Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)
CHAPITRE TREIZIEME.
Départ d'Isabelle pour la Suisse.—Amitié protectrice de Sophie pour moi.—Fanelly.—La liste des affections.—Anna.—Isabelle quitte le couvent.—Fanelly me console.—Retour sur le passé.—Précautions mal entendues des religieuses.—Je fais des vers.—J'écris mon premier roman.—Ma grand'mère revient à Paris.—M. Abraham.—Études sérieuses pour la présentation à la cour.—Je retombe dans mes chagrins de famille.—On me met en présence d'épouseurs.—Visites chez de vieilles comtesses.—On me donne une cellule.—Description de ma cellule.—Je commence à m'ennuyer de la diablerie.—La vie des saints.—Saint Siméon le Stylite, saint Augustin, saint Paul.—Le Christ au jardin des Oliviers.—L'Évangile.—J'entre un soir dans l'église.
Mon premier chagrin à la grande classe fut le départ d'Isabelle. Ses parens l'emmenaient en Suisse avec sa sœur aînée, qui n'était pas au couvent. Isabelle partit, joyeuse de faire un si beau voyage, ne regrettant que Sophie, et faisant fort peu d'attention à mes larmes. J'en fus blessée. J'aimais Sophie et j'en étais doublement jalouse: jalouse, parce qu'elle me préférait Isabelle; jalouse, parce que Isabelle me la préférait. J'eus quelques jours de grand chagrin. Mais la jalousie en amitié n'est point mon mal: je la méprise et m'en défends assez bien. Quand je vis Sophie pleurer son amie et dédaigner mes consolations, je ne fis pas la superbe. Je la priai de m'associer à ses regrets, d'être triste avec moi sans se gêner et de me parler d'Isabelle sans jamais craindre de lasser ma patience et mon affection. «Au fait, me dit Sophie en se jetant dans mes bras, je ne sais pas pourquoi nous t'avions traitée comme un enfant, Isabelle et moi. Tu as plus de cœur qu'on ne pense, et je te jure amitié sérieuse. Tu me permettras d'aimer Isabelle avant tout. Elle y a droit par ancienneté, mais après Isabelle, je sens que c'est toi que j'aime plus que tout le monde ici.»
J'acceptai joyeusement la part qui m'était faite, et je devins l'inséparable de Sophie. Elle fut toujours aimable et charmante: mais je dois dire que, pour l'élan du cœur et le dévoûment complet, je fis toujours les frais de cette amitié; Sophie était exclusive malgré elle. Son âme ne pouvait se partager. Je l'accusai quelquefois d'ingratitude, puis je sentis que j'avais tort, et, sans la quitter d'une semelle, j'ouvris mon cœur à d'autres amitiés.
Mary partit pour un voyage en Angleterre. Elle devait revenir bientôt, et je ne m'en affectai pas beaucoup, parce que mon entrée à la grande classe nous avait beaucoup séparées, et qu'à son retour elle devait m'y rejoindre. Mais son absence se prolongea. Elle ne revint qu'au bout d'un an et pour rentrer à la petite classe. L'affection qui s'empara de moi me dédommagea de toutes ces pertes, et je trouvai dans Fanelly de Brisac la plus aimante de toutes mes amies.
C'était une petite blonde, fraîche comme une rose et d'une physionomie si vive, si franche, si bonne, qu'on avait du plaisir à la regarder. Elle avait de magnifiques cheveux cendrés qui tombaient en longues boucles sur ses yeux bleus et sur ses joues rondelettes. Comme elle remuait toujours, qu'elle ne savait pas marcher sans courir, ni courir sans bondir comme une balle, ce perpétuel flottement de cheveux était la chose la plus gaie du monde. Ses lèvres vermeilles ne savaient que sourire, et, comme elle était de Nérac, elle avait un petit accent gascon qui réjouissait l'oreille. Ses sourcils se rejoignaient au-dessus de son petit nez, ses yeux pétillaient comme des étincelles. Elle agissait et entreprenait toujours, elle ne connaissait pas la rêverie. Elle babillait sans désemparer. Elle était tout feu, tout cœur, tout soleil, un vrai type méridional, la plus aimable, la plus vivante, la plus prévenante compagne que j'aie jamais eue.
Elle m'aima la première et me le dit sans savoir comment j'y répondrais. J'y répondis tout de suite et de tout mon cœur, sans savoir où cela me mènerait. Mais ma bonne étoile avait présidé à ce pacte d'inspiration. Je trouvai en elle un trésor de bonté, la douceur d'un ange dans la pétulance d'un démon, un esprit rayonnant de santé morale, une abondance de cœur inépuisable, une complaisance empressée, ingénieuse, active, une droiture et une générosité d'instincts à toute épreuve, un caractère comme on n'en rencontre pas trois dans la vie pour l'unité, l'égalité, la sûreté. Cette personne-là a toujours vécu loin de moi depuis, nous ne nous sommes presque pas écrit. Elle n'était pas écriveuse, comme nous disions au couvent: nous ne nous sommes pas revues. Elle s'est mariée avec un homme très estimable, M. le Franc de Pompignan, mais dont la religion politique et sociale doit être tout l'opposé de la mienne. Elle doit donc vivre dans un milieu où je suis considérée très probablement comme un suppôt de l'Antechrist[20]. Mais en dépit de tout cela, il y a une chose dont je suis aussi assurée que de ma propre existence, c'est que Fanelly m'aime toujours tendrement et ardemment, c'est qu'aucun nuage n'a passé sur cette irrésistible et complète sympathie que nous avons éprouvée l'une pour l'autre, il y a trente ans, c'est qu'elle ne pense jamais à moi sans se dire qu'elle m'aime et sans être certaine que je l'aime aussi. Qui ne l'eût aimée? Elle n'avait pas un seul défaut, pas un seul travers. A la voir si rieuse, si échevelée, si en l'air, on eût pu croire qu'elle ne pensait à rien, et cependant elle pensait toujours à vous être agréable; elle vivait pour ainsi dire de l'affection qu'elle vous portait et du plaisir qu'elle voulait vous donner. Je la vois toujours entrant dans la classe dix fois par jour (car elle savait sortir de classe comme personne) et remuant sa jolie tête blonde à droite et à gauche pour me chercher. Elle était myope malgré ses beaux yeux. «Ma tante, disait-elle, où est donc ma tante? qu'a-t-on fait de ma tante? Mesdemoiselles, mesdemoiselles, qui a vu ma tante?—Eh! je suis là, lui disais-je. Viens donc auprès de moi.
—Ah! c'est bien, ma tante! Tu m'as gardé ma place à côté de toi. C'est bien, c'est bien, nous allons rire. Mais qu'est-ce que tu as, ma tante? Tu as l'air soucieux, voyons, dis-moi ce que tu as?
—Mais rien.
—En ce cas, ris donc, est-ce que tu t'ennuies? Eh, oui, je parie! Il y a au moins une heure que tu es tranquille. Viens, décampons; j'ai découvert quelque chose de charmant.»
Et elle m'emmenait battre les buissons dans le jardin, ou les pavés dans le cloître, et elle avait toujours préparé quelque folle surprise pour me divertir. Il n'y avait pas moyen d'être triste ou seulement rêveuse avec elle, et ce qu'il y avait de remarquable dans ce charmant naturel, c'est que son tourbillonnement ne fatiguait jamais. Elle vous arrachait à vous-même et ne vous faisait jamais regretter de vous être laissé aller. Elle était pour moi la santé, la vie de l'âme et du corps. C'était le ciel qui me l'envoyait, à moi qui avais, qui ai toujours eu besoin précisément de l'initiative des autres pour exister.
Je trouvais fort doux d'être aimée ainsi, et je dois ajouter que cette enfant est dans ma vie le seul être dont je me sois sentie aimée à toute heure avec la même intensité et la même placidité.
Comment fit-elle durant deux années d'intimité pour ne pas se lasser de moi un seul instant? C'est qu'elle avait une libéralité de cœur tout exceptionnelle. C'est aussi qu'elle avait un esprit peu ordinaire. Elle avait trouvé le secret de me transformer, de me rendre amusante, de m'arracher si bien à mes langueurs et à mes abattemens, qu'elle en était venue à me croire vivante comme elle. Elle ne se doutait pas que c'était elle qui me donnait la vie.
On avait au couvent l'enfantine et plaisante habitude d'établir et de respecter le classement de ses amitiés. L'on exigeait cela les unes des autres, ce qui prouve que la femme est née jalouse, et tient à ses droits dans l'affection, à défaut d'autres droits à faire valoir dans la société. Ainsi, on dressait la liste de ses relations plus ou moins intimes: on les classait par ordre, et les initiales des quatre ou cinq noms préférés étaient comme une devise qu'on lisait sur les cahiers, sur les murs, sur les couvercles de pupitre, comme autrefois l'on mettait certains chiffres et certaines couleurs sur ses armes et sur son palefroi. Quand on avait donné la première place, on n'avait pas le droit de la reprendre pour la donner à une autre. L'ancienneté faisait loi. Ainsi ma liste de la grande classe portait invariablement Isabella Clifford en tête, et puis Sophie Cary. Quand vint Fanelly, elle ne put avoir que la troisième place, et bien que Fanelly n'eût pas de meilleures amies que moi, bien qu'elle n'en eût jamais d'autres que les miennes, elle accepta sans jalousie et sans chagrin cette troisième place. Après elle vint Anna Vié, qui eut la quatrième; et pendant près d'une année je ne formai pas d'autres relations. Le nom de Mme Alicia couronnait toujours la liste; elle brillait seule, au-dessus, comme mon soleil. Les initiales de mes quatre compagnes formaient le mot Isfa, que je traçais sur tous les objets à mon usage dans la classe, comme une formule cabalistique. Quelquefois je l'entourais d'une auréole de petits a pour signifier qu'Alicia remplissait tout le reste de mon cœur. Combien de fois Mme Eugénie, qui, avec sa vue débile, voyait cependant tout, et mettait son petit nez curieux dans toutes nos paperasses, s'est-elle creusé l'esprit pour découvrir ce que signifiait ce mot mystérieux! Chacune de nous, ayant un logogriphe du même genre, lui laissait présumer que nous avions une langue de convention, et qu'à l'aide de ce langage nous conspirions contre son autorité. Mais elle interrogeait vainement. On lui disait que c'étaient des lettres jetées au hasard pour essayer les plumes. Le mystère est une si belle chose quand il ne cache aucun secret!
Anna Vié, ma quatrième, était une personne très intelligente, gaie, railleuse, malicieuse, la plus spirituelle du couvent en paroles. Il était impossible de ne pas se plaire avec elle. Elle était laide et pauvre, et ces deux disgrâces dont elle riait sans cesse, faisaient son plus grand charme; orpheline, elle avait pour tout appui un vieil oncle grec, M. de Césarini, qu'elle connaissait peu et craignait beaucoup. Diable au premier chef, rageuse surtout, redoutée pour son ironie, elle avait pourtant un noble et généreux cœur. Sa gaîté brillante cachait un grand fonds d'amertume. Son avenir, qui se présentait toujours à elle sous des couleurs sombres, son esprit, qui la faisait craindre plus qu'aimer; ses pauvres petites robes noires, fanées, sa petite taille, qui ne se développait point, son teint jaune et bilieux, ses petits yeux étranges, tout lui était un sujet de plaisanterie apparente et de douleur secrète. A cause de cela, on la croyait envieuse des avantages des autres. Cela n'était point. Elle avait une grande droiture de jugement, une grande élévation d'idées, et quand elle vous aimait assez pour ne plus rire avec vous, elle pleurait avec noblesse et s'emparait de votre sympathie. Longtemps nous caressâmes ensemble le rêve qu'elle viendrait habiter Nohant quand j'y retournerais. Ma grand'mère souriait à ce projet; mais l'oncle d'Anna, à qui celle-ci en parla d'abord, ne s'y montra pas favorable.
Je l'ai revue une ou deux fois depuis notre séparation. Elle avait épousé un M. Desparbès de Lussan, de la famille de Mme de Lussan, qui avait été l'amie intime de ma grand'mère. Anna, mariée, n'était plus la même personne. Elle avait grandi, son teint s'était éclairci: sans être jolie, elle était devenue agréable. Elle habitait la campagne à Ivry. Son mari n'était ni jeune, ni riche ni avenant, mais elle s'en louait beaucoup, et, soit pour lui complaire, soit pour se réconcilier avec son sort, qui ne paraissait pas enivrant, elle était devenue dévote, de sceptique très obstinée que je l'avais connue.
Un autre changement qui m'étonna davantage et qui m'affligea, fut la contrainte et la froideur de ses manières avec moi. Je n'étais pourtant pas George Sand alors, et je ne songeais guère à le devenir. J'étais encore catholique, et si inconnue en ce monde que personne ne songeait à dire du mal de moi. La réserve de mon ancienne amie ne m'eût peut-être pas empêchée de la revoir, car je croyais deviner quelle n'était pas plus heureuse dans le monde qu'au couvent, et qu'elle aurait besoin de s'épancher avec moi quand nous serions seules; mais je n'habitais point Paris, et les douze ou treize ans que j'ai passés a Nohant après mon mariage ont nécessairement rompu la plupart de mes relations de couvent. J'ai su qu'Anna avait perdu son mari après quelques années de mariage, et je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Puisse-t-elle être heureuse! Elle avait toujours désespéré de pouvoir l'être, et pourtant elle le méritait beaucoup.
Pendant près d'un an, Sophie, Fanelly, Anna et moi, nous fûmes inséparables. Je fus le lien entre elles; car, avant que Sophie m'eût acceptée pour sa seconde, et que les deux autres m'eussent adoptée pour leur première, elles n'avaient pas marché ensemble. Notre intimité fut sans nuages. Je souffrais bien un peu des fréquentes indifférences de Sophie, qui se croyait obligée d'aimer Isabelle absente plus que moi, tandis que je me croyais obligée d'aimer Isabelle absente et Sophie indifférente plus que Fanelly et Anna, qui m'adoraient généreusement. Mais c'était la règle, la loi. On aurait cru mériter l'odieuse qualification d'inconstante si on eût dérangé l'ordre de la liste. Pourtant je dois dire à ma justification qu'en dépit de la liste, en dépit de l'ancienneté, en dépit des promesses échangées, je ne pouvais m'empêcher de sentir que j'aimais Fanelly plus que toutes les autres, et je lui faisais souvent cet étrange raisonnement: «Par ma volonté tu n'es que ma troisième, mais contre ma volonté tu es ma première et peut-être ma seule.» Elle riait. «Qu'est-ce que cela me fait, me disait-elle, que tu me comptes la troisième, si tu m'aimes comme je t'aime? va, ma tante, je ne t'en demande pas davantage. Je ne suis pas fière, et j'aime celles que tu aimes.» Isabelle revint de Suisse au bout de quelques mois, mais elle vint nous dire adieu, elle quittait définitivement le couvent. Elle partait pour l'Angleterre. J'eus un désespoir complet, d'autant plus que, tout absorbée par Sophie, elle s'apercevait à peine de ma présence et se retourna pour dire: «Qu'a donc cette petite à pleurer comme cela?» Je trouvai le mot bien dur; mais comme Sophie lui dit que j'avais été sa consolatrice et qu'elle m'avait prise pour amie, Isabelle s'efforça de me consoler et voulut que je fusse en tiers dans leur promenade. Elle revint nous voir une autre fois, et partit peu de temps après. Elle a fait un riche mariage. Je ne l'ai jamais revue.
Sophie ne se consola pas de cette séparation. Pour moi, dont l'amitié avait été plus courte et moins heureuse, je m'en laissai consoler par ma chère Fanelly, et je fis bien; car Isabelle n'avait jamais vu en moi qu'un enfant, et d'ailleurs, elle était peut-être plus sentimentale que tendre.
Mon année, presque mes dix-huit ans de diablerie s'écoulèrent comme un jour et sans que j'en eusse pour ainsi dire conscience. Sophie et Anna prétendaient s'ennuyer mortellement au couvent, et que ce fût un genre ou une réalité, toutes mes compagnes disaient la même chose. Il n'y avait que les dévotes qui se fussent interdit la plainte, et elles n'en paraissaient pas plus gaies. Tous ces enfans avaient été apparemment bien heureux dans leurs familles. Celles qui, comme Anna, n'avaient pas de famille, et dont les jours de sortie n'étaient rien moins que gais, rêvaient un monde de plaisir, de bals, de délices, de voyages, que sais-je! tout ce qui était la liberté et l'absence d'occupations réglées. La claustration et la règle sont apparemment ce qu'il y a de plus antipathique à l'adolescence.
Pour moi, si je souffris physiquement de la claustration, je ne m'en aperçus pas au moral; mon imagination ne devançait pas les années, et l'avenir me faisait plus de peur que d'envie. Je n'ai jamais aimé à regarder devant moi. L'inconnu m'effraie, j'aime mieux le passé qui m'attriste. Le présent est toujours une sorte de compromis entre ce que l'on a désiré et ce que l'on a obtenu. Tel qu'il est, on l'accepte ou on le subit, on sait qu'on a déjà subi ou accepté beaucoup de choses, mais que sait-on de ce qu'on pourra subir ou accepter le lendemain? Je n'ai jamais voulu me laisser dire ma bonne aventure, je ne croyais certes pas à la divination; mais l'avenir matériel me paraît toujours quelque chose de si grave que je n'aime pas qu'on m'en parle, même en rébus et en jongleries. Pour mon compte, je n'ai jamais fait à Dieu qu'une demande dans mes prières: c'est d'avoir la force de supporter ce qui m'arriverait.
Avec cette disposition d'esprit, qui n'a jamais changé, je me trouvai donc heureuse au couvent plus qu'ailleurs; car là, personne ne connaissant à fond le passé des autres, personne ne pouvait parler aux autres de ce qui devait leur arriver. Les parens parlent toujours de l'avenir à leurs enfans. Cet avenir de leur progéniture, c'est leur continuel souci, leur tendre et inquiète préoccupation. Ils voudraient l'arranger, l'assurer: ils y consument toute leur vie, et pourtant la destinée dément et déjoue toutes leurs prévisions. Les enfans ne profitent jamais des recommandations qu'on leur a faites. Certain instinct d'indépendance ou de curiosité les pousse même le plus souvent en sens contraire. Les nonnes n'ont pas le même genre de sollicitude pour les enfans qu'elles élèvent. Pour elles, il n'y a pas d'avenir sur la terre. Elles ne voient que le ciel ou l'enfer, et l'avenir, dans leur langage, s'appelle le salut. Avant même d'être dévote, ce genre d'avenir ne m'effrayait pas comme l'autre. Puisque, selon les catholiques, on est libre de choisir entre le salut et la damnation, puisque la grâce n'est jamais en défaut, et que la moindre bonne volonté vous jette dans une voie où les anges mêmes daignent marcher devant vous, je me disais avec une confiance superbe que je ne courais aucun danger, que j'y penserais quand je voudrais, et je ne me pressais pas d'y penser. Je n'étais pas sensible aux considérations d'intérêt personnel. Elles n'ont jamais agi sur moi, même en matière de religion. Je voulais aimer Dieu pour la seule douceur de l'aimer, je ne voulais pas avoir peur de lui: voilà ce que je disais quand on s'efforçait de m'épouvanter.
Sans réflexion et sans souci de cette vie et de l'autre, je ne songeais qu'à m'amuser, ou, pour mieux dire, je ne songeais même pas à cela: je ne songeais à rien. J'ai passé les trois quarts de ma vie ainsi, et pour ainsi dire à l'état latent. Je crois bien que je mourrai sans avoir réellement songé à vivre, et pourtant j'aurai vécu à ma manière, car rêver et contempler est une action insensible qui remplit parfaitement les heures et occupe les forces intellectuelles sans les trop user.
Je vivais donc là sans savoir comment et toujours prête à m'amuser comme l'entendraient mes amies. Anna aimait à causer, je l'écoutais. Sophie était rêveuse et triste, je m'attachais à ses pas en silence, ne la troublant pas dans ses méditations, ne la boudant pas quand elle revenait à moi. Fanelly aimait à courir, à rire, à fureter, à organiser toujours quelque diablerie, je devenais tout feu, toute joie, tout mouvement avec elle. Heureusement pour moi, elle s'emparait de moi; Anna nous suivait par amitié et Sophie par désœuvrement; alors commençaient des escapades et des vagabondages qui duraient des journées entières. On se donnait rendez-vous dans un coin quelconque; Fanelly, dont la petite bourse était toujours la mieux garnie et qui avait l'art de faire acheter en cachette par le portier tout ce qu'elle voulait, nous préparait sans cesse des surprises de gourmandise. C'était un melon magnifique, des gâteaux, des paniers de cerises ou de raisins, des beignets, des pâtés, que sais-je! Elle s'ingéniait toujours à nous régaler de quelque chose d'inattendu et de prodigieux. Pendant tout un été, nous ne fûmes nourries que par contrebande, et quelle folle nourriture! Il fallait avoir quinze ans pour n'en pas tomber malade. De mon côté, j'apportais les friandises que me donnaient Mme Alicia et la sœur Thérèse, qui confectionnait elle-même des dumpleens et des puddings délicieux, et qui m'appelait dans son laboratoire pour en bourrer mes poches.
Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures où l'on ne devait pas manger, c'était une fête, une partie fine et des rires inextinguibles, et des saletés de l'autre monde, comme de lancer au plafond la croûte d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec grâce, de cacher des os de poulets au fond d'un piano, de semer des pelures de fruit dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes graves. Tout cela paraissait énormément spirituel, et l'on se grisait à force de rire: car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de limonade.
La recherche de la victime était poursuivie avec ardeur, et j'aurais à raconter bien des déceptions qu'elle nous causa. Mais j'ai déjà raconté trop d'enfantillages, et, je le crains, avec trop de complaisance.
Je ne voudrais pourtant pas avoir oublié que mon but, en retraçant mes souvenirs, est d'intéresser mon lecteur au souvenir de sa propre vie. Déchirerai-je les pages qui précèdent comme puériles et sans utilité? Non! La gaîté, l'espièglerie même de l'adolescence, toujours mêlées d'une certaine poésie ou d'une grande activité d'imagination, sont une phase de notre existence que nous ne retraçons jamais sans nous sentir redevenir meilleurs, quand l'âge a passé sur nos têtes. L'adolescence est un âge de candeur, de courage et de dévouement souvent déraisonnable, toujours sincère et spontané. Ce que l'âge nous fait acquérir d'expérience et de jugement est au détriment de cette ingénuité première, qui ferait de nous des êtres parfaits si nous la conservions tout en acquérant la maturité. Faute de raison, ces trésors de la première jeunesse sont perdus ou stériles: mais en nous reportant à ce temps de prodigalité morale, nous reprenons possession de notre véritable richesse, et nul de nous ne serait capable d'une mauvaise action s'il avait toujours devant les yeux le spectacle de sa première innocence. Voilà pourquoi ces souvenirs sont bons pour tout le monde comme pour moi.
Pourtant j'abrége, car si je voulais rapporter tout ce que je me rappelle avec plaisir et avec une exactitude de mémoire, à certains égards, qui me surprend moi-même, je remplirais tout un volume. Il suffira de dire que je passai longtemps dans cet état de diablerie, ne faisant quoi que ce soit, si ce n'est d'apprendre un peu d'italien, un peu de musique, le moins possible en vérité. Je m'appliquais seulement à l'anglais, que j'avais hâte de savoir, parce que la moitié de la vie était manquée au couvent quand on n'entendait pas cette langue. Je commençais aussi à vouloir écrire. Nous en avions toutes la rage, et celles qui manquaient d'imagination passaient leur temps à s'écrire des lettres les unes aux autres: lettres parfois charmantes de tendresse et de naïveté, que l'on nous interdisait sévèrement comme si c'eût été des billets doux, mais que la prohibition rendait plus actives et plus ardentes.
Disons en passant que la grande erreur de l'éducation monastique est de vouloir exagérer la chasteté. On nous défendait de nous promener deux à deux, il fallait être au moins trois; on nous défendait de nous embrasser; on s'inquiétait de nos correspondances innocentes, et tout cela nous eût donné à penser si nous eussions eu en nous-mêmes seulement le germe des mauvais instincts qu'on nous supposait apparemment. Je sais que j'en eusse été fort blessée, pour ma part, si j'eusse compris le motif de ces prescriptions bizarres. Mais la plupart d'entre nous, élevées simplement et chastement dans leurs familles, n'attribuaient ce système de réserve excessive qu'à l'esprit de dévotion qui restreint l'élan des affections humaines en vue d'un amour exclusif pour le Créateur.
Je commençais donc à écrire, et mon premier essai, comme celui de tous les jeunes cerveaux, prit la forme de l'alexandrin. Je connaissais les règles de la versification, et j'y avais toujours fait, contre Deschartres, une opposition obstinée. J'avais parfaitement tort. Il n'y a pas de milieu entre la prose libre et le vers régulier. Je prétendais trouver un terme moyen, rimer de la prose et conserver une sorte de rhythme, sans me soucier de la rime et de la césure. Enfin, je prenais mes aises, prétendant que la règle était trop rigoureuse et gênait l'élan de la pensée. Je fis ainsi beaucoup de prétendus vers qui eurent grand succès au couvent, où l'on n'était pas difficile, il faut l'avouer. Ensuite il me prit fantaisie d'écrire un roman, et, bien que je ne fusse pas du tout dévote alors, ce fut un roman chrétien et dévot.
Ce prétendu roman était plutôt une nouvelle, car il n'avait qu'une centaine de pages. Le héros et l'héroïne se rencontraient, un soir, dans la campagne, aux pieds d'une madone où ils faisaient leurs prières. Ils s'admiraient et s'édifiaient l'un l'autre: mais, quoiqu'il fût de règle qu'ils devinssent amoureux l'un de l'autre, ils ne le devinrent pas. J'avais résolu, par les conseils de Sophie, de les amener à s'aimer; mais quand j'en fus là, quand je les eus décrits beaux et parfaits tous les deux, dans un site enchanteur, au coucher du soleil, à l'entrée d'une chapelle gothique ombragée de grands chênes, jamais je ne pus dépeindre les premières émotions de l'amour. Cela n'était point en moi, il ne me vint pas un mot. J'y renonçai. Je les fis ardemment pieux, quoique la piété ne fût pas plus en moi que l'amour; mais je la comprenais, parce que j'en avais le spectacle sous les yeux, et peut-être d'ailleurs le germe de cet amour-là commençait-il à éclore en moi à mon insu. Tant il y a que mes deux jeunes gens, après plusieurs chapitres de voyages et d'aventures que je ne me rappelle pas du tout, se consacrèrent à Dieu chacun de son côté: la demoiselle prit le voile, et le héros se fit prêtre.
Sophie et Anna trouvèrent mon roman bien écrit et les détails leur plurent. Mais elles déclaraient que Fitz Gérald (c'était le nom du héros) était un personnage fort ennuyeux, et que l'héroïne n'était guère plus divertissante. Il y avait une mère qui leur plut davantage; mais, en somme, ma prose eut moins de succès que mes vers, et ne me charma point moi-même. Je fis un autre roman, un roman pastoral, que je jugeai plus mauvais que le premier et dont j'allumai le poêle un jour d'hiver. Puis je cessai d'écrire, jugeant que cela ne pourrait jamais m'amuser, et trouvant qu'en comparaison de l'infinie jouissance morale que j'avais goûtée à composer sans écrire, tout serait à jamais stérile et glacé pour moi.
Je continuais toujours, sans l'avoir jamais confié à personne, mon éternel poème de Corambé. Mais c'était à bâtons rompus, car au couvent, comme je l'ai dit, le roman était en action, et le sujet, c'était la victime du souterrain, sujet bien plus émouvant que toutes les fictions possibles, puisque nous prenions cette fiction au sérieux.
Ma grand'mère vint au milieu du second hiver que je passai au couvent. Elle repartit deux mois après, et je sortis, en tout, cinq ou six fois. Ma tenue de pensionnaire ne lui plut pas mieux que ma tenue de campagnarde. Je ne m'étais nullement formée aux belles manières. J'étais plus distraite que jamais. Les leçons de danse de M. Abraham, ex-professeur de grâces de Marie-Antoinette, ne m'avaient donné aucune espèce de grâce. Cependant M. Abraham faisait son possible pour nous donner une tenue de cour. Il arrivait en habit carré, jabot de mousseline, cravate blanche à longs bouts, culotte courte et bas de soie noirs, souliers à boucles, perruque à bourse et à frimas, le diamant au doigt, la pochette en main. Il avait environ quatre-vingts ans, toujours mince, gracieux, élégant, une jolie tête ridée, veinée de rouge et de bleu sur un fond jaune comme une vieille feuille nuancée par l'automne, mais fine et distinguée. C'est le meilleur homme du monde, le plus poli, le plus solennel, le plus convenable. Il donnait leçon par première et seconde division de 15 ou 20 élèves chacune, dans le grand parloir de la supérieure, dont nous franchissions la grille à cette occasion. Là, M. Abraham nous démontrait la grâce par raison géométrique, et après les pas d'usage il s'installait dans un fauteuil et nous disait: «Mesdemoiselles, je suis le roi, ou la reine, et comme vous êtes toutes appelées, sans doute, à être présentées à la cour, nous allons étudier les entrées, les révérences et les sorties de la présentation.»
D'autres fois on étudiait des solennités plus habituelles, on représentait un salon de graves personnages. Le professeur faisait asseoir les unes, entrer et sortir les autres, montrait la manière de saluer la maîtresse de la maison, puis la princesse, la duchesse, la marquise, la comtesse, la vicomtesse, la baronne et la présidente, chacune dans la mesure de respect ou d'empressement réservée à sa qualité. On figurait aussi le prince, le duc, le marquis, le comte, le vicomte, le baron, le chevalier, le président, le vidame et l'abbé. M. Abraham faisait tous ces rôles et venait saluer chacune de nous, afin de nous apprendre comment il fallait répondre à toutes ces révérences, reprendre le gant ou l'éventail offert, sourire, traverser l'appartement, s'asseoir, changer de place: que sais-je! Tout était prévu, même la manière d'éternuer, dans ce code de la politesse française. Nous pouffions de rire, et nous faisions exprès mille balourdises pour le désespérer. Puis, vers la fin de la leçon, pour le renvoyer content, le brave homme (car il y avait barbarie à contrarier tant de douceur et de patience), nous affections toutes les grâces et toutes les mines qu'il nous demandait. C'était pour nous une comédie que nous avions bien de la peine à jouer sans lui rire au nez, mais qui nous apprenait à jouer la comédie tant bien que mal. Il faut croire que la grâce du temps du père Abraham était bien différente de celle d'aujourd'hui: car, plus nous nous rendions à dessein ridicules et affectées, plus il était satisfait, plus il nous remerciait de notre bonne volonté.
Malgré tant de soins et de théorie, je me tenais toujours voûtée, j'avais toujours des mouvemens brusques, des allures naturelles, l'horreur des gants et des profondes révérences. Ma bonne maman me grondait vraiment trop pour ces vices-là. Elle grondait à sa manière, l'excellente femme, d'une voix douce, et avec des paroles caressantes. Mais il me fallait un grand effort sur moi-même pour cacher l'ennui et l'impatience que me causaient ces perpétuels mécontentemens. J'eusse tant voulu lui agréer! Je n'en venais point à bout. Elle me chérissait, elle ne vivait que pour moi, et il semblait qu'il y eût dans ma simplicité et dans ma malheureuse absence de coquetterie quelque chose qu'elle ne pût accepter, quelque chose d'antipathique qu'elle ne pouvait vaincre, peut-être une sorte de vice originel qui sentait le peuple en dépit de tous ses soins. Pourtant je n'étais pas butorde; ma nature calme et portée à la confiance ne me poussait point à des manières importunes ou grossières. J'étais préoccupée la plupart du temps Dieu sait de quoi, de rien peut-être le plus souvent. Je n'avais pas de causerie avec ma grand'mère. De quoi parler? De nos folies, de nos souterrains, de nos paresses, de nos amitiés de couvent? C'était toujours la même chose, et je ne portais pas mes regards sur le monde et sur l'avenir dont elle eût voulu me voir préoccupée. On me présentait déjà des jeunes gens à marier, et je ne m'en apercevais pas. Quand ils étaient sortis, on me demandait comment je les avais trouvés, et il se trouvait que je ne les avais pas regardés. On me grondait d'avoir pensé à autre chose pendant qu'ils étaient là, à une partie de barres ou à un achat de balles élastiques qui me trottait par la cervelle. Je n'étais pas une nature précoce; j'avais parlé tard dans ma première enfance, tout le reste fut à l'avenant: ma force physique s'était développée rapidement; j'avais l'air d'une demoiselle, mais mon cerveau, tout engourdi, tout replié sur lui-même, faisait de moi un enfant, et loin de m'aider à m'endormir dans cette grâce d'état, on cherchait à faire de moi une personne.
Cette grande sollicitude de ma bonne maman venait d'un grand fonds de tendresse. Elle se sentait vieillir et mourir peu à peu. Elle voulait me marier, m'attacher au monde, s'assurer que je ne tomberais pas sous la tutelle de ma mère: et, dans la crainte de n'en avoir pas le temps, elle s'efforçait de m'inspirer la religion du monde, la méfiance pour ma famille maternelle, l'éloignement pour le milieu plébéien où elle tremblait de me laisser retomber en me quittant. Mon caractère, mes sentimens et mes idées se refusaient à la seconder. Le respect et l'amour enchaînaient ma langue. Elle me prenait tantôt pour une sotte, tantôt pour une rusée. Je n'étais ni l'une ni l'autre. Je l'aimais et je souffrais en silence.
Ma mère semblait avoir renoncé à m'aider dans cette lutte muette et douloureuse. Elle raillait toujours le grand monde, me caressait beaucoup, m'admirait comme un prodige, et se préoccupait peu de mon avenir. Il semblait qu'elle eût accepté pour elle-même un avenir dont je ne faisais plus partie essentielle. Je me sentais navrée de cette sorte d'abandon, après la passion dont elle m'avait fait vivre dans mon enfance. Elle ne m'emmenait plus chez elle. Je vis ma sœur une ou deux fois en deux ou trois ans. Mes jours de sortie étaient remplis de visites que ma grand'mère me faisait faire avec elle à ses vieilles comtesses. Elle voulait apparemment les intéresser à ma jeunesse, me créer des relations, des appuis, parmi celles qui lui survivraient. Ces dames continuaient à m'être antipathiques, la seule Mme de Pardaillan exceptée. Le soir, nous dînions ou chez les cousins Villeneuve ou chez l'oncle Beaumont. Il fallait rentrer à l'heure où je commençais à me mettre à l'aise avec ma famille. Mes jours de sortie étaient donc lugubres. Le matin, joyeuse et empressée, j'arrivais chez nous le cœur plein d'élan et d'impatience. Au bout de trois heures, je devenais triste. Je l'étais davantage en faisant mes adieux; au couvent seulement je retrouvais du calme et de la gaîté.
L'événement intérieur qui me donna le plus de contentement fut d'obtenir enfin une cellule. Toutes les demoiselles de la grande classe en avaient; moi seule je restai longtemps au dortoir, parce qu'on craignait mon tapage nocturne. On souffrait mortellement, dans ce dortoir placé sous les toits, du froid en hiver, de la chaleur en été. On y dormait mal, parce qu'il y avait toujours quelque petite qui criait de peur ou de colique au milieu de la nuit. Et puis, n'être pas chez soi, ne pas se sentir seul une heure dans la journée ou dans la nuit, c'est quelque chose d'antipathique pour ceux qui aiment à rêver et à contempler. La vie en commun est l'idéal du bonheur entre gens qui s'aiment. Je l'ai senti au couvent, je ne l'ai jamais oublié; mais il faut à tout être pensant ses heures de solitude et de recueillement. C'est à ce prix seulement qu'il goûte la douceur de l'association.
La cellule qu'on me donna enfin fut la plus mauvaise du couvent. C'était une mansarde située au bout du corps de bâtiment qui touchait à l'église. Elle était contiguë à une toute semblable occupée par Coralie le Marrois, personne austère, pieuse, craintive et simple, dont le voisinage devait, pensait-on, me tenir en respect. Je fis bon ménage avec elle, malgré la différence de nos goûts; j'eus soin de ne pas troubler sa prière ou son sommeil, et de décamper sans bruit pour aller sur le palier trouver Fanelly et d'autres babilleuses avec qui l'on errait une partie de la nuit dans le grenier aux oignons et dans les tribunes de l'orgue. Il nous fallait passer devant la chambre de Marie-Josephe, la bonne du couvent; mais elle avait un excellent sommeil.
Ma cellule avait environ dix pieds de long sur six de large. De mon lit, je touchais avec ma tête le plafond en soupente. La porte, en ouvrant, rasait la commode placée vis-à-vis, auprès de la fenêtre, et pour fermer la porte il fallait entrer dans l'embrasure de cette fenêtre, composée de quatre petits carreaux, et donnant sur une gouttière en auvent qui me cachait la vue de la cour. Mais j'avais un horizon magnifique. Je dominais une partie de Paris par-dessus la cime des grands marronniers du jardin. De vastes espaces de pépinières et de jardins potagers s'étendaient autour de notre enclos. Sauf la ligne bleue de monumens et de maisons qui fermait l'horizon je pouvais me croire, non pas à la campagne, mais dans un immense village. Le campanile du couvent et les constructions basses du cloître servaient de repoussoir au premier plan. La nuit, au clair de la lune, c'était un tableau admirable. J'entendais sonner de près l'horloge, et j'eus quelque peine à m'y habituer pour dormir: mais peu à peu ce fut un plaisir pour moi d'être doucement réveillée par ce timbre mélancolique, et d'entendre au loin les rossignols reprendre bientôt après leur chant interrompu.
Mon mobilier se composait d'un lit en bois peint, d'une vieille commode, d'une chaise de paille, d'un méchant tapis de pied, et d'une petite harpe Louis XV, extrêmement jolie, qui avait brillé jadis entre les beaux bras de ma grand'mère, et dont je jouais un peu en chantant. J'avais la permission d'étudier cette harpe dans ma cellule: c'était un prétexte pour y passer tous les jours une heure en liberté, et, quoique je n'étudiasse pas du tout, cette heure de solitude et de rêverie me devint précieuse. Les moineaux, attirés par mon pain entraient sans frayeur chez moi et venaient manger jusque sur mon lit. Quoique cette pauvre cellule fût un four en été, et littéralement une glacière en hiver (l'humidité des toits se gelant en stalactites à mon plafond disjoint), je l'ai aimée avec passion, et je me souviens d'en avoir ingénument baisé les murs en la quittant, tellement je m'y étais attachée. Je ne saurais dire quel monde de rêveries semblait lié pour moi à cette petite niche poudreuse et misérable. C'est là seulement que je me retrouvais et que je m'appartenais à moi-même. Le jour, je n'y pensais à rien, je regardais les nuages, les branches des arbres, le vol des hirondelles. La nuit, j'écoutais les rumeurs lointaines et confuses de la grande cité qui venaient comme un râle expirant se mêler aux bruits rustiques du faubourg. Dès que le jour paraissait, les bruits du couvent s'éveillaient et couvraient fièrement ces mourantes clameurs. Nos coqs se mettaient à chanter, nos cloches sonnaient matines: les merles du jardin répétaient à satiété leur phrase matinale: puis les voix monotones des religieuses psalmodiaient l'office et montaient jusqu'à moi à travers les couloirs et les mille fissures de la masure sonore. Les pourvoyeurs de la maison élevaient dans la cour, située en précipice au-dessous de moi, des voix rauques et rudes qui contrastaient avec celles des nonnes, et enfin l'appel strident de l'éveilleuse Marie-Josephe courant de chambre en chambre, et faisant grincer les verrous des dortoirs, mettait fin à ma contemplation auditive.
Je dormais peu. Je n'ai jamais su dormir à point. Je n'en avais envie que quand il fallait songer à s'éveiller. Je rêvais à Nohant; c'était devenu dans ma pensée un paradis, et cependant je n'avais point de hâte d'y retourner, et quand ma grand'mère prononça que je n'aurais pas de vacances, parce que, ne devant pas rester de nombreuses années au couvent, il les fallait faire aussi complètes que possible pour mes études, je me soumis sans chagrin, tant je craignais de retrouver à Nohant les chagrins qui me l'avaient fait quitter sans regret.
Ces études, auxquelles ma bonne maman sacrifiait le plaisir de me voir, étaient à peu près nulles. Elle ne tenait qu'aux leçons d'agrément, et depuis que j'étais diable, je n'aimais plus à m'occuper. Cela m'ennuyait bien quelquefois, cette oisiveté errante, mais le moyen de s'en déshabituer quand on s'y est laissé longtemps endormir?
Enfin vint le temps où une grande révolution devait s'opérer en moi. Je devins dévote; cela se fit tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une âme ignorante de ses propres forces. J'avais épuisé pour ainsi dire la paresse et la complaisance envers mes diables, le mouvement, la rébellion muette et systématique contre la discipline. Le seul amour violent dont j'eusse vécu, l'amour filial, m'avait comme lassée et brisée. J'avais une sorte de culte pour Mme Alicia, mais c'était un amour tranquille: il me fallait une passion ardente. J'avais quinze ans. Tous mes besoins étaient dans mon cœur, et mon cœur s'ennuyait si l'on peut ainsi parler. Le sentiment de la personnalité ne s'éveillait pas en moi. Je n'avais pas cette sollicitude immodérée pour ma personne que j'ai vue se développer à l'âge que j'avais alors chez presque toutes les jeunes filles que j'ai connues. Il me fallait aimer hors de moi, et je ne connaissais rien sur la terre que je pusse aimer de toutes mes forces.
Cependant je ne cherchai point Dieu. L'idéal religieux, et ce que les chrétiens appellent la grâce, vint me trouver et s'emparer de moi comme par surprise. Les sermons des nonnes et des maîtresses n'agirent aucunement sur moi. Mme Alicia elle-même ne m'influença point d'une manière sensible. Voici comment la chose arriva, je la raconterai sans l'expliquer, car il y a dans ces soudaines transformations de notre esprit un mystère qu'il ne nous appartient pas toujours de pénétrer nous-mêmes.
Nous entendions tous les matins la messe, à sept heures; nous retournions à l'église à quatre heures, et nous y passions une demi-heure, consacrée pour les pieuses à la méditation, à la prière ou à quelque sainte lecture. Les autres baillaient, sommeillaient, ou chuchotaient quand la maîtresse n'avait pas les yeux sur elles. Par désœuvrement, je pris un livre qu'on m'avait donné et que je n'avais pas encore daigné ouvrir. Les feuillets étaient collés encore par l'enluminage de la tranche; c'était un abrégé de la Vie des saints. J'ouvris au hazard. Je tombai sur la légende excentrique de saint Simon le Stylite, dont Voltaire s'est beaucoup moqué, et qui ressemble à l'histoire d'un fakir indien plus qu'à celle d'un philosophe chrétien. Cette légende me fit sourire d'abord, puis son étrangeté me surprit, m'intéressa; je la relus plus attentivement, et j'y trouvai plus de poésie que d'absurdité. Le lendemain, je lus une autre histoire, et le surlendemain j'en dévorai plusieurs avec un vif intérêt. Les miracles me laissaient incrédule, mais la foi, le courage, le stoïcisme des confesseurs et des martyrs m'apparaissaient comme de grandes choses et répondaient à quelque fibre secrète qui commençait à vibrer en moi.
Il y avait au fond du chœur un superbe tableau du Titien que je n'ai jamais pu bien voir. Placé trop loin des regards et dans un coin privé de lumière, comme il était très noir par lui-même, on ne distinguait que des masses d'une couleur chaude sur un fond obscur. Il représentait Jésus au jardin des Olives au moment où il tombe défaillant dans les bras de l'ange. Le Sauveur était affaissé sur ses genoux, un de ses bras étendu sur ceux de l'ange qui soutenait sur sa poitrine cette belle tête éperdue et mourante. Ce tableau était placé vis-à-vis de moi, et à force de le regarder je l'avais deviné plutôt que compris. Il y avait un seul moment dans la journée où j'en saisissais à peu près les détails, c'était un hiver, lorsque le soleil sur son déclin jetait un rayon sur la draperie rouge de l'ange et sur le bras nu et blanc du Christ. Le miroitement du vitrage rendait éblouissant ce moment fugitif, et à ce moment-là j'éprouvais toujours une émotion indéfinissable, même au temps où je n'étais pas dévote et où je ne pensais pas devoir jamais le devenir.
Tout en feuilletant la Vie des Saints, mes regards se reportèrent plus souvent sur le tableau; c'était en été, le soleil couchant ne l'illuminait plus à l'heure de notre prière, mais l'objet contemplé n'était plus aussi nécessaire à ma vue qu'à ma pensée. En interrogeant machinalement ces masses grandioses et confuses, je cherchai le sens de cette agonie du Christ, le secret de cette douleur volontaire si cuisante, et je commençais à y pressentir quelque chose de plus grand et de plus profond que ce qui m'avait été expliqué; je devenais profondément triste moi-même et comme navrée d'une pitié, d'une souffrance inconnues. Quelques larmes venaient au bord de ma paupière, je les essuyais furtivement, ayant honte d'être émue sans savoir pourquoi. Je n'aurais pas pu dire que c'était la beauté de la peinture, puisqu'on la voyait tout juste assez pour pouvoir dire que cela avait l'air de quelque chose de beau.
Un autre tableau, plus visible et moins digne d'être vu, représentait saint Augustin sous le figuier, avec le rayon miraculeux sur lequel était écrit le fameux Tolle, lege, ces mystérieuses paroles que le fils de Monique crut entendre sortir du feuillage et qui le décidèrent à ouvrir le livre divin des Évangiles. Je cherchai la Vie de saint Augustin, qui m'avait été vaguement racontée au couvent, où ce saint, patron de l'ordre, était en particulière vénération. Je me plus extraordinairement à cette histoire, qui porte avec elle un grand caractère de sincérité et d'enthousiasme. De là, je passai à celle de saint Paul, et le cur me persequeris? me fit une impression terrible. Le peu de latin que Deschartres m'avait appris me servait à comprendre une partie des offices, et je me mis à écouter et à trouver dans les psaumes récités par les religieuses une poésie et une simplicité admirables. Enfin il se passa tout à coup huit jours où la religion catholique m'apparut comme une étude intéressante.
Le Tolle, lege, me décida enfin à ouvrir l'Évangile et à le relire attentivement. La première impression ne fut pas vive. Le livre divin n'avait point l'attrait de la nouveauté. Déjà j'en avais goûté le côté simple et admirable, mais ma grand'mère avait si bien conspiré pour me faire trouver les miracles ridicules, et elle m'avait tant répété les facéties de Voltaire sur l'esprit malin, transporté du corps d'un possédé à celui d'un troupeau de cochons, enfin elle m'avait si bien mise en garde contre l'entraînement, que je me défendis par habitude et restai froide en relisant l'agonie et la mort de Jésus.
Le soir de ce même jour, je battais tristement le pavé des cloîtres, à la nuit tombante. On était au jardin, j'étais hors de la vue des surveillantes, en fraude, comme toujours; mais je ne songeais pas à faire d'espiégleries, et ne souhaitais point me trouver avec mes camarades. Je m'ennuyais. Il n'y avait plus rien à inventer en fait de diablerie. Je vis passer quelques religieuses et quelques pensionnaires qui allaient prier et méditer dans l'église isolément, comme c'était la coutume des plus ferventes aux heures de récréation. Je songeai bien à verser de l'encre dans le bénitier, mais cela avait été fait; à pendre Whisky par la patte à la corde de la sonnette des cloîtres, c'était usé. Je m'avouai que mon existence désordonnée touchait à sa fin qu'il me fallait entrer dans une nouvelle phase: mais laquelle? Devenir sage ou bête? Les sages étaient trop froides, les bêtes trop lâches. Mais les dévotes ferventes, étaient-elles heureuses? Non, elles avaient la dévotion sombre et comme malade. Les diables leur créaient mille contrariétés, mille indignations, mille colères mal rentrées. Leur vie était un supplice, une lutte entre le ridicule et le relâchement. D'ailleurs, il en est de la foi comme de l'amour. Quand on la cherche, on ne la trouve pas, on la trouve au moment où l'on s'y attend le moins. Je ne savais pas cela, mais ce qui m'éloignait de la dévotion, c'était la crainte d'y arriver par un esprit de calcul, par un sentiment d'intérêt personnel.
D'ailleurs, n'a pas la foi qui veut, me disais-je. Je ne l'ai pas, je ne l'aurai jamais. J'ai fait aujourd'hui le dernier effort: j'ai lu le livre même, la vie et la doctrine du Rédempteur! je suis restée calme. Mon cœur restera vide.
En devisant ainsi avec moi-même, je regardais passer dans l'obscurité, comme des spectres, des ferventes qui s'en allaient furtivement répandre leurs âmes aux pieds de ce Dieu d'amour et de contrition. La curiosité me vint de savoir dans quelle attitude et avec quel recueillement elles priaient ainsi dans la solitude. Par exemple, une vieille locataire bossue qui s'en allait, toute petite et difforme, dans les ténèbres, plus semblable à une sorcière courant au sabbat qu'à une vierge sage! «Voyons, me dis-je, comment ce petit monstre va se tordre sur son banc! Cela fera rire les diables quand je leur en ferai la description.»
Je la suivis, je traversai avec elle la salle du chapitre, j'entrai dans l'église. On n'y allait point à ces heures-là sans permission, et c'est ce qui me décida à y aller. Je ne dérogeais point à ma dignité de diable en entrant là par contrebande. Il est assez curieux que la première fois que j'entrai de mon propre mouvement dans une église, ce fut pour faire acte d'indiscipline et de moquerie.
CHAPITRE QUATORZIEME.
Tolle, lege.—La lampe du sanctuaire.—Invasion étrange du sentiment religieux.—Opinion d'Anna, de Fanelly et de Louise.—Retour et plaisanteries de Mary.—Confession générale.—L'abbé de Prémord.—Le jésuitisme et le mysticisme.—Communion et ravissement.
A peine eus-je mis le pied dans l'église, que j'oubliai ma vieille bossue. Elle trotta et disparut comme un rat dans je ne sais quelle fente de la boiserie. Mes regards ne la suivirent pas. L'aspect de l'église pendant la nuit m'avait saisie et charmée. Cette église, ou plutôt cette chapelle, n'avait rien de remarquable, qu'une propreté exquise. C'était un grand carré long, sans architecture, tout blanchi à neuf, et plus semblable, pour la simplicité, à un temple anglican qu'à une église catholique. Il y avait, comme je l'ai dit, quelques tableaux au fond du chœur; l'autel, fort modeste, était orné de beaux flambeaux, de fleurs toujours fraîches et de jolies étoffes. La nef était divisée en trois parties: le chœur, où n'entraient que les prêtres et quelques personnes du dehors par permission spéciale, aux jours de fête[21], l'avant-chœur, où se tenaient les pensionnaires, les servantes et les locataires; l'arrière-chœur ou le chœur des dames, où se tenaient les religieuses. Ce dernier sanctuaire était parqueté, ciré tous les matins, de même que les stalles des nonnes, qui suivaient en hémicycle la muraille du fond, et qui étaient en beau noyer brillant comme une glace. Une grille de fer à petites croisures, avec une porte semblable, qu'on ne fermait pourtant jamais, entre les religieuses et nous, séparait ces deux nefs. De chaque côté de cette porte de lourds piliers de bois cannelés, d'un style rococo, soutenaient l'orgue et la tribune découverte qui formait comme un jubé élevé entre les deux parties de l'église. Ainsi, contre l'usage, l'orgue se trouvait isolé et presque au centre du vaisseau, ce qui doublait la sonorité et l'effet des voix quand nous chantions des chœurs ou des motets aux grandes fêtes. Notre avant-chœur était pavé de sépultures, et sur les grandes dalles on lisait l'épitaphe des antiques doyennes du couvent, mortes avant la révolution, plusieurs personnages ecclésiastiques et même laïques du temps de Jacques Stuart, certains Trockmorton, entre autres, gisaient là sous nos pieds, et l'on disait que quand on allait dans l'église à minuit, tous ces morts soulevaient leurs dalles avec leurs têtes décharnées, et vous regardaient avec des yeux ardens pour vous demander des prières.
Pourtant, malgré l'obscurité qui régnait dans l'église, l'impression que j'y ressentis n'eut rien de lugubre. Elle n'était éclairée que par la petite lampe d'argent du sanctuaire, dont la flamme blanche se répétait dans les marbres polis du pavé, comme une étoile dans une eau immobile. Son reflet détachait quelques pâles étincelles sur les angles des cadres dorés, sur les flambeaux ciselés de l'autel et sur les lames d'or du tabernacle. La porte placée au fond de l'arrière-chœur était ouverte à cause de la chaleur, ainsi qu'une des grandes croisées qui donnaient sur le cimetière. Les parfums du chèvrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fraîche brise. Une étoile perdue dans l'immensité était comme encadré par le vitrage et semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient, c'était un calme, un charme, un recueillement, un mystère, dont je n'avais jamais eu l'idée.
Je restai en contemplation sans songer à rien. Peu à peu les rares personnes éparses dans l'église se retirèrent doucement. Une religieuse agenouillée au fond de l'arrière-chœur resta la dernière, puis ayant assez médité, et voulant lire, elle traversa l'avant-chœur et vint allumer une petite bougie à la lampe du sanctuaire. Lorsque les religieuses entraient là, elles ne se bornaient pas à saluer en pliant le genou jusqu'à terre, elles se prosternaient littéralement devant l'autel, et restaient un instant comme écrasées, comme anéanties devant le Saint des saints. Celle qui vint en ce moment était grande et solennelle. Ce devait être Mme Eugénie, Mme Xavier ou Mme Monique. Nous ne pouvions guère reconnaître ces dames à l'église, parce qu'elles n'y entraient que le voile baissé et la taille entièrement cachée sous un grand manteau d'étamine noire qui traînait derrière elles.
Ce costume grave, cette démarche lente et silencieuse, cette action simple mais gracieuse d'attirer à elle la lampe d'argent en élevant le bras pour en saisir l'anneau, le reflet que la lumière projeta sur sa grande silhouette noire lorsqu'elle fit remonter la lampe, sa longue et profonde prosternation sur le pavé avant de reprendre dans le même silence et avec la même lenteur le chemin de sa stalle, tout, jusqu'à l'incognito de cette religieuse qui ressemblait à un fantôme prêt à percer les dalles funéraires pour rentrer dans sa couche de marbre, me causa une émotion mêlée de terreur et de ravissement. La poésie du saint lieu s'empara de mon imagination, et je restai encore après que la nonne eut fait sa lecture et se fut retirée.
L'heure s'avançait, la prière était sonnée, on allait fermer l'église. J'avais tout oublié. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une atmosphère d'une suavité indicible, et je la respirais par l'âme plus encore que par les sens. Tout à coup je ne sais quel ébranlement se produisit dans tout mon être, un vertige passe devant mes yeux comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une voix murmurer à mon oreille, Tolle, lege. Je me retourne, croyant que c'est Marie Alicia qui me parle. J'étais seule.
Je ne me fis point d'orgueilleuse illusion, je ne crus point à un miracle. Je me rendis fort bien compte de l'espèce d'hallucination où j'étais tombée. Je n'en fus ni enivrée ni effrayée. Je ne cherchai ni à l'augmenter ni à m'y soustraire. Seulement, je sentis que la foi s'emparait de moi, comme je l'avais souhaité, par le cœur. J'en fus si reconnaissante, si ravie, qu'un torrent de larmes inonda mon visage. Je sentis encore que j'aimais Dieu, que ma pensée embrassait et acceptait pleinement cet idéal de justice, de tendresse et de sainteté que je n'avais jamais révoqué en doute, mais avec lequel je ne m'étais jamais trouvée en communication directe; je sentis enfin cette communication s'établir soudainement comme si un obstacle invincible se fût abîmé entre le foyer d'ardeur infinie et le feu assoupi dans mon âme. Je voyais un chemin vaste, immense, sans bornes, s'ouvrir devant moi: je brûlais de m'y élancer. Je n'étais plus retenue par aucun doute, par aucune froideur. La crainte d'avoir à me reprendre à railler en moi-même au lendemain la fougue de cet entraînement ne me vint pas seulement à la pensée. J'étais de ceux qui vont sans regarder derrière eux, qui hésitent longtemps devant un certain Rubicon à passer, mais qui, en touchant la rive, ne voient déjà plus celle qu'ils viennent de quitter.
«Oui, oui, le voile est déchiré, me disais-je; je vois rayonner le ciel, j'irai! Mais avant tout, rendons grâce?»
«A qui, comment? Quel est ton nom? disais-je au Dieu inconnu qui m'appelait à lui. Comment te prierai-je? quel langage digne de toi et capable de te manifester mon amour? mon âme pourra-t-elle te parler? Je l'ignore mais n'importe, tu lis en moi; tu vois bien que je t'aime.» Et mes larmes coulaient comme une pluie d'orage, mes sanglots brisaient ma poitrine, j'étais tombée derrière mon banc. J'arrosais littéralement le pavé de mes pleurs.
La sœur qui venait fermer l'église entendit gémir et pleurer: elle chercha, non sans frayeur, et vint à moi sans me reconnaître, sans que je la reconnusse moi-même sous son voile et dans les ténèbres. Je me levai vite, et sortis sans songer à la regarder ni à lui parler. Je remontai à tâtons dans ma cellule; c'était un voyage. La maison était si bien agencée en corridors et en escaliers, que, pour aller de l'église à cette cellule, qui touchait à l'église même, il me fallait faire des détours et des circuits qui prenaient au moins cinq minutes en grimpant vite. Le dernier escalier tournant, quoique assez large et peu rapide, était si déjeté qu'il était impossible de le franchir sans précaution et sans bien se tenir à la corde qui servait de rampe: à la descente, il vous précipitait en avant malgré qu'on en eût.
On avait fait la prière sans moi à la classe: mais j'avais mieux prié que personne ce jour-là. Je m'endormis brisée de fatigue, mais dans un état de béatitude indicible. Le lendemain, la comtesse qui, par hasard, avait remarqué mon absence de la prière, me demanda où j'avais passé la soirée. Je n'étais pas menteuse, et lui répondis sans hésiter: «A l'église.» Elle me regarda d'un air de doute, vit que je disais vrai et garda le silence. Je ne fus point punie; je ne sais quelles réflexions cette bizarrerie de ma part lui suggéra.
Je ne cherchai pas Mme Alicia pour lui ouvrir mon cœur. Je ne fis aucune déclaration à mes amies les diables. Je ne me sentais pas pressée de divulguer le secret de mon bonheur. Je n'en avais pas la moindre honte. Je n'eus aucune espèce de combat à livrer contre ce que les dévots appellent le respect humain: mais j'étais comme avare de ma joie intérieure. J'attendais avec impatience l'heure de la méditation de l'église. J'avais encore dans l'oreille le Tolle, lege! de ma veillée d'extase. Il me tardait de relire de livre divin; et cependant je ne l'ouvris point. J'y rêvais, je le savais presque par cœur, je le contemplais pour ainsi dire en moi-même. Le côté miraculeux qui m'avait choquée ne m'occupa plus. Non-seulement je n'avais plus besoin d'examiner, mais je sentais comme du mépris pour l'examen après l'émotion puissante que j'avais goûtée dans sa plénitude, je me disais qu'il eût fallu être folle, ou sottement ennemie de soi-même, pour chercher à analyser, à commenter, à discuter la source de pareilles délices.
A partir de ce jour, toute lutte cessa, ma dévotion eut tout le caractère d'une passion. Le cœur une fois pris, la raison fut mise à la porte avec résolution, avec une sorte de joie fanatique. J'acceptai tout, je crus à tout, sans combats, sans souffrance, sans regret, sans fausse honte. Rougir de ce qu'on adore, allons donc! Avoir besoin de l'assentiment d'autrui pour se donner sans réserve à ce qu'on sent parfait et chérissable de tous points! Je n'avais rien de plus excellent qu'une autre dans le caractère; mais je n'étais point lâche, je n'aurais pas pu l'être, l'eussé-je essayé.
Au bout de quatre ou cinq jours, Anna, remarquant que j'étais silencieuse et absorbée, et que j'allais à l'église tous les soirs, me dit d'un air stupéfait: «Ah ça, mon cher Calepin, qu'est-ce à dire? On jurerait que tu deviens dévote!—C'est fait, mon enfant, lui répondis-je tranquillement.—Pas possible!—Je t'en donne ma parole d'honneur.—Eh bien, reprit-elle après avoir réfléchi un instant, je ne te dirai rien pour t'en détourner. Je crois que ce serait inutile. Tu es une nature passionnée; je l'ai toujours pensé. Je ne pourrai pas te suivre sur ce terrain-là. Je suis une nature plus froide, je raisonne. J'envie ton bonheur, je t'approuve de ne point hésiter; mais je ne crois pas que jamais j'arrive à la foi aveugle. Si ce miracle s'opérait pourtant, je ferais comme toi, j'en conviendrais sincèrement.—M'aimeras-tu moins? lui demandai-je.—A présent tu t'en consolerais aisément, reprit-elle. La dévotion absorbe et dédommage de tout. Mais comme j'ai pour ta sincérité la plus parfaite estime, je resterai ton amie quoi qu'il arrive.» Elle ajouta d'excellentes paroles encore, et se montra toujours pleine de raison, d'affection et d'indulgence pour moi.
Sophie ne prit pas beaucoup garde à mon changement. La diablerie passait de mode. Ma conversion lui portait le dernier coup. Peut-être étions-nous toutes également ennuyées de notre inaction, sans nous l'être avoué les unes aux autres. D'ailleurs Sophie était un diable mélancolique, et parfois elle avait de courts accès de dévotion, mêlés de profondes tristesses qu'elle ne voulait ni expliquer ni avouer.
Celle que je craignais le plus d'affliger était Fanelly. Elle m'épargna la peine de lui refuser de courir davantage avec elle, elle me prévint. «Eh bien, ma tante, me dit-elle, te voilà donc rangée? Soit! Si tu t'en trouves bien, j'en serai heureuse, et si cela te fait plaisir, je me rangerai aussi. Je suis capable de devenir dévote pour faire comme toi et pour être toujours avec toi.»
Elle l'eût fait comme elle le disait, cette généreuse et abondante nature, si cela eût dépendu d'un mouvement de son cœur. Mais ses idées n'avaient pas la fixité et l'exclusivisme des miennes. D'ailleurs parmi les diables il n'y en avait que deux. Anna et moi, qui fussions susceptibles de ce qu'on appelait une conversion. Les autres n'avaient jamais protesté, elles n'étaient pas pieuses, parce qu'elles étaient dissipées, mais elles croyaient quand même, et du jour où la diablerie cessa, elles furent plus régulières dans leurs exercices de piété sans devenir dévotes exaltées pour cela.
Anna était esprit fort. C'était bien le mot pour elle, qui avait de l'esprit tout de bon et de la force dans la volonté. Pour moi, que l'on qualifiait d'esprit fort aussi, je n'avais ni force ni esprit. Il n'y avait de force en moi que celle de la passion, et quand celle de la religion vint à éclater, elle dévora tout dans mon cœur; rien dans mon cerveau ne lui fit obstacle.
J'ai dit qu'Anna aussi se jeta dans la piété après son mariage, mais tant qu'elle resta au couvent elle garda son incrédulité. Ma ferveur me rendit probablement moins agréable pour elle, et quoi qu'elle eût la générosité de ne me le faire jamais sentir, je fus naturellement entraînée vers d'autres intimités, comme je le dirai bientôt.
J'étais restée liée avec Louise de Larochejaquelein. Elle était encore à la petite classe, parce qu'elle était plus jeune que nous, mais elle était beaucoup plus raisonnable et plus instruite que moi. Je la rencontrai dans les cloîtres peu de jours après ma conversion, et ce fut la seule personne dont j'eus la curiosité de saisir la première impression. Comme elle n'était ni diable, ni bête, ni fervente, son jugement était une chose à part.
«Eh bien! me dit-elle, es-tu toujours aussi désœuvrée, aussi tapageuse?
—Que penserais-tu de moi, lui dis-je, si je t'apprenais que je me sens enflammée par la religion?
—Je dirais, me répondit-elle, que tu fais bien, et je t'aimerais encore plus que je ne t'aime.»
Elle m'embrassa avec une grande effusion de cœur, et n'ajouta aucun autre encouragement, voyant sans doute à mon air que j'irais plus loin que ses conseils.
Mary revint d'Angleterre ou d'Irlande dans ce temps-là. Elle avait grandi de toute la tête, sa figure avait pris une expression encore plus mâle, et ses manières étaient plus que jamais celles d'un garçon naïf, impétueux et insouciant. Elle rentra à la petite classe et y ressuscita si bien la diablerie que ses parens la reprirent au bout de quelques mois. Elle se moqua impitoyablement de ma dévotion, et quand nous nous rencontrions, elle me poursuivait des sarcasmes les plus comiques. Elle ne me fâcha pourtant jamais, car elle avait de l'esprit de bon aloi, c'est-à-dire de l'esprit sans amertume et une raillerie qui divertissait trop pour pouvoir blesser. Je raconterai dans la suite de mes Mémoires comment nous nous sommes retrouvées vers l'âge de quarante ans, nous aimant toujours et nous retraçant avec plaisir nos jeunes années.
Mais me voici arrivée à un moment où il faut que je parle un peu de moi isolément, car ma ferveur me fit, pendant quelques mois, une vie solitaire et sans expansion apparente.
Ma conversion subite ne me donna pas le temps de respirer. Tout entière à mon nouvel amour, j'en voulus savourer toutes les joies. Je fus trouver mon confesseur pour le prier de me réconcilier officiellement avec le ciel. C'était un vieux prêtre, le plus paternel, le plus simple, le plus sincère, le plus chaste des hommes, et pourtant c'était un jésuite, un père de la foi, comme on disait depuis la révolution. Mais il n'y avait en lui que droiture et charité. Il s'appelait l'abbé de Prémord, et confessait la moindre partie du troupeau; l'abbé de Villèle, qui était le directeur en titre de la communauté et des pensionnaires, ne pouvant suffire à tout.
On nous envoyait à confesse, bon gré, mal gré, tous les mois, usage détestable qui violentait la conscience et condamnait à l'hypocrisie celles qui n'avaient pas le courage de la résistance.
«Mon père, dis-je à l'abbé, vous savez bien comment je me suis confessée jusqu'ici, c'est-à-dire que vous savez que je ne me suis pas confessée du tout. Je suis venue vous réciter une formule d'examen de conscience qui court la classe et qui est la même pour toutes celles qui viennent à confesse contraintes et forcées. Aussi ne m'avez-vous jamais donné l'absolution que je ne vous ai jamais demandée non plus. Aujourd'hui je vous la demande et je veux me repentir et m'accuser sérieusement. Mais je vous avoue que je ne me souviens d'aucun péché volontaire; j'ai vécu, j'ai pensé, j'ai cru comme on me l'avait enseigné. Si c'était un crime de nier la religion, ma conscience, qui était muette, ne m'a avertie de rien. Pourtant je dois faire pénitence, aidez-moi à me connaître et à voir en moi-même ce qui est coupable et ce qui ne l'est pas.
—Attendez, mon enfant, me dit-il. Je vois que ceci est une confession générale, comme on dit, et que nous aurons beaucoup à causer. Asseyez-vous.» Nous étions dans la sacristie, j'allai prendre une chaise et lui demandai s'il voulait m'interroger. «Non pas, me dit-il, je ne fais jamais de question: Voici la seule que je vous adresserai. Avez-vous donc l'habitude de chercher vos examens de conscience dans les formulaires?—Oui, mais il y a bien des péchés que je ne sais pas avoir commis, car je n'y comprends rien.—C'est bien, je vous défends de jamais consulter aucun formulaire et de chercher les secrets de votre conscience ailleurs qu'en vous-même. A présent, causons. Racontez-moi simplement et tranquillement toute votre existence, telle que vous vous la rappelez, telle que vous la concevez et la jugez. N'arrangez rien, ne cherchez ni le bien ni le mal de vos actions et de vos pensées; ne voyez en moi ni un juge ni un confesseur; parlez-moi comme à une amie. Je vous dirai ensuite ce que je crois devoir encourager ou corriger en vous dans l'intérêt de votre salut, c'est-à-dire de votre bonheur en cette vie et en l'autre.
Ce plan me mit bien à l'aise. Je lui racontai ma vie avec effusion, moins longuement que je ne l'ai fait ici, mais avec assez de détails et de précision cependant pour que le récit durât plus de trois heures. L'excellent homme m'écouta avec une attention soutenue, avec un intérêt paternel; plusieurs fois je le vis essuyer ses larmes, surtout quand j'arrivai à la fin et que je lui exposai simplement comment la grâce m'avait touchée au moment où je m'y attendais le moins.
C'était un vrai jésuite que l'abbé de Prémord, et en même temps un honnête homme, un cœur sensible et doux. Sa morale était pure, humaine, vivante pour ainsi dire. Il ne poussait pas au mysticisme, il prêchait terre à terre avec une grande onction et une grande bonhomie. Il ne voulait pas qu'on s'absorbât dans le rêve anticipé d'un monde meilleur, au point d'oublier l'art de se bien conduire dans celui-ci; voilà pourquoi je dis que c'était un vrai jésuite, malgré sa candeur et sa vertu.
Quand j'eus fini de causer, je lui demandai de me juger et de me choisir les points où j'étais coupable, afin que, m'agenouillant devant lui, j'eusse à les rappeler en confession et à m'en repentir pour mériter une absolution générale. Mais il me répondit: «Votre confession est faite. Si vous n'avez pas été éclairée plus tôt de la grâce, ce n'est pas votre faute. C'est à présent que vous pourriez devenir coupable si vous perdiez le fruit des salutaires émotions que vous avez éprouvées. Agenouillez-vous pour recevoir l'absolution que je vais vous donner de tout mon cœur.»
Quand il eut prononcé la formule sacramentelle, il me dit: «Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu d'avoir touché votre cœur; soyez toute à l'ivresse d'une sainte union de votre âme avec le Sauveur.»
C'était me parler comme il fallait, mais on verra bientôt que ce saint quiétisme ne suffisait pas à l'ardeur de mon zèle et que j'étais cent fois plus dévote que mon confesseur; ceci soit dit à la louange de ce digne homme: il avait atteint, je crois, l'état de perfection et ne connaissait plus les orages d'un prosélytisme ardent. Sans lui, je crois bien que je serais ou folle, ou religieuse cloîtrée à l'heure qu'il est. Il m'a guérie d'une passion délirante pour l'idéal chrétien. Mais en cela fut-il chrétien catholique, ou jésuite homme du monde?
Je communiai le lendemain, jour de l'Assomption, 15 août. J'avais quinze ans et n'avais pas approché du sacrement depuis ma première communion à La Châtre. C'était dans la soirée du 4 août que j'avais ressenti ces émotions, ces ardeurs inconnues que j'appelais ma conversion. On voit que j'avais été droit au but; j'étais pressée de faire acte de foi et de rendre, comme on disait, témoignage devant le Seigneur.
FIN DU TOME SEPTIÈME.
Typographie L. Schnauss.
HISTOIRE DE MA VIE.
HISTOIRE
DE MA VIE
PAR
Mme GEORGE SAND.
Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.
TOME HUITIÈME.
PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.
CHAPITRE QUATORZIEME.
(SUITE.)
Communion et ravissement.—Le dernier bonnet de nuit.—Sœur Hélène.—Enthousiasme et vocation.—Opinion de Marie Alicia.—Elisa Auster.—Le pharisien et le publicain.—Parallèle de sentimens et d'instincts.
Ce jour de véritable première communion me parut le plus beau de ma vie, tant je me sentis pleine d'effusion et en même temps de puissance dans ma certitude. Je ne sais pas comment je m'y prenais pour prier. Les formules consacrées ne me suffisaient pas, je les lisais pour obéir à la règle catholique, mais j'avais ensuite des heures entières où, seule dans l'église, je priais d'abondance, répandant mon âme aux pieds de l'Éternel et, avec mon âme, mes pleurs, mes souvenirs du passé, mes élans vers l'avenir, mes affections, mes dévouemens, tous les trésors d'une jeunesse embrasée qui se consacrait et se donnait sans réserve à une idée, à un rêve insaisissable, à un rêve d'amour éternel.
C'était puéril et étroit dans la forme, cette orthodoxie où je me plongeais, mais j'y portais le sentiment de l'infini. Et quelle flamme ce sentiment n'allume-t-il pas dans un cœur vierge! Quiconque a passé par là, sait bien que nulle affection terrestre ne peut donner de pareilles satisfactions intellectuelles. Ce Jésus, tel que les mystiques l'ont interprété et refait à leur usage, est un ami, un frère, un père, dont la présence éternelle, la sollicitude infatigable, la tendresse, la mansuétude infinies, ne peuvent se comparer à rien de réel et de possible; je n'aime pas que les religieuses en aient fait leur époux. Il y a là quelque chose qui doit servir d'aliment au mysticisme hystérique, la plus répugnante des formes que le mysticisme puisse prendre. Cet amour idéal pour le Christ n'est sans danger que dans l'âge où les passions humaines sont muettes. Plus tard, il prête aux aberrations du sentiment et aux chimères de l'imagination troublée. Nos religieuses anglaises n'étaient pas mystiques du tout, heureusement pour elles.
L'été se passa pour moi dans la plus complète béatitude. Je communiais tous les dimanches et quelquefois deux jours de suite. J'en suis revenue à trouver fabuleuse et inouïe l'idée matérialisée de manger la chair et de boire le sang d'un Dieu; mais que m'importait alors? Je n'y songeais pas, j'étais sous l'empire d'une fièvre qui ne raisonnait pas et je trouvais ma joie à ne pas raisonner. On me disait: «Dieu est en vous, il palpite dans votre cœur, il remplit tout votre être de sa divinité; la grâce circule en vous avec le sang de vos veines!» Cette identification complète avec la Divinité se faisait sentir à moi comme un miracle. Je brûlais littéralement comme sainte Thérèse: je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais à des austérités qui étaient sans mérite, puisque je n'avais plus rien à immoler, à changer ou à détruire en moi. Je ne sentais pas la langueur du jeûne. Je portais au cou un chapelet de filigrane qui m'écorchait, en guise de cilice. Je sentais la fraîcheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une douleur c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l'extase, mon corps était insensible, il n'existait plus. La pensée prenait un développement insolite et impossible. Était-ce même la pensée? Non, les mystiques ne pensent pas. Ils rêvent sans cesse, ils contemplent, ils aspirent, ils brûlent, ils se consument comme des lampes, et ils ne sauraient se rendre compte de ce mode d'existence qui est tout spécial et ne peut se comparer à rien.
Je crains donc d'être peu intelligent pour ceux qui n'ont pas subi cette maladie sacrée, car je me rappelle l'état où j'ai vécu durant quelques mois sans pouvoir bien me le définir à moi-même.
J'étais devenue sage, obéissante et laborieuse, cela va sans dire. Il ne me fallut aucun effort pour cela. Du moment que le cœur était pris, rien ne me coûtait pour mettre mes actions d'accord avec ma croyance. Les religieuses me traitèrent avec une grande affection; mais, je dois le dire, sans aucune flatterie et sans chercher, par aucun des moyens de séduction qu'on reproche aux communautés religieuses d'exercer envers leurs élèves, à m'inspirer plus de ferveur. Leur dévotion était calme, un peu froide peut-être, digne et même fière. Hormis une seule, elles n'avait ni le don ni la volonté du prosélytisme entraînant, soit que cette réserve tînt à l'esprit de leur ordre, ou au caractère britannique, dont elles ne se départaient point.
Et puis, quelles remontrances, quelles exhortations aurait-on pu m'adresser? J'étais si entière dans ma foi, si logique dans mon enthousiasme! Jamais de tiédeur, jamais d'oubli, jamais de relâchement possible à un esprit enfiévré comme était le mien. La corde était trop tendue pour se détendre d'elle-même, elle se serait plutôt brisée.
Marie Alicia continua d'être angéliquement bonne avec moi. Elle ne m'aima pas davantage après ma conversion qu'elle n'avait fait auparavant, et ce fut une raison pour moi d'augmenter d'affection pour elle. En goûtant la douceur de cette amitié maternelle si pure et si soutenue, je savourais la perfection de cette âme d'élite qui me chérissait si bien pour moi-même, puisqu'elle avait aimé la pécheresse, l'enfant ingouverné et ingouvernable, autant qu'elle aimait la convertie, l'enfant soumis et rangé.
Mme Eugénie, qui m'avait toujours traitée avec une indulgence qu'on taxait de partialité, devint plus sévère en même temps que je devenais plus raisonnable. Je ne péchais plus que par distraction, et elle me rabrouait un peu durement pour cela, quelque involontaires que fussent mes fautes. Un jour même que, perdue dans mes rêveries pieuses, je n'avais pas entendu un ordre qu'elle me donnait, elle m'infligea sans miséricorde la punition du bonnet de nuit. Le bonnet de nuit à sainte Aurore (les diables m'appelaient ainsi en riant)! Ce fut un cri de surprise et un murmure de stupeur dans toute la classe. «Vous voyez bien, disait-on, cette femme bizarre et contredisante aime les diables, et depuis que celui-ci est tombé dans le bénitier, elle ne peut plus le souffrir!» Le bonnet de nuit ne m'affecta pas, j'avais la conscience de mon innocence, et je sus même gré à Mme Eugénie de ne m'avoir pas épargnée plus qu'elle n'eût fait d'une autre en pareil cas. Je ne pensai pas qu'elle m'aimait moins, car elle me prouvait sa préférence comme en cachette. Si j'étais souffrante ou triste, elle venait le soir dans ma cellule m'interroger froidement, d'un ton railleur même; mais c'était de sa part, beaucoup plus que de la part de toute autre, cette sollicitude enjouée, cette démarche de venir à moi qu'elle n'a jamais faite pour aucune autre, que je sache. Je n'éprouvais pas le besoin de lui ouvrir mon cœur comme avec Marie Alicia, mais j'étais sensible à la part d'affection qu'elle pouvait me donner, et baisais avec reconnaissance sa main longue, blanche et froide.
Ce fut au milieu de ma première ferveur que je contractai une amitié qui fut trouvée encore plus bizarre que celle que je portais à Mme Eugénie, mais qui m'a laissé les plus doux et les plus chers souvenirs.
Dans la liste de nos religieuses, j'ai nommé une sœur converse, sœur Hélène, dont je me suis réservé de parler amplement quand j'aurais atteint la phase de mon récit où son existence se mêle à la mienne; m'y voici arrivée.
Un jour que je traversais le cloître, je vois une sœur converse assise sur la dernière marche de l'escalier, pâle, mourante, baignée d'une sueur froide. Elle était placée entre deux seaux fétides qu'elle descendait du dortoir, et qu'elle allait vider. Leur pesanteur et leur puanteur avaient vaincu son courage et ses forces. Elle était pâle, maigre, en chemin de devenir phthisique. C'était Hélène, la plus jeune des converses, consacrée aux fonctions les plus pénibles et les plus repoussantes du couvent. A cause de cela, elle était un objet de dégoût pour les pensionnaires recherchées. On eût frémi de s'asseoir auprès d'elle, on évitait même de frôler son vêtement.
Elle était laide, d'un type commun, marquée de taches de rousseur sur un front terne et comme terreux. Et cependant cette laideur avait quelque chose de touchant; cette figure calme dans la souffrance avait comme une habitude et une insouciance du malheur qu'on ne comprenait pas bien au premier abord, et qu'on eût pu prendre pour une indifférence grossière, mais qui se révélait quand on avait lu dans son âme, et dont chaque indice venait confirmer le poème obscur et rude de sa propre vie. Ses dents étaient les plus belles que j'aie jamais vues, blanches, petites, saines et rangées comme un collier de perles. Quand on se souhaitait une beauté idéale, on parlait des yeux d'Eugenia Izquierdo, du nez de Maria Dormer, des cheveux de Sophie et des dents de Sister Helen.
Quand je la vis ainsi défaillante, je courus à elle, comme de juste; je la soutins dans mes bras, je ne savais que faire pour la secourir. Je voulais monter à l'ouvroir, appeler quelqu'un. Elle retrouva ses forces pour m'en empêcher, et, se levant, elle voulut reprendre son fardeau et continuer son ouvrage; mais elle se traînait d'une si piteuse façon, qu'il ne me fallut pas beaucoup de vertu pour m'emparer de ses seaux et pour les emporter à sa place. Je la retrouvai, le balai à la main et se dirigeant vers l'église. «Ma sœur, lui dis-je, vous vous tuez. Vous êtes trop malade pour travailler aujourd'hui. Laissez-moi l'aller dire à Poulette pour qu'elle envoie quelqu'un nettoyer l'église, et vous irez vous coucher.—Non! non! dit-elle en secouant sa tête courte et obstinée, je n'ai pas besoin d'aide, on peut toujours ce qu'on veut, et je veux mourir en travaillant.—Mais c'est un suicide, lui dis-je, et Dieu vous défend de chercher la mort, même par le travail.—Vous n'y entendez rien, reprit-elle. J'ai hâte de mourir, puisqu'il faut que je meure. Je suis condamnée par les médecins. Eh bien! j'aime mieux être réunie à Dieu dans deux mois que dans six.»
Je n'osai pas lui demander si elle parlait ainsi par ferveur ou par désespoir, je lui demandai seulement si elle voulait consentir à ce que je l'aidasse à nettoyer l'église, puisque c'était l'heure de ma récréation. Elle y consentit en me disant: «Je n'en ai pas besoin, mais il ne faut pas empêcher une bonne âme de faire acte de charité.»
Hélène me montra comment il fallait s'y prendre pour cirer le parquet de l'arrière-chœur, pour épousseter et frotter à la serge les stalles des nonnes. Ce n'était pas bien difficile, et je fis un côté de l'hémicycle pendant qu'elle faisait l'autre; mais, toute jeune et forte que j'étais, le travail me mit en nage, tandis qu'elle, endurcie à la fatigue, et déjà remise de son évanouissement, avec l'air d'une mourante et l'apparente lenteur d'une tortue, elle vint à bout de sa tâche plus vite et mieux que moi.
Le lendemain était un jour de fête; il n'y en avait pas pour elle, puisque tous les jours exigeaient les mêmes soins domestiques. Le hasard me la fit rencontrer encore comme elle allait faire les lits au dortoir. Il y en avait trente et quelques. Elle me demanda d'elle-même si je voulais l'aider, non pas qu'elle voulût être soulagée de son travail, mais parce que ma société commençait à lui plaire. Je la suivis par un mouvement de complaisance qui eût été bien naturel, quand même je n'aurais pas été poussée par le dévouement religieux qui inspire l'amour de la peine. Quand l'ouvrage fut terminé, et abrégé de moitié par mon concours, il nous resta quelques instans de loisir, et la sœur Hélène, s'asseyant sur un coffre, me dit: «Puisque vous êtes si complaisante, vous devriez bien m'enseigner un peu de français, car je n'en peux pas dire un mot, et cela me gêne avec les servantes françaises que j'ai à diriger.—Cette demande de votre part me réjouit, lui dis-je. Elle me prouve que vous ne songez plus à mourir dans deux mois, mais à vous conserver le plus longtemps possible.—Je ne veux que ce que Dieu voudra, reprit-elle. Je ne cherche pas la mort, je ne l'évite pas. Je ne peux pas m'empêcher de la désirer, mais je ne la demande pas. Mon épreuve durera tant qu'il plaira au Seigneur.—Ma bonne sœur, lui dis-je, vous êtes donc bien sérieusement malade?—Les médecins prétendent que oui, répondit-elle, et il y a des momens où je souffre tant que je crois qu'ils ont raison. Mais, après tout, je me sens si forte qu'ils pourraient bien se tromper. Allons! qu'il en soit comme Dieu voudra!»
Elle se leva en ajoutant: «Voulez-vous venir ce soir dans ma cellule, vous me donnerez la première leçon?»
J'y consentis à regret, mais sans hésiter. Cette pauvre sœur m'inspirait, malgré moi, de la répugnance, non pas elle, mais ses vêtemens qui étaient immondes et dont l'odeur me causait des nausées. Et puis, j'aimais mieux mon heure d'extase, le soir à l'église, que de donner une leçon de français à une personne fort peu intelligente et qui ne savait que fort mal l'anglais.
Je m'y résignai pourtant, et le soir venu, j'entrai pour la première fois dans la cellule de sœur Hélène. Je fus agréablement surprise de la trouver d'une propreté exquise et toute parfumée de l'odeur du jasmin qui montait du préau jusqu'à sa fenêtre. La pauvre sœur était propre aussi, elle avait sa robe de serge violette neuve; ses petits objets de toilette bien rangés sur un table attestaient le soin qu'elle prenait de sa personne. Elle vit dans mes yeux ce qui me préoccupait. «Vous voilà étonnée, me dit-elle, de trouver propre et même recherchée sous ce rapport une personne qui remplit sans chagrin les plus viles fonctions. C'est parce que j'ai horreur de la saleté et des mauvaises odeurs que j'ai accepté gaîment ces fonctions-là. Quand je suis arrivée en France, j'ai été révoltée de voir des chenets ternes et des serrures rouillées. Chez nous, on se mirait dans le bois des meubles et dans la ferrure des moindres ustensiles. J'ai cru que je ne m'habituerais jamais à vivre dans un pays où l'on était si négligent. Mais, pour faire de la propreté, il faut toucher à des choses malpropres. Vous voyez bien que mon goût devait me faire prendre l'état qui m'a suggéré l'envie de faire mon salut.»
«Elle dit tout cela en riant; car elle était gaie comme les personnes d'un grand courage. Je lui demandai ce qu'elle était avant d'être religieuse, et elle se mit à me raconter son histoire en mauvais anglais, dans un langage simple et rustique dont il me serait impossible de rendre la grandeur et la naïveté. Je ne l'essaierai pas, mais voici la substance de son récit:
«Je suis une montagnarde écossaise; mon père[22] est un paysan aisé chargé d'une nombreuse famille. C'est un homme bon et juste, mais aussi rude dans sa volonté que courageux pour son travail. Je gardais ses troupeaux, je ne m'épargnais pas aux soins du ménage et à la surveillance de mes petits frères et sœurs, qui m'aimaient tendrement; je les aimais de même. J'étais heureuse, j'aimais la campagne, les prés, les animaux. Il ne me semblait pas que je pusse vivre renfermée, seulement dans une ville; je ne pensais pas beaucoup à mon salut. Un sermon que j'entendis changea toutes mes idées et m'inspira un si grand désir de plaire à Dieu que je n'eus plus ni plaisir, ni repos dans ma famille. Ce sermon prêchait le renoncement, la mortification. Je me demandai ce que je pouvais faire de plus agréable à Dieu et de plus cruel pour moi-même, et je trouvai que quitter la campagne, perdre ma liberté, me séparer pour toujours de ma famille, serait un véritable martyre pour moi. Aussitôt j'y fus résolue. J'allai trouver le prêtre qui avait prêché, et je lui dis que j'avais la vocation. Il ne voulut pas me croire et me conduisit à l'évêque afin que cet homme savant dans la religion examinât si ma vocation était véritable. L'évêque me demanda si j'étais malheureuse chez mes parens, si j'étais dégoûtée de mon pays, de mon état, si enfin j'avais quelque sujet de dépit ou de colère pour quitter comme cela tout ce qui me retenait chez nous. Je lui répondis que dans ce cas-là ma vocation ne serait pas grande, et que je n'y croyais que parce qu'elle m'imposait les plus grands sacrifices que je pusse m'imaginer. Quand l'évêque m'eut bien interrogée sans me trouver en défaut, il me dit: «Oui, vous avez une grande vocation, mais il faut obtenir le consentement de vos parens.»
Je retournai chez nous, et je parlai d'abord à mon père, mon père me dit que si je retournais seulement voir les prêtres, il me tuerait. «Eh bien! lui dis-je, j'y retournerai, vous me tuerez, et j'irai au ciel plus tôt: c'est tout ce que je demande.» Ma mère et mes tantes pleurèrent, et, voyant que je ne pleurais pas, elles me reprochèrent de ne pas les aimer. Cela me fit beaucoup de peine, comme vous pouvez croire, mais c'était le commencement de mon martyre, et puisque je ne pouvais pas me faire couper par morceaux ou brûler vive pour l'amour de Dieu, je devais me contenter d'avoir le cœur brisé et me réjouir dans cette épreuve. Je ne fis donc que sourire aux larmes de mes parens, parce que je souffrais plus qu'eux encore et que j'étais contente de souffrir.
Je retournai voir le prêtre et l'évêque: mon père me maltraita, m'enferma dans ma chambre, et quand vint le jour où je voulus partir pour entrer en religion, il m'attacha avec des cordes au pied d'un lit. Plus on me faisait de peine et de mal, plus je souhaitais qu'on m'en fît. Enfin ma mère et une de mes tantes, voyant que mon père était furieux, et craignant qu'il ne me fît mourir, essayèrent de le faire consentir à mon départ. «Eh bien, dit-il, qu'elle parte tout de suite, mais qu'elle emporte ma malédiction.»
«Il vint me détacher, et quand je voulus me mettre à ses genoux et l'embrasser, il me repoussa, refusa de me dire adieu et sortit. Il avait bien du chagrin, mon pauvre père. Il prit son fusil: on aurait dit qu'il allait se tuer. Mes frères aînés le suivirent, et quand je fus seule avec les femmes et les enfans, tous se mirent à genoux autour de moi pour me faire renoncer à mon sacrifice. Et moi je riais, et je disais: «Encore, encore! vous ne me ferez jamais souffrir autant que je le souhaite.»
«Il y avait un petit enfant, l'enfant de ma sœur aînée, un vrai chérubin que j'avais élevé particulièrement, qui était toujours pendu à ma robe, aux champs et dans la maison. On savait que j'étais folle de cet enfant-là. On le mit sur mes genoux, il pleurait et m'embrassait. Je me levai pour le mettre à terre. Je pris mon paquet et marchai vers la porte. L'enfant courut au-devant de moi, et se couchant sur le seuil, il me dit: Puisque tu veux me quitter, tu me marcheras sur le corps. «Je remerciai Dieu de ce qu'il ne m'épargnait rien, et je passai par-dessus l'enfant. Pendant bien longtemps, j'entendis ses cris et les sanglots de ma mère, de mes tantes, de mes sœurs et de tous les petits, qu'on retenait pour les empêcher de courir après moi. Je me retournai et leur montrai le ciel en élevant un bras au-dessus de ma tête. Ma famille n'était pas impie. Il se fit un grand silence. Alors je me remis à marcher, et ne me retournai plus que quand je fus assez loin pour n'être point vue. Je regardai le toit de la maison et la fumée. Je fus forcée de m'asseoir un instant, mais je ne pleurai pas, et j'arrivai auprès de l'évêque aussi tranquille que je le suis maintenant. Il me confia à des dames pieuses qui m'envoyèrent ici, parce qu'elles craignaient que mon père ne vînt me reprendre de force si on me laissait dans mon pays. Voilà mon histoire. Elle n'est pas bien longue, ni bien dite, mais je ne sais pas m'expliquer mieux.»
Cette histoire simple et terrible acheva de me monter la tête pour la religion et m'inspira tout à coup pour la sœur Hélène une prédilection enthousiaste. Je vis en elle une sainte des anciens jours, rude, ignorante des délicatesses de la vie et des compromis de cœur avec la conscience, une fanatique ardente et calme comme Jeanne d'Arc ou sainte Géneviève. C'était, par le fait, une mystique, la seule, je crois, qu'il y eût dans la communauté: aussi n'était-elle pas Anglaise.
Frappée comme d'un contact électrique, je lui pris les mains et m'écriai: «Vous êtes plus forte dans votre simplicité que tous les docteurs du monde, et je crois que vous me montrez, sans y songer, le chemin que j'ai à suivre. Je serai religieuse!—Tant mieux! me dit-elle avec la confiance et la droiture d'un enfant: vous serez sœur converse avec moi, et nous travaillerons ensemble.»
Il me sembla que le ciel me parlait par la bouche de cette inspirée.
Enfin j'avais rencontré une véritable sainte comme celles que j'avais rêvées. Mes autres nonnes étaient comme des anges terrestres, qui, sans lutte et sans souffrances, jouissaient par anticipation du calme paradisiaque. Hélène était une créature plus humaine et plus divine en même temps. Plus humaine, parce qu'elle souffrait; plus divine, parce qu'elle aimait à souffrir. Elle n'avait pas cherché le bonheur, le repos, l'absence de tentations mondaines, la liberté du recueillement dans le cloître. Les séductions du siècle! pauvre fille des champs nourrie dans de grossiers labeurs, elle ne les connaissait pas. Elle n'avait rêvé et accompli qu'un martyre de tous les jours; elle l'avait envisagé avec la logique sauvage et grandiose de la foi primitive. Elle était exaltée jusqu'au délire sous une apparence froide et stoïque. Quelle nature puissante! Son histoire me faisait frissonner et brûler. Je la voyais aux champs, écoutant, comme notre grande pastoure, les voix mystérieuses dans les branches des chênes et dans le murmure des herbes. Je la voyais passant par-dessus le corps de ce bel enfant dont les larmes tombaient sur mon cœur et passaient dans mes yeux. Je la voyais seule et debout sur le chemin, froide comme une statue et le cœur percé cependant des sept glaives de la douleur, élevant sa main hâlée vers le ciel et réduisant au silence, par l'énergie de sa volonté, toute cette famille gémissante et frappée de respect.
«O sainte Hélène, me disais-je en la quittant, vous avez raison, vous êtes dans le vrai, vous! vous êtes d'accord avec vous-même. Oui! quand on aime Dieu de toutes ses forces, quand on le préfère à toutes choses, on ne s'endort point en chemin; on n'attend pas ses ordres, on les prévient; on court au-devant des sacrifices. Oui! vous m'avez embrasée du feu de votre amour, et vous m'avez montré la voie. Je serai religieuse; ce sera le désespoir de mes parens, le mien par conséquent. Il faut ce désespoir-là pour avoir le droit de dire à Dieu: «Je t'aime, je serai religieuse et non pas dame de chœur, vivant dans une simplicité recherchée et dans une béate oisiveté. Je serai sœur converse, servante écrasée de fatigue, balayeuse de tombeaux, porteuse d'immondices; tout ce qu'on voudra, pourvu que je sois oubliée après avoir été maudite par les miens; pourvu que, dévorant l'amertume de l'immolation, je n'aie que Dieu pour témoin de mon supplice et que son amour pour ma récompense.»
Je ne tardai pas à confier à Marie Alicia mon projet d'entrer en religion. Elle n'en fut point enivrée. La digne et raisonnable femme me dit en souriant: «Si cette idée vous est douce, nourrissez-la, mais ne la prenez pas trop au sérieux. Il faut être plus fort que vous ne pensez pour mettre à exécution une chose difficile. Votre mère n'y consentira pas volontiers, votre grand'mère encore moins. Elles diront que nous vous avons entraînée, et ce n'est pas du tout notre intention ni notre manière d'agir. Nous ne caressons point les vocations au début, nous les attendons à leur entier développement. Vous ne vous connaissez pas encore vous-même. Vous croyez qu'on mûrit du jour au lendemain; allons, allons, ma chère sœur, il passera encore de l'eau sous le pont avant que vous signiez cet écrit-là.» Et elle me montrait la formule de ses vœux, écrite en latin dans un petit cadre de bois noir au dessus de son prie-Dieu. Cette formule, contraire à la législation française, était un engagement éternel; on le signait à une petite table sur laquelle, au milieu de l'église, on posait le saint sacrement.
Je souffrais bien un peu des doutes de Mme Alicia sur mon compte; mais je me défendais de cette souffrance comme d'une révolte de mon orgueil. Seulement je persistais à croire, sans en rien dire, que la sœur Hélène avait une plus grande vocation. Marie Alicia était heureuse, elle le disait sans affectation et sans emphase, et on voyait bien qu'elle était sincère. Elle disait parfois: «Le plus grand bonheur, c'est d'être en paix avec Dieu. Je ne l'aurais pas été dans le monde, je ne suis pas une héroïne, j'ai la crainte et peut-être le sentiment de ma faiblesse. Le cloître me sert de refuge et la règle monastique d'hygiène morale; moyennant ces puissans secours, je suis mon chemin sans trop d'efforts ni de mérite.»
Ainsi raisonnait cette âme profondément humble, ou, si on l'aime mieux, cet esprit parfaitement modeste. Elle était d'autant plus forte qu'elle croyait ne pas l'être.
Quand j'essayais de raisonner avec elle à la manière de la sœur Hélène, elle secouait doucement la tête: «Mon enfant, me disait-elle, si vous cherchez le mérite de la souffrance, vous le trouverez de reste dans le monde. Croyez bien qu'une mère de famille, ne fût-ce que pour mettre ses enfans au monde, a plus de douleur et de travail que nous. Je ne regarde pas la vie claustrale comme un sacrifice comparable à ceux qu'une épouse et une bonne mère doit s'imposer tous les jours. Ne vous tourmentez donc pas l'esprit, et attendez ce que Dieu vous inspirera quand vous serez en âge de choisir. Il sait mieux que vous et moi ce qui vous convient. Si vous désirez de souffrir, soyez tranquille, la vie vous servira à souhait, et peut-être trouverez-vous, si votre ardeur de sacrifice persiste, que c'est dans le monde, et non dans le couvent, qu'il faut aller chercher votre martyre.»
Sa sagesse me pénétrait de respect, et ce fut elle qui me préserva de prononcer ces vœux imprudens que les jeunes filles font quelquefois d'avance dans le secret de leur effusion devant Dieu: sermens terribles qui pèsent quelquefois pour toute la vie sur des consciences timorées, et qu'on ne viole pas, quelque non recevable qu'ils aient été devant Dieu, sans porter une grave atteinte à la dignité et à la santé de l'âme.
Cependant je ne me défendais pas de l'enthousiasme de sœur Hélène; je la voyais tous les jours, j'épiais l'occasion et le moyen de l'aider dans ses rudes travaux, consacrant mes récréations de la journée à les partager, et celles du soir à lui donner des leçons de français dans sa cellule. Elle avait, je l'ai dit, fort peu d'intelligence et savait à peine écrire. Je lui appris plus d'anglais que de français, car je m'aperçus bientôt que c'était par l'anglais que nous eussions dû commencer. Nos leçons ne duraient guère qu'une demi-heure. Elle se fatiguait vite. Cette tête si forte avait plus de volonté que de puissance.
Nous avions donc une demi-heure pour causer, et j'aimais son entretien, qui était pourtant celui d'un enfant. Elle ne savait rien, elle ne désirait rien savoir hors du cercle étroit où sa vie s'était renfermée. Elle avait le profond mépris de toute science étrangère à la vie pratique qui caractérise le paysan. Elle parlait mal à froid, ne trouvait pas de mots à son usage, et ne pouvait pas enchaîner ses idées; mais quand l'enthousiasme revenait, elle avait des élans d'une profondeur étrange dans leur concision enfantine.
Elle ne doutait pas de ma vocation, elle ne cherchait pas à me retenir et à me faire hésiter dans mon entraînement; elle croyait à la force des autres comme à la sienne propre. Elle ne s'embarrassait l'esprit d'aucun obstacle et se persuadait qu'il serait très facile de m'obtenir une dispense pour entrer dans la communauté en dépit des statuts de la règle, qui n'admettaient que des Anglaises, des Écossaises ou des Irlandaises dans le couvent. J'avoue que l'idée d'être religieuse ailleurs qu'aux Anglaises me faisait frémir, preuve que je n'avais pas de vocation véritable, et comme je lui avouais le doute que cette préférence pour notre couvent élevait en moi, elle me rassurait avec une adorable indulgence. Elle voulait trouver ma préférence légitime, et cette mollesse de cœur n'altérait pas, suivant elle, l'excellence de ma vocation. J'ai déjà dit quelque part dans cet ouvrage, à propos de la Tour d'Auvergne, je crois, que le cachet de la véritable grandeur est de ne jamais songer à exiger des autres les grandes choses qu'on s'impose à soi-même. La sœur Hélène, cette créature toute d'instincts sublimes, agissait de même avec moi. Elle avait quitté sa famille et son pays, elle était venue avec joie s'enterrer dans le premier couvent qu'on lui avait désigné, et elle consentait à me laisser choisir ma retraite et arranger mon sacrifice. C'était assez, à ses yeux, qu'une personne comme moi, qu'elle regardait comme un grand esprit (parce que je savais ma langue mieux qu'elle ne savait la sienne), acceptât délibérément l'idée d'être sœur converse au lieu de préférer tenir la classe.
Nous faisions donc des châteaux en Espagne ensemble. Elle me cherchait un nom: celui de Marie-Augustine, que j'avais pris à la confirmation, étant déjà porté par Poulette. Elle me désignait une cellule voisine de la sienne. Elle m'autorisait d'avance à aimer le jardinage et à cultiver des fleurs dans le préau. J'avais conservé le goût de tripoter la terre, et comme j'étais trop grande fille pour faire un petit jardin pour moi-même, je passais une partie des récréations à brouetter du gazon et à dessiner des allées dans les jardinets des petites. Aussi il fallait voir quelle adoration ces enfans avaient pour moi. On me raillait un peu à la grande classe. Anna soupirait de mon abrutissement sans cesser d'être bonne et affectueuse. Pauline de Pontcarré, mon amie d'enfance, qui était entrée au couvent depuis six mois, disait à sa mère, devant moi, que j'étais devenue imbécile, parce que je ne pouvais plus vivre qu'avec la sœur Hélène ou les enfans de sept ans.
J'avais pourtant contracté une amitié qui eût dû me relever dans l'opinion des plus intelligentes, puisque c'était avec la personne la plus intelligente du couvent. Je n'ai pas encore parlé d'Elisa Auster, bien que ce soit une des figures les plus remarquables de cette série de portraits où mon récit m'entraîne. J'ai voulu la garder pour le joyau principal de cette précieuse couronne.
Un Anglais, M. Auster, neveu de Mme Canning, notre supérieure, avait épousé à Calcutta une belle Indienne, dont il avait eu grand nombre d'enfans, douze, peut-être quatorze. Le climat les avait tous dévorés dans leur bas âge, excepté un fils, qui s'est fait prêtre, et deux filles: Lavinia, qui a été ma compagne à la petite classe; Elisa, sa sœur aînée, mon amie de la grande classe, qui est aujourd'hui supérieure d'un couvent de Cork, en Irlande.
M. et Mme Auster, voyant périr tous leurs enfans, dont l'organisation splendide semblait se dessécher tout à coup dans un milieu contraire, et ne pouvant abandonner leurs affaires, firent l'effort de se séparer des trois qui leur restaient. Ils les envoyèrent en Angleterre à Mme Blount, sœur de Mme Canning. Voilà du moins l'histoire que l'on racontait au couvent. Plus tard, j'ai entendu dire autrement; mais qu'importe? Le fait certain, c'est qu'Elisa et Lavinia se rappelaient confusément leur mère se roulant de désespoir sur le rivage indien tandis que le navire s'en éloignait à pleines voiles. Mises au couvent de Cork, en Irlande, Elisa et Lavinia vinrent en France lorsque Mme Blount se décida à venir habiter, avec sa fille et ses deux nièces, notre couvent des Anglaises. Cette famille avait-elle de la fortune? Je l'ignore, on ne s'occupait guère de cela parmi les dévotes. Je crois que le père était encore aux Indes quand je connus ses filles. La mère y était à coup sûr, et n'avait pas vu ses enfans depuis une douzaine d'années.
Lavinia était une charmante enfant, timide, impressionnable, rougissant à tout propos, d'une douceur parfaite, ce qui ne l'empêchait pas d'être un peu diable et fort peu dévote. Ses tantes et sa sœur la grondaient souvent. Elle ne s'en souciait pas énormément.
Elisa était d'une beauté incomparable et d'une intelligence supérieure. C'était le plus admirable résultat possible de l'union de la race anglaise avec le type indien. Elle avait un profil grec d'une pureté de lignes exquises, un teint de lis et de roses sans hyperbole, des cheveux châtains superbes, des yeux bleus d'une douceur et d'une pénétration frappantes, une sorte de fierté caressante dans la physionomie; le regard et le sourire annonçaient la tendresse d'un ange, le front droit, l'angle facial fortement accusé, je ne sais quoi de carré dans une taille magnifique de proportions, révélaient une grande volonté, une grande puissance, un grand orgueil.
Dès son plus jeune âge, toutes les forces de cette âme vigoureuse s'étaient tournées vers la piété. Elle nous arriva sainte, comme je l'ai toujours connue, ferme dans sa résolution de se faire religieuse, et cultivant dans son cœur une seule amitié exclusive, le souvenir d'une religieuse de son couvent d'Irlande, sœur Maria Borgia de Chantal, qui a toujours encouragé sa vocation, et qu'elle est allée rejoindre plus tard en prenant le voile. La plus grande marque d'amitié qu'elle m'ait donnée, c'est un petit reliquaire que j'ai toujours à ma cheminée, et qu'elle tenait de cette religieuse. Je lis encore sur l'envers: M. de Chantal, to E. 1816. Elle y tenait tant qu'elle me fit promettre de ne jamais m'en séparer, et je lui ai tenu parole. Il m'a suivie partout. Dans un voyage, le verre s'est cassé, la relique s'est perdue, mais le médaillon est intact, et c'est le reliquaire lui-même qui est devenu relique pour moi.
Cette belle Elisa était la première dans toutes les études, la meilleure pianiste du couvent, celle qui faisait tout mieux que les autres, puisqu'elle y portait à dose égale les facultés naturelles et la volonté soutenue. Elle faisait tout cela en vue d'être propre à diriger l'éducation des jeunes Irlandaises qui lui seraient confiées un jour à Cork, car elle était pour son couvent de Cork comme moi pour mon couvent des Anglaises. Marie Borgia était son Alicia et son Hélène. Elle ne comprenait pas qu'elle pût être religieuse ailleurs, et sa vocation n'en était pas moins certaine, puisqu'elle y a persisté avec joie.
Elle avait bien plus raison que moi en songeant à se rendre utile dans le cloître. Moi, je suivais les études avec soumission, avec le plus d'attention possible; mais, en réalité, depuis que j'étais dévote, je ne faisais pas plus de progrès que je n'avais fait de besogne auparavant. Je n'avais pas d'autre but que celui de me soumettre à la règle, et mon mysticisme me commandant d'immoler toutes les vanités du monde, je ne voyais pas qu'une sœur converse eût besoin de savoir jouer du piano, dessiner et de connaître l'histoire. Aussi, après trois années de couvent, en suis-je sortie beaucoup plus ignorante que je n'y étais entrée. J'y avais même perdu ces accès d'amour pour l'étude dont je m'étais senti prise de temps en temps à Nohant. La dévotion m'absorbait bien autrement que n'avait fait la diablerie. Elle usait toute mon intelligence au profit de mon cœur. Quand j'avais pleuré d'adoration pendant une heure à l'église, j'étais brisée pour tout le reste du jour. Cette passion, répandue à flots dans le sanctuaire, ne pouvait plus se rallumer pour rien de terrestre. Il ne me restait ni force, ni élan, ni pénétration pour quoi que ce soit. Je m'abrutissais, Pauline avait bien raison de le dire, mais il me semble pourtant que je grandissais dans un certain sens. J'apprenais à aimer autre chose que moi-même: la dévotion exaltée a ce grand effet sur l'âme qu'elle possède que, du moins, elle y tue l'amour-propre radicalement, et si elle l'hébète à certains égards, elle la purge de beaucoup de petitesses et de mesquines préoccupations.
Quoique l'être humain soit dans la conduite de sa vie un abîme d'inconséquences, une certaine logique fatale le ramène toujours à des situations analogues à celles où son instinct l'a déjà conduit. Si l'on s'en souvient, j'étais parfois à Nohant, devant les soins et les leçons de ma grand'mère, dans la même disposition de soumission inerte et de dégoût secret que celle où je me retrouvais au couvent devant les études qui m'étaient imposées. A Nohant, ne pensant qu'à me faire ouvrière avec ma mère, j'avais méprisé l'étude comme trop aristocratique. Au couvent, ne songeant qu'à me faire servante avec sœur Hélène, je méprisais l'étude comme trop mondaine.
Je ne sais plus comment il m'arriva de me lier avec Elisa. Elle avait été froide et même dure avec moi durant mes diableries. Elle avait des instincts de domination qu'elle ne pouvait contenir, et lorsqu'un diable dérangeait sa méditation à l'église ou bouleversait ses cahiers à la classe, elle devenait pourpre; ses belles joues prenaient même rapidement une teinte violacée, ses sourcils déjà très rapprochés, s'unissaient par un froncement nerveux; elle murmurait des paroles d'indignation, son sourire devenait méprisant, presque terrible; sa nature impérieuse et hautaine se trahissait. Nous disions alors que le sang asiatique lui montait au visage. Mais c'était un orage passager. La volonté, plus forte que l'instinct, dominait cette colère. Elle faisait un effort, pâlissait, souriait, et ce sourire, passant sur ses traits comme un rayon de soleil, y ramenait la douceur, la fraîcheur et la beauté.
Toutefois il fallait la connaître beaucoup pour l'aimer, et en général, elle était plus admirée que recherchée.
Quand elle se fit connaître à moi, ce ne fut point à demi. Elle me révéla ses propres défauts avec beaucoup de grandeur et m'ouvrit sans réserve son âme austère et tourmentée.
«Nous marchons au même but par des chemins différens, me disait-elle. J'envie le tien, car tu y marches sans effort et tu n'as pas de lutte à soutenir. Tu n'aimes pas le monde, tu n'y pressens qu'ennuis et lassitudes. La louange ne te cause que du dégoût. On dirait que tu te laisses glisser du siècle dans le cloître par une pente facile et que ton être n'a point d'aspérités qui te retiennent. Moi, disait-elle (et en parlant ainsi sa figure rayonnait comme celle d'un archange), j'ai un orgueil de Satan! Je me tiens dans le temple comme le pharisien superbe, et il me faut faire un effort pour me mettre moi-même à la porte, où je te retrouve, toi, endormie et souriante à l'humble place du publicain. J'ai un sentiment de recherche dans le choix de mon sort futur en religion. Je veux bien obéir, mais je sens aussi le besoin de commander. J'aime l'approbation, la critique m'irrite, la moquerie m'exaspère. Je n'ai ni indulgence instinctive ni patience naturelle. Pour vaincre tout cela, pour m'empêcher de tomber dans le mal cent fois par jour, il me faut une continuelle tension de ma volonté. Enfin, si je surnage au-dessus de l'abîme de mes passions, j'aurai bien du mal, et il me faudra du Ciel une bien grande assistance.
Là-dessus elle pleurait et se frappait la poitrine. J'étais forcée de la consoler, moi qui me sentais un atome auprès d'elle. «Il est possible, lui disais-je, que je n'aie pas les mêmes défauts que toi, mais j'en ai d'autres, et je n'ai pas tes qualités. A brebis tondue, Dieu ménage le vent. Comme je n'ai pas ta force, les vives sensations me sont épargnées. Je n'ai pas de mérite à être humble, puisque par caractère, par position sociale peut-être, je méprise beaucoup de choses qu'on estime dans le monde. Je ne connais pas le plaisir qu'on goûte à la louange, ni ma personne ni mon esprit ne sont remarquables. Peut-être serais-je vaine si j'avais ta beauté et tes facultés: si je n'ai pas le goût du commandement, c'est que je n'aurais pas la persévérance de gouverner quoi que ce soit. Enfin, rappelle-toi que les plus grands saints sont ceux qui ont eu le plus de peine à le devenir.»
—C'est vrai! s'écriait-elle. Il y a de la gloire à souffrir, et les récompenses sont proportionnées aux mérites.» Puis tout à coup laissant retomber sa tête charmante dans ses belles mains: «Ah! disait-elle en soupirant, ce que je pense là est encore de l'orgueil! Il s'insinue en moi par tous les pores et prend toutes les formes pour me vaincre. Pourquoi est-ce que je veux trouver de la gloire au bout de mes combats, et une plus haute place dans le ciel que toi et la sœur Hélène? En vérité, je suis une âme bien malheureuse. Je ne peux pas m'oublier et m'abandonner un seul instant.»
C'est dans de telles luttes intérieures que cette vaillante et austère jeune fille consumait ses plus brillantes années; mais il semblait que la nature l'eût formée pour cela, car plus elle s'agitait, plus elle était resplendissante d'embonpoint, de couleur et de santé.
Il n'en était pas ainsi de moi. Sans lutte et sans orage, je m'épuisais dans mes expansions dévotes. Je commençais à me sentir malade, et bientôt le malaise physique changea la nature de ma dévotion. J'entre dans la seconde phase de cette vie étrange.
CHAPITRE QUINZIEME.
Le cimetière.—Mystérieux orage contre sœur Hélène.—Premiers doutes instinctifs.—Mort de la mère Alippe.—Terreurs d'Elisa.—Second mécontentement intérieur.—Langueurs et fatigues.—La maladie des scrupules.—Mon confesseur me donne pour pénitence l'ordre de m'amuser.—Bonheur parfait.—Dévotion gaie.—Molière au couvent.—Je deviens auteur et directeur des spectacles.—Succès inouï du Malade imaginaire devant la communauté.—Jane.—Révolte.—Mort du duc de Berry.—Mon départ du couvent.—Mort de Mme Canning.—Son administration.—Election de Mme Eugénie.—Décadence du couvent.
J'avais passé plusieurs mois dans la béatitude, mes jours s'écoulaient comme des heures. Je jouissais d'une liberté absolue depuis que je n'étais plus d'humeur à en abuser. Les religieuses me menaient avec elles dans tout le couvent, dans l'ouvroir où elles m'invitaient à prendre le thé; dans la sacristie, où j'aidais à ranger et à plier les ornemens d'autel; dans la tribune de l'orgue, où nous répétions les chœurs et motets; dans la chambre des novices, qui était une salle servant d'école de plain-chant; enfin dans le cimetière, qui était le lieu le plus interdit aux pensionnaires. Ce cimetière, placé entre l'église et le mur du jardin des Écossais, n'était qu'un parterre de fleurs sans tombes et sans épitaphes. Le renflement du gazon annonçait seul la place des sépultures. C'était un endroit délicieux, tout ombragé de beaux arbres, d'arbustes et de buissons luxurians. Dans les soirs d'été, on y était presque asphyxié par l'odeur des jasmins et des roses; l'hiver, pendant la neige, les bordures de violettes et les roses du Bengale souriaient encore sur le linceul sans tache. Une jolie chapelle rustique, sorte de hangar ouvert qui abritait une statue de la Vierge, et qui était toute festonnée de pampres et de chèvrefeuille, séparait ce coin sacré de notre jardin, et l'ombrage de nos grands marronniers se répandait par-dessus le petit toit de la chapelle. J'ai passé là des heures de délices à rêver sans songer à rien. Dans mon temps de diablerie, quand je pouvais me glisser dans le cimetière, c'était pour y recueillir les bonnes balles élastiques que les Écossais perdaient par-dessus le mur. Mais je ne songeais même plus aux balles élastiques. Je me perdais dans le rêve d'une mort anticipée, d'une existence de sommeil intellectuel, d'oubli de toutes choses, de contemplations incessantes. Je choisissais ma place dans le cimetière. Je m'étendais là en imagination pour dormir comme dans le seul lieu du monde où mon cœur et ma cendre pussent reposer en paix.
Sœur Hélène m'entretenait dans mes songes de bonheur, et pourtant elle n'était pas heureuse, la pauvre fille. Elle souffrait beaucoup, quoique sa force physique eût repris le dessus, et qu'elle fût en voie de guérison; mais je crois que son mal était moral. Je crois qu'elle était un peu grondée, un peu persécutée pour son mysticisme. Il y avait des soirs où je la trouvais en pleurs dans sa cellule. J'osais à peine l'interroger, car à mon premier mot, elle secouait sa tête carrée d'un air dédaigneux, comme pour me dire: «J'en ai supporté bien d'autres, et vous n'y pouvez rien.» Il est vrai qu'aussitôt elle se jetait dans mes bras et pleurait sur mon épaule; mais pas une plainte, pas un murmure, pas un aveu ne s'échappa jamais de ses lèvres scellées.
Un soir que je passais dans le jardin au-dessous de la fenêtre de la chambre de la supérieure, j'entendis le bruit d'une vive altercation. Je ne pouvais ni ne voulais saisir le dialogue, mais je reconnaissais le son des voix. Celle de la supérieure était rude et irritée, celle de sœur Hélène navrante et entre-coupée de gémissemens. Dans le temps où je cherchais le secret de la victime, j'aurais trouvé là matière à de belles imaginations; je me serais glissée dans l'escalier, dans l'antichambre, j'aurais surpris le mystère dont j'étais avide. Mais ma religion me défendait d'espionner désormais, et je passai le plus vite que je pus. Pourtant cette voix déchirante de ma chère Hélène me suivait malgré moi. Elle ne paraissait pas supplier; je ne crois pas que cette robuste nature eût pu se ployer à cela, elle semblait protester énergiquement et se plaindre d'une accusation injuste. D'autres voix que je ne reconnus pas semblaient la charger et la reprendre. Enfin, quand je fus assez loin pour ne rien entendre clairement, il me sembla que des cris inarticulés venaient jusqu'à moi à travers les brises de la nuit et les rires des pensionnaires en récréation.
Ce fut le premier coup porté à la sérénité de mon âme? Que se passait-il donc dans le secret du chapitre? Etaient-elles injustement soupçonneuses, étaient-elles impitoyables devant une faute, ces nonnes à l'air si doux, aux manières si tranquilles? Et quelle faute pouvait donc commettre une sainte comme la sœur Hélène? N'était-ce pas son trop de foi et de dévoûment qu'on lui reprochait? Etais-je pour quelque chose là dedans? Lui faisait-on un crime de notre sainte amitié? J'avais entendu distinctement la supérieure articuler d'une voix courroucée: «Shame! shame! Honte! honte!» Ce mot de honte appliqué à une âme naïve et pure comme celle d'un petit enfant, à un être véritablement angélique, me froissait comme une insulte gratuite et cruelle; le vers de Boileau me revenait sur les lèvres malgré moi:
Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?
Mme Canning n'était pas un Tartufe femelle, bien certainement. Elle avait des vertus solides, mais elle était dure et pas très franche. Je l'avais éprouvé par moi-même. Où pouvait-elle avoir puisé dans une âme béate ce flot de reproches amers ou de menaces humiliantes que l'accent de sa voix trahissait à mon oreille? Je me demandais s'il était possible, à moins qu'on n'eût une âme stupide, de ne pas chérir et admirer sœur Hélène; et s'il était possible, quand on avait de l'estime et de l'affection pour quelqu'un, de le gronder, de l'humilier, de le faire souffrir à ce point, même pour son bien, même en vue de lui faire son salut. «Est-ce une querelle? est-ce une épreuve? me disais-je: si c'est une querelle, elle est ignoble de formes. Si c'est une épreuve, elle est odieuse de cruauté.»
Tout à coup j'entendis des cris (mon imagination troublée me les fit seule entendre peut-être), un vertige passa devant mes yeux, une sueur froide inonda mon corps tremblant: «On la frappe, on la martyrise!» m'écriai-je.
Que Dieu me pardonne cette pensée, probablement folle et injuste, mais elle s'empara de moi comme une obsession. J'étais dans la grande allée au fond du jardin, torturée par ces bruits confus qui semblaient m'y poursuivre. Je ne fis qu'un bond jusqu'à la cellule de sœur Hélène; je croirais volontiers que mes pieds ne m'y portaient pas, tant il me sembla voler aussi rapidement que ma pensée. Si je n'avais pas trouvé Hélène dans sa cellule, je crois que j'aurais été la chercher dans celle de la supérieure.
Hélène venait de rentrer; sa figure était bouleversée, son visage inondé de larmes. Mon premier mouvement fut de regarder si elle n'avait pas de traces de violences, si son voile n'était pas déchiré ou ses mains ensanglantées. J'étais devenue tout à coup soupçonneuse comme ceux qui passent subitement d'une confiance aveugle à un doute poignant. Sa robe seule était poudreuse comme si elle eût été jetée par terre, ou comme si elle se fût roulée sur le plancher. Elle me repoussa en me disant: «Ce n'est rien, ce n'est rien! Je suis fort malade, il faut que je me mette au lit; laissez-moi.»
Je sortis pour lui laisser le temps de se coucher, mais je restai dans le corridor, protégée par l'obscurité, l'oreille collée à la porte. Elle gémissait à me déchirer le cœur. Du côté de la chambre de la supérieure, il y avait de l'agitation. On ouvrait et on fermait les portes, j'entendais des frôlemens de robes passer non loin de moi. Cette incertitude était fantastique, affreuse. Quand tout fut rentré dans le silence, je revins auprès de la sœur Hélène.
«Je ne dois pas vous interroger, lui dis-je, et je sais que vous ne voudriez pas me répondre; mais laissez-moi vous assister et vous soigner.» Elle avait la fièvre, disait-elle, mais ses mains étaient glacées, et elle était agitée d'un tremblement nerveux. Elle me demanda seulement à boire; il n'y avait que de l'eau dans sa cellule. Je courus malgré elle trouver madame Marie-Augustine (Poulette), qui demeurait, je crois, dans le même dortoir[23]. Poulette était l'infirmière en chef, c'est elle qui avait les clefs et la surveillance de la pharmacie. Je lui dis que sœur Hélène était fort malade. Mais quoi! la bonne, la rieuse, la maternelle Poulette haussa les épaules d'un air d'insouciance et me répondit: «Sœur Hélène? bah! bah! elle n'est pas bien malade, elle n'a besoin de rien!»
Révoltée de cette inhumanité, j'allai trouver la sœur Thérèse, la vieille converse aux alambics, la grande Irlandaise de la cave à la menthe. Elle travaillait aussi à la cuisine; elle pouvait faire chauffer de l'eau, préparer une tisane. Elle m'accueillit sans plus de sollicitude que Poulette. «Sister Helen! dit-elle en riant: she is in her bad spirits»[24]. Elle ajouta pourtant: «Allons, allons, je vais lui faire du tilleul,» et elle se mit à l'œuvre sans se presser et en ricanant toujours. Elle me remit la tisane et un peu d'eau de menthe en me disant: «Buvez-en aussi, c'est très bon pour le mal d'estomac et pour la folie.»
Je n'en pus rien tirer autre chose, et je retournai auprès de ma malade, qui était dans le plus complet abandon. Elle grelotait de froid; j'allai lui chercher la couverture de mon lit, et la tisane chaude la réchauffa un peu. On disait la prière à la classe, on allait se retirer. Je fus demander à la Comtesse, qui véritablement ne me refusait jamais rien, la permission de veiller sœur Hélène qui était malade. «Comment?» dit-elle d'un air étonné, «Sœur Hélène est malade, et il n'y a que vous pour la soigner?»—«C'est comme cela, madame; me le permettez-vous?»—«Allez, ma très chère,» répondit-elle, «tout ce que vous faites ne peut-être que fort agréable à Dieu.» Ainsi me traitait cette excellente personne dont je m'étais tant moquée, et qui n'avait souci et rancune d'aucune chose au monde quand il ne s'agissait que de son perroquet et du chat de la mère Alippe.
Je restai auprès de sœur Hélène jusqu'au moment où l'on vint fermer les portes de communication des dortoirs. Elle dormait enfin et paraissait tranquille quand je la quittai. Elle avait mortellement souffert pendant quelques heures, et il lui était arrivé de dire en se tordant sur son lit: «On ne peut donc pas mourir!» Mais pas une plainte contre qui que ce fût ne lui était échappée, et le lendemain je la trouvai au travail, souriante, et presque gaie. C'était la bienfaisante mobilité de l'enfant unie à la résignation et au courage d'une sainte.
Cette mystérieuse aventure avait laissé en moi plus de traces qu'en elle: je vis bien, aux manières des religieuses avec moi et à la liberté qu'on me laissait de la voir à toute heure du jour, que je n'étais pour rien dans l'orage qui avait passé sur sa tête. Mais je n'en restai pas moins pensive et brisée, non pas ébranlée dans ma foi, mais troublée dans mon bonheur et dans ma confiance.
Vers ce même temps, je crois, la mère Alippe mourut d'un catarrhe pulmonaire endémique qui mit aussi en danger la vie de la supérieure et de plusieurs autres religieuses. Je n'avais jamais été particulièrement liée avec la mère Alippe. Pourtant je l'aimais beaucoup: j'avais pu apprécier, à la petite classe, la droiture et la justice de son caractère. Elle fut fort regrettée, et sa mort presque subite (après quelques jours de maladie seulement) fut accompagnée de circonstances déchirantes. Sa sœur Poulette, qui la soignait et qui avait aussi, comme infirmière, à soigner les autres et la supérieure, montra un courage admirable dans sa douleur, au point de tomber évanouie et comme morte elle-même dans l'infirmerie, au milieu de ses fonctions, le jour de l'enterrement de mère Alippe.
Cet enterrement fut beau de tristesse et de poésie: les chants, les larmes, les fleurs, la cérémonie dans le cimetière, les pensées plantées immédiatement sur sa tombe et que nous nous hâtâmes de cueillir pour nous les partager, la douleur profonde et résignée des religieuses, tout sembla donner un caractère de sainteté et comme un charme secret à cette mort sereine, à cette séparation d'un jour, comme disait la bonne et courageuse Poulette.
Mais j'avais été violemment troublée par une circonstance incompréhensible pour moi. Nous avions appris la mort de la mère Alippe le matin en sortant de nos cellules. On s'abordait tristement, on pleurait, on était triste, mais calme, car dès la veille la digne créature était condamnée et était entrée dans son agonie. On nous avait caché cette lutte suprême, mais sans nous laisser d'espoir. Par un sentiment de respect pour le repos de l'enfance, ces tristes heures s'étaient écoulées sans bruit. Nous n'avions entendu ni son de cloche ni prières des agonisans. Le lugubre appareil de la mort nous avait été voilé. Nous nous mîmes en prières. C'était par une matinée froide et brumeuse. Un jour terne se glissait sur nos têtes inclinées. Tout à coup, au milieu de l'Ave Maria, un cri déchirant, horrible, part du milieu de nous: tout le monde se lève épouvanté. Elisa seule ne se lève pas; elle tombe par terre et se roule, en proie à des convulsions terribles.
Par un effort de sa volonté, elle fut debout pour aller entendre la messe, mais elle y fut reprise des mêmes crises nerveuses, et obligée de sortir. Toute la journée, elle fut plus morte que vive; le lendemain et les jours suivans, il lui échappait un cri strident, au milieu de ses méditations ou de ses études; elle promenait des yeux hagards autour d'elle, elle était comme poursuivie par un spectre.
Comme elle ne s'expliquait pas, nous attribuâmes d'abord cette commotion physique au chagrin; mais pourquoi ce chagrin violent, puisqu'elle n'était pas plus liée d'amitié particulière avec la mère Alippe que la plupart d'entre nous? Elle m'expliqua ce qu'elle souffrait aussitôt que nous fûmes seules: sa chambre n'était séparée que par une mince cloison de l'alcôve de la petite infirmerie, où la mère Alippe était morte. Pendant toute la nuit, elle avait, pour ainsi dire, assisté à son agonie. Elle n'avait pas perdu un mot, un gémissement de la moribonde, et le râle final avait exercé sur ses nerfs irritables un effet sympathique. Elle était forcée de se faire violence pour ne pas l'imiter en racontant cette nuit d'angoisses et de terreurs. Je fis mon possible pour la calmer; nous avions une prière à la Vierge qu'elle aimait à dire avec moi dans ces heures de souffrance morale. C'était une prière en anglais qui lui venait de sa chère madame de Borgia, et qu'il ne fallait pas dire seule, selon la pensée fraternelle du christianisme primitif, exprimée par cette parole: «Je vous le dis, en vérité, là où vous serez trois réunis en mon nom, je serai au milieu de vous.» Faute d'une troisième compagne aussi assidue que nous à ces pratiques d'une dévotion particulière, nous la disions à nous deux. Elisa avait un prie-Dieu dans sa cellule, qui était arrangée comme celle d'une religieuse. Nous allumions un petit cierge de cire bien blanche, au pied duquel nous déposions un bouquet des plus belles fleurs que nous pouvions nous procurer. Ces fleurs et cette cire vierge étaient exclusivement consacrées comme offrandes dans cette prière. Elisa aimait ces pratiques extérieures de la dévotion, elle y attachait de l'importance, et leur attribuait des influences secrètes pour la guérison des peines morales qu'elle éprouvait souvent. Elle chérissait les formules.
Je pensais bien qu'elle matérialisait un peu son culte, et cela me faisait l'effet d'un amusement naïf et tendre; mais je le partageais par affection pour elle plus que par goût. Je trouvais toujours que la seule vraie prière était l'oraison mentale, l'effusion du cœur sans paroles, sans phrases, et même sans idées. Elisa aimait tout dans la dévotion, le fond et la forme. Elle avait le goût des patenôtres. Il est vrai qu'elle y savait répandre la poésie qui était en elle.
Néanmoins, l'oraison de Mme Borgia ne la calma qu'un instant, et elle m'avoua qu'elle se sentait assaillie de terreurs involontaires et inexplicables. Le fantôme de la mort s'était dressé devant elle dans toute son horreur; cette riche et vivante organisation frissonnait d'épouvante devant l'idée de la destruction. A toute heure elle offrait sa vie à Dieu, et certes elle était d'une trempe à ne pas reculer devant la résolution du martyre. Mais la souffrance et la mort, lorsqu'elles se matérialisaient devant ses yeux, ébranlaient trop fortement son imagination; cette âme si forte avait les nerfs d'une femmelette. Elle se le reprochait et n'y pouvait rien.
Je ne saurais dire pourquoi cela me déplut. J'étais en humeur de désenchantement; je trouvai étrange et fâcheux que ma sainte Elisa, le type de la force et de la vaillance, fût agitée et troublée devant une chose aussi auguste, aussi solennelle que la mort d'un être sans péché. Je n'avais jamais eu peur de la mort en général. Ma grand'mère me l'avait fait envisager avec un calme philosophique dont je retrouvais l'emploi en face de la mort chrétienne, moins froide et tout aussi sereine que celle du stoïque. Pour la première fois, cela m'apparut comme quelque chose de sombre, à travers l'impression maladive d'Elisa. Tout en la blâmant en moi-même de ne pas l'envisager comme je l'entendais, je sentis sa terreur devenir contagieuse, et, le soir, comme je traversais le dortoir où reposait la morte, j'eus comme une hallucination, je vis passer devant moi l'ombre de la mère Alippe avec sa robe blanche qu'elle secouait et agitait sur le carreau. J'eus peine à retenir un cri comme ceux que jetait Elisa. Je m'en défendis: mais j'eus honte de moi-même. Je m'accusai de cette vaine terreur comme d'une impiété, et je me sentis presque aussi mécontente d'Elisa que de moi-même.
Au milieu de ces désillusions que je refoulais de mon mieux, la tristesse me prit. Un soir j'entrai dans l'église et ne pus prier. Les efforts que je fis pour ranimer mon cœur fatigué ne servirent qu'à l'abattre davantage. Je me sentais malade depuis quelque temps, j'avais des spasmes d'estomac insupportables, plus de sommeil, ni d'appétit. Ce n'est pas à quinze ans qu'on peut supporter impunément les austérités auxquelles je me livrais. Elisa en avait dix-neuf, sœur Hélène en avait vingt-huit. Je faiblissais visiblement sous le poids de mon exaltation. Le lendemain de cette soirée, qui faisait un pendant si affligeant à ma veillée du 4 août, je me levai avec effort, j'eus la tête lourde et distraite à la prière. La messe me trouva sans ferveur. Il en fut de même le soir. Le jour suivant, je fis de tels efforts de volonté que je ressaisis mon émotion et mes transports. Mais le lendemain fut pire. La période de l'effusion était épuisée, une lassitude insurmontable m'écrasait. Pour la première fois depuis que j'étais dévote, j'eus comme des doutes, non pas sur la religion; mais sur moi-même. Je me persuadai que la grâce m'abandonnait. Je me rappelai cette terrible parole: «Il y a beaucoup d'appelés, peu d'élus.» Enfin, je crus sentir que Dieu ne m'aimait plus, parce que je ne l'aimais pas assez. Je tombai dans un morne désespoir.
Je fis part de mon mal à Mme Alicia. Elle en sourit et me voulut démontrer que c'était une mauvaise disposition de santé, à l'effet de laquelle il ne fallait pas attacher trop d'importance.
«Tout le monde est sujet à ces défaillances de l'âme, me dit-elle. Plus vous vous en tourmenterez, plus elles augmenteront. Acceptez-les en esprit d'humilité, et priez pour que cette épreuve finisse; mais si vous n'avez commis aucune faute grave, dont cette langueur soit le juste châtiment, espérez et priez!»
Ce qu'elle me disait là était le fruit d'une grande expérience philosophique et d'une raison éclairée. Mais ma faible tête ne sut pas en profiter. J'avais goûté trop de joie dans ces ardeurs de la dévotion pour me résigner à en attendre paisiblement le retour. Mme Alicia m'avait dit: «Si vous n'avez pas commis quelque faute grave!» Me voilà cherchant la faute que j'ai pu commettre; car de supposer Dieu assez fantasque et assez cruel pour me retirer la grâce sans autre motif que celui de m'éprouver, je n'y pouvais consentir. «Qu'il m'éprouve dans ma vie extérieure, je le conçois, me disais-je; on accepte, on cherche le martyre; mais pour cela la grâce est nécessaire, et s'il m'ôte la grâce, que veut-il donc que je fasse? Je ne puis rien que par lui, s'il m'abandonne, est-ce ma faute?»
Ainsi, je murmurais contre l'objet de mon adoration, et comme une amante jalouse et irritée, je lui eusse volontiers adressé d'amers reproches. Mais je frissonnais devant ces instincts de rebellion, et, me frappant la poitrine: «Oui, me disais-je, il faut que ce soit ma faute. Il faut que j'aie commis un crime et que ma conscience endurcie ou hébétée ait refusé de m'avertir.»
Et me voilà épluchant ma conscience et cherchant mon péché avec une incroyable rigueur envers moi-même, comme si l'on était coupable quand on cherche ainsi sans pouvoir rien trouver! Alors je me persuadai qu'une suite de péchés véniels équivalait à un péché mortel, et je cherchai de nouveau cette quantité de péchés véniels que j'avais dû commettre, que je commettais sans doute à toute heure, sans m'en rendre compte, puisqu'il est écrit que le juste pèche sept fois par jour, et que le chrétien humble doit se dire qu'il pèche jusqu'à septante fois sept fois.
Il y avait peut-être eu beaucoup d'orgueil dans mon enivrement. Il y eut excès d'humilité dans mon retour sur moi-même. Je ne savais rien faire à demi. Je pris la funeste habitude de scruter en moi les petites choses. Je dis funeste, parce qu'on n'agit pas ainsi sur sa propre individualité sans y développer une sensibilité déréglée, et sans arriver à donner une importance puérile aux moindres mouvemens du sentiment, aux moindres opérations de la pensée. De là à la disposition maladive qui s'exerce sur les autres et qui altère les rapports de l'affection par une susceptibilité trop grande et par une secrète exigence, il n'y a qu'un pas, et si un jésuite vertueux n'eût été à cette époque le médecin de mon âme, je serais devenue insupportable aux autres comme je l'étais déjà à moi-même.
Pendant un mois ou deux, je vécus dans ce supplice de tous les instans, sans retrouver la grâce: c'est-à-dire la juste confiance qui fait que l'on se sent véritablement assisté de l'esprit divin. Ainsi, tout mon pénible travail pour retrouver la grâce ne servait qu'à me la faire perdre davantage. J'étais devenue ce qu'en style de dévots on appelait scrupuleuse.
Une dévote tourmentée de scrupules de conscience devenait misérable. Elle ne pouvait plus communier sans angoisses, parce que, entre l'absolution et le sacrement, elle ne se pouvait préserver de la crainte d'avoir commis un péché, le péché véniel ne fait pas perdre l'absolution; un acte fervent de contrition en efface la souillure et permet d'approcher de la sainte table; mais si le péché est mortel, il faut ou s'abstenir, ou commettre un sacrilége. Le remède, c'est de recourir bien vite au directeur, ou, à son défaut, au premier prêtre qui se peut trouver, pour obtenir une nouvelle absolution! Sot remède, abus véritable d'une institution dont la pensée primitive fut grande et sainte, et qui pour les dévots devient un commérage, une taquinerie puérile, une obsession auprès du Créateur rabaissé au niveau de la créature inquiète et jalouse.
Si un péché mortel avait été commis au moment ou seulement à la veille de la communion, ne faudrait-il pas s'abstenir et attendre une plus longue expiation, une plus difficile réconciliation que celles qui s'opèrent, en cinq minutes de confession, entre le prêtre et le pénitent? Ah! les premiers chrétiens ne l'eussent pas entendu ainsi, eux qui faisaient à la porte du temple une confession publique avant de se croire lavés de leurs fautes, eux qui se soumettaient à des épreuves terribles, à des années de pénitence. Ainsi entendue, la confession pouvait et devait transformer un être, et faire surgir véritablement l'homme nouveau de la dépouille du vieil homme. Le vain simulacre de la confession secrète, la courte et banale exhortation du prêtre, cette niaise pénitence qui consiste à dire quelque prière, est-ce là l'institution pure, efficace et solenelle des premiers temps?
La confession n'a plus qu'une utilité sociale fort restreinte, parce que le secret qui s'y est glissé a ouvert la porte à plus d'inconvéniens que d'avantages pour la sécurité et la dignité des familles. Devenue une vaine formalité pour permettre l'approche des sacremens, elle n'imprime point au croyant un respect assez profond et un repentir assez durable. Son effet est à peu près nul sur les chrétiens tièdes et tolérans. Il est grand, au contraire, sur les fervens; mais c'est à titre de directeur de conscience, et non comme confesseur, que le prêtre agit sur ces esprits-là. Cela est si vrai, qu'on voit souvent ces deux fonctions distinctes et remplies par deux personnes différentes. Dans cette situation, le confesseur est effacé, puisque le directeur décide de ce qui doit lui être révélé. Il est comme l'infirmier à qui le médecin en chef abandonne et prescrit les soins vulgaires. De toute main l'absolution est bonne, mais le directeur a seul le secret de la maladie et la science de la guérison.
L'ascendant du confesseur n'est donc réel que lorsqu'il est en même temps le directeur de la conscience. Pour cela, il faut qu'il connaisse l'individu et qu'il le choye ou le guide assidûment: c'est alors que le prêtre devient le véritable chef de la famille, et c'est presque toujours par la femme qu'il règne, comme l'a si bien démontré M. Michelet dans un beau livre terrible de vérité. Pourtant, quand le prêtre et le pénitent sont sincères, la confession peut être encore secourable; mais la faiblesse humaine, l'esprit dominateur du clergé, la foi perdue au sein de l'Église, plus encore que dans celui de la femme, ont assez prouvé que les bienfaits de cette institution détournée de son but et dénaturée par le laisser-aller des siècles sont devenus exceptionnels, tandis que ses dangers et le mal produit habituellement sont immenses.
J'en parle par esprit de justice et d'examen, mon expérience personnelle me conduirait à d'autres conclusions, si je me renfermais dans ma personnalité pour juger le reste du monde. J'eus le bonheur de rencontrer un digne prêtre, qui fut longtemps pour moi un ami tranquille, un conseiller fort sage. Si j'avais eu affaire à un fanatique, je serais morte ou folle, comme je l'ai dit; à un imposteur, je serais peut-être athée, du moins j'aurais pu l'être par réaction pendant un temps donné.
L'abbé de Prémord fut pendant quelque temps la dupe généreuse de mes confessions. Je m'accusais de froideur, de relâchement, de dégoût, de sentimens impies, de tiédeur dans mes exercices de piété, de paresse à la classe, de distraction à l'église, de désobéissance par conséquent, et cela, disais-je, toujours, à toute heure, sans contrition efficace, sans progrès dans ma conversion, sans force pour arriver à la victoire. Il me grondait bien doucement, me prêchait la persévérance et me renvoyait en disant: «Allons, espérons, ne vous découragez pas: vous avez du repentir, donc vous triompherez.»
Enfin, un jour que je m'accusais plus énergiquement encore, et que je pleurais amèrement, il m'interrompit au beau milieu de ma confession avec la brusquerie d'un brave homme ennuyé de perdre son temps. «Tenez, me dit-il, je ne vous comprends plus, et j'ai peur que vous n'ayez l'esprit malade. Voulez-vous m'autoriser à m'informer de votre conduite auprès de la supérieure ou de telle personne que vous me désignerez?—Qu'apprendrez-vous par là? lui dis-je. Des personnes indulgentes et qui me chérissent vous diront que j'ai les apparences de la vertu; mais si le cœur est mauvais et l'âme égarée, moi seule puis en être juge, et le bon témoignage que l'on vous portera de moi ne me rendra que plus coupable.—Vous seriez donc hypocrite? reprit-il. Eh non, c'est impossible! Laissez-moi m'informer de vous. J'y tiens essentiellement. Revenez à quatre heures, nous causerons.»
Je crois qu'il vit la supérieure et Mme Alicia. Quand je fus le retrouver, il me dit en souriant: «Je savais bien que vous étiez folle, et c'est de cela que je veux vous gronder. Votre conduite est excellente, vos dames en sont enchantées: vous êtes un modèle de douceur, de ponctualité, de piété sincère; mais vous êtes malade, et cela réagit sur votre imagination: vous devenez triste, sombre et comme extatique. Vos compagnes ne vous reconnaissent plus, elles s'étonnent et vous plaignent. Prenez-y garde, si vous continuez ainsi, vous ferez haïr et craindre la piété, et l'exemple de vos souffrances et de vos agitations empêchera plus de conversions qu'il n'en attirera. Vos parens s'inquiètent de votre exaltation. Votre mère pense que le régime du couvent vous tue; votre grand'mère écrit qu'on vous fanatise et que vos lettres se ressentent d'un grand trouble dans l'esprit. Vous savez bien qu'au contraire on cherche à vous calmer. Quant à moi, à présent que je sais la vérité, j'exige que vous sortiez de cette exagération. Plus elle est sincère, plus elle est dangereuse. Je veux que vous viviez pleinement et librement de corps et d'esprit: et comme dans la maladie des scrupules que vous avez il entre beaucoup d'orgueil à votre insu sous forme d'humilité, je vous donne pour pénitence de retourner aux jeux et aux amusemens innocens de votre âge. Dès ce soir, vous courrez au jardin comme les autres, au lieu de vous prosterner à l'église en guise de récréation. Vous sauterez à la corde, vous jouerez aux barres. L'appétit et le sommeil vous reviendront vite, et quand vous ne serez plus malade physiquement, votre cerveau appréciera mieux ces prétendues fautes dont vous croyez devoir vous accuser. O mon Dieu! m'écriai-je, vous m'imposez là une plus rude pénitence que vous ne pensez. J'ai perdu le goût du jeu et l'habitude de la gaîté. Mais je suis d'un esprit si léger, que si je ne m'observe à toute heure, j'oublierai Dieu et mon salut.—Ne croyez pas cela, reprit-il. D'ailleurs, si vous allez trop loin, votre conscience, qui aura recouvré la santé, vous avertira à coup sûr, et vous écouterez ses reproches. Songez que vous êtes malade, et que Dieu n'aime pas les élans fiévreux d'une âme en délire. Il préfère un hommage pur et soutenu. Allons, obéissez à votre médecin. Je veux que dans huit jours on me dise qu'un grand changement s'est opéré dans votre air et dans vos manières. Je veux que vous soyez aimée et écoutée de toutes vos compagnes, non pas seulement de celles qui sont sages, mais encore (et surtout) de celles qui ne le sont pas. Faites-leur connaître que l'amour du devoir est une douce chose, et que la foi est un sanctuaire d'où l'on sort avec un front serein et une âme bienveillante. Rappelez-vous que Jésus voulait que ses disciples eussent les mains lavées et la chevelure parfumée. Cela voulait dire, n'imitez pas ces fanatiques et ces hypocrites qui se couvrent de cendres et qui ont le cœur impur comme le visage: soyez agréables aux hommes, afin de leur rendre agréable la doctrine que vous professez. Eh bien, mon enfant, il s'agit pour vous de ne pas enterrer votre cœur dans les cendres d'une pénitence mal entendue. Parfumez ce cœur d'une grande aménité et votre esprit d'un aimable enjouement. C'était votre naturel, il ne faut pas qu'on pense que la piété rend l'humeur farouche. Il faut que l'on aime Dieu dans ses serviteurs. Allons, faites votre acte de contrition et je vous donnerai l'absolution.—Quoi, mon père, lui dis-je, je me distrairai, je me dissiperai ce soir, et vous voulez que je communie demain?—Oui, vraiment, je le veux, reprit-il, et puisque je vous ordonne de vous amuser par pénitence, vous aurez accompli un devoir.—Je me soumets à tout si vous me promettez que Dieu m'en saura gré et qu'il me rendra ces doux transports, ces élans spirituels qui me faisaient sentir et savourer son amour.—Je ne puis vous le promettre de sa part, dit-il en souriant, mais je vous en réponds, vous verrez.»
Et le bonhomme me congédia, stupéfaite, bouleversée, effrayée de son ordonnance. J'obéis cependant, l'obéissance passive étant le premier devoir du chrétien, et je reconnus bien vite qu'il n'est pas fort difficile à quinze ans de reprendre goût à la corde et aux balles élastiques. Peu à peu je me remis au jeu avec complaisance, et puis avec plaisir, et puis avec passion, car le mouvement physique était un besoin de mon âge, de mon organisation, et j'en avais été trop longtemps privée pour n'y pas trouver un attrait nouveau.
Mes compagnes revinrent à moi avec une grâce extrême, ma chère Fanelly la première, et puis Pauline, et puis Anna, et puis toutes les autres, les diables comme les sages. En me voyant si gaie, on crut un instant que j'allais redevenir terrible. Elisa m'en gronda un peu, mais je lui raconta, ainsi qu'à celles qui recherchaient et méritaient ma confiance, ce qui s'était passé entre l'abbé de Prémord et moi, et ma gaîté fut acceptée comme légitime et même comme méritoire.
Tout ce que mon bon directeur m'avait prédit m'arriva. Je recouvrai promptement la santé physique et morale. Le calme se fit dans mes pensées; en interrogeant mon cœur, je le trouvai si sincère et si pur que la confession devint une courte formalité destinée à me donner le plaisir de communier. Je goûtai alors l'indicible bien-être que l'esprit jésuitique sait donner à chaque nature selon son penchant et sa portée. Esprit de conduite admirable dans son intelligence du cœur humain et dans les résultats qu'il pourrait obtenir pour le bien, si, comme l'abbé de Prémord, tout homme qui le professe et le répand avait l'amour du bien et l'horreur du mal; mais les remèdes deviennent des poisons dans certaines mains, et le puissant levier de l'école jésuitique a semé la mort et la vie avec une égale puissance dans la société et dans l'Église.
Il se passa alors environ six mois qui sont restées dans ma mémoire comme un rêve, et que je ne demande qu'à retrouver dans l'éternité pour ma part de paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées étaient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'était indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète, pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin. Je ne priais plus autant que par le passé, cela m'était défendu, mais chaque fois que je priais, je retrouvais mes élans d'amour, moins impétueux peut-être, mais mille fois plus doux. La coupable et sinistre pensée du courroux du Père céleste et de l'indifférence de Jésus ne se présentait plus à moi. Je communiais tous les dimanches et à toutes les fêtes, avec une incroyable sérénité de cœur et d'esprit. J'étais libre comme l'air dans cette douce et vaste prison du couvent. Si j'avais demandé la clé des souterrains on me l'eût donnée. Les religieuses me gâtaient comme leur enfant chéri: ma bonne Alicia, ma chère Hélène, Mme Eugénie, Poulette, la sœur Thérèse, Mme Anne-Joseph, la supérieure, Elisa, et les anciennes pensionnaires, et les nouvelles, et la grande et la petite classe, je traînais tous les cœurs après moi. Tant il est facile d'être parfaitement aimable quand on se sent parfaitement heureux.
Mon retour à la gaîté fut comme une résurrection pour la grande classe. Depuis ma conversion la diablerie n'avait plus battu que d'une aile. Elle se réveilla sous une forme tout à fait inattendue: on devint anodin, diable à l'eau de rose, c'est-à-dire franchement espiègle, sans esprit de révolte, sans rupture avec le devoir. On travailla aux heures de travail, on rit et on joua aux heures de récréation comme on n'avait jamais fait. Il n'y eut plus de coteries, plus de camps séparés entre les diables, les sages et les bêtes. Les diables se radoucirent, les sages s'égayèrent, les bêtes prirent du jugement et de la confiance, parce qu'on sut les utiliser et les divertir.
Ce grand progrès dans les mœurs du couvent se fit au moyen des amusemens en commun. Nous imaginâmes, entre cinq ou six de la grande classe, d'improviser des charades ou plutôt de petites comédies, arrangées d'avance par scénarios et débitées d'abondance. Comme j'avais, grâce à ma grand'mère, un peu plus de littérature que mes camarades et une sorte de facilité à mettre en scène des caractères, je fus l'auteur de la troupe. Je choisis mes acteurs, je commandai les costumes; je fus fort bien secondée et j'eus des sujets très remarquables. Le fond de la classe, donnant sur le jardin, devint théâtre aux heures permises. Nos premiers essais furent comme le début de l'art à son enfance; la comtesse les toléra d'abord, puis elle y prit plaisir, et engagea Mme Eugénie et Mme Françoise à venir voir s'il n'y avait rien d'illicite dans ce divertissement. Ces dames rirent et approuvèrent.
Il se fit rapidement de grands progrès dans nos représentations. On nous prêta de vieux paravens pour faire nos coulisses. Les accessoires nous vinrent de toutes parts. Chacune apporta de chez ses parens des matériaux pour les costumes. La difficulté était de s'habiller en homme. La pudeur et les nonnes ne l'eussent pas souffert. J'imaginai le costume Louis XIII, qui conciliait la décence et la possibilité de s'arranger. Nos jupes froncées en bas jusqu'à mi-jambes formèrent les haut-de-chausses; nos corsages mis sens devant derrière, un peu arrangés et ouverts sur des mouchoirs froncés en devant de chemise, et en crevés de manches, formèrent les pourpoints. Deux tabliers cousus ensemble firent des manteaux. Les rubans, perruques, chapeaux et fanfreluches ne furent pas difficiles à se procurer. Quand on manquait de plumes, on en faisait en papier découpé et frisé. Les pensionnaires sont adroites, inventives et savent tirer parti de tout. On nous permit les bottes, les épées et les feutres. Les parens en fournirent. Bref, les costumes furent satisfaisans, et l'on fut indulgent pour la mise en scène. On voulut bien prendre une grande table pour un pont et un escabeau couvert d'un tapis vert pour un banc de gazon.
On permit à la petite classe de venir assister à nos représentations, et on enrôla quiconque voulut s'engager. La supérieure, qui aimait beaucoup à s'amuser, nous fit dire enfin un beau jour, qu'elle avait ouï conter des merveilles de notre théâtre, et qu'elle désirait y assister avec toute la communauté. Déjà la classe et Mme Eugénie avaient prolongé la récréation jusqu'à dix heures, et puis jusqu'à onze, les jours de spectacle. La supérieure la prolongea pour le jour en question jusqu'à minuit: c'est-à-dire qu'elle voulut un divertissement complet. Sa demande et sa permission furent accueillies avec transport. On se précipita sur moi: «Allons, l'auteur, allons, boute en train (c'était le dernier surnom qu'on m'avait donné), à l'œuvre! Il nous faut un spectacle admirable: il nous faut six actes, en deux ou trois pièces. Il faut tenir notre public en haleine depuis huit heures jusqu'à minuit. C'est ton affaire, nous t'aiderons pour tout le reste; mais pour cela, nous ne comptons que sur toi.»
La responsabilité qui pesait sur moi était grave. Il fallait faire rire la supérieure, mettre en gaîté les plus graves personnages de la communauté; et pourtant il ne fallait pas aller trop loin, la moindre légèreté pouvait faire crier au scandale et faire fermer le théâtre. Quel désespoir pour mes compagnes! Si j'ennuyais seulement, le théâtre pouvait être également fermé sous prétexte de trop de désordre dans les récréations du soir et de dissipation dans les études du jour, et le prétexte n'eût point été spécieux. Car il est bien certain que ces divertissemens montaient beaucoup de jeunes têtes, à la petite classe surtout.
Heureusement, je connaissais assez bien mon Molière, et, en retranchant les amoureux, on pouvait trouver encore assez de scènes comiques pour défrayer toute une soirée. Le Malade imaginaire m'offrit un scénario complet. Du dialogue et de l'enchaînement des scènes je ne pouvais avoir un souvenir exact. Molière était défendu au couvent, comme bien l'on pense, et, tout directeur de théâtre que j'étais, je n'en étais pas moins vertueuse. Je me rappelai pourtant assez la donnée principale pour ne pas trop m'écarter de l'original dans mon scénario; je soufflai à mes actrices les parties importantes du dialogue, et je leur communiquai assez de la couleur de l'ensemble. Pas une n'avait lu Molière, pas une de nos religieuses n'en connaissait une ligne. J'étais donc bien sûre que ma pièce aurait pour toutes l'attrait de la nouveauté. Je ne sais plus par qui furent remplis les rôles, mais ils le furent tous avec beaucoup d'intelligence et de gaîté. Je retranchai du mien, moitié par oubli, moitié à dessein, beaucoup de crudités médicales, car je faisais monsieur Purgon. Mais, à peine eus-je commencé à faire agir et parler mon monde, à peine eus-je débité quelques phrases que je vis la supérieure éclater de rire, Mme Eugénie s'essuyer les yeux et toute la communauté se dérider.
Tous les ans, à la fête de la supérieure, on lui jouait la comédie avec beaucoup plus de soin et de pompe que ce que nous faisions là. On dressait alors un véritable théâtre. Il y avait un magasin de décors ad hoc, une rampe, un tonnerre, des rôles appris par cœur et admirablement joués. Mais les représentations n'étaient point gaies; c'était toujours les petits drames larmoyans de Mme de Genlis. Moi, avec mes paravens, mes bouts de chandelles, mes actrices recrutées de confiance parmi celles que leur instinct poussait à s'offrir; avec mon scénario bâti de mémoire, notre dialogue improvisé et une répétition pour toute préparation, je pouvais arriver à un fiasco complet. Il n'en fut point ainsi. La gaîté, la verve, le vrai comique de Molière, même récité par bribes et représenté par fragmens incomplets, enlevèrent l'auditoire. Jamais, de mémoire de nonne, on n'avait ri de si bon cœur.
Ce succès obtenu dès les premières scènes nous encouragea. J'avais préparé pour intermède une scène de Matassins avec une poursuite bouffonne empruntée à M. de Pourceaugnac. Seulement, j'avais dit à mes actrices de se tenir dans les coulisses, c'est-à-dire derrière les paravens, et de n'exhiber les armes que si j'entrais moi-même en scène pour leur en donner l'exemple. Quand je vis qu'on était en humeur de tout accepter, je changeai vite de costume, et, faisant l'apothicaire, je commençai l'intermède en brandissant l'instrument classique au-dessus de ma tête. Je fus accueillie par des rires homériques. On sait que ce genre de plaisanterie n'a jamais scandalisé les dévots. Aussitôt mon régiment noir à tabliers blancs s'élança sur la scène, et cette exhibition burlesque (Poulette nous avait prêté tout l'arsenal de l'infirmerie) mit la communauté de si belle humeur que je pensai voir crouler la salle.
La soirée fut terminée par la cérémonie de réception, et comme je savais par cœur tous les vers, on avait pu les apprendre. Le succès fut complet, l'enthousiasme porté au comble. Ces dames, à force de réciter des offices en latin, en savaient assez pour apprécier le comique du latin bouffon de Molière. La supérieure se déclara divertie au dernier point, et je fus accablée d'éloges pour mon esprit et la gaîté de mes inventions. Je me tuais de dire tout bas à mes compagnes: «Mais c'est du Molière, et je n'ai fait merveille que de mémoire.» On ne m'écoutait pas, on ne voulait pas me croire. Une seule, qui avait lu Molière aux dernières vacances, me dit tout bas: «Tais-toi! il est fort inutile de dire à ces dames où tu as pris tout cela. Peut-être qu'elles feraient fermer le théâtre si elles savaient que nous leur donnons du Molière. Et puisque rien ne les a choquées, il n'y a aucun mal à ne leur rien dire, si elles ne te questionnent pas.»
En effet, personne ne songea à douter que l'esprit de Molière fût sorti de ma cervelle. J'eus un instant de scrupule d'accepter tous ces complimens. Je me tâtai pour savoir si ma vanité n'y trouvait pas son compte; je m'aperçus que c'était tout le contraire, et qu'à moins d'être fou, on ne pouvait que souffrir en se voyant décerner l'hommage dû à un autre. J'acceptai cette mortification par dévouement pour mes compagnes, et le théâtre continua à prospérer et à attirer la supérieure et les religieuses le dimanche.
Ce fut une suite de pastiches puisés dans tous les tiroirs de ma mémoire et arrangés selon les moyens et les convenances de notre théâtre. Cet amusement eut l'excellent résultat d'étendre le cercle des relations et des amitiés entre nous. La camaraderie, le besoin de s'aider les unes les autres pour se divertir en commun, engendrèrent la bienveillance, la condescendance, une indulgence mutuelle, l'absence de toute rivalité. Enfin le besoin d'aimer, si naturel aux jeunes cœurs, forma autour de moi un groupe qui grossissait chaque jour et qui se composa bientôt de tout le couvent, religieuses et pensionnaires, grande et petite classe. Je puis rappeler sans vanité ce temps où je fus l'objet d'un engouement inouï dans les fastes du couvent, puisque ce fut l'ouvrage de mon confesseur et le résultat de la dévotion tendre, expansive et riante où il m'avait entraînée.
On me savait un gré infini d'être dévote, complaisante et amusante. La gaîté se communiqua aux caractères les plus concentrés, aux dévotions les plus mélancoliques. Ce fut à cette époque que je contractai une tendre amitié avec Jane Bazoini, un petit être pâle, réservé, doux, malingre en apparence, mais qui a vécu pourtant sans maladie et à qui ses beaux grands yeux noirs, d'une finesse lente et bonne, et son petit sourire d'enfant tenaient lieu de beauté. C'était, ce sera toujours une créature adorable que Jane. C'était la bonté, le dévouement, l'obligeance infatigables de Fanelly avec la piété austère et ferme d'Elisa, le tout couronné d'une grâce calme et modeste qui ne pouvait se comparer qu'à Jane elle-même.
Elle avait deux sœurs plus belles et plus brillantes qu'elle: Chérie, qui était la plus jolie, la plus vivante et la plus recherchée des trois pour la séduction de ses manières, pauvre charmante fille qui est morte deux ans après; Aimée, qui était belle de distinction et d'intelligence, et qui a traversé une jeunesse maladive pour épouser M. d'Héliand à vingt-sept ans. Aimée était à tous égards une personne supérieure. Ses manières étaient froides, mais son cœur était affectueux, et son intelligence la rendait propre à tous les arts, où elle excellait sans efforts et sans passion apparente.
Ces trois sœurs étaient en chambre avec une gouvernante pour les soigner, mais elles suivaient les classes et les prières comme nous. On jalousait l'amitié de Chérie et d'Aimée. Jane n'avait d'amies que ses sœurs. Elle était trop timide et trop réservée pour en rechercher d'autres. Cette modestie me toucha, et je vis bientôt que ce n'était pas la froideur et la stupidité qui causaient son isolement. Elle était tout aussi intelligente, tout aussi instruite et beaucoup plus aimante que ses sœurs. Je découvris en elle un trésor de bienveillance et de tendresse calme et durable. Nous avons été intimement liées jusqu'en 1831. Je dirai plus tard pourquoi, sans cesser de l'aimer comme elle le méritait, j'ai cessé de la voir sans lui en dire la raison.
Ma petite Jane montra dans nos amusemens qu'elle était aussi capable de gentillesse et de gaîté que les plus brillantes d'entre nous. Une fois même, elle fut punie du bonnet de nuit par la comtesse, qui ne prenait pas toujours en bonne part nos espiègleries; car la gaîté montait tous les jours d'un cran, et les plus raides s'y laissaient entraîner. Je me rappelle que cela était devenu pour moi, pour tout le monde, une commotion électrique et comme irrésistible. Certes, je m'abstenais désormais de tourner la pauvre comtesse en ridicule, et je faisais mon possible pour l'épargner quand les autres s'en mêlaient. Mais quand, pour la centième fois, elle se laissait prendre à la bougie de pomme qu'Anna ou Pauline plaçaient dans sa lanterne, et lorsqu'elle disait une parole pour l'autre avec le sang-froid d'une personne parfaitement distraite, en voyant toute la classe partir d'un seul éclat de rire, il me fallait en faire autant. Alors elle se tournait vers moi d'un air de détresse, et, comme Jules César à Brutus, elle me disait, en se drapant dans son grand châle vert: «Et vous aussi, Aurore!» J'aurais bien voulu me repentir, mais elle avait une manière de prononcer les e muets qui sonnait comme un o. Anna la contrefaisait admirablement, et, se tournant vers moi, elle me criait: Auroro! Auroro! Je n'y pouvais tenir, le rire devenait nerveux. J'aurais ri dans le feu, comme on disait.
La gaîté alla si loin, que quelques cervelles échauffées la firent tourner en révolte. C'était à une époque de la Restauration où il y eut comme une épidémie de rébellion dans tous les lycées, dans les pensions et même dans les établissemens de notre sexe. Comme ces nouvelles nous arrivaient coup sur coup, avec le récit de circonstances tantôt graves, tantôt plaisantes, les plus vives d'entre nous disaient: «Est-ce que nous n'aurons pas aussi notre petite révolte? Nous serons donc les seules qui ne suivrons pas la mode? Nous n'aurons donc pas notre petite note dans les journaux?»
La comtesse émue devenait plus sévère parce qu'elle avait peur. Nos bonnes religieuses, quelques unes du moins, avaient des figures allongées, et pendant trois ou quatre jours (je crois que nos voisins les Écossais avaient fait aussi leur insurrection) il y eut une sorte de méfiance et de terreur qui nous divertissait beaucoup. Alors on s'imagina de faire semblant de se révolter pour voir la frayeur de ces dames, celle de la comtesse surtout. On ne m'en fit point part; on était si bon pour moi qu'on ne voulait pas me mettre aux prises avec ma conscience, et on comptait bien m'entraîner dans le rire général quand l'affaire éclaterait.
Il en fut ainsi: un soir, à la classe, comme nous étions toutes assises autour d'une longue table, la comtesse au bout, raccommodant ses nippes à la clarté des chandelles, j'entends ma voisine dire à sa voisine: «Exhaussons!» Le mot fait le tour de la table, qui, enlevée aussitôt par trente paires de petites mains, s'élève et s'exhausse en effet jusqu'au-dessus de la tête de la comtesse. Fort distraite comme d'habitude, la comtesse s'étonne de l'éloignement de la lumière, mais au moment où elle lève la tête, la table et les lumières s'abaissent et reprennent leur niveau. On recommença plusieurs fois le même tour sans qu'elle s'en rendît compte. C'était à peu près la scène du niais au logis de la sorcière, dans les Pilules du Diable. Je trouvai la chose si plaisante que je ne me fis pas grand scrupule de recevoir le mot d'ordre et d'exhausser comme les autres. Mais enfin la comtesse s'aperçut de nos sottises et se leva furieuse. Il était convenu qu'on ferait aussitôt des mines de mauvais garçons pour l'effrayer. Chacune se pose en conspirateur, les bras croisés, le sourcil froncé, et des chuchotemens font entendre autour d'elle le mot terrible de révolte. La comtesse était incapable de tenir tête à l'orage. Persuadée que le moment fatal est venu, elle s'enfuit en faisant flotter son grand châle comme une mouette qui étend ses ailes et qui prend son vol à travers les tempêtes.
Elle avait perdu l'esprit; elle traversa le jardin pour se réfugier et se barricader dans sa chambre. Pour augmenter sa terreur, nous jetâmes les flambeaux, les chandelles et les tabourets par la fenêtre au moment où elle passait. Nous ne voulions ni ne pouvions l'atteindre; mais ce vacarme accompagné des cris: «Révolte! révolte!» pensa la faire mourir de peur. Pendant une heure, nous fûmes livrés à nous-mêmes et à nos rires inextinguibles, sans que personne osât rétablir l'ordre. Enfin nous entendîmes de loin la grosse voix de la supérieure qui arrivait avec un bataillon de doyennes. C'était à notre tour d'avoir peur, car la supérieure était aimée, et comme on n'avait voulu que faire semblant de se révolter, il en coûtait d'être grondées et punies comme pour une révolte véritable. Aussitôt on court fermer au verrou les portes de la classe et de l'avant-classe; on se hâte de ranger tout, on repêche les tabourets et les flambeaux, on rajuste et on rallume les chandelles, puis, quand tout est en ordre, tout le monde se met à genoux et on commence tout haut la prière du soir, tandis qu'une de nous rouvre les portes au moment où la supérieure s'y présente, après quelque hésitation.
La comtesse fut regardée comme une folle et comme une visionnaire, et Marie-Josephe, la servante qui rangeait la classe le matin, et qui était la meilleure du monde, ne se plaignit pas de la fracture de quelques meubles et de quelques chandelles. Elle nous garda le secret, et là finit notre révolution.
Tout allait le mieux du monde, le carnaval arrivait, et nous préparions une soirée de comédie comme jamais nous n'avions encore espéré de la réaliser. Je ne sais plus quelle pièce de Molière ou de Regnard j'avais mise en canevas. Les costumes étaient prêts, les rôles distribués, le violon engagé. Car ce jour-là nous avions un violon, un bal, un souper, et toute la nuit pour nous divertir à discrétion.
Mais un événement politique qui devait naturellement retentir comme une calamité publique dans un couvent vint faire rentrer les costumes au magasin et la gaîté dans les cœurs.
Le duc de Berry fut assassiné à la porte de l'Opéra par Louvel. Crime isolé, fantasque comme tous les actes de délire sanguinaire, et qui servit de prétexte à des persécutions, ainsi qu'à un revirement subit dans l'esprit du règne de Louis XVIII.
Cette nouvelle nous fut apportée le lendemain matin, et commentée par nos religieuses d'une manière saisissante et dramatique. Pendant huit jours, on ne s'entretint pas d'autre chose, et les moindres détails de la mort chrétienne du prince, le désespoir de sa femme, qui coupa, disait-on, ses blonds cheveux sur sa tombe; toutes les circonstances de cette tragédie royale et domestique, rapportées, embellies, amplifiées et poétisées par les journaux royalistes et les lettres particulières, défrayèrent nos récréations de soupirs et de larmes. Presque toutes nous appartenions à des familles nobles, royalistes ou bonapartistes ralliées. Les Anglaises, qui étaient en majorité, prenaient part au deuil royal par principe, et d'ailleurs le récit d'une mort tragique, et les larmes d'une illustre famille étaient émouvans pour nos jeunes imaginations comme une pièce de Corneille ou de Racine. On ne nous disait pas que le duc de Berry avait été un peu brutal et débauché, on nous le peignait comme un héros, comme un second Henri IV, sa femme comme une sainte et le reste à l'avenant.
Moi seule peut-être je luttais contre l'entraînement général. J'étais restée bonapartiste et je ne m'en cachais pas, sans cependant me prendre de dispute avec personne à ce sujet.
Dans ce temps-là, quiconque était bonapartiste était traité de libéral. Je ne savais ce que c'était que le libéralisme: on me disait que c'était la même chose que le jacobinisme, que je connaissais encore moins. Je fus donc émue quand on me répéta sur tous les tons: «Qu'est-ce qu'un parti qui prêche, commet et préconise l'assassinat?—S'il en est ainsi, répondis-je, je suis tout ce qu'il vous plaira, excepté libérale,» et je me laissai attacher au cou je ne sais plus quelle petite médaille frappée en l'honneur du duc de Berry, qui était devenue comme un ordre pour tout le couvent.
Huit jours de tristesse, c'est bien long pour un couvent de jeunes filles. Un soir, je ne sais qui fit une grimace, une autre sourit, une troisième dit un bon mot, et voilà le rire qui fait le tour de la classe, d'autant plus violent et nerveux, qu'il succédait aux pleurs.
Peu à peu on nous laissa reprendre nos amusemens. Ma grand'mère était à Paris. Comme on lui rendait bon témoignage de ma conduite, elle n'avait plus sujet de me gronder sérieusement, et elle s'apercevait aussi que ma simplicité et mon absence de coquetterie n'allaient pas mal à une figure de seize ans. Elle me traitait donc avec toute sa bonté maternelle; mais un nouveau souci s'était emparé d'elle à propos de moi: c'était ma dévotion et le secret désir que je conservais, et qu'elle avait appris vraisemblablement par Mme de Pontcarré (qui devait le tenir de Pauline), de me faire religieuse. Elle avait su l'été précédent, par diverses lettres de personnes qui m'avaient vue au parloir, que j'étais souffrante, triste et toute confite en Dieu. Cette dévotion triste ne l'avait pas beaucoup inquiété. Elle s'était dit avec raison que cela n'était pas de mon âge et ne pouvait durer. Mais quand elle me vit bien portante, fraîche, gaie, ne prenant avec personne d'airs révêches, et néanmoins rentrant chaque fois dans mon cloître avec plus de plaisir que je n'en étais sortie, elle eut peur, et résolut de me reprendre avec elle aussitôt qu'elle repartirait pour Nohant.
Cette nouvelle tomba sur moi comme un coup de foudre, au milieu du plus parfait bonheur que j'eusse goûté de ma vie. Le couvent était devenu mon paradis sur la terre. Je n'y étais ni pensionnaire ni religieuse, mais quelque chose d'intermédiaire, avec la liberté absolue dans un intérieur que je chérissais et que je ne quittais pas sans regret, même pour une journée. Personne n'était donc aussi heureux que moi. J'étais l'amie de tout le monde, le conseil et le meneur de tous les plaisirs, l'idole des petites. Les religieuses, me voyant si gaie et persistant dans ma vocation, commençaient à y croire, et, sans l'encourager, ne disaient plus non. Elisa, qui seule ne s'était pas laissé distraire et égayer par mon entrain, y croyait fermement; sœur Hélène, plus que jamais. J'y croyais moi-même et j'y ai cru encore longtemps après ma sortie du couvent. Mme Alicia et l'abbé de Prémord étaient les deux seules personnes qui n'y comptaient pas, me connaissant probablement mieux que les autres, et tous deux me disaient à peu près la même chose: «Gardez cette idée si elle vous est bonne; mais pas de vœux imprudens, pas de secrètes promesses à Dieu, surtout pas d'aveu à vos parens avant le moment où vous serez certaine de vouloir pour toujours ce que vous voulez aujourd'hui. L'intention de votre grand'mère est de vous marier. Si dans deux ou trois ans vous ne l'êtes pas et que vous n'ayez pas envie de l'être, nous reparlerons de vos projets.»
Le bon abbé m'avait rendue bien facile la tâche d'être aimable. Dans les premiers temps, j'avais été un peu effrayée de l'idée que mon devoir, aussitôt que j'aurais pris quelque ascendant sur mes compagnes, serait de les prêcher et de les convertir. Je lui avais avoué que je ne me sentais pas propre à ce rôle. «Vous voulez que je sois aimée de tout le monde ici, lui avais-je dit: eh bien, je me connais assez pour vous dire que je ne pourrai pas me faire aimer sans aimer moi-même, et que je ne serai jamais capable de dire à une personne aimée: «Faites-vous dévote, mon amitié est à ce prix.» Non, je mentirais. Je ne sais pas obséder, persécuter, pas même insister, je suis trop faible.—Je ne demande rien de semblable, m'avait répondu l'indulgent directeur; prêcher, obséder serait de mauvais goût à votre âge. Soyez pieuse et heureuse, c'est tout ce que je vous demande, votre exemple prêchera mieux que tous les discours que vous pourriez faire.»
Il avait eu raison d'une certaine manière, mon excellent vieux ami. Il est certain que l'on était devenu meilleur autour de moi; mais la religion ainsi prêchée par la gaîté avait donné bien de la force à la vivacité des esprits, et je ne sais pas si c'était un moyen très sûr pour persister dans le catholicisme.
J'y persistais avec confiance, j'y aurais persisté, je crois, si je n'eusse pas quitté le couvent; mais il fallut le quitter, il fallut cacher à ma grand'mère, qui en aurait mortellement souffert, le regret mortel que j'avais de me séparer des nombreux et charmans objets de ma tendresse: mon cœur fut brisé. Je ne pleurai pourtant pas, car j'eus un mois pour me préparer à cette séparation, et quand elle arriva, j'avais pris une si forte résolution de me soumettre sans murmure, que je parus calme et satisfaite devant ma pauvre bonne maman. Mais j'étais navrée, et je l'étais pour bien longtemps.
Je ne dois pourtant pas fermer le dernier chapitre du couvent sans dire que j'y laissai tout le monde triste ou consterné de la mort de Mme Canning. J'étais arrivée, pour son caractère, au respect que lui devait ma piété; mais jamais ma sympathie ne m'avait poussée vers elle. Je fus pourtant une des dernières personnes qu'elle nomma avec affection dans son agonie.
Cette femme, d'une puissante organisation, avait eu sans doute les qualités de son rôle dans la vie monastique, puisqu'elle avait conservé, depuis la révolution, le gouvernement absolu de sa communauté. Elle laissait la maison dans une situation florissante, avec un nombre considérable d'élèves et de grandes relations dans le monde, qui eussent dû assurer à l'avenir une clientèle durable et brillante.
Néanmoins, cette situation prospère s'éclipsa avec elle. J'avais vu élire Mme Eugénie, et comme elle m'aimait toujours, si je fusse restée au couvent, j'y aurais été encore plus gâtée; mais Mme Eugénie se trouva impropre à l'exercice de l'autorité absolue. J'ignore si elle en abusa, si le désordre se mit dans sa gestion ou la division dans ses conseils; mais elle demanda, au bout de peu d'années, à se retirer du pouvoir, et fut prise au mot, m'a-t-on dit, avec un empressement général. Elle avait laissé les affaires péricliter, ou bien je crois plutôt qu'elle n'avait pu les empêcher d'aller ainsi. Tout est mode en ce monde, même les couvens. Celui des Anglaises avait eu, sous l'empire et sous Louis XVIII, une grande vogue. Les plus grands noms de la France et de l'Angleterre y avaient contribué. Les Mortemart, les Montmorency y avaient eu leurs héritières. Les filles des généraux de l'Empire ralliés à la Restauration y furent mises, à dessein sans doute d'établir des relations favorables à l'ambition aristocratique des parens, mais le règne de la bourgeoisie arrivait, et quoique j'aie entendu les vieilles comtesses accuser Mme Eugénie d'avoir laissé encanailler son couvent, je me souviens fort bien que, lorsque j'en sortis, peu de jours après la mort de Mme Canning, le tiers état avait déjà fait, par ses soins, une irruption très lucrative dans le couvent. Ç'avait été, pour ainsi dire, le bouquet de sa fructueuse administration.
J'avais donc vu notre personnel s'augmenter rapidement d'une quantité de charmantes filles de négocians ou d'industriels, tout aussi bien élevées déjà, et, pour la plupart, plus intelligentes (ceci était même remarquable et remarqué) que les petites personnes de grande maison.
Mais cette prospérité devait être et fut un de paille. Les gens de la haute, comme disent aujourd'hui les bonnes gens, trouvèrent le milieu trop roturier, et la vogue des beaux noms se porta sur le Sacré-Cœur et sur l'Abbaye-aux-Bois. Plusieurs de mes anciennes compagnes furent transférées dans ces monastères, et peu à peu l'élément patricien catholique rompit avec l'antique retraite des Stuarts. Alors sans doute les bourgeois, qui avaient été flattés de l'espérance de voir leurs héritières frayer avec celles de la noblesse, se sentirent frustrés et humiliés. Ou bien l'esprit voltairien du règne de Louis-Philippe, qui couvait déjà dès les premiers jours du règne de son prédécesseur, commença à proscrire les éducations monastiques. Tant il y a, qu'au bout de quelques années je trouvai le couvent à peu près vide, sept ou huit pensionnaires au lieu de soixante-dix à quatre-vingts que nous avions été, la maison trop vaste et aussi pleine de silence qu'elle l'avait été de bruit; Poulette, désolée et se plaignant avec âcreté des nouvelles supérieures et de la ruine de notre ancienne gloire.
J'ai eu les derniers détails sur cet intérieur en 1847. La situation était meilleure, mais ne s'était jamais relevée à son ancien niveau: grande injustice de la vogue; car, en somme, les Anglaises étaient sous tous les rapports un troupeau de vierges sages, et leurs habitudes de raison, de douceur et de bonté n'ont pu se perdre en un quart de siècle.
CHAPITRE SEIZIEME.
Paris, 1820.—Projets de mariage ajournés.—Amour filial contristé.—Mme Catalani.—Arrivée à Nohant.—Matinée de printemps.—Essai de travail.—Pauline et sa mère.—La comédie à Nohant.—Nouveaux chagrins d'intérieur.—Mon frère.—Colette et le général Pepe.—L'hiver à Nohant.—Soirée de février.—Désastre et douleurs.
Je ne me souviens guère des surprises et des impressions qui durent, ou qui auraient dû m'assaillir dans ces premiers jours que je passai à Paris, promenée et distraite à dessein par ma bonne grand'mère. J'étais hébétée, je pense, par le chagrin de quitter mon couvent; et tourmentée de l'appréhension de quelque projet de mariage. Ma bonne maman, que je voyais avec douleur très changée et très affaiblie, parlait de sa mort, prochaine selon elle, avec un grand calme philosophique; mais elle ajoutait, en s'attendrissant et en me pressant sur son cœur: «Ma fille, il faut que je te marie bien vite, car je m'en vas. Tu es bien jeune, je le sais; mais quelque peu d'envie que tu aies d'entrer dans le monde, tu dois faire un effort pour accepter cette idée-là. Songe que je finirais épouvantée et désespérée, si je te laissais sans guide et sans appui dans la vie.»
Devant cette menace de son désespoir et de son épouvante au moment suprême, j'étais épouvantée et désespérée, moi aussi. «Est-ce qu'on va vouloir me marier? me disais-je? Est-ce que c'est une affaire arrangée? M'a-t-on fait sortir du couvent juste pour cela? Quel est donc ce mari, ce maître, cet ennemi de mes vœux et de mes espérances? Où se tient-il caché? Quel jour va-t-on me le présenter, en me disant: Ma fille, il faut dire oui, ou me porter un coup mortel!»
Je vis pourtant bien qu'on ne s'occupait que vaguement et comme préparatoirement de ce grand projet. Mme de Pontcarré proposait quelqu'un; ma mère proposait, de par mon oncle de Beaumont, une autre personne. Je vis le parti de Mme de Pontcarré, et elle me demanda mon opinion. Je lui dis que ce monsieur m'avait semblé fort laid. Il paraît qu'au contraire il était beau, mais je ne l'avais pas regardé, et Mme de Pontcarré me dit que j'étais une petite sotte.
Je me rassurai tout à fait en voyant qu'on faisait les paquets pour Nohant sans rien conclure, et même j'entendis ma bonne maman dire qu'elle me trouvait si enfant, qu'il fallait encore m'accorder six mois, peut-être un an de répit.
Soulagée d'une anxiété affreuse, je retombai bientôt dans un autre chagrin. J'avais espéré que ma petite mère viendrait à Nohant avec nous. Je ne sais quel orage nouveau venait d'éclater dans ces derniers temps. Ma mère répondit brusquement à mes questions: «Non, certes! je ne retournerai à Nohant que quand ma belle-mère sera morte!»
Je sentis que tout se brisait encore une fois dans ma triste existence domestique. Je n'osai faire de questions; j'avais une crainte poignante d'entendre, de part ou d'autre, les amères récriminations du passé. Ma piété, autant que ma tendresse filiale, me défendait d'écouter le moindre blâme sur l'une ou sur l'autre. J'essayai en silence de les rapprocher; elles s'embrassèrent, les larmes aux yeux, devant moi; mais c'étaient des larmes de souffrance contenue et de reproche mutuel. Je le vis bien, et je cachai les miennes.
J'offris encore une fois à ma mère de me prononcer afin de pouvoir rester avec elle, ou tout au moins de décider ma bonne maman à l'emmener avec moi.
Ma mère repoussa énergiquement cette idée. «Non, non, dit-elle, je déteste la campagne, et Nohant surtout, qui ne me rappelle que des douleurs atroces. Ta sœur est une grande demoiselle que je ne peux plus quitter. Va-t'en sans te désoler, nous nous retrouverons, et peut-être plus tôt que l'on ne croit!»
Cette allusion obstinée à la mort de ma grand'mère était déchirante pour moi. J'essayai de dire que cela était cruel pour mon cœur. «Comme tu voudras! dit ma mère irritée; si tu l'aimes mieux que moi, tant mieux pour toi, puisque tu lui appartiens à présent corps et âme.
—Je lui appartiens de tout mon cœur par la reconnaissance et le dévoûment, répondis-je, mais non pas corps et âme contre vous. Ainsi, il y a une chose certaine, c'est que si elle exige que je me marie, ce ne sera jamais, je le jure, avec un homme qui refuserait de voir et d'honorer ma mère.»
Cette résolution était si forte en moi que ma pauvre mère eût bien dû m'en tenir compte. Moi, brisée désormais à la soumission chrétienne; moi qui, d'ailleurs, ne me sentais plus l'énergie de résister aux larmes de ma bonne maman, et qui voyais, par momens, s'effacer mon meilleur rêve, celui de la vie monastique, devant la crainte de l'affliger, j'aurais trouvé encore dans mon instinct filial la force que sœur Hélène avait eue pour briser le sien, quand elle avait résisté à son père pour aller à Dieu. Moi, moins sainte et plus humaine, j'aurais, je le crois, passé par-dessus le corps de ma grand'mère pour tendre les bras à ma mère humiliée et outragée.
Mais ma mère ne comprenait déjà plus mon cœur. Il était devenu trop sensible et trop tendre pour sa nature entière et sans nuances. Elle n'eut qu'un sourire d'énergique insouciance pour répondre à mon effusion: «Tiens, tiens! je crois bien! dit-elle. Je ne m'inquiète guère de cela. Est-ce tu ne sais pas qu'on ne peut pas te marier sans mon consentement? Est-ce que je le donnerai jamais quand il s'agira d'un monsieur qui prendrait de grands airs avec moi? Allons donc! Je me moque bien de toutes les menaces. Tu m'appartiens, et quand même on réussirait à te mettre en révolte contre ta mère, ta mère saura bien retrouver ses droits!»
Ainsi ma mère, exaspérée, semblait vouloir douter de moi et s'en prendre à ma pauvre âme en détresse pour exhaler ses amertumes. Je commençai à pressentir quelque chose d'étrange dans ce caractère généreux, mais indompté, et il y avait, à coup sûr, dans ses beaux yeux noirs quelque chose de terrible qui, pour la première fois, me frappa d'une secrète épouvante.
Je trouvai, par contraste, ma grand'mère plongée dans une tristesse abattue et plaintive qui me toucha profondément. «Que veux-tu, mon enfant? me dit-elle lorsque j'essayai de rompre la glace; ta mère ne peut pas ou ne veut pas me savoir gré des efforts immenses que j'ai faits et que je fais tous les jours pour la rendre heureuse. Ce n'est ni sa faute ni la mienne, si nous ne nous chérissons pas l'une l'autre: mais j'ai mis les bons procédés de mon côté en toutes choses, et les siens sont si durs que je ne peux plus les supporter. Ne peut-elle me laisser finir en paix? Elle a si peu de temps à attendre!»
Comme j'ouvrais la bouche pour la distraire de cette pensée: «Laisse, laisse! reprit-elle. Je sais ce que tu veux me dire. J'ai tort d'attrister tes seize ans de mes idées noires. N'y pensons pas. Va t'habiller. Je veux te mener ce soir aux Italiens!»
J'avais bien besoin de me distraire, et par cela même que j'étais mortellement triste, je ne m'en sentais ni l'envie ni la force. Je crois que c'est ce soir-là que j'entendis pour la première fois Mme Catalani dans Il fanatico per la musica. Je crois aussi que c'était Galli qui faisait le rôle du dilettante burlesque, mais je vis et entendis bien mal, préoccupée comme je l'étais. Il me sembla que la cantatrice abusait de la richesse de ses moyens, et que sa fantaisie de chanter des variations écrites pour le violon était antimusicale. Je sortais des chœurs et des motets de notre chapelle, et, dans le nombre de nos morceaux à effet, ceux qu'on chantait pendant le salut du saint sacrement, il se trouvait bien des antiennes vocalisées dans le goût rococo de la musique sacrée du dernier siècle; mais nous n'étions pas trop dupes de ces abus, et, en somme, on nous mettait sur la voie des bonnes choses. La musique bouffe des Italiens, si artistement brodée par la cantatrice à la mode, ne me causa donc que de l'étonnement. J'avais plus de plaisir à écouter le chevalier de Lacoux, vieil émigré, ami de ma grand'mère, me jouer sur la harpe ou sur la guitare des airs espagnols dont quelques-uns m'avaient bercée à Madrid, et que je retrouvais comme un rêve du passé endormi dans ma mémoire.
Rose était mariée et devait nous quitter pour aller vivre à la Châtre aussitôt que nous serions de retour à Nohant. Impatiente de retrouver son mari, qu'elle avait épousé la veille du voyage à Paris, elle ne cachait guère sa joie et me disait avec sa passion rouge qui me faisait frémir de peur: «Soyez tranquille, votre tour viendra bientôt!»
J'allai embrasser une dernière fois toutes mes chères amies du couvent. J'étais véritablement désespérée.
Nous arrivâmes à Nohant aux premiers jours du printemps de 1820, dans la grosse calèche bleue de ma grand'mère, et je retrouvai ma petite chambre livrée aux ouvriers qui en renouvelaient les papiers et les peintures; car ma bonne maman commençait à trouver ma tenture de toile d'orange à grands ramages trop surannée pour mes jeunes yeux, et voulait les réjouir par une fraîche couleur lilas. Cependant mon lit à colonnes, en forme de corbillard, fut épargné, et les quatre plumets rongés des vers échappèrent encore au vandalisme du goût moderne.
On m'installa provisoirement dans le grand appartement de ma mère. Là, rien n'était changé, et je dormis délicieusement dans cet immense lit à grenades dorées qui me rappelait toutes les tendresses et toutes les rêveries de mon enfance.
Je vis enfin, pour la première fois depuis notre séparation décisive, le soleil entrer dans cette chambre déserte où j'avais tant pleuré. Les arbres étaient en fleurs, les rossignols chantaient, et j'entendais au loin la classique et solennelle cantilène des laboureurs, qui résume et caractérise toute la poésie claire et tranquille du Berry. Mon réveil fut pourtant un indicible mélange de joie et de douleur. Il était déjà neuf heures du matin. Pour la première fois depuis trois ans, j'avais dormi la grasse matinée, sans entendre la cloche de l'angélus et la voix criarde de Marie-Josephe m'arracher aux douceurs des derniers rêves. Je pouvais encore paresser une heure sans en courir aucune pénitence. Echapper à la règle, entrer dans la liberté, c'est une crise sans pareille dont ne jouissent pas à demi les âmes éprises de rêverie et de recueillement.
J'allai ouvrir ma fenêtre et retournai me mettre au lit. La senteur des plantes, la jeunesse, la vie, l'indépendance m'arrivaient par bouffées; mais aussi le sentiment de l'avenir inconnu qui s'ouvrait devant moi m'accablait d'une inquiétude et d'une tristesse profondes. Je ne saurais à quoi attribuer cette désespérance maladive de l'esprit, si peu en rapport avec la fraîcheur des idées et la santé physique de l'adolescence. Je l'éprouvai si poignante, que le souvenir très net m'en est resté après tant d'années, sans que je puisse retrouver clairement par quelle liaison d'idées, quels souvenirs de la veille, quelles appréhensions du lendemain, j'arrivai à répandre des larmes amères, en un moment où j'aurais dû reprendre avec transport possession du foyer paternel et de moi-même.
Que de petits bonheurs, cependant, pour une pensionnaire hors de cage! Au lieu du triste uniforme de serge amarante, une jolie femme de chambre m'apportait une fraîche robe de guingamp rose. J'étais libre d'arranger mes cheveux à ma guise, sans que Mme Eugénie me vînt observer qu'il était indécent de se découvrir les tempes. Le déjeuner était relevé de toutes les friandises que ma grand'mère aimait et me prodiguait. Le jardin était un immense bouquet. Tous les domestiques, tous les paysans venaient me faire fête. J'embrassais toutes les bonnes femmes de l'endroit, qui me trouvaient fort embellie parce que j'étais devenue plus grossière, c'est-à-dire, dans leur langage, que j'avais pris de l'embonpoint. Le parler berrichon sonnait à mon oreille comme une musique aimée, et j'étais tout émerveillée qu'on ne m'adressât pas la parole avec le blaisement et le sifflement britanniques. Les grands chiens, mes vieux amis, qui m'avaient grondée la veille au soir me reconnaissaient et m'accablaient de caresses avec ces airs intelligens et naïfs qui semblent vous demander pardon d'avoir un instant manqué de mémoire.
Vers le soir, Deschartres, qui avait été à je ne sais plus quelle soirée éloignée, arriva enfin, avec sa veste, ses grandes guêtres et sa casquette en soufflet. Il ne s'était pas encore avisé, le cher homme, que je dusse être changée et grandie depuis trois ans, et tandis que je lui sautais au cou, il demandait où était Aurore. Il m'appelait mademoiselle; enfin, il fit comme mes chiens, il ne me reconnut qu'au bout d'un quart d'heure.
Tous mes anciens camarades d'enfance étaient aussi changés que moi. Liset était loué, comme on dit chez nous. Je ne le revis pas; il mourut peu de temps après. Cadet était devenu aide valet de chambre. Il servait à table et disait naïvement à Mlle Julie, qui lui reprochait de casser toutes les carafes: «Je n'en ai cassé que sept la semaine dernière.» Fanchon était bergère chez nous. Marie Aucante était devenue la reine de beauté du village. Marie et Solange Croux étaient des jeunes filles charmantes. Pendant trois jours ma chambre ne désemplit pas des visites qui m'arrivaient. Ursule ne fut pas des dernières.
Mais, comme Deschartres, tout le monde m'appelait mademoiselle. Plusieurs étaient intimidés devant moi. Cela me fit sentir mon isolement. L'abîme de la hiérarchie sociale s'était creusé entre des enfans qui jusque-là s'étaient sentis égaux. Je n'y pouvais rien changer, on ne l'eût pas souffert. Je me pris à regretter davantage mes compagnes de couvent.
Pendant quelques jours ensuite, je fus tout au plaisir physique de courir les champs, de revoir la rivière, les plantes sauvages, les prés en fleur. L'exercice de marcher dans la campagne, dont j'avais perdu l'habitude, et l'air printanier me grisaient si bien, que je ne pensais plus et dormais de longues nuits avec délices; mais bientôt l'inaction de l'esprit me pesa, et je songeai à occuper ces éternels loisirs qui m'étaient faits par l'indulgente gâterie de ma grand'mère.
J'éprouvai même le besoin de rentrer dans la règle, et je m'en traçai une dont je ne me départis pas tant que je fus seule et maîtresse de mes heures. Je me fis naïvement un tableau de l'emploi de ma journée. Je consacrais une heure à l'histoire, une au dessin, une à la musique, une à l'anglais, une à l'italien, etc. Mais le moment de m'instruire réellement un peu n'était pas encore venu. Au bout d'un mois, je n'avais fait encore que résumer, sur des cahiers ad hoc, mes petites études du couvent, lorsque arrivèrent invitées par ma bonne maman, Mme de Pontcarré et sa charmante fille Pauline, ma blonde et enjouée compagne du couvent.
Pauline, à seize ans comme à six, était toujours cette belle indifférente qui se laissait aimer sans songer à vous rendre la pareille. Son caractère était charmant comme sa figure, comme sa taille, comme ses mains, comme ses cheveux d'ambre, comme ses joues de lis et de roses; mais comme son cœur ne se manifestait jamais, je n'ai jamais su s'il existait, et je ne pourrais dire que cette aimable compagne ait été mon amie.
Sa mère était bien différente. C'était une âme passionnée jointe à un esprit éblouissant. Trop sanguine et trop replète pour être encore belle (j'ignore même si elle l'avait jamais été), elle avait des yeux noirs si magnifiques et une physionomie si vivante, une si belle voix et tant d'âme pour chanter, une conversation si réjouissante, tant d'idées, tant d'activité, tant d'affection dans les manières, qu'elle exerçait un charme irrésistible. Elle était de l'âge de mon père, et ils avaient joué ensemble dans leur enfance. Ma grand'mère aimait à parler de son cher fils avec elle, et s'était prise d'amitié pour elle assez récemment, bien qu'elle l'eût toujours connue; mais cette amitié fit bientôt place chez elle à un sentiment contraire, dont je ne m'aperçus pas assez tôt pour ne pas la faire souffrir.
Dans les commencemens, tout allait si bien entre elles, que je ne me défendis point de l'attrait de cette amitié pour mon compte. Très naturellement, je passais beaucoup plus de temps avec Pauline et sa mère, ingambes et actives toutes deux, qu'auprès du fauteuil où ma grand'mère écrivait ou sommeillait presque toute la journée. Elle-même exigeait que je fisse soir et matin de grandes courses, et de la musique avec ces dames dans la journée. Mme de Pontcarré était un excellent professeur. Elle nous lançait, Pauline et moi, dans les partitions à livre ouvert, nous accompagnant avec feu et soutenant nos voix de l'énergie sympathique de la sienne. Nous avons déchiffré ensemble Armide, Iphigénie, Œdipe, etc. Quand nous étions un peu ferrées sur un morceau, nous ouvrions les portes pour que bonne maman pût entendre, et son jugement n'était pas la moins bonne leçon. Mais bien souvent la porte se trouvait fermée au verrou. Ma grand'mère avait conservé l'habitude d'être seule, ou avec Mlle Julie, qui lui faisait la lecture. Nous étions trop jeunes et trop vivantes pour que notre compagnie assidue lui fût agréable. La pauvre femme s'éteignait doucement, et il n'y paraissait pas encore. Elle se montrait aux repas avec un peu de rouge sur les joues, des diamans aux oreilles, la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée, causant bien et répondant à propos; esclave d'un savoir-vivre aimable qui lui faisait cacher ou surmonter de fréquentes défaillances, elle semblait jouir d'une belle vieillesse exempte d'infirmités. Longtemps elle dissimula une surdité croissante, et jusqu'à ses derniers momens fit un mystère de son âge: affaire d'étiquette apparemment, car elle n'avait jamais été vaine, même dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. Cependant elle s'en allait, comme elle le disait souvent tout bas à Deschartres, qui, l'ayant toujours connue délicate et affaissée, n'y croyait pas et se flattait de mourir avant elle. Elle craignait le moindre bruit, l'éclat du jour lui était insupportable, et quand elle avait fait l'effort de tenir le salon une ou deux heures, elle éprouvait le besoin d'aller s'enfermer dans son boudoir, nous priant d'aller nous occuper ou nous promener un peu loin de son sommeil, qui était fort léger.
Je fus donc bien étonnée et presque effrayée un jour qu'elle me dit que j'étais inséparable de Mme de Pontcarré et de sa fille, que je la négligeais, que je me jetais tête baissée dans des amitiés nouvelles, que j'avais trop d'imagination, que je ne l'aimais pas, et tout cela avec une douleur et des larmes inexplicables.
Je sentais ces reproches si peu mérités qu'ils me consternèrent. Je ne trouvais rien à y répondre à force d'en voir l'injustice; mais cette injustice dans un cœur si bon et si droit ressemblait à un accès de démence triste et douce. Je ne sus que pleurer avec ma pauvre bonne maman, la caresser et la consoler de mon mieux. Comme elle me reprochait de parler bas souvent à ces dames et d'avoir avec elles un air de cachoterie, je lui fis promettre, en riant, le secret vis-à-vis d'elle-même, et lui confessai que depuis huit jours nous bâtissions un théâtre et répétions une pièce pour le jour de sa fête; mais que j'aimais bien mieux en trahir la surprise que de la laisser souffrir un seul jour de plus de ses chimères. «Eh! mon Dieu, me dit-elle en riant aussi à travers ses pleurs, je le sais bien que vous me préparez une belle fête et une belle surprise! Comment peux-tu t'imaginer que Julie ne me l'ait pas dit?
—Elle a très bien fait, sans doute, puisqu'elle vous a vue inquiète de nos mystères; mais alors comment se fait-il, chère maman, que vous vous en tourmentiez encore?»
Elle m'avoua qu'elle ne savait pas pourquoi elle s'en était fait un chagrin; et comme je lui proposai de laisser aller la comédie sans m'en mêler afin de passer tout mon temps auprès d'elle, elle s'écria: «Non pas, non pas! Je ne veux point de cela! Mme de Pontcarré fera bien assez valoir sa fille; je ne veux pas que, comme à l'ordinaire, tu sois mise de côté et éclipsée par elle!»
Je n'y comprenais plus rien. Jamais l'idée d'une rivalité quelconque n'avait pu éclore dans la tête de Pauline ou dans la mienne. Mme de Pontcarré n'y pensait probablement pas davantage; mais ma pauvre jalouse de bonne maman ne pardonnait pas à Pauline d'être plus belle que moi, et en même temps qu'elle supposait sa mère portée à me dénigrer, elle était jalouse aussi de l'affection que cette mère me témoignait.
Comme la jalousie est grosse d'inconséquences, il me fallut donc voir ces petites scènes se renouveler, et je crois qu'elles furent envenimées par Mlle Julie, qui, décidément, ne m'aimait point. Je ne lui avais fait ni mal ni dommage: tout au contraire, facile au retour comme je le suis, j'appréciais l'intelligence de cette froide personne, et j'aimais à consulter sa merveilleuse mémoire des faits historiques; mais ma mère l'avait trop blessée pour qu'elle pût me pardonner d'être sa fille et de l'aimer.
Ce fut donc en essuyant de secrètes larmes, et entre plusieurs nuées de ces orages étouffés par le savoir-vivre, que je me travestis en Colin pour jouer la comédie et faire rire ma grand'mère. Le théâtre, tout en feuillages naturels, formait un berceau charmant. M. de Trémoville, un officier ami de Mme de Pontcarré, lequel, se trouvant en remonte de cavalerie dans le département, était venu passer chez nous une quinzaine, avait tout disposé avec beaucoup d'adresse et de goût. Il jouait lui-même le rôle de mon capitaine, car je m'engageais par désespoir des caprices de mon amoureuse Colette. Je ne sais plus quel proverbe de Carmontelle nous avions ainsi arrangé à notre usage. Pauline, en villageoise d'opéra-comique, était belle comme un ange. Deschartres jouait aussi, et jouait très mal. Tout alla néanmoins le mieux du monde, malgré les terreurs de Pauline, qui pleura de peur en entrant en scène. N'ayant jamais connu ce genre de timidité, je jouai très résolument, ce qui consola un peu ma bonne maman de me voir travestie en garçon, pendant que Pauline brillait de tout le charme de sa beauté et de tous les atours de son sexe.
Quelque temps après, Mme de Pontcarré partit avec sa fille et M. de Trémoville, dont je me souviens comme du meilleur homme du monde; père de famille excellent, il nous traitait, Pauline et moi, comme ses enfans, et nous abusions tellement de son facile et aimable caractère, que ma grand'mère elle-même, dans ses momens de gaîté, l'avait surnommé la bonne de ces demoiselles.
Mais je ne sais quelle irritation profonde resta contre Mme de Pontcarré et Pauline dans le cœur de ma grand'mère. Affligée de leur départ, je dus pourtant me trouver soulagée de voir finir les étranges et incompréhensibles querelles qu'elles m'attiraient. Hippolyte vint en congé, et nous fûmes d'abord intimidés l'un devant l'autre. Il était devenu un beau maréchal de logis de hussards, faisant ronfler les r, domptant les chevaux indomptables, et ayant son franc parler avec Deschartres, qui lui permettait de le taquiner, comme avait fait mon père, sur le chapitre de l'équitation et sur plusieurs autres. Au bout de peu de jours notre ancienne amitié revint, et, recommençant à courir et à folâtrer ensemble, il ne nous sembla plus que nous nous fussions jamais quittés.
Ce fut lui qui me communiqua le goût de monter à cheval, et cet exercice physique devait influer beaucoup sur mon caractère et mes habitudes d'esprit.
Le cours d'équitation qu'il me fit n'était ni long ni ennuyeux. «Vois-tu, me dit-il un matin que je lui demandais de me donner la première leçon, je pourrais faire le pédant et te casser la tête du manuel d'instruction que je professe à Saumur, à des conscrits qui n'y comprennent rien, et qui, en somme, n'apprennent qu'à force d'habitude et de hardiesse; mais tout se réduit d'abord à deux choses: tomber ou ne pas tomber; le reste viendra plus tard. Or, comme il faut s'attendre à tomber, nous allons chercher un bon endroit pour que tu ne t'y fasses pas trop de mal.» Et il m'emmena dans un pré immense dont l'herbe était épaisse. Il monta sur le général Pepe, menant Colette en main.
Pepe était un très beau poulain, petit-fils du fatal Léopardo, et que, dans mon enthousiasme naissant pour la révolution italienne, j'avais gratifié du nom d'un homme héroïque qui a été mon ami par la suite des temps. Colette, que l'on appelait dans le principe mademoiselle Deschartres, était une élève de notre précepteur, et n'avait jamais été montée. Elle avait quatre ans et sortait du pacage. Elle paraissait si douce, que mon frère, après lui avoir fait faire plusieurs fois le tour du pré, jugea qu'elle se conduirait bien et me jeta dessus.
Il y a un Dieu pour les fous et pour les enfans. Colette et moi, aussi novices l'une que l'autre, avions toutes les chances possibles pour nous contrarier et nous séparer violemment. Il n'en fut rien. A partir de ce jour, nous devions vivre et galoper quatorze ans de compagnie. Elle devait gagner ses Invalides et finir tranquillement ses jours à mon service, sans qu'aucun nuage ait jamais troublé notre bonne intelligence.
Je ne sais pas si j'aurais eu peur par réflexion, mais mon frère ne m'en donna pas le temps. Il fouetta vigoureusement Colette, qui débuta par un galop frénétique, accompagné de gambades et de ruades les plus folles mais les moins méchantes du monde. «Tiens-toi bien, disait mon frère. Accroche-toi aux crins si tu veux, mais ne lâche pas la bride et ne tombe pas. Tout est là, tomber ou ne pas tomber!»
C'était le to be or not to be d'Hamlet. Je mis toute mon attention et ma volonté à ne pas trop quitter la selle. Cinq ou six fois, à moitié désarçonnée, je me rattrapai comme il plut à Dieu, et au bout d'une heure, éreintée, échevelée et surtout enivrée, j'avais acquis le degré de confiance et de présence d'esprit nécessaire à la suite de mon éducation équestre.
Colette était un être supérieur dans son espèce. Elle était maigre, laide, grande, dégingandée au repos: mais elle avait une physionomie sauvage et des yeux d'une beauté qui rachetait ses défauts de conformation. En mouvement, elle devenait belle d'ardeur, de grâce et de souplesse. J'ai monté des chevaux magnifiques, admirablement dressés: je n'ai jamais retrouvé l'intelligence et l'adresse de ma cavale rustique. Jamais elle ne m'a fait un faux pas, jamais un écart, et ne m'a jamais jetée par terre que par la faute de ma distraction ou de mon imprudence.
Comme elle devinait tout ce qu'on désirait d'elle, il ne me fallut pas huit jours pour savoir la gouverner. Son instinct et le mien s'étaient rencontrés. Taquine et emportée avec les autres, elle se pliait à ma domination de son plein gré, à coup sûr. Au bout de huit jours, nous sautions haies et fossés, nous gravissions les pentes ardues, nous traversions les eaux profondes; et moi, l'eau dormante du couvent, j'étais devenue quelque chose de plus téméraire qu'un hussard et de plus robuste qu'un paysan; car les enfans ne savent pas ce que c'est que le danger, et les femmes se soutiennent, par la volonté nerveuse, au delà des forces viriles.
Ma grand'mère ne parut pas surprise d'une métamorphose qui m'étonnait pourtant moi-même: car, du jour au lendemain, je ne me reconnais plus, tandis qu'elle disait reconnaître en moi les contrastes de langueur et d'enivrement qui avaient marqué l'adolescence de mon père.
Il est étrange que, m'aimant d'une manière si absolue et si tendre, elle n'ait pas été effrayée de me voir prendre le goût de ce genre de danger. Ma mère n'a jamais pu me voir à cheval sans cacher sa figure dans ses mains et sans s'écrier que je finirais comme mon père. Ma bonne maman répondait par un triste sourire à ceux qui lui demandaient raison de sa tolérance à cet égard par cette anecdote bien connue, mais bien jolie, du marin et du citadin.
«Eh quoi, monsieur, votre père et votre grand-père ont péri sur mer dans les tempêtes, et vous êtes marin? A votre place, je n'aurais jamais voulu monter sur un navire!