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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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—Et vous, monsieur, comment donc sont morts vos parens?

—Dans leurs lits, grâce au ciel!

—En ce cas, à votre place, je ne me mettrais jamais au lit?»

Il m'arriva cependant un jour de tomber juste à la place où s'était tué mon père, et de m'y faire même assez de mal. Ce ne fut point Colette, mais le général Pepe qui me joua ce mauvais tour. Ma grand'mère n'en sut rien. Je ne m'en vantai pas, et remontai à cheval de plus belle.

Mon frère retourna à son régiment. Le vieux chevalier de Lacoux, qui était venu nous voir et qui me faisait beaucoup travailler la harpe, nous quitta aussi. Je restai seule à Nohant, pendant tout l'hiver, avec ma grand'mère et Deschartres.

Jusqu'à ce moment, malgré l'agréable compagnie de ces divers hôtes, j'avais lutté en vain contre une profonde mélancolie. Je ne pouvais pas toujours la dissimuler, mais jamais je n'en voulus dire la cause, pas même à Pauline ou à mon frère, qui s'étonnaient de mon abattement et de mes préoccupations. Cette cause, que je laissais attribuer à une indisposition maladive ou à un vague ennui, était bien claire en moi-même: je regrettais le couvent. J'avais le mal du couvent ou le mal du pays. Je ne pouvais pas m'ennuyer, ayant une vie assez remplie; mais je sentais tout me déplaire, quand je comparais même mes meilleurs momens aux placides et régulières journées du cloître, aux amitiés sans nuage, au bonheur sans secousse que j'avais à jamais laissés derrière moi. Mon âme, déjà lassée dès l'enfance, avait soif de repos, et là seulement j'avais goûté, après les premières émotions de l'enthousiasme religieux, presque une année de quiétude absolue. J'y avais oublié tout ce qui était le passé; j'y avais rêvé l'avenir semblable au présent. Mon cœur aussi s'était fait comme une habitude d'aimer beaucoup de personnes à la fois et de leur communiquer ou de recevoir d'elles un continuel aliment à la bienveillance et à l'enjouement.

Je l'ai dit, mais je le dirai encore une fois, au moment d'enterrer ce rêve de vie claustrale dans mes lointains mais toujours tendres souvenirs: l'existence en commun avec des êtres doucement aimables et doucement aimés est l'idéal du bonheur. L'affection vit de préférences, mais dans ce genre de société fraternelle, où une croyance quelconque sert de lien, les préférences sont si pures et si saines, qu'elles augmentent les sources du cœur au lieu de les épuiser. On est d'autant meilleur et facilement généreux avec les amis secondaires qu'on sent devoir leur prodiguer l'obligeance et les bons procédés, en dédommagement de l'admiration enthousiaste qu'on réserve pour des êtres plus directement sympathiques. On a dit souvent qu'une belle passion élargissait l'âme. Quelle plus belle passion que celle de la fraternité évangélique? Je m'étais sentie vivre de toute ma vie dans ce milieu enchanté, je m'étais sentie dépérir depuis, jour par jour, heure par heure, et sans bien me rendre toujours compte de ce qui me manquait, tout en cherchant parfois à m'étourdir et à m'amuser comme il convenait à l'innocence de mon âge, j'éprouvais dans la pensée un vide affreux, un dégoût, une lassitude de toutes choses et de toutes personnes autour de moi.

Ma grand'mère était seule exceptée; mon affection pour elle se développait extrêmement. J'arrivais à la comprendre, à avoir le secret de ses douces faiblesses maternelles, à ne plus voir en elle le froid esprit fort que ma mère m'avait exagéré, mais bien la femme nerveuse et délicatement susceptible qui ne faisait souffrir que parce qu'elle souffrait elle-même à force d'aimer. Je voyais les contradictions singulières qui existaient, qui avaient toujours existé plus ou moins, entre son esprit bien trempé et son caractère débile. Forcée de l'étudier, et reconnaissant qu'il fallait le faire pour lui épargner tous les petits chagrins que je lui avais causés, je débrouillais enfin cette énigme d'un cerveau raisonnable aux prises avec un cœur insensé. La femme supérieure, et elle l'était par son instruction, son jugement, sa droiture, son courage dans les grandes choses, redevenait femmelette et petite marquise dans les mille petites douleurs de la vie ordinaire. Ce fut d'abord une déception pour moi que d'avoir à mesurer ainsi un être que je m'étais habituée à voir grand dans la rigueur comme dans la bonté. Mais la réflexion me ramena, et je me mis à aimer les côtés faibles de cette nature compliquée, dont les défauts n'étaient que l'excès de qualités exquises. Un jour vint où nous changeâmes de rôle, et où je sentis pour elle une tendresse des entrailles qui ressemblait aux sollicitudes de la maternité.

C'était comme un pressentiment intérieur ou comme un avertissement du ciel, car le moment approchait où je ne devais plus trouver en elle qu'un pauvre enfant à soigner et à gouverner.

Hélas! il fut bien court, le temps arraché aux rigueurs de notre commune destinée, où, sortant moi-même des ténèbres de l'enfance, je pouvais enfin profiter de son influence morale et du bienfait intellectuel de son intimité. N'ayant plus aucun sujet de jalousie à propos de moi (Hippolyte aussi lui en avait causé quelques derniers accès), elle devenait adorable dans le tête-à-tête. Elle savait tant de choses et jugeait si bien, elle s'exprimait avec une simplicité si élégante, il y avait en elle tant de goût et d'élévation, que sa conversation était le meilleur des livres.

Nous passâmes ensemble les dernières soirées de février, à lire une partie du Génie du Christianisme de Chateaubriand. Elle n'aimait pas cette forme et le fond lui paraissait faux; mais les nombreuses citations de l'ouvrage lui suggéraient des jugemens admirables sur les chefs-d'œuvre dont je lui lisais les fragmens. Je m'étonnais qu'elle m'eût si peu permis de lire avec elle; je le lui disais, exprimant le charme que je goûtais dans de tels enseignemens, lorsqu'elle me dit un soir: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute. Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées noires dans l'esprit.»

Je m'arrêtai épouvantée: je venais de lui lire une page fraîche et riante, une description des savanes, où rien de semblable à ce qu'elle avait cru entendre ne se trouvait. Elle se remit bien vite et me dit en souriant: «Tiens, je crois que j'ai dormi et rêvé pendant ta lecture. Je suis bien affaiblie. Je ne peux plus lire, et je ne peux plus écouter. J'ai peur de connaître l'oisiveté et l'ennui à présent. Donne-moi des cartes, et jouons au grabuge; cela me distraira.»

Je m'empressai de faire sa partie, et je réussis à l'égayer. Elle joua avec l'attention et la lucidité ordinaires. Puis, rêvant un instant, elle rassembla ses idées comme pour un entretien suprême; car, à coup sûr, elle sentait son âme s'échapper. «Ce mariage ne te convenait pas du tout, dit-elle, et je suis contente de l'avoir rompu.

—Quel mariage? lui dis-je.

—Est-ce que je ne t'en ai pas parlé? Eh bien! je t'en parle. C'est un homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de sabre à travers la figure. C'est un général de l'empire. Je ne sais pas où il t'a vue, au parloir de ton couvent, peut-être. Te souviens-tu de cela?

—Pas du tout.

—Enfin, il te connaît apparemment, et il te demande en mariage avec ou sans dot: mais conçoit-on que ces hommes de Bonaparte aient des préjugés comme nous autres? Il mettait pour première condition que tu ne reverrais jamais ta mère.

—Et vous avez refusé, n'est-ce pas, maman?

—Oui, me dit-elle; en voici la preuve.»

Elle me remit une lettre que j'ai encore sous les yeux, car je l'ai gardée comme un souvenir de cette triste soirée. Elle était de mon cousin René de Villeneuve, et ainsi conçue:

«Je ne me console pas, chère grand'mère, de n'être pas auprès de vous pour insister sur la proposition faite pour Aurore. L'âge vous offusque; mais réellement la personne de cinquante ans a l'air presque aussi jeune que moi. Elle a beaucoup d'esprit, d'instruction, tout ce qu'il faut enfin pour assurer le bonheur d'un lien pareil, car on trouvera bien des jeunes gens, mais on ne peut être sûr de leur caractère, et l'avenir avec eux est fort incertain; au lieu que là, la position élevée, la fortune, la considération, tout se trouve. Je vous citerai plusieurs exemples à l'appui du raisonnement que je pourrais vous faire. Le duc de C..., qui a soixante-cinq ans, a épousé, il y a deux ans, Mlle de la G..., qui en avait seize. Elle est la plus heureuse des femmes, se conduisant à merveille, bien que lancée dans le grand monde et entourée d'hommages, car elle est belle comme un ange[25]. Elle a reçu une excellente éducation et de bons principes. Tout est là. Venez donc sans faute à Paris au commencement de mars. Je vous somme de faire ce voyage dans l'intérêt de notre chère enfant, etc.»

—Eh bien, maman, m'écriai-je effrayée, est-ce que nous allons à Paris?

—Oui, mon enfant, nous irons dans huit jours. Mais, rassure-toi, je ne veux pas entendre parler de ce mariage. Ce n'est pas tant l'âge qui m'offusque que la condition dont je t'ai parlé. J'ai été si heureuse avec mon vieux mari que je n'ai pas trop peur pour toi d'un homme de cinquante ans; mais je sais que tu ne souscrirais pas... Ne dis rien; je te connais, à présent, et je regrette de n'avoir pas toujours aussi bien jugé ta situation que je le fais à cette heure. Tu aimes ta mère par devoir et par religion, comme tu l'aimais par habitude et par instinct dans ton enfance. J'ai cru devoir te mettre en garde contre trop de confiance et d'entraînement. J'ai peut-être eu tort de le faire dans un moment de douleur et d'irritation. J'ai bien vu que je te brisais. Il me semblait, dans ce moment-là, que c'était de moi que tu devais apprendre la vérité, et qu'elle te serait plus insupportable de la part de tout autre. Si tu penses que j'aie exagéré quelque chose, ou que j'aie jugé trop durement ta mère, oublie-le, et sache que malgré tout le mal qu'elle m'a fait, je rends justice à ses qualités et à sa conduite depuis la mort de ton pauvre père. D'ailleurs, fût-elle, comme je me le suis imaginé parfois, la dernière des femmes, je comprends ce que tu lui dois d'égards et de fidélité de cœur. Elle est ta mère! tout est là! Oui, je le sais. J'ai craint de te voir trop aveuglée, ensuite j'ai craint de te voir devenir trop dévote. Je suis tranquille sur ton compte à présent. Je te vois pieuse, tolérante et conservant les goûts de l'intelligence. Je regrette presque de ne pas croire à tout ce que tu pratiques; car je vois que tu y puises une force qui n'est pas dans ta nature et qui m'a frappée quelquefois comme au-dessus de ton âge. Ainsi, pendant que tu étais au couvent, enfermée toute l'année, sans vacances, privée de sortir pendant neuf ou dix mois que je passais ici, tu m'as écrit à différentes reprises pour me conjurer de ne pas te permettre de sortir avec les Villeneuve ou avec Mme de Pontcarré. J'en ai été affligée et jalouse d'abord, mais j'en ai été touchée aussi, et maintenant je sens que si je te proposais de rompre avec ta mère pour faire un grand mariage, je révolterais ton cœur et ta conscience. Sois tranquille, et va te coucher. Il ne sera jamais question de rien de pareil.»

J'embrassai ardemment ma chère grand'mère, et, la voyant parfaitement calme et lucide, je me retirai dans ma chambre, la laissant aux soins accoutumés de ses deux femmes, qui la mirent au lit à minuit, après les deux heures de toilette et de tranquille flânerie dont elle avait l'habitude.

C'était, comme je l'ai déjà dit, tout un étrange petit cérémonial que le coucher de ma grand'mère: des camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière, enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait l'arranger de manière qu'elle se réveillât sans avoir fait un mouvement. On eût dit que chaque soir elle se préparait à une réception d'apparat, et cela avait quelque chose de bizarre et de solennel où elle avait l'air de se complaire.

J'aurais dû me dire que l'espèce d'hallucination auditive qu'elle avait eue en écoutant ma lecture, et la clarté subite de ses idées, même le retour sur elle-même qu'elle avait voulu faire en me parlant de ma mère, indiquaient une situation morale et physique inusitée. Revenir sur ses propres arrêts, s'attribuer un tort, demander, pour ainsi dire, pardon d'une erreur de jugement, cela était bien contraire à ses habitudes. Ses actions démentaient continuellement ses paroles, mais elle n'en convenait pas et maintenait volontiers son dire. En y réfléchissant, j'eus une vague inquiétude, et je redescendis chez elle vers minuit, comme pour reprendre mon livre oublié. Elle était déjà couchée et enfermée, s'étant sentie assoupie un peu plus tôt que de coutume. Ses femmes n'avaient rien trouvé d'extraordinaire en elle, et je remontai fort tranquille.

Depuis trois ou quatre mois, je dormais fort peu. Je n'avais point passé une semaine dans la véritable intimité de ma grand'mère sans m'aviser du peu d'instruction que j'avais acquise au couvent, et sans reconnaître avec le sincère Deschartres que j'étais, selon son expression favorite, d'une ignorance crasse. Le désir de ne pas impatienter la bonne maman, qui me reprochait bien un peu vivement quelquefois de lui avoir fait dépenser trois années de couvent pour ne rien apprendre, me poussa, plus que la curiosité ou l'amour-propre, à vouloir m'instruire un peu. Je souffrais de lui entendre dire que l'éducation religieuse était abrutissante, et j'apprenais un peu en cachette, afin de lui en laisser attribuer l'honneur à mes religieuses.

J'entreprenais là une chose impossible. Quiconque manque de mémoire ne peut jamais être instruit réellement, et j'en étais complétement dépourvue. Je me donnais un mal inouï pour mettre de l'ordre dans mes petites notions d'histoire. Je n'avais pas même la mémoire des mots, et déjà j'oubliais l'anglais, qui naguère m'avait été aussi familier que ma propre langue. Je m'évertuais donc à lire et à écrire, depuis dix heures du soir jusqu'à deux ou trois du matin. Je dormais quatre ou cinq heures. Je montais à cheval avant le réveil de ma grand'mère. Je déjeunais avec elle, je lui faisais de la musique et ne la quittais presque plus de la journée; car, insensiblement, elle s'était habituée à vivre moins avec Julie, et j'avais pris sur moi de lui lire les journaux ou de rester à dessiner dans sa chambre pendant que Deschartres les lui lisait. Cela m'était particulièrement odieux. Je ne saurais dire pourquoi cette chronique journalière du monde réel m'attristait profondément. Elle me sortait de mes rêves, et je crois que la jeunesse ne vit pas d'autre chose que de la contemplation du passé, ou de l'attente de l'inconnu.

Je me souviens que cette nuit-là fut extraordinairement belle et douce. Il faisait un clair de lune voilé par ces petits nuages blancs que Chateaubriand comparait à des flocons de ouate. Je ne travaillai point, je laissai ma fenêtre ouverte et jouai de la harpe en déchiffrant la Nina de Paesiello. Puis je sentis le froid et me couchai en rêvant à la douceur et à l'épanchement de ma grand'mère avec moi. En donnant enfin la sécurité à mon sentiment filial, et en détournant de moi l'effroi d'une lutte qui avait pesé sur toute ma vie, elle me faisait respirer pour la première fois. Je pouvais enfin réunir et confondre mes deux mères rivales dans le même amour. A ce moment-là, je sentis que je les aimais également, et je me flattai de leur faire accepter cette idée. Puis, je pensai au mariage, à l'homme de cinquante ans, au prochain voyage de Paris, au monde où l'on menaçait de me produire. Je ne fus effrayée de rien. Pour la première fois j'étais optimiste. Je venais de remporter une victoire qui me paraissait décisive sur le grand obstacle de l'avenir. Je me persuadai que j'avais acquis sur ma grand'mère un ascendant de tendresse et de persuasion qui me permettrait d'échapper à ses sollicitudes pour mon établissement, que peu à peu elle verrait par mes yeux, me laisserait vivre libre et heureuse à ses côtés, et qu'après lui avoir consacré ma jeunesse, je pourrais lui fermer les yeux sans qu'elle exigeât de moi la promesse de renoncer au cloître. «Tout est bien ainsi, pensai-je. Il est fort inutile de la tourmenter de mes secrets desseins. Dieu les protégera.» Je savais qu'Elisa était sortie du couvent, qu'on la menait dans le monde, qu'elle se résignait à aller au bal, et que rien n'ébranlait sa résolution. Elle m'écrivit qu'elle acceptait l'épreuve à laquelle ses parens avaient voulu la soumettre, qu'elle se sentait chaque jour plus forte dans sa vocation, et que nous nous retrouverions peut-être à Cork sous le voile, si ma qualité de Française m'excluait de la communauté des Anglaises de Paris.

Je m'endormis donc dans une situation d'esprit que je n'avais pas connue depuis longtemps; mais à sept heures du matin Deschartres entra dans ma chambre, et, en ouvrant les yeux, je vis un malheur dans les siens. «Votre grand'mère est perdue, je le crains, me dit-il. Elle a voulu se lever cette nuit. Elle a été prise d'une attaque d'apoplexie et de paralysie. Elle est tombée et n'a pu se relever. Julie vient de la trouver par terre froide, immobile, sans connaissance. Elle est couchée, réchauffée et un peu ranimée; mais elle ne se rend compte de rien et ne peut faire aucun mouvement. J'ai envoyé chercher le docteur Decerfz. Je vais la saigner. Venez vite à mon aide.»

Nous passâmes la journée à la soigner. Elle recouvra ses esprits, se rappela être tombée, se plaignit seulement des contusions qu'elle s'était faites, s'aperçut qu'elle avait tout un côté mort depuis l'épaule jusqu'au talon, mais n'attribua cet engourdissement qu'à la courbature de la chute. La saignée lui rendit cependant un peu d'aisance dans les mouvemens qu'on l'aidait à faire, et vers le soir il y eut un mieux si sensible, que je me rassurai et que le docteur partit en me tranquillisant; mais Deschartres ne se flattait pas. Elle me demanda de lui lire son journal après dîner et parut l'entendre. Puis elle demanda des cartes et ne put les tenir dans sa main. Alors elle commença à divaguer et à se plaindre de ce que nous ne voulions pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur le bras. Effrayée, je dis tout bas à Deschartres: «C'est le délire?—Hélas, non! me répondit-il; elle n'a pas de fièvre, c'est l'enfance

Cet arrêt tomba sur moi pire que l'annonce de la mort. J'en fus si bouleversée que je sortis de la chambre et m'enfuis dans le jardin, où je tombai à genoux dans un coin, voulant prier et ne pouvant pas. Il faisait un temps d'une beauté et d'une tranquillité insolentes. Je crois que j'étais en enfance moi-même dans ce moment-là, car je m'étonnais machinalement que tout semblât sourire autour de moi pendant que j'avais la mort dans l'âme. Je rentrai vite. «Du courage! me dit Deschartres, qui devenait bon et tendre dans la douleur. Il ne faut pas que vous soyez malade; elle a besoin de nous!»

Elle passa la nuit à divaguer doucement. Au jour, elle s'endormit profondément jusqu'au soir. Ce sommeil apoplectique était un nouveau danger à combattre. Le docteur et Deschartres l'en tirèrent avec succès; mais elle s'éveilla aveugle. Le lendemain elle voyait, mais les objets placés à droite lui paraissaient transportés à gauche. Un autre jour elle bégaya et perdit la mémoire des mots. Enfin, après une série de phénomènes étranges et de crises imprévues, elle entra en convalescence. Sa vie était momentanément sauvée. Elle avait des heures lucides. Elle souffrait peu, mais elle était paralytique, et son cerveau affaibli et brisé entrait véritablement dans la phase de l'enfance signalée par Deschartres. Elle n'avait plus de volonté, mais des velléités continuelles et impossibles à satisfaire. Elle ne connaissait plus ni la réflexion ni le courage. Elle voyait mal, n'entendait presque plus. Enfin sa belle intelligence, sa belle âme étaient mortes.

Il y eut beaucoup de phases différentes dans l'état de ma pauvre malade. Au printemps, elle fut mieux. Durant l'été, nous crûmes un instant à une guérison radicale, car elle retrouva de l'esprit, de la gaîté et une sorte de mémoire relative. Elle passait la moitié de sa journée sur son fauteuil. Elle se traînait, appuyée sur nos bras, jusque dans la salle à manger, où elle mangeait avec appétit. Elle s'asseyait dans le jardin, au soleil; elle écoutait encore quelquefois son journal et s'occupait même de ses affaires et de son testament avec sollicitude pour tous les siens. Mais à l'entrée de l'automne, elle retomba dans une torpeur constante et finit sans souffrance et sans conscience de sa fin, dans un sommeil léthargique, le 25 décembre 1821.

J'ai beaucoup vécu, beaucoup pensé, beaucoup changé dans ces dix mois, pendant lesquels ma grand'mère ne recouvra, dans ses meilleurs momens, qu'une demi-existence. Aussi raconterai-je comment la mienne pivota autour du lit de la pauvre moribonde, sans vouloir trop attrister mes lecteurs des détails douloureux d'une lente et inévitable destruction.

CHAPITRE DIX-SEPTIEME.

Tristesses, promenades et rêveries.—Luttes contre le sommeil.—Premières lectures sérieuses.—Le Génie du christianisme et l'Imitation de Jésus-Christ.—La vérité absolue, la vérité relative.—Scrupules de conscience.—Hésitation entre le développement et l'abrutissement de l'esprit.—Solution.—L'abbé de Prémord.—Mon opinion sur l'esprit des jésuites.—Lectures métaphysiques.—La guerre des Grecs.—Deschartres prend parti pour le Grand-Turc.—Leibnitz.—Grande impuissance de mon cerveau: victoire de mon cœur.

Si ma destinée m'eût fait passer immédiatement de la domination de ma grand'mère à celle d'un mari ou à celle du couvent, il est possible que, soumise toujours à des influences acceptées, je n'eusse jamais été moi-même. Il n'y a guère d'initiative dans une nature endormie comme la mienne, et la dévotion sans examen qui allait si bien à ma langueur d'esprit, m'eût interdit de demander à ma raison la sanction de ma foi. Les petits efforts, insensibles en apparence, mais continuels, de ma grand'mère pour m'ouvrir les yeux ne produisaient qu'une sorte de réaction intérieure. Un mari voltairien comme elle eût fait pis encore. Ce n'était pas par l'esprit que je pouvais être modifiée; n'ayant pas d'esprit du tout, j'étais insensible à la raillerie, que, d'ailleurs, je ne comprenais pas toujours.

Mais il était décidé par le sort que, dès l'âge de dix-sept ans, il y aurait pour moi un temps d'arrêt dans les influences extérieures, et que je m'appartiendrais entièrement pendant près d'une année, pour devenir, en bien ou en mal, ce que je devais être à peu près tout le reste de ma vie.

Il est rare qu'un enfant de famille, un enfant de mon sexe surtout, se trouve abandonnée si jeune à sa propre gouverne. Ma grand'mère paralysée n'eut plus, même dans ses momens les plus lucides, la moindre pensée de direction morale ou intellectuelle à mon égard. Toujours tendre et caressante, elle s'inquiétait encore quelquefois de ma santé; mais toute autre préoccupation, même celle de mon mariage, qu'elle ne pouvait plus traiter par lettres, sembla écartée de son souvenir.

Ma mère ne vint pas, malgré ma prière, disant que l'état de ma grand'mère pouvait se prolonger indéfiniment, et qu'elle ne devait pas quitter Caroline. Je dus me rendre à cette bonne raison et accepter la solitude.

Deschartres, abattu d'abord, puis résigné, sembla changer entièrement de caractère avec moi. Il me remit, bon gré mal gré, tous ses pouvoirs, exigea que je tinsse la comptabilité de la maison, que tous les ordres vinssent de moi, et me traita comme une personne mûre, capable de diriger les autres et soi-même.

C'était beaucoup présumer de ma capacité, et cependant bien lui en prit, comme on le verra par la suite.

Je n'eus pas de grandes peines à me donner pour maintenir l'ordre établi dans la maison. Tous les domestiques étaient fidèles. Comme fermier, Deschartres continuait à diriger les travaux de la campagne, auxquels il m'eût été impossible de rien entendre, malgré tous ses efforts antérieurs pour m'y faire prendre goût. J'étais née amateur, et rien de plus.

Ce pauvre Deschartres, voyant que l'état de ma grand'mère, en me privant de mon unique et de ma plus douce société intellectuelle, me jetait dans un ennui et dans un découragement profonds, que je maigrissais à vue d'œil, et que ma santé s'altérait sensiblement, fit tout son possible pour me distraire et me secouer. Il me donna Colette en toute propriété, et même, pour me rendre le goût de l'équitation, que je perdais avec mon activité, il m'amena toutes les pouliches et tous les poulains de ses domaines, me priant, après les avoir essayés, de m'en servir pour varier mes plaisirs. Ces essais lui coûtèrent plus d'une chute sur le pré, et il fut forcé de convenir que, sans rien savoir, j'étais plus solide que lui qui se piquait de théorie. Il était si raide et si compassé à cheval, qu'il s'y fatiguait vite, et j'allais trop vite aussi pour lui. Il me donna donc pour écuyer, ou plutôt pour page, le petit André, qui était solide comme un singe attaché à un poney; et, me suppliant de ne point passer un jour sans promenade, il nous laissa courir les champs de compagnie.

Revenant toujours à Colette, à l'adresse et à l'esprit de laquelle rien ne pouvait être comparé, je pris donc l'habitude de faire tous les matins huit ou dix lieues en quatre heures, m'arrêtant quelquefois dans une ferme pour prendre une jatte de lait, marchant à l'aventure, explorant le pays au hasard, passant partout, même dans les endroits réputés impossibles, et me laissant aller à des rêveries sans fin, qu'André, très bien stylé par Deschartres, ne se permettait pas interrompre par la moindre réflexion. Il ne retrouvait son esprit naturel que lorsque je m'arrêtais pour manger, parce que j'exigeais qu'il s'assît alors, comme par le passé, à la même table que moi chez les paysans, et là, résumant les impressions de la promenade, il m'égayait de ses remarques naïves et de son parler berrichon. A peine remis en selle, il redevenait muet, consigne que je n'aurais pas songé à lui imposer, mais que je trouvais fort agréable, car cette rêverie au galop, ou cet oubli de toutes choses que le spectacle de la nature nous procure, pendant que le cheval au pas, abandonné à lui-même, s'arrête pour brouter les buissons sans qu'on s'en aperçoive; cette succession lente ou rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt délicieux; cette absence de but, ce laisser passer du temps qui s'envole, ces rencontres pittoresques de troupeaux ou d'oiseaux voyageurs; le doux bruit de l'eau qui clapote sous les pieds des chevaux; tout ce qui est repos ou mouvement, spectacle des yeux ou sommeil de l'âme dans la promenade solitaire, s'emparait de moi et suspendait absolument le cours de mes réflexions et le souvenir de mes tristesses.

Je devins donc tout à fait poète, et poète exclusivement par les goûts et le caractère, sans m'en apercevoir et sans le savoir. Où je ne cherchais qu'un délassement tout physique, je trouvai une intarissable source de jouissances morales que j'aurais été bien embarrassée de définir, mais qui me ranimait et me renouvelait chaque jour davantage.

Si l'inquiétude ne m'eût ramenée auprès de ma pauvre malade, je me serais oubliée, je crois, des jours entiers dans ses courses; mais comme je sortais de grand matin, presque toujours à la première aube, aussitôt que le soleil commençait à me frapper sur la tête, je reprenais au galop le chemin de la maison. Je m'apercevais souvent alors que le pauvre André était accablé de fatigue; je m'en étonnais toujours, car je n'ai jamais vu la fin de mes forces à cheval, où je crois que les femmes, par leur position en selle et la souplesse de leurs membres, peuvent, en effet, tenir beaucoup plus longtemps que les hommes.

Je cédais cependant quelquefois Colette à mon petit page, afin de le reposer, par la douceur de son allure, et je montais ou la vieille jument normande qui avait sauvé la vie à mon père dans plus d'une bataille par son intelligence et la fidélité de ses mouvemens, ou le terrible général Pepe, qui avait des coups de reins formidables, mais je n'en étais pas plus lasse au retour, et je rentrais beaucoup plus éveillée et active que je n'étais partie.

C'est grâce à ce mouvement salutaire que je sentis tout à coup ma résolution de m'instruire cesser d'être un devoir pénible et devenir un attrait tout-puissant par lui-même. D'abord, sous le coup du chagrin et de l'inquiétude, j'avais essayé de tromper les longues heures que je passais auprès de ma malade, en lisant des romans de Florian, de Mme de Genlis et de Van der Velde. Ces derniers me parurent charmans; mais ces lectures, entrecoupées par les soins et les anxiétés que m'imposait ma situation de garde-malade, ne laissèrent presque rien dans mon esprit, et à mesure que la crainte de la mort s'éloignait pour faire place en moi à une mélancolique et tendre habitude de soins quasi-maternels, je revins à des lectures plus sérieuses, qui bientôt m'attachèrent passionnément.

J'avais eu d'abord à lutter contre le sommeil, et je puisais sans cesse dans la tabatière de ma bonne maman pour ne pas succomber à l'atmosphère sombre et tiède de sa chambre. Je pris aussi beaucoup de café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie quelquefois, pour ne pas m'endormir, quand elle voulait causer toute la nuit; car il lui arrivait de temps en temps de prendre la nuit pour le jour, et de se fâcher de l'obscurité et du silence où nous voulions, disait-elle, la tenir; Julie et Deschartres essayèrent quelquefois d'ouvrir les fenêtres, pour lui montrer qu'il faisait nuit en effet. Alors elle s'affligeait profondément, disant qu'elle était bien sûre que nous étions en plein midi, et qu'elle devenait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.

Nous pensâmes qu'il valait mieux lui céder en toute chose et détourner surtout la tristesse. Nous allumions donc beaucoup de bougies derrière son lit et lui laissions croire qu'elle voyait la clarté du jour. Nous nous tenions éveillés autour d'elle, et prêts à lui répondre quand, à tout moment, elle sortait de sa somnolence pour nous parler.

Les commencemens de cette existence bizarre me furent très pénibles. J'avais un impérieux besoin du peu de sommeil que je m'étais accordé précédemment. Je grandissais encore. Mon développement, contrarié par ce genre de vie, devenait une angoisse nerveuse indicible. Les excitans, que j'abhorrais comme antipathiques à ma tendance calme, me causaient des maux d'estomac et ne me réveillaient pas.

Mais la reprise de l'équitation imposée par Deschartres m'ayant fait en peu de jours une santé et une force nouvelles, je pus veiller et travailler sans stimulans comme sans fatigue, et c'est alors seulement que, sentant changer en moi mon organisation physique, je trouvai dans l'étude un plaisir et une facilité que je ne connaissais pas.

C'était mon confesseur, le curé de La Châtre, qui m'avait prêté le Génie du Christianisme. Depuis six semaines je n'avais pu me décider à le rouvrir, l'ayant fermé sur une page qui marquait une si vive douleur dans ma vie. Il me le redemanda. Je le priai d'attendre encore un peu et me résolus à le recommencer pour le lire en entier avec réflexion, ainsi qu'il me le recommandait.

Chose étrange, cette lecture destinée par mon confesseur à river mon esprit au catholicisme, produisit sur moi l'effet tout contraire de m'en détacher pour jamais. Je dévorai le livre, je l'aimai passionnément, fond et forme, défauts et qualités. Je le fermai, persuadée que mon âme avait grandi de cent coudées; que cette lecture avait été pour moi un second effet du Tolle, lege de saint Augustin; que désormais j'avais acquis une force de persuasion à toute épreuve, et que non-seulement je pouvais tout lire, mais encore que je devais étudier tous les philosophes, tous les profanes, tous les hérétiques, avec la douce certitude de trouver dans leurs erreurs la confirmation et la garantie de ma foi.

Un instant renouvelée dans mon ardeur religieuse, que l'isolement et la tristesse de ma situation avaient beaucoup refroidie, je sentis ma dévotion se redorer de tout le prestige de la poésie romantique. La foi ne se fit plus sentir comme une passion aveugle, mais comme une lumière éclatante. Jean Gerson m'avait tenue longtemps sous la cloche, doucement pesante, de l'humilité d'esprit, de l'anéantissement de toute réflexion, de l'absorption en Dieu et du mépris pour la science humaine, avec un salutaire mélange de crainte de ma propre faiblesse. L'Imitation de Jésus-Christ n'était plus mon guide. Le saint des anciens jours perdait son influence; Chateaubriand l'homme de sentiment et d'enthousiasme, devenait mon prêtre et mon initiateur. Je ne voyais pas le poète sceptique, l'homme de la gloire mondaine, sous ce catholique dégénéré des temps modernes.

Ceci ne fut point ma faute, et je ne songeai pas à m'en confesser. Le confesseur lui-même avait mis le poison dans mes mains. Je m'en étais nourrie de confiance. L'abîme de l'examen était ouvert, et je devais y descendre, non comme Dante, sur le tard de la vie, mais à la fleur de mes ans et dans toute la clarté de mon premier réveil.

Hélas! toi seul es logique, toi seul es réellement catholique, pécheur converti, assassin de Jean Huss, coupable et repentant Gerson! C'est toi qui as dit:

«Mon fils, ne vous laissez point toucher par la beauté et la finesse des discours des hommes. Ne lisez jamais ma parole dans l'intention d'être plus habile ou plus sage. Vous profiterez plus à détruire le mal en vous-même qu'à approfondir des questions difficiles.

«Après beaucoup de lectures et de connaissances, il en faut toujours revenir à un seul principe: C'est moi qui donne la science aux hommes, et j'accorde aux petits une intelligence plus claire que les hommes n'en peuvent communiquer.

«Un temps viendra où Jésus-Christ, le maître des maîtres, le seigneur des anges, paraîtra pour entendre les leçons de tous les hommes, c'est-à-dire pour examiner la conscience de chacun. Alors, la lampe à la main, il visitera les recoins de Jérusalem, et ce qui était caché dans les ténèbres sera mis au jour, et les raisonnemens des hommes n'auront point de lieu.

«C'est moi qui élève un esprit humble, au point qu'il pénètre en un moment plus de secrets de la vérité éternelle, qu'un autre n'en apprendrait dans les écoles en dix années d'étude.—J'instruis sans bruit de paroles, sans mélange d'opinions, sans faste d'honneur et sans agitation d'argumens...

«Mon fils, ne sois point curieux, et ne te charge point de soins inutiles.

«Qu'est-ce que ceci ou cela vous regarde? Pour vous, suivez-moi!

«En effet, que vous importe que celui-ci soit de telle ou telle humeur, que celui-là agisse ou parle de telle ou telle manière?

«Vous n'avez point à répondre pour les autres. Vous rendrez compte pour vous-même. De quoi vous embarrassez-vous donc?

«Je connais tous les hommes; je vois tout ce qui se passe sous le soleil, et je sais l'état de chacun en particulier, ce qu'il pense, ce qu'il désire, à quoi tendent ses desseins...

«Ne vous mettez point en peine de choses qui sont une source de distractions et de grands obscurcissemens de cœur................

«Apprenez à obéir, poussière que vous êtes! apprenez, terre et boue, à vous abaisser sous les pieds de tout le monde.......................

«Demeure ferme et espère en moi, car que sont des paroles, sinon des paroles? Elles frappent l'air, mais elles ne blessent point la pierre...............................................

«L'homme a pour ennemis ceux de sa propre maison, et il ne faut point ajouter foi à ceux qui diront: Le Christ est ici, ou il est là!.......

«Ne te réjouis en aucune chose, mais dans le mépris de toi-même et dans l'accomplissement de ma seule volonté.......

«Quitte-toi toi-même, et tu me trouveras. Demeure sans choix et sans propriété d'aucune chose, et tu gagneras ainsi beaucoup.

«Tu t'abandonneras ainsi toujours, à toute heure, dans les petites choses comme dans les grandes. Je n'excepte rien. Je veux, en tout, te trouver dégagé de tout.

«Quitte-toi, résigne-toi. Donne tout pour tout. Ne cherche rien, ne reprends rien, et tu me posséderas. Tu auras la liberté du cœur et les ténèbres ne t'offusqueront plus.

«Que tes efforts, et tes prières, et tes désirs aient pour but de te dépouiller de toute propriété, et de suivre nu, Jésus-Christ nu, de mourir à toi-même et de vivre éternellement à moi......

«Rougissez, Sidon, dit la mer!... Rougissez donc, serviteurs paresseux et plaintifs, de voir que les gens du monde sont plus ardens pour leur perte que vous ne l'êtes pour votre salut!»

Voilà, non pas le véritable esprit de l'Évangile, mais la véritable loi du prêtre, la vraie prescription de l'Église orthodoxe: «Quitte-toi, abîme-toi, méprise-toi; détruis ta raison, confonds ton jugement; fuis le bruit des paroles humaines. Rampe, et fais-toi poussière sous la loi du mystère divin; n'aime rien, n'étudie rien, ne sache rien, ne possède rien, ni dans tes mains, ni dans ton âme. Deviens une abstraction fondue et prosternée dans l'abstraction divine; méprise l'humanité, détruis la nature; fais de toi une poignée de cendres, et tu seras heureux. Pour avoir tout, il faut tout quitter.» Ainsi se résume ce livre à la fois sublime et stupide, qui peut faire des saints, mais qui ne fera jamais un homme.

J'ai dit sans aigreur et sans dédain, j'espère, les délices de la dévotion contemplative. Je n'ai point combattu en moi le souvenir tendre et reconnaissant de l'éducation monastique. J'ai jugé le passé de mon cœur avec mon cœur. Je chéris et bénis encore les êtres qui m'ont plongée dans ces extases par le doux magnétisme de leur angélique simplicité. On me pardonnera bien, par la suite, à quelque croyance qu'on appartienne, de me juger moi-même et d'analyser l'essence des choses dont on m'a nourrie.

Si on ne me le pardonnait pas, je n'en serais pas moins sincère. Ce livre n'est pas une protestation systématique. Dieu me garde d'altérer pour moi, par un parti pris d'avance, le charme de mes propres souvenirs; mais c'est l'histoire de ma vie, et, dans tout ce que j'en veux dire, je veux être vraie.

Je n'hésiterai donc pas à le dire: Le catholicisme de Jean Gerson est anti-évangélique, et, pris au pied de la lettre, c'est une doctrine d'abominable égoïsme. Je m'en aperçus le jour où je le comparai, non avec le Génie du Christianisme, qui est un livre d'art, et nullement un livre de doctrine, mais avec toutes les pensées que ce livre d'art me suggéra. Je sentis qu'il y avait une lutte ouverte en moi, et complète, entre l'esprit et le résultat de ces deux lectures. D'un côté, l'annihilation absolue de l'intelligence et du cœur en vue du salut personnel; de l'autre, le développement de l'esprit et du sentiment, en vue de la religion commune.

Je relus alors l'Imitation dans l'exemplaire que m'avait donné Marie Alicia, et qui est encore là sous mes yeux, avec le nom, écrit de cette main chérie et vénérée.—Je savais par cœur ce chef-d'œuvre de forme et d'éloquente concision. Il m'avait charmée et persuadée de tous points; mais la logique est puissante dans le cœur des enfans. Ils ne connaissent pas le sophisme et les capitulations de conscience. L'Imitation est le livre du cloître par excellence, c'est le code du tonsuré. Il est mortel à l'âme de quiconque n'a pas rompu avec la société des hommes et les devoirs de la vie humaine. Aussi avais-je rompu, dans mon âme et dans ma volonté, avec les devoirs de fille, de sœur, d'épouse et de mère; je m'étais dévouée à l'éternelle solitude en buvant à cette source de béate personnalité.

En le relisant après le Génie du Christianisme, il me sembla entièrement nouveau, et je vis toutes les conséquences terribles de son application dans la pratique de la vie. Il me commandait d'oublier toute affection terrestre, d'éteindre toute pitié dans mon sein, de briser tous les liens de la famille, de n'avoir en vue que moi-même et de laisser tous les autres au jugement de Dieu. Je commençai à être effrayée et à me repentir sérieusement d'avoir marché entre la famille et le cloître sans prendre un parti décisif. Trop sensible au chagrin de mes parens ou au besoin qu'ils pouvaient avoir de moi, j'avais été irrésolue, craintive. J'avais laissé mon zèle se refroidir, ma résolution vaciller et se changer en un vague désir mêlé d'impuissans regrets. J'avais fait de nombreuses concessions à ma grand'mère, qui voulait me voir instruite et lettrée. J'étais le serviteur paresseux et plaintif, qui ne se veut point dégager de toute affection charnelle et de toute condescendance particulière. J'avais donc répudié la doctrine, à partir du jour où, cédant aux ordres de mon directeur, j'étais devenue gaie, affectueuse, obligeante avec mes compagnes, soumise et dévouée envers mes parens. Tout était coupable en moi, même mon admiration pour sœur Hélène, même mon amitié pour Marie Alicia, même ma sollicitude pour ma grand'mère infirme.... Tout était criminel dans ma conscience et dans ma conduite.—Ou bien le livre, le divin livre avait menti.

Pourquoi donc alors le docte et savant abbé de Prémord, qui me voulait aimante et charitable, pourquoi ma douce mère Alicia, qui repoussait l'idée de ma vocation religieuse, m'avaient-ils donné et recommandé ce livre? Il y avait là une inconséquence énorme; car, sans m'amener à la pratique véritable de l'insensibilité pour les autres, le livre m'avait fait du mal. Il m'avait tenue dans un juste milieu entre l'inspiration céleste et les sollicitudes terrestres. Il m'avait empêchée d'embrasser avec franchise les goûts de la vie domestique et les aptitudes de la famille. Il m'avait amenée à une morne révolte intérieure, dont ma soumission passive était la manifestation, trop cruelle si elle eût été comprise! J'avais trompé ma grand'mère par le silence, quand elle croyait m'avoir convaincue. Et qui sait si ses chagrins, ses susceptibilités, ses injustices n'avaient pas rencontré en moi une cause secrète qui les légitimait, encore qu'elle l'ignorât? Elle avait souvent trouvé mes caresses froides et mes promesses évasives. Peut-être avait-elle senti en moi, sans pouvoir s'en rendre compte, un obstacle à la sécurité de sa tendresse.

De plus en plus épouvantée par mes réflexions, je m'affligeai profondément de la faiblesse de mon caractère et de l'obscurcissement de mon esprit, qui ne m'avaient pas permis de suivre une route évidente et droite. J'étais d'autant plus désolée que je m'avisais de cela alors qu'il était trop tard pour le réparer, et au lendemain du malheureux jour où ma grand'mère avait perdu la faculté de comprendre mon retour à ses idées sur mon présent et mon avenir.

Tout était consommé maintenant; qu'elle vécût infirme de corps et d'âme pendant un an ou dix, ma place assidue était bien marquée à ses côtés; mais pour la suite de mon existence, il me fallait faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne d'ascétisme dont je m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux dont il fallait à tout jamais me débarrasser, ou bien le livre avait raison, je devais repousser l'art et la science, et la poésie et le raisonnement, et l'amitié et la famille, passer les jours et les nuits, en extase et en prières auprès de ma moribonde, et de là, divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne jamais redescendre dans le commerce de l'humanité.

Voici ce que Chateaubriand répondait à ma logique exaltée:

«Les défenseurs des chrétiens tombèrent (au dix-huitième siècle) dans une faute qui les avait déjà perdus. Ils ne s'aperçurent pas qu'il ne s'agissait plus de discuter tel ou tel dogme, puisqu'on rejetait absolument les bases. En partant de la mission de Jésus-Christ, et remontant de conséquence en conséquence, ils établissaient sans doute fort solidement les vérités de la foi; mais cette manière d'argumenter, bonne au dix-septième siècle, lorsque le fond n'était point contesté, ne valait plus rien de nos jours. Il fallait prendre la route contraire, passer de l'effet à la cause, ne pas prouver que le christianisme est excellent parce qu'il vient de Dieu, mais qu'il vient de Dieu parce qu'il est excellent................................ Il fallait prouver que, de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres. On devait montrer qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale; rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte. On devait dire qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée...... qu'il n'y a point de honte à croire avec Newton et Bossuet, Pascal et Racine; enfin il fallait appeler tous les enchantemens de l'imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle on les avait armés.....

«Mais, n'y a-t-il pas de danger à envisager la religion sous un jour parfaitement humain? Et pourquoi? Notre religion craint-elle la lumière? Une grande preuve de sa céleste origine, c'est qu'elle souffre l'examen le plus sévère et le plus minutieux de la raison. Veut-on qu'on nous fasse éternellement le reproche de cacher nos dogmes dans une nuit sainte, de peur qu'on découvre la fausseté? Le christianisme sera-t-il moins vrai parce qu'il paraîtra plus beau? Bannissons une frayeur pusillanime. Par excès de religion, ne laissons pas la religion périr. Nous ne sommes plus dans le temps où il était bon de dire: Croyez, et n'examinez pas. On examinera malgré nous, et notre silence timide, augmentant le triomphe des incrédules, diminuera le nombre des fidèles.»

On voit que la question était bien nettement posée devant mes yeux. D'une part, abrutir en soi-même tout ce qui n'est pas la contemplation immédiate de Dieu seul; de l'autre chercher autour de soi et s'assimiler tout ce qui peut donner à l'âme des élémens de force et de vie pour rendre gloire à Dieu. L'alpha et l'oméga de la doctrine. «Soyons boue et poussière; soyons flamme et lumière.—N'examinez rien si vous voulez croire.—Pour tout croire, il faut tout examiner.» A qui entendre?

L'un de ces livres était-il complètement hérétique? Lequel? Tous deux m'avaient été donnés par les directeurs de ma conscience. Il y avait donc deux vérités contradictoires dans le sein de l'Église? Chateaubriand proclamait la vérité relative. Gerson la déclarait absolue.

J'étais dans de grandes perplexités. Au galop de Colette, j'étais tout Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson, et me reprochais le soir mes pensées du matin.

Une considération extérieure donna la victoire au néo-chrétien. Ma grand'mère avait été de nouveau, pendant quelques jours, en danger de mort. Je m'étais cruellement tourmentée de l'idée qu'elle ne se réconcilierait pas avec la religion et mourrait sans sacremens; mais, bien qu'elle eût été parfois en état de m'entendre, je n'avais pas osé lui dire un mot qui pût l'éclairer sur son état et la faire condescendre à mes désirs. Ma foi m'ordonnait cependant impérieusement cette tentative: mon cœur me l'interdisait avec plus d'énergie encore.

J'eus d'affreuses angoisses à ce sujet, et tous mes scrupules et cas de conscience du couvent me revinrent. Après des nuits d'épouvante et des jours de détresse, j'écrivis à l'abbé de Prémord pour lui demander de me dicter ma conduite et lui avouer toutes les faiblesses de mon affection filiale. Loin de les condamner, l'excellent homme les approuva: «Vous avez mille fois bien agi, ma pauvre enfant, en gardant le silence, m'écrivait-il dans une longue lettre pleine de tolérance et de suavité. Dire à votre grand'mère qu'elle était en danger, c'eût été la tuer. Prendre l'initiative dans l'affaire délicate de sa conversion, cela serait contraire au respect que vous lui devez. Une telle inconvenance eût été vivement sentie par elle, et l'eût peut-être éloignée sans retour des sacremens. Vous avez été bien inspirée de vous taire et de prier Dieu de l'assister directement. N'ayez jamais d'effroi quand c'est votre cœur qui vous conseille: le cœur ne peut pas se tromper. Priez toujours, espérez, et, quelle que soit la fin de votre pauvre grand'mère, comptez sur la sagesse et la miséricorde infinies. Tout votre devoir auprès d'elle est de continuer à l'entourer des plus tendres soins. En voyant votre amour, votre modestie, l'humilité et, si je puis parler ainsi, la discrétion de votre foi, elle voudra peut-être, pour vous récompenser, répondre à votre secret désir et faire acte de foi elle-même. Croyez à ce que je vous ai toujours dit: Faites aimer en vous la grâce divine. C'est la meilleure exhortation qui puisse sortir de nous.»

Ainsi, l'aimable et vertueux vieillard transigeait aussi avec les affections humaines. Il laissait percer l'espoir du salut de ma grand'mère, dût-elle mourir sans réconciliation officielle avec l'Église, dût-elle mourir même sans y avoir songé! Cet homme était un saint, un vrai chrétien, dirai-je, quoique jésuite, ou parce que jésuite?

Soyons équitables. Au point de vue politique, en tant que républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir et jalouse de domination. Je dis secte en parlant des disciples de Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien conditionnée. Elle ne s'est jamais déclarée telle, voilà tout. Elle a sapé et conquis la papauté sans lui faire une guerre apparente, mais elle s'est ri de son infaillibilité tout en la déclarant souveraine. Bien plus habile en cela que toutes les autres hérésies, et partant, plus puissante et plus durable.

Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Église intolérante, et il était hérétique parce qu'il était jésuite. La doctrine de Loyola est la boîte de Pandore. Elle contient tous les maux et tous les biens. Elle est une assise de progrès et un abîme de destruction, une loi de vie et de mort. Doctrine officielle, elle tue, doctrine cachée, elle ressuscite ce qu'elle a tué.

Je l'appelle doctrine, qu'on ne me chicane pas sur les mots, je dirai esprit de corps, tendance d'institution, si l'on veut; son esprit dominant et agissant consiste surtout à ouvrir à chacun la voie qui lui est propre. C'est pour elle que la vérité est souverainement relative, et ce principe une fois admis dans le secret des consciences, l'Église catholique est renversée.

Cette doctrine tant discutée, tant décriée, tant signalée à l'horreur des hommes de progrès, est encore dans l'Église la dernière arche de la foi chrétienne. Derrière elle, il n'y a que l'absolutisme aveugle de la papauté. Elle est la seule religion praticable pour ceux qui ne veulent pas rompre avec Jésus-Christ Dieu. L'Église romaine est un grand cloître où les devoirs de l'homme en société sont inconciliables avec la loi du salut. Qu'on supprime l'amour et le mariage, l'héritage et la famille, la loi du renoncement catholique est parfaite. Son code est l'œuvre du génie de la destruction; mais dès qu'elle admet une autre société que la communauté monastique, elle est un labyrinthe de contradictions et d'inconséquences. Elle est forcée de se mentir à elle-même et de permettre à chacun ce qu'elle défend à tous.

Alors, pour quiconque réfléchit, la foi est ébranlée. Mais arrive le jésuite, qui dit à l'âme troublée: «Va comme tu peux et selon tes forces. La parole de Jésus est éternellement accessible à l'interprétation de la conscience éclairée. Entre l'Église et toi, il nous a envoyés pour lier ou délier. Crois en nous, donne-toi à nous, qui sommes une nouvelle Église dans l'Église: une Église tolérée et tolérante, une planche de salut entre la règle et le fait. Nous avons découvert le seul moyen d'asseoir sur une base quelconque la diffusion et l'incertitude des croyances humaines. Ayant bien reconnu l'impossibilité d'une vérité absolue dans la pratique, nous avons découvert la vérité applicable à tous les cas, à tous les fidèles. Cette vérité, cette base, c'est l'intention. L'intention est tout, le fait n'est rien. Ce qui est mal peut être bien, et réciproquement, selon le but qu'on se propose.»

Ainsi, Jésus avait parlé à ses disciples dans la sincérité de son cœur tout divin, quand il leur avait dit: «L'esprit vivifie, la lettre tue. Ne faites pas comme ces hypocrites et ces stupides qui font consister toute la religion dans les pratiques du jeûne et de la pénitence extérieure. Lavez vos mains et repentez-vous dans vos cœurs.»

Mais Jésus n'avait eu que des paroles de vie d'une extension immense. Le jour où la papauté et les conciles s'étaient déclarés infaillibles dans l'interprétation de cette parole, il l'avait tuée, ils s'étaient substitués à Jésus-Christ. Ils s'étaient octroyé la divinité. Aussi, forcément entraînés à condamner au feu, en ce monde et en l'autre, tout ce qui se séparait de leur interprétation et des préceptes qui en découlent, ils avaient rompu avec le vrai christianisme, brisé le pacte de miséricorde infinie de la part de Dieu, de tendresse fraternelle entre tous les hommes, et substitué au sentiment évangélique si humain et si vaste le sentiment farouche et despotique du moyen âge.

En principe, la doctrine des jésuites était donc comme son nom l'indique, un retour à l'esprit véritable de Jésus, une hérésie déguisée, par conséquent, puisque l'Église a baptisé ainsi toute protestation secrète ou déclarée contre ses arrêts souverains. Cette doctrine insinuante et pénétrante avait tourné la difficulté de concilier les arrêts de l'orthodoxie avec l'esprit de l'Évangile. Elle avait rajeuni les forces du prosélytisme en touchant le cœur et en rassurant l'esprit, et tandis que l'Église disait à tous: «Hors de moi point de salut!» le jésuite disait à chacun: «Quiconque fait de son mieux et selon sa conscience sera sauvé.»

Dirai-je maintenant pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et sa séquelle? C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une doctrine qui eût pu être si généreuse et si bien faisante est devenue entre les mains de certains hommes, l'athéisme et la perfidie, ceci est de l'histoire réelle et rentre dans la triste fatalité des faits humains. Les pères de l'Église jésuitique espagnole ont, du moins sur certains papes de Rome, l'avantage pour nous de n'avoir pas été déclarés infaillibles par des pouvoirs absolus, ni reconnus pour tels par une notable portion du genre humain. Ce n'est jamais par les résultats historiques qu'il faut juger la pensée des institutions. A ce compte, il faudrait proscrire l'Évangile même, puisqu'en son nom tant de monstres ont triomphé, tant de victimes ont été immolées, tant de générations ont passé courbées sous le joug de l'esclavage. Le même suc, extrait à doses inégales du sein d'une plante, donne la vie ou la mort. Ainsi de la doctrine des jésuites, ainsi de la doctrine de Jésus lui-même.

L'institut des jésuites, car c'est ainsi que s'intitula modestement cette secte puissante, renfermait donc implicitement ou explicitement dans le principe une doctrine de progrès et de liberté. Il serait facile de le démontrer par des preuves, mais ceci m'entraînerait trop loin, et je ne fais point ici une controverse. Je résume une opinion et un sentiment personnels, appuyés en moi sur un ensemble de leçons, de conseils et de faits que je ne pourrai pas tous dire (car si le confesseur doit le secret au pénitent, le pénitent doit au confesseur, même au delà de la tombe, le silence de la loyauté sur certaines décisions qui pourraient être mal interprétées), mais cet ensemble d'expériences personnelles me persuade que je ne juge ni avec trop de partialité de cœur, ni avec trop de sévérité de conscience la pensée mère de cette secte. Si on la juge dans le présent, je sais comme tout le monde ce qu'elle renferme désormais de dangers politiques et d'obstacles au progrès; mais si on la juge comme pensée ayant servi de corps à un ensemble de progrès, on ne peut nier qu'elle n'ait fait faire de grands pas à l'esprit humain et qu'elle n'ait beaucoup souffert, au siècle dernier, pour le principe de la liberté intellectuelle et morale, de la part des apôtres de la liberté philosophique; mais ainsi va le monde sous la loi déplorable d'un malentendu perpétuel. Trop de besoins d'affranchissement se pressent et s'encombrent sur la route de l'avenir, dans des moments donnés de l'histoire des hommes, et qui voit son but sans voir celui du travailleur qu'il coudoie croit souvent trouver un obstacle là où il eût trouvé un secours.

Les jésuites se piquaient d'envisager les trois faces de la perfection: religieuse, politique, sociale. Ils se trompaient; leur institut même, par ses lois essentiellement théocratiques, et par son côté ésotérique, ne pouvait affranchir l'intelligence qu'en liant le corps, la conduite, les actions (per inde ac cadaver). Mais quelle doctrine a dégagé jusqu'ici le grand inconnu de cette triple recherche?

Je demande pardon de cette digression un peu longue. Avouer de la prédilection pour les jésuites est, au temps où nous vivons, une affaire délicate. On risque fort, quand on a ce courage, d'être soupçonné de duplicité d'esprit. J'avoue que je ne m'embarrasse guère d'un tel soupçon.

Entre l'Imitation de Jésus-Christ et le Génie du Christianisme, je me trouvai donc dans de grandes perplexités, comme dans l'affaire de ma conduite chrétienne auprès de ma grand'mère philosophe. Dès qu'elle fut hors de danger, je demandai l'intervention du jésuite pour résoudre la difficulté nouvelle. Je me sentais attirée vers l'étude par une soif étrange, vers la poésie par un instinct passionné, vers l'examen par une foi superbe.

«Je crains que l'orgueil ne s'empare de moi, écrivais-je à l'abbé de Prémord. Il est encore temps pour moi de revenir sur mes pas, d'oublier toutes ces pompes de l'esprit dont ma grand'mère était avide, mais dont elle ne jouira plus et qu'elle ne songera plus à me demander. Ma mère y sera fort indifférente. Aucun devoir immédiat ne me pousse donc plus vers l'abîme, si c'est, en effet, un abîme, comme l'esprit d'a Kempis[26] me le crie dans l'oreille. Mon âme est fatiguée et comme assoupie. Je vous demande la vérité. Si ce n'est qu'une satisfaction à me refuser, rien de plus facile que de renoncer à l'étude; mais si c'est un devoir envers Dieu, envers mes frères?... Je crains ici, comme toujours, de m'arrêter à quelque sottise.»

L'abbé de Prémord avait la gaîté de sa force et de sa sérénité. Je n'ai pas connu d'âme plus pure et plus sûre d'elle-même. Il me répondit cette fois avec l'aimable enjouement qu'il avait coutume d'opposer aux terreurs de ma conscience.

«Mon cher casuiste, me disait-il, si vous craignez l'orgueil, vous avez donc déjà de l'amour-propre? Allons, c'est un progrès sur vos timeurs accoutumées. Mais, en vérité, vous vous pressez beaucoup! A votre place, j'attendrais, pour m'examiner sur le chapitre de l'orgueil, que j'eusse déjà assez de savoir pour donner lieu à la tentation; car, jusqu'ici, je crains bien qu'il n'y ait pas de quoi. Mais, tenez, j'ai tout à fait bonne idée de votre bon sens, et me persuade que quand vous aurez appris quelque chose, vous verrez d'autant mieux ce qui vous manque pour savoir beaucoup. Laissez donc la crainte de l'orgueil aux imbéciles. La vanité, qu'est-ce que cela pour les cœurs fidèles! Ils ne savent ce que c'est.—Étudiez, apprenez, lisez tout ce que votre grand'mère vous eût permis de lire. Vous m'avez écrit qu'elle vous avait indiqué dans sa bibliothèque tout ce qu'une jeune personne pure doit laisser de côté et n'ouvrir jamais. En vous disant cela, elle vous en a confié les clés. J'en fais autant. J'ai en vous la plus entière confiance, et mieux fondée encore, moi qui sais le fond de votre cœur et de vos pensées. Ne vous faites pas si gros et si terribles tous ces esprits forts et beaux-esprits mangeurs d'enfans. On peut aisément troubler les faibles en calomniant les gens d'église; mais peut-on calomnier Jésus et sa doctrine? Laissez passer toutes les invectives contre nous. Elles ne prouvent pas plus contre lui que ne prouveraient nos fautes, si ce blâme était mérité. Lisez les poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes, tous sont impuissans contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'élève dans votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de l'Évangile, et vous vous sentirez docteur à tous ces docteurs.»

Ainsi parlait ce vieillard exalté, naïf et d'un esprit charmant, à une pauvre fille de dix-sept ans, qui lui avouait la faiblesse de son caractère et l'ignorance de son esprit. Était-ce bien prudent, pour un homme qui se croyait parfaitement orthodoxe? Non, certes; c'était bon, c'était brave et généreux. Il me poussait en avant comme l'enfant poltron à qui l'on dit: Ce n'est rien, ce qui t'effraie. Regarde et touche. C'est une ombre, une vaine apparence, un risible épouvantail. Et, en effet, la meilleure manière de fortifier le cœur et de rassurer l'esprit, c'est d'enseigner le mépris du danger et d'en donner l'exemple.

Mais ce procédé, si certain dans le domaine de la réalité, est-il applicable aux choses abstraites? La foi d'un néophyte peut-elle être soumise ainsi d'emblée aux grandes épreuves?

Mon vieil ami suivait avec moi la méthode de son institution: il la suivait avec candeur, car il n'est rien de plus candide qu'un jésuite né candide. On le développe dans ce sens pour le bien, et on l'exploite dans ce même sens pour le mal, selon que la pensée de l'ordre est dans la bonne ou dans la mauvaise voie de sa politique.

Il me voyait capable d'effusion intellectuelle, mais entravée par une grande rigidité de conscience, qui pouvait me rejeter dans la voie étroite du vieux catholicisme. Or, dans la main du jésuite, tout être pensant est un instrument qu'il faut faire vibrer dans le concert qu'il dirige. L'esprit du corps suggère à ses meilleurs membres un grand fond de prosélytisme, qui chez les mauvais est vanité ardente, mais toujours collective. Un jésuite qui, rencontrant une âme douée de quelque vitalité, la laisserait s'étioler ou s'annihiler dans une quiétude stérile, aurait manqué à son devoir et à sa règle. Ainsi M. de Chateaubriand faisait peut-être à dessein, peut-être sans le savoir, l'affaire des jésuites, en appelant les enchantemens de l'esprit et les intérêts du cœur au secours du christianisme. Il était héroïque, il était novateur, il était mondain; il était confiant et hardi avec eux, ou à leur exemple.

Après avoir lu avec entraînement, je savourai donc son livre avec délices, rassurée enfin par mon bon père et criant à mon âme inquiète: En avant! en avant! Et puis je me mis aux prises sans façon avec Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne, dont ma grand'mère elle-même m'avait marqué les chapitres et les feuillets à passer. Puis, vinrent les poètes ou les moralistes: La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakspeare, que sais-je? Le tout sans ordre et sans méthode, comme ils me tombèrent sous la main, et avec une facilité d'intuition que je n'ai jamais retrouvée depuis, et qui est même en dehors de mon organisation lente à comprendre. La cervelle était jeune, la mémoire toujours fugitive, mais le sentiment rapide et la volonté tendue. Tout cela était à mes yeux une question de vie et de mort, à savoir, si après avoir compris tout ce que je pouvais me proposer à comprendre, j'irais à la vie du monde ou à la mort volontaire du cloître.

Il s'agit bien, pensais-je, de prouver ma vocation dans des bals et des parures comme on contraint Elisa à le faire! Moi qui déteste ces choses par elles-mêmes, plus j'aurai vu les amusements puérils et supporté les fatigues du monde, moins je serai sûre que c'est mon zèle et non ma paresse qui me rejette dans la paix du monastère. Mon épreuve n'est donc pas là. (En ceci j'avais bien raison et ne me trompais pas sur moi-même.) Elle est dans l'examen de la vérité religieuse et morale. Si je résiste à toutes les objections du siècle, sous forme de raisonnement philosophique, ou sous forme d'imagination de poète, je saurai que je suis digne de me vouer à Dieu seul.

Si je voulais rendre compte de l'impression de chaque lecture et en dire les effets sur moi, j'entreprendrais là un livre de critique qui pourrait faire bien des volumes; mais qui les lirait en ce temps-ci? Et ne mourrais-je pas avant de l'avoir fini?

D'ailleurs, le souvenir de tout cela n'est plus assez net en moi, et je risquerais de mettre mes impressions présentes dans mon récit du passé. Je ferai donc grâce aux gens pour qui j'écris des détails personnels de cette étrange éducation, et j'en résumerai le résultat par époques successives.

Je lisais, dans les premiers temps, avec l'audace de conviction que m'avait suggérée mon bon abbé. Armée de toutes pièces, je me défendais aussi vaillament qu'il était permis à mon ignorance. Et puis, n'ayant pas de plan, entremêlant dans mes lectures les croyans et les opposans, je trouvais dans les premiers le moyen de répondre aux derniers. La métaphysique ne m'embarrassait guère, je la comprenais fort peu, en ce sens qu'elle ne concluait jamais rien pour moi. Quand j'avais plié mon entendement, docile comme la jeunesse, à suivre les abstractions, je ne trouvais que vide ou incertitude dans les conséquences. Mon esprit était et a toujours été trop vulgaire et trop peu porté aux recherches scientifiques pour avoir besoin de demander à Dieu l'initiation de mon âme aux grands mystères. J'étais un être de sentiment, et le sentiment seul tranchait sur moi les questions à mon usage, qui toute expérience faite, devinrent bientôt les seules questions à ma portée.

Je saluai donc respectueusement les métaphysiciens; et tout ce que je peux dire à ma louange, à propos d'eux, c'est que je m'abstins de regarder comme vaine et ridicule une science qui fatiguait trop mes facultés. Je n'ai pas à me reprocher d'avoir dit alors: «A quoi bon la métaphysique?» J'ai été un peu plus superbe quand, plus tard, j'y ai regardé davantage. Je me suis réconciliée, plus tard encore, avec elle, en voyant encore un peu mieux. Et en somme, je dis aujourd'hui que c'est la recherche d'une vérité à l'usage des grands esprits, et que, n'étant pas de cette race, je n'en ai pas grand besoin. Je trouve ce qu'il me faut dans les religions et les philosophies qui sont ses filles, ses incarnations, si l'on veut.

Alors, comme aujourd'hui, mordant mieux à la philosophie, et surtout à la philosophie facile du dix-huitième siècle, qui était encore celle de mon temps, je ne me sentis ébranlée par rien et par personne. Mais Rousseau arriva, Rousseau, l'homme de passion et de sentiment par excellence, et je fus enfin entamée.

Étais-je encore catholique au moment où, après avoir réservé, comme par instinct, Jean-Jacques pour la bonne bouche, j'allais subir enfin le charme de son raisonnement ému et de sa logique ardente? Je ne le pense pas. Tout en continuant à pratiquer cette religion, tout en refusant de rompre avec ses formules commentées à ma guise, j'avais quitté, sans m'en douter le moins du monde, l'étroit sentier de sa doctrine. J'avais brisé à mon insu, mais irrévocablement, avec toutes ses conséquences sociales et politiques. L'esprit de l'Église n'était plus en moi: il n'y avait peut-être jamais été.

Les idées étaient en grande fermentation à cette époque. L'Italie et la Grèce combattaient pour leur liberté nationale. L'Église et la monarchie se prononçaient contre ses généreuses tentatives. Les journaux royalistes de ma grand'mère tonnaient contre l'insurrection, et l'esprit prêtre, qui eût dû embrasser la cause des chrétiens d'Orient, s'évertuait à prouver les droits de l'empire turc. Cette monstrueuse inconséquence, ce sacrifice de la religion à l'intérêt politique me révoltaient étrangement. L'esprit libéral devenait pour moi synonyme de sentiment religieux. Je n'oublierai jamais, je ne peux jamais oublier que l'élan chrétien me poussa résolument, pour la première fois, dans le camp du progrès, dont je ne devais plus sortir.

Mais déjà, et depuis mon enfance, l'idéal religieux et l'idéal pratique avaient prononcé au fond de mon cœur et fait sortir de mes lèvres, aux oreilles effarouchées du bon Deschartres, le mot sacré d'égalité. La liberté, je ne m'en souciais guère alors, ne sachant ce que c'était, et n'étant pas disposée à me l'accorder plus tard à moi-même. Du moins, ce qu'on appelait la liberté civile ne me disait pas grand'chose. Je ne la comprenais pas sans l'égalité absolue et la fraternité chrétienne. Il me semblait, et il me semble encore, je l'avoue, que ce mot de liberté placé dans la formule républicaine, en tête des deux autres, aurait dû être à la fin, et pouvait même être supprimé comme un pleonasme.

Mais la liberté nationale, sans laquelle il n'est ni fraternité ni égalité à espérer, je la comprenais fort bien, et la discuter équivalait pour moi à la théorie du brigandage, à la proclamation impie et farouche du droit du plus fort.

Il ne fallait pas être un enfant bien merveilleusement doué, ni une jeune fille bien intelligente pour en venir là. Aussi étais-je confondue et révoltée de voir mon ami Deschartres, qui n'était ni dévot ni religieux en aucune façon, combattre à la fois la religion dans la question des Hellènes et la philosophie dans la question du progrès. Le pédagogue n'avait qu'une idée, qu'une loi, qu'un besoin, qu'un instinct, l'autorité absolue en face de la soumission aveugle. Faire obéir à tout prix ceux qui doivent obéir, tel était son rêve; mais pourquoi les uns devaient-ils commander aux autres? Voilà à quoi lui, qui avait du savoir et de l'intelligence pratique, ne répondait jamais que par des sentences creuses et des lieux communs pitoyables.

Nous avions des discussions comiques, car il n'y avait pas moyen pour moi de les trouver sérieuses avec un esprit si baroque et si têtu sur certains points. Je me sentais trop forte de ma conscience pour être ébranlée et, par conséquent, dépitée un instant par ses paradoxes. Je me souviens qu'un jour, dissertant avec feu sur le droit divin du sultan (je crois, Dieu me pardonne, qu'il n'eût pas refusé la sainte ampoule au Grand Turc, tant il prenait à cœur la victoire du maître sur les écoliers mutins), il s'embarrassa le pied dans sa pantoufle et tomba tout de son long sur le gazon, ce qui ne l'empêcha pas d'achever sa phrase; après quoi il dit fort gravement en s'essuyant les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé.—Ainsi tombera l'empire ottoman,» lui répondis-je en riant de sa figure préoccupée. Il prit le parti de rire aussi, mais non sans un reste de colère, et en me traitant de jacobine, de régicide, de philhellène et de Bonapartiste, toutes injures anonymes dans son horreur pour la contradiction.

Il était cependant pour moi d'une bonté toute paternelle, et tirait une grande gloriole de mes études, qu'il s'imaginait diriger encore parce qu'il en discutait l'effet.

Quand j'étais embarrassée de rencontrer dans Leibnitz ou Descartes les argumens mathématiques, lettres closes pour moi, mêlés à théologie et à la philosophie, j'allais le trouver, et je le forçais de me faire comprendre par des analogies ces points inabordables. Il y portait une grande adresse, une grande clarté, une véritable intelligence de professeur. Après quoi, voulant conclure pour ou contre le livre, il battait la campagne et retombait dans ses vieilles rengaines.

J'étais donc, en politique, tout à fait hors du sein de l'Église, et ne songeais pas du tout à m'en fourmenter; car nos religieuses n'avaient pas d'opinion sur les affaires de la France, et ne m'avaient jamais dit que la religion commandât de prendre parti pour ou contre quoi que ce soit. Je n'avais rien vu, rien lu, rien entendu dans les enseignemens religieux qui me prescrivît, dans cet ordre d'idées, de demander au spirituel l'appréciation du temporel. Mme de Pontcarré, très passionnée légitimiste, très ennemie des doctrinaires d'alors, qu'elle traitait aussi de Jacobins, m'avait étonnée par son besoin d'identifier la religion à la monarchie absolue. M. de Chateaubriand, dans ses brochures que je lisais avidement, identifiait aussi le trône et l'autel; mais cela ne m'avait pas influencée notablement. Chateaubriand me touchait comme littérateur, et ne me pénétrait pas comme chrétien. Son œuvre, où j'avais passé à dessein l'épisode de Réné, comme un hors-d'œuvre à lire plus tard, ne me plaisait déjà plus que comme initiation à la poésie des œuvres de Dieu et des grands hommes.

Mably m'avait fort mécontentée. Pour moi, c'était une déception perpétuelle que ces élans de franchise et de générosité, arrêtés sans cesse par le découragement en face de l'application. «A quoi bon ces beaux principes, me disais-je, s'ils doivent être étouffés par l'esprit de modération? Ce qui est vrai, ce qui est juste doit être observé et appliqué sans limites.»

J'avais l'ardeur intolérante de mon âge. Je jetais le livre au beau milieu de la chambre, ou au nez de Deschartres, en lui disant que cela était bon pour lui, et il me le renvoyait de même, disant qu'il ne voulait pas accepter un pareil brouillon, un si dangereux révolutionnaire.

Leibnitz me paraissait le plus grand de tous: mais qu'il était dur à avaler quand il s'élevait de trente atmosphères au-dessus de moi! Je me disais avec Fontenelle, en changeant le point de départ de sa phrase sceptique: «Si j'avais bien pu le comprendre, j'aurais vu le bout des matières, ou qu'elles n'ont point de bout

«Et que m'importe, après tout, disais-je, les monades, les unités, l'harmonie préétablie et sacrosancta Trinitas per nova inventa logica defensa, les esprits qui peuvent dire MOI, le carré des vitesses, la dynamique, le rapport des sinus d'incidence et de réfraction, et tant d'autres subtilités où il faut être à la fois grand théologien et grand savant, même pour s'y méprendre[27].

Je me mettais à rire aux éclats toute seule de ma prétention à vouloir profiter de ce que je n'entendais pas. Mais cette entraînante préface de la Théodicée, qui résumait si bien les idées de Chateaubriand et les sentimens de l'abbé de Prémord sur l'utilité et même la nécessité du savoir, venait me relancer.

«La véritable piété, et même la véritable félicité, disait Leibnitz, consiste dans l'amour de Dieu, mais dans un amour éclairé, dont l'ardeur soit accompagnée de lumière. Cette espèce d'amour fait naître ce plaisir dans les bonnes actions qui, rapportant tout à Dieu comme au centre, transporte l'homme au divin.—Il faut que les perfections de l'entendement donnent l'accomplissement à celles de la volonté. Les pratiques de la vertu, aussi bien que celles du vice, peuvent être l'effet d'une simple habitude; on peut y prendre goût, mais on ne saurait aimer Dieu sans en connaître les perfections.—Le croirait-on? des chrétiens se sont imaginé de pouvoir être dévots sans aimer le prochain, et pieux sans comprendre Dieu! Plusieurs siècles se sont écoulés sans que le public se soit bien aperçu de ce défaut, et il y a encore de grands restes du règne des ténèbres... Les anciennes erreurs de ceux qui ont accusé la divinité, ou qui en ont fait un principe mauvais, ont été renouvelées de nos jours. On a eu recours à la puissance irrésistible de Dieu, quand il s'agissait plutôt de faire voir sa bonté suprême, et on a employé un pouvoir despotique, lorsqu'on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite sagesse?»

Quand je relisais cela, je me disais: «Allons, encore un peu de courage! C'est si beau de voir cette tête sublime se vouer à l'adoration! Ce qu'elle a conçu et pris soin d'expliquer, n'aurais-je pas la conscience de vouloir le comprendre? Mais il me manque des élémens de science, et Deschartres me persécute pour que je laisse là ces grands résumés pour entrer dans l'étude des détails. Il veut m'enseigner la physique, la géométrie, les mathématiques! Pourquoi pas, si cela est nécessaire à la foi en Dieu et à l'amour du prochain? Leibnitz met bien le doigt sur la plaie quand il dit qu'on peut être fervent par habitude. Je suis capable d'aller au sacrifice par la paresse de l'âme; mais ce sacrifice, Dieu ne le rejettera-t-il pas?

J'allais prendre une ou deux leçons. «Continuez, me disait Deschartres. Vous comprenez!—Vous croyez? lui répondais-je.—Certainement, et tout est là.—Mais retenir?—Ça viendra.»

Et quand nous avions travaillé quelques heures: «Grand homme lui disais-je (je l'appelais toujours ainsi), vous me croirez si vous voulez, mais cela me tue. C'est trop long, le but est trop loin. Vous avez beau me mâcher la besogne, croyez bien que je n'ai pas la tête faite comme vous. Je suis pressée d'aimer Dieu, et s'il faut que je pioche ainsi toute la vie pour arriver à me dire, sur mes vieux jours, pourquoi et comment je dois l'aimer, je me consumerai en attendant, et j'aurai peut-être dévoré mon cœur aux dépens de ma cervelle.

—Il s'agit bien d'aimer Dieu! disait le naïf pédagogue. Aimez-le tant que vous voudrez, mais il vient là comme à propos de bottes!

—Ah! c'est que vous ne comprenez pas pourquoi je veux m'instruire.

—Bah! on s'instruit... pour s'instruire! répondait-il en levant les épaules.

—Justement, c'est ce que je ne veux pas faire. Allons, bonsoir, je vais écouter les rossignols.»

Et je m'en allais, non pas fatiguée d'esprit (Deschartres démontrait trop bien pour irriter les fibres du cerveau), mais accablée de cœur, chercher à l'air libre de la nuit et dans les délices de la rêverie la vie qui m'était propre et que je combattais en vain. Ce cœur avide se révoltait dans l'inaction où le laissait le travail sec de l'attention et de la mémoire. Il ne voulait s'instruire que par l'émotion, et je trouvais dans la poésie des livres d'imagination et dans celle de la nature, se renouvelant et se complétant l'une par l'autre, un intarissable élément à cette émotion intérieure, à ce continuel transport divin que j'avais goûtés au couvent, et qu'alors j'appelais la grâce.

FIN DU TOME HUITIÈME.

Typographie L. Schnauss.

HISTOIRE DE MA VIE.


HISTOIRE
DE MA VIE

PAR

Mme GEORGE SAND.

Charité envers les autres;
Dignité envers soi-même;
Sincérité devant Dieu.

Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME NEUVIÈME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.


CHAPITRE DIX-SEPTIEME.
(SUITE.)

Leibnitz.—Relâchement dans les pratiques de la dévotion, avec un redoublement de foi.—Les églises de campagne et de province.—Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social.

Je dois donc dire que les poètes et les moralistes à formes éloquentes ont agi en moi plus que les métaphysiciens et les philosophes profonds pour y conserver la foi religieuse.

Serai-je ingrate envers Leibnitz pourtant, et dirai-je qu'il ne m'a servi de rien, parce que je n'ai pas tout compris et tout retenu? Non, je mentirais. Il est certain que nous profitons des choses dont nous oublions la lettre, quand leur esprit a passé en nous, même à petites doses. On ne se souvient guère du dîner de la veille, et pourtant il a nourri notre corps. Si ma raison s'embarrasse peu, encore à cette heure, des systèmes contraires à mon sentiment; si les fortes objections que soulève contre la Providence, à mes propres yeux, le spectacle du terrible dans la nature et du mauvais dans l'humanité, sont vaincues par un instant de rêverie tendre; si, enfin, je sens mon cœur plus fort que ma raison, pour me donner foi en la sagesse et en la bonté suprême de Dieu, ce n'est peut-être pas uniquement au besoin inné d'aimer et de croire, que je dois ce rassérénement et ces consolations. J'ai assez compris de Leibnitz, sans être capable d'argumenter de par sa science, pour savoir qu'il y a encore plus de bonnes raisons pour garder la loi que pour la rejeter.

Ainsi, par ce coup d'œil rapide et troublé que j'avais hasardé dans le royaume des merveilles ardues, j'avais à peu près rempli mon but en apparence. Cette pauvre miette d'instruction que Deschartres trouvait surprenante de ma part, réalisait parfaitement la prédiction de l'abbé, en m'apprenant que j'avais tout à apprendre, et le démon de l'orgueil, que l'Église présente toujours à ceux qui désirent s'instruire, m'avait laissée bien tranquille, en vérité. Comme je n'en ai jamais beaucoup plus appris depuis, je peux dire que j'attends encore sa visite, et qu'à tous les complimens erronés, sur ma science et ma capacité, je ris toujours intérieurement, en me rappelant la plaisanterie de mon jésuite: Peut-être que jusqu'à présent il n'y a pas sujet de craindre beaucoup cette tentation.

Mais le peu que j'avais arraché au règne des ténèbres m'avait fortifiée dans la foi religieuse en général, dans le christianisme en particulier. Quant au catholicisme... y avais-je songé?

Pas le moins du monde. Je m'étais à peine doutée que Leibnitz fût protestant et Mably philosophe. Cela n'était pas entré pour moi dans la discussion intérieure. M'élevant au-dessus des formes de la religion, j'avais cherché à embrasser l'idée mère. J'allais à la messe et n'analysais pas encore le culte.

Cependant, en me le rappelant bien, je dois le dire, le culte me devenait lourd et malsain. J'y sentais refroidir ma piété. Ce n'était plus les pompes charmantes, les fleurs, les tableaux, la propreté, les doux chants de notre chapelle, et les profonds silences du soir, et l'édifiant spectacle des belles religieuses prosternées dans leurs stalles. Plus de recueillement, plus d'attendrissement, plus de prières du cœur possibles pour moi dans ces églises publiques où le culte est dépouillé de sa poésie et de son mystère.

J'allais tantôt à ma paroisse de Saint-Chartier, tantôt à celle de La Châtre. Au village, c'était la vue des bons saints et des bonnes dames de dévotion traditionnelle, horribles fétiches qu'on eût dits destinés à effrayer quelque horde sauvage; les beuglemens absurdes de chantres inexpérimentés, qui faisaient en latin les plus grotesques calembours de la meilleure foi du monde; et les bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet en ronflant tout haut; et le vieux curé qui jurait au beau milieu du prône contre les indécences des chiens introduits dans l'église. A la ville, c'étaient les toilettes provinciales des dames, leurs chuchotemens, leurs médisances et cancans apportés en pleine église comme en un lieu destiné à s'observer et à se diffamer les unes les autres, c'était aussi la laideur des idoles et les glapissemens atroces des collégiens qu'on laissait chanter la messe, et qui se faisaient des niches tout le temps qu'elle durait. Et puis tout ce tripotage de pain bénit et de gros sous qui se fait pendant les offices, les querelles des sacristains et des enfans de chœur à propos d'un cierge qui coule ou d'un encensoir mal lancé. Tout ce dérangement, tous ces incidens burlesques et le défaut d'attention de chacun qui empêchait celle de tous à la prière m'étaient odieux. Je ne voulais pas songer à rompre avec les pratiques obligatoires, mais j'étais enchantée qu'un jour de pluie me forçât à lire la messe dans ma chambre et à prier seule à l'abri de ce grossier concours de chrétiens pour rire.

Et puis, ces formules de prières quotidiennes, qui n'avaient jamais été de mon goût, me devenaient de plus en plus insipides. M. de Prémord m'avait permis d'y substituer les élans de mon âme quand je m'y sentirais entraînée, et insensiblement je les oubliais si bien, que je ne priais plus que d'inspiration et par improvisation libre. Ce n'était pas trop catholique, mais on m'avait laissée composer des prières au couvent. J'en avais fait circuler quelques-unes en anglais et en français, qu'on avait trouvées si fleuries qu'on les avait beaucoup goûtées. Je les avais aussitôt dédaignées en moi-même, ma conscience et mon cœur décrétant que les mots ne sont que des mots, et qu'un élan aussi passionné que celui de l'âme à Dieu ne peut s'exprimer par aucune parole humaine. Toute formule était donc une règle que j'adoptais par esprit de pénitence et qui finit par me sembler une corvée abrutissante et mortelle pour ma ferveur.

Voilà dans quelle situation j'étais quand je lus l'Émile, la Profession de foi du vicaire savoyard, les Lettres de la montagne, le Contrat social et les discours.

La langue de Jean-Jacques et la forme de ses déductions s'emparèrent de moi comme une musique superbe éclairée d'un grand soleil. Je le comparais à Mozart; je comprenais tout! Quelle jouissance pour un écolier malhabile et tenace d'arriver enfin à ouvrir les yeux tout à fait et à ne plus trouver de nuages devant lui! Je devins, en politique, le disciple ardent de ce maître, et je le fus bien longtemps sans restrictions. Quant à la religion, il me parut le plus chrétien de tous les écrivains de son temps, et, faisant la part du siècle de croisade philosophique où il avait vécu, je lui pardonnai d'autant plus facilement d'avoir abjuré le catholicisme, qu'on lui en avait octroyé les sacremens et le titre d'une manière irréligieuse bien faite pour l'en dégoûter. Protestant né, redevenu protestant par le fait de circonstances justifiables, peut-être inévitables, sa nationalité dans l'hérésie ne me gênait pas plus que n'avait fait celle de Leibnitz. Il y a plus, j'aimais fort les protestans, parce que, n'étant pas forcée de les admettre à la discussion du dogme catholique, et me souvenant que l'abbé de Prémord ne damnait personne et me permettait cette hérésie dans le silence de mon cœur, je voyais en eux des gens sincères, qui ne différaient de moi que par des formes sans importance absolue devant Dieu.

Jean-Jacques fut le point d'arrêt de mes travaux d'esprit. A partir de cette lecture enivrante, je m'abandonnai aux poètes et aux moralistes éloquens, sans plus de souci de la philosophie transcendante. Je ne lus pas Voltaire. Ma grand'mère m'avait fait promettre de ne le lire qu'à l'âge de trente ans. Je lui ai tenu parole. Comme il était pour elle ce que Jean-Jacques a été si longtemps pour moi: l'apogée de son admiration, elle pensait que je devais être dans toute la force de ma raison pour en goûter les conclusions. Quand je l'ai lu, je l'ai beaucoup goûté, en effet, mais sans en être modifiée en quoi que ce soit. Il y a des natures qui ne s'emparent jamais de certaines autres natures, quelque supérieures qu'elles leur soient. Et cela ne tient pas, comme on pourrait se l'imaginer, à des antipathies de caractère, pas plus que l'influence entraînante de certains génies ne tient à des similitudes d'organisation chez ceux qui la subissent. Je n'aime pas le caractère privé de Jean-Jacques Rousseau; je ne pardonne à son injustice, à son ingratitude, à son amour-propre malade, et à mille autres choses bizarres, que par la compassion que ses douleurs me causent. Ma grand'mère n'aimait pas les rancunes et les cruautés d'esprit de Voltaire, et faisait fort bien la part des égaremens de sa dignité personnelle.

D'ailleurs, je ne tiens pas trop à voir les hommes à travers leurs livres, les hommes du passé surtout. Dans ma jeunesse, je les cherchais encore moins sous l'arche sainte de leurs écrits. J'avais un grand enthousiasme pour Chateaubriand, le seul vivant de mes maîtres d'alors. Je ne désirais pas du tout le voir, et ne l'ai vu dans la suite qu'à regret.

Pour mettre de l'ordre dans mes souvenirs, je devrais peut-être continuer le chapitre de mes lectures; mais on risque fort d'ennuyer en parlant trop longtemps de soi seul, et j'aime mieux entremêler cet examen rétrospectif de moi-même de quelques-unes des circonstances extérieures qui s'y rattachent.

CHAPITRE DIX-HUITIEME.

Le fils de Mme d'Épinay et de mon grand-père.—Étrange système de prosélytisme.—Attitude admirable de ma grand'mère.—Elle exige que j'entende sa confession.—Elle reçoit les sacremens.—Mes réflexions et les sermons de l'archevêque.—Querelle sérieuse avec mon confesseur.—Le vieux curé et sa servante.—Conduite déraisonnable d'un squelette.—Claudius.—Bonté et simplicité de Deschartres.—Esprit et charité des gens de la Châtre.—La fête du village.—Causeries avec mon pédagogue, réflexions sur le scandale.—Définition de l'opinion.

Aux plus beaux jours de l'été, ma grand'mère éprouva un mieux très sensible et s'occupa même de reprendre ses correspondances, ses relations de famille et d'amitié. J'écrivais sous sa dictée des lettres aussi charmantes et aussi judicieuses qu'elle les eût jamais faites. Elle reçut ses amis, qui ne comprirent pas qu'elle eût subi l'altération de facultés dont nous nous étions tant affligés et dont nous nous affligions encore, Deschartres et moi. Elle avait des heures où elle causait si bien, qu'elle semblait être redevenue elle-même, et même plus brillante et plus gracieuse encore que par le passé.

Mais quand la nuit arrivait, peu à peu la lumière faiblissait dans cette lampe épuisée. Un grand trouble se faisait sentir dans les idées, ou une apathie plus effrayante encore, et les nuits n'étaient pas toutes sans délire, un délire inquiet, mélancolique et enfantin. Je ne pensais plus du tout à lui demander de faire acte de religion, bien que ma bonne Alicia me conseillât de profiter de ce moment de santé pour l'amener sans effroi à mes fins. Ses lettres me troublaient et me ramenaient quelques scrupules de conscience; mais elles n'eurent jamais le pouvoir de me décider à rompre la glace.

Pourtant la glace fut rompue d'une manière tout à fait imprévue. L'archevêque d'Arles en écrivit à ma grand'mère, lui annonça sa visite et arriva.

M. L... de B..., longtemps évêque de S..., et nommé récemment alors archevêque d'A... in partibus, ce qui équivalait à une belle sinécure de retraite, était mon oncle par bâtardise. Il était né des amours très passionnées et très divulguées de mon grand-père Francueil et de la célèbre Mme d'Épinay. Ce roman a été trahi par la publication, bien indiscrète et bien inconvenante, d'une correspondance charmante, mais trop peu voilée entre les deux amans.

Le bâtard, né au ***, nourri et élevé au village ou à la ferme de B..., reçut ces deux noms et fut mis dans les ordres dès sa jeunesse. Ma grand'mère le connut tout jeune encore lorsqu'elle épousa M. de Francueil, et veilla sur lui maternellement. Il n'était rien moins que dévot à cette époque; mais il le devint à la suite d'une maladie grave où les terreurs de l'enfer bouleversèrent son esprit faible.

Il était étrange que le fils de deux êtres remarquablement intelligens fût à peu près stupide. Tel était cet excellent homme, qui, par compensation, n'avait pas un grain de malice dans sa balourdise. Comme il y a beaucoup de bêtes fort méchantes, il faut tenir compte de la bonté, qu'elle soit privée ou accompagnée, d'intelligence.

Ce bon archevêque était le portrait frappant de sa mère, qui, comme Jean-Jacques a pris soin de nous le dire, et comme elle le proclame elle-même avec beaucoup de coquetterie, était positivement laide. J'ai encore un des portraits qu'elle donna à mon grand-père; mais elle était fort bien faite. Ma bonne maman en a donné un autre à mon cousin Villeneuve, où elle était représentée en costume de naïade, c'est-à-dire avec aussi peu de costume que possible.

Mais elle avait beaucoup de physionomie, dit-on, et fit toutes les conquêtes qu'elle put souhaiter. L'archevêque avait sa laideur toute crue et pas plus d'expression qu'une grenouille qui digère. Il était, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou plutôt goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il n'avait pas; très vif, très rond de manières, insupportablement gai, quelque chagrin qu'on eût autour de lui; intolérant en paroles, débonnaire en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses priviléges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère, évaporé, bonnasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le plus sincère à coup sûr, mais le plus impropre au prosélytisme que l'on puisse imaginer.

C'était justement le seul prêtre qui pût amener ma grand'mère à remplir les formalités catholiques, parce qu'il était incapable de soutenir aucune discussion contre elle, et ne l'essaya même pas.

«Chère maman, lui dit-il, résumant sa lettre, sans préambule, dès la première heure qu'il passa auprès d'elle, vous savez pourquoi je suis venu; je ne vous ai pas prise en traître et n'irai pas par quatre chemins. Je veux sauver votre âme. Je sais bien que cela vous fait rire; vous ne croyez pas que vous serez damnée parce que vous n'aurez pas fait ce que je vous demande; mais moi, je le crois, et comme, grâce à Dieu, vous voilà guérie, vous pouvez bien me faire ce plaisir-là, sans qu'il vous en coûte la plus petite frayeur d'esprit. Je vous prie donc, vous qui m'avez toujours traité comme votre fils, d'être bien gentille et bien complaisante pour votre gros enfant. Vous savez que je vous crains trop pour discuter contre vous et vos beaux esprits reliés en veau. Vous en savez beaucoup trop long pour moi; mais il ne s'agit pas de ça; il s'agit de me donner une grande marque d'amitié, et me voilà tout prêt à vous la demander à genoux. Seulement, comme mon ventre me gênerait fort, voilà votre petite fille qui va s'y mettre à ma place.»

Je restai stupéfaite d'un pareil discours, et ma grand'mère se prit à rire. L'archevêque me poussa à ses pieds: «Allons donc, dit-il, je crois que tu te fais prier pour m'aider, toi!»

Alors ma grand'mère me regardant agenouillée, passa du rire à une émotion subite. Ses yeux se remplirent de larmes, et elle me dit en m'embrassant: «Eh bien! tu me croiras donc damnée si je te refuse?—Non! m'écriai-je impétieusement, emportée par l'élan d'une vérité intérieure plus forte que tous les préjugés religieux. Non, non! je suis à genoux pour vous bénir et non pas pour vous prêcher.

—En voilà une petite sotte!» s'écria l'archevêque, et me prenant par le bras, il voulut me mettre à la porte; mais ma grand'mère me retint contre son cœur. «Laissez-la, mon gros Jean le blanc, lui dit-elle. Elle prêche mieux que vous. Je te remercie, ma fille. Je suis contente de toi, et pour te le prouver, comme je sais qu'au fond du cœur tu désires que je dise oui, je dis oui. Êtes-vous content, monseigneur

Monseigneur lui baisa la main en pleurant d'aise. Il était véritablement touché de tant de douceur et de tendresse. Puis il frotta ses mains et se frappa sur la bedaine en disant: «Allons, voilà qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Demain matin, votre vieux curé viendra vous confesser et vous administrer. Je me suis permis de l'inviter à déjeuner avec nous. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez plus.

—C'est probable», dit ma grand'mère avec malice.

Elle fut gaie tout le reste de la journée. L'archevêque encore plus, riant, batifolant en paroles, jouant avec les gros chiens, répétant à satiété le proverbe qu'un chien peut bien regarder un évêque, me grondant un peu de l'avoir si mal aidé, d'avoir failli tout faire manquer, et nous mettre dans de beaux draps par ma niaiserie; me reprochant de n'avoir pas pour deux sous de courage, et disant que si l'on m'eût laissée faire, nous étions frais.

J'étais navrée de voir aller ainsi les choses. Il me semblait que fourrer ainsi les sacremens à une personne qui n'y croyait pas et qui n'y voyait qu'une condescendance envers moi, c'était nous charger d'un sacrilége. J'étais décidée à m'en expliquer avec ma grand'mère, car de raisonner avec monseigneur, cela faisait pitié.

Mais tout changea d'aspect en un instant, grâce au grand esprit et au tendre cœur de cette pauvre infirme qui, le lendemain, était mourante par le corps et comme ressuscitée au moral.

Elle passa une très mauvaise nuit, pendant laquelle il me fut impossible de songer à autre chose qu'à la soigner. Le lendemain matin, la raison était nette et la volonté arrêtée. «Laisse-moi faire, dit-elle, dès les premiers mots que je lui adressai: Je crois qu'en effet je vais mourir. Eh bien, je devine tes scrupules. Je sais que si je meurs sans faire ma paix avec ces gens-là, ou tu te le reprocheras, ou ils te le reprocheront. Je ne veux pas mettre ton cœur aux prises avec ta conscience, ou te laisser aux prises avec tes amis. J'ai la certitude de ne faire ni une lâcheté ni un mensonge en adhérant à des pratiques qui, à l'heure de quitter ceux qu'on aime, ne sont pas d'un mauvais exemple. Aie l'esprit tranquille, je sais ce que je fais.»

Pour la première fois depuis sa maladie je la sentais redevenue la grand'mère, le chef de famille capable de diriger les autres et par conséquent elle-même. Je me renfermai dans l'obéissance passive.

Deschartres lui trouva beaucoup de fièvre et entra en fureur contre l'archevêque. Il voulait le mettre à la porte, et lui attribuait, probablement avec raison, la nouvelle crise qui se produisait dans cette existence chancelante.

Ma grand'mère l'apaisa et lui dit même: «Je veux que vous vous teniez tranquille, Deschartres.»

Le curé arriva, toujours ce même vieux curé dont j'ai parlé et qu'elle avait trouvé trop rustique pour être mon confesseur. Elle n'en voulut pas d'autre, sentant combien elle le dominerait.

Je voulus sortir avec tout le monde pour les laisser ensemble. Elle m'ordonna de rester; puis s'adressant au curé:

«Asseyez-vous là, mon vieux ami, lui dit-elle. Vous voyez que je suis trop malade pour sortir de mon lit, et je veux que ma fille assiste à ma confession.

—C'est bien, c'est bien, ma chère dame, répondit le curé tout troublé et tout tremblant.

—Mets-toi à genoux pour moi, ma fille, reprit ma grand'mère, et prie pour moi, tes mains dans les miennes. Je vais faire ma confession. Ce n'est pas une plaisanterie. J'y ai pensé. Il n'est pas mauvais de se résumer en quittant ce monde, et si je n'avais craint de froisser quelque usage, j'aurais voulu que tous mes serviteurs fussent présens à cette récapitulation de ma conscience. Mais, après tout, la présence de ma fille me suffit. Dites-moi les formules, curé; je ne les connais pas, ou je les ai oubliées. Quand ce sera fait, je m'accuserai.»

Elle se conforma aux formules et dit ensuite: «Je n'ai jamais ni fait ni souhaité aucun mal à personne. J'ai fait tout le bien que j'ai pu faire. Je n'ai à confesser ni mensonge, ni dureté, ni impiété d'aucune sorte. J'ai toujours cru en Dieu.—Mais écoute ceci, ma fille: je ne l'ai pas assez aimé. J'ai manqué de courage, voilà ma faute, et depuis le jour où j'ai perdu mon fils, je n'ai pu prendre sur moi de le bénir et de l'invoquer en aucune chose. Il m'a semblé trop cruel de m'avoir frappé d'un coup au-dessus de mes forces. Aujourd'hui qu'il m'appelle, je le remercie et le prie de me pardonner ma faiblesse. C'est lui qui me l'avait donné, cet enfant, c'est lui qui me l'a ôté, mais qu'il me réunisse à lui, et je vais l'aimer et le prier de toute mon âme.»

Elle parlait d'une voix si douce et avec un tel accent de tendresse et de résignation que je fus suffoquée de larmes et retrouvai toute ma ferveur des meilleurs jours pour prier avec elle.

Le vieux curé, attendri profondément, s'éleva et lui dit, avec une grande onction et dans son parler paysan, qui augmentait avec l'âge: «Ma chère sœur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous aime, et sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons. Je l'ai bien pleuré aussi, moi, votre cher enfant, allez! et je vous réponds ben qu'il est à la droite de Dieu, et que vous y serez avecques lui. Dites avec moi votre acte de contrition, et je vas vous donner l'absolution.»

Quand il eut prononcé l'absolution, elle lui ordonna de faire rentrer tout le monde, et me dit dans l'intervalle: «Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je crois que Dieu a ce pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes intentions à tous trois.»

L'archevêque, Deschartres, tous les domestiques de la maison et les ouvriers de la ferme assistèrent à son viatique; elle dirigea elle-même la cérémonie, me fit placer à côté d'elle et disposa les autres personnes à son gré, suivant l'amitié qu'elle leur portait. Elle interrompit plusieurs fois le curé pour lui dire à demi-voix, car elle entendait fort bien le latin, je crois à cela, ou il importe peu. Elle était attentive à toutes choses, et, conservant l'admirable netteté de son esprit et la haute droiture de son caractère, elle ne voulait pas acheter sa réconciliation officielle au prix de la moindre hypocrisie. Ces détails ne furent pas compris de la plupart des assistans. L'archevêque feignit de ne pas y prendre garde, le curé n'y tenait nullement. Il était là avec son cœur et avait mis d'avance son jugement de prêtre à la porte. Deschartres était fort troublé et irrité, craignant de voir la malade succomber à la suite d'un si grand effort moral. Moi seule j'étais attentive à toutes choses autant que ma grand'mère et, ne perdant aucune de ses paroles, aucune de ses expressions de visage, je la vis avec admiration résoudre le problème de se soumettre à la religion de son temps et de son pays sans abandonner un instant ses convictions intimes et sans mentir en rien à sa dignité personnelle.

Avant de recevoir l'hostie, elle prit encore la parole et dit très haut: «Je veux mourir en paix ici avec tout le monde. Si j'ai fait du tort à quelqu'un, qu'il le dise, pour que je le répare. Si je lui ai fait de la peine, qu'il me le pardonne, car je le regrette.»

Un sanglot d'affection et de bénédiction lui répondit de toutes parts. Elle fut administrée, puis demanda du repos et resta seule avec moi.

Elle était épuisée et dormit jusqu'au soir. Quelques jours d'accablement succédèrent à cette émotion. Puis les apparences de la santé revinrent, et nous retrouvâmes encore quelques semaines d'une sorte de sécurité.

Cet événement de famille me fit et me laissa une forte impression. Ma grand'mère, bien qu'elle fût retombée dans un demi-engourdissement de ses facultés, avait, par ce jour de courage et de pleine raison, repris, à mes yeux, toute l'importance de son rôle vis-à-vis de moi, et je ne m'attribuais plus aucun droit de juger sa conscience et sa conduite. J'étais frappée d'un grand respect en même temps que d'une tendre gratitude pour l'intention qu'elle avait eue de me complaire, et il m'était impossible de ne pas accepter de tous points sa manière de se repentir et de se réconcilier avec le ciel, comme digne, méritoire et agréable à Dieu. Je récapitulais toute la phase de sa vie dont j'avais été le témoin et le but; j'y trouvais, à l'égard de ma mère, de ma sœur et de moi, quelques injustices irréfléchies ou involontaires, toujours réparées par de grands efforts sur elle-même et par de véritables sacrifices. Dans tout le reste, une longanimité sage, une douceur généreuse, une droiture parfaite, un désintéressement, un mépris du mensonge, une horreur du mal, une bienfaisance, une assistance de cœur pour tous, vraiment inépuisables, enfin les plus admirables qualités, les vertus chrétiennes les plus réelles.

Et ce qui couronnait cette noble carrière, c'était précisément cette faute dont elle avait voulu s'accuser avant de mourir. C'était cette douleur immense, inconsolable, qu'elle n'avait pu offrir à Dieu comme un hommage de soumission, mais qui ne l'avait pas empêchée de rester grande et généreuse avec tous ses semblables. Ah! qu'elles me semblaient vénielles et pardonnables maintenant, ces crises d'amertume, ces paroles d'injustice, ces larmes de jalousie qui m'avaient tant fait souffrir dans mon plus jeune âge! Comme je me sentais petite et personnelle, moi qui ne les avais pas pardonnées sur l'heure! Avide de bonheur, indignée de souffrir, lâche dans mes muettes rancunes d'enfant, je n'avais pas compris ce que souffrait cette mère désespérée, et je m'étais comptée pour quelque chose, quand j'aurais dû deviner les profondes racines de son mal et l'adoucir par un complet abandon de moi-même!

Mon cœur gagna beaucoup dans ces repentirs. J'y noyai, dans des larmes abondantes, l'orgueil de mes résistances, et toute intolérance dévote s'y dissipa pour jamais. Ce cœur qui n'avait encore connu que la passion dans l'amour filial et dans l'amour divin s'ouvrit à des tendresses inconnues; et, faisant sur moi-même un retour aussi sérieux que celui que j'avais fait au couvent, lors de ma conversion, je sentis toutes les puissances du sentiment et de la raison me commander l'humilité, non plus seulement comme une vertu chrétienne, mais comme une conséquence forcée de l'équité naturelle.

Tout cela me faisait sentir d'autant plus vivement que la vérité absolue n'était pas plus dans l'Église que dans toute autre forme religieuse, qu'il y eût plus de vérité relative, voilà ce que je pouvais lui accorder, et voilà pourquoi je ne songeais pas encore à me séparer d'elle.

Les sacremens acceptés par ma grand'mère n'avaient été qu'un compromis de conscience de la part de l'archevêque, puisque l'archevêque, faute de ces sacremens, l'eût damnée en pleurant, mais sans appel. Que l'on observe et sache bien qu'il n'était pas hypocrite, ce bon prélat. Il ne s'agissait pas pour lui de faire triompher l'Église devant des provinciaux ébahis; il était étranger à la politique et croyait dur comme fer, c'était son expression, à l'infaillibilité des papes et à la lettre des conciles. Il aimait réellement ma grand'mère; n'ayant pas connu d'autre mère, il la regardait comme la sienne; il s'en allait disant: «Qu'elle meure maintenant, ça m'est égal, je ne suis pas jeune, et je la rejoindrai bientôt. La vie n'est pas une si grosse affaire! mais je ne me serais jamais consolé de sa perte, si elle eût persisté dans l'impénitence finale

Je me permettais de le contredire. «Je vous jure, monseigneur, lui disais-je, qu'elle ne croit pas plus aujourd'hui qu'hier à l'infaillibilité. Ce qu'elle a fait est très chrétien. Avec ou sans cela, elle eût été sauvée; mais ce n'est pas catholique, ou bien l'Église admet deux catholicismes, l'un qui s'abandonne à toutes ses prescriptions, l'autre qui fait ses réserves et proteste contre la lettre.

—Ah çà! mais tu deviens très ergoteuse! s'écriait monseigneur, marchant à grands pas, ou plutôt roulant comme une toupie à travers le jardin. Est-ce que, par hasard, tu donnes aussi dans le Voltaire? Cette chère maman est capable de t'avoir empestée de ces bavards-là! Voyons, que fais-tu? Comment vis-tu ici? Qu'est-ce que tu lis?

—En ce moment, monseigneur, je lis les Pères de l'Église, et j'y trouve beaucoup de points de vue contradictoires.

—Il n'y en a pas!

—Pardon, cher monseigneur! les avez-vous lus?

—Qu'elle est bête! Ah çà, pourquoi lis-tu les Pères de l'Église? Il y a beaucoup de choses qu'une jeune personne peut lire; mais je suis sûr que tu fais l'esprit fort, et que tu te mêles de juger. C'est un ridicule, à ton âge!

—Il est pour moi seul, puisque je ne fais part à personne de mes réflexions.

—Oui, mais ça viendra. Prends-y garde. Tu étais dans le bon chemin quand tu as quitté le couvent: à présent tu bats la breloque. Tu montes à cheval, tu chantes de l'italien, tu tires le pistolet, à ce qu'on m'a dit! Il faut que je te confesse. Fais ton examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai à te laver la tête!

—Pardon, monseigneur, mais je ne me confesserai point à vous.

—Pourquoi donc ça?

—Parce que nous ne nous entendrions pas. Vous me passeriez tout ce que je ne me passe point, et me gronderiez de ce que je considère comme innocent. Ou je ne suis plus catholique, ou je le suis autrement que vous.

—Qu'est-ce à dire, oison bridé?

—Je m'entends, mais ce n'est pas vous qui résoudrez la question.

—Allons, allons, il faut que je te gronde... Sache donc, malheureuse enfant.... Mais voilà l'heure du dîner, je te dirai cela après. J'ai une faim de chien. Dépêchons-nous de rentrer.»

Et après le dîner, il avait oublié de me prêcher. Il l'oublia jusqu'à la fin, et partit en me laissant très attachée à sa bonté, mais très peu édifiée de son genre de piété, qui ne pouvait pas être le mien.

La veille de son départ, il fit une chose des plus bêtes. Il entra dans la bibliothèque et procéda à l'incendie de quelques livres et à la mutilation de plusieurs autres. Deschartres le trouva brûlant, coupant, rognant, et se réjouissant fort de son œuvre. Il l'arrêta avant que le dommage fût considérable, le menaça d'aller avertir ma grand'mère de ce dégât, et ne put lui arracher des mains le fer et le feu qu'en lui remontrant que cette bibliothèque était une propriété confiée à sa garde, qu'il en était responsable, et que, comme maire de la commune, il était d'ailleurs autorisé à verbaliser, même contre un archevêque dilapidateur. J'arrivai pour mettre la paix; la scène était vive et des plus grotesques.

Quelques jours après, j'allai à confesse à mon curé de la Châtre, qui était un homme de belles manières, assez instruit et en apparence intelligent. Il me fit des questions qui ne blessaient en rien la chasteté, mais qui, selon moi, blessaient toute convenance et toute délicatesse. Je ne sais à quel cancan de petite ville il avait ouvert l'oreille. Il pensait que j'avais un commencement d'amour pour quelqu'un et voulait savoir de moi si la chose était vraie. «Il n'en est rien, lui répondis-je, je n'y ai même pas songé.—Cependant, reprit-il, on assure......»

Je me levai du confessional sans en écouter davantage et saisie d'une indignation irrésistible: «Monsieur le curé, lui dis-je, comme personne ne me force à venir me confesser tous les mois, pas même l'Église qui ne me prescrit que les sacremens annuels, je ne comprends pas que vous doutiez de ma sincérité. Je vous ai dit que je ne connaissais pas seulement par la pensée le sentiment que vous m'attribuez. C'était trop répondre déjà. J'eusse dû vous dire que cela ne vous regardait pas.

—Pardonnez-moi, reprit-il d'un ton hautain, le confesseur doit interroger les pensées, car il en est de confuses qui peuvent s'ignorer elles-mêmes et nous égarer!

—Non, monsieur le curé, les pensées qu'on ignore n'existent pas. Celles qui sont confuses existent déjà, et peuvent être cependant si pures qu'elles n'exigent pas qu'on s'en confesse. Vous devez croire ou que je n'ai pas de pensées confuses, ou qu'elles ne causent aucun trouble à ma conscience, puisque avant votre interrogatoire je vous avais dit la formule qui termine la confession.

—Je suis fort aise, répliqua-t-il, qu'il en soit ainsi. J'ai toujours été édifié de vos confessions; mais vous venez d'avoir un mouvement de vivacité qui prend sa source dans l'orgueil, et je vous engage à vous en repentir et à vous en accuser ici même, si vous voulez que je vous donne l'absolution.

—Non, monsieur, lui répondis-je. Vous êtes dans votre tort, et vous avez causé le mien dont je vous avoue n'être pas disposée à me repentir dans ce moment-ci.»

Il se leva à son tour et me parla avec beaucoup de sécheresse et de colère. Je ne répondis rien. Je le saluai et ne le revis jamais. Je n'allai même plus à la messe à sa paroisse.

A l'heure qu'il est, je ne sais pas encore si j'ai eu tort ou raison de rompre ainsi avec un très honnête homme et un très bon prêtre. Puisque j'étais chrétienne et croyais devoir pratiquer encore le catholicisme, j'aurais dû, peut-être, accepter avec l'esprit d'humilité le soupçon qu'il m'exprimait. Cela ne me fut point possible, et je ne sentis aucun remords de ma fierté. Toute la pureté de mon être se révoltait contre une question indiscrète, imprudente et selon moi étrangère à la religion. J'aurais tout au plus compris les questions de l'amitié, hors du confessional, dans l'abandon de la vie privée; mais cet abandon n'existait pas entre lui et moi. Je le connaissais fort peu, il n'était pas très vieux, et, en outre, il ne m'était pas sympathique. Si j'avais eu quelque chaste confidence à faire, je ne voyais pas de raison pour m'adresser à lui, qui n'était pas mon directeur et mon père spirituel. Il me semblait donc vouloir usurper sur moi une autorité morale que je ne lui avais pas donnée, et cet essai maladroit, au beau milieu d'un sacrement où je portais tant d'austérité d'esprit, me révolta comme un sacrilége. Je trouvai qu'il avait confondu la curiosité de l'homme avec la fonction du prêtre. D'ailleurs, l'abbé de Prémord, scrupuleux gardien de la sainte innocence des filles, m'avait dit: On ne doit point faire de questions, je n'en fais jamais, et je ne pouvais, je ne devais jamais avoir foi en un autre prêtre que celui-là.

Il m'était impossible de songer à me confesser à mon vieux curé de Saint-Chartier. J'étais trop intime, trop familière avec lui. J'avais trop joué avec lui dans mon enfance; je lui avais fait trop de niches, et je le sentais aussi incapable de me diriger que je l'étais de m'accuser à lui sérieusement. J'allais à sa messe: en sortant, je déjeûnais avec lui, il essuyait lui-même, bon gré, mal gré, mes souliers crottés. J'étais obligée de lui retenir le bras pour l'empêcher de boire, parce qu'il me ramenait en croupe sur sa jument. Il me racontait ses peines de ménage, les colères de sa gouvernante; je les grondais tous deux, tour à tour, de leurs mauvais caractères. Il n'y avait pas moyen de changer de pareilles relations, ne fût-ce qu'une heure par mois, au tribunal de la pénitence. Je savais, par mon frère et par mes petites amies de campagne, comment il écoutait la confession. Il n'en entendait pas un mot, et comme ces enfans espiègles s'accusaient par moquerie des plus grandes énormités, à toutes choses il répondait: «Très bien, très bien. Allons! est-ce bientôt fini?»

Je n'aurais pu me débarrasser de ces souvenirs, et comme je sentais bien la dévotion catholique me quitter jour par jour, je ne voulais pas m'exposer à la voir partir tout d'un coup, malgré moi, sans me sentir fondée par quelque raison vraiment sérieuse à l'abjurer volontairement.

Je n'avais jamais fait maigre les vendredis et samedis chez ma grand'mère. Elle ne le voulait pas. L'abbé de Prémord m'avait recommandé d'avance de me soumettre à cette infraction à la règle. Ainsi peu à peu j'arrivai à ne pratiquer que la prière, et encore était-elle presque toujours rédigée à ma guise.

Chose étrange ou naturelle, jamais je ne fus plus religieuse, plus enthousiaste, plus absorbée en Dieu qu'au milieu de ce relâchement absolu de ma ferveur pour le culte. Des horizons nouveaux s'ouvraient devant moi. Ce que Leibnitz m'avait annoncé, l'amour divin redoublé et ranimé par la foi mieux éclairée, Jean-Jacques me l'avait fait comprendre, et ma liberté d'esprit, recouvrée par ma rupture avec le prêtre, me le faisait sentir. J'éprouvai une grande sécurité, et de ce jour les bases essentielles de la foi furent inébranlablement posées dans mon âme. Mes sympathies politiques, ou plutôt mes aspirations fraternelles, me firent admettre, sans hésitations et sans scrupule, que l'esprit de l'Église était dévié de la bonne route et que je ne devais pas le suivre sur la mauvaise. Enfin, je m'arrêtai à ceci: que nulle Église chrétienne n'avait le droit de dire: Hors de moi, point de salut.

J'ai entendu depuis des catholiques soutenir, ce que je voulais encore me persuader alors, à savoir: que cette sentence ne ressortait pas absolument des arrêts de l'Église papale. Je pense qu'ils se trompaient, comme j'avais essayé de me tromper moi-même. Mais en supposant qu'ils eussent raison, il faudrait conclure qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais eu, qu'il ne pourra jamais y avoir d'orthodoxie, ni là, ni ailleurs. Du moment que Dieu ne repousse les fidèles d'aucune Église, le catholicisme n'existe plus. Qu'il paraisse encore excellent à un assez grand nombre d'esprits religieux, et qu'il soit décrété culte de la majorité des Français, je n'y fais aucune opposition de conscience; mais s'il admet lui-même qu'il ne damne pas les dissidens, il doit admettre la discussion, et nul pouvoir humain ne peut légitimement l'entraver, pourvu qu'elle soit sérieuse, tolérante, sincère et digne; car toute calomnie est une persécution, toute injure est un attentat contre lesquels les lois de tout pays doivent une protection impartiale à chacun et à tous.

Le jeune homme pour qui on m'avait supposé de l'inclination était un des ***. Je l'appellerai Claudius, du premier nom qui me tombe sous la main et que ne porte aucune personne à moi connue. Sa famille était une des plus nobles du pays et avait eu de la fortune. L'éducation de dix enfans avait achevé de ruiner les parens de Claudius. Quelques-uns avaient entaché leur blason par de grands désordres et une fin tragique. Trois fils restaient. Des deux aînés, je n'ai rien à dire qui ait rapport à cette phase de mon existence philosophique et religieuse. Le seul qui s'y soit trouvé mêlé indirectement, comme on l'a déjà vu, était le plus jeune.

Il était d'une belle figure et ne manquait ni de savoir, ni d'intelligence, ni d'esprit. Il se destinait aux sciences, où il a eu depuis une certaine notoriété. Pauvre à cette époque, encore plus par le fait de l'avarice sordide de sa mère que par sa situation, il se destinait à être médecin. De grandes privations et beaucoup d'ardeur au travail avaient ébranlé sa santé. On le croyait phthisique. Il en a été appelé: mais il est mort de maladie dans la force de l'âge.

Deschartres, qui avait été lié avec son père, et qui s'intéressait à un gentilhomme étudiant, me l'avait présenté et l'avait même engagé à me donner quelques leçons de physique. Je m'occupais aussi d'ostéologie, voulant apprendre un peu de chirurgie et d'anatomie par conséquent, pour seconder Deschartres, au besoin, dans les opérations où je pouvais être initiée, pour le remplacer même dans le cas de blessures peu graves. Il avait coupé des bras, amputé des doigts, remis des poignets, rafistolé des têtes fendues en ma présence et avec mon aide. Il me trouvait très adroite, très prompte et sachant vaincre la douleur et le dégoût quand il le fallait. De très bonne heure il m'avait habituée à retenir mes larmes et à surmonter mes défaillances. C'était un très grand service qu'il m'avait rendu que de me rendre capable de rendre service aux autres.

Ce Claudius apporta des têtes, des bras, des jambes dont Deschartres avait besoin pour me démontrer le point de départ. Il me les faisait dessiner d'après nature (le temps nous manqua pour aller plus loin que la théorie de la charpente osseuse). Un médecin de la Châtre nous prêta même un squelette de petite fille tout entier, qui resta longtemps étendu sur ma commode; et, à ce propos, je dois me rappeler et constater un effet de l'imagination qui prouve que toute femmelette peut se vaincre.

Une nuit, je rêvais que mon squelette se levait et venait tirer les rideaux de mon lit. Je m'éveillai, et le voyant fort tranquille à la place où je l'avais mis, je me rendormis fort tranquillement.

Mais le rêve s'obstina, et cette petite fille desséchée se livra à tant d'extravagances qu'elle me devint insupportable. Je me levai et la mis à la porte, après quoi je dormis fort bien. Le lendemain elle recommença ses sottises; mais cette fois je me moquai d'elle, et elle prit de parti de rester sage, pendant tout le reste de l'hiver, sur ma commode.

Je reviens à Claudius. Il était moins facétieux que mon squelette, et je n'eus jamais avec lui, à cette époque, que des conversations toutes pédagogiques. Il retourna à Paris, et, chargé par moi de m'envoyer une centaine de volumes, il m'écrivit plusieurs fois pour me donner des renseignemens et me demander mon goût sur le choix des éditions. Je voulais avoir à moi plusieurs ouvrages qui m'avaient été prêtés, une série de poètes que je ne connaissais pas, et divers traités élémentaires, je ne sais plus lesquels, dont Deschartres lui avait donné la liste.

Je ne sais pas s'il chercha des prétextes pour m'écrire plus souvent que de besoin: il n'y parut point jusqu'à une lettre très sérieuse, un peu pédante et pourtant assez belle, qui, je m'en souviens, commençait ainsi: «Ame vraiment philosophique, vous avez bien raison, mais vous êtes la vérité qui tue.»

Je ne me souviens pas du reste, mais je sais que j'en fus étonnée et que je la montrai à Deschartres en lui demandant, avec une naïveté complète, pourquoi de grands éloges sur ma logique étaient mêlés d'une sorte de reproche désespéré.

Deschartres n'était pas beaucoup plus expert que moi sur ces matières. Il fut étonné aussi, lui, relut, et me dit avec candeur: «Je crois bien que cela veut être une déclaration d'amour. Qu'est-ce que vous avez donc écrit à ce garçon?

—Je ne m'en souviens déjà plus, lui dis-je. Peut-être quelques lignes sur La Bruyère, dont je suis coiffée pour le moment. Cela lui sert de prétexte pour revenir, comme vous voyez, sur la conversation que nous avons eue tous les trois à sa dernière visite.

—Oui, oui, j'y suis, dit Deschartres. Vous avez prononcé, de par vos moralistes chagrins, de si beaux anathèmes contre la société, que je vous ai dit: «Quand on voit les choses si en noir, il n'y a qu'un parti à prendre, c'est de se faire religieuse! Vous voyez à quelles conséquences stupides cela mènerait un esprit aussi absolu que le vôtre. Claudius s'est récrié. Vous avez parlé de la vie de retraite et de renoncement d'une manière assez spécieuse, et à présent ce jeune homme vous dit que vous n'avez d'amour que pour les choses abstraites et qu'il en mourra de chagrin.

Espérons que non, répondis-je, mais je crois que vous vous trompez. Il me dit plutôt que mon détachement des choses du monde est contagieux, et qu'il tourne lui-même au scepticisme à cet endroit-là.»

La lettre relue, nous nous convainquîmes que ce n'était pas une déclaration, mais au contraire une adhésion à ma manière de voir, un peu trop solennelle, et du ton d'un homme qui se pose en philosophe vainqueur des illusions de la vie.

En effet, Claudius m'écrivit d'autres lettres où il s'expliqua nettement sur la résolution qui s'était faite en lui depuis qu'il me connaissait. J'étais à ses yeux un être supérieur qui avait d'un mot tranché toutes ses irrésolutions. Il n'y avait de but que la science; la médecine n'était qu'une branche secondaire; il voulait s'élever aux idées transcendantes, n'avoir pas d'autre passion, et demander aux sciences exactes le but de la création.

Ne cherchant plus de prétextes pour m'écrire, il m'écrivit souvent. Ses lettres avaient quelque valeur par leur sincérité froide et tranchante. Deschartres trouva que ce commerce d'esprit ne m'était pas inutile, et rien ne lui sembla plus naturel qu'une correspondance sérieuse entre deux jeunes gens qui eussent pu fort bien être épris l'un de l'autre, tout en se parlant de Malebranche et consorts.

Il n'en fut pourtant rien. Claudius était trop pédant pour ne pas trouver une sorte de satisfaction à ne pas être amoureux en dépit de l'occasion. J'étais trop étrangère à tout sentiment de coquetterie et encore trop éloignée de la moindre notion d'amour pour voir en lui autre chose qu'un professeur.

Ma vie s'arrangeait en cela, et en plusieurs autres points, pour une marche indépendante de tous les usages reçus dans le monde, et Deschartres, loin de me retenir, me poussait à ce qu'on appelle l'excentricité, sans que ni lui ni moi en eussions le moindre soupçon. Un jour, il m'avait dit: «Je viens de rendre visite au comte de.... et j'ai eu une belle surprise. Il chassait avec un jeune garçon qu'à sa blouse et à sa casquette, j'allais traiter peu cérémonieusement, quand il m'a dit: «C'est ma fille. Je la fais habiller en gamin pour qu'elle puisse courir avec moi, grimper et sauter sans être gênée par des vêtemens qui rendent les femmes impotentes à l'âge où elles ont le plus besoin de développer leurs forces.»

Ce comte de *** s'occupait, je crois, d'idées médicales, et, à ses yeux, ce travestissement était une mesure d'hygiène excellente. Deschartres abondait dans son sens. N'ayant jamais élevé que des garçons, je crois qu'il était pressé de me voir en homme, afin de pouvoir se persuader que j'en étais un. Mes jupes gênaient sa gravité de cuistre, et il est certain que quand j'eus suivi son conseil et adopté le sarrau masculin, la casquette et les guêtres, il devint dix fois plus magister, et m'écrasa sous son latin, s'imaginant que je le comprenais bien mieux.

Je trouvai, pour mon compte, mon nouveau costume bien plus agréable pour courir, que mes jupons brodés qui restaient en morceaux accrochés à tous les buissons. J'étais devenue maigre et alerte, et il n'y avait pas si longtemps que je ne portais plus mon uniforme d'aide-de-camp de Murat, pour ne plus m'en souvenir.

Il faut se souvenir aussi qu'à cette époque les jupes sans plis étaient si étroites, qu'une femme était littéralement comme dans un étui, et ne pouvait franchir décemment un ruisseau sans y laisser sa chaussure.

Deschartres avait la passion de la chasse, et il m'y emmenait quelquefois à force d'obsessions. Cela m'ennuyait, justement à cause de la difficulté de traverser les buissons, qui sont multipliés à l'infini et garnis d'épines meurtrières dans nos campagnes. J'aimais seulement la chasse aux cailles avec le hallier et l'appeau dans les blés verts. Il me faisait lever avant le jour. Couchée dans un sillon, j'appelais, tandis qu'à l'autre extrémité du champ il rabattait le gibier. Nous rapportions tous les matins huit ou dix cailles vivantes à ma grand'mère, qui les admirait et les plaignait beaucoup, mais qui, ne se nourrissant que de menu gibier, m'empêchait de trop regretter le destin de ces pauvres créatures si jolies et si douces.

Deschartres, très affectueux pour moi et très occupé de ma santé, ne songeait plus à rien quand il entendait glousser la caille auprès de son filet. Je me laissais aussi emporter un peu à cet amusement sauvage de guetter et de saisir une proie. Aussi mon rôle d'appeleur consistant à être couchée dans les blés inondés de la rosée du matin, me ramena les douleurs aiguës dans tous les membres que j'avais ressenties au couvent. Deschartres vit qu'un jour je ne pouvais monter sur mon cheval et qu'il fallait m'y porter. Les premiers mouvemens de ma monture m'arrachaient des cris, et ce n'était qu'après de vigoureux temps de galop aux premières ardeurs du soleil que je me sentais guérie. Il s'étonna un peu et constata enfin que j'étais couverte de rhumatismes. Ce lui fut une raison de plus pour me prescrire les exercices violens et l'habit masculin qui me permettait de m'y livrer.

Ma grand'mère me vit ainsi et pleura. «Tu ressembles trop à ton père, me dit-elle. Habille-toi comme cela pour courir, mais rhabille-toi en femme en rentrant, pour que je ne m'y trompe pas, car cela me fait un mal affreux, et il y a des momens où j'embrouille si bien le passé avec le présent, que je ne sais plus à quelle époque j'en suis de ma vie.»

Ma manière d'être ressortait si naturellement de la position exceptionnelle où je me trouvais, qu'il me paraissait tout simple de ne pas vivre comme la plupart des autres jeunes filles. On me jugea très bizarre, et pourtant je l'étais infiniment moins que j'aurais pu l'être, si j'y eusse porté le goût de l'affectation et de la singularité. Abandonnée à moi-même en toutes choses, ne trouvant plus de contrôle chez ma grand'mère, oubliée en quelque sorte de ma mère, poussée à l'indépendance absolue par Deschartres, ne sentant en moi aucun trouble de l'âme ou des sens, et pensant toujours, malgré la modification qui s'était faite dans mes idées religieuses, à me retirer dans un couvent, avec ou sans vœux monastiques, ce qu'on appelait autour de moi l'opinion n'avait pour moi aucun sens, aucune valeur, et ne me paraissait d'aucun usage.

Deschartres n'avait jamais vu le monde à un point de vue pratique. Dans son amour pour la domination, il n'acceptait aucune entrave à ses jugemens, rapportant tout à sa sagesse, à son omnicompétence, infaillible à ses propres yeux,

Et comme du fumier regardant tout le monde,

excepté ma grand'mère, lui et moi; il ne riait pourtant pas comme moi de la critique. Elle le mettait en colère. Il s'indignait jusqu'à l'invective furibonde contre les sottes gens qui se permettaient de blâmer mon peu d'égards pour leurs coutumes.

Il faut dire aussi qu'il s'ennuyait. Il avait eu une vie extraordinairement active, dont il lui fallait retrancher beaucoup depuis la maladie de ma grand'mère. Il avait acheté, avec ses économies, un petit domaine à dix ou douze lieues de chez nous, où il allait autrefois passer des semaines entières. N'osant plus découcher, dans la crainte de retrouver sa malade plus compromise, il commençait à étouffer dans son embonpoint bilieux. Et puis, surtout, il était privé de la société de cette amie qui lui avait tenu lieu de tout ce qu'il avait ignoré dans la vie. Il avait besoin de s'attacher exclusivement à quelqu'un et de lui reporter l'admiration et l'engouement qu'il n'accordait à personne autre. J'étais donc devenue son Dieu, et peut-être plus encore que ma grand'mère ne l'avait jamais été, puisqu'il me regardait comme son ouvrage et croyait pouvoir s'aimer en moi comme dans un reflet de ses perfections intellectuelles.

Bien qu'il m'assommât souvent, je consentais à satisfaire son besoin de discuter et de disserter, en lui sacrifiant des heures que j'aurais préféré donner à mes propres recherches. Il croyait tout savoir, il se trompait. Mais comme il savait beaucoup de choses et possédait une mémoire admirable, il n'était pas ennuyeux à l'intelligence; seulement, il était fatiguant pour le caractère, à cause de l'exubérance de vanité du sien. Avec la figure la plus refrognée et le langage le plus absolu qui se puissent imaginer, il avait soif de quelques momens de gaîté et d'abandon. Il plaisantait lourdement, mais il riait de bon cœur quand je le plaisantais. Enfin il souffrait tout de moi, et tandis qu'il prenait en aversion violente quiconque ne l'admirait pas, il ne pouvait se passer de mes contradictions et de mes taquineries. Ce dogue hargneux était un chien fidèle, et, mordant tout le monde, se laissait tirer les oreilles par l'enfant de la maison.

Voilà par quel concours de circonstances toutes naturelles j'arrivai à scandaliser effroyablement les commères mâles et femelles de la ville de La Châtre. A cette époque, aucune femme du pays ne se permettait de monter à cheval, si ce n'est en croupe de son valet des champs. Le costume, non pas seulement du garçon pour les courses à pied, mais encore l'amazone et le chapeau rond, étaient une abomination: l'étude des os de mort, une profanation; la chasse, une destruction; l'étude, une aberration, et mes relations enjouées et tranquilles avec des jeunes gens, fils des amis de mon père, que je n'avais pas cessé de traiter comme des camarades d'enfance, et que je voyais, du reste, fort rarement, mais à qui je donnais une poignée de main sans rougir et me troubler comme une dinde amoureuse, c'était de l'effronterie, de la dépravation, que sais-je? Ma religion même fut un sujet de glose et de calomnie stupide. Était-il convenable d'être pieuse, quand on se permettait des choses si étonnantes? Cela n'était pas possible. Il y avait là-dessous quelque diablerie. Je me livrais aux sciences occultes. J'avais fait semblant une fois de communier, mais j'avais emporté l'hostie sainte dans mon mouchoir, on l'avait bien vu! J'avais donné rendez-vous à Claudius et à ses frères, et nous en avions fait une cible; nous l'avions traversée à coups de pistolet. Une autre fois j'étais entrée à cheval dans l'église, et le curé m'avait chassée au moment où je caracolais autour du maître-autel. C'était depuis ce jour-là qu'on ne me voyait plus à la messe et que je n'approchais plus des sacremens. André, mon pauvre page rustique, n'était pas bien net dans tout cela. C'était ou mon amant, ou une espèce d'appariteur, dont je me servais dans mes conjurations. On ne pouvait rien lui faire avouer de mes pratiques secrètes: mais j'allais la nuit dans le cimetière déterrer des cadavres avec Deschartres; je ne dormais jamais, je ne m'étais pas mise au lit depuis un an. Les pistolets chargés qu'André avait toujours dans les fontes de sa selle en m'accompagnant à cheval, et les deux grands chiens qui nous suivaient, n'étaient pas non plus une chose bien naturelle. Nous avions tiré sur des paysans, et des enfans avaient été étranglés par ma chienne Velléda. Pourquoi non? Ma férocité était bien connue. J'avais du plaisir à voir des bras cassés et des têtes fendues, et chaque fois qu'il y avait du sang à faire couler, Deschartres m'appelait pour m'en donner le divertissement.

Cela peut paraître exagéré. Je ne l'aurais pas cru moi-même, si, par la suite, je ne l'avais vu écrit. Il n'y a rien de plus bêtement méchant que l'habitant des petites villes. Il en est même divertissant, et quand ces folies m'étaient rapportées, j'en riais de bon cœur, ne me doutant guère qu'elles me causeraient plus tard de grands chagrins.

J'avais déjà subi, de la part de ces imbéciles, une petite persécution, dont j'avais triomphé. Au milieu de l'été, à l'époque où ma grand'mère était le mieux portante, j'avais dansé la bourrée sans encombre à la fête du village, en dépit de menaces qui avaient été faites contre moi à mon insu. Voici à quelle occasion:

Je voyais souvent une bonne vieille fille qui demeurait à un quart de lieue de chez moi, dans la campagne. C'était encore Deschartres qui m'y avait menée et qui la jugeait la plus honnête personne du monde. Je crois encore qu'il ne s'était pas trompé, car j'ai toujours vu cette bonne fille ou occupée de son vieux oncle, qui mourait d'une maladie de langueur et qu'elle soignait avec une piété vraiment filiale, ou vaquant aux soins de la campagne et du ménage avec une activité et une bonhomie touchantes. J'aimais son petit intérieur demi-rustique, tenu avec une propreté hollandaise, ses poules, son verger, ses galettes qu'elle tirait du four elle-même pour me les servir toutes chaudes. J'aimais surtout sa droiture, son bon sens, son dévoûment pour l'oncle et le réalisme de ses préoccupations domestiques, qui me faisait descendre de mes nuages et se présentait à moi avec un charme très pur et très bienfaisant.

Il lui vint une sœur qui me parut aussi très bonne femme, mais dont il plut aux moralistes de la ville de penser et de dire beaucoup de mal, j'ai toujours ignoré pourquoi, et je crois encore qu'il n'y avait pas d'autre raison à cela que la fantaisie de diffamation qui dévore les esprits provinciaux.

Il y avait une quinzaine de jours que cette sœur était au pays et je l'avais vue plusieurs fois. Elle me dit qu'elle viendrait à la fête de notre village; elle y vint, et je lui parlai comme à une personne que l'on connaît sous de bons rapports.

Ce fut une indignation générale, et on décréta que je foulais aux pieds, avec affectation, toutes les convenances. C'était une insulte à l'opinion des messieurs et dames de la ville. Je ne me doutais de rien. Quelqu'un de charitable vint m'avertir, et comme, en somme, on ne me disait contre cette femme rien qui eût le sens commun, je trouvai lâche de lui tourner le dos et continuai à lui parler chaque fois que je me trouvai auprès d'elle dans le mouvement de la fête.

Plusieurs garçons judicieux, artisans et bourgeois, prétendirent que je le faisais à l'exprès pour narguer le monde, et s'entendirent pour me faire ce qu'ils appelaient un affront, c'est-à-dire qu'ils ne me feraient pas danser. Je ne m'en aperçus pas du tout, car tous les paysans de chez nous m'invitèrent, et comme de coutume, je ne savais à qui entendre.

Mais il paraît que je risquais bien de n'avoir pas l'honneur d'être invitée par les gens de la ville, s'ils eussent été tous aussi bêtes les uns que les autres. Il se trouva que les premiers n'étaient pas en nombre, et que j'avais là des amis inconnus qui s'entendirent pour conjurer l'orage: entre autres, un tanneur à qui j'ai toujours su gré de s'être posé pour moi en chevalier dans cette belle affaire, quoique je ne lui eusse jamais parlé. Il se fit donc autour de lui un groupe toujours grossissant de mes défenseurs, et je dansai avec eux jusqu'à en être lasse, un peu étonnée de les voir si empressés autour de moi qui ne les connaissais pas du tout, tandis que Deschartres se promenait à mes côtés d'un air terrible.

Il m'expliqua ensuite tout ce qui s'était passé. Je lui reprochai de ne pas m'avoir avertie. J'aurais quitté la fête plutôt que de servir de prétexte à quelque rixe. Mais ce n'était pas la manière de voir de Deschartres. «Je l'aurais bien voulu! s'écria-t-il tout malade de n'avoir pas trouvé l'occasion d'éclater; j'aurais voulu qu'un de ces ânes dît un mot qui me permit de lui casser bras et jambes!—Bah! lui dis-je, cela vous aurait forcé à les leur remettre, et vous avez bien assez de besogne sans cela.» Deschartres, exerçant gratis, avait une grosse clientèle.

Ce petit fait nous occupa fort peu l'un et l'autre, mais nous donna lieu de parler de l'opinion, et je pensai, pour la première fois, à me demander quelle importance on devait y attacher. Deschartres, qui était toujours en contradiction ouverte avec lui-même, ne s'en était jamais préoccupé dans sa conduite, et s'imaginait devoir la respecter en principe. Quant à moi, j'avais encore dans l'oreille toutes les paroles sacrées, et celle-ci entre autres: «Malheur à celui par qui le scandale arrive!»

Mais il s'agissait de définir ce que c'est que le scandale. «Commençons par là, disais-je à mon pédagogue. Nous verrons ensuite à définir ce que c'est que l'opinion.—L'opinion, c'est très vague, disait Deschartres. Il y en a de toutes sortes. Il y a l'opinion des sages de l'antiquité, qui n'est pas celle des modernes; celle des théologiens, qui n'est que controverse éternelle; celle des gens du monde, qui varie encore selon les cultes. Il y a l'opinion des ignorans, qu'on doit nommer préjugés; enfin, il y a celle des sots, qu'on doit mépriser profondément. Quant au scandale, c'est bien clair! C'est l'impudeur dans le mal, dans le vice, dans toutes les actions mauvaises.

—Vous dites l'impudeur dans le mal: il peut donc y avoir de la pudeur dans le vice, dans toutes les mauvaises actions?

—Non, c'est une manière de dire: mais enfin, une certaine honte des égaremens où l'on tombe est encore un hommage rendu à la morale publique.

—Oui et non, grand homme! Celui qui fait le mal par légèreté, par entraînement, par passion, enfin sans en avoir conscience, ne songe pas à s'en cacher. S'il peut oublier le jugement de Dieu, il n'est guère étonnant qu'il oublie celui des hommes. Je plains sa folie. Mais celui qui se cache habilement et sait se préserver du blâme me paraît beaucoup plus odieux. Il pèche donc bien sciemment contre Dieu, celui-là, puisqu'il y porte assez de réflexion pour ne pas se laisser juger par les hommes. Je le méprise!

—C'est très juste. Donc, il ne faut avoir rien de mauvais à cacher.

—Croyez-vous que vous et moi, par exemple, nous ayons à rougir de quelque vice, de quelque penchant au mal?

—Non certainement.

—Alors, pourquoi crie-t-on au scandale autour de nous?

—Le fait de certaines imbécillités ne prouve rien. Mais cependant il ne faudrait pas pousser à l'extrême l'esprit d'indépendance que, dans cette occasion-ci, je partage avec vous. Vous êtes appelée à vivre dans le monde; si telle ou telle chose innocente en soi-même, et que je juge sans inconvénient, venait à blesser les idées de votre entourage, il faudrait bien y renoncer.

—Cela dépend, grand homme. Les choses indifférentes en elles-mêmes doivent être sacrifiées au savoir-vivre, comme disait toujours ma pauvre bonne-maman quand elle m'enseignait, et, par le savoir-vivre, elle entendait l'affection, l'obligeance, l'esprit de famille ou de charité. Mais les choses qui sont essentiellement bonnes, peut-on et doit-on s'en abstenir parce qu'elles sont méconnues et mal interprétées? Pour sauver l'honneur d'un parent ou d'un ami, on peut être forcé d'exposer le sien à des soupçons. Pour lui sauver la vie, on peut être condamné à mentir. Pour avoir assisté un malheureux écrasé à tort ou à raison sous le blâme public, il arrive que l'intolérance vous rend solidaire de la réprobation qui pèse sur lui. Je vois dans l'exercice de la charité chrétienne, qui est la première de toutes les vertus, mille devoirs qui doivent scandaliser le monde. Donc, quand Jésus a dit: «Si l'un de vous scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui avoir une pierre au cou et être jeté dans le fond de la mer,» il a voulu parler de ce qui est le mal, et il l'a entendu d'une manière absolue toute conforme à sa doctrine. Il a dit de la pécheresse: «Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre,» et ses enseignemens aux disciples se résument ainsi: «Supportez les injures, le blâme, la calomnie, tous les genres de persécution de la part de ceux qui ne croient point en ma parole.»—Or, ce que le monde appelle scandale n'est pas toujours le scandale, et ce qu'il appelle l'opinion n'est qu'une convention arbitraire qui change, selon les temps, les lieux et les hommes.

—Sans doute, sans doute, disait Deschartres. Vérité en deçà, erreur au delà; mais le bon citoyen respecte les croyances du milieu où il se trouve. Ce milieu se compose de sages et de fous, de gens capables et d'êtres stupides. Le choix n'est pas difficile à faire!

—Il y a donc deux opinions?

—Oui, la vraie et la fausse, mères de toutes les autres nuances.

—S'il y en a deux, il n'y en a pas.

—Voyez le paradoxe!

—C'est pour l'Église orthodoxe, grand homme! Il n'y en a qu'une ou il n'y en a pas. Vous me dites que j'aurai à respecter le milieu où la destinée me jettera. C'est là le paradoxe! Si ce milieu est mauvais, je ne le respecterai pas; je vous en avertis.

—Vous voilà encore avec votre fausse logique! Je vous ai enseigné la logique, mais vous allez à l'extrême et rendez faux, par l'abus des conséquences, ce qui est vrai au point de départ. Le monde n'est pas infaillible, mais il a l'autorité. Il faut, dans tous les doutes, s'en remettre à l'autorité. Telle chose excellente en soi peut scandaliser.

—Il faut s'en abstenir?

—Non! il faut la faire, mais avec prudence quelquefois. Il faut quelquefois se cacher pour faire le bien, malgré le proverbe: Tu te caches, donc tu fais mal.

—A la bonne heure, grand homme! Vous avez dit le mot: Prudence. C'est tout autre chose, cela. Il ne s'agit plus ni du bien, ni du mal, ni du scandale, ni de l'opinion à définir. Tout cela est vague dans l'ordre des choses humaines. Il faut avoir de la prudence! Eh bien! je vous dis, moi, que la prudence est un agrément et un avantage personnels, mais que la conscience intime étant le seul juge, à défaut de juges absolument compétens dans la société, je me crois complétement libre de manquer de prudence, s'il me plaît de supporter tout le blâme et toutes les persécutions qui s'attachent aux devoirs périlleux et difficiles.

—C'est trop présumer de vos forces. Vous ne trouverez pas la chose si aisée que vous croyez, ou bien vous vous exposerez à de grands malheurs.

—Je ne me crois pas des forces extraordinaires. Je sais que je prendrai là une tâche très rude, aussi je m'arrange à l'avance pour me la faire aussi légère que possible. Pour cela, il y a un moyen très simple.

—Voyons!

—C'est de rompre dès à présent, dès ce premier jour où mes yeux s'ouvrent à l'inconséquence des choses humaines, avec le commerce de ce qu'on appelle le monde. Vivre dans la retraite en faisant le bien, soit dans un couvent, soit ici, ne quêtant l'approbation de personne, n'ayant aucun besoin de la société banale des indifférens, me souciant de Dieu, de quelques amis et de moi-même, voilà tout. Qu'y a-t-il de si difficile? ma grand'mère n'a-t-elle pas arrangé ainsi toute la dernière moitié de sa vie?»

Quand je me laissais aller à la pensée de reculer le plus possible le choix d'un état dans la vie; quand je parlais d'attendre l'âge de vingt-cinq ou trente ans pour me décider au mariage ou à la profession religieuse, et de m'adonner, jusque-là, à la science avec Deschartres, dans notre tranquille solitude de Nohant, il n'avait plus d'argumens pour me combattre, tant ce rêve lui souriait aussi. Malgré son peu d'imagination, il m'aidait à faire des châteaux en Espagne, et finissait par croire qu'à force de m'inculquer la sagesse, il m'avait rendue supérieure à lui-même.

Dans nos entretiens, je l'amenais donc presque toujours à mes conclusions, et même dans les choses d'enthousiasme où il n'était certainement pas inférieur à moi. Tout en raillant son amour-propre et ses contradictions, je sentais fort bien qu'il était tout au moins mon égal pour le cœur. Seulement le mien, plus jeune et plus excité, avait des élans plus soutenus, et le sien, engourdi par l'âge et l'habitude des soins matériels, avait besoin d'être réveillé de temps en temps. Il affectait de préférer la sagesse à la vertu, et la raison à l'enthousiasme; mais, au fond, il avait bien réellement dans l'âme des vertus dont je n'avais encore que l'ambition, et une conscience du devoir qui lui faisait fouler aux pieds, à chaque instant, tous ses intérêts personnels.

Le résumé que je viens de faire de nos entretiens d'une semaine ou deux n'a pas été arrangé après coup. J'ai changé de point de vue plusieurs fois dans ma vie, sur la marche et le détail des choses en voie d'éclaircissement et de progrès; mais tout ce qui a été conclusion de philosophie à mon usage dans les choses essentielles a été réglé une fois pour toutes, la première fois que mon esprit a été conduit par un fait d'expérience, frivole ou sérieux, à se poser nettement la question du devoir. Quand j'avais, au couvent, des scrupules de dévotion, c'est à dire des incertitudes de jugement, je crois que j'étais plus logique que l'abbé de Prémord et Mme Alicia. Catholique, je ne voulais pas l'être à moitié et croyais n'avoir pas touché le but tant qu'un grain de sable m'avait fait trébucher. J'entreprenais l'impossible, parce que rien ne semble impossible aux enfans. Je croyais à quelque chose d'absolu qui n'existe pas pour l'humanité et dont la suprême sagesse lui a refusé le secret. Aussitôt que je me crus fondée à raisonner ma croyance et à l'épurer en lui cherchant l'appui et la sanction de mes meilleurs instincts, je n'eus plus de doute et je n'eus plus à revenir sur mes décisions. Ce ne fut pas force de caractère. Les doutes ne reparurent pas, voilà tout.

Beaucoup de points importants furent ainsi tranchés dès lors en moi, avec ou sans Deschartres, avec et sans l'abbé de Prémord. Beaucoup d'autres restèrent encore lettres closes, entre autres tout ce qui était relatif à l'amour ou au mariage. Le temps n'était pas venu pour moi d'y songer, puisque aucune de ces fibres n'avait encore vibré en moi.

Quand je me souviens de ces contentions d'esprit et de la joie que me donnaient tout à coup mes certitudes, il me semble bien que j'avais le ridicule des écoliers qui croient avoir découvert eux-mêmes la sagesse des siècles; mais quand je me demande aujourd'hui, fort tranquillement et après longue expérience de la vie, si j'avais raison de mépriser si hardiment les idées fausses et les vains devoirs qui tuent la foi aux devoirs sérieux, je trouve que je n'avais pas tort, et je sens que si c'était à recommencer, je ne ferais pas mieux.

CHAPITRE DIX-NEUVIEME.

La maladie de ma grand'mère s'aggrave encore.—Fatigues extrêmes.—Réné, Byron, Hamlet.—Etat maladif de l'esprit.—Maladie du suicide.—La rivière.—Sermon de Deschartres.—Les classiques.—Correspondances.—Fragmens de lettres d'une jeune fille.—Derniers jours de ma grand'mère.—Sa mort.—La nuit de Noël.—Le cimetière.—La veillée du lendemain.

On a vu comment une circonstance très minime m'avait amenée à soulever des problèmes. Il en est toujours ainsi pour tout le monde, et bien qu'on soit convenu de dire qu'il ne faut pas se placer à un point de vue personnel, il n'en pourra jamais être autrement dans les choses pratiques. Tel qui ferait une mauvaise action, s'il se révoltait contre l'opinion des gens vertueux et éclairés qui le guident et l'entourent, est nécessairement porté, s'il a le sentiment du juste, à regarder l'opinion comme une loi; mais celui qui n'est aux prises qu'avec des niais injustes doit s'interroger avant de leur céder, et partir de là pour reconnaître qu'il n'y a nulle part, entre Dieu et lui, de contrôle légitimement absolu pour les faits de sa vie intime. La conséquence étendue à tous de cette vérité certaine, c'est que la liberté de conscience est inaliénable. En appréciant le fait par l'intention, les jésuites avaient proclamé ce principe, probablement sans en voir tous les résultats en dehors de leur ordre.

La petite aventure de la fête du village avait donc été le prélude des calomnies monstrueusement ridicules qui se forgèrent sur mon compte peu de temps après, avec un crescendo des plus brillans. Il semblait que le mépris que j'en faisais fût un motif de fureur pour ces bonnes gens de La Châtre, et que mon indépendance d'esprit (présumée, puisqu'ils ne me connaissaient que de vue) fût un outrage au code d'étiquette de leur clocher.

J'ai déjà dit que la bicoque de La Châtre était remarquable par un nombre de gens d'esprit, considérable relativement à sa population. Cela est encore vrai, mais partout les bons esprits sont l'exception, même dans les grandes villes, et dans les petites, on sait que la masse fait loi. C'est comme un troupeau de moutons où chacun, poussé par tous, donne du nez là où la moutonnerie entière se jette. De là une aversion instinctive contre celui qui se tient à part; l'indépendance du jugement est le loup dévorant qui bouleverse les esprits dans cette bergerie.

Mes relations d'amitié avec les familles amies de la mienne n'en souffrirent pas, et je les ai gardées intactes et douces tout le reste de ma vie.

Mais on pense bien que ma volonté de ne point voir par les yeux du premier venu ne fit que croître et embellir quand tout ce déchaînement vint à ma connaissance. Je trouvai un si grand calme dans ce parti pris, que j'étais presque reconnaissante envers les sots qui me l'avaient suggéré.

Aux approches de l'automne, ma pauvre grand'mère perdit le peu de forces qu'elle avait recouvrées; elle n'eut plus ni mémoire des choses immédiates, ni appréciation des heures, ni désir d'aucune distraction sérieuse. Elle sommeillait toujours et ne dormait jamais. Deux femmes ne la quittaient ni la nuit ni le jour. Deschartres, Julie et moi, à tour de rôle, nous passions ou le jour ou la nuit, pour surveiller ou compléter leurs soins. Dans ces fonctions fatigantes, Julie, bien que très malade elle-même, fut extrêmement courageuse et patiente. Ma pauvre grand'mère ne lui laissait guère de repos. Plus exigeante avec elle qu'avec les autres, elle avait besoin de la gronder et de la contredire, et Julie était forcée de nous faire intervenir souvent pour que sa malade renonçât à des caprices impossibles à satisfaire sans danger pour elle.

Voulant mener de front le soin de ma bonne maman, les promenades nécessaires à ma santé et mon éducation, j'avais pris le parti, voyant que quatre heures de sommeil ne me suffisaient pas, de ne plus me coucher que de deux nuits l'une. Je ne sais si c'était un meilleur système, mais je m'y habituai vite, et me sentis beaucoup moins fatiguée ainsi que par le sommeil à petites doses. Parfois, il est vrai, la malade me demandait à deux heures du matin, quand j'étais dans toute la jouissance de mon repos. Elle voulait savoir de moi s'il était réellement deux heures du matin, comme on le lui assurait. Elle ne se calmait qu'en me voyant, et, certaine enfin de la vérité, elle avait encore des paroles tendres pour me renvoyer dormir; mais il ne fallait guère compter qu'elle ne recommencerait pas à s'agiter au bout d'un quart d'heure, et je prenais le parti de lire auprès d'elle et de renoncer à ma nuit de sommeil.

Ce dur régime ne prenait plus sensiblement sur ma santé: la jeunesse se plie vite au changement d'habitudes; mais mon esprit s'en ressentit profondément: mes idées s'assombrirent, et je tombai peu à peu dans une mélancolie intérieure que je n'avais même plus le désir de combattre.

Comme Deschartres s'en affligeait, je m'appliquai à lui cacher cette disposition maladive. Elle redoubla dans le silence. Je n'avais pas lu Réné, ce hors-d'œuvre si brillant du Génie du Christianisme, que, pressée de rendre le livre à mon confesseur, j'avais réservé pour le moment où je posséderais un exemplaire à moi. Je le lus enfin, et j'en fus singulièrement affectée. Il me semblait que Réné c'était moi. Bien que je n'eusse aucun effroi semblable au sien dans ma vie réelle, et que je n'inspirasse aucune passion qui pût motiver l'épouvante et l'abattement, je me sentis écrasée par ce dégoût de la vie qui me paraissait puiser bien assez de motifs dans le néant de toutes les choses humaines. J'étais déjà malade; il m'arriva ce qui arrive aux gens qui cherchent leur mal dans les livres de médecine. Je pris, par l'imagination, tous les maux de l'âme décrits dans ce poème désolé.

Byron, dont je ne connaissais rien, vint tout aussitôt porter un coup encore plus rude à ma pauvre cervelle. L'enthousiasme que m'avaient causé les poètes mélancoliques d'un ordre moins élevé ou moins sombre, Gilbert, Millevoie, Young, Pétrarque, etc., se trouva dépassé. Hamlet et Jacques de Shakspeare m'achevèrent. Tous ces grands cris de l'éternelle douleur humaine venaient couronner l'œuvre de désenchantement que les moralistes avaient commencée. Ne connaissant encore que quelques faces de la vie, je tremblais d'aborder les autres. Le souvenir de ce que j'avais déjà souffert me donnait l'effroi et presque la haine de l'avenir. Trop croyante en Dieu pour maudire l'humanité, je m'arrangeais du paradoxe de Rousseau qui proclame, la bonté innée dans l'homme, en maudissant l'œuvre de la société, et en attribuant à l'action collective ce dont l'action individuelle ne se fût jamais avisée.

Comme la conclusion de ce sophisme spécieux était que l'isolement, la vie recueillie et cachée, sont les seuls moyens de conserver la paix de la conscience, ne voilà-t-il pas que, de par la liberté, je revenais au stoïcisme catholique de Gerson, et qu'épouvantée du néant de la vie, je pensais avoir tourné dans un cercle vicieux?

Seulement Gerson promettait et donnait la béatitude au cénobite, et mes moralistes ainsi que mes poètes ne me laissaient que le désespoir. Gerson, toujours logique à son point de vue étroit, m'avait conseillé de n'aimer mes semblables qu'en vue de mon propre salut, c'est-à-dire de ne les aimer point. J'avais appris des autres à mieux entendre Jésus et à aimer le prochain littéralement plus que moi-même: de là une douleur infinie de voir chez mes semblables le mal dont il me semblait si facile de se préserver, et un regret amer de ne pouvoir emporter dans la solitude l'espérance de leur conversion.

J'avais résolu de m'abstenir de la vie: à mon rêve de couvent avait succédé un rêve de claustration libre, de solitude champêtre. Il me semblait que j'avais, comme Réné, le cœur mort avant d'avoir vécu, et qu'ayant si bien découvert, par les yeux de Rousseau, de La Bruyère, de Molière même, dont le Misanthrope était devenu mon code, par les yeux enfin de tous ceux qui ont vécu, senti, pensé et écrit, la perversité et la sottise des hommes, je ne pourrais jamais en aimer un seul avec enthousiasme, à moins qu'il ne fût, comme moi, une espèce de sauvage, en rupture de ban avec cette société fausse et ce monde fourvoyé.

Si Claudius, avec son esprit, son savoir et son scepticisme à l'endroit des choses humaines, eût eu, comme moi, l'idéal religieux, j'eusse peut-être pensé à lui; j'y pensai même, pour me questionner à ce sujet; mais, tout au contraire de moi, il arrivait rapidement à nier Dieu, disant qu'il aurait dû commencer par là. Cela creusait un abîme entre nous, et notre amitié épistolaire en était glacée. Je ne lui pardonnais que par la pensée qu'il s'éclairerait mieux en s'instruisant davantage.

Cela n'arriva point. Et, bien que nous ayons été liés plus tard assez intimement, cette souffrance intérieure que me causait son athéisme ne s'est jamais dissipée, alors même que je n'avais plus l'esprit tendu habituellement sur des idées aussi sérieuses. Cet athéisme produisit chez lui, dans son âge mûr, des théories d'une perversité surprenante, et l'on se demandait parfois s'il y croyait, ou s'il se moquait de vous. Il vint même un moment où il fut saisi du vertige du mal et où il m'effraya au point que je cessai de le voir et refusai de renouer notre ancienne amitié; mais pourquoi raconterais-je cette phase de son existence: Il n'y a pas d'utilité à remuer la cendre des morts quand leur trace dans la vie n'a pas été assez éclatante pour laisser derrière eux des abîmes entr'ouverts.

Je m'isolais donc, par la volonté, à dix-sept ans, de l'humanité présente. Les lois de propriété, d'héritage, de répression meurtrière, de guerre litigieuse; les priviléges de fortune et d'éducation; les préjugés du rang et ceux de l'intolérance morale: la puérile oisiveté des gens du monde; l'abrutissement des intérêts matériels; tout ce qui est d'institution ou de coutume païenne dans une société soi-disant chrétienne, me révoltait si profondément, que j'étais entraînée à protester, dans mon âme, contre l'œuvre des siècles. Je n'avais pas la notion du progrès, qui n'était pas populaire alors, et qui ne m'était pas arrivée par mes lectures. Je ne voyais donc pas d'issue à mes angoisses; et l'idée de travailler, même dans mon milieu obscur et borné, pour hâter les promesses de l'avenir, ne pouvait se présenter à moi.

Ma mélancolie devint donc de la tristesse, et ma tristesse de la douleur. De là au dégoût de la vie et au désir de la mort il n'y a qu'un pas. Mon existence domestique était si morne, si endolorie, mon corps si irrité par une lutte continuelle contre l'accablement, mon cerveau si fatigué de pensées sérieuses trop précoces, et de lectures trop absorbantes aussi pour mon âge, que j'arrivai à une maladie morale très grave: l'attrait du suicide.

A Dieu ne plaise que j'attribue cependant ce mauvais résultat aux écrits des maîtres et au désir de la vérité. Dans une plus heureuse situation de famille, dans une meilleure disposition de santé, ou je n'aurais pas tant compris les livres, ou ils ne m'eussent pas tant impressionnée. Comme presque tous ceux de mon âge, peut-être n'aurais-je été émue que de la forme, et n'aurais-je pas tant cherché le fond. Les philosophes, pas plus que les poètes, ne sont coupables du mal qu'ils peuvent nous faire quand nous buvons sans à propos et sans modération aux sources qu'ils ont creusées. Je sentais bien que je devais me défendre, non pas d'eux, mais de moi-même, et j'appelais la foi à mon secours.

Je crois encore à ce que les chrétiens appellent la grâce. Qu'on nomme comme on voudra les transformations qui s'opèrent en nous quand nous appelons énergiquement le principe divin de l'infini au secours de notre faiblesse; que ce bienfait s'appelle secours ou assimilation; que notre aspiration s'appelle prière ou exaltation d'esprit, il est certain que l'âme se retrempe dans les élans religieux. Je l'ai toujours éprouvé d'une manière si évidente pour moi, que j'aurais mauvaise grâce à en matérialiser l'expression sous ma plume. Prier comme certains dévots pour demander au ciel la pluie ou le soleil, c'est-à-dire des pommes de terre et des écus; pour conjurer la grêle ou la foudre, la maladie ou la mort, c'est de l'idolâtrie pure; mais lui demander le courage, la sagesse, l'amour, c'est ne pas intervertir l'ordre de ses lois immuables, c'est puiser à un foyer qui ne nous attirerait pas sans cesse si, par sa nature, il n'était pas capable de nous réchauffer.

Je priai donc et reçus la force de résister à la tentation du suicide. Elle fut quelquefois si vive, si subite, si bizarre, que je pus bien constater que c'était une espèce de folie dont j'étais atteinte. Cela prenait la forme d'une idée fixe et frisait par momens la monomanie. C'était l'eau surtout qui m'attirait comme par un charme mystérieux. Je ne me promenais plus qu'au bord de la rivière, et, ne songeant plus à chercher les sites agréables, je la suivais machinalement jusqu'à ce que j'eusse trouvé un endroit profond. Alors, arrêtée sur le bord et comme enchaînée par un aimant, je sentais dans ma tête comme une gaîté fébrile, en me disant: «Comme c'est aisé! Je n'aurais qu'un pas à faire!»

D'abord cette manie eut son charme étrange, et je ne la combattis pas, me croyant bien sûre de moi-même; mais elle prit une intensité qui m'effraya. Je ne pouvais plus m'arracher de la rive aussitôt que j'en formais le dessein, et je commençais à me dire: Oui ou Non? assez souvent et assez longtemps pour risquer d'être lancée par le oui au fond de cette eau transparente qui me magnétisait.

Ma religion me faisait pourtant regarder le suicide comme un crime. Aussi je vainquis cette menace de délire. Je m'abstins de m'approcher de l'eau, et le phénomène nerveux, car je ne puis définir autrement la chose, était si prononcé, que je ne touchais pas seulement à la margelle d'un puits sans un tressaillement fort pénible à diriger en sens contraire.

Je m'en croyais pourtant guérie, lorsque, allant voir un malade avec Deschartres, nous nous trouvâmes tous deux à cheval au bord de l'Indre. «Faites attention, me dit-il, ne se doutant pas de ma monomanie, marchez derrière moi: le gué est très dangereux. A deux pas de nous, sur la droite, il y a vingt pieds d'eau.

—J'aimerais mieux ne point y passer, lui répondis-je, saisie tout à coup d'une grande méfiance de moi-même. Allez seul, je ferai un détour et vous rejoindrai par le pont du moulin.»

Deschartres se moqua de moi. «Depuis quand êtes-vous peureuse? me dit-il; c'est absurde. Nous avons passé cent fois dans des endroits pires, et vous n'y songiez pas. Allons, allons! le temps nous presse. Il nous faut être rentrés à cinq heures pour faire dîner votre bonne maman.»

Je me trouvai bien ridicule en effet, et je le suivis. Mais, au beau milieu du gué, le vertige de la mort s'empare de moi, mon cœur bondit, ma vue se trouble, j'entends le oui fatal gronder dans mes oreilles, je pousse brusquement mon cheval à droite, et me voilà dans l'eau profonde, saisie d'un rire nerveux et d'une joie délirante.

Si Colette n'eût été la meilleure bête du monde, j'étais débarrassée de la vie, et fort innocemment, cette fois, car aucune réflexion ne m'était venue, mais Colette, au lieu de se noyer, se mit à nager tranquillement et à m'emporter vers la rive: Deschartres faisait des cris affreux qui me réveillèrent. Déjà il s'élançait à ma poursuite. Je vis que, mal monté et maladroit, il allait se noyer. Je lui criai d'être tranquille et ne m'occupai plus que de me bien tenir. Il n'est pas aisé de ne pas quitter un cheval qui nage. L'eau vous soulève, et votre propre poids submerge l'animal à chaque instant; mais j'étais bien légère, et Colette avait un courage et une vigueur peu communs. La plus grande difficulté fut pour aborder. La rive était trop escarpée. Il y eut un moment d'anxiété terrible pour mon pauvre Deschartres; mais il ne perdit pas la tête et me cria de m'accrocher à un têteau de saule qui se trouvait à ma portée, et de laisser noyer la bête. Je réussis à m'en séparer et à me mettre en sûreté; mais quand je vis les efforts désespérés de ma pauvre Colette pour franchir le talus, j'oubliai tout à fait ma situation, et, entraînée une minute auparavant à ma propre perte, je me désolai de celle de mon cheval, que je n'avais pas prévue. J'allais me rejeter à l'eau pour essayer, bien inutilement sans doute, de le sauver, quand Deschartres vint m'arracher de là, et Colette eut l'esprit de revenir vers le gué où était restée l'autre jument.

Deschartres ne fit pas comme le maître d'école de la fable, qui débite son sermon avant de songer à sauver l'enfant; mais le sermon, pour venir après le secours, n'en fut pas moins rude. Le chagrin et l'inquiétude le rendaient parfois littéralement furieux. Il me traita d'animal, de bête brute. Tout son vocabulaire y passa. Comme il était d'une pâleur livide et que de grosses larmes coulaient avec ses injures, je l'embrassai sans le contredire; mais la scène continuant pendant le retour, je pris le parti de lui dire la vérité comme à un médecin, et de le consulter sur cette inexplicable fantaisie dont j'étais possédée.

Je pensais qu'il aurait peine à me comprendre, tant je comprenais peu moi-même ce que je lui avouais; mais il n'en parut pas surpris. «Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, cela aussi! Allons, c'est héréditaire!» Il me raconta alors que mon père était sujet à ces sortes de vertiges, et m'engagea à les combattre par un bon régime et par la religion, mot inusité dans sa bouche, et que je lui entendais invoquer, je pense, pour la première fois.

Il n'avait pas lieu d'argumenter contre mon mal, puisqu'il était involontaire et combattu en moi; mais ceci nous conduisit à raisonner sur le suicide en général.

Je lui accordais d'abord que le suicide raisonné et consenti était généralement une impiété et une lâcheté. C'eût été le cas pour moi. Mais cela ne me paraissait pas plus absolu que bien d'autres lois morales. Au point de vue religieux, tous les martyrs étaient des suicides: si Dieu voulait, d'une manière absolue et sans réplique, que l'homme conservât, même parjure et souillée, la vie qu'il lui a imposée, les héros et les saints du christianisme devaient plutôt feindre d'embrasser les idoles que de se laisser livrer aux supplices et dévorer par les bêtes. Il y a eu des martyrs si avides de cette mort sacrée, qu'on raconte de plusieurs qu'ils se précipitèrent en chantant dans les flammes, sans attendre qu'on les y poussât. Donc l'idéal religieux admet le suicide et l'Église le canonise. Elle a fait plus que de canoniser les martyrs, elle a canonisé les saints volontairement suicidés par excès de macérations.

Quant au point de vue social (en outre des faits d'héroïsme patriotique et militaire, qui sont des suicides glorieux comme le martyre chrétien), ne pouvait-il pas se présenter des cas où la mort est un devoir tacitement exigé par nos semblables? Sacrifier sa vie pour sauver celle d'un autre n'est pas un devoir douteux, lors même qu'il s'agirait du dernier des hommes; mais la sacrifier pour réparer sa propre honte, si la société ne le commande pas, ne l'approuve-t-elle point? N'avons-nous pas tous dans le cœur et sur les lèvres ce cri instinctif de la conscience en présence d'une infamie: «Comment peut-on, comment ose-t-on vivre après cela?» L'homme qui commet un crime et qui se tue après, n'est-il pas à moitié absous? Celui qui a fait un grand tort à quelqu'un et qui, ne pouvant le réparer, se condamne à l'expier par le suicide, n'est-il pas plaint et en quelque sorte réhabilité? Le banqueroutier qui survit à la ruine de ses commettans est souillé d'une tache ineffaçable; sa mort volontaire peut seule prouver la probité de sa conduite ou la réalité de son désastre. Ce peut être parfois un point d'honneur exagéré, mais c'est un point d'honneur. Quand c'est l'œuvre d'un remords bien fondé, est-ce un scandale de plus à donner au monde? Le monde, par conséquent l'esprit des sociétés établies, n'en juge pas ainsi, puisque, par le pardon qu'il accorde, il considère ceci comme une réparation du mauvais exemple et un hommage rendu à la morale publique.

Deschartres m'accorda tout cela, mais il fut plus embarrassé quand je poussai plus loin. «Maintenant, lui dis-je, il peut arriver, comme conséquence de tout ce que nous avons admis, qu'une âme éprise du beau et du vrai sente cependant en elle la fatalité de quelque mauvais instinct, et qu'étant tombée dans le mal, elle ne puisse pas répondre, malgré ses remords et ses résolutions, de n'y pas retomber tout le reste de sa vie. Alors elle peut se prendre elle-même en dégoût, en aversion, en mépris, et non seulement désirer la mort, mais la chercher comme le seul moyen de s'arrêter dans la mauvaise voie.

—Oh! doucement, dit Deschartres. Vous voilà fataliste à présent, et que faites-vous du libre arbitre, vous qui êtes chrétienne?

—Je vous confesse qu'aujourd'hui, répondis-je, j'éprouve de grands doutes là-dessus. Ils sont pénibles plus que je ne puis vous le dire, et je ne demande pas mieux que vous les combattiez: mais ce qui m'est arrivé tout à l'heure ne prouve-t-il pas qu'on peut être entraîné vers la mort physique par un phénomène tout physique, auquel la conscience et la volonté n'ont point de part, et où l'assistance de Dieu semble ne vouloir pas intervenir?

—Vous en concluez que si l'instinct physique peut nous faire chercher la mort physique, l'instinct moral peut nous pousser de même à la mort morale? La conséquence est fausse. L'instinct moral est plus important que l'instinct physique, qui ne raisonne pas. La raison est toute-puissante, non pas toujours sur le mal physique, qui l'engourdit et la paralyse, mais sur le mal moral, qui n'est pas de force contre elle. Ceux qui font le mal sont des êtres privés de raison. Complétez la raison en vous-même, vous serez à l'abri de tous les dangers qui conspireraient contre elle, et même vous surmonterez en vous les désordres du sang et des nerfs; vous les préviendrez, tout au moins, par le régime moral et physique.»

Je donnai pleinement raison, cette fois, à Deschartres: pourtant il me revint plus tard bien des doutes et des angoisses de l'âme à ce sujet. Je pensai que le libre arbitre existe dans la pensée saine, mais que son exercice peut être entravé par des circonstances tout à fait indépendantes de nous et vainement combattues par notre volonté. Ce n'était pas ma faute si j'avais la tentation de mourir. Il se peut que j'eusse aidé à ce mal par un régime trop excitant au moral et au physique; mais, en somme, j'avais manqué de direction et de repos; ma maladie était la conséquence inévitable de celle de ma grand'mère.

Depuis mon immersion dans la rivière, je me sentis débarrassée de l'obsession de la noyade; mais, malgré les soins médicaux et intellectuels de Deschartres, l'attrait du suicide persista sous d'autres formes. Tantôt j'avais une étrange émotion en maniant des armes et en chargeant des pistolets, tantôt les fioles de laudanum que je touchais sans cesse pour préparer des lotions à ma grand'mère me donnaient de nouveaux vertiges.

Je ne me souviens pas trop comment je me débarrassai de cette manie. Cela vint de soi-même avec un peu plus de repos que je donnai à mon esprit, et que Deschartres vint à bout d'assurer à mon sommeil, en se dévouant plus d'une fois à ma place. Je parvins donc à oublier mon idée fixe, et peut-être la lecture que Deschartres me fit faire d'une partie des classiques grecs et latins y contribua-t-elle beaucoup. L'histoire nous transporte loin de nous-mêmes, surtout celle des temps reculés et des civilisations évanouies. Je me rassérénai souvent avec Plutarque, Tite-Live, Hérodote, etc. J'aimai aussi Virgile passionnément en français et Tacite en latin. Horace et Cicéron étaient les dieux de Deschartres. Il m'expliquait le mot à mot, car je m'obstinais à ne vouloir pas rapprendre le latin. Il me traduisit donc en lisant ses passages de prédilection, et il était là d'une décision, d'une clarté, d'une couleur que je n'ai jamais retrouvées chez personne.

Je trouvais aussi une distraction douce à écrire beaucoup de lettres, à mon frère, à Mme Alicia, à Elisa, à Mme de Pontcarré, et à plusieurs de mes compagnes restées au couvent, ou sorties comme moi définitivement. Dans les commencemens, je ne pouvais suffire aux nombreuses correspondances qui me provoquaient et me réclamaient; mais il avait fallu bien peu de temps pour que je fusse oubliée du plus grand nombre. Il ne me restait donc que des amies de choix. J'ai conservé presque toutes ces lettres, qui me sont de doux souvenirs, même des personnes que j'ai entièrement perdues de vue. Celles de Mme Alicia sont simples et toujours tendres. Elles vont de 1820 à 1830. Tout empreintes de la douce monotonie de la vie religieuse, elles ont pour la plupart un ton d'enjouement qui atteste la constante sérénité de cette belle âme. Elle m'appelle toujours mon enfant chéri, ou mon cher tourment, comme dans le temps où j'allais me faire gronder dans sa cellule[28].

Il y a beaucoup d'esprit, de gaîté ou de grâce dans les lettres de jeunes filles que j'ai conservées. Pour détacher un point un peu plus brillant sur la trame lourde et triste de mon récit, je citerai quelques extraits de la manière espiègle et charmante d'une de ces aimables compagnes.

A., 5 avril 21.

«Je t'envie bien, chère Aurore, le plaisir de courir les champs à cheval. Je tourmente mon papa mignon pour qu'il me le procure, car je rêve de me voir une casquette sur l'oreille. J'ai arraché sa promesse. En attendant, j'arpente à pied notre immense jardin de la préfecture. Figure-toi, ma chère, comme nous disions à la classe qu'il s'y trouve des plaines, des allées droites, des terrasses d'une longueur inouïe, et des tours qui dominent une espèce de promenade où il passe beaucoup de monde et où je vas souvent regarder. Comme la préfecture était autrefois une abbaye, il y a encore dans une partie du jardin entourée de murs, et qui est comme un grand jardin séparé du reste, de vieilles ruines d'église couvertes de lierre, des ifs taillés en pointe, et de longues allées sombres, bordées de grands tilleuls. Tout rappelle les moines dans cet endroit où rien n'a été changé, et je me les représente lisant leurs offices sous ces ombrages où j'aime à rêvasser ou à répéter les vers du Tasse.

«Ceux du Dante, que tu m'as envoyés, m'ont semblé magnifiques, et je ne peux me lasser de les relire.—Non vraiment, je ne chante plus:

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