point passé sans luttes et sans blâme.

Une autre novice qui était fort belle aussi et que j'ai vue entrer postulante sous le nom de miss Croft, a fait, depuis mon départ, comme Mme Marie-Xavier: elle a quitté le couvent et renoncé à sa vocation avant d'avoir pris le voile noir.

Miss Hurst, novice à qui j'ai vu prendre ce voile de deuil éternel et qui l'a fait très délibérément et sans repentir, était la nièce de Mme Monique. Elle était ma maîtresse d'anglais. Tous les jours je passais une heure dans sa cellule. Elle démontrait avec clarté et patience. Je l'aimais beaucoup, elle était parfaite pour moi, même quand j'étais diable. Elle s'est nommée en religion Maria Winifred. Je n'ai jamais lu Shakspeare ou Byron dans le texte sans penser à elle et sans la remercier dans mon cœur.

Il y avait, quand j'entrai au couvent, deux autres novices qui touchaient à la fin de leur noviciat et qui prirent le voile avant miss Hurst et miss Fairbairns. J'ai oublié leurs noms de famille, je ne me rappelle que leurs noms de religion. C'était la sœur Mary-Agnès et la sœur Anna-Joseph. Toutes deux petites et menues, elles avaient l'air de deux enfans. Mary-Agnès surtout était un petit être fort singulier. Ses goûts et ses habitudes étaient en parfaite harmonie avec l'exiguité mignarde de sa personne. Elle aimait les petits livres, les petites fleurs, les petits oiseaux, les petites filles, les petites chaises: tous les objets de son choix et à son usage étaient mignons et proprets comme elle. Elle portait dans son genre de prédilection une certaine grâce enfantine et plus de poésie que de manie.

L'autre petite nonne, moins petite pourtant et moins intelligente aussi, était la plus douce et la plus affectueuse créature du monde. Celle-là n'avait pas une parcelle de la morgue anglaise et de la méfiance catholique. Elle ne nous rencontrait jamais sans nous embrasser, en nous adressant, d'un ton à la fois larmoyant et enjoué, les épithètes les plus tendres.

Les enfans sont portés à abuser de l'expansion qu'on a avec eux, aussi les pensionnaires avaient-elles peu de respect pour cette bonne petite nonne. Les Anglaises surtout regardaient comme un travers le laisser aller affectueux de ses manières. Il n'y a pas à dire, au couvent comme ailleurs, j'ai toujours trouvé cette race hautaine et guindée à la surface. Le caractère des Anglaises est plus bouillant que le nôtre. Leurs instincts ont plus d'animalité dans tous les genres. Elles sont moins maîtresses que nous de leurs sentimens et de leurs passions. Mais elles sont plus maîtresses de leurs mouvemens, et dès l'enfance il semble qu'elles s'étudient à les cacher et à se composer une habitude de maintien impassible. On dirait qu'elles viennent au monde dans la toile goudronnée dont on faisait ces fameux collets montés devenus synonymes d'orgueil et de pruderie.

Pour en revenir à la sœur Anna-Joseph, je l'aimais comme elle était, et quand elle venait à moi les bras ouverts et l'œil humide (elle avait toujours l'air d'un enfant qui vient d'être grondé et qui demande protection ou consolation au premier venu), je ne songeais point à épiloguer sur la banalité de ses caresses: je les lui rendais avec la sincérité d'une sympathie toute d'instinct, car, d'affection raisonnée, il n'y avait pas moyen d'y songer avec elle. Elle ne savait pas dire deux mots de suite, parce qu'elle ne pouvait pas assembler deux idées. Était-ce bêtise, timidité, légèreté d'esprit? Je croirais plutôt que c'était maladresse intellectuelle, gaucherie du cerveau, si l'on peut parler ainsi. Elle jasait sans rien dire: mais c'est qu'elle eût voulu beaucoup dire et qu'elle ne le pouvait pas, même dans sa propre langue. Il n'y avait pas absence, mais confusion d'idées. Préoccupée de ce à quoi elle voulait penser, elle disait des mots pour d'autres mots qu'elle croyait dire, ou elle laissait sa phrase au beau milieu, et il fallait deviner le reste tandis qu'elle en commençait une autre. Elle agissait comme elle parlait. Elle faisait cent choses à la fois et n'en faisait bien aucune: son dévoûment, sa douceur, son besoin d'aimer et de caresser semblaient la rendre tout à fait propre aux fonctions d'infirmière dont on l'avait revêtue. Malheureusement comme elle embrouillait sa main droite avec sa main gauche, elle embrouillait malades, remèdes et maladies: elle vous faisait avaler votre lavement, elle mettait la potion dans la seringue. Et puis elle courait pour chercher quelque drogue à la pharmacie, et croyant monter l'escalier, elle le descendait, et réciproquement. Elle passait sa vie à se perdre et à se retrouver. On la rencontrait toujours affairée, toute dolente pour un bobo survenu à une de ses dearest sisters[16] ou à un de ses dearest children[17]. Bonne comme un ange, bête comme une oie, disait-on. Et les autres religieuses la grondaient beaucoup, ou la raillaient un peu vivement pour ses étourderies. Elle se plaignait d'avoir des rats dans sa cellule. On lui répondait que s'il y en avait, ils étaient sortis de sa cervelle. Désespérée quand elle avait fait une sottise, elle pleurait, perdait la tête et devenait complétement incapable de la retrouver.

Quel nom donner à ces organisations affectueuses, inoffensives, pleines de bon vouloir, mais, par le fait, inhabiles et impuissantes? Il y en a beaucoup, de ces natures-là, qui ne savent et ne peuvent rien faire, et qui, livrées à elles-mêmes, ne trouveraient pas dans la société une fonction applicable à leur individualité. On les appelle brutalement idiotes et imbéciles. Moi, j'aimerais mieux ce préjugé de certains peuples qui réputent sacrées les personnes ainsi faites. Dieu agit en elles mystérieusement, et il faut respecter Dieu dans l'être qu'il semble vouloir écraser de trop de pensées, ou embarrasser en lui ôtant le fil conducteur du labyrinthe intellectuel.

N'aurons-nous pas un jour une société assez riche et assez chrétienne pour qu'on ne dise plus aux inhabiles: «Tant pis pour toi, deviens ce que tu pourras?» L'humanité ne comprendra-t-elle jamais que ceux qui ne sont capables que d'aimer sont bons à quelque chose, et que l'amour d'une bête est encore un trésor?

Pauvre petite sœur Anna-Joseph, tu fis bien de te tourner vers Dieu, qui seul ne rebute pas les élans d'un cœur simple, et, quant à moi, je le remercie de ce qu'il m'a fait aimer en toi cette sainte simplicité qui ne pouvait rien donner que de la tendresse et du dévouement. Faites les difficiles, vous autres qui en avez trop rencontré dans ce monde!

J'ai gardé pour la dernière celle des nonnes que j'ai le plus aimée. C'était, à coup sûr, la perle du couvent. Mme Mary Alicia Spiring était la meilleure, la plus intelligente et la plus aimable des cent et quelques femmes, tant vieilles que jeunes, qui habitaient, soit pour un temps, soit pour toujours le couvent des Anglaises. Elle n'avait pas trente ans lorsque je la connus. Elle était encore très belle, bien qu'elle eût trop de nez et trop peu de bouche. Mais ses grands yeux bleus bordés de cils noirs étaient les plus beaux, les plus francs, les plus doux yeux que j'aie vus de ma vie. Toute son âme généreuse, maternelle et sincère, toute son existence dévouée, chaste et digne étaient dans ces yeux-là. On eût pu les appeler, en style catholique, des miroirs de pureté. J'ai eu longtemps l'habitude, et je ne l'ai pas tout à fait perdue, de penser à ces yeux-là quand je me sentais la nuit, oppressée par ces visions effrayantes qui vous poursuivent encore après le réveil. Je m'imaginais rencontrer le regard de Mme Alicia, et ce pur rayon mettait les fantômes en fuite.

Il y avait dans cette personne charmante quelque chose d'idéal; je n'exagère pas, et quiconque l'a vue un instant à la grille du parloir, quiconque l'a connue quelques jours au couvent, a ressenti pour elle une de ces subites sympathies mêlées d'un profond respect, qu'inspirent les âmes d'élite. La religion avait pu la rendre humble, mais la nature l'avait faite modeste. Elle était née avec le don de toutes les vertus, de tous les charmes, de toutes les puissances que l'idée chrétienne bien comprise par une noble intelligence ne pouvait que développer et conserver. On sentait qu'il n'y avait point de combat en elle et qu'elle vivait dans le beau et dans le bon comme dans son élément nécessaire. Tout était en harmonie chez elle. Sa taille était magnifique et pleine de grâces sous le sac et la guimpe. Ses mains effilées et rondelettes étaient charmantes, malgré une ankylose des petits doigts qui ne se voyait pas habituellement. Sa voix était agréable, sa prononciation d'une distinction exquise dans les deux langues, qu'elle parlait également bien. Née en France d'une mère française, élevée en France, elle était plus Française qu'Anglaise, et le mélange de ce qu'il y a de meilleur dans ces deux races en faisait un être parfait. Elle avait la dignité britannique sans en avoir la raideur, l'austérité religieuse sans la dureté. Elle grondait parfois, mais en peu de mots, et c'étaient des mots si justes, un blâme si bien motivé, des reproches si directs, si nets, et pourtant accompagnés d'un espoir si encourageant, qu'on se sentait courbée, réduite, convaincue, devant elle, sans être ni blessée, ni humiliée ni dépitée. On l'estimait d'autant plus qu'elle avait été plus sincère, on l'aimait d'autant plus qu'on se sentait moins digne de l'amitié qu'elle vous conservait, mais on gardait l'espoir de la mériter, et on y arrivait certainement, tant cette affection était désirable et salutaire.

Plusieurs religieuses avaient une fille, ou plusieurs filles parmi les pensionnaires, c'est-à-dire que, sur la recommandation des parens, ou sur la demande d'un enfant et avec la permission de la supérieure, il y avait une sorte d'adoption maternelle spéciale. Cette maternité consistait en petits soins particuliers, en réprimandes tendres ou sévères à l'occasion. La fille avait la permission d'entrer dans la cellule de sa mère, de lui demander conseil ou protection, d'aller quelquefois prendre le thé avec elle dans l'ouvroir des religieuses, de lui offrir un petit ouvrage à sa fête, enfin de l'aimer et de le lui dire. Tout le monde voulait être la fille de Poulette ou de la mère Alippe. Mme Marie-Xavier avait des filles. On désirait vivement être celle de Mme Alicia, mais elle était avare de cette faveur. Secrétaire de la communauté, chargée de tout le travail de bureau de la supérieure, elle avait peu de loisir et beaucoup de fatigue. Elle avait une fille bien-aimée, Louise de Courteilles (qui a été depuis Mme d'Aure). Cette Louise était sortie du couvent, et personne n'osait espérer de la remplacer.

Cette ambition me vint comme aux gens naïfs qui ne doutent de rien. On se prenait de passion filiale autour de moi pour Mme Alicia, mais on n'osait pas le lui dire. J'allai le lui dire tout net et sans m'embarrasser l'esprit du sermon qui m'attendait. «Vous? me dit-elle. Vous le plus grand diable du couvent? Mais vous voulez donc me faire faire pénitence? Que vous ai-je donc fait pour que vous m'imposiez le gouvernement d'une aussi mauvaise tête que la vôtre? Vous voulez me remplacer, vous, enfant terrible, ma bonne Louise, ma douce et sage enfant? Je crois que vous êtes folle ou que vous m'en voulez.—Bah! lui répondis-je sans me déconcerter, essayez toujours, qui sait? Je me corrigerai peut-être, je deviendrai peut-être charmante pour vous faire plaisir!—A la bonne heure, dit-elle; si c'est dans l'espoir de vous amender que je vous entreprends, je m'y résignerai peut-être; mais vous me fournissez là un rude moyen de faire mon salut, et j'en aurais préféré un autre.—Un ange comme Louise de Courteilles ne compte pas pour votre salut, repris-je. Vous n'avez eu aucun mérite avec elle; vous en auriez beaucoup avec moi.—Mais si, après m'être donné beaucoup de peine, je ne réussis pas à vous rendre sage et pieuse?—Pouvez-vous me promettre de m'aider au moins?—Pas trop, répondis-je. Je ne sais pas encore ce que je suis et ce que je veux être. Je sens que je vous aime beaucoup, et je me figure que, de quelque façon que je tourne, vous serez forcée de m'aimer aussi.—Je vois que vous ne manquez pas d'amour-propre?—Oh! vous verrez que ce n'est pas cela; mais j'ai besoin d'une mère. J'en ai deux en réalité qui m'aiment trop, que j'aime trop, et nous ne nous faisons que du mal les unes aux autres. Je ne peux guère vous expliquer cela, et pourtant vous le comprendriez, vous qui avez votre mère, dans le couvent; mais soyez pour moi une mère à votre manière. Je crois que je m'en trouverai bien. C'est dans mon intérêt que je vous le demande, et je ne m'en fais point accroire. Allons, chère mère, dites oui, car je vous avertis que j'en ai déjà parlé à ma bonne maman et à madame la supérieure, et qu'elles vont vous le demander aussi.

Mme Alicia se résigna, et mes compagnes, tout étonnées de cette adoption, me disaient: «Tu n'es pas malheureuse, toi! Tu es un diable incarné, tu ne fais que des sottises et des malices. Pourtant voilà Mme Eugénie qui te protége et Mme Alicia qui t'aime, tu es née coiffée.»—«Peut-être!» disais-je avec la fatuité d'un mauvais sujet.

Mon affection pour cette admirable personne était pourtant plus sérieuse qu'on ne pensait et qu'elle ne le croyait certainement elle-même. Je n'avais jamais senti qu'une passion dans mon petit être, l'amour filial; cette passion se concentrait en moi; ma véritable mère y répondait tantôt trop, tantôt pas assez, et, depuis que j'étais au couvent, elle semblait avoir fait vœu de repousser mes élans et de me restituer à moi-même pour ainsi dire. Ma grand'mère me boudait parce que j'avais accepté l'épreuve qu'elle m'avait imposée. Ni l'une ni l'autre n'avait plus de raison que moi. J'avais besoin d'une mère sage, et je commençais à comprendre que l'amour maternel, pour être un refuge, ne doit pas être une passion jalouse.

Malgré la dissipation où mon être moral semblait s'être absorbé et comme évaporé, j'avais toujours mes heures de rêverie douloureuse et de sombres réflexions dont je ne faisais part à personne. J'étais parfois si triste en faisant mes folies, que j'étais forcée de m'avouer malade pour ne pas m'épancher. Mes compagnes anglaises se moquaient de moi et me disaient: «You are low-spirited to-day?—What is the matter with you?»[18] Isabelle avait coutume de répéter quand j'étais jaune et abattue: «She is in her low-spirits, in her spiritual absences»[19]. Elle faisait ma charge, je riais, et je gardais mon secret.

J'étais diable moins par goût que par laisser-aller. J'aurais tourné à la sagesse si mes diables l'eussent voulu. Je les aimais, ils me faisaient rire, ils m'arrachaient à moi-même: mais cinq minutes de sévérité de Mme Alicia me faisaient plus de bien, parce que, dans cette sévérité, soit amitié particulière, soit charité chrétienne, je sentais un intérêt plus sérieux et plus durable qu'il n'y en avait dans cet échange de gaîté entre mes compagnes et moi. Si j'avais pu vivre à l'ouvroir ou dans la cellule de ma chère mère, au bout de trois jours je n'aurais plus compris qu'on s'amusât sur les toits ou dans les caves.

J'avais besoin de chérir quelqu'un et de le placer dans ma pensée habituelle au-dessus de tous les autres êtres, de rêver en lui la perfection, le calme, la force, la justice: de vénérer enfin un objet supérieur à moi, et de rendre dans mon cœur un culte assidu à quelque chose comme Dieu ou comme Corambé. Ce quelque chose prenait les traits graves et sereins de Maria Alicia. C'était mon idéal, mon saint amour, c'était la mère de mon choix.

Quand j'avais fait le diable tout le jour, je me glissais le soir dans sa cellule après la prière. C'était une des prérogatives de mon adoption. La prière finissait à huit heures et demie. Nous montions l'escalier de notre dortoir, et nous trouvions dans les longs corridors (qu'on appelait dortoirs aussi, parce que toutes les portes des cellules y donnaient) les nonnes alignées sur deux rangs, et rentrant chez elles en psalmodiant à haute voix des prières en latin. Elles s'arrêtaient devant une madone qui était sur le dernier palier, et là elles se séparaient, après plusieurs versets et répons. Chacune entrait dans sa cellule sans rien dire, car, entre la prière et le sommeil, le silence leur était imposé.

Mais celles qui avaient une fonction à remplir auprès des malades ou auprès de leurs filles étaient dispensées de s'astreindre à ce réglement. J'avais donc le droit d'entrer chez ma mère entre neuf heures moins un quart et neuf heures. Lorsque neuf heures sonnaient à la grande horloge, il fallait que sa lumière fût éteinte et que je fusse rentrée au dortoir. C'était donc quelquefois cinq ou six minutes seulement qu'elle pouvait m'accorder, encore avec préoccupation et l'oreille attentive aux quarts, demi-quarts et avant-quarts que sonnait la vieille horloge, car Mme Alicia était scrupuleusement fidèle à l'observance des moindres règles, et elle n'y eût pas voulu manquer d'une seconde.

«Allons, me disait-elle en m'ouvrant sa porte, que je grattais d'une certaine façon pour me faire admettre, voilà encore mon tourment!» C'était sa formule habituelle, et le ton dont elle la disait était si bon, si accueillant, son sourire était si tendre et son regard si doux que je me trouvais parfaitement encouragée à entrer. «Voyons, disait-elle, que venez-vous me dire de nouveau? Auriez-vous été sage, par hasard, aujourd'hui?—Non.—Mais vous n'êtes pas en bonnet de nuit, cependant? (On sait que c'était la marque de pénitence qui était devenue à peu près adhérente à mon chef.)—Je ne l'ai eu que deux heures, ce soir, disais-je.—Ah! fort bien! Et ce matin?—Ce matin, je l'avais à l'église. Je me suis glissée derrière les autres pour que vous ne le vissiez point.—Ah! ne craignez rien! je vous regarde le moins possible, pour ne pas voir ce vilain bonnet. Eh bien! vous l'aurez donc encore demain?—Oh! probablement!—Vous ne voulez donc pas changer?—Je ne peux pas encore.—Alors qu'est-ce que vous venez faire chez moi?—Vous voir et me faire gronder.—Ah! cela vous amuse?—Cela me fait du bien.—Je ne m'en aperçois pas du tout, et cela me fait du mal, à moi, méchante enfant!—Ah! tant mieux! lui disais-je, cela prouve que vous m'aimez.—Et que vous ne m'aimez pas!» reprenait-elle.

Alors elle me grondait, et j'avais un grand plaisir à être grondée par elle. «Au moins, me disais-je, voilà une mère qui m'aime pour moi et qui a raison avec moi.» Je l'écoutais avec le recueillement d'une personne bien décidée à se convertir, et pourtant je n'y songeais nullement.

«Allons me disait-elle, vous changerez, je l'espère; vos sottises vous ennuieront, et Dieu parlera à votre âme.—Le priez-vous beaucoup pour moi?—Oui, beaucoup.—Tous les jours?—Tous les jours.—Vous voyez bien que si j'étais sage, vous m'aimeriez moins et ne penseriez pas si souvent à moi.»

Elle ne pouvait s'empêcher de rire, car elle avait ce fond de gaîté qui est le cachet des bons esprits et des bonnes consciences. Elle me prenait par les épaules et me secouait comme pour faire sortir le diable dont j'étais possédée. Puis l'heure sonnait, et elle me jetait à la porte en riant. Et je remontais au dortoir, emportant, comme par influence magnétique, quelque chose de la sérénité et de la candeur de cette belle âme.

Je n'ai dit ces détails que pour compléter le portrait de ma chère Marie Alicia, car j'aurai beaucoup à revenir sur mes relations avec elle. J'achève maintenant ma nomenclature en disant que nous avions quatre sœurs converses dont je ne me rappelle bien que deux, la sœur Thérèse et la sœur Hélène.

Sister Teresa était une grande vieille d'un beau type. Elle était gaie, brusque, moqueuse, adorablement bonne. C'est encore un de mes chers souvenirs. C'est elle qui m'avait baptisée Madcap. Elle ne savait pas un mot de français et ne pouvait, dans aucune langue, dire correctement trois paroles. C'était une Ecossaise, maigre, forte, très active, vous repoussant toujours de manière à vous attirer, se plaisant aux niches qu'on lui faisait, et capable de vous châtier à coups de balai, tout en riant plus haut que vous. Elle aussi aimait les diables et ne les craignait point.

Elle avait l'emploi de distiller l'eau de menthe, ce qui était une industrie très perfectionnée dans notre couvent. On cultivait la plante dans de grands carrés réservés, au jardin des religieuses. Trois ou quatre fois par semaine, on la fauchait comme une luzerne, et on l'apportait dans une vaste cave qui servait de laboratoire à la sœur Thérèse. Cette cave était située juste au-dessous de la grande classe, et on y descendait par un large escalier. C'était donc naturellement une de nos premières étapes quand nous partions pour nos escapades. Mais quand la distilleuse était absente, tout était fermé avec le plus grand soin, et quand elle était présente, il ne fallait pas songer à folâtrer au milieu de ses alambics et de ses cornues. On s'arrêtait devant la porte ouverte et on la taquinait en paroles, ce qu'elle acceptait fort bien. Cependant, moi qui savais faire tranquillement mes impertinences, j'arrivai bientôt à pénétrer dans le sanctuaire. Je me tins d'abord pendant quelque temps en observation; j'aimais à la regarder. Seule dans cette grande cave éclairée par un jour blanc, qui, du soupirail, tombait sur sa robe violette, sur son voile d'un noir grisâtre et sur sa figure accentuée de lignes, terne de couleur comme une terre cuite, elle avait l'air d'une sorcière de Macbeth faisant ses évocations autour des fourneaux. Parfois elle était immobile comme une statue, assise auprès de l'alambic où le précieux breuvage coulait goutte à goutte: elle lisait la Bible en silence, ou murmurait ses offices d'une voix rauque et monotone. Elle était belle dans sa rude vieillesse comme un portrait de Rembrandt.

Un jour qu'elle était absorbée ou assoupie, j'arrivai jusqu'à elle sur la pointe des pieds, et quand elle me vit au milieu de ses flacons et de tout l'attirail fragile qu'un combat folâtre eût compromis, force lui fut de capituler et de souffrir ma curiosité. Elle était si bonne qu'elle me prit en affection, Dieu sait pourquoi, et que je pus dès lors me glisser souvent à ses côtés. Quand elle vit que je n'étais pas maladroite et que je ne brisais rien, elle se laissa distraire et désennuyer par mes flâneries, et, tout en me reprochant de n'être pas à la classe, elle ne me poussa jamais dehors, comme elle faisait des autres. L'odeur de la menthe lui causait des maux d'yeux et des migraines. Je l'aidais à étaler et à remuer son fourrage embaumé, et dans les jours d'été, quand on étouffait dans la classe, je trouvais un bien-être extrême à me réfugier dans cette cave dont le parfum me charmait.

L'autre sœur converse, sœur Hélène, était la maîtresse servante du couvent. Elle faisait les lits au dortoir, balayait l'église, etc. Comme après Mme Alicia, c'est la religieuse qui m'a été la plus chère, je parlerai beaucoup d'elle en temps et lieu; mais, à la phase de mon récit où je me trouve, je n'ai rien à en dire. Je fus longtemps sans faire la moindre attention à elle.

Les deux autres converses faisaient la cuisine. Ainsi, au couvent comme ailleurs, il y avait une aristocratie et une démocratie. Les dames de chœur vivaient en patriciennes. Elles avaient des robes blanches et du linge fin. Les converses travaillaient comme des prolétaires et leur vêtement sombre était plus grossier. C'étaient de vraies femmes du peuple, sans aucune éducation, et beaucoup moins absorbées par l'église et les offices que par les travaux de ce grand ménage. Elles n'étaient pas en nombre pour y suffire, et il y avait en outre deux servantes séculières, Marie-Anne et Marie-Josephe, sa nièce, deux créatures excellentes qui me dédommageaient bien de Rose et de Julie.

En général on était bon comme Dieu dans cette grande famille féminine. Je n'y ai pas rencontré une seule méchante compagne, et parmi les religieuses et les maîtresses, sauf Mlle D..., je n'ai trouvé que tendresse ou tolérance. Comment ne chérirais-je pas le souvenir de ces années, les plus tranquilles, les plus heureuses de ma vie? J'y ai souffert de moi-même au physique et au moral, mais, en aucun temps et en aucun lieu, je n'ai moins souffert de la part des autres.

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