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Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I

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Title: Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I

Author: Théophile Lavallée

Release date: July 18, 2006 [eBook #18865]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE PARIS DEPUIS LE TEMPS DES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS - I ***

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HISTOIRE

DE PARIS

DEPUIS LE TEMPS DES GAULOIS JUSQU'A

NOS JOURS

PAR

THÉOPHILE LAVALLÉE

DEUXIÈME ÉDITION


«Paris a mon cœur dez mon enfance, et m'en est advenu comme des choses excellentes. Plus j'ay veu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de cette-cy peult et gaigne sur mon affection. Je l'ayme tendrement jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis François que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions!»

Montaigne.


PREMIÈRE PARTIE

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS.

1857

Paris.--Impr. CARION, rue Bonaparte, 64.

(p.001)

HISTOIRE DE PARIS

PREMIÈRE PARTIE

HISTOIRE GÉNÉRALE

LIVRE PREMIER.

PARIS DANS LES TEMPS ANCIENS ET SOUS LA MONARCHIE.

(53 AV. J.-C.--1789.)

§ I.

Paris sous les Gaulois et les Romains.--Première bataille de Paris.--Julien proclamé empereur à Lutèce.--Saint-Denis et sainte Geneviève.

L'origine de Paris est inconnue. Un siècle avant la naissance de Jésus-Christ ce n'était encore qu'un misérable amas de huttes de paille, enfermé dans une petite île, «qui avait, dit Sauval, la forme d'un navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l'eau.» La Seine servait de défense à cette bourgade, qui était unie à deux rives par quelques troncs d'arbres formant deux ponts grossiers. Les Gaulois la nommaient Loutouhezi, c'est-à-dire habitation au milieu des eaux, Lucotecia, suivant Ptolémée, Leutekia, suivant Julien. C'était le chef-lieu du petit canton des Parisiens, peuple de bateliers et de pêcheurs, qui, dans les grandes circonstances, pouvait mettre sur pied 8,000 hommes armés, et de qui la ville a pris le vaisseau qui figure dans ses armoiries[1].

Il fallut que César vînt faire la conquête de la Gaule pour que l'existence de la pauvre (p.002)Lutèce et le nom des Parisiens fussent révélés au monde: en l'an 53 avant Jésus-Christ, «il convoqua, raconte-t-il lui-même, l'assemblée des Gaulois à Lutèce, ville des Parisiens[2].» Et voilà les premiers mots que l'histoire prononce sur la métropole de la civilisation! De sorte que, par une fortune singulière, l'acte de naissance de la cité qui semble avoir l'initiative des grands mouvements de l'humanité nous est fourni par le génie qui ferme les temps anciens et ouvre les temps modernes. Alors ces bords de la Seine, où s'entassent aujourd'hui tant de palais, où gronde tant de bruit, où fourmille une population si ardente, étaient couverts de longs marécages, de tristes bruyères, d'épaisses forêts qui allaient couronner les hauteurs voisines, immense solitude coupée à peine par quelques cultures, habitée à peine par quelques centaines de sauvages.

Ces sauvages surent pourtant défendre héroïquement leur patrie contre l'invasion romaine. Dans la grande insurrection dont Vercingétorix fut le chef, les Parisiens prirent les armes, et ils essayèrent bravement de barrer le chemin à un lieutenant de César, qui, avec quatre légions, cherchait à rejoindre son général. A son approche, ils brûlèrent leur ville et ses ponts, et, aidés de leurs voisins, ils se retranchèrent dans les marais fangeux que formait la Bièvre. Mais les Romains tournèrent le camp parisien en passant la Seine devant les hauteurs de Nimio (Chaillot); et alors s'engagea dans la plaine, dite aujourd'hui de Grenelle, un combat où les Gaulois furent vaincus, et dans lequel les soldats de Lutèce périrent presque tous. C'est la première bataille de Paris! On sait quelle a été la dernière!... Entre ces deux défaites, que de fortunes diverses avaient courues la puissante Rome et l'humble Lutèce! Dans la première, un Romain conquérait la Gaule pour s'en faire un marchepied au suprême pouvoir, (p.003) à l'empire du monde; dans la deuxième, le César de l'histoire moderne perdait avec la Gaule, à qui il avait donné une grandeur digne de la grandeur romaine, avec l'Italie, conquise à son tour par la Gaule, la fortune de cet enfant de Paris proclamé dans son berceau roi de Rome!

Pendant 400 ans, on n'entend plus parler de la petite Lutèce jusqu'à Julien l'Apostat, ce Voltaire couronné du IVe siècle, qui habita durant deux hivers le palais des Thermes, bâti, dit-on, par Constance, et dont quelques ruines existent encore. Il y avait rassemblé quelques savants: l'un deux, Oribase, y rédigea un abrégé de Galien; et voilà le premier ouvrage publié dans une ville dont les livres ont changé la face du monde! Julien aimait la cité des Parisiens, qu'il appelle sa chère Lutèce. Il vante son climat, ses eaux, même ses figuiers et ses vignobles; il vante, par-dessus tout, ses habitants et leurs mœurs austères. «Ils n'adorent Vénus, dit-il, que comme présidant au mariage; ils n'usent des dons de Bacchus que parce que ce dieu est le père de la joie et qu'il contribue avec Vénus à donner de nombreux enfants; ils fuient les danses lascives, l'obscénité et l'impudence des théâtres, etc.»

Sous Julien, Paris eut sa première grande scène militaire: c'est là que les soldats romains, refusant d'obéir aux ordres de Constance qui les appelait en Orient, proclamèrent le jeune philosophe empereur. «A minuit, raconte Ammien Marcellin, les légions se soulèvent, environnent le palais des Thermes et, tirant leurs épées à la lueur des flambeaux, s'écrient: Julien Auguste! Julien fait barricader les portes: elles sont forcées; les soldats le saisissent, le portent à son tribunal avec des cris furieux; en vain il les prie, il les conjure; tous déclarent qu'il s'agit de l'empire ou de la mort. Il cède: une acclamation le salue empereur; on l'élève sur un bouclier, et on lui met le collier d'un soldat en guise de diadème.» Pour (p.004) trouver un second exemple d'un empereur couronné à Paris, il faut traverser 1,444 ans et passer de Julien à Napoléon!

A cette époque (360), Lutèce s'était embellie. Ses deux ponts (Pont-au-Change et Petit-Pont) avaient été rétablis, fortifiés de deux grosses tours (les deux Châtelets) et unis par une voie tortueuse, la plus ancienne de la ville, qui suivait l'emplacement des rues de la Barillerie, de la Calandre et du Marché-Palu. Il y avait dans la Cité, à la pointe occidentale, un palais ou forteresse dont l'origine est inconnue; à la pointe orientale, un temple ou un autel de Jupiter qui avait été élevé du temps de Tibère par les nautes ou bateliers parisiens. Sur la rive droite se trouvait un faubourg composé de villas; sur l'emplacement du Palais-Royal, un vaste réservoir destiné à des bains; sur l'emplacement de la rue Vivienne et du marché Saint-Jean, deux champs de sépultures. Sur la rive gauche beaucoup plus peuplée et plus riche en monuments, outre le palais des Thermes qui couvrait, avec ses jardins, une partie des quartiers Saint-Jacques et Saint-Germain, il y avait deux grandes voies bordées de constructions, de vignobles et de tombeaux, un Champ de Mars vers l'emplacement de la Sorbonne, un temple de Mercure sur le mont Locutitius (mont Sainte-Geneviève), des arènes dans le faubourg Saint-Victor, etc. De plus, Lutèce était devenue l'une des cités principales de la Gaule et la station de la flottille romaine qui gardait la Seine. D'ailleurs elle avait pris une nouvelle existence par la conversion d'une partie de ses habitants au christianisme: saint Denis et ses deux compagnons, Rustique et Éleuthère, y étaient venus, vers le milieu du IIIe siècle, prêcher l'Évangile, et ils y avaient reçu la couronne du martyre. Enfin, si l'on en croit Grégoire de Tours, il y avait sur cette ville des traditions merveilleuses: «elle était sacrée, le feu n'avait pas prise sur elle, les serpents ne pouvaient l'habiter, etc.»

Valentinien et Gratien firent quelque séjour à Lutèce: trois de (p.005) leurs lois, datées de 365, ont été publiées dans cette ville. Ce fut près de ses murs que ce dernier, en 383, fut trahi par ses troupes et perdit l'empire. Maxime, qui le vainquit, fit élever à ce sujet un monument triomphal dont on a retrouvé les ruines dans l'île de la Cité. Après eux, on n'entend plus parler de Lutèce que dans les pieuses légendes de ses évêques ou de ses saints. L'une d'elles racontait que l'un des successeurs de saint Denis, Marcel, enfant de Paris, avait précipité dans la Seine un dragon qui répandait la terreur dans la ville; ce dragon, c'était l'idolâtrie que le saint évêque avait détruite en jetant les idoles dans le fleuve. Une autre, pleine de grâce et de poésie, racontait qu'une bergère de Nanterre, sainte Geneviève, avait deux fois sauvé la ville: la première en lui amenant, dans un temps de famine, douze bateaux de blé tiré de la Champagne; la seconde en détournant de ses murs par ses prières le dévastateur Attila.

§ II.

Paris sous les rois de la première race.

Les Francs envahissent la Gaule: avec eux la fortune de Lutèce, qui prend le nom de Paris, commence à changer, et l'une des plus humbles cités du monde romain tend à devenir la capitale d'un grand empire. Childéric en fit la conquête; Clovis y fixa sa résidence; la plupart de ses successeurs l'imitèrent et séjournèrent dans le Palais. Alors la ville fut enceinte d'une muraille, dont on a retrouvé les restes en plusieurs endroits de la Cité, et elle se peupla de nouvelles églises qui n'existent plus: Saint-Christophe, Saint-Jean-le-Rond, Saint-Denis-du-Pas, Saint-Germain-le-Vieux, Saint-Denis-de-la-Chartre, etc. Elle continua aussi à s'étendre sur les deux rives de la Seine, et jeta sur les hauteurs ou dans les plaines voisines de grandes basiliques ou d'humbles chapelles qui (p.006) devaient engendrer les rues, les quartiers, les faubourgs modernes: c'étaient des jalons marqués à son ambition et qu'elle devait dépasser. Ainsi furent bâties sur la rive gauche, les abbayes Sainte-Geneviève et Saint-Germain-des-Prés, les chapelles Saint-Julien, Saint-Severin, Saint-Étienne-des-Grès, Saint-Marcel; sur la rive droite, l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, l'abbaye Saint-Martin-des-Champs, les chapelles Saint-Gervais, Saint-Paul, Sainte-Opportune[3], etc. Tous ces édifices, la plupart fort petits, construits en bois, couverts de chaume ou de branches d'arbres, donnaient alors au bassin de Paris bordé de hauteurs toutes boisées, rempli de massifs de vieux chênes, traversé à peine par quelques sentiers, l'aspect le plus pittoresque.

Paris joua un grand rôle sous les rois de la première race: c'était la capitale d'un des quatre royaumes de la Gaule franque; les Francs Saliens ou Neustriens la regardaient comme le chef-lieu de leur domination, et elle excitait la convoitise et la haine des Francs Ripuaires ou Austrasiens. Aussi, en 574, Sigebert, roi de Metz, dans la guerre qu'il fit à son frère Chilpéric, roi de Soissons, brûla Paris.

Cette ville n'eut pas moins à souffrir de la tyrannie des rois barbares qui y faisaient leur résidence. Ainsi, lorsque Chilpéric maria l'une de ses filles à un roi des Visigoths, il voulut lui faire un grand cortége pour l'envoyer en Espagne (584); alors «il ordonna de prendre dans les maisons de Paris beaucoup de familles et de les mettre dans des chariots, sous bonne garde. Plusieurs, craignant d'être arrachés à leurs familles, s'étranglèrent; d'autres personnes de grande naissance firent leur testament, demandant qu'il fût ouvert, comme si elles étaient mortes, dès que la fille du roi entrerait en Espagne. Enfin, la désolation fut si grande dans Paris qu'elle fut (p.007) comparée à celle de l'Égypte [4]

Le clergé imposait seul un frein aux passions brutales, aux volontés tyranniques des rois francs; les évêques de Paris ne manquèrent pas à cette tâche, et presque tous firent les plus grands efforts pour soulager leur troupeau: ainsi, saint Germain arrêta les débordements et les crimes du roi Caribert; saint Landry vendit tous ses biens, et jusqu'aux vases sacrés de son église, pour nourrir les pauvres pendant une famine.

Lorsque les rois francs tombèrent sous la domination des maires du palais, ils habitèrent les grands manoirs des bords de l'Oise et cessèrent de séjourner à Paris. Cependant, ils y venaient quelquefois «pour s'asseoir sur le trône, dit Eginhard, et faire les monarques;» mais dans ces temps rustiques, leurs entrées n'étaient pas celles de Louis XIV ou de Napoléon: «Ils étaient montés, dit le même historien, sur un chariot traîné par des bœufs, qu'un bouvier conduisait.»

§ III.

Paris sous les rois de la deuxième race.--Siége de Paris par les Normands.

La ville ne s'agrandit pas sous Charlemagne et ses successeurs. Ces rois, de race germanique, n'y résidèrent point et ne la traversèrent que rarement; aussi, son histoire, à cette époque, est-elle entièrement nulle. Cependant, elle garde sa renommée, et si un écrivain la nomme «la plus petite des cités de la Gaule,» un autre l'appelle «le trésor des rois et le grand marché des peuples.» Elle est célèbre par ses fabriques d'armes et d'étoffes de laine, par ses orfèvres qui se glorifient d'avoir eu dans leur corporation saint Éloi, enfin, par son école de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui a laissé son nom à une place de la ville. Quant à son gouvernement, c'était (p.008) celui que Charlemagne avait donné à toutes les parties de son empire, c'est-à-dire que Paris était administré par un comte chargé de lever des troupes, de rendre la justice, de percevoir les impôts, et qui avait pour assesseurs des scabini ou échevins. Le premier comte de Paris se nommait Étienne. «Les Capitulaires lui furent signifiés, dit un contemporain, pour qu'il les fît publier dans une assemblée publique et en présence des échevins. L'assemblée déclara qu'elle voulait toujours conserver ces Capitulaires; et tous les échevins, les évêques, les abbés, les comtes les signèrent de leur propre main [5].» Et voilà la première assemblée nationale qui ait voté dans Paris une première constitution!

La ville était encore réduite à son île et aux chétifs faubourgs de ses deux rives; elle avait même laissé ruiner ses murailles et ses tours, quand les hommes du Nord vinrent, pendant près d'un demi-siècle, la mettre à de rudes épreuves. En 841 eut lieu leur première incursion; les habitants s'enfuirent avec leurs richesses; la ville fut pillée; Charles le Chauve accourut et acheta le départ des barbares. En 856 eut lieu la deuxième incursion. «Les Danois, disent les Annales de saint Bertin, envahissent la Lutèce des Parisiens et brûlent la basilique du bienheureux Pierre et celle de Sainte-Geneviève; d'autres basiliques, telles que celles de Saint-Étienne (Notre-Dame), Saint-Vincent et Saint-Germain (Saint-Germain-des-Prés), Saint-Denis (Saint-Denis-de-la-Chartre), se rachetèrent de l'incendie à prix d'or. Les marchands transportèrent leurs richesses sur des bateaux pour s'enfuir; mais les barbares prirent les bateaux et les marchands et brûlèrent leurs maisons.» En 861, troisième incursion: l'église Saint-Germain-des-Prés fut dévastée et incendiée. Alors Charles le Chauve releva la muraille de la Cité, fit reconstruire le grand pont qui avait été brûlé, rétablit les tours et les portes des deux (p.009) ponts, tant du côté de la Cité qu'au delà des deux bras de la rivière; enfin il fit bâtir la grosse tour du Palais. Aussi quand les Normands vinrent une quatrième fois en 885, la ville était prête à résister: elle avait de nombreux défenseurs, et, pour les commander, l'évêque Gozlin, le comte Eudes et Hugues, «le premier des abbés.» Toutes les églises voisines y avaient envoyé leurs richesses et leurs reliques. Le siége dura un an: les Normands, au nombre de trente mille, se ruèrent vainement contre les murailles et la grosse tour des Parisiens. Enfin le roi Charles le Gros arriva avec une armée; mais, au lieu de combattre pour délivrer la ville, il acheta la retraite des pirates. Cette lâcheté le fit tomber du trône et remplacer par le fondateur d'une dynastie nouvelle, le comte Eudes, sous lequel Paris ne revit plus les hommes du Nord. Nous les avons revus, nous, après dix siècles d'intervalle, et traînant derrière eux toute l'Europe en armes! Que d'événements entre les deux invasions de 885 et de 1814; entre le comte Eudes, défendant la grosse tour de bois du Palais, et les maréchaux Marmont et Moncey, noirs de poudre, l'épée sanglante, couvrant les barrières de Belleville et de Clichy; entre la déposition de Charles le Gros et l'abdication de Napoléon!

§ IV.

Paris sous les Capétiens, jusqu'à Louis VII.--Écoles de Paris.--Abélard.--Hanse parisienne.

Le Xe siècle est l'époque la plus triste de l'histoire de Paris comme de l'histoire de toute la France: les famines et les pestes sont continuelles; la guerre n'a point de relâche; on se croit près de la fin du monde. Aussi la ville ne prend aucun accroissement, et l'on n'y voit bâtir dans la Cité que les petites églises de (p.010) Saint-Barthélémy, de Saint-Landry, de Saint-Pierre-des-Arcis. Mais avec les rois de la troisième race, Paris reprend un peu de vie: de capitale du duché des Capétiens, elle devient capitale du royaume et profite de sa position géographique pour centraliser autour d'elle la plus grande partie de la France. Cependant son influence n'est pas d'abord politique: heureuse d'être ville royale et affranchie de la turbulente vie des communes, protégée par des franchises et des coutumes qui dataient du temps des Gaulois, vivant paisible à l'ombre du sceptre de ses maîtres, elle se contente d'avoir sur les provinces l'influence des idées, du savoir, de l'intelligence. Ainsi, au XIe siècle, commence la renommée de ses écoles, foyer de lumières où le monde venait déjà s'éclairer, centre des mouvements populaires, sources intarissables de grandes pensées et de joyeux propos, d'actions généreuses et de tumultueux plaisirs. Paris s'appelle déjà la ville des lettres. «Les savants les plus illustres, dit un contemporain, y professent toutes les sciences; on y accourt de toutes les parties de l'Europe; on y voit renaître le goût attique, le talent des Grecs et les études de l'Inde[6].» L'école épiscopale, qui avait déjà jeté quelque éclat sous Charlemagne, devient la lumière de l'Église sous les maîtres Adam de Petit-Pont, Pierre Comestor, Michel de Corbeil, Pierre-le-Chantre et surtout Guillaume de Champeaux. Mais elle est bientôt éclipsée par l'école qu'ouvre dans la Cité, près de la maison du chanoine Fulbert, Abélard, le grand homme du siècle, qui, malgré les persécutions dont il fut l'objet, traîne à sa suite, dans tous les lieux où il pose sa chaire, trois mille écoliers, et qui, ne trouvant pas d'édifice suffisant à les contenir, prêche en plein air: il finit par planter le camp de ses écoles, comme il l'appelle lui-même, sur la montagne Sainte-Geneviève, et alors cette partie (p.011) de la ville commença à se peupler. «Grâce à lui, dit un contemporain, la multitude des étudiants surpassa dans Paris le nombre des habitants, et l'on avait peine à y trouver des logements[7].» Paris est aussi déjà la ville des plaisirs. «Ô cité séduisante et corruptrice! dit un autre historien, que de piéges tu tends à la jeunesse, que de péchés tu lui fais commettre!» Et pourtant c'était le Paris de Louis VI comprenant, outre la Cité, vingt ou trente ruelles fétides, fangeuses, obscures, auquel on venait de donner pour la première fois une enceinte[8]! Mais que de passions et de rires dans ces maisons de bois basses, sombres, humides! Que de joyeux rendez-vous et de douces causeries à la place Baudet, sous l'ourmeciau Saint-Gervais, au Puits d'amour de la rue de la Truanderie! Que de sagesse dans l'humble manoir voisin de l'église Saint-Merry, d'où l'abbé Suger, «ce Salomon chrétien, ce père de la patrie, armé du glaive temporel et du glaive spirituel,» gouvernait le royaume! Que de poésie et d'ivresse dans la chétive maison de la rue du Chantre, où Héloïse et Abélard, «sous prétexte de l'étude, vaquaient sans cesse à l'amour! Les livres étaient ouverts devant nous, raconte celui-ci, mais nous parlions plus de tendresse que de philosophie; les baisers étaient plus nombreux que les sentences, et nos yeux étaient plus exercés par l'amour que par la lecture de l'Écriture sainte.» Que de douces aventures, de naïfs ébats, d'amoureuses chansons (les chansons d'Abélard «qui retentissaient dans toutes les rues, dit Héloïse, et rendirent mon (p.012) nom célèbre par toute la France!») dans ces clos cultivés, ces courtilles, où les vignobles ont succédé aux marécages, ou bien dans ces bourgs qui poussent autour des abbayes, à l'ombre de leurs clochers protecteurs, dans les champeaux Saint-Honoré, le Beau-Bourg, le Bourg-l'Abbé, le Riche-Bourg ou bourg Saint-Marcel, le bourg Saint-Germain-des-Prés, etc. Hélas! que sont devenus ces champs de verdure et ces frais ombrages? Des forêts de maisons les ont remplacés; les existences y sont moins grossières, moins sauvages, y sont-elles plus heureuses?

Le nombre des églises ou fondations religieuses continue aussi à s'accroître: sous Louis VI sont fondées l'abbaye Saint-Victor, Sainte-Geneviève-des-Ardents, Saint-Pierre-aux-Bœufs, qui n'existent plus; Saint-Jacques-la-Boucherie, dont la tour subsiste encore; la léproserie de Saint-Lazare, devenue une prison, etc.; sous Louis VII, Saint-Jean-de-Latran, Saint-Hilaire, qui n'existent plus.

A cette époque, l'administration de Paris commence à prendre une forme régulière. Un prévôt, officier du roi, remplace le comte et se trouve chargé de gouverner la ville, de faire la police, de commander les gens de guerre et de rendre la justice civile et criminelle non à tous les habitants, mais à ceux seulement qui appartenaient au domaine royal, les autres ayant leurs justices particulières, seigneuriales ou ecclésiastiques. La cour féodale du prévôt était au Châtelet, et ce tribunal acquit bientôt une grande célébrité.

Dans ce même temps, quelques actes nous révèlent le commerce et la richesse de Paris. Pour la première fois, nous entendons parler de ces nautes parisiens si célèbres au temps de la domination romaine, de cette corporation des marchands de l'eau qui avait traversé en silence les âges et les révolutions et qui nous apparaît tout à coup riche, puissante, craintive et favorisée des rois, aussi tyrannique que les seigneuries féodales, exerçant sur la navigation de la (p.013) Seine l'autorité la plus despotique, la plus jalouse, la plus avide, soumettant à ses volontés les marchands de la Bourgogne et de la Normandie. Nul bateau ne pouvait entrer dans la ville si le maître de la nautée n'était un bourgeois hansé de Paris, ou s'il n'avait pris dans cette hanse un compagnon avec lequel il devait partager les bénéfices. La hanse parisienne, qu'on appelait aussi la marchandise, devint à cette époque la municipalité de Paris.

§ V.

Paris sous Philippe-Auguste.--Deuxième enceinte de la ville.

A mesure que le royaume s'étend et s'arrondit, la capitale s'accroît et s'embellit. Sous Philippe-Auguste, on construit les premiers aqueducs qui aient été faits depuis la domination romaine, ceux qui amènent sur la rive droite les eaux de Belleville et du pré Saint-Gervais; on bâtit les premières halles; on établit le premier pavé. «Le roi, dit Rigord, historien de Philippe-Auguste, s'approcha des fenêtres du Palais où il se plaçait quelquefois pour regarder la Seine. Des voitures traînées par des chevaux traversaient alors la Cité, et remuant la boue, en faisaient exhaler une odeur insupportable. Philippe en fut suffoqué et conçut dès lors un grand projet qu'aucun des rois précédents n'avait osé entreprendre. Il convoqua les bourgeois et le prévôt et leur ordonna de paver avec de forts et durs carreaux de pierre toutes les rues et voies de la ville.» Mais cette entreprise ne s'effectua qu'avec beaucoup de lenteur: on ne pava dans la Cité que la rue qui joignait les deux ponts, et hors de la Cité le commencement des rues Saint-Denis et Saint-Jacques[9]. Les autres rues, larges à peine de huit pieds, (p.014) restèrent des cloaques pleins d'immondices, parcourus à toute heure par des animaux domestiques, surtout par des cochons[10].

Paris commence aussi à devenir une ville monumentale: on y ouvre trois colléges et les deux hôpitaux de la Trinité et de Sainte-Catherine; on y construit les églises des Saints-Innocents, de Saint-Thomas-du-Louvre, de Sainte-Madeleine, de Saint-André-des-Arts, de Saint-Côme, de Saint-Jean-en-Grève, de Saint-Honoré, aujourd'hui détruites, de Saint-Gervais, de Saint-Nicolas-des-Champs, de Saint-Étienne-du-Mont, qui existent encore, le couvent des Mathurins, l'abbaye Saint-Antoine-des-Champs, enfin la grande Notre-Dame, œuvre de l'évêque Maurice de Sully, et qui ne fut achevée qu'au bout de deux siècles[11]. Le roi agrandit le château du Louvre, commencé par ses prédécesseurs, au moyen d'un terrain acheté aux religieux de Saint-Denis-de-la-Chartre: il l'achète pour une rente annuelle de trente sous qui était encore payée en 1789, et il y fait bâtir la grosse Tour, qui devint le symbole de la suzeraineté royale et la prison des vassaux rebelles. Quant aux maisons du peuple, elles restent ce qu'elles étaient depuis des siècles, des tanières de boue et de chaume, où les familles s'entassent sans meubles, presque sans vêtements, soumises à toutes les misères, à toutes les humiliations, mais pleines de résignation et de foi. «Le peuple s'inquiétait peu des bouges obscurs et infects où il couchait, pourvu qu'elle fût grande, riche, magnifique, cette église où il passait la moitié de ses jours, où tous les actes de sa vie étaient consacrés, où il trouvait l'égalité bannie des autres lieux, où il repaissait son cœur et ses yeux du plus grand des spectacles. La cathédrale avec sa flèche (p.015) pyramidale, sa forêt de colonnes, ses balustres ciselées, sa foule de statues, sa musique majestueuse, ses pompeuses cérémonies, ses cierges, ses tentures, ses prêtres, c'était là sa gloire et sa jouissance de tous les jours: c'était sa propriété, son œuvre, sa demeure aussi, car c'était la maison de Dieu[12]

A cette époque, le Parloir aux Bourgeois, qui, dans les siècles précédents, était situé près de la porte Saint-Jacques, fut transféré près du grand Châtelet, sur le quai de la Mégisserie. Les écoles de Paris furent réunies en Université, et celle-ci prit le titre de fille aînée des rois. Les vingt mille écoliers qui la composaient obtinrent de si grandes franchises qu'ils formèrent un monde à part dans la ville, exempt de toute juridiction municipale, libre jusqu'à la licence, insolent, tumultueux, réceptacle de toutes les subtilités et de toutes les débauches. Des querelles incessantes, des rixes interminables éclatèrent entre les clercs et les bourgeois; la royauté, embarrassée devant l'autorité ecclésiastique, intéressée d'ailleurs à garder cette jeunesse venue de toutes les provinces, se prononça toujours en faveur des premiers et força souvent les prévôts de Paris à des réparations humiliantes envers l'Université; enfin, une ordonnance de Philippe-Auguste, confirmée par tous les rois jusqu'au XVIe siècle, interdit aux officiers royaux de mettre la main sur un clerc, hors le cas de flagrant délit, et dans ce cas, leur prescrivit de livrer immédiatement le délinquant aux juges ecclésiastiques. Aussi les bourgeois trouvèrent plus court et plus sûr de se faire justice eux-mêmes, et, si l'on en croit un contemporain, dans la lutte qu'ils eurent avec les écoliers, en l'année 1223, ils en tuèrent trois cent vingt et les jetèrent à la rivière.

Paris prit tant d'accroissement sous Philippe-Auguste, qu'il fallut lui construire une nouvelle enceinte, laquelle fut fortifiée. (p.016) Cette enceinte formait sur la rive droite un demi-cercle qui commençait par la tour qui fait le coin (près du pont des Arts) et finissait par la tour Babel (près du port Saint-Paul), en ayant pour points principaux: porte Saint-Honoré (rue Saint-Honoré, près de l'Oratoire); porte Coquillière (au coin des rues Coquillière et Grenelle); porte Montmartre (rue Montmartre, au-dessus de la rue du Jour); porte Saint-Denis (rue Saint-Denis, près de l'impasse des Peintres); porte Saint-Martin (rue Saint-Martin, près de la rue Grenier Saint-Lazare); porte de Braque (rue de Braque, près de la rue du Chaume); porte Barbette (vieille rue du Temple, au coin de la rue des Francs-Bourgeois); porte Baudet (rue Saint-Antoine, près de la rue Culture-Sainte-Catherine). L'enceinte formait aussi sur la rive gauche un demi-cercle, dont la direction est facile à suivre, puisque la clôture s'est conservée jusqu'au XVIIe siècle et que les rues qui ont été construites sur ses fossés en portent encore le nom: ce sont les rues des Fossés-Saint-Bernard, Fossés-Saint-Victor, Fossés-Saint-Jacques, Fossés-Monsieur-le-Prince, Fossés-Saint-Germain-des-Prés, Fossés-de-Nesle ou Mazarine. Ce demi-cercle commençait par la tour de Nesle (près de l'Institut) et finissait par la Tournelle (quai de la Tournelle, près de la rue des Fossés-Saint-Bernard), en ayant pour points principaux: porte Bucy (rue Saint-André-des-Arts, près de la rue Contrescarpe); porte des Cordeliers (rue de l'École-de-Médecine, près de la rue du Paon); porte Gibart ou d'Enfer (place Saint-Michel); porte Saint-Jacques (rue Saint-Jacques, au coin de la rue Saint-Hyacinthe); porte Bordet (rue Descartes, près de la rue de Fourcy); porte Saint-Victor (rues Saint-Victor et des Fossés-Saint-Victor). L'enceinte entière avait donc quatorze portes, outre plusieurs poternes. La muraille, qui avait huit pieds d'épaisseur, était garnie de tours rondes et espacées de vingt toises en vingt toises, outre celles qui défendaient les portes. Toute (p.017) cette construction fut faite de 1190 à 1220.

§ VI.

Paris sous Louis IX.--Règlements des métiers--Guet.

Sous Louis IX, Paris se complaît dans ses nouvelles murailles et ne cherche pas à les franchir; mais il continue à se couvrir de fondations pieuses et charitables, œuvres des modestes maçons du moyen âge, que nous avons presque toutes transformées en poussière. Ainsi, le couvent des Augustins, qui servit pendant des siècles aux assemblées du clergé et du parlement, est devenu le marché à la volaille: le couvent de l'Ave-Maria, une caserne; le couvent des Cordeliers, une partie de l'École de médecine; le collége Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers, un marché; le couvent des Filles-Dieu, un passage; le collége de Cluny, une rue; le couvent des Jacobins, une caserne; le couvent des Chartreux, l'avenue du Luxembourg; le couvent des Prémontrés, un café; le couvent de Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, un passage; l'hospice des Quinze-Vingts, des rues aujourd'hui détruites, etc. Heureusement, de toutes ces créations si regrettables, il en reste une que la main des démolisseurs n'a pas atteinte et qu'on vient de splendidement restaurer, c'est la Sainte-Chapelle [13].

Sous ce règne, la royauté commence à appuyer son sceptre sur la robuste main du peuple de Paris. Le roi et sa mère étaient en guerre avec les barons qui leur fermaient le chemin de la capitale. Ils appelèrent à leur défense les habitants «de la ville avec laquelle, dit Pasquier, les rois de France ont perpétuellement uni leur fortune.» Les Parisiens sortirent en armes «en si grande quantité, (p.018) dit Joinville, que, depuis Montlhéry jusqu'à Paris, le chemin était plein et serré de gens d'armes et autres gens.» Ils délivrèrent le monarque et le ramenèrent en triomphe dans leurs murs.

Cet amour des Parisiens pour le pieux roi se manifesta dans plusieurs autres circonstances: ainsi, lorsqu'il partit pour sa première croisade, toute la ville l'accompagna jusqu'à Saint-Marcel en le comblant de bénédictions; de même, lorsqu'on apprit sa captivité en Égypte, les petits, les serfs, les pastoureaux songèrent à le délivrer; et il se fit dans Paris, à la voix d'un aventurier, dit le maître de Hongrie, des rassemblements menaçants pour les prêtres et les seigneurs; enfin, lorsque saint Louis, accompagné de ses frères et des gens de sa cour, nu-pieds, nu-tête, vêtu d'une simple tunique, s'en alla à plusieurs lieues de la ville chercher la sainte couronne d'épines et la porta par le faubourg Saint-Antoine à la Sainte-Chapelle, jamais roi n'eut un triomphe plus populaire.

En récompense, Louis IX s'occupa du bien-être de sa maîtresse ville avec la plus ardente sollicitude. Il fonda, outre les nombreux couvents dont nous avons parlé, la Sorbonne, qui devint l'école de théologie la plus fameuse de la chrétienté; il enrichit l'Université de nouveaux priviléges; il ordonna que sa cour ou son parlement se réunît désormais en lieu fixe à Paris; il y fit entrer, à côté des barons, des conseillers, tirés la plupart de la bourgeoisie, lui donna la direction supérieure de la police de la ville, et dota ainsi cette capitale de l'institution la plus importante, la plus féconde de l'État, qui fut pour elle une source de richesses et de puissance. Il accorda la liberté à tous les serfs de Paris qui étaient de son domaine, et cet exemple fut suivi par l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, le plus riche des seigneurs ecclésiastiques, qui, en exemptant de la servitude les serfs de son bourg, se réserva seulement les droits utiles, c'est-à-dire ceux de justice et de seigneurie, les (p.019) rentes et les redevances, les droits perçus au four banal, au pressoir, aux vendanges.

La prévôté de Paris, pendant la régence de Blanche de Castille, était devenue vénale et avait été acquise par des enchérisseurs cupides et ignorants; aussi, «le menu peuple, dit un contemporain, désolé par les tyrannies et les rapines, s'en alloit en d'autres seigneuries; la terre du roi étoit si déserte que, lorsqu'il tenoit ses plaids, il n'y venoit personne; en outre, la ville et ses environs étoient pleins de malfaiteurs.» Louis fit des ordonnances contre les vagabonds, les truands, les joueurs, les habitués des tavernes, «les folles femmes qui font mestier de leur corps,» et auxquelles il assigna des séjours[14] et des costumes particuliers; il assura les subsistances de la ville en soumettant les boulangers à une surveillance rigoureuse et en donnant la grande maîtrise de ce métier à son panetier; enfin, il confia la prévôté de Paris à Étienne Boileau, bourgeois illustre par son savoir et sa probité, qui fut le principal conseiller du saint roi dans toutes ses œuvres législatives; et, pour rehausser cet office, il alla lui-même quelquefois au Châtelet siéger à côté de son prévôt. Alors la prévôté devint la magistrature d'épée la plus utile et la plus redoutable, surtout lorsqu'on lui eut adjoint plus tard huit conseillers, chargés d'assister le prévôt, des enquesteurs qui devaient instruire les affaires et faire la police dans les quartiers; enfin, deux compagnies de sergents, l'une à pied, l'autre à cheval chargées de l'exécution des arrêts[15].

Saint Louis avait en grande estime les bourgeois de Paris: il les appela à son conseil, il leur fit signer ses ordonnances, il (p.020) recueillit en un corps de lois les us et coutumes de métiers et leur donna des règlements qui ont été pratiqués jusqu'à l'époque de Colbert; il régularisa leurs corporations et confréries, dont l'origine remontait au temps des Romains, et transforma définitivement la marchandise ou hanse parisienne en une municipalité dont le chef prit le titre de prévôt des marchands[16].

A tous ces bienfaits il ajouta le droit pour les habitants de Paris de se garder eux-mêmes. Jusque-là, la police de la ville avait été faite par soixante sergents, dont vingt à cheval, que commandait un chevalier: on appelait cette garde le guet du roi, et elle était occupée uniquement à faire des rondes. On lui adjoignit le guet des mestiers, ou guet bourgeois, origine de la garde nationale, qu'on appelait encore guet assis, parce qu'il était sédentaire dans les postes ou corps de garde, où il se tenait seulement pendant la nuit. Il y avait ordinairement cinq de ces postes dans l'intérieur, outre ceux des portes: ces postes étaient au Palais, au Châtelet, sur la place de Grève, au cimetière des Innocents, près de l'église de Sainte-Madeleine (dans la Cité). Chacun d'eux était de six hommes: ce qui fait supposer que la force de la milice bourgeoise n'était, dans l'origine, que de deux mille hommes, les exemptions étant très-nombreuses. Cette milice était divisée en dizaines, quarantaines et cinquantaines d'hommes qui avaient pour chef des officiers appelés dizainiers, quaranteniers et cinquanteniers; elle était sous les ordres du prévôt des marchands; mais le chevalier du guet, qui avait le commandement de tous les postes bourgeois, relevait du prévôt de Paris.

§ VII.

Paris sous les successeurs de Louis IX jusqu'à Philippe VI.--Richesse et population de la ville à cette époque.

Sous les successeurs de Louis IX, le progrès continue et se manifeste principalement par des fondations de colléges: on en compte quatre sous Philippe III, six sous Philippe IV, cinq sous les fils de Philippe IV, quatorze sous Philippe VI. En outre, l'on voit fonder l'abbaye des Cordelières-Saint-Marcel, devenue l'hôpital de Lourcine, l'hôpital Saint-Jacques, le couvent de Saint-Avoye, les églises du Saint-Sépulcre et de Saint-Julien-des-Ménétriers, etc. Mais avec ses écoles qui couvrent la moitié de son enceinte, avec son Parlement qui enfante la confrérie turbulente ou le royaume des clercs de la Basoche [17], avec sa bourgeoisie qui assiste aux États généraux, Paris commence «à prendre de la superbe» et à s'inquiéter du gouvernement. Ainsi, en 1306, lassé des tyrannies financières de Philippe le Bel, il fait sa première émeute. Le roi, chassé du Palais, poussé de rue en rue avec ses archers, se réfugie dans le forteresse du Temple, située hors de la ville. Il y est assiégé, en sort victorieux et fait pendre vingt-huit bourgeois aux quatre principales portes (Saint-Antoine, Saint-Denis, Saint-Honoré, Saint-Jacques). Cinq siècles après, un autre Capétien, chassé aussi de son palais par la fureur populaire, entrait dans la sombre tour du Temple, mais c'était en prisonnier; et il n'en sortit que pour être mené à l'échafaud par les petits-fils de ces bourgeois que Philippe IV avait attachés à la potence!

Philippe, averti de ménager l'orgueil et l'argent des Parisiens, (p.022) remplit ses coffres par d'autres voies qui ne lui valurent que des applaudissements populaires. Ainsi, quelques jours après l'émeute, les Juifs furent saisis dans leurs maisons, chassés de la ville et dépouillés de leurs biens. L'année suivante, le roi fit arrêter les Templiers et alla lui-même s'emparer de leur manoir et de leurs trésors; l'Université et les bourgeois ayant été assemblés dans le Palais, approuvèrent sa conduite, et lorsque les chevaliers du Temple furent envoyés au bûcher, il y eut à peine quelques murmures.

Cependant, la puissance de la ville et son influence politique grandissaient sans cesse: ainsi, ce fut à sa haine que l'on sacrifia le ministre Enguerrand de Marigny, qui fut conduit à Montfaucon au milieu des cris de joie de tout le peuple; ce fut elle qui, deux fois, fit décider, dans une grande assemblée aux halles, où assistaient les barons et les clercs, «qu'à la couronne de France les femmes ne succèdent pas;» ce fut encore elle qui fit résoudre, dans les États généraux de 1335, «que le roy ne peut lever tailles en France sinon de l'octroy des gens des Estats.» En même temps, le bien-être et le luxe de Paris prenaient un égal accroissement. On en peut juger par les fêtes que la ville donna à Philippe le Bel lorsque ses fils furent armés chevaliers: outre les banquets qui se firent dans les hôtels des princes, il y eut dans les rues des spectacles et des jeux de tout genre. «Là vit-on, dit un contemporain, des hommes sauvages mener grand rigolas, des ribauds en blanche chemise agacier par leur biauté, liesse et gayeté, les animaux marcher en procession, des enfants jouster en un tournoi, des dames carioler de biaux tours, des fontaines de vin couler, le grand guet faire la garde en habits uniformes, toute la ville baller, danser et se déguiser.» Dans les carrefours, il y avait des tréteaux ornés de courtines où l'on vit «Dieu manger des pommes, rire avec sa mère, dire des patenôtres avec ses apôtres, susciter et juger les morts; les bienheureux chanter (p.023) en paradis, les damnés pleurer dans un enfer noir et infect, etc.» Enfin, il se fit, dans l'île Notre-Dame (Saint-Louis), laquelle avait été jointe à la Cité par un pont de bateaux, une montre du grand guet, où toute la population virile de Paris apparut en beaux habits et en armes. Cette revue excita tant d'admiration qu'il fallut la répéter quelques jours après pour le roi d'Angleterre dans le Pré-aux-Clercs. Voici ce qu'en dit la chronique de Jean de Saint-Victor:

.....Esbahi si grandement
Furent Anglois plus qu'onques mès;
Car ils ne cuidassent jamès
Que tant de gent riche et nobile
Povist saillir de une ville.
A cheval bien furent vingt mille,
Et à pié furent trente mille;
Tant ou plus ainsi les trouvèrent
Cils qui de là les extimèrent....

Cinquante mille hommes de grand guet sont évidemment une exagération poétique du chroniqueur, mais il n'en est pas moins certain que la population de Paris, à cette époque, avait pris un grand accroissement; il est pourtant presque impossible de l'évaluer avec quelque certitude, les documents étant tout à fait insuffisants ou contradictoires. Ainsi, le rôle de la taille levée en 1292 donne 15,200 contribuables et une somme de 12,218 l. 14 sous[18]. L'aide levée en 1313 donne 5,955 contribuables et une somme de 13,021 l. 19 sous. Enfin, dans le rôle du subside levé pour «l'ost de Flandres,» en 1328, les villes de Paris et de Saint-Marcel figurent pour 35 paroisses et 61,091 feux. Paris avait alors en superficie à peu près le dixième de sa superficie actuelle: il est probable que sa population était aussi le dixième de la population d'aujourd'hui (p.024) et qu'elle s'élevait à près de 100,000 habitants.

§ VIII.

Paris sous Jean et Charles V.--Troisième enceinte de Paris.--Étienne Marcel.

Après la sédition de 1306, Paris resta pendant quelque temps soumis et paisible; mais quand il vit la dynastie des Valois exposer le salut du royaume dans les honteuses journées de Crécy et de Poitiers, il se sentit appelé à suppléer le gouvernement, à se charger des fonctions de la royauté et de la noblesse, à prendre en main les destinées de la France. Son génie révolutionnaire allait pour la première fois se manifester.

La ville commença par se transformer en une vaste forteresse, aussi apte à se défendre contre les mauvais desseins des ennemis de la bourgeoisie que contre les attaques des étrangers. Pour cela, on scella, à l'entrée de chaque rue, une grosse chaîne de fer qui, tous les soirs et au moindre signal de danger, était tendue et bouclait chacun des trois cents défilés étroits, profonds dont se composait la ville, lesquels se croisaient, se tordaient, s'entortillaient les uns dans les autres et étaient hérissés de tourelles, de portes et d'autres défenses. A l'approche de l'ennemi, on renforçait cette chaîne avec des poutres, des pierres, des tonneaux, et la barricade devenait imprenable, surtout pour les barons, avec leurs grands chevaux et leurs lourdes armures. De plus, on reconstruisit la muraille extérieure en l'appuyant de fortes tours; on l'enveloppa de larges fossés; on la garnit de sept cent cinquante guérites et même de canons. Enfin, l'enceinte septentrionale fut agrandie (1356): elle partit alors de la tour de Billy (près de l'Arsenal), et alla jusqu'à la tour du Bois (près du Louvres, entre les ponts des Tuileries et du Carrousel), en passant non loin de la ligne (p.025) actuelle des boulevards, depuis la Bastille jusqu'à la porte Saint-Denis, et de là en suivant l'emplacement des rues Bourbon-Villeneuve, Neuve-Saint-Eustache, Fossés-Montmartre, de la place des Victoires, de l'hôtel de la Banque, du jardin du Palais-Royal, des anciennes rues du Rempart, Saint-Nicaise, etc. Tout cela fut fait en quatre ans, coûta 182,500 livres tournois ou 742,000 francs de notre monnaie, et fut l'œuvre du prévôt des marchands, Étienne Marcel, homme aussi énergique qu'éclairé dont on a fait tantôt un défenseur des libertés populaires, tantôt un traître ou un factieux. «Ce fut grand fait, dit Froissard, que environner de toute défense une telle cité comme Paris, et vous dis que ce fust le plus grand bien qu'oncques prévost des marchands fist.»

Grâce à l'attitude énergique de Paris, les États généraux, que dirigeaient Marcel et ses amis, firent la loi au gouvernement et imposèrent au dauphin Charles, régent du royaume pendant la captivité du roi Jean, des conditions qui avaient pour but immédiat le renvoi de ministres impopulaires, mais qui, dans l'avenir, auraient changé la face de l'État. Toutes leurs résolutions étaient appuyées de la présence des bourgeois, qui, au signal du prévôt, suspendaient les métiers, fermaient les boutiques et prenaient les armes. On vit alors les princes s'abaisser devant le peuple et mendier sa faveur par des discours à la multitude assemblée. Le régent allait haranguer à la place de Grève, sur les degrés de la grande croix élevée au bord de l'eau, ou bien sous les piliers des halles, ou bien au Pré-aux-Clercs; le roi de Navarre, Charles le Mauvais, lui répondait, et le populaire, qui s'amusait de ces joutes d'éloquence, huait ou applaudissait les comédiens qui devaient lui faire payer le spectacle. Paris était devenu une sorte de république, dont la municipalité gouvernait les États et la France. Le parloir aux bourgeois avait été transféré dans une maison de la place de Grève, dite Maison aux (p.026) Piliers, dont la grande salle, ornée de belles peintures, fut, pendant deux siècles, le théâtre d'événements de tous genres. Les amis de la liberté s'étaient donné pour insigne un chaperon mi-parti bleu et rouge, couleurs de la ville, qui restèrent dans l'obscurité jusqu'en 1789, avec une agrafe d'argent et la devise: A bonne fin!

Le prévôt, lassé de l'opposition du dauphin et de ses courtisans, fit armer les compagnies bourgeoises, les rassembla sur la place Saint-Éloi, les conduisit au Palais, entra dans la chambre du prince et le somma une dernière fois «de mettre fin aux troubles et de donner défense au royaume.» Sur son refus, deux de ses ministres favoris, les maréchaux de Champagne et de Normandie, furent massacrés et leurs corps jetés dans la cour, aux applaudissements de la foule. Le dauphin tomba aux genoux de Marcel, lui demandant la vie. Le terrible tribun lui donna son chaperon pour sauvegarde, le traîna à la fenêtre et, lui montrant les cadavres: «De par le peuple, dit-il, je vous requiers de ratifier la mort de ces traîtres, car c'est par la volonté du peuple que tout ceci s'est fait.» Alors Marcel fut le maître de Paris et sembla l'être aussi de toute la France: il s'empara du Louvre et prit à sa solde des compagnies de Navarrais, Brabançons et autres étrangers.

Mais le mouvement de Paris ne s'était pas communiqué aux autres villes jalouses de la domination de la capitale; les États commencèrent à résister au prévôt; les bourgeois s'inquiétèrent de ses projets; le dauphin s'enfuit, rassembla une armée, ravagea les environs de Paris et offrit une amnistie, à la condition que Marcel lui serait livré «pour en faire sa volonté.» Alors la discorde se mit dans la ville, et une partie des habitants travailla ouvertement à la restauration du pouvoir royal. Le prévôt, abandonné de tous, résolut de se jeter aux bras du roi de Navarre; mais les bourgeois royalistes furent avertis de ce projet, et au moment où il allait livrer aux soldats (p.027) navarrais la porte Saint-Antoine, ils tombèrent sur lui et le tuèrent avec soixante de ses compagnons. Trois jours après, le dauphin entra dans la ville, et alors les exécutions commencèrent. La plupart des magistrats, des amis de Marcel périrent sur l'échafaud; d'autres furent proscrits ou s'exilèrent; tous, même les plus obscurs, eurent à souffrir dans leurs personnes ou dans leurs biens.

Quelque temps après, le dauphin, devenu roi sous le nom de Charles V, fit élever un édifice triomphal à la place même où Marcel avait été tué: ce fut la Bastille Saint-Antoine, premier monument de défiance de la couronne envers la capitale, prison d'État qui est restée pendant des siècles le symbole du despotisme et qui fut détruite le jour même où les couleurs de Paris, les couleurs d'Étienne Marcel, redevinrent victorieuses de la royauté. Mais pour tenir en bride les Parisiens, cette forteresse ne suffisait pas: on en trouva une deuxième à l'autre extrémité de la ville, dans le Louvre, qui fut agrandi, garni de nouvelles tours et compris dans Paris. Avec ces deux solides retraits, ou ces deux forts détachés, qui dominaient l'entrée et la sortie de la Seine, la couronne pouvait être tranquille: aussi, elle mit dans le Louvre son trésor, ses archives, sa librairie, grosse alors de neuf cents volumes; et, près de la Bastille, elle se bâtit une habitation selon ses goûts.

Le séjour royal avait été profané et ensanglanté par l'invasion de la multitude; Charles V ne voulut plus habiter le Palais, qui se trouvait étouffé par la foule des maisons populaires, et où la royauté se trouvait comme emprisonnée par tous ces pignons bourgeois qui regardaient dans sa demeure. Il se fit, hors des quartiers populeux, dans le nouveau Paris, près de la campagne, un séjour aussi vaste que sûr et pittoresque: ce fut l'hôtel Saint-Paul; assemblage sans ordre, mais non sans agrément, de maisons, de cours, de jardins, qui occupait l'espace compris entre les rues Saint-Antoine, Saint-Paul, le quai (p.028) des Célestins et le fossé de la Bastille [19].

De ce beau séjour, qu'on appelait «l'hostel solemnel des grands esbattements,» Charles remit dans Paris l'ordre et une bonne police: il fit construire des égouts, des quais, le petit Châtelet, employa à ces travaux les vagabonds et les mendiants, fit des ordonnances rigoureuses contre les lieux de débauche, d'où sortaient la plupart des malfaiteurs, enfin réprima la licence des écoliers. Tout cela fut principalement exécuté par la vigilance de Hugues Aubriot, prévôt de Paris, homme intelligent et énergique, mais trop adonné aux plaisirs, qui, après la mort de Charles V, paya chèrement sa sévérité à l'endroit des clercs de l'Université et son indulgence pour les belles juives: accusé d'hérésie, il fut condamné à être enfermé toute sa vie dans la prison de l'évêché «avec pain de douleur et eau d'angoisse.»

Sous le règne de Charles V furent fondés quatre colléges et l'hôpital du Saint-Esprit.

§ IX.

Paris sous Charles VI.--Abolition des priviléges parisiens.--Meurtre de la rue Barbette.--Les bouchers de Paris.

Cependant Paris avait pris goût aux nouveautés et séditions; il avait mis la main au gouvernement; il connaissait le chemin des demeures royales: il n'oublia rien de tout cela, et pendant un demi-siècle on le vit se ruer dans les troubles civils pour essayer de tirer le royaume des calamités où le plongeaient ses maîtres. Tâche ingrate, pleine d'erreurs et de crimes, où la ville ne trouva que de nouveaux malheurs! Que ne restait-elle patiente, obscure, résignée comme jadis, heureuse de sa vie paisible, de ses belles églises, de ses fêtes naïves, bercée au son de ses mille cloches, mirant ses maisons (p.029) pittoresques dans son fleuve nourricier! Mais le démon des révolutions l'emporta, et dans quelle série de calamités ne l'entraîna-t-il pas, depuis le jour où, saisissant les maillets de plomb déposés à l'Hôtel de ville, elle s'en servit pour tuer les collecteurs des impôts, jusqu'au jour où elle se livra elle-même aux troupes de Charles VII, en secouant le joug des Anglais! Que de souffrances entre ces deux journées! Au 1er mars 1382, Paris était plein d'orgueil et de richesses, avec une population pressée, grouillante, tumultueuse: «Il y avoit alors, dit Froissard, de riches et puissants hommes, armés de pied en cap, la somme de trente mille, aussi bien appareillés de toutes pièces comme nuls chevaliers pourroient être, et disoient quand ils se nombroient, qu'ils étoient bien gens à combattre d'eux-mêmes et sans aide les plus grands seigneurs du monde.» Au 13 avril 1436, Paris était ravagé par la famine et la peste, ruiné par la guerre, abandonné de ses notables habitants; sa population était réduite de moitié; les loups couraient par ses rues désertes; il y avait tant de maisons délaissées qu'on les détruisait pour en brûler le bois; on parlait de transporter ses droits de capitale à une ville de la Loire. Les événements se pressent entre ces deux dates: énonçons ceux qui peignent le mieux le caractère des Parisiens du XIVe siècle, leur ardeur de réformes, leur humeur facile au changement et impatiente de tyrannie.

Après la révolte des Maillotins, la cour de Charles VI, qui se trouvait hors de Paris, capitula pour y rentrer; mais à peine revenue, elle se vengea par des exécutions secrètes, et, chaque nuit, la Seine emportait de nombreuses victimes. Puis elle s'en alla attaquer les Flamands, qui étaient les alliés des Parisiens dans la guerre entreprise «pour déconfire toute noblesse et gentillesse:» elle les vainquit à Rosebecq et revint sur Paris pleine d'arrogance et de colère. Les métiers et les halles, conseillés par les derniers amis de Marcel, voulaient que la ville fit résistance; la haute bourgeoisie aima mieux se confier au jeune roi. Celui-ci (11 janvier 1383) (p.030) entra la lance à la main, comme dans une ville conquise, fit abattre les portes, enlever les chaînes, désarmer les habitants, arrêter les plus notables, camper son armée de nobles dans leurs maisons. Plus de deux cents bourgeois furent décapités, trois cents bannis et dépouillés, tous les autres rançonnés à la moitié et plus de leurs biens; on abolit la prévôté et l'échevinage, les maîtrises, confréries et milices, les priviléges et juridiction de la marchandise.

Les deux plus illustres victimes furent Jean Desmarets, avocat général, et Nicolas Flamand, marchand drapier, courageux citoyens pour lesquels, non plus que pour Étienne Marcel, l'édilité parisienne n'a pas eu un souvenir. Il fallut, pour arrêter les supplices, que la ville se rachetât à force d'argent et vînt crier grâce au roi dans cette cour du Palais, encore teinte du sang des favoris du régent. Le connétable de Clisson, en mémoire de ce pardon, et avec les dépouilles des Parisiens, se fit bâtir, dans le chantier des Templiers, rue du Chaume, un hôtel qu'il appela de la Miséricorde, et qui devint célèbre au XVIe siècle, comme séjour des ducs de Guise. C'est en allant de l'hôtel Saint-Paul à son hôtel de la Miséricorde qu'il fut assassiné dans la rue Culture-Sainte-Catherine, par le sire de Craon.

Charles VI devint fou; ses parents se disputèrent le pouvoir; alors commencèrent les guerres civiles entre les Bourguignons et les Armagnacs, c'est-à-dire entre le parti populaire et le parti de la noblesse, entre Paris et les provinces. Les hôtels des princes y prirent une grande célébrité.

Depuis que Charles V en avait donné l'exemple, le goût des bâtiments s'était répandu parmi les seigneurs, et de beaux hôtels avaient été achetés ou construits par eux dans divers quartiers de la ville. Le duc d'Orléans habitait l'hôtel de Bohême, le duc de Bourgogne l'hôtel d'Artois, le duc de Berry l'hôtel de Nesle, la reine Isabelle l'hôtel Barbette, etc. L'hôtel de Bohême, qui tirait (p.031) son nom de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, lequel l'avait reçu en don de Philippe VI, occupait tout l'espace compris entre les rues de Grenelle, Coquillière, d'Orléans et des Deux-Écus: c'était une magnifique résidence que le duc d'Orléans, ami des arts, avait embellie, agrandie, enrichie de meubles précieux, de sculptures sur pierre et sur bois, de jardins et d'eaux jaillissantes. Cet hôtel devint au XVIe siècle le séjour de Catherine de Médicis, et nous aurons à en reparler.

L'hôtel d'Artois, qui tirait son nom de Robert d'Artois, frère de saint Louis, occupait l'espace compris entre les rues Pavée, du Petit-Lion, Saint-Denis, Mauconseil et Montorgueil. C'était une sorte de forteresse, fermée par une muraille crénelée et garnie de tours, dont une existe encore[20]; son voisinage des halles et le rôle que jouait le duc de Bourgogne comme chef du parti populaire rendaient cet édifice très-important. Nous verrons plus tard quelles étranges transformations il a subies.

L'hôtel de Nesle occupait, sur le bord de la Seine, l'espace compris entre la rue de Nevers, le quai Conti et la rue Mazarine. Il touchait à la muraille de la ville, aux portes de Bucy et de Nesle et à la tour du même nom. Il contenait de grandes richesses, des tableaux d'Italie, des reliques, des ouvrages précieux d'orfèvrerie, et surtout une magnifique librairie.

L'hôtel Barbette occupait l'espace compris entre les rues Vieille-du-Temple, de la Perle, des Trois-Pavillons et des Francs-Bourgeois: il en reste encore une tourelle au coin de cette dernière rue. C'est de cet hôtel que sortait le duc d'Orléans lorsqu'il fut assassiné dans la rue Vieille-du-Temple (1407), par des gens cachés dans la maison de l'Image-Notre-Dame, maison qui subsistait encore en 1790, et dont l'emplacement est aujourd'hui occupé par la rue qui longe le marché des Blancs-Manteaux. Les (p.032) assassins allèrent se réfugier à l'hôtel d'Artois; le cadavre fut porté à l'hôtel de Rieux, situé en face de la maison de l'Image-Notre-Dame, et de là à l'église des Blancs-Manteaux. C'est là que le duc de Bourgogne vint jeter l'eau bénite sur le cercueil en disant: «Jamais plus méchant et plus traître meurtre ne fut commis en ce royaume.» Mais à l'hôtel de Nesle, où se tint un conseil pour rechercher les coupables, le prévôt de Paris étant venu dire qu'il avait suivi la trace des assassins jusqu'à l'hôtel d'Artois, il jeta le masque, avoua le crime et s'enfuit en Flandre.

Les Parisiens se prononcèrent pour le meurtrier, qui «étoit moult aimé d'eux, comme étant courtois, traitable, humble et débonnaire;» ils le reçurent en triomphe quand il revint avec une armée, devant laquelle s'enfuirent le roi et sa famille; ils l'applaudirent quand il fit prononcer, dans le cloître de l'hôtel Saint-Paul, par le cordelier Jean Petit, l'apologie de son crime. La guerre civile commença. Il se forma alors dans Paris, sous le patronage de Jean-Sans-Peur, une faction qui avait pour chefs les Legoix, les Saint-Yon, les Thibert, maîtres des boucheries, familles puissantes qui dataient déjà de plusieurs siècles, dont les descendants se sont signalés dans les troubles de la Ligue et de la Fronde, enfin qui ont encore aujourd'hui plusieurs rejetons parmi les bouchers de Paris. Cette faction, qui était inspirée par les docteurs de l'Université, avait pour orateur un chirurgien nommé Jean de Troyes, pour exécuteur un écorcheur nommé Caboche, et pour armée toute la population des métiers et des halles: elle s'empara du gouvernement, des finances, de la Bastille, du Louvre; elle rendit à Paris ses priviléges, ses chaînes, ses armes (20 janvier 1411); elle envahit plusieurs fois l'hôtel Saint-Paul, forçant les princes à subir ses volontés, égorgeant ou emprisonnant leurs favoris, se distribuant les dignités et commandements. Les bouchers couraient sus aux Orléanais comme à des bêtes fauves, «et (p.033) suffisoit pour tuer un notable bourgeois, le piller et dérober, de dire: Voilà un Armignac.» Mais la haute bourgeoisie, qui se voyait exclue des offices et du pouvoir, se lassa de cette tyrannie; et, croyant seulement travailler à la restauration de l'autorité royale, elle chercha à rappeler les Armagnacs. Après une lutte terrible, d'abord dans les assemblées des quartiers, ensuite dans le Parloir aux Bourgeois et sur la place de Grève, les modérés l'emportèrent, chassèrent les bouchers avec Jean-Sans-Peur, et ouvrirent les portes à leurs ennemis. Ils s'en repentirent, car la réaction de la noblesse contre le parti populaire fut si terrible, que non-seulement Paris fut de nouveau privé de ses priviléges, de ses richesses, de ses plus notables citoyens, mais qu'il craignit pour son Parlement, son Université, ses droits de capitale, son existence même. Jean-Sans-Peur essaya vainement de délivrer la ville: elle était tenue dans la terreur par le prévôt Tanneguy Duchâtel, qui avait désarmé les habitants, muré les portes, interdit toute réunion et qui envoyait à la mort tous ceux qui essayaient la moindre résistance. Après cinq ans de souffrances, au moment où les Armagnacs avaient formé le projet de décimer la population, le fils d'un quartenier, Perrinet-Leclerc, déroba les clefs de la porte Bucy à son père, et introduisit dans la ville un parti bourguignon. Tous les bourgeois coururent aux armes avec des cris de joie; l'hôtel Saint-Paul fut envahi, le roi pris et promené dans les rues pour approuver l'insurrection, tous les Orléanais arrêtés, massacrés ou entassés dans les prisons. Tanneguy Duchâtel se sauva avec le dauphin dans la Bastille. Une bataille s'engagea dans la rue Saint-Antoine: les Armagnacs furent vaincus. Leur chef, le connétable d'Armagnac, avait son hôtel rue Saint-Honoré, sur l'emplacement du Palais-Royal: il se sauva chez un pauvre maçon, y fut découvert, traîné à la Conciergerie avec le chancelier, des prélats, des dames, des seigneurs. Les bouchers reparurent, et (p.034) pour détruire le parti armagnac, ils entraînèrent la populace aux prisons et lui firent égorger tous les détenus. Le massacre dura plusieurs jours: il eut lieu surtout à la Conciergerie et au Châtelet, édifices sinistres qui semblent avoir eu pendant des siècles le privilége du sang, dont les voûtes ont retenti de tant de cris de douleur, qui ont vu se renouveler deux fois les massacres de 1418. On croyait venger les désastres de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt, causés par la folie des seigneurs; on croyait noyer dans le sang la noblesse féodale; on croyait établir sur des fondements éternels les libertés populaires. Cruelles erreurs! trois fois Paris a donné le spectacle de cette horrible tragédie contre la noblesse, et quel en a été le succès! Le massacre des Armagnacs a-t-il empêché le retour de Charles VII? Le massacre de la Saint-Barthélémy a-t-il empêché l'avénement de Henri IV? Les massacres de septembre ont-ils empêché la restauration des Bourbons?

§ X.

Paris sous Charles VII.--Jeanne d'Arc à la porte Saint-Honoré.--Prise de Paris par les troupes royales.

Le sang versé retomba sur Paris: une épidémie terrible enleva le quart de la population; Jean-Sans-Peur fut assassiné; son fils et la reine Isabelle traitèrent avec l'Anglais et lui livrèrent la France. On vit Henri V entrer dans Paris, ruiné, dévasté, désolé par la famine (18 novembre 1420); l'hôtel des Tournelles, sur l'emplacement duquel a été bâtie la place Royale, devint le séjour du duc de Bedford; des soldats anglais garnirent les portes, la Bastille et ce Louvre où nous les avons revus! Jours d'humiliation et d'aveuglement! La capitale resta seize ans au pouvoir des étrangers! Il lui fallut tout ce temps de souffrances pour la guérir de ses passions bourguignonnes, de ses ardeurs de libertés: les sophistes populaires, les pédants de (p.035) l'Université, ne lui disaient-ils pas que le joug étranger n'était qu'une apparence, que l'union des deux couronnes ferait de l'Angleterre une province française, qu'un changement de dynastie rendrait à la ville sa prospérité, son commerce, sa puissance? Les Parisiens, qui sont «de muable conseil et de légère créance,» se laissèrent prendre à ces déclamations: quand Jeanne d'Arc vint assiéger leurs murailles, ils ne reconnurent pas en elle l'ange sauveur de la France, et, croyant, comme le disaient les Bourguignons, que les Armagnacs venaient pour détruire leur ville de fond en comble, ils firent une vigoureuse défense. La butte Saint-Roch, formée anciennement par des dépôts d'immondices, était alors couverte de moulins et de cultures: la Pucelle y vint asseoir son camp et fit décider l'attaque de la porte Saint-Honoré (vers la rencontre des anciennes rues du Rempart et de Saint-Nicaise). Elle emporta le boulevard et sondait le fossé de sa lance, lorsqu'elle eut la cuisse percée d'un trait d'arbalète; «et si point n'en désempara, ni ne s'en voult oncques tourner. Rendez-vous à nous tost, de par Jhesus! crioit-elle. Bois, huis, fagots, faisoit geter et ce qu'estoit possible au monde, pour cuider sur les murs monter; mais l'eau estoit par trop parfonde.» A la fin, ses soldats l'enlevèrent malgré elle, et l'assaut, qui avait duré quatre heures, fut abandonné.

Moins de quatre siècles après cet événement, un autre patron de la France, un autre ennemi, une autre victime des Anglais combattit aussi les Parisiens dans les mêmes lieux: c'est dans cette partie de la rue Saint-Honoré, près de l'église Saint-Roch, que Napoléon mitrailla les bourgeois armés contre la Convention. Hélas! l'histoire de Paris est si féconde en discordes civiles, toutes les passions qui ont divisé la France ont pris si souvent les rues de la capitale pour champ de bataille, qu'on n'y peut faire un pas sans rencontrer quelque lieu où nos pères ont donné leur vie. Quelle place n'a eu son combat, (p.036) quelle rue sa barricade, quel pavé son cadavre! Boues de l'antique Lutèce, de quel sang généreux n'avez-vous pas été perpétuellement abreuvées!

Six ans après l'apparition de Jeanne d'Arc devant leurs murs, les Parisiens, réduits par la guerre, la famine et la peste aux dernières extrémités de la misère, et voyant que le duc de Bourgogne s'était réconcilié avec Charles VII pour chasser les étrangers, appelèrent eux-mêmes les royalistes dans leurs murs. Ceux-ci, conduits par un marchand, Michel Lallier, entrèrent par la porte Saint-Jacques, aux acclamations des bourgeois, pendant que les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin s'armaient aux cris de: Vive le roi! «Bonnes gens, leur disait le connétable de Richemont en leur serrant la main, le roi vous remercie cent mille fois de ce que si doucement vous lui avez rendu la maîtresse cité de son royaume: tout est pardonné.» Les Anglais se formèrent en trois colonnes pour étouffer la sédition et se dirigèrent sur les halles et les portes Saint-Martin et Saint-Denis: ils furent repoussés par les bourgeois, qui faisaient pleuvoir des flèches et des pierres sur eux, et obligés de se réfugier à la Bastille, où ils capitulèrent. Les cloches sonnaient; tout le monde s'embrassait; il n'y eut ni violence ni pillage. La seule vengeance que firent les Armagnacs fut de renverser une statue qui avait été élevée par les Bourguignons à Perrinet-Leclerc, auprès de sa maison: on fit de cette statue mutilée une borne qui existait encore dans le siècle dernier près de la rue de la Bouclerie.

La ville, délivrée des Anglais, mais encore plus misérable et désolée, cacha ses ruines et ses haillons et s'efforça de paraître belle et gorgiase, pour recevoir Charles VII. Ce roi, si égoïste, si insouciant, fut frappé de l'aspect effroyable que présentait la capitale, avec ses maisons demi-détruites, ses rues empestées, ses habitants hâves et décharnés; les larmes lui en vinrent aux yeux; mais il pensa en lui-même qu'elle n'était plus à craindre, «et il la (p.037) quitta, dit un bourgeois du temps, comme s'il fût venu seulement pour la voir.» Son exemple fut suivi par ses successeurs, qui ne séjournèrent que rarement à Paris et préférèrent les paisibles villes des bords de la Loire, les riants châteaux de Chinon, de Plessis-lès-Tours, d'Amboise, de Chambord, à la tumultueuse cité dont les souvenirs bourguignons et l'esprit démocratique les importunaient. Aussi, il fallut que Paris se rétablît tout seul de ses misères; mais l'industrieuse ville demande si peu de repos pour reprendre son lustre et sa vigueur, que sous le règne de Louis XI elle avait déjà deux cent mille habitants, et que ses alentours étaient aussi florissants qu'elle: «C'est la cité, dit Comines, que jamais je visse entourée de meilleurs pays et plantureux, et est chose presque incrédible que des biens qui y arrivent.»

§ XI.

Paris sous Louis XI et sous ses successeurs, jusqu'à Henri II.--Renaissance.--Administration municipale.--Rabelais, Amyot, Villon.--Les confrères de la Passion.

Ce fut un bon temps pour la capitale que le règne du monarque qui fut si terrible aux grands et si débonnaire aux petits; elle redevint alors l'appui de la royauté, et Louis en fit son refuge, sa citadelle, son arsenal pour toutes ses entreprises contre la féodalité. «Ma bonne ville de Paris, disait-il, et si je la perdois, tout seroit fini pour moi.» Aussi, quand, après la bataille de Montlhéry, il se retira dans la capitale, il se montra aux bourgeois comme l'un d'eux, vêtu comme eux, et devint plus populaire qu'aucun de ses prédécesseurs. Il se mit de leur confrérie, il augmenta leurs priviléges, il les appela à son conseil; il les haranguait aux halles, il écoutait leurs plaintes, il riait, causait avec eux et leur faisait «de salés contes.» Il aimait surtout à dîner tantôt à l'Hôtel-de-Ville avec le prévôt et les (p.038) échevins, tantôt chez les magistrats du Parlement, tantôt chez quelque gros marchand. Chacun lui touchait dans la main, lui parlait de ses affaires, le voulait pour parrain de ses enfants. Compère, lui disait-on en le tirant par son pourpoint. Compère, répondait-il au plus chétif du populaire. Aussi, à chaque visite qu'il faisait à Paris, on le fêtait par des réceptions magnifiques et de riches dons de vaisselle d'or et d'argent. Toutes ces manières firent que les tentatives des seigneurs pour réveiller le parti bourguignon échouèrent, et que le roi put se tirer de leurs griffes, moyennant le traité de Conflans, où chacun d'eux emporta sa pièce de la royauté. Les négociations eurent lieu dans le faubourg Saint-Antoine, à la Grange-aux-Merciers, et Louis en consacra le souvenir par une croix qui était rue de Reuilly, près du mur de l'abbaye Saint-Antoine. Il n'oublia pas que, dans cette déconvenue, Paris lui avait été seul fidèle, et il devint plus que jamais le bon ami des Parisiens. Il prenait parmi eux ses agents, ses ministres, voire ses exécuteurs; il leur donnait le spectacle du supplice des grands seigneurs, comme du connétable de Saint-Pol à la Grève, du duc de Nemours aux halles; il supportait, «sans en être déferré,» leurs gausseries, quand il avait fait quelque faute. Ainsi, après l'entrevue où il resta prisonnier de Charles le Téméraire, il fut salué de toutes les boutiques par les cris de: Péronne! Péronne! que lui cornaient aux oreilles les geais et les pies de ses compères. Il se fit le chef de leurs métiers, encouragea leur commerce par des marchés libres, leur donna une bonne police, les organisa en soixante-douze compagnies de milices, formant trente mille hommes «armés de harnois blancs, jacques ou brigandines.» Il rétablit la bibliothèque de Charles V et la plaça dans le couvent des Mathurins, rue Saint-Jacques. Il appela à Paris trois élèves de Jean Fust, qui fondèrent, dans les bâtiments de la Sorbonne, la première imprimerie qu'on ait établie en France, et qui, trois ans (p.039) après, ouvrirent, rue Saint-Jacques, une boutique de librairie, avec l'enseigne significative du Soleil d'Or. Il augmenta les priviléges de l'Université et y fonda une école spéciale de médecine, rue de la Bûcherie, entre les rues des Rats et du Fouarre, dans un bâtiment qui coûta dix livres tournois et dont une partie existe encore. Cette fondation avait été sollicitée par Jacques Cothier, médecin du roi, qui est demeuré fameux, moins pour l'immense fortune qu'il tira des frayeurs de son malade que pour le jeu de mots qu'il avait fait sculpter sur sa belle maison de la rue Saint-André-des-Arts: A l'Abri-Cothier! Il avait compté sans les favoris de Charles VIII, qui firent mentir l'ambitieux rébus.

Paris, quoique négligé par les successeurs de Louis XI, continua de s'accroître et de prospérer, et il eut une belle part dans les créations de la renaissance. Ainsi, c'est à cette époque que furent bâtis l'hôtel de la cour des Comptes, détruit par un incendie en 1737; l'hôtel de la Trémouille ou des Carneaux, rue des Bourdonnais; l'hôtel de Cluny, aujourd'hui transformé en musée d'antiquités françaises; la fontaine des Innocents, les églises Saint-Merry et Saint-Eustache, l'Hôtel-de-Ville, le vieux Louvre, le pont Notre-Dame, etc. En ce même temps furent fondés le Collége de France, cinq autres colléges, les hospices des Enfants-Rouges, et des Petites-Maisons, etc. Sous François Ier, la ville eut ses fortifications restaurées et son enceinte augmentée: on y comprit les terrains appelés Tuileries et l'on ferma ce côté par un grand bastion. Sous ce même roi furent créées les premières rentes sur l'Hôtel-de-Ville, noyau de cette dette de l'État, qui, de 16,000 livres dont elle se composait en 1522, s'éleva en 1789 à 5 milliards. La ville fut aussi, à cette époque, divisée régulièrement en seize quartiers, et son administration et sa garde composées ainsi:

1º Le prévôt de Paris, magistrat commandant pour le roi, ayant (p.040) sous lui deux lieutenants, l'un civil, l'autre criminel, qui présidaient le tribunal ou présidial du Châtelet, formé de vingt-quatre conseillers; ces lieutenants étant des hommes de robe, et le prévôt, homme d'épée, ne jugeant plus, ses attributions se trouvèrent bornées à la police; on lui enleva même le commandement militaire de la ville, qui fut donné au gouverneur de l'Ile-de-France; 2º le prévôt des marchands, magistrat populaire et élu, chargé du commerce, des approvisionnements, de la voirie, avec l'assistance d'un bureau composé de quatre échevins, d'un greffier, d'un receveur et de vingt-six conseillers; 3º la garde bourgeoise, ayant pour chefs seize commandants de quartiers ou quarteniers, quarante cinquanteniers et deux cent cinquante-six dizainiers; 4º le guet royal, formé de cinq cents hommes de pied et de trois compagnies soldées d'archers, d'arbalétriers et d'arquebusiers; le tout commandé par le chevalier du guet. Le Parlement avait d'ailleurs la surintendance de la police, des approvisionnements et même de l'administration; souvent il déléguait deux de ses membres par quartier pour y mettre l'ordre, et, dans les circonstances graves, il tenait de grandes assemblées de police où assistaient l'évêque, le chapitre, les deux prévôts, les échevins, les quarteniers, etc.

Sous les règnes de Louis XII, de François Ier et de Henri II, furent faits les règlements les plus importants pour l'administration de la ville et dont quelques-uns sont encore en vigueur, principalement ceux qui regardent les fontaines, les marchés, les boucheries, le pavage, les égouts, etc. Les carrosses, qui commencent à paraître, mais qui ne devinrent nombreux que sous Louis XIII, font comprendre la nécessité de débarrasser, d'assainir, d'élargir les voies publiques. Il fut défendu de bâtir en saillie sur les rues; on fit rentrer les auvents et les toits des boutiques; les animaux des basses-cours cessèrent de vaguer au milieu des dépôts d'ordures; l'enlèvement des boues et immondices fut confié à un service de voitures payées au moyen (p.041) d'une taxe spéciale; on essaya même un éclairage général. Des ordonnances très-rigoureuses furent faites contre l'ivrognerie, les tavernes, les maisons de débauche, les jeux, le luxe des vêtements, les blasphèmes; on s'efforça de débarrasser la ville des vagabonds et des mendiants, contre lesquels tous les règlements de police étaient insuffisants, en condamnant les hommes aux galères et les femmes au fouet.

Mais il y avait un obstacle presque insurmontable à une bonne administration dans les seigneurs et le clergé, qui refusaient de se soumettre aux ordonnances municipales, de contribuer aux charges de la ville, et qui trouvaient dans leurs priviléges le moyen de résister même aux arrêts du Parlement. D'ailleurs, le sol de Paris n'appartenait pas entièrement au roi; il était partagé en plusieurs fiefs et par conséquent en plusieurs juridictions qui étaient en lutte presque perpétuelle avec l'autorité royale. L'évêque, le chapitre de Notre-Dame, les abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Sainte-Geneviève, de Saint-Martin-des-Champs, l'Université, plusieurs seigneurs avaient chacun sa justice particulière, sa prison, même ses soldats, et toutes ces puissances mettaient leur orgueil non-seulement à être affranchies de l'autorité municipale, mais à la dominer, à l'entraver, à l'annuler. Ainsi les écoliers, les clercs du Palais, les pages et les laquais des grands ne cessaient de jeter le trouble dans la ville, d'empêcher son commerce, d'ensanglanter ses rues; souvent ils s'unissaient aux aventuriers, aux truands, aux voleurs et répandaient la terreur dans certain quartier, à ce point que les bourgeois tendaient les chaînes, éclairaient les maisons et faisaient le guet nuit et jour comme à l'approche de l'ennemi. Le prévôt et le Parlement avaient rendu contre ces désordres les arrêts les plus sévères, défendant, «sous peine de la hart, de porter bastons, espées, pistoles, courtes dagues, poignards,» et ils faisaient pendre sans jugement ni procès les contrevenants; mais tout cela fut inutile, (p.042) les gens de désordre, trouvant un appui contre l'autorité, soit auprès de l'évêque, soit dans l'Université, soit chez les grands seigneurs; et jusqu'au règne de Louis XIV, Paris ne cessa d'être à la merci de cette turbulente jeunesse.

A part les émeutes des écoliers et des laquais, Paris pendant cette époque, n'est le théâtre d'aucun événement remarquable, et son histoire se borne à citer quelques demeures célèbres. Philippe de Comines habitait le château de Nigeon ou de Chaillot, qui lui fut donné par Louis XI. La duchesse d'Étampes demeurait rue Gît-le-Cœur dans un bel hôtel bâti par le roi chevalier. Le connétable de Bourbon possédait l'hôtel du Petit-Bourbon, attenant au Louvre. Le connétable de Montmorency avait son hôtel rue Sainte-Avoye, et c'est là qu'il mourut. Rabelais, cet infernal moqueur du seizième siècle, est mort, en 1553, rue des Jardins, et a été enterré dans le cimetière de l'église Saint-Paul, au pied d'un grand arbre qui a été visité pendant longtemps par tous les écoliers de l'inclyte Lutèce[21]. Arbre, cimetière, église, tout a disparu, mais non pas la race de ces fagoteurs d'abus, caphards empantouflés, bazochiens mangeurs du populaire, usuriers grippeminauds, pédants rassotés,» que notre Homère bouffon a fustigés dans ses «beaux livres de haulte graisse, légiers au pourchas et hardis à la rencontre.» Amyot a demeuré dans une maison voisine du collége d'Harcourt (collége Saint-Louis), près de la porte Saint-Michel: son nom ramène la pensée sur ce beau temps de restauration de l'antiquité, où l'on se passionnait si naïvement pour les trésors intellectuels de la Grèce et de Rome, où quatre lignes découvertes de Platon, une oraison de Cicéron traduite ou (p.043) commentée, donnaient la fortune et la gloire, où Jacques Amyot, de valet d'écoliers, devenait évêque d'Auxerre et grand aumônier de France, pour avoir translaté, dans un français naïf et gracieux, les vies de Plutarque et les romans de Théagène et de Daphnis. Ronsard a habité rue des Fossés-Saint-Victor, près du collége Boncourt, dans une maison qui touchait au mur d'enceinte; c'est là que se rassemblait la fameuse pléiade des beaux esprits du seizième siècle; c'est là que furent jetés les fondements de la révolution littéraire qui devait changer notre langue, et que Malherbe et Boileau ont renversée. Profondes études, labeurs consciencieux, discussions enthousiastes, passion de la poésie, nous avons cru vous voir renaître il y a trente ans à peine, qui vous retrouverait aujourd'hui?

A tous ces lieux célèbres dans l'histoire des lettres, nous devons ajouter «ces tabernes méritoires de la Pomme-de-Pin, du Castel, de la Magdeleine et de la Mulle,» dont parle Rabelais. C'est là que «cauponisait» Villon, l'enfant de Paris, spirituel, fripon et libertin, quand, après avoir dérobé quelque «repue franche» aux rôtisseurs de la rue aux Ours, il chantait la blanche savatière ou la gente saucissière du coin, ou bien sa joyeuse épitaphe:

Ne suis-je badaud de Paris,
De Paris, dis-je, auprès Pontoise?

Le cabaret de la Pomme-de-Pin, le plus fameux de tous, était situé dans la Cité, rue de la Juiverie, au coin de la rue de la Licorne, en face de l'église Sainte-Madeleine: il fut célébré plus tard par Regnier, et devint, dans le dix-septième siècle, le rendez vous des gens de lettres et de leurs bons amis de la cour.

C'est à cette même époque qu'il faut chercher les premiers logis du théâtre français. Vers l'an 1402, des bourgeois de Paris avaient formé une confrérie dite de la Passion, pour représenter les principaux (p.044) mystères de la vie du Christ, et ils s'étaient installés, par privilége du roi, dans l'hôpital de la Trinité, entre les rues Saint-Denis et Grenétat. Dans le même temps, des jeunes gens formèrent la confrérie des Enfants-sans-Souci, pour représenter, aux halles ou à la Grève, des pièces satiriques qu'on appelait sotties. Enfin, à la même époque, les clercs de la Basoche se mirent à jouer, à certains jours solennels, dans la grande salle du Palais, des moralités ou farces à peu près semblables à celles des Enfants-sans-Souci. Ces divers théâtres eurent un grand succès. Les confrères de la Passion, pour varier leur spectacle, s'adjoignirent les Enfants-sans-Souci avec leurs pièces joyeuses; puis ils quittèrent l'hôpital de la Trinité pour l'hôtel de Flandre, situé rue Coquillière, et ils y eurent une telle vogue, que les églises, les prédications, les offices étaient abandonnés, même par les prêtres. Ils passèrent de là à l'hôtel d'Artois ou de Bourgogne, dont ils achetèrent une partie, et où ils firent construire un théâtre; mais il leur fut ordonné, par arrêt du Parlement, de ne plus représenter que des pièces «profanes, honnêtes et licites;» et aux Enfants-sans-Souci, qui s'étaient avisés de jouer des satires politiques, de ne plus prendre de tels sujets «sous peine de la hart.» Ces défenses firent décliner le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, qui, d'ailleurs, eut à lutter avec les pièces classiques de l'école de Ronsard, lesquelles étaient représentées dans les colléges ou à la cour. Nous le retrouverons sous Louis XIII.

§ XII.

Paris pendant les guerres de religion.--La Saint-Barthélémy.--Les barricades de 1588.

Mystères, sotties, moralités, tous ces amusements, où se délectaient la foi grossière et la malice naïve de nos aïeux, allaient être oubliés: le moine de Wittemberg avait jeté dans le monde le démon (p.045) de l'examen; l'Europe féodale était remuée jusque dans ses entrailles; Paris allait sortir de son repos et se lancer de nouveau dans les révolutions avec ses passions, ses vertus, ses fureurs. La ville de sainte Geneviève et de saint Louis, la ville de la Sorbonne et de l'Université, la ville aux mille cloches, aux quatre-vingts églises, aux soixante couvents, était fondamentalement catholique: institutions municipales, corporations de métiers, cérémonies populaires, existence publique, foyer domestique, tout était imprégné de catholicisme; le catholicisme était l'âme de la cité, la source de toutes les jouissances, le bonheur, la gloire, la vie entière du peuple. Aussi, quand les Parisiens virent les calvinistes attaquer tout ce qu'ils aimaient, se railler de tout ce qu'ils vénéraient, insulter leurs pompeuses fêtes, détruire églises, croix, tombeaux, statues, ils les regardèrent comme des infidèles, des Sarrasins, des sauvages, ils ne songèrent qu'à les exterminer. Ils applaudirent aux arrêts barbares du Parlement, de la chambre ardente, de l'inquisition, aux bûchers allumés par François Ier et Henri II aux halles, à la Grève, sur toutes les places, aux supplices d'Étienne Dolet, le savant imprimeur, de Louis de Berquin, l'intrépide gentilhomme, d'Anne Dubourg, le vertueux magistrat; ils virent avec indignation, sous Catherine de Médicis, le gouvernement faire des édits en faveur des rebelles, et ils se préparèrent dès lors à sauver la foi malgré la royauté. La tranquillité de la capitale, depuis plus d'un siècle, n'avait abusé personne sur son naturel tumultueux; chacun savait le goût des Parisiens pour les émeutes: «A ce ils sont tant faciles, disait Rabelais, que les nations estranges s'ébahissent de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent, vu les inconvénients qui en sortent de jour en jour.»

Paris avait alors une population de trois cent mille habitants, dans laquelle on comptait à peine sept à huit mille huguenots, presque (p.046) tous de la noblesse et de la haute bourgeoisie: «C'était, dit Lanoue, une mouche contre un éléphant.» Mais ceux-ci n'en étaient pas moins pleins d'orgueil et de confiance dans leur cause, pleins de mépris pour cette masse de catholiques qu'ils appelaient «pauvres idiots populaires;» ils croyaient dominer la grande ville par la supériorité de leur bravoure et de leurs lumières, et ils comptaient pour cela sur l'appui des provinces, où la nouvelle religion avait de nombreux sectateurs. Les provinces n'étaient pas alors soumises à l'ascendant de la capitale; elles ne recevaient pas d'elle leur histoire et leurs révolutions toutes faites; elles n'étaient pas réduites à cette existence glacée et subalterne que la centralisation leur a donnée: aussi étaient-elles jalouses de la puissance toujours croissante et envahissante de Paris; elles ne cédaient que malgré elles à son impulsion; elles se montraient même pleines de préjugés sur ses habitants, dont elles raillaient les défauts avec amertume, envie et colère. «Le peuple parisien, dit Rabelais (né en Touraine, moine en Poitou, médecin à Montpellier), est tant sot, tant badault, et tant inepte de nature, qu'un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vieilleux au milieu d'un carrefour, assemblera plus de gens que ne feroit un bon prescheur évangélique[22].» Et néanmoins ce fut pendant les guerres de religion, guerres de la noblesse contre la royauté, des provinces contre la capitale, que Paris, en sauvant l'unité monarchique et nationale, commença à exercer une influence prépondérante sur tout le royaume.

La guerre civile commença: dès l'entrée, les Parisiens prirent les (p.047) armes, chassèrent les huguenots de leurs murs, mirent à leur tête le duc de Guise, «comme défenseur de la foi.» Trois fois les protestants furent vaincus, trois fois ils obtinrent de la couronne des pacifications avantageuses: à la dernière, la cour sembla complétement avoir répudié la cause catholique et s'être décidée à livrer l'État aux protestants. L'irritation de la grande ville fut extrême quand elle se vit traversée par ces gentilshommes du Midi, ces ministres au visage sombre et austère, tous ces méchants huguenots qui avaient, depuis dix ans, tant tué de moines et pillé d'églises: elle se crut envahie par des étrangers; elle se crut trahie par le roi; elle résolut de tout exterminer. Halles, métiers, confréries, se mirent en mouvement: la cour, débordée par la fureur populaire, se hâta de prendre l'initiative du massacre. Quel spectacle présenta Paris dans cette nuit de la Saint-Barthélémy (24 août 1572)! Les chaînes tendues, les portes fermées, les compagnies bourgeoises en armes, des canons dans l'Hôtel-de-Ville, le tocsin sonnant à toutes les églises, des bandes de meurtriers parcourant les rues, enfonçant les portes, égorgeant les protestants! «Le bruit continuel des arquebuses et des pistolets, dit un témoin, les cris lamentables de ceux qu'on massacrait, les hurlements des meurtriers, les corps détranchés tombant des fenêtres ou traînés, à la rivière, le pillage de plus de six cents maisons, faisaient ressembler Paris à une ville prise d'assaut. Les rues regorgeaient tellement de sang qu'il s'en formait des torrents surtout dans la cour et le voisinage du Louvre. La rivière était toute rouge et couverte de cadavres...» C'est de la tour de Saint-Germain-l'Auxerrois que partit le signal du massacre. L'amiral de Coligny fut tué dans la maison n. 14 de la rue des Fossés-Saint-Germain, alors appelée rue Béthisy; Ramus, dans le collége de Presles, où il demeurait; Jean Goujon, sur l'échafaud où il sculptait les bas-reliefs du vieux Louvre. On dit que le roi tira (p.048) des coups d'arquebuse, à travers la rivière, sur les huguenots qui se sauvaient dans le faubourg Saint-Germain. Le lendemain, il alla voir le cadavre de Coligny, qu'on avait pendu à Montfaucon, et à la Grève le supplice de deux seigneurs protestants échappés au massacre.

Malgré la Saint-Barthélémy, le parti huguenot ne fut pas abattu. La royauté recommença sous Henri III sa politique vacillante et tomba, par ses vices, dans le plus profond mépris; Paris reprit ses défiances et ses haines; la sainte Ligue naquit! Elle naquit, dit-on, dans une assemblée de bourgeois, de docteurs, de moines, qui se tint au collége Fortet, rue des Sept-Voies, n. 27; et, de cette maison obscure, elle enlaça toute la France. Alors se forma à Paris le conseil secret des Seize, qui devait propager la Ligue dans les seize quartiers de la ville, et qui finit par dominer les métiers, les confréries, les milices, même la municipalité. La capitale prit cet aspect animé, inquiet, menaçant, tumultueux, qui est le présage des révolutions. D'un côté étaient les fêtes luxurieuses de la cour, les meurtres et les adultères du Louvre, les duels des mignons du roi contre les mignons du duc de Guise, les mascarades, les pénitences, les orgies, les processions, «les lascivetés et vilenies» de Henri III; d'un autre côté étaient les conciliabules des Seize, des échevins, des quarteniers, les serments, les projets, les amas d'armes au fond des sacristies ou des boutiques, enfin et surtout les prédications furibondes des curés et des moines. Henri veut arrêter cette licence de la chaire par laquelle, chaque jour et sans relâche, il était déchiré, calomnié, voué à l'exécration populaire; son Parlement menace du bannissement, même de mort, les prédicateurs séditieux, et il ordonne de saisir les deux plus hardis, les curés de Saint-Benoît et de Saint-Séverin; mais c'était s'attaquer à la plus précieuse des libertés populaires, à celle qui tenait lieu de la liberté d'écrire, à une époque où les livres étaient si rares, où si peu de gens (p.049) savaient lire. Les Parisiens, dans aucun temps, n'avaient souffert l'oppression sans protester contre elle, et c'était ordinairement la chaire qui exprimait l'opinion publique; c'était par les sermons que le peuple conservait la notion de ses droits et pouvait dire la vérité aux grands: aussi portait-il aux prédicateurs une affection enthousiaste, et il gardait la mémoire de ceux qui avaient bravé la tyrannie pour le défendre, de frère Legrand sous Charles VI, de frère Richard sous la domination anglaise, de frère Fradin sous Louis XI. L'entreprise de Henri III fit donc soulever tout le quartier de l'Université: Aux armes! criait-on, on enlève nos prédicateurs! Et l'émeute gagnant les autres parties de la ville, le roi fut contraint de relâcher les deux curés.

Cependant une grande conspiration avait été faite pour mettre le gouvernement entre les mains de la Ligue. Le roi en prend alarme et fait venir des troupes dans les faubourgs. Les Seize appellent le duc de Guise: il arrive. Quelle fête que son entrée dans Paris! on baisait ses habits, on le couvrait de fleurs, on faisait toucher des chapelets à ses vêtements. Il va visiter la reine Catherine en son hôtel d'Orléans; puis il ose braver le roi dans son Louvre, ce Louvre fatal à tant de seigneurs rebelles! enfin il se retire dans sa maison, l'ancien hôtel de Clisson. Le lendemain, les troupes royales, gardes suisses et gardes françaises, entrent dans la ville par la porte Saint-Honoré, occupent les places et les ponts, menacent et raillent les Parisiens, disant «qu'aujourd'hui le roi serait le maître et qu'il n'était femme ou fille de bourgeois qui ne passât par la discrétion d'un Suisse.» Le peuple se soulève; alors la grande ville prit cette figure qu'on lui a vue tant de fois, qui tant de fois a fait trembler le trône: l'œil en feu, les bras nus, échevelée, déguenillée, pâle de fureur, s'armant de tout, remuant les pavés, élevant des barricades, sonnant le tocsin, s'enivrant de ses cris, de l'odeur de la (p.050) poudre, du bruit du combat, et plus encore de la passion qui la transporte, que cette passion soit la foi, la gloire ou la liberté! La révolte éclata à la place Maubert, dirigée par les prédicateurs et les écoliers; elle descendit par les ponts, s'empara de l'Arsenal, du Châtelet et de l'Hôtel-de-Ville, et vint planter sa dernière barricade devant le Louvre. De toutes ces rues fangeuses, de toutes ces profondes maisons, de toutes ces boutiques obscures, de toutes ces églises, chapelles et couvents, sortaient des hallebardes, des arquebuses, des bourgeois, des artisans, des clameurs, des prières, des moines, des enfants; de toutes les fenêtres pleuvaient balles, pierres, exhortations, imprécations. Les Suisses, poussés, battus, égorgés surtout au Marché-Neuf, demandèrent grâce, se laissèrent prendre ou s'enfuirent. Le lendemain, les Parisiens, enivrés de leur victoire, avaient résolu d'aller «quérir frère Henri de Valois dans son Louvre;» mais celui-ci, épouvanté, en sortit comme pour aller aux Tuileries, qu'on commençait à bâtir; arrivé à la porte Neuve (située près de la tour du Bois, entre les ponts des Tuileries et du Carrousel), il monta à cheval et se sauva. Les bourgeois, qui gardaient la porte de Nesle, de l'autre côté de la rivière, tirèrent à lui et à son escorte des coups d'arquebuse: «Il se retourna vers la ville, dit le bonhomme l'Estoile, jeta contre son ingratitude, perfidie et lâcheté, quelques propos d'indignation, et jura de n'y rentrer que par la brèche.»

La capitale se trouva dès lors affranchie de l'autorité royale; et sous un gouvernement municipal tout démocratique, avec un prévôt des marchands qui descendait, dit-on, d'Étienne Marcel, avec des échevins, des quarteniers, des colonels de métiers tout dévoués à la Ligue, elle devint, pendant six ans, le centre de la république catholique. Aussi montra-t-elle pour la défense de sa foi une exaltation qui touchait à la fois à l'héroïsme et à la folie. La nouvelle de la mort des Guises, assassinés à Blois, lui arriva pendant les fêtes de Noël, à (p.051) l'heure où le peuple encombrait les églises: l'explosion de sa douleur fut presque incroyable. Famille, affaires privées, intérêts mondains, tout fut oublié; plus de commerce, plus de plaisirs; on faisait des jeûnes, des deuils, des cérémonies funèbres en l'honneur des martyrs; on vivait dans les rues, dans les églises, dans l'Hôtel-de-Ville; on ne s'occupait que d'apprêts de guerre, de prédications et de processions. «Le peuple étoit si enragé, dit un contemporain, qu'il se levoit souvent de nuit et faisoit lever les curés et prêtres des paroisses pour le mener en procession. Les bouchers, les tailleurs, les bateliers, les cousteliers et autres menues gens avoient la première voix aux conseils et assemblées d'État et donnoient la loy à tous ceux qui, auparavant, estoient grands de race, de biens et de qualité, qui n'osoient tousser ni grommeler devant eux.»

Les Seize entrèrent dans le conseil municipal; la Sorbonne déclara le roi déchu du trône; le peuple abattit ses armoiries, fit disparaître partout les insignes de la royauté, détruisit les mausolées magnifiques que Henri avait fait élever par Germain Pilon dans l'église Saint-Paul à trois de ses mignons. Le Parlement, les Cours des comptes et des aides, furent purgés de leurs membres royalistes, que l'on mena du Palais à la Bastille, au milieu des huées de la populace en armes. Trois cents bourgeois royalistes furent emprisonnés comme otages, et les autres durent chaque jour donner deux mille hommes pour la défense des remparts. Enfin, un gouvernement provisoire, sous le nom de conseil de l'Union, fut créé pour toute la France: il siégea à Paris, fut principalement composé d'hommes du peuple et eut pour chef le duc de Mayenne. Celui-ci vint habiter l'hôtel du Petit-Musc, ancienne maison de l'hôtel Saint-Paul, qui prit alors le nom de son nouveau maître.

Henri III s'unit aux protestants et vint assiéger Paris. «Ce serait grand dommage, disait-il des hauteurs de Saint-Cloud, où il avait (p.052) placé son quartier, ce serait grand dommage de ruiner une si belle ville; toutefois, il faut que j'aie raison des rebelles qui sont dedans. C'est le cœur de la Ligue; c'est au cœur qu'il faut la frapper.--Paris, disait-il encore, chef du royaume, mais chef trop gros et trop capricieux, tu as besoin d'une saignée pour te guérir, ainsi que toute la France, de la frénésie que tu lui communiques. Encore quelques jours, et l'on ne verra ni tes maisons ni tes murailles, mais seulement la place où tu auras été!» Les Parisiens répondirent à ces menaces par un coup de poignard: un dominicain, Jacques Clément, assassina Henri III. Quelles acclamations furibondes accueillirent la mort du tyran! que de feux de joie, de Te Deum, de caricatures grossières, de danses sauvages, de chansons sanglantes! Toute la ville se porta à l'hôtel de la duchesse de Montpensier, rue du Petit-Bourbon, pour y bénir une malheureuse paysanne, mère du meurtrier!

§ XIII.

Siége et prise de Paris par Henri IV.

Henri IV leva le siége de Paris; puis, après le combat d'Arques, il fit une pointe sur la capitale, emporta les faubourgs du midi et les livra au plus affreux pillage; quatre cents Parisiens furent surpris et massacrés près de la foire Saint-Germain. Ce fut par le Pré-aux-Clercs que les royalistes arrivèrent, et ils s'emparèrent même de la porte de Nesle; mais, étant peu nombreux et voyant la ville tout en armes, ils se retirèrent.

Paris continua encore pendant six ans de vivre de cette vie frénétique, vie pleine de crimes et d'erreurs, mais aussi de grandeur et de courage, sans que des souffrances inouïes pussent vaincre son inébranlable résolution de n'accepter qu'un roi de sa religion. On sait quel horrible siége elle eut à supporter, quel héroïsme elle (p.053) y déploya, comment la famine y fit périr trente mille personnes, comment ce peuple, agonisant depuis quatre mois, qui avait mangé les chiens et les chevaux, brouté l'herbe des rues et fait du pain avec des os de morts, se traînait encore sur les remparts pour arquebuser les hérétiques, ou dans les églises pour entendre les exhortations de ses moines. Les moines étaient les maîtres de la ville; mais aussi, mêlés sans cesse au peuple, souffrant comme lui, se battant comme lui, on les voyait non-seulement figurer dans des processions ridicules, «la pertuisane sur l'épaule et la rondache pendue au col,» mais gardant les murs, soutenant les assauts, faisant des sorties, fondant le plomb des églises et leurs cloches[23]. Les royalistes ont cherché vainement à rendre odieuse la constance des Parisiens: l'odieux était plutôt du côté de ce prince qui, pour être roi d'un peuple qui le repoussait et dont il fut en définitive obligé de subir la volonté, exposait ce peuple à des souffrances, les plus grandes que rappelle son histoire. Aussi, les Parisiens n'oublièrent jamais le siége de leur ville; malgré ses grandes qualités et son bon gouvernement, ils conservèrent une haine implacable au roi qui les avait torturés pour régner sur eux; ils la lui témoignèrent horriblement par dix-sept tentatives d'assassinat.

L'arrivée d'une armée espagnole délivra la capitale. Henri IV fut défait à la bataille de Lagny et forcé de se retirer dans les (p.054) provinces; mais auparavant il essaya encore un coup de désespoir sur Paris et attaqua de nuit la porte Saint-Jacques. Le libraire Nivelle et l'avocat Baldin, qui gardaient cette porte, renversèrent la première échelle des assaillants et jetèrent l'alarme. Les Jésuites et autres religieux, qui garnissaient les corps de garde voisins, accoururent et les royalistes furent repoussés.

Cependant Paris, épuisé par sa résistance, commençait à pencher vers la paix. Les Seize voulurent le ranimer par la terreur; ils mirent les milices sous les armes, fermèrent les rues, enveloppèrent le Parlement, saisirent trois magistrats royalistes et les pendirent dans une salle du Châtelet; puis ils s'emparèrent de tous les pouvoirs. Mayenne, qui se voyait menacé par eux, leur résista par la force, et, aidé des modérés, il fit pendre quatre de ces redoutés tribuns dans la salle basse du Louvre, et brisa ainsi leur puissance. Ce fut la perte de la Ligue: avec les Seize tombèrent l'exaltation et la fureur du peuple; la bourgeoisie reprit tout le pouvoir et parut disposée à une transaction. Les États généraux furent assemblés à Paris; mais ils se montrèrent aussi nuls qu'impuissants, et ils furent ridiculisés par la Satire Ménippée, œuvre piquante d'écrivains royalistes, qui se réunissaient chez l'un d'eux, Gillot, sur le quai des Orfèvres. Enfin, Henri IV s'étant converti, les trahisons commencèrent: le duc de Brissac, gouverneur de Paris, vendit la ville au roi, qui, par une nuit obscure, se présenta à la porte Neuve, celle par laquelle le dernier Valois était sorti de la capitale! On la lui livra, ainsi que les portes Saint-Honoré et Saint-Denis. Les troupes royales filèrent sans bruit par les rues et s'emparèrent, en dispersant quelques groupes de ligueurs, des principales places et des ponts. Les habitants stupéfaits sortirent de leurs maisons; mais ils furent repoussés à coups de pique et d'arquebuse. Henri, qui avait attendu que ses troupes fussent au milieu de la ville avant d'oser y (p.055) entrer, passa la porte Neuve; puis il revint sur ses pas jusqu'à quatre fois, tant il trouvait l'entreprise chanceuse, et craignait que, le peuple étant échauffé, son armée ne fût taillée en pièces «dans cette speloncque de bestes farouches;» enfin, il entra, protégé, serré, escorté par toute sa garde, aux cris de joie de ses soldats, au bruit des derniers coups d'arquebuse des ligueurs, au milieu du silence morne des habitants. Il s'empara du Louvre, des Châtelets, du Palais, négocia pour faire évacuer aux Espagnols la Bastille, le Temple, le quartier Saint-Martin, et enfin, maître de la ville, put se dire roi de France.

§ XIV.

Tableau de Paris sous Henri IV.

Ce fut la fin de la république parisienne: on modifia ses institutions municipales; on changea ses magistrats et ses curés; on chassa, on persécuta prédicateurs, écrivains, chefs des milices; le roi se déclara gouverneur de Paris. La ville se rétablit lentement de ses souffrances. «Il y avoit alors, dit un contemporain, peu de maisons entières et sans ruines; elles étoient la plupart inhabitées; le pavé des rues était à demi couvert d'herbes; quant au dehors, les maisons des faubourgs étaient toutes rasées; il n'y avait quasi un seul village qui eût pierre sur pierre, et les campagnes étoient toutes désertes et en friche.» Une maladie épidémique, suite de tant de souffrances, vint mettre le comble aux misères de la ville, mais elle n'empêcha pas la nouvelle cour de faire des fêtes. «Pendant qu'on apportoit, dit l'Estoile, à tas de tous les côtés à l'Hôtel-Dieu les pauvres membres de J.-C. si secs et si atténués, qu'ils n'étoient pas plutost entrés qu'ils rendoient l'esprit, on dansoit au Louvre, on y mommoit; les festins et les banquets s'y faisoient à 45 écus le plat, avec les collations magnifiques à trois services.» De plus, les (p.056) guerres civiles avaient engendré une multitude d'aventuriers, de pillards, de gens sans aveu qui infestaient la ville; espions des Espagnols, satellites des Seize, soudards royalistes, valets des princes, jetaient continuellement le désordre dans les rues; on n'entendait parler que de vols, de meurtres, de guet-apens. «Chose étrange, dit l'Estoile, de dire que dans une ville de Paris se commettent avec impunité des voleries et brigandages tout ainsi que dans une forest.--Il y a, ajoute-t-il, adultères, puteries, empoisonnemens, voleries, meurtres, assassinats et duels si fréquens à Paris, à la cour et partout, qu'on n'ose parler d'autre chose, même au Palais, où l'injustice qui y règne rend effacés la beauté et lustre de cet ancien sénat.» A cette époque, aucune rue n'était encore éclairée pendant la nuit; nul n'osait sortir de sa maison après le coucher du soleil; les lieux de plaisir, théâtres, cabarets, devaient être fermés dans l'hiver à quatre heures. De plus, Paris était à peine pavé, et les voies les plus fréquentées semblaient des cloaques ou des fondrières: il n'y avait pas de quais, peu de places, point de promenoirs. Enfin, une autre cause de désordre était l'humeur batailleuse des gentilshommes, dont les rixes ensanglantaient journellement la ville et qui se battaient en duel derrière les murs des Chartreux, près du moulin Saint-Marcel, au Pré-aux-Clercs; en moins de quinze ans, quatre mille nobles périrent dans ces combats privés, et sept mille lettres de grâce pour homicide furent accordées. Cependant le gouvernement nouveau s'efforça de rétablir l'ordre en réorganisant la police, la garde bourgeoise, le guet royal; le Parlement, le Châtelet et les autres justices séculières et ecclésiastiques se montrèrent aussi vigilants qu'impitoyables pour tous les crimes; chaque jour on pendait, on rouait, on fustigeait, on exposait à la croix du Trahoir, à la place de Grève, au pilori des halles; les prisons du Châtelet, de la Conciergerie, du For-l'Évêque, de l'Officialité, du Temple, de Saint-Martin-des-Champs, de (p.057) Saint-Germain-des-Prés, étaient constamment remplies. Henri IV n'usait de son droit de grâce pour personne; il défendit le duel sous peine de mort.

Malgré les guerres civiles, quelques édifices avaient été entrepris sous les derniers Valois, qui avaient pour les arts le goût éclairé de leur aïeul: c'était d'abord le château des Tuileries, commencé par Catherine de Médicis sur les dessins de Philibert Delorme; c'étaient encore la galerie du Louvre, l'Arsenal, le Pont-neuf, etc.; c'étaient enfin le couvent des Jésuites de la rue Saint-Antoine, les couvents des Capucins et des Feuillants de la rue Saint-Honoré, etc. Henri IV, qui se garda bien de séjourner ailleurs que dans sa capitale, s'efforça de lui rendre quelque lustre par des bâtiments; aidé du prévôt des marchands, François Miron, il fit continuer l'Hôtel-de-Ville, la galerie du Louvre, le palais des Tuileries, construire la place Dauphine et agrandir l'île de la Cité, commencer la place Royale sur l'emplacement du palais des Tournelles. On fit des quais, des abreuvoirs, des égouts; on renouvela les règlements sur le nettoyage des rues, sur les saillies des maisons, les étalages des marchands; on confia même la grande voirie à la vigilance de Sully; enfin, l'on élargit et l'on pava quelques rues. La rue Dauphine fut entreprise pour ouvrir une première communication avec le bourg qui s'était formé autour de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, et surtout avec la foire Saint-Germain, qui devint alors très-populaire[24]. Le quartier du Marais fut commencé sur des terrains mis en culture potagère, et Paris eut pour la première fois des rues droites, (p.058) larges, appropriées aux nouveaux besoins de ses habitants, et surtout à l'usage des coches. On construisit le quai des Orfèvres, la rue de Harlay, ainsi que l'hôtel du premier président au Parlement de Paris: c'est là qu'ont habité les Harlay, les Molé, les Lamoignon, noms qui rappellent cette grande magistrature de la France, si pleine de science et d'austérité, la gloire la plus pure de l'ancienne monarchie. On établit à Chaillot la manufacture de tapis de la Savonnerie, aujourd'hui réunie aux Gobelins, un hospice de soldats invalides, rue de Lourcine, et, hors de la ville, l'hôpital Saint-Louis, qui a traversé deux siècles et demi sans subir de transformations. On fonda les couvents des Franciscains de Picpus, aujourd'hui détruit, des Récollets, aujourd'hui transformé en hospice des Incurables, des Petits-Augustins, sur l'emplacement duquel est l'école des Beaux-Arts. Enfin l'Arsenal fut agrandi: Sulli y demeurait et y avait amassé «cent canons, de quoi armer quinze mille hommes de pied et trois mille chevaux, deux millions de livres de poudre, cent mille boulets et sept millions d'or comptant, tous ingrédiens et drogues, disait-il, propres à médiciner les plus fascheuses maladies de l'État. «On sait que ce fut en allant à l'Arsenal que Henri IV fut assassiné dans la rue de la Féronnerie.

Grâce à ces constructions, à ces embellissements, grâce aux plaisirs dont la capitale n'a cessé dans tous les temps d'être le centre et le théâtre, grâce à l'industrie et au commerce développés, par le luxe de la cour, grâce au grand mouvement littéraire du XVIIe siècle qui commençait, Paris devint, peu de temps après les guerres civiles, un séjour de délices, et qui justifia ce que Montaigne disait de cette ville vingt ans auparavant: «Paris a mon cœur dèz mon enfance, et m'en est advenu comme des choses excellentes. Plus j'ay veu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de celle-cy peult et gaigne sur mon affection. Je l'ayme tendrement jusques à ses verrues et à (p.059) ses taches. Je ne suis François que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions[25]

§ XV.

Paris sous Louis XIII.--Enceinte nouvelle.--Quartier du Palais-Royal et du Marais.--Hôtel Rambouillet.--Fondations religieuses. --Promenades et théâtres.

Pendant le règne de Louis XIII, Paris resta paisible et ne joua aucun rôle politique: il n'avait rien à voir aux misérables révoltes de la noblesse contre la royauté, mais il en souffrait et en parlait. «Il n'y a, dit une farce de l'hôtel de Bourgogne (1619), il n'y a si petit frère coupe-chou qui ne veuille entrer au Louvre; il n'y a harengère qui ne se mêle de parler de la guerre ou de la paix; les crocheteurs au coin des rues font des panégyriques et des invectives; l'un loue M. d'Espernon, l'autre le blâme, etc.» Aussi la ville éprouva une grande émotion à la mort du maréchal d'Ancre, quand les valets des princes excitèrent la populace à brûler son cadavre et à piller son bel hôtel de la rue de Tournon; mais elle regarda sans trop de pitié les échafauds dressés pour les Bouteville et les Marillac, les bastilles ouvertes pour les Châteauneuf et les Bassompierre; les petits, qui ne portent pas d'ombre, n'avaient rien à craindre du terrible Richelieu; et la bourgeoisie ne pouvait que gagner à l'agrandissement du pouvoir royal. En effet, sous ce règne, elle jouit d'une grande prospérité, et, grâce au luxe des seigneurs, à l'accroissement de la population, aux embellissements de la ville, elle acquit des richesses, des (p.060) lumières, un orgueil qui lui inspirèrent, quelques années plus tard, la pensée de prendre part au gouvernement de l'État. Mais elle n'en montra pas moins en plusieurs circonstances cette avarice, cet égoïsme, ce manque de zèle pour la chose publique, qui, tant de fois, lui ont été reprochés. Ainsi, en 1636, la France venait de s'engager dans la guerre de Trente Ans, et, dès l'entrée, elle y avait éprouvé des revers: les Espagnols avaient passé la frontière et pénétré jusqu'à l'Oise. La terreur se répandit dans Paris, et en même temps des cris de fureur éclatèrent contre Richelieu, l'auteur de la guerre. «Lui qui étoit intrépide, disent les Mémoires de Montglat, pour faire voir qu'il n'appréhendoit rien, monta dans son carrosse et se promena sans gardes dans les rues, sans que personne lui osât dire mot.» Il harangua les groupes et excita la population ou à prendre les armes, ou à donner de l'argent pour lever les troupes. On trouva facilement des hommes parmi le peuple[26], mais point d'argent chez les bourgeois; et l'Hôtel-de-Ville et le Parlement durent taxer rigoureusement chaque maison et chaque boutique. «Ce sont affaires de princes,» disaient les bourgeois de toutes les guerres, quelque nationales, quelque justes qu'elles fussent, et ils n'avaient que des malédictions pour elles, parce qu'elles amenaient de nouvelles levées de subsides. Ainsi, la guerre de Trente Ans, gloire éternelle de Richelieu et de Mazarin, qui a établi la grandeur de la France sur les bases qu'elle a encore aujourd'hui, n'a valu à ces deux ministres que des haines, des exécrations, des sarcasmes, des chansons de la part des Parisiens, et finalement elle a été la cause de la révolte de la Fronde [27]. La bourgeoisie, dans l'ancien régime, n'avait guère que l'amour de (p.061) sa corporation et de sa ville; l'amour de la patrie est un sentiment qui ne s'est complétement développé chez elle qu'avec la révolution.

Sous le ministère de Richelieu, Paris prit un grand accroissement et commença à devenir une ville moderne. Une enceinte nouvelle fut construite avec fossés, bastions et courtines plantés d'arbres pour remplacer la vieille muraille d'Étienne Marcel; de la porte Saint-Denis, elle suivit l'emplacement des rues Sainte-Apolline, Beauregard, des Jeûneurs, Saint-Marc, etc., et enferma dans Paris les Tuileries et leur jardin; à son extrémité, près de la Seine, fut élevée une porte élégante, dite de la Conférence (près du pont de la Concorde). Des quartiers nouveaux furent bâtis: le Marais, l'île Saint-Louis, la butte Saint-Roch, la rue Richelieu, le Pré-aux-Clercs, ou faubourg Saint-Germain, etc.--Le Menteur, de Corneille, en parle en ces termes:

DORANTE.

Paris semble à mes yeux un pays de romans;
J'y croyois ce matin voir une île enchantée (l'île Saint-Louis):
Je la laissai déserte et la trouve habitée.
Quelque Amphion nouveau, sans l'aide des maçons,
En superbes palais a changé ces buissons.

GÉRONTE.

Paris voit tous les jours de ces métamorphoses:
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses,
Et l'univers entier ne peut rien voir d'égal
Aux superbes dehors du Palais-Cardinal;
Toute une ville entière avec pompe bâtie
Semble d'un vieux fossé par miracle sortie.

Les seigneurs appelés à Paris par les fêtes de la cour, bâtirent (p.062) dans ces nouveaux quartiers, non plus comme dans le moyen âge, de ces fortes maisons qui ressemblaient à des citadelles, mais de riches hôtels avec de grands jardins, habitations vastes, magnifiques, dispendieuses, mais glaciales, incommodes, malpropres, garnies seulement de quelques meubles de luxe, remplies d'un cortége de domestiques inutiles, souvent inconnus à leur maître; enfin, où l'on ne trouvait aucune des recherches modernes qui rendent la vie douce et facile. Ainsi furent construits, en moins d'un siècle, les grands hôtels des rues Saint-Antoine, Saint-Louis, du Temple et autres rues du Marais, ceux des rues Neuve-des-Petits-Champs, Vivienne et autres voisines du Palais-Cardinal, ceux des rues de Grenelle, Saint-Dominique, de l'Université, etc. Que d'événements, de plaisirs, de douleurs, ont vus ces belles maisons que l'industrie a presque toutes détruites ou envahies! Que sont devenues leurs ruelles si célèbres, témoins de tant de galanteries, d'entretiens délicats, d'ouvrages d'esprit? Nobles dames, vaillants seigneurs, intrigues amoureuses, projets ambitieux, flatteries courtisanes, conversations élégantes, fêtes splendides, esprit, grâce, valeur, où êtes-vous?

Où sont-ils? vierge souveraine!
Mais où sont les neiges d'antan?

La plus illustre de ces maisons du XVIIe siècle était l'hôtel de Rambouillet, situé dans la rue Saint-Thomas du-Louvre, aujourd'hui détruite[28], et par laquelle commence l'histoire si curieuse des salons de Paris. Les grâces et la vertu de la marquise de Rambouillet, cette déesse d'Athènes, ainsi que l'appelle mademoiselle de Montpensier, l'esprit et la beauté de sa fille, la divine Julie d'Angennes, attirèrent dans cet hôtel, «véritable palais d'honneur,» suivant Bayle, tout ce qu'il y avait alors d'illustre par la beauté, le rang, les dignités, l'enjouement, le savoir, «tout ce qu'il y (p.063) avoit, dit Tallemant des Réaux, de plus galant à la cour et de plus poli parmi les beaux esprits.»--«Cet hôtel étoit, ajoute Saint-Simon, une espèce d'académie de galanterie, de vertu et de science, et le rendez-vous de ce qui étoit le plus distingué en condition et en mérite; un tribunal avec qui il falloit compter, et dont la décision avoit un grand poids dans le monde sur la conduite et la réputation des personnes de la cour et du grand monde, autant pour le moins que sur les ouvrages qui s'y portoient à l'examen.» C'est là que naquit cet art de la conversation qui a été, pendant près de deux siècles, l'une des gloires de la France, qui donna à Paris le sceptre incontesté du goût, de l'esprit, de la civilisation, et dont les traditions ne se sont effacées que dans le matérialisme de nos mœurs nouvelles. On y vit successivement ou à la fois les personnages les plus éminents de l'époque, le cardinal de Richelieu, le prince de Condé, la duchesse de Longueville, les ducs de la Rochefoucauld et de Montausier, Arnaud d'Andilly, Malherbe, Chapelain, Vaugelas, Voiture, Saint-Évremond, Ménage, Pelisson, mademoiselle de Scudéry, mesdames de Sablé, de Sévigné, de Lafayette, etc. Corneille y lut son Polyeucte et Bossuet son premier sermon. On sait comment «ce cercle choisi de personnes des deux sexes liées par la conversation et par un commerce d'esprit,» après avoir eu la plus grande, la plus délicate influence sur les mœurs de la haute société, sur le goût, sur les lettres françaises, devint ridicule par l'affectation de son langage, la pruderie de ses sentiments et tomba sous les sarcasmes de Molière.

Dans le même temps s'élevaient des monuments qui ont subi bien des révolutions, mais dont Paris s'enorgueillit encore. D'abord, c'est le palais du Luxembourg, construit par Marie de Médicis, et qui a vu tant d'habitants différents! Palais du Directoire, où mourut la République; palais du Sénat, où mourut l'empire; palais de la (p.064) chambre des pairs, où moururent la Restauration, le gouvernement de 1830 et la pairie elle-même! Ensuite, c'est le Palais-Cardinal ou Palais-Royal, bâti de 1630 à 1636 par Richelieu, qui le légua à la couronne, et d'où Louis XIV enfant vit les troubles de la Fronde. Enfin, c'est l'abbaye du Val-de-Grâce, bâtie par Anne d'Autriche, dont le dôme a été peint par Mignard, et qui est devenu aujourd'hui un hôpital militaire.

D'autres constructions attestent la prospérité de la ville et la sollicitude du gouvernement: c'est l'acqueduc d'Arcueil, qui amène les eaux de Rungis et alimente, presque toutes les fontaines de la rive gauche; c'est la fondation du Jardin des Plantes, la plantation du Cours-la-Reine, la reconstruction de l'église Saint-Roch, de l'église Saint-Eustache, du portail Saint-Gervais, etc. Les fondations religieuses devinrent si nombreuses qu'elles menacèrent de couvrir le quart de la ville: notre siècle, incrédule et positif, en a fait justice avec son dédain ordinaire pour le passé. Ainsi, les Minimes de la place Royale sont aujourd'hui une caserne; les Jacobins du faubourg Saint-Germain, le Musée d'artillerie; les Capucins de la rue Saint-Jacques, un hôpital; les Oratoriens du Père de Bérulle et les Filles de la Visitation de la mère de Chantal, deux temples protestants; les Filles de la Madeleine, une prison; les Filles de Sainte-Élisabeth, des écoles; les Chanoinesses du Saint-Sépulcre, un magasin de fourrages; Port-Royal de la rue Saint-Jacques, ce temple de toutes les vertus chrétiennes, c'est... l'hospice d'accouchement! A la place du couvent des Bénédictins, d'où sont sortis l'Art de vérifier les dates, la collection des Scriptores rerum gallicarum, et tant d'autres trésors d'érudition, devant lesquels la science moderne se prosterne la face en terre, il y a une rue! A la place du couvent des Filles du Calvaire, dont le père Joseph fut le fondateur, encore une rue! A la place du couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, où (p.065) s'assemblèrent les terribles révolutionnaires qui en ont pris le nom, est un marché! A la place du couvent des Filles Saint-Thomas est la Bourse, ce temple de l'agio, dont le dieu est un écu!

Paris présentait alors un aspect très-pittoresque: les monuments du moyen âge s'y mêlaient aux édifices modernes, les palais italiens aux églises gothiques, les tours féodales aux colonnes grecques. Le peuple s'entassait dans la vieille ville, dans la Cité, les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, le quartier Latin: là étaient le commerce, l'industrie, les tribunaux, les colléges; dans les quartiers neufs étaient les larges rues, les riches hôtels, la noblesse et le grand monde. D'ailleurs, la police n'était ni plus habile ni plus vigilante que sous les règnes précédents: point de lumières pendant la nuit, peu de pavés, point d'égouts, partout des tas de boue et d'ordures. «Heureusement, comme disent les Précieuses ridicules, on avoit la chaise, ce retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps[29].» Malgré les arrêts du Parlement, malgré les pendaisons nombreuses, les laquais vagabonds, les (p.066) mendiants valides, les soldats débandés continuaient à être maîtres des rues. On les livra vainement à la justice sommaire et souvent barbare du Châtelet; on ouvrit vainement aux pauvres trois hospices; on fit vainement des ordonnances sur les hôtelleries, les maisons de jeu et de débauche, qui servaient de retraite aux malfaiteurs; le vol, la mendicité, la truanderie continuèrent à faire vivre le dixième de la population parisienne, et les aventures, les déguisements, les tours des filous, à être l'objet principal des conversations, de la terreur et de la curiosité des bourgeois.

Aux désordres causés par tous ces vagabonds s'ajoutaient les raffinés d'honneur, duellistes à outrance et par désœuvrement, ayant sans cesse l'épée à la main, battant le pavé, hantant les tavernes, rodomonts et bravaches, dont les comédies se moquaient vainement et que Richelieu seul parvint à contenir en faisant décapiter le plus fameux d'entre eux, le comte de Bouteville.

Il n'y avait encore que peu de promenades, encore étaient-elles réservées à la cour et au grand monde: c'étaient le Cours-la-Reine, le jardin du Palais-Cardinal, le jardin du Temple, le jardin des Tuileries, où un valet de chambre du roi, nommé Renard, avait établi un cabaret élégant, un parterre de fleurs rares, un magasin de bijoux et de meubles précieux, lieu secret de rendez-vous galants que toute la noblesse fréquentait, et qui fut le théâtre de nombreuses aventures joyeuses ou tragiques. La seule promenade populaire était le Pont-Neuf, qui se trouvait encombré de marchands, de charlatans, de chansonniers, et surtout de tire-laines ou coupe-bourses; c'était là que Mondor vendait son miraculeux orviétan, Tabarin débitait ses folies goguenardes, maître Gonin faisait ses tours de gobelets, Brioché montrait ses marionnettes et ses singes. Voici en quels termes en parle Bertaud dans sa Ville de Paris:

(p.067) Pont-Neuf, ordinaire théâtre
Des vendeurs d'onguent et d'emplâtre;
Séjour des arracheurs de dents,
Des fripiers, libraires, pédants,
Des chanteurs de chansons nouvelles,
D'entremetteurs de demoiselles,
De coupe-bourses, d'argotiers, etc.

Cette époque est aussi celle des beaux jours de la foire Saint-Germain, immense bazar composé de neuf rues couvertes et de trois cent quarante loges, où se vendaient, pendant deux mois, les produits des quatre parties du monde, bijoux, meubles, soieries, vins, etc.; où se rassemblaient des spectacles et des plaisirs de tout genre: animaux rares, charlatans, loteries, jeux de hasard. Le peuple y allait le jour, la noblesse y allait la nuit, toujours masquée et déguisée, sans suite ou avec des grisons, c'est-à-dire des valets vêtus de gris. «Les amants les plus rusés, dit un contemporain, les filles les plus jolies et les filous les plus adroits y font une foule continuelle. Il y arrive les aventures les plus singulières en fait de vol et de galanterie. Autrefois le roi y alloit: il n'y va plus.» La foire Saint-Germain partage avec la foire Saint-Laurent, qui commence à cette époque, l'honneur d'avoir été le berceau de l'opéra comique et du vaudeville; c'est tout ce qui nous en reste.

En ce temps, les théâtres commencèrent à prendre une forme régulière et à devenir l'amusement principal des Parisiens. Les Confrères de la Passion et les Enfants-sans-Souci étaient encore, à la fin du seizième siècle, des artisans et des jeunes gens qui montaient sur le théâtre accidentellement et seulement les jours de fêtes; mais bientôt ils cédèrent leur privilége à une troupe régulière de comédiens, qui prirent le titre de comédiens du roi; alors le Théâtre-François commença. Pendant trente ans, Hardy fit, avec ses huit cents pièces, tragédies, comédies, pastorales, aussi absurdes que fastidieuses, les frais de ce théâtre; il fut aidé par les prologues drolatiques (p.068) de Turlupin, de Gautier Garguille, de Guillot-Gorju, dont les railleries malignes et obscènes amusaient la populace. Un nouveau théâtre fit bientôt concurrence à celui de l'hôtel de Bourgogne: ce furent les comédiens italiens ou bouffons qui s'établirent d'abord dans la rue de la Poterie, à l'hôtel d'Argent, puis dans la vieille rue du Temple, où ils prirent le nom de troupe du Marais. Là brillaient Arlequin, Pantalon, Scaramouche, Trivelin, qui, pendant près d'un siècle, ont eu le talent d'amuser nos pères avec de grosses farces qui nous trouveraient aujourd'hui bien dégoûtés. A ces théâtres il faut ajouter celui du Palais-Cardinal, construit par Richelieu: c'est là que le cardinal fit jouer Mirame; c'est là que, en 1636, parut le Cid[30].

Six ans auparavant était née assez bourgeoisement, dans la rue Saint-Denis, chez l'illustre Conrart, l'Académie française. Ce n'était alors que l'obscure réunion de sept ou huit beaux esprits «qui, dit Pélisson, s'entretenoient familièrement, comme ils eussent fait en une visite ordinaire, et de toute sorte de choses, d'affaires, de nouvelles, de belles-lettres... Ils parlent encore de ce temps-là comme d'un âge d'or, durant lequel, avec toute l'innocence et toute la liberté des premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles de l'amitié, ils goûtoient ensemble tout (p.069) ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant[31]....»--«Dans cette école d'honneur, de politesse et de savoir, dit l'abbé de Lachambre, l'on ne s'en faisoit point accroire; l'on ne s'entêtoit point de son prétendu mérite; l'on n'y opinoit point tumultueusement et en discorde; personne n'y disputoit avec altercation et aigreur; les défauts étoient repris avec douceur et modestie, les avis reçus avec docilité et soumission [32]...» En 1635, Richelieu se fit le protecteur de cette réunion et l'érigea en Académie française, en la chargeant «pour que rien ne manquât à la félicité du royaume, de tirer du nombre des langues barbares la langue française que tous nos voisins parleront bientôt, si nos conquêtes continuent comme elles ont commencé.»

§ XVI.

Troubles de la Fronde.--Siége de Paris.--Bataille du faubourg Saint-Antoine.

Les troubles de la Fronde marquent une époque importante dans l'histoire de Paris: c'est celle de la ruine de ses libertés municipales, qui remontaient probablement au temps des Romains et qui disparurent dans la grande unité monarchique de Louis XIV. Les causes de cette guerre civile furent en apparence un droit d'entrée sur les denrées, une taxe mise sur les maisons bâties au delà de l'enceinte de la ville, impôts qui s'ajoutaient aux impôts innombrables qu'inventait chaque jour le cardinal Mazarin, «ce pantalon sans foi, cet escroc titré, ce comédien à rouge bonnet,» ainsi que l'appelle le frondeur Guy Patin dans sa verve de haine et d'injures; mais la cause (p.070) réelle et profonde fut, de la part des bourgeois de Paris, moteurs et acteurs de ces troubles, le désir très-ardent, très-raisonné de secouer l'arbitraire ministériel, de prendre part au gouvernement, de faire ce que faisaient à la même époque les bourgeois de Londres, d'Amsterdam, de Genève. «Le monde est bien débêté, Dieu merci!» dit Guy Patin. Et ce mot exprime l'esprit de fierté et d'indépendance de la haute bourgeoisie, sa confiance dans ses lumières, l'humeur républicaine qu'elle devait à ses fortes études, à son commerce passionné avec l'antiquité, à ses tendances protestantes, à ses vivres sympathies pour les doctrines du jansénisme[33]. Enfin dans les grands changements qu'on projetait, Paris devait prendre l'initiative des réformes, guider et éclairer les provinces, se faire chef de l'État.

Le Parlement, qui était l'âme de la bourgeoisie, commença l'attaque «contre le mauvais ménage de l'administration» en refusant l'enregistrement des nouveaux impôts et en demandant des réformes qui déchiraient le voile qui couvre le mystère de l'État,» et changeaient la forme du gouvernement. La cour, après de longs débats, résolut de briser les résolutions séditieuses de la magistrature par un acte de vigueur. Elle fit arrêter (23 août 1648), dans sa maison de la rue Saint-Landry, le conseiller Broussel, homme médiocre que ses déclamations contre le gouvernement avaient rendu populaire. A cette nouvelle, la foule s'émeut; on veut arracher Broussel à ses gardes; les troupes royales qui occupaient les ponts sont refoulées jusqu'au Palais-Cardinal. Le maréchal de la Meilleraye, dans la rue Saint-Honoré, tue un homme: on court aux armes, un combat s'engage dans toute la rue; Gondi, coadjuteur de l'archevêque de Paris [34], (p.071) essaie d'apaiser le tumulte: au coin de la rue des Prouvaires, il est renversé d'un coup de pierre et menacé de mort. Il court au Palais-Royal pour demander la liberté de Broussel: on l'accueille par des railleries; il se met à la tête du mouvement. Le lendemain deux compagnies de Suisses qui veulent prendre la porte de Nesle sont dispersées et massacrées. Le chancelier, qui se rend au Parlement, est forcé de se réfugier dans l'hôtel de Luynes, sur le quai des Augustins: il n'est dégagé que par les troupes du maréchal de la Meilleraye qui, en faisant retraite sur le Pont-Neuf, sont accueillies par des décharges continuelles. «Le mouvement, raconte Gondi, fut un incendie subit et violent qui se fit du Pont-Neuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prit les armes. L'on voyait les enfants de cinq et de six ans avec des poignards à la main; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus de douze cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières[35].» A ces nouvelles, le Parlement vient en corps demander la liberté de Broussel. Il est reçu et accompagné dans les rues avec des applaudissements inouïs: toutes les barricades tombent devant lui; mais il ne peut rien obtenir de la reine. Il sort. Le peuple, debout sur ses barricades, le force à rentrer au Palais-Royal: «s'il ne ramène Broussel, cent mille hommes iront le chercher.» La reine cède; Broussel revient «porté sur la tête des peuples avec des acclamations incroyables.» Les barricades sont détruites.

Les troubles continuèrent, et la reine, insultée par des pamphlets sanglants, s'enfuit avec sa cour à Saint-Germain. «Le siége de Paris, disait un ministre, n'était pas une affaire de plus de quinze (p.072) jours, et le peuple viendrait demander pardon, la corde au cou, si le pain de Gonesse manquait seulement deux ou trois jours.» Cependant Paris se met en mouvement et, selon sa coutume, «en huit jours enfante, sans douleur, une armée complète.» Le Parlement, le clergé, le corps de ville, votent des impôts, des levées de troupes, des amas d'armes. L'enthousiasme fut si grand qu'il gagna même le petit peuple, les mendiants, les aventuriers; les désordres et les crimes ordinaires cessèrent tout à coup; la police, impossible sous l'autorité royale, se fit toute seule et comme par enchantement: «Cinq mois durant, dit Guy Patin, il n'est mort personne de faim dans Paris, pas un homme n'y a été tué; personne n'y a été pendu ni fouetté[36].» Mais les seigneurs, pour qui une rébellion était un coup de fortune, vinrent gâter la Fronde en se mettant à sa tête et en la dirigeant dans leurs vues cupides et ambitieuses. Ils accoururent comme à une proie ou à une partie de plaisir, avec leurs valets, leurs maîtresses, leurs femmes: parmi celles-ci était la belle duchesse de Longueville, qui abandonna son hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre pour aller, avec la duchesse de Bouillon, prendre séjour à l'Hôtel-de-Ville [37]. La guerre commença; mais les seigneurs conduisirent les troupes bourgeoises de telle sorte, qu'elles furent presque toujours battues, et ce mouvement populaire, si grave dans son origine, où les Parisiens avaient montré d'abord tant d'ardeur et de dévouement, dégénéra en une mutinerie dérisoire et où il n'y eut de sérieux que les (p.073) placards «qui ne parlaient pas moins que de se défendre du roi et du Parlement, et d'établir une république comme celle d'Angleterre[38].» Les grandes dames ne virent dans ces troubles qu'une occasion de nouer des intrigues et de faire l'amour; les seigneurs ne cherchèrent qu'à se vendre à la cour ou à s'enrichir aux dépens des bourgeois: «Paris, dit Guy Patin, a dépensé quatre millions en deux mois, et néanmoins ils n'ont rien avancé pour nous; ils ont mis en leur pochette une partie de notre argent, ont payé leurs dettes et ont acheté de la vaisselle[39]

Les frondeurs, ces hommes que le même écrivain appelle «les restes de l'âge d'or et les éternels ennemis de toute tyrannie,» virent qu'ils étaient dupes et ne songèrent plus qu'à s'accommoder avec l'autorité royale. On fit la paix; et le roi revint à Paris (18 août 1649). «Plusieurs compagnies de la ville lui furent au-devant: il entra par la rue Saint-Denis, fut tout du long de la rue jusques par-delà les Innocents, puis entra dans la rue de la Ferronnerie, et passant tout du long de la rue Saint-Honoré, s'en alla entrer dans le Palais-Cardinal; et tout le voyage se fit avec tant d'acclamation du peuple et tant de réjouissance qu'il ne se peut davantage [40]

Les troubles recommencèrent, mais excités par les grands, qui soulevaient le peuple même contre la bourgeoisie. «Il ne se passait guère de jour qu'il ne donnât des marques de son zèle pour les princes et de sa fureur contre le cardinal Mazarin. Le prévôt des marchands et tout le corps de la ville en fut attaqué en plusieurs rencontres, particulièrement une fois, en sortant du Luxembourg, avec tant de violence qu'ils furent obligés de se réfugier dans quelques maisons de la rue de Tournon, et d'abandonner leurs carrosses qui furent mis (p.074) en pièces[41]

Cependant, la reine croit en finir avec l'esprit de révolte en faisant arrêter le prince de Condé; le tumulte augmente, et le Parlement demande formellement le renvoi de Mazarin. Après de nombreuses émeutes, le ministre se retire, la reine veut le suivre; le peuple s'y oppose et cerne le Palais-Royal. La régente, pour démentir le bruit de l'enlèvement du roi, commanda, dit madame de Motteville, qu'on ouvrît toutes les portes. Les Parisiens, ravis de cette franchise, se mirent tout près du lit du roi, dont on avait ouvert les rideaux, et reprenant alors un esprit d'amour, lui donnèrent mille bénédictions. Ils le regardèrent longtemps dormir, et ne pouvoient assez l'admirer.»

La guerre civile recommence, mais elle devient la dernière campagne de la noblesse contre la royauté; Paris, dont les désirs de liberté ont été si étrangement dénaturés, n'y joue plus qu'un rôle médiocre, mais en gardant son caractère: «On dit qu'il n'y a point d'assurance dans le peuple, disait Gaston d'Orléans, l'on a menti; il y a mille fois plus de solidité dans les halles que dans les cabinets du Palais-Royal.» Les Parisiens, ennemis de Mazarin, ennemis de Condé, que le Parlement a également déclarés criminels de lèse-majesté, ne s'inquiètent des armées, de la cour et du prince, de leurs mouvements, de leurs combats, que lorsque toutes deux se rapprochent de leurs murs. Alors la ville devient le théâtre de continuelles émeutes; le duc de Beaufort soulève la populace contre la bourgeoisie, et chaque jour on tend les chaînes, on rassemble les colonelles ou légions de garde bourgeoise, on établit des postes pour empêcher le pillage. Cependant Condé, qui était à Saint-Cloud, cherche à gagner Charenton et veut traverser Paris: il se présente à la porte de la (p.075) Conférence; les bourgeois le repoussent; il est forcé de tourner faubourgs du nord, qui étaient fortifiés. Alors Turenne se porte contre lui, bat son arrière-garde dans le faubourg Saint-Denis, et attaque son corps d'armée dans le faubourg Saint-Antoine. La bataille (2 juillet 1652) s'engage avec acharnement dans la grande rue hérissée de barricades, dans les rues voisines, dans les jardins, dans les maisons mêmes, où les soldats royaux se font un chemin en perçant successivement les murs. Mazarin place le jeune Louis XIV sur la terrasse d'une maison de Popincourt pour lui donner ce terrible spectacle, qu'il n'oublia jamais. Les Parisiens étaient sur les murailles, les portes fermées, inquiets d'une lutte qu'ils devaient payer cher, quel que fût le vainqueur; une grande agitation régnait dans la ville, les bourgeois étant opposés, le peuple favorable au prince rebelle. La fille du duc d'Orléans, mademoiselle de Montpensier, voulait qu'on lui donnât un refuge dans Paris: elle ameute la multitude, menace le conseil de ville, et se jette dans la Bastille. Condé, avec sa petite armée de nobles, se défendait avec héroïsme, mais il allait succomber: soudain une décharge d'artillerie, presque à bout portant, jette le désordre dans l'armée royale: c'est le canon de la Bastille, c'est Mademoiselle qui vient d'y mettre le feu. En même temps la porte Saint-Antoine s'ouvre; Condé s'y jette avec ses soldats; le canon de la Bastille redouble et l'armée du roi est forcée de se mettre en retraite.

Le prince, réfugié dans Paris, voulut s'en rendre maître par la terreur. Le surlendemain de la bataille, une grande assemblée de magistrats, de curés et de députés des quartiers, se tint à l'Hôtel de ville pour amener une pacification; bien que, composée de frondeurs, elle se montra favorable au retour du roi. Alors Condé ameuta une masse de bandits, de soldats, «de bateliers et gagne-deniers, dont le quartier est plein,» dit le père Berthod, lesquels commencèrent à (p.076) tirer des coups de mousquet sur l'Hôtel, en criant: Mort aux mazarins! puis ils enfoncèrent les portes, malgré la résistance désespérée des gardes, mirent le feu aux salles et tuèrent à coups de baïonnette et de poignards tout ce qu'ils rencontrèrent. Ce fut une des plus tristes journées de l'histoire de Paris, et qui couvre d'un opprobre ineffaçable le vainqueur de Rocroi: cinquante-quatre magistrats et bourgeois tombèrent sous les coups des assassins, et parmi eux on remarqua le président Miron, le conseiller Ferrand, le marchand de fer Saint-Yon, etc. D'autres furent rançonnés, blessés, maltraités. Alors la ville fut livrée à la plus grande anarchie; mais le prince s'efforça vainement de rendre son pouvoir durable; la bourgeoisie reprit le dessus.

«Voyant que Paris étoit dépeuplé d'un tiers, qu'une infinité de familles en étoient sorties, que les rentes de la ville ne se payoient plus, que la moitié des maisons étoient vides, que les artisans et manouvriers périssoient [42],» elle commença à faire des assemblées pour le rétablissement de l'autorité royale, à entamer des négociations secrètes avec la cour, à crier: La paix! la paix! autour du Luxembourg et de l'hôtel de Condé [43]. Mazarin se hâta, pour favoriser ces bonnes dispositions, de donner satisfaction à la haine populaire; il se retira à Sedan, et le roi publia une ordonnance d'amnistie. Alors les six corps de marchands se réunirent dans la maison des Grands-Carneaux, rue des Bourdonnais, et publièrent un manifeste violent «contre les princes et les autorités enfantées par la rébellion,» où ils se déclaraient résolus, au péril de leur vie et de leurs biens, à restaurer l'autorité du roi, invitant le peuple à quitter le bouquet de paille, insigne des frondeurs, et à prendre le ruban blanc, insigne des royalistes. Ce manifeste fut accueilli par des acclamations, et répandit la terreur dans le parti des (p.077) princes, qui essayèrent de soulever le petit peuple et firent approcher des troupes étrangères de Paris. Mais les bourgeois, surtout les marchands de soie du quartier Saint-Denis, prirent les armes; et le prince de Condé, désespérant d'empêcher la paix, s'enfuit de la ville «en protestant qu'il se vengeroit des habitants et les persécuteroit jusqu'au tombeau.» (14 octobre 1652).

Le même jour, les échevins s'assemblèrent, firent leur soumission au roi, et lui envoyèrent une députation solennelle pour le supplier de rentrer dans la capitale. «Le peuple étoit dans des tressaillements de joie inconcevables sur l'espérance de revoir le roi à Paris; et sur cela, on peut dire qu'il n'y a que les François qui aillent si vite d'une extrémité à l'autre, car on vit presque en même temps la passion que le peuple avoit de servir les princes se convertir en une aversion mortelle pour eux. Le lendemain, le roi fit son entrée par la porte Saint-Honoré, aux flambeaux, à cheval, à la tête de son armée, et Paris le reçut avec les plus éclatantes démonstrations de joie qu'on pouvoit désirer pour un conquérant et pour un libérateur de sa patrie[44]

Il descendit au Louvre; le lendemain il y réunit le parlement et lui fit défense de prendre à l'avenir connaissance des affaires de l'État. Alors la ville fut traitée sans ménagement: on abolit ses priviléges, on désarma ses milices, on brisa ses chaînes, on lui imposa une garnison royale et des magistrats royaux; les registres du parlement et de l'Hôtel de ville qui contenaient les actes de cette époque furent lacérés par la main du bourreau. Milices, chaînes, magistratures populaires, priviléges municipaux, ne furent plus rétablis pendant toute la monarchie absolue. Paris fut tenu dans (p.078) la soumission la plus complète, regardé continuellement avec défiance, annulé comme puissance politique: il cessa même d'être le séjour de la cour, qui se tint dorénavant, d'abord à Saint-Germain, ensuite à Versailles. Cet état de choses dura cent trente-six-ans; alors le canon de la Bastille se fit de nouveau entendre, et cette fois il marquait non plus la lutte de la royauté et de la noblesse en face du peuple, spectateur indifférent, mais le réveil de Paris, la conquête de toutes ces libertés que la Fronde avait demandées ou perdues, la défaite de la noblesse et de la royauté, et l'avènement du peuple!

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