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Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I

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§ XXIV.

Paris sous l'Empire jusqu'en 1811.--Mariage de l'empereur.--Naissance du roi de Rome.

L'opposition parisienne, muette pendant trois ans, recommença avec (p.237) la funeste guerre d'Espagne et la prise d'armes de l'Autriche en 1809. On était maintenant rassasié de gloire et de batailles; le blocus continental faisait le désespoir du commerce; on avait vu avec regret la création d'une noblesse héréditaire, l'élévation des frères de l'empereur sur des trônes étrangers, le renouvellement des livrées et des blasons de l'ancien régime; on était mécontent surtout de la police de l'empire, de ce despotisme tracassier et insultant, qui ne respectait pas même la propriété, qui ne laissait aucune liberté, même celle des lettres, qui envoyait madame de Staël en exil «parce que l'air de Paris ne lui convenait pas,» qui rouvrait les prisons d'État et instituait des bastilles, qui abolissait la liberté théâtrale, fermait brutalement vingt-deux petits théâtres, où le peuple s'amusait à bon marché, pour ne laisser vivre que huit théâtres aristocratiques ou bourgeois[153]. On se fatiguait de ce régime du sabre, de cette dictature glorieuse, mais tyrannique, qui mettait en dehors des honneurs tout ce qui ne portait pas l'épée; du mépris que les prétoriens faisaient du commerce et du bourgeois, de la boutique et du pékin; enfin, et par-dessus tout, on avait horreur de la conscription. Cependant, cette opposition était presque exclusivement dans les salons, dans les comptoirs, non dans les rues et dans les cabarets; elle avait pour principaux instigateurs ceux qui devaient livrer Napoléon à l'étranger; elle se manifesta, pendant l'expédition des Anglais à Walcheren, quand Fouché, ministre de la police, fit lever la garde nationale et en donna le commandement à Bernadotte. Il y eut alors à Paris un mouvement patriotique qui rappelait l'enthousiasme de 1792; on remit au jour les vieux habits, les (p.238) vieilles armes du temps de La Fayette; et Fouché, ainsi que Bernadotte, exploitèrent l'ardeur de la bourgeoisie parisienne, pour faire voir que la patrie n'était pas l'empereur et que la France pouvait se passer du grand homme.

Napoléon ne prêta qu'une faible attention à cette opposition; ses courtisans ne voyaient Paris qu'avec les yeux des courtisans de Louis XIV. «En général, dit Savary, la société de Paris tourne peu ses regards vers les affaires: une comédie nouvelle y fait bien plus parler que dix batailles perdues ou gagnées.» Néanmoins, la garde nationale fut récompensée de son zèle par une décomposition équivalant à un licenciement; quant à l'accès patriotique de Fouché, il fut puni d'une destitution, et on remplaça ce ministre par Savary; mais la nomination de ce trop dévoué serviteur du grand homme répandit une sorte de terreur: «Chacun faisait ses paquets, raconte-t-il lui-même; on n'entendait parler que d'exils, d'emprisonnements et pis encore; enfin, la nouvelle d'une peste sur quelque point de la côte n'aurait pas plus effrayé que ma nomination au ministère de la police[154]

La paix de Vienne fut suivie du divorce de l'empereur avec Joséphine et de son mariage avec une archiduchesse d'Autriche. Marie-Louise fit son entrée à Paris, par les Champs-Élysées et les Tuileries, et elle eut ainsi à traverser, dans la pompe de sa marche, la place où sa tante avait péri sur l'échafaud. La foule était immense, les acclamations unanimes. «La France, dit Savary, avait l'air d'être dans l'ivresse.» «Paris, ajoute Menneval, présentait le soir un spectacle qui tenait de la féerie; jamais illuminations ne furent aussi nombreuses, aussi brillantes; les monuments publics, les églises, les tours, les dômes, les palais, les hôtels et les maisons particulières resplendissaient de feux... La ville voulut répondre par la (p.239) magnificence de ses présents à la grandeur de ce splendide hyménée: elle offrit à l'impératrice une toilette complète en vermeil, avec le fauteuil et la psyché également en vermeil [155],» chefs-d'œuvre d'orfévrerie dont les meilleurs artistes avaient dirigé les dessins, mais plus riches que gracieux, et qui ont été fondus en 1832 pour en appliquer le produit aux victimes du choléra. Les fêtes du mariage durèrent près d'un mois; la noblesse ancienne y courut avec empressement; la bourgeoisie et le commerce furent appelés aux bals de l'Hôtel-de-Ville et courtisés par l'empereur, qui voulait les convertir à son blocus continental; quant au peuple, qui ne participait à ces pompes que par sa joie sincère, sa présence sur le passage du cortége et les distributions dont on le gratifiait, tout en saluant dans la nouvelle impératrice le butin de nos dernières victoires, il vit avec une crainte prophétique la disgrâce de Joséphine et le mariage de Napoléon avec une princesse autrichienne. Cette crainte devint plus vive et parut justifiée quelques mois après, lorsque l'ambassadeur d'Autriche, le prince de Schwartzemberg, ayant donné dans son hôtel une grande fête en l'honneur du mariage, cette fête fut attristée par un horrible incendie, ou périrent plus de trente personnes avec la princesse de Schwartzemberg. Cette catastrophe rappela les fêtes calamiteuses du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

La naissance du roi de Rome effaça ces pénibles impressions. Aucune nativité princière n'excita une pareille anxiété, un pareil enthousiasme: tout Paris était sur les places, dans les rues, muet, silencieux, écoutant avidement le canon des Invalides; au vingt-deuxième coup qui annonçait que la dynastie napoléonienne avait un héritier, il se fit une explosion d'applaudissements et (p.240) d'acclamations qui retentit dans tous les quartiers. L'ivresse était générale: on croyait que la naissance du roi de Rome était la stabilité, la conservation et surtout la paix! Les fêtes du baptême furent aussi pompeuses que celles du mariage; mais on ne saurait en lire les détails dans les écrits du temps sans songer amèrement à l'inanité de ces adulations, décorations, protestations, illuminations, si trompeuses pour celui qu'on fête, si coûteuses pour la foule qui paie; joies et pompes de commande, que les courtisans allaient successivement déposer en moins de vingt-sept ans autour de trois berceaux également emportés dans la tempête des révolutions.

L'époque du mariage de l'empereur et de la naissance du roi de Rome est l'époque où l'Empire fut réellement populaire à Paris: tant de gloire, tant de génie, une si grande fortune, une si grande puissance avaient vaincu tout sarcasme, tout murmure, toute opposition, malgré le despotisme croissant du système impérial; il n'y avait plus que de l'admiration ou du moins une crainte respectueuse autour de ce trône assis sur des bases si larges qu'il semblait indestructible. L'industrie faisait des efforts surhumains pour seconder le blocus continental; et, si le commerce parisien avait perdu ses débouchés extérieurs, il en trouvait d'autres dans le vaste empire napoléonien, et il était alimenté par les fêtes impériales, les pompes de la cour, la présence continuelle de ces rois, de ces princes de l'Europe qui venaient se prosterner devant le donneur de couronnes. D'ailleurs, cette époque est celle des plus grandes constructions qui furent faites à Paris sous l'Empire: on commença la façade du palais du Corps Législatif, la Bourse, le palais du quai d'Orsay; on démolit de vieux monuments, Sainte-Geneviève, les Augustins, le Châtelet; on entreprit les marchés du Temple, Saint-Martin, des Blancs-Manteaux, des Carmes, à la Volaille, Saint-Germain, les quais Desaix, Catinat, Montebello, Debilly; on construisit les abattoirs et plusieurs fontaines; on (p.241) projeta le palais du roi de Rome, qui devait être en même temps une forteresse et un camp retranché pour maintenir Paris [156]. Au reste, l'architecture de tous les monuments impériaux ne fut pas également heureuse: celle des édifices d'utilité fut appropriée convenablement à leur destination; mais pour les autres, le règne du nouveau César ayant remis à la mode ces imitations de l'antiquité, déjà si ridicules sous le Directoire, on rêva de transformer Paris en Rome impériale; on ne voulut plus voir que des cirques, des temples, des colonnes, des arcs de triomphe; et les monuments élevés à la gloire de Napoléon reproduisirent pompeusement, mais avec une froide servilité, les monuments élevés aux empereurs romains.

§ XXV.

Paris depuis 1811 jusqu'en 1813.--Conspiration de Mallet.--Les Parisiens à Lutzen et à Leipzig.

A la fin de 1811, la décadence de l'Empire commença à se manifester par une disette. Le peuple souffrait depuis longtemps de la (p.242) perpétuité de la guerre; un grand nombre de métiers chômait; les denrées coloniales étaient montées, à cause du blocus continental, à un prix exorbitant; une mauvaise récolte vint aggraver les maux de la population parisienne. L'empereur, avec sa vigilance ordinaire, essaya d'y porter remède en faisant acheter des grains qu'on revendit à bas prix, en ouvrant des ateliers de charité, en donnant des sommes considérables aux bureaux de bienfaisance; mais il ne put arrêter le mécontentement, qui était d'ailleurs excité par les apprêts de la guerre de Russie; et lorsqu'il eut inventé un nouveau mode de conscription par la formation des cohortes actives de garde nationale, la désaffection, le désenchantement s'accrurent, et ils ne devaient cesser qu'avec la chute de l'Empire.

La guerre de Russie excita les pressentiments les plus douloureux dans toute la population; mais Napoléon n'en sut rien: la cour, les autorités, la presse, tout était muet ou n'ouvrait la bouche que pour entonner ses louanges; à mesure qu'il s'élevait dans les nuages de son orgueil et de ses projets gigantesques, il s'éloignait de son origine, de sa nature, de sa force, et n'entendait plus les enseignements de l'opinion populaire. Les bulletins de la campagne furent lus, même dans les faubourgs, avec une grande anxiété: on s'émerveillait de cette marche audacieuse à travers les pays inconnus du Nord; on applaudissait aux exploits accoutumés de nos troupes; on s'enorgueillissait de ces deux cents voltigeurs, enfants de Paris, qui résistèrent, à Witepsk, à deux régiments de la garde russe; mais, au milieu de ces joies, on éprouvait un serrement de cœur. La bataille de la Moskowa n'excita qu'une allégresse officielle, et le canon des Invalides dérida à peine les physionomies; l'entrée à Moscou rassura peu les esprits, et quand on apprit l'incendie de cette ville, il n'y eut dans toutes les classes de la population qu'un sentiment de terreur. Paris présentait alors un singulier spectacle: il vivait (p.243) de sa vie ordinaire, occupé en apparence d'affaires et de plaisirs, calme, docile, surveillé à peine par trois ou quatre mille hommes de garnison; mais, au fond, il était triste, morne, découragé, disposé, non à faire, mais à accepter quelque révolution nouvelle, personne ne croyant plus à la perpétuité de l'établissement impérial, tout le monde étant persuadé que l'épopée napoléonienne finirait par quelque grande catastrophe.

Un homme audacieux mit à profit cette disposition des esprits, l'appréhension universelle, le manque de nouvelles, pour tenter seul le renversement du gouvernement impérial. Tout son plan reposait sur ce mot magique: L'empereur est mort! Mallet, général du parti de Moreau, déjà compromis dans une conspiration et détenu dans une maison de santé du faubourg Saint-Antoine, s'échappe pendant la nuit de cette maison (16 octobre 1812), fait sortir de la prison de la Force, au moyen d'un faux ordre, les généraux Lahorie et Guidal, anciens aides de camp de Moreau, qui étaient ses complices; puis avec un faux sénatus-consulte, de fausses lettres de service, il se fait suivre par deux bataillons de la garde de Paris, s'empare de l'Hôtel-de-Ville, arrête et met en prison le ministre de la police Savary, le préfet de police Pasquier, et les remplace par Lahorie et Guidal. Le jour commençait à paraître, et, avec lui, la fatale nouvelle se répandait dans Paris consterné et néanmoins tranquille; mais, à l'état-major de la place, Mallet rencontra un incrédule qui l'arrêta, et la conspiration se trouva ainsi avortée. Les généraux Mallet, Lahorie et Guidai furent fusillés à la plaine de Grenelle, avec dix autres individus dont tout le crime était d'avoir trop facilement obéi à ces hardis conspirateurs. Le préfet de la Seine fut destitué et remplacé par M. de Chabrol, qui exerça ces fonctions de 1812 à 1830.

Paris était à peine remis de l'étonnement où l'avait jeté ce coup de main étrange, lorsqu'il apprit avec stupeur la retraite et les (p.244) désastres de l'armée française. Le vingt-neuvième bulletin mit le comble à la désolation, et Napoléon, étant arrivé aux Tuileries vingt-quatre heures après ce bulletin, fut accueilli avec une surprise pleine de douleur; des salons aux cabarets il n'y eut que des murmures, des paroles de blâme, des malédictions sourdes contre lui: nul ne songeait à la nécessité de sa présence dans la capitale; tous ne voyaient que l'abandon de notre malheureuse armée. Des pamphlets sanglants furent colportés secrètement de maison en maison; on en afficha sur les monuments, et, dès ce moment, il y eut un parti qui travailla activement à la chute du gouvernement impérial.

Napoléon s'inquiéta de ce changement dans l'opinion publique: il parcourut les faubourgs, visita les ateliers, s'entretint avec les ouvriers, répandit même, à la façon des anciens rois, des largesses dans la foule; il activa tous les travaux publics, alla voir la halle aux vins, les greniers de réserve, les quais nouveaux, et démontra, dans un exposé de la situation de l'Empire, qu'en dix ans il avait été dépensé 102 millions pour travaux et embellissements de Paris [157]. Le peuple, quoique souffrant et malheureux, l'accueillit avec ses acclamations ordinaires; le peuple parisien est essentiellement, (p.245) profondément gaulois, c'est-à-dire belliqueux et glorieux: il aime par-dessus tout la lutte et les coups, la guerre et les conquêtes; il aime follement le bruit, la renommée, la domination; il jouit avec un orgueil enfantin, ne fût-ce que pour un moment, d'être le plus fort, le premier, le maître; il redirait sans trop de honte le vœ victis de ses ancêtres! Aussi, malgré les maux que les guerres impériales lui avaient faits, malgré les flots de sang dont il avait payé nos conquêtes éphémères, malgré le dédain et la défiance que le grand homme avait souvent témoignés de sa turbulence et de ses haillons, il l'aimait, il l'adorait, non à cause de ses œuvres civiles, de son administration, de ses monuments; mais parce que c'était un glorieux soldat, un grand capitaine, l'ennemi et la terreur des rois de l'Europe, celui qui avait battu, vaincu, rançonné, conquêté les autres! L'empereur était pour lui l'expression de sa propre force, et, pour ainsi dire, son chargé de domination sur les peuples étrangers.

Cependant la misère était grande; les ateliers se fermaient; sur 66,000 ouvriers occupés aux travaux de luxe, 35,000 étaient sans ouvrage; un tiers des maisons n'était pas loué; la population, qui s'était élevée en 1810 à plus de 600,000 habitants, était redescendue à 530,000. «Au faubourg Saint-Antoine et autres quartiers, écrivait le préfet de police, les ouvriers entrent dans les boutiques, demandent du travail ou du pain; les esprits s'échauffent, et, en plein jour, on affiche des placards injurieux contre l'empereur.» Le mécontentement devint tel, que Napoléon y chercha un remède, ainsi qu'à la misère, en excitant les ouvriers à s'enrôler dans les régiments des tirailleurs et voltigeurs de la jeune garde, régiments qu'il venait de porter de douze à vingt-six. Son appel fut encore entendu dans cette population, où l'instinct belliqueux ne finit qu'avec le souffle, et l'on vit se reproduire en partie le prodigieux spectacle de 1792, quand les volontaires parisiens partaient pour l'armée; mais ce n'était plus la jeunesse vigoureuse, ardente des premiers temps de la République, (p.246) élite d'une population surabondante; c'étaient les restes chétifs et misérables d'une génération que les batailles impériales avaient moissonnée, et leur départ n'excita dans la capitale qu'un sentiment de tristesse et de découragement. Cependant, six régiments de tirailleurs et de voltigeurs furent ainsi recrutés à Paris et dans les environs; ce furent ces jeunes gens qui combattirent à Lutzen et dont Napoléon disait «que l'honneur leur sortait par tous les pores;» Gouvion Saint-Cyr défendit avec eux les approches de Dresde; enfin, à Leipsig, dans cette lutte de géants, Paris fournit glorieusement son contingent de héros et de victimes, car le faubourg Saint-Antoine seul y perdit plus de treize cents de ses enfants!... Dignes et malheureux fils de ceux qui avaient vaincu à Jemmapes et à Fleurus!

§ XXVI.

Paris en 1814.--Dispositions de la population.--Rétablissement de la garde nationale.--Derniers contingents de la population parisienne.

Après ce grand désastre, Napoléon revint à Paris et convoqua le Corps Législatif; mais; pour la première fois, il trouva cette chambre de muets hostile à sa politique, réclamant des institutions libres, déclarant que les maux de la France étaient arrivés à leur comble. Indigné de cette opposition intempestive au moment où cinq cent mille étrangers franchissaient nos frontières, il ordonna l'ajournement indéfini du Corps Législatif. Cette mesure brutale, ce nouveau et trop facile 18 brumaire fit dans Paris la plus pénible sensation; on le regarda comme un acte de mauvais augure et comme l'annonce d'une révolution nouvelle; tout ce qui croyait avoir quelque droit à s'occuper des affaires publiques couvrit de louanges la résistance si malheureuse des législateurs et se sépara avec colère du soldat (p.247) parvenu qui ne pouvait plus gouverner qu'avec du despotisme.

Cependant, l'empereur avait retrouvé Paris paisible, obéissant, quoique profondément chagrin et plein des plus cruelles appréhensions; mais il n'avait pas cessé de nourrir contre sa population, surtout contre sa population moyenne, les défiances qu'il avait, soit à l'époque du 18 brumaire, soit à l'époque du couronnement; il s'était donc appliqué à lui enlever toute initiative, à étouffer toutes ses ardeurs révolutionnaires, à comprimer chez elle la vie, le mouvement, la passion; à lui donner uniquement une existence pompeuse, réglée, dépendante. C'était une erreur qu'il devait cruellement expier, et il allait, aux jours du danger, avoir non plus le Paris anarchique, tumultueux, dévoué de 92; mais un Paris officiel, indifférent, glacé, sans nerf, sans vigueur, sans âme. Le peuple des faubourgs avait, il est vrai, gardé sa chaleur patriotique, et il s'indignait de nos frontières envahies; mais, déshabitué de la vie politique et ayant mis toute sa foi dans l'empereur, il croyait, sans chercher davantage, que son génie enfanterait quelque prodige qui sauverait la France. La noblesse conspirait presque ouvertement pour le retour des Bourbons; quant aux fonctionnaires, aux corps constitués, ils s'arrangeaient pour subir sans secousse la chute de l'Empire. Enfin, la bourgeoisie était résolue à tout souffrir, même la conquête étrangère, pourvu qu'elle eût la paix; son horreur pour la guerre semblait avoir éteint chez elle tout patriotisme; elle parlait sans colère, même sans inquiétude, de la venue des Russes: «N'avions-nous pas été, disait-on tout haut, à Vienne, à Berlin, à Madrid, sans que ces capitales eussent à souffrir autre chose qu'une occupation éphémère? Il en serait de même pour Paris.» Napoléon connaissait ces dispositions de la bourgeoisie; il en était étonné, indigné: «Ne pourrait-on pas, disait-il, jeter un peu de phlogistique dans le sang de ce peuple (p.248) devenu si endormi, si apathique?» Et un jour même il lui échappa ce regret: «Ah! si j'avais brûlé Vienne!»

Alors on lui proposa de se jeter dans les bras d'un parti capable de soulever les masses, on lui proposa de se rapprocher des Jacobins. Il eut un moment l'idée d'adopter ce conseil: il fit une promenade à cheval dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, caressa la populace, répondit à ses acclamations avec un empressement affectueux, et crut voir dans les dispositions qu'on lui montrait la possibilité d'en tirer parti: «Dans la situation où je suis, disait-il à ceux qui lui faisaient des représentations, il n'y a pour moi de noblesse que dans la canaille des faubourgs [158].» Mais il resta à peine quelques heures dans ces dispositions; devenu depuis dix années le dompteur de la révolution et se croyant le représentant de l'ordre en Europe, il ne pouvait plus, sans renier son passé et mentir à sa nature, rouvrir l'outre des tempêtes populaires; monarque couronné, chef de dynastie, entré dans la famille des rois européens, il ne pouvait souiller son manteau impérial au contact des guenilles plébéiennes; d'ailleurs, le peuple, pour lui, c'était le simple et crédule paysan qu'on transformait facilement en soldat soumis et discipliné, non l'ouvrier spirituel, frondeur, sceptique, volontaire, qui raisonnait son enthousiasme et son obéissance; le peuple enrégimenté, c'était l'ordre; le peuple dans les rues, c'était l'anarchie. Il renonça donc formellement et sans regret à l'emploi des moyens révolutionnaires, et, dans la crainte que Paris ne rentrât, malgré lui, dans sa dictature de 92, il ne prit pas même, pour le sauver de l'étranger, des mesures ordinaires de défense.

La révolution ayant fait de Paris le cœur de la France, Napoléon, par son despotisme centralisateur et son système administratif, avait (p.249) exagéré cette importance injustement absorbante de la capitale: toute la vie, tout le gouvernement était là: prendre Paris, c'était prendre l'Empire. Aussi les alliés étaient-ils résolus à y arriver à tout prix, quand bien même ils n'en seraient maîtres que pour quelques heures, tant ils étaient sûrs, en y arrêtant tous les ressorts administratifs, d'y produire une révolution. Paris! Paris! était le cri de vengeance des étudiants prussiens et des grenadiers de l'Autriche, en mémoire de Berlin et de Vienne conquises. Paris! Paris! était le cri de fureur des hordes asiatiques qui, en mémoire de Moscou brûlée, jetaient des poignées de cendre menaçante en entrant sur notre territoire. Il fallait donc par-dessus tout pourvoir à la défense de Paris; mais Napoléon voyait moins dans cette ville le foyer de la révolution que la capitale de son Empire [159]; il ne la regardait que comme une position militaire presque impossible à tenir; il croyait que, comme Louis XIV avait pensé un moment à le faire en 1712, il pourrait, devant l'invasion étrangère, la quitter avec sa famille, ses ministres, sans danger pour lui ni pour l'État, et transporter la défense du pays sur la Loire. Il ne prit donc de mesures que pour protéger Paris contre un coup de main: on n'éleva pas une redoute, on ne creusa pas un fossé, on ferma à peine les barrières avec quelques palissades. Point d'autres garnison que des dépôts et des réserves; point d'autres chefs que des généraux invalides ou incapables; et quand il s'agit de mettre en activité la garde nationale, cette mesure, qui semblait si naturelle, fut discutée pendant six jours au conseil d'État: «Tout le monde faisait observer, raconte Rovigo, (p.250) que la garde nationale de Paris avait été le moyen le plus puissant dont les agitateurs politiques n'avaient cessé de disposer pendant la révolution, et qu'il était dangereux de la leur remettre de nouveau entre les mains... L'espèce d'hommes qui convenait à la défense de la ville était celle qui est toujours généreuse, qui prodigue ses efforts et son sang; c'est la moins opulente, celle qui n'a rien à perdre et chez laquelle l'honneur national parle toujours haut; mais on la considérait comme dangereuse pour la classe opulente et les propriétaires, et l'on était d'avis de l'éloigner de la formation des cadres... Tous les membres du conseil qui avaient acquis de la célébrité dans la révolution furent d'avis de ne point lever la garde nationale de Paris[160]. «L'empereur n'osa suivre cet avis, et il réorganisa la garde nationale, mais sur des bases telles que les propriétaires seuls y furent compris et qu'elle se composa à peine de onze mille hommes. Il choisit lui-même les colonels et les alla chercher dans la noblesse ou la banque; de sorte que ce furent des Montesquiou, des Biron, des Choiseul qui furent chargés de ranimer l'enthousiasme populaire. Ajoutons que la bourgeoisie n'entra qu'avec une profonde répugnance dans les rangs de la garde nationale: le gouvernement impérial avait tellement abusé des moyens de recrutement, il avait tant de fois mobilisé pour la guerre les troupes civiques, qui devaient être sédentaires, qu'on vit dans la formation de la garde nationale un dernier mode de conscription [161]. D'ailleurs, on ne donna pas d'armes à cette garde, quoiqu'elle ne cessât pas d'en demander; les fusils furent laissés dans les arsenaux; encore n'y en avait-il que pour cinq à six mille hommes; le reste dut être armé de (p.251) piques, et «ce ne fut, dit Rovigo, qu'au moment où l'on attaquait les troupes postées sous les murs de Paris, que le duc de Feltre consentit à livrer à la garde nationale quatre mille fusils.» Quant à l'artillerie, elle dut être formée de douze compagnies ou batteries, chacune de six bouches à feu, dont six composées de canonniers invalides, trois d'élèves de l'École Polytechnique, trois d'élèves de droit et de médecine; les neuf premières furent seules et très-incomplètement organisées.

Pour compenser ces mesures de défense presque illusoires, un décret du 15 janvier ordonna la formation de nouveaux régiments de tirailleurs et fusiliers à la suite de la jeune garde: ils devaient être composés de volontaires levés à Paris et dans les autres villes manufacturières, «parmi les ouvriers qui se trouvent sans ouvrage;» ces volontaires s'engageaient à servir jusqu'à ce que l'ennemi eût évacué le territoire; leurs femmes et leurs enfants devaient, pendant leur absence, être nourris par l'État. On forma ainsi quatre régiments, qui eurent à peine le temps d'entrer en campagne. Enfin, et ce fut là le dernier contingent fourni par la capitale aux armées de la République et de l'Empire, deux corps de réserve, dits de Paris furent établis avec la dernière conscription: le premier corps, commandé par le général Gérard, était fort de 4,500 hommes; le deuxième corps, commandé par le général Arrighi, était fort de 8,400 hommes.

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier contingent pour faire observer, que s'il était possible d'avoir les chiffres malheureusement confus et très-inexacts des levées de la République et des conscriptions de l'Empire, on serait épouvanté du nombre d'hommes que Paris a envoyés sur les champs de batailles de 1792 à 1814! D'après un document publié en 1815, ce nombre serait, depuis 1792 jusqu'en 1798, de 101,200 hommes, et depuis 1798 jusqu'en 1814, de 204,900 hommes: c'est le dixième de toute la France!

(p.252)

§ XXVII.

État de Paris au commencement de 1814.--Départ de l'impératrice.--Bataille de Paris.

Pendant la campagne de 1814, Paris fut livré aux anxiétés les plus cruelles, aux spectacles les plus affligeants: tantôt c'étaient des bataillons de conscrits, enfants de seize à dix-sept ans, pâles, chétifs, malingres, en veste, en sabots, pliant sous le poids de leur fusil, qui traversaient la ville pour aller joindre l'armée; tantôt c'étaient des bandes de prisonniers qu'on faisait défiler dans les rues comme trophée d'une douteuse victoire et auxquels les habitants, par une protestation muette contre cette interminable guerre, donnaient en pleurant des vivres et des habits; tantôt c'étaient des paysans de la Champagne et de la Brie qui, fuyant l'ennemi, arrivaient éplorés avec leurs familles et leurs bestiaux. Un certain jour, on voyait un grand cortége de troupes et de musique parcourir les quais et les rues pour aller présenter à l'impératrice les drapeaux enlevés aux Russes; un autre jour, des députations des provinces envahies venaient exposer au corps municipal les ravages faits par l'ennemi pour exciter les Parisiens à une défense désespérée. La guerre se faisait presque aux portes de la capitale, et on laissait ses habitants dans l'ignorance de la véritable situation des armées. La police trompait l'opinion publique avec des bulletins mensongers, des pamphlets absurdes et des caricatures grossières contre les Cosaques; ou bien elle faisait chanter sur tous les théâtres des chants guerriers pour ranimer le patriotisme. Aussi, la plus grande partie de la population ne montrait-elle, en face d'un danger qu'elle ne pouvait apprécier, qu'une insouciance déplorable, une sorte de résignation lâche et égoïste, même de la malveillance ouverte. «On était las de ce qu'on avait, dit l'abbé de Pradt, au point qu'il semblait qu'un (p.253) Cosaque devait être un Washington [162]!»--«Il y avait des réunions partout, dit Rovigo; depuis les salons jusqu'aux boutiques et aux lieux publics, ce n'était qu'un colportage continuel de tout ce qui pouvait le plus détériorer le peu d'espoir qui nous restait peut-être encore... La surveillance était inutile, parce que les mesures coercitives auraient fait éclater une insurrection, et c'était bien le moindre soulagement qu'on pouvait donner à tant de monde qui souffrait que de lui laisser le droit de se plaindre [163]

Cependant les alliés étaient en marche sur Paris. L'empereur, en quittant la capitale, avait laissé la régence à Marie-Louise, assistée d'un conseil. Les membres de ce conseil étaient d'avis que l'impératrice parcourût les rues avec le roi de Rome, allât prendre séjour à l'Hôtel-de-Ville et appelât le peuple entier aux armes. En effet, Paris, réveillé à l'approche du danger, paraissait disposé à se soulever. «Le faubourg Saint-Antoine, dit Rovigo, était prêt à tout, si ce n'est à se rendre; il y avait de quoi faire une armée des hommes qui étaient dans ces généreuses dispositions [164].» Mais alors on rentrait dans le champ des révolutions, et l'Empire, en même temps que l'étranger, pouvait trouver sa ruine dans un grand mouvement populaire; aussi, Napoléon, faisant ce que Louis XIV et la Convention refusèrent de faire, avait-il prescrit à son frère, si l'ennemi menaçait Paris, de diriger vers la Loire l'impératrice, le roi de Rome et tout le gouvernement. Il fut obéi, et ce fut sa perte.

Le 29 mars, Marie-Louise quitta les Tuileries, malgré les officiers de la garde nationale qui la conjuraient de ne pas abandonner Paris, et elle fut suivie par une foule d'équipages qui encombraient les quais. «Depuis la barrière jusqu'à Chartres, dit Rovigo, ce n'était qu'un (p.254) immense convoi de voitures de toute espèce. Paris, vers le midi, était en état de désertion; on ne peut se faire une idée de ce spectacle lorsqu'on ne l'a pas vu[165].» Quelques personnes accoururent sur la place du Carrousel, mais nul n'essaya d'empêcher le départ de la régente. «Soixante ou quatre-vingts curieux, dit Menneval, contemplaient dans un morne silence ce triste cortége, comme on regarde passer un convoi funèbre; ils assistaient en effet aux funérailles de l'Empire. Leurs sentiments ne se trahirent par aucune manifestation; pas une voix ne s'éleva pour saluer par une expression de regret l'amertume de cette cruelle séparation [166].» «On assistait, dit un autre, aux dernières scènes de l'Empire comme dans un spectacle au dénoûment d'un drame [167].» Excepté du côté des faubourgs du nord, qui étaient envahis par la multitude des paysans que chassait l'ennemi, la ville était calme; les boutiques, les cafés, les théâtres étaient ouverts; des groupes se formaient sur les places et sur les boulevards, mais il n'y avait pas l'ombre d'une émeute. On s'indignait du départ de l'impératrice, de l'éloignement de l'empereur, de cette désertion du gouvernement, qui abandonnait Paris à toutes les chances de la guerre, de la défense de la ville laissée aux mains d'un homme incapable, le roi Joseph, dont on lisait les proclamations[168] en haussant les épaules; mais on n'allait pas plus loin; nul ne songeait à prendre l'initiative d'un mouvement populaire qui pût sauver la chose commune: si quelqu'un l'eût fait, il fût resté seul ou (p.255) aurait été immédiatement arrêté, toute la vigilance des autorités étant concentrée sur un seul point, empêcher le trouble dans les rues. De nos jours, l'imminence d'un danger cent fois moindre armerait jusqu'aux femmes et aux enfants; tous et chacun pourvoiraient spontanément à la défense commune; il sortirait des chefs de toutes les maisons, des soldats de tous les pavés. Mais, à cette époque, et c'est là la condamnation éclatante du régime impérial, Napoléon avait tellement personnifié en lui la chose publique, que la défense de Paris semblait exclusivement l'affaire du gouvernement, non celle des citoyens, et que tout le monde, habitants et autorités, comptant uniquement sur lui, sur son génie, sur les combinaisons de cette providence terrestre, restait dans une sécurité ou une apathie que la postérité aura peine à comprendre.

Il y avait pourtant à Paris ou dans les environs d'immenses moyens de défense: quatre cents canons à Vincennes et au Champ-de-Mars, cinquante mille fusils dans les arsenaux, trois cents milliers de poudre dans les magasins de Grenelle, quatre mille hommes de la garde impériale, huit mille fantassins des dépôts, sept mille cavaliers à Versailles, dix-huit mille conscrits dans les villes voisines, l'école de Saint-Cyr avec mille jeunes gens et douze canons; enfin, l'appui que trente mille ouvriers parisiens pouvaient donner aux onze mille hommes de la garde nationale. Rien ou presque rien de tout cela ne fut employé: les ouvriers entouraient les mairies en demandant des armes; on les repoussa et l'on employa à les disperser les baïonnettes de la garnison. Les dépôts de la garde et les jeunes gens de Saint-Cyr furent employés à escorter l'impératrice jusqu'à Blois. Deux mille hommes de garde nationale formèrent des détachements et se répandirent en tirailleurs sur les hauteurs voisines; le reste, armé de piques et de fusils de chasse, garda les barrières et les mairies. On envoya seulement sept à huit mille hommes grossir les corps de Marmont et (p.256) de Mortier, que le hasard seul d'une retraite amenait devant Paris. Ces corps ne comptaient que treize mille hommes, et, après une marche meurtrière et vingt combats, ils ne trouvèrent, en arrivant sous les murs de la capitale qu'ils allaient défendre, ni vivres, ni munitions, ni fourrages, ni souliers!

Ces vingt-deux à vingt-quatre mille hommes résistèrent sur les hauteurs de Belleville et dans la plaine Saint-Denis à cent cinquante mille alliés pendant douze heures, leur tuèrent dix-huit mille hommes, et ne consentirent à cesser les hostilités que pour sauver Paris des horreurs d'une prise d'assaut.

§ XXVIII.

Tableau de Paris pendant la bataille.--Capitulation.--Entrée des armées alliées.

Pendant cette terrible lutte, Paris avait l'aspect le plus morne et présentait les contrastes les plus affligeants. Sur la rive gauche et dans le centre, les rues étaient paisibles et remplies d'un monde plus curieux que tremblant; les nobles et les riches continuaient à s'enfuir par les barrières du midi; sur la rive droite, la plupart des rues étaient désertes et profondément tristes; mais les boulevards et les faubourgs étaient encombrés par la foule. Au boulevard des Italiens, on voyait quelques gens du beau monde, quelques hommes d'argent et de plaisir qui stationnaient indifférents ou s'enquéraient nonchalamment des nouvelles; sur le boulevard Saint-Martin, une multitude ardente s'entassait près du Château-d'Eau devant une éclaircie de maisons qui laissait voir la butte Chaumont et une partie de la bataille; dans les faubourgs, on voyait descendre des fiacres et des brancards portant des blessés, et monter de petits groupes de gardes nationaux, de gendarmes, de soldats de tous corps qui allaient à l'ennemi; aux barrières de la Villette, de Belleville, de (p.257) Ménilmontant, de Charonne; des ambulances avaient été ouvertes dans les plus humbles maisons, où des femmes et des enfants du peuple, tremblants et navrés, faisaient de la charpie et soignaient les victimes de la bataille. Il n'y avait plus de gouvernement: le roi Joseph s'était enfui; les deux préfets de la Seine et de police étaient aussi nuls qu'impuissants; les mairies, les ministères, les principales administrations étaient fermés et gardés par la garde nationale; les chefs de cette garde, et à leur tête le vieux maréchal Moncey, étaient aux barrières.

A cinq heures, le canon, qui tonnait depuis six heures du matin, cessa de se faire entendre; un armistice venait d'être signé; les hauteurs se garnirent de masses noirâtres et s'illuminèrent de feux; nos héroïques soldats commencèrent leur retraite à travers les rues désertes, sombres, désespérés, exténués de faim et de fatigue, en murmurant des mots de trahison, en regardant avec colère ces palais, ces hôtels qui se fermaient devant eux, et ils ne trouvèrent des paroles de consolation, des mains amies, des yeux pleins de larmes que dans le faubourg Saint-Marceau, qu'ils traversèrent pour sortir par la barrière d'Italie.

Pendant la nuit, une capitulation fut signée par le maréchal Marmont, sur les sollicitations des banquiers et du haut commerce de Paris; le dernier article portait: «La ville de Paris est recommandée à la générosité des puissances alliées.» C'était là le dernier mot de l'épopée impériale! Paris, qui n'avait jamais été pris par la force des armes, allait payer nos entrées triomphales dans toutes les capitales de l'Europe! Et cependant cette capitulation fut accueillie presque partout avec satisfaction par la population, pleine d'anxiété et de terreur. Les deux préfets, le conseil municipal et les colonels des légions se rendirent au quartier des souverains alliés et obtinrent de l'empereur Alexandre que la garde et la police de la ville seraient laissées à la garde nationale. Enfin, dès le matin, (p.258) l'orgueil des Parisiens fut habilement caressé par une proclamation des vainqueurs, qui les exhortait ouvertement à se séparer de Napoléon en leur disant que «l'Europe en armes attendait d'eux la paix du monde, qu'elle ne cherchait en France qu'une autorité salutaire pour traiter avec elle de l'union de toutes les nations et de tous les gouvernements: hâtez vous donc, ajoutait-elle, de répondre à la confiance qu'elle met dans votre amour pour la patrie et dans votre sagesse.»

Le 31 mars, vers midi, l'armée alliée, ayant à sa tête l'empereur de Russie et le roi de Prusse, entra dans Paris par la barrière et le faubourg Saint-Martin; elle suivit les boulevards et s'en alla camper dans les Champs-Élysées, l'esplanade des Invalides et le Champ-de-Mars. Elle était précédée dans sa marche par une trentaine de royalistes portant la cocarde blanche, agitant des drapeaux blancs, criant: Vivent les Bourbons! Vivent nos libérateurs! C'étaient les émigrés, qui, depuis le manifeste du duc de Brunswick, attendaient ce jour de victoire! Leurs cris ne trouvèrent pas d'échos dans le peuple, qui ne comprit rien à cette démonstration, tant les Bourbons semblaient, depuis vingt-cinq ans, étrangers à la nation; mais les femmes de la noblesse et de la haute bourgeoisie y répondirent en agitant des mouchoirs blancs, en criant: Vivent les alliés! Quelques-unes même vinrent se précipiter sous les pieds des monarques en leur jetant des bouquets; d'autres, qui avaient appartenu à la cour impériale, couraient les rues dans leurs voitures en essayant d'ameuter le peuple contre l'homme dont elles avaient reçu les bienfaits. Il y avait une foule si compacte pour voir entrer l'armée russe, que les vainqueurs craignirent un moment d'en être écrasés. On voyait sur les visages plus d'étonnement que d'indignation, plus de curiosité que de honte; chez quelques-uns même, chez les femmes surtout, il y avait le sentiment d'une délivrance. L'empereur de Russie alla demeurer dans l'hôtel de Talleyrand, rue (p.259) Saint-Florentin, ensuite à l'Élysée Bourbon. Le roi de Prusse alla demeurer dans l'hôtel d'Eugène Beauharnais, rue de Lille. Leurs troupes gardèrent une discipline parfaite: elles semblaient plus étonnées que les Parisiens eux-mêmes de se voir dans la capitale de la civilisation, et elles montrèrent une modération et une politesse qui allaient jusqu'au respect et à la crainte. Le soir même de l'entrée des alliés, la plupart des boutiques furent ouvertes; et, à l'honneur ou à la honte de cette grande ville, si prompte à espérer, si sûre d'elle-même, si confiante en ses ennemis, elle reprit sur-le-champ sa vie ordinaire, et l'ordre ne cessa pas d'y régner.

Le lendemain, les représentants officiels de la ville, ce corps municipal nommé par l'empereur et qui avait eu pour lui tant d'adulations, donna le signal de la défection en déclarant qu'il renonçait à toute obéissance envers Napoléon, et il exprima le vœu que la monarchie fût rétablie en la personne de Louis XVIII.

Cette déclaration, la démonstration des royalistes à l'entrée des alliés, les acclamations et les mouchoirs blancs des femmes, enfin l'attitude passive, silencieuse, insouciante de la population firent le succès des négociations ouvertes à l'hôtel de Talleyrand pour le rétablissement des Bourbons. Ainsi, la prise de la capitale amenait, comme on l'avait prévu, la chute du trône impérial; sa capitulation terminait la guerre de la révolution, et Paris donnait encore un gouvernement de son choix à la France. Il paraissait donc se venger de Napoléon, prendre une triste revanche du 18 brumaire et rentrer dans son privilége de faire les révolutions; mais ce n'était qu'une apparence: à cette époque et pendant les dix-huit mois qui vont la suivre, Paris a perdu son initiative et abdiqué sa puissance; il se résigne aux révolutions et ne les fait plus; il regarde passer tous les vainqueurs, tous les partis, tous les drapeaux; il laisse les dynasties venir et s'en aller; enfin, le Paris, qui avait renversé (p.260) le trône au 10 août par haine de l'étranger, se laisse deux fois, et en rougissant à peine, violer par la conquête européenne. Cette atonie de la capitale a pour cause la fatigue excessive produite par vingt-cinq années de guerres et de sacrifices, la décadence morale et le scepticisme engendrés par de trop fréquents bouleversements politiques, enfin par dessus tout l'affaissement de l'esprit public sous le despotisme impérial.

§ XXIX.

Paris pendant la première restauration.

2 avril 1814.--Le sénat, complice et souvent promoteur des tyrannies impériales, ayant proclamé la déchéance de l'empereur et la restauration des Bourbons, il se fait, à la suite de cet acte de lâcheté, un débordement de défections, de scandales, de perfidies de tout genre: on brise et l'on jette au coin des rues les bustes et les portraits de Napoléon; les royalistes s'attellent à la statue qui surmontait la colonne de 1805 et parviennent à la renverser; tous les journaux se répandent en imprécations contre le tyran; on chante à l'Opéra des couplets en l'honneur des souverains alliés[169]. Le peuple ne prit aucune part à ces démonstrations: il avait adoré Napoléon pour ses victoires, il continua de l'adorer pour ses malheurs; c'était le symbole de la patrie humiliée et vaincue. Il essaya même de résister à la contre-révolution en arrachant les cocardes blanches, en se faisant emprisonner pour ses cris de Vive l'empereur! en engageant des rixes isolées dans les cabarets avec les soldats étrangers.

10 avril.--Un autel a été dressé sur la place de la Révolution: (p.261) des prêtres russes y célèbrent une messe d'actions de grâces! L'empereur Alexandre y assiste avec un nombreux cortége, où ne craignent pas de se montrer des généraux français, même «des maréchaux en grand uniforme, qui se disputaient les approches du czar avec les Cosaques dont il était entouré [170].» La cavalerie des armées alliées occupe toute la place; l'infanterie est rangée sur les boulevards, depuis la Madeleine jusqu'à la Bastille; la garde nationale de Paris est appelée à cette humiliante cérémonie: elle occupe le côté méridional des boulevards.

12 avril.--Le comte d'Artois, frère de Louis XVIII, entre à Paris par le faubourg Saint-Martin et la rue Saint-Denis: il se dirige vers Notre-Dame, où il entend un Te Deum d'actions de grâces, et de là arrive aux Tuileries: il est accueilli avec une grande faveur par la bourgeoisie. Son cortége se compose de généraux de l'Empire, d'officiers de garde nationale et d'une escouade de Cosaques. Le drapeau blanc est arboré sur les Tuileries.

15 avril. L'empereur d'Autriche arrive à Paris par le faubourg Saint-Antoine et les boulevards. L'empereur de Russie et le roi de Prusse vont au devant de lui, et tous trois entrent à cheval avec un nombreux cortége, un appareil et un déploiement de forces qui sentent la conquête et qui semblent étranges en face du gouvernement des Bourbons déjà établi. Les Parisiens voient avec froideur et défiance ce triomphe, qui leur semble une insulte: la joie de la délivrance était déjà passée, et l'on sentait dans toute son amertume l'humiliation de la conquête.

3 juin.--Louis XVIII entre à Paris par le faubourg et la rue Saint-Denis. La tournure disgracieuse de ce prince infirme, son costume suranné, son entourage de vieux serviteurs étonnent la (p.262) population, qui est habituée aux costumes brillants et aux élégants officiers de l'Empire. Une partie de l'ancienne garde impériale sert de cortége. L'accueil est brillant: les Bourbons, c'est la paix, et Paris ne veut que la paix. Paris, qui n'avait jamais aimé l'Empire, accepte les Bourbons, non pas avec enthousiasme, non pas avec résignation, mais avec espérance.

30 mai.--Paris a le malheur de donner son nom au traité par lequel la France rentre dans ses limites de 1792.

4 juin.--Louis XVIII octroie la Charte constitutionnelle dans une séance royale qui se tient dans la Chambre des Députés.

De ces deux actes, le premier fut reçu avec tristesse, le deuxième avec plaisir, mais l'un et l'autre sans manifestation de douleur et d'allégresse; ils apportaient, si chèrement qu'ils eussent été achetés, la paix et la liberté, c'est-à-dire les deux biens après lesquels on soupirait depuis quinze ans, et dont les conséquences se faisaient déjà sentir par le retour du commerce, de la prospérité, de la confiance; d'ailleurs on s'attendait à la perte de nos conquêtes et l'on pouvait craindre que les vainqueurs ne fussent plus exigeants; quant aux institutions, aux garanties qu'apportait la Charte, elles paraissaient, après quinze ans de despotisme, tout à fait suffisantes.

Mais les autres actes du gouvernement nouveau ne tardèrent pas à exciter le mécontentement, les murmures, les railleries des Parisiens: les maladroites prétentions des émigrés, la désorganisation de l'armée, la restauration des anciens corps de la maison du roi, avec leurs uniformes vieillis, les projets de monuments expiatoires en l'honneur des martyrs de la révolution, les réclamations du clergé, les processions de la Fête-Dieu, la loi qui ordonna d'observer le repos des dimanches et dont une police tracassière aggrava les prescriptions, tout cela blessa profondément une population qui (p.263) était toute voltairienne, imbue de préjugés antireligieux et qui n'avait gardé de son ardeur révolutionnaire qu'une vive répugnance pour ce qu'elle appelait encore les aristocrates et les calottins.

Cependant, malgré les fautes du gouvernement royal, malgré les craintes que ses projets donnaient pour l'avenir, Paris ne désirait pas le renversement des Bourbons: il n'était pourtant pas royaliste, mais il était encore moins napoléonien; il n'y avait que dans les hautes classes et dans le peuple des faubourgs où l'on trouvât ces deux opinions ennemies poussées jusqu'au fanatisme. La nouvelle du retour de l'empereur et de sa marche à travers le Dauphiné et la Bourgogne excita donc dans la capitale une profonde stupéfaction, de grandes craintes et de faibles sympathies; mais en même temps elle ne souleva aucun enthousiasme pour les Bourbons: nul ne songea à les défendre contre l'usurpateur, et la masse de la population parut décidée à laisser faire encore une révolution sans y prendre part. Le gouvernement essaya vainement de réveiller le zèle de ses partisans: il ne put tirer les Parisiens de leur apathie et de leur insouciante neutralité. Ainsi, le 16 mars, le comte d'Artois passa en revue la garde nationale sur la place Vendôme, le boulevard Saint-Martin, la place Royale, dans le jardin du Luxembourg, et fit appel à sa fidélité; il fut accueilli par des cris nombreux de: Vive le roi! mais il y eut à peine quelques volontaires qui sortirent des rangs; et, aux manifestations tumultueuses de ces volontaires, le peuple ne répondit qu'en haussant les épaules et la bourgeoisie en rentrant dans ses maisons.

20 mars.--A minuit, Louis XVIII quitte les Tuileries, au milieu des larmes de ses serviteurs et de la garde nationale, mais sans qu'une tentative soit faite pour le retenir ou le défendre. «Nous pourrions, disait-il dans une proclamation, profiter des dispositions fidèles et patriotiques de l'immense majorité des habitants de Paris pour en disputer l'entrée aux rebelles... » Cela n'était point vrai. Paris (p.264) fut affligé et surtout inquiet du départ du roi; il vit revenir l'empereur sans plaisir et même avec crainte; mais il n'était nullement disposé à faire la guerre civile pour arrêter l'un, pour défendre l'autre: comme l'année précédente, il laissa faire.

§ XXX.

Paris pendant les Cent-Jours.--Apprêts de guerre.--Levée des fédérés.

A peine Louis XVIII était-il parti, qu'une foule d'officiers bonapartistes envahit le Carrousel, força les portes des Tuileries et arbora le drapeau tricolore. A part cette démonstration, la ville resta calme, triste, pleine d'anxiété: elle attendait. Des patrouilles de garde nationale sillonnaient les rues, et, malgré l'absence de tout gouvernement, il ne s'y commit aucun désordre.

A sept heures du soir, et par un brouillard épais, Napoléon entra par la barrière d'Italie, et ne voulant pas traverser dans toute sa largeur Paris, dont les dispositions lui étaient mal connues, il suivit les boulevards du midi, le pont de la Concorde et le quai des Tuileries. Il était escorté par sept à huit cents officiers appartenant à tous les corps, qui présentaient un désordre imposant en galopant autour de sa voiture; tous poussaient des cris de Vive l'empereur! jusqu'aux nues. Mais ces cris trouvaient peu d'écho: Paris était morne et sombre; ses rues semblaient désertes, ses boutiques et ses maisons étaient fermées. Quelques acclamations saluèrent Napoléon au passage; «mais elles n'offraient pas, dit un de ses compagnons, le caractère d'unanimité et de frénésie qui nous avaient accompagnés du golfe Juan aux portes de la capitale; l'accueil des Parisiens ne répondit pas à notre attente.» A son arrivée sur la place du Carrousel, l'empereur fut enlevé de sa voiture par la foule de ses (p.265) officiers et porté de bras en bras dans les Tuileries et jusque dans son cabinet, avec des transports d'enthousiasme qui tenaient du délire. Mais tout le reste de la ville resta muet et triste: des groupes de bonapartistes couraient les rues en criant: Vive l'empereur! en chantant des chansons napoléoniennes; mais à peine quelques portes s'ouvraient, quelques voix répondaient; une espèce de terreur planait sur la capitale, qui ne voyait dans cette révolution nouvelle que la reprise de la guerre; le retour de Napoléon était pour elle non pas un triomphe, mais une sorte de conquête qu'elle subissait de la part de l'armée et des provinces. Cet accueil des Parisiens fit une impression si profonde sur l'empereur, qu'il en éprouva un découragement réel, et que son génie s'en trouva paralysé. «Il semblait, dit Menneval, que la foi en sa fortune qui l'avait porté à former l'entreprise hardie de son retour de l'île d'Elbe l'eût abandonné à son entrée dans Paris [171]

Napoléon à Paris, c'était la guerre avec toute l'Europe: il fallut s'y préparer. La capitale sortit de son apathie; mais si elle ne montra pas sa mollesse de 1814, elle montra encore moins son ardeur de 1792. On fit des appels de volontaires: avec ceux des écoles, dix-huit compagnies de canonniers furent formées; ceux des faubourgs composèrent un corps de vingt-cinq mille fédérés. On mobilisa une grande partie de la garde nationale comme armée de réserve; on fortifia les hauteurs de Paris et les barrières, et on les arma de six cents bouches à feu; on créa dix grands ateliers d'armes, avec sept ou huit mille ouvriers de tout état qui donnaient trois mille fusils par jour, etc. Napoléon déploya plus de génie et d'activité qu'il n'avait fait à aucune époque; mais il ne parvint pas à jeter du phlogistique dans cette population usée, harassée, qui n'en voulait plus. D'ailleurs, une nouvelle crainte agitait la bourgeoisie, le petit (p.266) commerce, la propriété: l'appel des fédérés avait fait croire au retour des moyens révolutionnaires, à un jacobinisme impérial. Quand on vit sortir de ses bouges, de ses ordures, de sa misère cette population étrange, qui semblait inconnue à la ville depuis les journées de prairial, quand on la vit avec ses guenilles, ses piques et ses bonnets rouges, ses cris, ses chants, ses menaces, vociférant la Marseillaise, A bas les prêtres! Vive la nation! on se crut revenu à 93, on revit la guillotine et la terreur, on craignit le pillage, et la bourgeoisie, consternée, épouvantée, n'eut plus qu'une pensée: se débarrasser de l'empereur pour éviter ce qu'elle appelait «le règne de la canaille.»

Napoléon, en appelant les fédérés des faubourgs, avait fait contrainte à sa nature et donné un gage au parti républicain, qui l'obsédait; mais ce n'était réellement pour lui qu'une vaine démonstration: il savait, à part sa répugnance pour les émotions populaires, qu'en faisant reprendre au peuple son rôle de 1792, il mettait contre lui tout ce qui formait alors l'opinion publique. L'informe tentative qu'il fit eut même pour effet de paralyser une partie de ses forces, déjà compromises par les attaques de la presse et les dispositions de la Chambre des représentants. Aussi, quand, à une grande revue des Tuileries, les fédérés lui demandèrent des armes en lui disant que, s'ils en avaient eu en 1814, «ils auraient imité cette brave garde nationale, réduite à prendre conseil d'elle-même et à courir sans direction au-devant du péril,» il en promit, mais avec un visage profondément triste, des paroles pleines d'une visible répugnance, et il n'en donna pas. «Il voulait, dit un de ses compagnons, conserver à la garde nationale une supériorité qu'elle aurait perdue si les fédérés eussent été armés; il craignait ensuite que les républicains, qu'il regardait toujours comme ses ennemis implacables, ne s'emparassent de l'esprit des fédérés... Prévention funeste, qui (p.267) lui fit placer sa force autre part que dans le peuple et lui ravit par conséquent son plus ferme soutien[172]

§ XXXI.

Fête du Champ-de-Mai.--Paris après la bataille de Waterloo.--Capitulation du 3 juillet.

Le 3 juin se fit la fête dite du Champ-de-Mai, pour l'acceptation de l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire. «Une foule prodigieuse remplissait l'espace compris depuis le château des Tuileries jusqu'à l'École militaire, en suivant le jardin des Tuileries, l'avenue des Champs-Élysées et le pont d'Iéna. Cette multitude était incalculable, et les terrasses qui entouraient le Champ-de-Mars étaient aussi chargées de monde qu'à aucune des grandes fêtes de la révolution[173].» Là se trouvaient, outre la cour impériale, trente mille hommes de garde nationale, vingt mille députés des départements. La République et l'Empire n'avaient pas eu de cérémonie plus pompeuse, plus solennelle, surtout plus grave et plus émouvante. Les spectateurs étaient pleins d'un enivrement fiévreux et en même temps des pressentiments les plus sombres. Les soldats ne défilaient pas comme à une vaine parade; ils saluaient César avant de mourir! Leurs cris, leur enthousiasme, leur ardeur avaient quelque chose de terrible et de navrant: c'était non de l'allégresse, mais de la fureur; non de l'assurance, mais de la menace! Quant à Napoléon, jamais il ne fut plus majestueux, plus grand, plus inspiré, et l'on chercherait vainement dans l'histoire des paroles plus enflammées, plus enivrantes que celles qu'il jetait du haut de son trône aux députations, aux bataillons, à la multitude qui passait devant lui (p.268) en jurant de vaincre ou de mourir! Hélas! ce qui manquait à tous, peuple, soldats, empereur, dans cette autre fête de la fédération, si différente de celle du 14 juillet, c'était la foi en eux-mêmes, la confiance dans l'avenir, l'espérance qui engendre le succès! Il y avait comme un voile de deuil sur tous ces uniformes, ces armes, ces drapeaux, cette musique guerrière, ces serments, ces cris d'enthousiasme; il y avait dans toutes les âmes une secrète inquiétude, l'appréhension de grands malheurs, la presque certitude d'une défaite: Waterloo semblait planer déjà sur le Champ-de-Mai!

Paris, pendant les premières opérations de la campagne, fut plein de cette tristesse débilitante qui présage et amène les catastrophes. Le commerce ordinaire avait cessé; toutes les industries étaient employées pour la guerre; la plupart des ouvriers ne trouvaient à travailler que dans les ateliers d'armes ou bien aux fortifications, qui s'achevaient malgré les pleurs des paysans dont on ruinait les propriétés. Les royalistes annonçaient d'avance des défaites; des complots en faveur des Bourbons se tramaient presque ouvertement; on ne parlait partout que de trahisons; enfin, la représentation nationale, où l'esprit public aurait dû se retremper, n'inspirait aucune confiance.

Le 21 juin, au matin, la nouvelle d'un grand désastre commença à circuler: l'empereur l'avait apportée lui-même; il était descendu à l'Élysée pendant la nuit; l'ennemi avait déjà franchi la frontière et marchait sur Paris. La consternation fut extrême; on ne s'abordait qu'en tremblant; il n'y avait que des murmures, même des imprécations contre Napoléon, qui venait encore, disait-on, d'abandonner son armée. Sur-le-champ il fut question de son abdication: c'était l'avis presque unanime de la bourgeoisie. Il fallait, criait-elle, sacrifier cet homme, cause unique des malheurs de la patrie, et se réconcilier ainsi avec l'Europe; c'était aussi l'avis de la Chambre des (p.269) représentants. Mais le peuple, qui s'inquiétait peu de liberté et de constitution, qui ne voyait que la honte d'une nouvelle invasion étrangère, accourut à l'Élysée avec des cris de fureur; demandant des armes, voulant marcher à l'ennemi. L'empereur refusa de se confier à cet enthousiasme populaire, qui pouvait amener la guerre civile, et, cédant à la réprobation des Chambres, subissant avec calme, mais avec une tristesse qui n'était peut-être pas exempte de remords, cette contre-partie du 18 brumaire, il abdiqua, puis «il se déroba aux acclamations d'une foule immense qui se succédait durant tout le jour dans l'avenue de Marigny et qui le conjurait de ne pas l'abandonner, et, saluant de la main les fédérés qui lui offraient à grands cris leurs bras pour sa défense,» il se retira à la Malmaison. On sait qu'il en sortit quatre jours après pour aller mourir à Sainte-Hélène.

Le 28 juin, l'armée, vaincue à Waterloo et forte encore de cent mille hommes, arriva sous les murs de Paris; elle était suivie par les armées prussienne et anglaise. On s'attendit à une bataille, et l'on se hâta de terminer les fortifications, surtout celles du nord. Les hauteurs de Belleville étaient couronnées d'ouvrages continus, qui s'appuyaient à la forteresse de Vincennes et à Bercy d'une part, d'autre part à Saint-Denis, Montmartre et Chaillot. Deux bataillons de canonniers de marine, quatorze compagnies d'artillerie de ligne, vingt compagnies d'artillerie de la garde nationale, en tout cinq à six mille canonniers, qui servaient près de mille pièces, défendaient les hauteurs.

Tout se disposait à une bataille décisive, et des escarmouches étaient déjà commencées; mais la plus grande partie des Parisiens voyait ces apprêts avec une terreur pleine de désespoir: croyant, comme l'ennemi ne cessait de le dire, que l'Europe ne faisait la guerre qu'à Napoléon, et celui-ci ayant disparu de la scène politique, elle s'épouvantait d'une bataille qui, si elle amenait une défaite, (p.270) l'exposait aux plus terribles vengeances, et, si elle donnait une victoire, attirait sur elle un million de nouveaux ennemis. C'était là l'opinion de la garde nationale, de la bourgeoisie tombée dans le plus profond découragement, des boutiques qui redoutaient le pillage, de toutes les autorités, généraux, ministres, qui ne voyaient d'autre issue à cette situation anarchique que dans le retour des Bourbons. Mais ce n'était pas l'opinion de l'armée, qui demandait la bataille avec des cris de rage, des fédérés animés des mêmes passions qu'elle, du peuple des faubourgs, qui courait aux barrières en criant: Vive Napoléon! Point de Bourbons! Vive la liberté! A bas les traîtres! Paris offrait alors le spectacle le plus désolant: il semblait que cette reine de la civilisation fût prête à s'abîmer dans l'anarchie, l'impuissance, le désespoir, sous les fureurs des partis qui la divisaient, sous les coups des étrangers qui l'entouraient pleins de menaces. On ne voyait dans les rues que des visages irrités, défiants ou désolés; tous les magasins, tous les ateliers étaient fermés; les citoyens semblaient ennemis les uns des autres et prêts à s'entr'égorger: Lâches, traîtres, disaient les ouvriers aux bourgeois; jacobins, pillards, disaient les bourgeois aux ouvriers. Certains quartiers avaient été abandonnés par les riches; tout refluait au centre ou sur les boulevards, qu'occupaient trente mille villageois venus des environs et campant là avec leurs familles et leurs bestiaux; enfin, on n'entendait dans les rassemblements des rues, comme dans l'intérieur des maisons, que le mot terrible, fatal de trahison, qui courait partout, paralysait tout et jetait l'ébêtement dans toutes les âmes. Dans cette situation, Fouché, président du gouvernement provisoire, et Davout, chef de l'armée, qui tous deux étaient en correspondance secrète avec Louis XVIII, s'entendirent pour en finir par une capitulation qui fut, de leur part, à la fois un coup de désespoir et un acte de trahison.

Une première demande d'armistice fut faite; Blucher y répondit (p.271) ainsi: «Nous voulons entrer dans Paris pour protéger les honnêtes gens contre le pillage dont ils sont menacés par la canaille. Un armistice satisfaisant ne peut être conclu que dans Paris!» Wellington se montra moins arrogant; et alors fut signée la triste convention du 3 juillet 1815, dont les principaux articles étaient:

2.--L'armée française se mettra en marche demain pour prendre position derrière la Loire. Paris sera entièrement évacué en trois jours.

9.--Le service de Paris continuera d'être fait par la garde nationale et la gendarmerie municipale.

11.--Les propriétés publiques, à l'exception de celles qui ont rapport à la guerre, seront également respectées. Les habitants, et en général tous les individus qui seront dans la ville, continueront de jouir de leurs droits et libertés sans être recherchés, soit en raison des emplois qu'ils occupent ou ont occupés, ou de leur conduite ou opinions politiques.

Cette capitulation qui, en livrant sans condition Paris et l'armée aux étrangers, leur livrait la France, qu'ils allaient rançonner, dépouiller, mutiler, fut reçue par la masse de la population sans murmures et même avec une sorte de satisfaction: au milieu de la dissolvante anarchie où l'on vivait, c'était une fin. Les royalistes, les classes élevées, les deux Chambres en témoignèrent leur joie: pour eux c'était une délivrance. Quant au peuple, quant à l'armée, ils l'apprirent en frémissant de colère: Aux armes! A bas les traîtres! La bataille! entendait-on dans le camp français, aux barrières gardées par les fédérés, dans les faubourgs pleins d'une foule indignée. L'alarme se répandit dans Paris: on crut que l'armée et les fédérés allaient se réunir pour s'emparer de la ville; fusiller les traîtres et mettre au pillage les quartiers riches. Toute la garde nationale fut sur pied pour dissiper les rassemblements: elle s'empara des faubourgs et des barrières et coupa les communications du peuple (p.272) avec l'armée. Alors celle-ci, après une violente émeute, se décida à se mettre en retraite en brandissant ses armes, avec des imprécations contre les traîtres qui livraient la France à ses ennemis.

§ XXXII.

Deuxième occupation de Paris.--Retour de Louis XVIII.--Prospérité honteuse de la ville.

Le lendemain (6 juillet), les portes de la ville furent remises aux étrangers. Les Prussiens entrèrent par les barrières de Grenelle et de l'École militaire, traversèrent le Champ-de-Mars et le pont d'Iéna en ordre de bataille et comme dans une ville conquise, s'emparèrent des quais, de l'Hôtel-de-Ville, de la Bastille, des boulevards, pendant que les Anglais entraient par la barrière de l'Étoile et s'emparaient des Champs-Élysées. Toutes les places, les ponts, les jardins publics furent occupés militairement avec de l'artillerie: il y avait des postes à tous les édifices, des sentinelles à tous les coins de rue, des bivouacs partout, dans les promenades, sur les boulevards, dans les cours des palais. Les vainqueurs affectèrent dans leur marche la colère et la menace; ils paraissaient n'attendre qu'une provocation pour livrer la ville à une soldatesque furieuse. Des cris de vivent les Bourbons! vivent nos alliés! se firent entendre sur leur passage: ils n'y répondirent pas. Le lendemain, une division s'empara des Tuileries et en chassa le gouvernement provisoire; une autre s'empara du palais législatif et en ferma les portes à la représentation nationale. Quel jour de honte et de terreur pour la ville de la révolution! L'étranger, la figure irritée et l'insulte à la bouche, gardait nos places et nos monuments, la mèche sur ses canons; des groupes de royalistes parcouraient les boulevards avec des (p.273) drapeaux blancs et des cris de Vive le roi! le peuple, confiné dans ses faubourgs, demandait encore à se battre et criait à la trahison; la garde nationale sillonnait les rues de ses patrouilles pacifiques avec une patience, un dévouement, une modération respectés même des vainqueurs; enfin, les murs étaient placardés de proclamations royalistes, des derniers décrets des représentants, des ordres des généraux alliés.

Ce fut au milieu de cette anarchie que Louis XVIII entra dans Paris (8 juillet), escorté de gardes du corps et volontaires royaux. La garde nationale alla au-devant de lui, et, sur son passage, il y eut de nombreuses acclamations: on se jetait au-devant des Bourbons pour échapper à l'humiliation de la conquête, et la bourgeoisie s'empressait de crier: Vive le roi! pour que le retour de Louis XVIII parût un événement national. Le soir, il y eut foule dans le jardin des Tuileries, et les femmes de toutes les classes, grandes dames, bourgeoises, ouvrières (les femmes eurent une grande influence sur l'opinion publique à cette époque), ivres de joie de la chute du tyran, de la fin de la conscription, du retour de la paix, ouvrirent des rondes dans les parterres avec les gardes du corps et les soldats étrangers, en chantant Vive Henri IV, en insultant le parti vaincu, en se faisant accompagner par les musiques de la garde nationale. Les cris, les chants, les transports de cette foule devinrent tels, que le roi descendit au milieu d'elle et parcourut une partie du jardin. Tout cela se passait en face des Prussiens, dont les canons se dressaient devant le château; devant les Anglais, dont les feux de bivouac éclairaient les Champs-Élysées. Ces démonstrations de joie si étranges, triste témoignage de l'animation des partis devant l'invasion étrangère, durèrent plusieurs jours.

Pendant ce temps, nos alliés minèrent le pont d'Iéna pour le faire sauter; ils pillèrent le musée du Louvre, les bibliothèques, les (p.274) palais royaux, «pour donner, disait Wellington, une leçon de morale au peuple français;» ils saccagèrent les magasins publics et les arsenaux; ils rançonnèrent la ville à dix millions, payables en quarante-huit heures; ils tyrannisèrent les habitants chez lesquels ils étaient logés; ils mirent la garde nationale sous le commandement d'un de leurs généraux. Le gouvernement royal ressentait vivement ces outrages, mais il était impuissant à les empêcher; quant à la population elle était indignée de ces violences faites au mépris même de la convention de Paris; et des rixes sanglantes ayant eu lieu dans plusieurs maisons, les Prussiens allèrent se loger, non dans les casernes où ils pouvaient craindre d'être enveloppés, mais dans des camps de baraques qu'on dressa dans les jardins et les places publiques. Alors les vexations, les humiliations cessèrent peu à peu; les vainqueurs s'humanisèrent au contact des vaincus; ils se déridèrent devant les séductions de cette Capoue, qui commençait à reprendre ses habits de fête; et lorsqu'ils évacuèrent Paris, après le traité du 20 novembre, ils étaient conquis eux-mêmes par les agréments, l'insouciance, la politesse, la gaieté de ses habitants, qui en vinrent même à se moquer d'eux ouvertement, en plein théâtre, dans les journaux et surtout dans d'innombrables caricatures.

Durant cette période de l'occupation, Paris présenta un spectacle nouveau, étrange, honteux. Pendant que les vainqueurs se partageaient les milliards de notre rançon, pendant que nos provinces étaient dévastées, dépouillées, écrasées par douze cent mille étrangers, pendant qu'on ouvrait de trois brèches la frontière de Louis XIV, pendant qu'on licenciait notre armée de la Loire, que nos soldats étaient proscrits, nos drapeaux humiliés, nos vingt-cinq années de gloire et de liberté insultées, Paris était tranquille, respecté, brillant, plein de plaisirs et de fêtes: la Babylone moderne, se réjouissant de la présence des vainqueurs, s'étourdissait, comme (p.275) les prostituées de ses rues, sur sa propre honte, fermait les yeux sur les malheurs de la France et étalait toutes ses séductions pour faire d'ignobles gains. Les théâtres, les cafés, les maisons de jeu et de débauche étaient continuellement remplis et décuplaient leurs recettes; les promenades, les jardins publics, les lieux de réunion regorgeaient d'officiers étrangers, qui y jetaient l'or à pleines mains; les magasins de bijoux, de modes, de bronzes, d'étoffes ne suffisaient pas aux acheteurs. Il y avait, vers la fin de 1815, plus de six cents princes ou grands seigneurs étrangers demeurant à Paris; deux mille familles anglaises y étaient accourues; tous les généraux alliés, après avoir pillé les départements, venaient y dépenser le produit de leur butin en quelques jours. Le grand duc Constantin dépensa quatre millions en un mois, Wellington trois millions en six semaines, Blucher plus de six millions pendant tout son séjour, et s'en retourna ruiné, avec ses terres engagées ou vendues. Il se fit alors d'immenses fortunes dans le commerce parisien, surtout au Palais-Royal, dans le quartier Montmartre, dans la rue Saint-Denis, où la bourgeoisie marchande se distinguait par son ardent royalisme.

Cependant l'opposition au gouvernement des Bourbons commençait à se manifester par des actes; les officiers bonapartistes, mis à la demi-solde et traqués par la police, conspiraient dans les cafés obscurs du Palais-Royal pour renverser un roi imposé, disaient-ils, par l'étranger; hors des barrières, dans les cabarets, les ouvriers, par des signes, des demi-mots, quelques couplets, rappelaient le culte de l'autre, devenu pour eux le culte de la patrie. D'ailleurs, les déclamations des journaux royalistes, les actes de la Chambre introuvable, et de nombreuses condamnations politiques vinrent réveiller les Parisiens, les faire rougir de leur royalisme mercantile, leur faire peur de l'ancien régime. L'exécution du jeune Labédoyère excita donc dans Paris une profonde pitié, l'évasion de (p.276) Lavalette une grande joie; toute la ville fut en rumeur pour le procès et la mort du maréchal Ney; enfin, la conspiration de 1816, où de malheureux ouvriers furent seuls impliqués, inspira au peuple de sourdes colères contre les Bourbons qui relevaient l'échafaud politique. A part ces victimes, à part quelques condamnations correctionnelles, quelques tyrannies de bas étage, Paris se ressentit peu de la réaction royaliste, de la terreur blanche de 1815, et la cour prévôtale de la Seine fit à peine parler d'elle. D'ailleurs on ménageait la capitale à cause de sa bourgeoisie toute dévouée aux Bourbons, à cause de ses ouvriers, dont on redoutait l'inimitié, surtout à cette époque, où une disette, causée par la désastreuse récolte de 1816, vint s'ajouter à tous les malheurs de la France. Le pain valut alors à Paris vingt-cinq sous les quatre livres, et il aurait valu trois fois davantage sans le conseil municipal, qui dépensa vingt-cinq millions pour maintenir ce prix. Comme dans les plus tristes jours de la révolution, on faisait queue aux portes des boulangers, et l'on fut obligé de rationner la population; les mairies et les bureaux de bienfaisance étaient assiégés par une foule de malheureux livrés aux angoisses de la faim; enfin, les rues étaient pleines de paysans que la misère avait chassés de la Champagne et de la Bourgogne et qui venaient mendier dans Paris.

§ XXXIII.

Paris depuis 1816 jusqu'en 1824.--Troubles de 1820.--Carbonarisme.--Missions.--Sentiments de la bourgeoisie, etc.

La prospérité reprit les années suivantes, surtout quand notre territoire eut été délivré de l'occupation européenne: les étrangers continuaient à venir à Paris, les fortunes bourgeoises ne cessaient de s'accroître; de grandes manufactures, de nouvelles industries (p.277) s'établissaient de toutes parts; la population augmentait. Cette prospérité reçut une première atteinte à la mort du duc de Berry (13 février 1820), qui excita dans Paris une profonde tristesse et de vives alarmes: on prévoyait que la réaction royaliste allait profiter du crime d'un individu pour mettre en cause la révolution. Or, cinq années de liberté de la presse avaient ranimé l'amour des institutions libérales et le désir de conserver les conquêtes politiques de 1789. Déjà, la bourgeoisie avait, en 1817, manifesté son opinion en envoyant à la Chambre cinq députés libéraux; elle s'alarma donc des tentatives faites par le parti royaliste pour ramener la France vers l'ancien régime, et elle suivit avec anxiété les débats relatifs à la loi qui devait restreindre le droit électoral à douze ou quinze mille propriétaires. A cette époque, la tribune, longtemps négligée et méprisée, était redevenue populaire. La foule encombrait les abords du Palais-Bourbon, saluant de ses acclamations et des cris de Vive la Charte! les députés qui défendaient les libertés publiques, et cette foule n'était pas composée du peuple qui restait en dehors des questions débattues, mais de la jeunesse des écoles et du commerce, de la jeune bourgeoisie, fille de la révolution, qui témoignait une grande ardeur pour conserver ses principes à la France. Il s'en suivit des rixes avec les gens de la police et dans ce tumulte, un étudiant, nommé Lallemand, fut tué d'un coup de fusil. Le sang de ce jeune homme était le premier qu'on eût versé dans les rues depuis les journées révolutionnaires: il excita une grande fermentation. Toute la jeunesse de Paris conduisit la victime au cimetière du Père Lachaise avec un aspect menaçant, et la souscription ouverte pour lui élever un monument fut remplie en moins d'une semaine.

Les jours suivants, les troubles continuèrent, et, la force armée ayant chassé la foule des abords de la Chambre, une colonne de (p.278) quatre à cinq mille jeunes gens sans armes, guidée par quelques officiers bonapartistes, parcourut les boulevards au cri de Vive la Charte! produisant sur son passage une vive agitation: en quelques heures, Paris sembla avoir repris son aspect de 89. La colonne des jeunes gens parcourut le faubourg Saint-Antoine et en ramena dix à douze mille ouvriers ignorants, irrésolus, qui, ne comprenant rien à cette vaine promenade, demandèrent à marcher sur les Tuileries. Les jeunes gens s'arrêtèrent alarmés; un orage survint, et la nuit dissipa ce rassemblement, qui semblait sur le seuil de la guerre civile.

L'agitation continua encore pendant plusieurs jours et prit pour théâtre les boulevards et les rues Saint-Martin et Saint-Denis. «Prenez garde, dit le député Lafitte aux ministres, l'émotion gagne les classes populaires.» Mais après une semaine de désordres sans portée comme sans résultat, après que le gouvernement eut déployé des forces considérables, le tumulte s'apaisa de lui-même, comme si la population n'eût voulu que tâter ses forces et goûter de nouveau à la vie des révolutions.

A la suite de ces troubles, des sociétés secrètes se formèrent, qui cherchèrent à renverser les Bourbons par des conspirations. Le carbonarisme trouva des adeptes dans les officiers à demi-solde, les sous-officiers de l'armée, les avocats, les jeunes gens des écoles et du haut commerce; mais ses complots, si péniblement ourdis, si facilement déjoués, n'aboutirent qu'à des condamnations, qu'à des proscriptions, qu'à des supplices. La mort tragique des quatre sergents de la Rochelle fit dans Paris la plus pénible sensation. Ce furent d'ailleurs les dernières victimes de l'échafaud politique: du jour de leur supplice, Paris n'a plus vu l'instrument de mort se dresser sur ses places publiques pour des opinions ou pour des complots.

La défaite du carbonarisme consolida le gouvernement des Bourbons, (p.279) qui prit une nouvelle force de la naissance du duc de Bordeaux et de la mort de Napoléon; le premier de ces événements fut célébré par les fêtes et les adulations qui ne manquent jamais aux princes; le second fut accueilli par le peuple avec une douleur profonde. Alors le gouvernement sembla marcher ouvertement au rétablissement de l'ancien régime, et, croyant restaurer la royauté par la religion, il donna plus de pouvoir au clergé. Des missions furent faites dans toute la France, missions dirigées principalement contre les idées de la révolution, et l'on ne craignit pas d'ouvrir ces prédications dans la ville même de 1789. Elles excitèrent, dans la bourgeoisie comme dans le peuple, une aveugle colère: la foule envahit les églises et interrompit les exercices religieux par des cris scandaleux et des moqueries odieuses; le gouvernement dissipa les attroupements par la force, et, pendant plusieurs jours, les abords de certaines églises, surtout celle des Petits-Pères, furent le théâtre de troubles qui ne cessèrent qu'avec les missions.

La bourgeoisie parisienne avait conservé ses idées voltairiennes, ses préjugés philosophiques, son incrédulité révolutionnaire. Elle faisait sa lecture ordinaire des écrits irréligieux du XVIIIe siècle, des romans obscènes de Pigault-Lebrun, des chansons napoléoniennes de Béranger, enfin et surtout d'un journal très-influent, le Constitutionnel, écrit par les derniers disciples de Voltaire, et qui poussait la haine du prêtre jusqu'au ridicule. L'immixtion du clergé dans les affaires de l'État jeta donc à Paris un grand discrédit sur le gouvernement. L'opposition, qui avait été jusqu'alors inspirée ou dirigée par la banque et le haut commerce, gagna les boutiques royalistes, les quartiers qui se pavoisaient de blanc à chaque fête monarchique, et elle éclata surtout avec les apprêts de la guerre d'Espagne, guerre qui semblait une croisade contre la révolution. La bourgeoisie avait récemment envoyé à la Chambre dix députés libéraux sur douze élus; elle suivit avec ardeur les (p.280) débats législatifs, et un marchand du quartier Saint-Denis se chargea d'exprimer hautement son opinion. La majorité de la Chambre des députés ayant prononcé l'expulsion de Manuel, l'orateur le plus hardi de l'opposition, le poste de garde nationale qui se trouvait au Palais-Bourbon fut appelé pour empoigner le proscrit, qui refusait de sortir: le sergent qui commandait ce poste, nommé Mercier, entra dans la salle, reçut l'ordre du président et répondit par un refus. Cette action excita un enthousiasme étrange: des brochures, des portraits, des chansons la célébrèrent; une souscription nationale décerna au sergent un fusil d'honneur.

L'opposition de Paris continua pendant la guerre d'Espagne: dans cette ville, où la gloire des armes est si populaire, on se moqua des difficultés de cette campagne, de la prise même du Trocadéro; et, quand la garde royale revint à Paris, quand on la fit passer, par une imitation des triomphes de l'Empire, sous l'Arc de l'Étoile, qu'on avait ébauché en toiles et en planches, la foule injuste n'assista à cette entrée qu'avec indifférence.

L'année suivante, Louis XVIII mourut.

§ XXXIV.

Embellissements de Paris sous la Restauration.

Pendant les malheurs de l'occupation étrangère, Paris, quoique jouissant d'une prospérité commerciale qu'elle n'avait pas connue depuis quinze ans, avait vu interrompre ses grands travaux d'embellissement et d'assainissement; à dater de 1819, et sous l'administration éclairée et vigilante du préfet Chabrol, ces travaux recommencent, et, à part les lacunes causées par les révolutions de 1830 et de 1848, ils n'ont plus cessé et ont fait subir à la ville de saint Louis et de Louis XIII une complète transformation. Napoléon (p.281) n'avait songé à embellir Paris qu'à la façon des anciens rois, c'est-à-dire en élevant des monuments plus fastueux qu'utiles, et, à part la construction des quais et des marchés, il n'avait presque rien fait pour donner de l'air, du soleil, de la vie à ce vieux Paris si noir, si fétide, si misérable; il n'avait rien fait pour sa viabilité, pour sa propreté, pour sa salubrité. A partir de l'administration de M. de Chabrol, les améliorations de Paris sont appropriées aux mœurs nouvelles, au commerce et à l'industrie parisienne, qui deviennent immenses, enfin à la population qui augmente tous les jours. Le grand plan d'alignement et d'éclaircissement, conçu sous Louis XVI, est repris avec ardeur[174], et, de 1820 à 1830, on ouvre soixante-cinq rues et quatre places nouvelles, on élargit vingt-quatre rues, places ou boulevards, on bâtit les ponts des Invalides, de l'Archevêché, d'Arcole, on termine le canal Saint-Martin, on achève les marchés commencés sous l'Empire, l'entrepôt des vins, les greniers de réserve; on améliore les halles et l'on y bâtit les marchés au beurre et au poisson, on renouvelle une partie du pavé, on introduit l'éclairage au gaz, on établit le service des voitures-omnibus, on commence l'amélioration si importante, si nécessaire, si longtemps demandée des trottoirs. Ces travaux d'utilité n'empêchent pas les travaux de luxe, mais ceux-ci ont un caractère tout monarchique ou tout religieux: ainsi, on relève les statues de Henri IV sur le Pont-Neuf, de Louis XIII à la place Royale, de Louis XIV à la place des Victoires; on remplace d'anciennes chapelles de couvents, devenues succursales sous le Consulat, par des édifices plus convenables; et ainsi sont bâties les églises Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, Notre-Dame-de-Lorette, (p.282) Saint-Vincent-de-Paul, etc. On restaure et on embellit presque toutes les autres églises, qui s'enrichissent d'objets d'art principalement enlevés au Musée des monuments français, lequel se trouve dispersé. On construit aussi la chapelle expiatoire de la rue d'Anjou, le séminaire Saint-Sulpice, l'hospice d'Enghien, l'infirmerie Marie-Thérèse, etc. On ajoute quelques pierres à la Madeleine et à Sainte-Geneviève, rendues au culte catholique, à l'Arc de l'Étoile, au palais d'Orsay. Enfin, on doit à l'industrie particulière deux mille maisons nouvelles, dont quelques-unes sont des palais, les théâtres des Nouveautés, du Gymnase-Dramatique, Ventadour, la reconstruction de l'Ambigu-Comique et du Cirque-Olympique, les passages couverts de Choiseul, Véro-Dodat, Vivienne, Colbert, etc.

§ XXXV.

Paris pendant le règne de Charles X.

L'opposition de la bourgeoisie parisienne n'était pas dirigée contre la dynastie des Bourbons, mais contre la marche de leur gouvernement, et avec son aveuglement ordinaire elle se proposait, non de renverser, mais d'avertir. C'est ainsi que le grand orateur de l'opposition, le général Foy, étant mort (28 nov. 1825), des funérailles pompeuses lui furent faites, où assistèrent deux cent mille citoyens de toute profession, dans l'ordre le plus parfait, avec une discipline qui était un grave enseignement. Toute la ville était en deuil, les boutiques fermées, les ouvriers hors de leurs ateliers, la tête découverte devant le passage du cortége. Jamais Paris n'avait rendu spontanément de tels honneurs à un citoyen: sur toute la cérémonie planait le souvenir des funérailles de Mirabeau.

Le parti royaliste répondit à cette pompe si menaçante par la célébration du jubilé, où l'on vit dans quatre processions immenses le clergé parcourir les rues avec ses croix voilées, en chantant (p.283) les psaumes de la pénitence, et suivi de toutes les autorités, des personnages de la cour, des femmes de haut rang, du roi lui-même avec toute sa famille. Une messe expiatoire, célébrée sur la place où était mort Louis XVI, exprima la pensée de ces cérémonies et en fit ainsi maladroitement un outrage et un défi.

«Tout prit alors un aspect ecclésiastique, dit un écrivain royaliste, jusqu'à la musique, la déclamation, les arts, et les églises devinrent elles-mêmes des spectacles.» Aussi la bourgeoisie parisienne se mit-elle à lutter contre les ultras, contre les jésuites, avec l'ardeur la plus passionnée: tribune, journaux, brochures, souscriptions, associations ne laissaient pas de relâche au gouvernement, ne lui passaient pas la moindre faute, attaquaient ou calomniaient toutes ses intentions, toutes ses actions. Ainsi, le ministère ayant été forcé de retirer (1827) devant l'opposition de la Chambre des pairs une loi qui comprimait la presse, Paris fut illuminé, on alluma des feux de joie, on cria: Vive la Chambre des pairs! enfin, il y eut pendant trois jours une manifestation d'allégresse qui semblait déjà présager une révolution.

A la suite de cet incident, Charles X, qui ne recevait plus qu'un accueil silencieux des Parisiens, voulut ranimer leur affection en passant une grande revue de la garde nationale au Champ-de-Mars (12 avril): il fut reçu par les cris de: A bas les ministres! les princesses furent même accueillies par des paroles outrageantes; enfin, quand les légions, en s'en retournant, passèrent devant le ministère des finances, les cris redoublèrent et furent accompagnés d'insultes et de menaces. Charles X licencia la garde nationale de Paris.

Au mois de novembre suivant, les Chambres ayant été dissoutes, de nouvelles élections se firent, et elles amenèrent à Paris la nomination, de douze députés libéraux, qui réunirent presque (p.284) l'unanimité des suffrages [175]. Quand ce résultat fut connu (19 novembre), quelques maisons illuminèrent; des groupes nombreux parcoururent les rues populeuses avec le cri de Vive la Charte! invitant les citoyens à illuminer; ils se grossirent de gamins et de vagabonds, qui, dans la rue Saint-Denis, cassèrent les vitres des maisons restées obscures. Un détachement de gendarmerie fut envoyé pour mettre fin au désordre; il fut accueilli par des pierres: il y avait dans une partie de la population un désir de bruit et de tumulte, un sentiment brutal d'hostilité contre le pouvoir, qui la poussait à l'émeute. A la fin, les émeutiers firent des barricades dans la rue Saint-Denis: des troupes furent envoyées pour les détruire, et, après quelque hésitation, elles dispersèrent la foule par des charges multipliées et quelques feux de peloton. Il y avait trente-deux ans que la fusillade ne s'était fait entendre dans les rues de Paris: cette répression de l'émeute produisit donc une vive sensation de colère, mais qui passa rapidement. Il semblait que le peuple n'eût voulu que s'essayer au tumulte des rues; néanmoins, la partie la plus belliqueuse de la population, celle qui était principalement composée de bonapartistes et de républicains, commença à songer à renverser le gouvernement par une insurrection.

La cour parut comprendre la portée des élections qui venaient de se faire et des troubles qui les avaient suivies: un ministère dévoué à la constitution fut nommé. La bourgeoisie parisienne accueillit ce ministère avec une joie pleine de confiance. Aussi, les dix-huit mois du ministère Martignac sont-ils l'époque la plus brillante de la Restauration et l'une des plus heureuses de l'histoire de Paris. L'industrie et le commerce étaient florissants; chaque jour voyait se bâtir quelque nouvel édifice, s'établir quelque nouvelle (p.285) manufacture, s'ouvrir quelque magasin de luxe; les théâtres et les lieux de plaisir étaient continuellement pleins; les lettres et les arts étaient cultivés avec une ardeur poussée jusqu'au fanatisme; la jeunesse courait tantôt aux leçons éloquentes de MM. Guizot, Villemain et Cousin, tantôt aux drames grotesques et aux vers rocailleux de l'école romantique; dans toutes les classes éclairées de la population, il y avait émulation, désir de mieux, amour de progrès, confiance dans l'avenir. Quant au peuple, son bien-être avait augmenté, par le fait seul de la paix, de la prospérité générale, du bon marché des denrées, de l'augmentation des salaires. Sur 816,000 habitants (1829), le nombre des indigents n'était que de 62,000, c'est-à-dire du douzième de la population, tandis que, sous l'Empire, il était du huitième. La fièvre de la concurrence n'avait pas encore amené dans l'industrie des désastres fréquents; les machines, peu nombreuses, n'avaient pas encore avili la main-d'œuvre; de plus, il y avait encore dans les classes ouvrières un reste de ces mœurs humbles, modestes, résignées, auxquelles l'ancien régime les avait habituées, et qui s'étaient conservées même sous la République et l'Empire; il y avait encore chez elles le contentement du peu, l'ignorance des plaisirs coûteux, ou bien, l'habitude des privations et de la misère. Enfin, si des théories nouvelles sur l'organisation de l'industrie, les salaires, le crédit, commençaient à paraître dans les écrits de l'école saint-simonienne, elles n'avaient pas encore pénétré dans le peuple. Son ignorance était toujours la même; il était resté en politique à l'adoration pour le grand homme, à l'aversion stupide pour les Bourbons, les nobles et les prêtres, à l'envie de se venger de 1815. Dans les ateliers, on ne cessait de rappeler la gloire et la grandeur de l'Empire; toutes les traditions en étaient vivantes; c'était, pour les classes populaires, l'âge d'or. Mais, si l'on y murmurait la Marseillaise, si l'on y chantait à pleine voix Béranger, si l'on (p.286) s'y moquait des jésuites, il n'y avait, excepté chez quelques membres des sociétés secrètes, chez quelques anciens soldats impériaux, aucun projet marqué de bouleversement.

Cependant la royauté eut bientôt regret de sa marche constitutionnelle, et elle prit (8 août 1829) un ministère composé d'hommes qui semblaient désignés pour faire la contre-révolution. La majorité de la Chambre des députés déclara au roi que ce ministère était menaçant pour les libertés publiques. La Chambre fut dissoute, et l'on se prépara à de nouvelles élections. Paris, que la chute du ministère Martignac avait consterné, montra, dans la lutte engagée entre le monarque et la nation, la plus vive ardeur: ses journaux, ses correspondances, ses comités électoraux mirent le feu aux départements; ses citoyens les plus influents se placèrent à la tête de la résistance; enfin, il envoya à la Chambre douze députés libéraux[176]. Tout cela n'éclaira pas la royauté: l'agitation, pensait-elle, n'était que dans les classes électorales; elle croyait n'avoir affaire qu'à des ambitieux ou à des journalistes; elle s'imaginait même avoir le peuple de Paris pour elle. «Charbonnier doit être maître chez lui,» avaient dit un jour les forts de la Halle à Charles X, et sur ce mot, dont elle fit grand bruit, la cour crut que les classes ouvrières n'avaient nul souci des institutions libérales et verraient avec plaisir mâter la bourgeoisie. Quant à celle-ci, sa défaite au 13 vendémiaire, sa soumission au despotisme impérial, sa facilité à subir les deux invasions étrangères, l'avaient fait descendre depuis longtemps de sa renommée de 1789, et le parti de l'ancien régime croyait que, poltronne autant que bavarde, elle était incapable non-seulement de tenter une révolution, mais de faire (p.287) une sérieuse résistance. Ce fut donc dans la pensée qu'elles seraient acceptées ou subies sans contestation que Charles X rendit les fameuses ordonnances qui supprimaient la Charte de 1814 en annulant les élections, abolissant la liberté de la presse, etc.

§ XXXVI.

Journées de Juillet.

Ces ordonnances parurent le 27 juillet. Les hommes de l'opposition furent consternés et cherchèrent par quelles voies légales ils pourraient y résister; mais le peuple, jusqu'alors indifférent à la lutte, descendit dans les rues et commença à chercher, à prévoir une révolution. Des rassemblements se formèrent, inquiets, menaçants, tumultueux, qui s'interrogeaient, se tâtaient, s'excitaient à la résistance; les boutiques se fermèrent; des réverbères furent brisés; on pilla quelques magasins d'armuriers. Des patrouilles furent envoyées pour dissiper ces premiers désordres; leur présence fit surgir quelques barricades; des rixes et des combats partiels commencèrent: quelques hommes du peuple furent tués. Le soir, à la lueur des flambeaux, les cadavres de ces premières victimes sont promenés avec des cris de vengeance. Toute la nuit se passe en apprêts de guerre, et, dès la pointe du jour, le tocsin sonne, le tambour bat, des barricades s'élèvent dans toutes les rues, des combattants sortent de toutes les maisons, surtout des quartiers populeux; de vieux officiers bonapartistes, proscrits ou délaissés depuis 1814, leur servent de guides avec les jeunes gens des écoles; une partie de la garde nationale reprend son uniforme et ses armes; les carbonaris de 1820 se jettent dans la lutte avec une soif de vengeance longtemps contenue, et déploient le drapeau tricolore. A la vue de ce symbole de la révolution, toute incertitude cesse dans le peuple, que le cri (p.288) de Vive la Charte! laissait froid et irrésolu: il allait prendre sa revanche des trahisons de 1815; il allait se venger des bourreaux du maréchal Ney et des sergents de la Rochelle; il allait en finir avec les émigrés, les jésuites, les alliés de l'étranger! Alors, au cri de Vive la Charte! on mêle celui de: A bas les Bourbons! on abat, on détruit les insignes de la royauté; on court au combat, avec ou sans armes, par un élan contagieux, les ardeurs d'un soleil de plomb et l'odeur de la poudre donnant à toutes les têtes une ivresse mêlée de joie et de fureur.

Cependant le gouvernement, qui n'avait fait aucun préparatif de défense, à l'aspect de cette révolte inattendue, se décide à déployer contre elle des mesures vigoureuses. Paris est mis en état de siége en vertu d'un décret impérial de 1811; le maréchal Marmont a le commandement de toutes les troupes; et trois colonnes, fortes ensemble de dix-huit à vingt mille hommes, partent des Tuileries pour soumettre la ville. La première remontera les quais jusqu'à la Bastille; la deuxième suivra les boulevards jusqu'au même point; la troisième doit occuper la rue Saint-Denis et servir de lien aux deux autres, en lançant de fortes patrouilles dans toutes les voies transversales entre les quais et les boulevards. La première balaye les quais et reprend l'Hôtel-de-Ville; mais elle y est harcelée par les insurgés, maîtres de la Cité, et ne peut aller plus loin; la deuxième parcourt les boulevards, en livrant des combats vers les portes Saint-Denis et Saint-Martin; elle arrive sur la place de la Bastille, essaie vainement de pénétrer dans le faubourg, se rabat sur la rue Saint-Antoine, y est assaillie de toutes les maisons par des balles, des pavés, des meubles, et n'arrive à la place de Grève qu'en couvrant sa route de blessés et de morts. La troisième colonne n'atteint la rue Saint-Denis qu'en faisant de grandes pertes, et, au marché des Innocents, elle est complétement enveloppée; quelques bataillons (p.289) suisses sont envoyés pour la délivrer et n'y réussissent qu'en livrant de nombreux combats. Enfin, les insurgés occupant tous les quartiers du centre, les deux colonnes, réunies à l'Hôtel-de-Ville, évacuent cet édifice et reviennent par les quais aux Tuileries.

Le combat fut suspendu pendant la nuit. Paris présentait alors le plus sinistre spectacle: plus de gouvernement, plus d'autorités, plus de préfets, plus de ministres; le peuple, sans frein et sans guide, était le maître de la ville, et, derrière lui, cette troupe immonde de vagabonds et de malfaiteurs qui pullule dans les grandes cités. Toutes les maisons étaient fermées, tous les réverbères brisés, toutes les rues hérissées de barricades, toutes les barricades défendues par des hommes demi-nus, noirs de poudre, trempés de sueur, qui fondaient des balles, pansaient leurs blessures et faisaient une garde vigilante. On s'attendait à être le lendemain attaqué, bombardé, mitraillé; mais on était résolu à vaincre ou à faire une résistance désespérée.

La royauté ne songeait pas à prendre l'offensive: ses malheureuses troupes, affamées, harassées, étaient cantonnées au Louvre, au Carrousel, rue Saint-Honoré, place Louis XV, attendant des ordres, des vivres, des renforts. Elles y furent bientôt cernées par des bandes d'insurgés, et le combat recommença. Les Parisiens, dont le nombre grossissait d'heure en heure, se glissèrent par toutes les issues et finirent par s'emparer successivement du Louvre, de la place du Carrousel et enfin des Tuileries. Pendant que les vainqueurs brûlaient le trône, brisaient des portraits, dévastaient quelques appartements, les derniers pelotons de la garde royale faisaient encore une résistance héroïque dans la rue de Rohan. Mais, à la fin, toute lutte devint impossible, et, des troupes démoralisées, les unes firent défection et livrèrent leurs armes au peuple, les autres se retirèrent sur Saint-Cloud, où était la cour.

Alors l'insurrection ou plutôt la révolution fut entièrement (p.290) maîtresse de Paris, et un gouvernement provisoire, à la tête duquel était La Fayette, s'établit à l'Hôtel-de-Ville. Paris, avec ses rues dépavées et sans voitures, ses maisons trouées de balles, ses boulevards coupés d'arbres abattus, sa population haletante, enivrée, le fusil à la main, présentait l'aspect le plus désordonné, le plus alarmant; et l'on pouvait craindre qu'il ne tombât dans une anarchie semblable à celle qui suivit le 10 août. Mais il n'y eut pas de désordre, pas une tentative de pillage, pas un acte de cruauté et de vengeance, et l'on vit alors combien les mœurs et le caractère de la population parisienne s'étaient adoucis et transformés depuis un demi-siècle. C'était le peuple, aidé de quelques étudiants et d'un petit nombre de bourgeois, qui venait de remporter la victoire; c'était ce peuple des journées de prairial, qui n'avait laissé que des souvenirs sinistres, ce peuple de 1815, dont on avait calomnié les haillons et le patriotisme: après une victoire qui lui coûtait sept cent quatre-vingt-huit morts et quatre mille cinq cents blessés, il se montra plein de générosité et de désintéressement, sauvant, consolant les vaincus, secourant les blessés, partageant son pain avec eux; pendant des semaines entières, on le vit, pieds nus, en chemise, en guenilles, garder la Banque, le Trésor, les Tuileries, le Palais-Royal[177]; les hôtels des royalistes n'éprouvèrent pas la moindre insulte, et les églises furent respectées. Mais le peuple garda de sa victoire une confiance présomptueuse en lui-même, un grand mépris pour le pouvoir, quel qu'il fût, un vif penchant pour l'émeute, l'amour de la poudre, une sorte d'enthousiasme pour la vie (p.291) aventureuse de la barricade, pour ce désordre des rues dont le côté pittoresque et théâtral séduisait son imagination. Aussi, quand on annonça que Charles X s'était arrêté à Rambouillet et se préparait à recommencer la lutte, il sortit de Paris avec des cris de joie et de colère, et força le vieux roi à continuer sa retraite: pour lui, toute la révolution était dans le bruit, le combat, le danger; quant à l'issue à lui donner, il n'eût pas hésité dix ans auparavant, mais, l'homme qui personnifiait sa foi politique n'étant plus, il laissa faire la bourgeoisie, dont, depuis trente ans, il suivait l'impulsion, et s'inquiéta peu du résultat de la sanglante victoire qu'il venait de gagner.

La bourgeoisie n'avait pris qu'une médiocre part à l'insurrection, et si, au milieu de la lutte, la garde nationale s'était reformée d'elle-même, c'était moins pour combattre que pour empêcher le désordre. Mais, si elle n'avait pas fait la révolution, elle l'avait préparée depuis dix ans: elle partageait donc les passions du peuple, et, sans avoir désiré le renversement de la dynastie, elle l'acceptait avec plaisir et saluait de ses acclamations le drapeau tricolore. Dès que la victoire fut décidée, elle s'empressa de prendre la direction de la révolution pour la modérer et la contenir, et elle songea immédiatement à continuer la monarchie constitutionnelle avec la famille d'Orléans: c'était une pensée qui n'était pas nouvelle dans la bourgeoisie parisienne, car, dès 1792, dès 1815, elle penchait déjà vers le combattant de Valmy par de secrètes sympathies et de lointaines espérances. Une réunion de députés appela donc le duc d'Orléans à prendre la lieutenance générale du royaume.

A cet appel, le parti républicain répondit par des protestations: «Plus de Bourbons! disait un de ces placards; voilà quarante ans que nous combattons pour nous débarrasser de cette race méprisable et odieuse!» Et il demanda que la présidence provisoire fût confiée à La Fayette jusqu'à ce que la nation se fût prononcée, sur le (p.292) gouvernement qu'elle voulait se donner. Mais ce parti, dont les journées de juillet venaient de révéler l'existence, n'était guère composé que des conspirateurs de 1820 et des jeunes gens des écoles; il avait peu d'action sur le peuple et ne trouvait que des répulsions dans la bourgeoisie. Son appel ne fut pas entendu, et le duc d'Orléans se rendit à l'Hôtel-de-Ville, à travers les rues dépavées, au milieu d'une foule mêlée de gardes nationaux et de combattants de juillet, cachant à peine son émotion de cette ovation étrange, recevant sur sa route des applaudissements mêlés de quelques injures. La place de Grève était couverte d'un monde armé; elle resplendissait de fusils et de drapeaux; elle retentissait des cris les plus confus: Vive la Charte! A bas les Bourbons! Plus de rois! Vive d'Orléans! Le prince fut reçu par La Fayette, se présenta au balcon, un drapeau tricolore à la main, et fut accueilli par des acclamations: la plus grande partie de la population était en effet heureuse de voir sa lutte et sa victoire légitimées en quelque sorte par l'adhésion d'un Bourbon.

Alors la Chambre des députés ouvrit sa session, et, certaine de l'appui de la bourgeoisie parisienne, elle se disposa à donner le trône à la famille d'Orléans. Les républicains renouvelèrent leurs protestations; ils sommèrent les députés de respecter les droits de la nation, ils ouvrirent des clubs, ils cherchèrent à ameuter le peuple; enfin, une colonne d'étudiants et de combattants de juillet marcha sur la Chambre et sembla la menacer d'un 18 brumaire; mais à la prière de La Fayette, elle se retira sans violence. Alors les députés, au nombre de deux cent dix-neuf, déclarèrent le trône vacant et appelèrent à l'occuper le duc d'Orléans; puis ils se rendirent à pied au Palais-Royal, escortés de la garde nationale, et allèrent présenter leur vote au prince. Celui-ci accepta, et, le lendemain (9 août), au milieu des acclamations de la bourgeoisie, il vint prêter serment à la Charte modifiée. Vingt jours après, il reçut une sorte de (p.293) consécration populaire dans une grande revue de la garde nationale, où, accompagné de La Fayette, il distribua des drapeaux aux légions parisiennes. Quatre-vingt mille hommes armés, équipés, habillés, remplissaient le Champ-de-Mars, dont les entours étaient occupés par deux cent mille personnes: Paris n'avait jamais vu une telle masse de ses citoyens en armes. Cette revue fut une autre fédération du 14 juillet pour l'enthousiasme, les espérances, l'allégresse qu'elle excita dans la plus grande partie de la population: la révolution de juillet semblait une victoire nationale, la consolation et la revanche de 1815, un défi à l'étranger; enfin la bourgeoisie et même le peuple avaient confiance dans le nouveau roi, dans son passé et ses promesses.

La révolution de 1830 était, comme celles de 1789 et 1792, une révolution toute parisienne: pour la faire, soit par ses armes, soit par ses votes, la capitale n'avait ni consulté l'opinion, ni demandé l'assentiment des provinces; comme elle l'avait pratiqué tant de fois, elle leur envoyait son histoire toute faite avec le drapeau et le gouvernement de son choix. Les provinces acceptèrent la révolution nouvelle: elles accablèrent les Parisiens de louanges; elles répétèrent le chant nouveau de la Parisienne; elles ne parlèrent qu'avec enthousiasme de l'héroïque population des trois journées; pendant plusieurs mois, elles envoyèrent des députations pour féliciter Paris et fraterniser avec ses habitants; enfin, à l'imitation des provinces de l'empire romain, qui avaient élevé, en l'honneur de Rome, des temples et des statues, elles proposèrent d'élever, aux frais de toutes les communes, un monument en l'honneur de la capitale, avec ces mots: A Paris la patrie reconnaissante.

§ XXXVII.

Paris de 1830 à 1832.

Août 1830.--La révolution de juillet a pour effet immédiat, comme toutes les révolutions populaires, d'arrêter les opérations de l'industrie et du commerce, de faire enfouir les capitaux, d'engendrer la gêne et la misère. Le gouvernement fait voter par les chambres un crédit de 1,400,000 fr., applicables aux monuments de Paris, pour donner de l'occupation aux ouvriers «qui ont déposé leurs armes, dit M. Guizot, mais qui n'ont pas retrouvé leurs travaux.» En même temps, l'on ouvre des ateliers communaux de terrassement; on refait une partie du pavé de la ville, les talus du Champ-de-Mars, les fossés des Champs-Élysées, etc. Mais ces travaux sont insuffisants, et, sur la place de Grève et les quais, des rassemblements se forment, où les ouvriers demandent de l'ouvrage, l'augmentation des salaires, la diminution des heures de travail, l'abolition des machines, l'expulsion des ouvriers étrangers. Ces troubles, par lesquels se révèle pour la première fois la portée sociale que le peuple attribue à la révolution de juillet, s'apaisent d'eux-mêmes; mais l'industrie reste en souffrance et la misère continue à faire des progrès.

Septembre.--Ce mois se passe en fêtes données aux députations des départements, en banquets patriotiques présidés par La Fayette, en processions où les jeunes gens portent au Panthéon les bustes de Ney, de Manuel et de Foy. L'une d'elles, composée en partie de membres des sociétés secrètes, se dirige sur la place de Grève et prononce l'éloge funèbre des quatre sergents de la Rochelle.

Des clubs ou sociétés populaires se forment: le plus important, dit des Amis du peuple, siége au manége Pellier, rue Montmartre. La (p.295) bourgeoisie s'inquiète de ces réunions qui rappellent 93, et où l'on tend à la République; la garde nationale fait fermer le club Pellier.

18 octobre.--Le peuple a conservé un vif ressentiment de la bataille de juillet et des victimes qu'elle a faites; il veut en être vengé et compte sur la punition des ministres de Charles X. Une proposition ayant été faite à la Chambre des députés pour abolir la peine de mort, il croit voir dans cette proposition le dessein de sauver les ministres, dont le procès s'instruit, et il se porte au Palais-Royal avec des cris furieux. Repoussé par la garde nationale, il marche sur Vincennes, où étaient enfermés les accusés, avec les mêmes cris de mort, et ne se retire que devant la résistance du gouverneur. «Peuple de Paris, dit le Préfet de la Seine, M. Odilon-Barrot [178], tu n'avoues pas ces violences! Des accusés sont chose sacrée pour toi! Il n'y a pas un citoyen dans cette noble et glorieuse population qui ne sente qu'il est de son honneur et de son devoir d'empêcher un attentat qui souillerait notre révolution!»

Cette proclamation où le préfet semblait avoir copié les allocutions de Pétion, n'apaise point l'agitation populaire: presque chaque jour, des groupes se forment autour du Palais-Royal, près de Vincennes, près du Luxembourg, desquels sortent des cris menaçants; une partie de la bourgeoisie partage l'émotion du peuple, et la garde nationale ne réprime les rassemblements qu'avec une sorte de répugnance. De plus, le parti républicain s'était accru et commençait à devenir redoutable: il comprenait la société des Amis du Peuple, presque tous les combattants de juillet, une partie de l'artillerie de la garde nationale, les mécontents, les ambitieux, les hommes de désordre et de complots, qui désiraient une nouvelle révolution pour en tirer (p.296) profit; il attirait derrière lui le peuple, en accusant le gouvernement de trahison et en l'excitant à recommencer son œuvre des trois jours. Aussi, à mesure que l'heure du procès des ministres approche, une sorte de terreur s'empare de Paris; on s'attend à une nouvelle bataille, et le gouvernement n'ose compter ni sur l'armée ni sur la garde nationale; les riches et les nobles abandonnent la ville; le faubourg Saint-Germain est désert; le commerce se trouve presque entièrement anéanti, et la misère croissante augmente l'irritation des classes populaires.

15 décembre.--Le procès des ministres commence devant la cour des pairs. Toute la garde nationale et vingt mille hommes de troupes de ligne sont sur pied; le Luxembourg est enveloppé par une armée entière qui occupe toutes les rues voisines et dont les patrouilles se prolongent jusque sur les quais. Des masses de peuple entourent et pressent ces bataillons en criant: La mort des ministres! Cet état de choses dure six jours. Pendant six jours la garde nationale campe et bivouaque dans les rues; pendant six jours, La Fayette, Barrot, toutes les autorités, les écoles de droit et de médecine, qui, depuis juillet, jouent un rôle politique, sollicitent la foule ameutée et le parti républicain de respecter la justice et l'ordre public. Enfin, quand l'arrêt qui condamne les ministres à la détention est prononcé, quand le peuple apprend que les condamnés sont déjà partis secrètement pour Vincennes, il se fait une explosion de cris de rage: Aux armes! à la trahison! entend-on sur toute la rive gauche de la Seine, et la bataille semble prête à s'engager. Mais toute cette fureur tombe devant la résistance froide et patiente de la garde nationale, devant les prières et l'énergie de La Fayette; et, le lendemain, Paris, si agité depuis un mois, retombe dans un repos plein de tristesse et d'appréhensions.

25 décembre.--Un vote de la Chambre des députés force La Fayette (p.297) à donner sa démission de commandant de la garde nationale, et le roi le remplace par le général Mouton de Lobau. La démission du patriarche de la liberté est vue avec froideur par la garde nationale de Paris, qui, avide de paix à l'intérieur et à l'extérieur, adopte et défend la politique de résistance du gouvernement et se prononce avec ardeur contre les hommes de la République, contre ce qu'on appelle le parti du mouvement.

13 février 1831.--Les partisans de la légitimité, qui avaient été d'abord épouvantés de leur défaite, font maladroitement et obscurément acte d'existence: ils célèbrent, dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, un service anniversaire de la mort du duc de Berry. A cette nouvelle, une foule menaçante s'amasse devant l'église, foule composée d'abord de bourgeois curieux, de jeunes gens moqueurs, puis d'hommes de désordre et d'agitateurs, enfin de la lie ordinaire de la population; sur le bruit qu'on a couronné un buste du duc de Bordeaux, elle envahit l'église au moment où les légitimistes se hâtent d'en sortir, et, avec une fureur sauvage, elle y détruit autels, meubles, tableaux, ornements, la sacristie, la chaire, le chœur. Le gouvernement n'ose s'opposer à ces stupides profanations, ou, pour mieux dire, il les laisse faire, afin d'effrayer le parti carliste. Le lendemain, le désordre continue. Les vandales de la veille, sans raison comme sans colère, les uns par un instinct de brutale vengeance contre les prêtres et les émigrés, les autres par l'amour du désordre et de la destruction, se portent d'abord au Palais-Royal, où ils sont contenus par des troupes, puis sur l'Archevêché, demeure d'un prélat impopulaire: ils y entrent avec des cris de fureur et de moquerie, et, en quelques heures, au milieu de rires cyniques, de blasphèmes, de hurlements, ils détruisent cet édifice de fond en comble, jetant à la Seine les meubles, les ornements, les livres d'une précieuse bibliothèque. Ce jour était (p.298) le mardi gras. On vit alors se renouveler les impiétés qui ont déshonoré la révolution en 1793; on vit, au milieu des pompes ignobles du bœuf gras, au milieu des mascarades et des apprêts de bal, des misérables courir les rues avec des ornements sacrés, et une foule immonde ou égarée applaudir à l'abattement des croix qui décoraient le sommet des églises. Ce fut un des jours les plus honteux de l'histoire de Paris. La garde nationale, accourue à l'Archevêché, ne reçut aucun ordre et ne voulut pas engager une lutte contre les démolisseurs: pendant douze heures, elle resta spectatrice de leurs odieuses saturnales. Quant au gouvernement, dans un accès de peur qui le rendit en quelque sorte le complice de l'émeute, il ordonna lui-même d'enlever les croix des églises et les fleurs de lis de tous les monuments; le préfet de la Seine se contenta de faire des proclamations emphatiques contre les carlistes[179]; enfin, le roi de juillet paya son indigne faiblesse en se voyant forcé de faire disparaître de son palais et de ses voitures les glorieuses armoiries de sa famille.

Les journées de février furent comme la contre-partie des journées de juillet: dévastation sans raison, sans excuse et sans résultat, elles discréditèrent le peuple de Paris et sa révolution; elles livrèrent pendant près d'une année les rues de la capitale aux hommes de désordre et d'anarchie. En effet, à cette époque, l'émeute devint pour ainsi dire permanente, et elle se produisait par les causes les plus légères, troublant toutes les relations sociales, ruinant le commerce, faisant fuir les étrangers, ce qui n'empêchait pas le Parisien, pour qui tout est spectacle, de faire de l'émeute un passe-temps et d'aller la voir comme par partie de plaisir. Tantôt les ouvriers demandaient de l'ouvrage ou l'augmentation des salaires, tantôt les étudiants, devenus pouvoir de l'État, faisaient des promenades tumultueuses, (p.299) pour censurer le gouvernement, ou des manifestations en faveur de la Pologne; les sociétés populaires se multipliaient et poussaient ouvertement à la République; il y avait une sorte de fièvre dans toute la partie malheureuse de la population, qui se soulevait au moindre bruit, à la moindre déclamation du plus mince agitateur, du plus obscur des journaux, et harassait par ses rassemblements et ses tumultes la garde nationale.

L'établissement de Juillet, ballotté par toutes ces agitations, semblait destiné à s'engloutir dans l'anarchie, lorsque le roi se décida à se jeter ouvertement dans la politique de résistance. Casimir Périer fut appelé au ministère: c'était un banquier de Paris, le vrai représentant de ces classes électorales qui avaient préparé, sans la faire, la révolution; il travailla au rétablissement de l'ordre par des mesures énergiques, rigoureuses, brutales, poursuivit le parti républicain, les sociétés secrètes, les excès de la presse, et, au moyen d'une loi contre les attroupements, mit fin aux troubles des rues. Il parvint ainsi à apaiser sans combat deux émeutes qui menaçaient d'emporter la monarchie. La première eut lieu le 14 juillet 1831: le parti républicain voulait, en mémoire de la prise de la Bastille, planter des arbres de liberté sur les principales places; le ministère résolut de s'opposer à cette manifestation, qui pouvait amener une attaque contre le gouvernement: il déploya de grandes forces sur tous les points, et les républicains furent forcés de se disperser. La seconde eut lieu le 16 septembre suivant et fut causée par la nouvelle de la prise de Varsovie, qui produisit dans toute la ville une douleur inexprimable. Le Palais-Royal fut envahi par une foule de jeunes gens, le crêpe au bras, criant: Vive la Pologne! A bas le ministère! Les uns lisaient les journaux à la multitude irritée, les autres appelaient les citoyens aux armes «pour venger l'héroïque Pologne lâchement abandonnée.» On fit fermer les théâtres; on pilla quelques boutiques d'armuriers; on commença des barricades. Le (p.300) lendemain, le gouvernement déploya les mesures les plus vigoureuses, et, en enveloppant de troupes la Chambre des députés et le Palais-Royal, il parvint à apaiser ce redoutable tumulte.

Grâce à l'énergie impétueuse de Casimir Périer, l'hiver de 1831 à 1832 se passa sans troubles inquiétants. Paris reprit ses habitudes de plaisirs; et encore bien que la noblesse continuât à bouder le nouveau régime, et les étrangers à se tenir éloignés de la capitale, les théâtres, les salles de bal, tous les lieux d'amusement public furent presque continuellement remplis; le commerce reprit quelque prospérité.

§ XXXVIII.

Paris en 1832.--Le choléra.--Insurrection des 5 et 6 juin.

Mais un autre fléau vint frapper la ville. Le 27 mars, le terrible choléra se manifesta à Paris, et dès le 30, il frappait de mort cent cinquante personnes par jour. On prit à la hâte de nombreuses et illusoires précautions; on organisa des hôpitaux, des ambulances, des bureaux de secours; on fit un grand nettoyage de la ville; on mit en réquisition tous les médecins et élèves en médecine. Malheureusement, le bruit vint à se répandre que le choléra n'était que l'empoisonnement de la population par une bande de malfaiteurs: le préfet de police, Gisquet, se fit l'écho de ce bruit absurde dans une proclamation et ne craignit pas d'accuser les républicains. «Je suis informé, dit-il, que ces misérables ont conçu le projet de parcourir les cabarets et les étaux de boucherie avec des fioles et des paquets de poison, pour en jeter dans les fontaines, dans les brocs ou sur la viande...» A cette proclamation, le peuple hébété de fureur, se jette sur les malheureux qui lui (p.301) paraissent suspects, les maltraite, les mutile, les jette à la Seine. Heureusement, cette frénésie sauvage dura à peine quelques heures; mais le choléra n'en continua pas moins ses ravages, et Paris présenta pendant le mois d'avril le plus affligeant des spectacles: un vent sec et froid soulevait des nuages de poussière; le soleil était sans chaleur; on ne voyait presque personne dans les rues; les boutiques s'entr'ouvraient à peine; à chaque pas, on rencontrait des convois funèbres, sans pompe, par masses de dix à douze cercueils entassés dans des voitures de toute espèce. Du mois de mars au mois de septembre, le choléra enleva 18,400 personnes; il décima surtout les quartiers pauvres, les rues malsaines, les taudis des indigents. «Des quarante-huit quartiers de la capitale, dit le rapport des médecins, vingt-huit, placés au centre, ne comprennent pas le cinquième de son territoire et renferment à eux seuls la moitié de la population. Dans ces quartiers, il en est un, celui des Arcis, où chaque individu ne dispose que de sept mètres carrés d'espace, et il est soixante-treize rues qui renferment, terme moyen, quarante et soixante personnes par maison. Ce sont ces rues qui, toutes, sans exception, ont eu quarante-cinq décès sur mille[180], ce qui est le double de la moyenne; ce sont ces maisons, la plupart hautes de cinq étages, larges de six à sept mètres de façade, n'ayant point de cours, qui ont donné quatre, six et jusqu'à dix et onze décès. Ce sont enfin leurs habitants qui entrent à eux seuls pour le tiers dans la mortalité cholérique, et cette déplorable destruction des hommes a lieu dans ces seuls quartiers, parce que, nulle autre part aussi, l'espace n'est plus étroit, la population plus pressée, l'air plus malsain, l'habitation plus dangereuse et l'habitant plus misérable.»

19 mai.--L'une des dernières victimes du choléra fut Casimir (p.302) Périer. Ses funérailles furent célébrées avec une grande pompe: tous les corps politiques, les autorités, la haute bourgeoisie, la plus grande partie de la garde nationale, des masses de troupes y assistèrent. Le parti conservateur, en rendant des honneurs extraordinaires à son plus intrépide défenseur, semblait vouloir se dénombrer, et écraser de sa masse imposante le parti républicain et sa turbulente minorité.

5 juin.--Le général Lamarque, l'un des chefs de l'opposition, meurt. Le parti démocratique lui fait des funérailles éclatantes pour répondre au deuil du 19 mai par un deuil populaire. «La place de la Madeleine, raconte un journal, la rue Saint-Honoré, la rue Royale et la place de la Révolution étaient, dès dix heures, couvertes de citoyens de toutes les classes, se disposant à suivre le convoi. Au moment où le char funèbre est arrivé devant la porte du général, les chevaux ont été dételés et renvoyés; des jeunes gens de toutes les classes ont transporté le corps sur le corbillard, d'autres s'y sont attelés, et le cortége s'est mis en marche dans l'ordre suivant: un bataillon du Ier régiment de ligne, armes baissées, tambours et musique en tête; une colonne profonde d'ouvriers marchant en rang; de nombreux pelotons des six premières légions de la garde nationale, armés seulement du sabre; des lignes nombreuses mêlées de citoyens, d'invalides, de gardes nationaux, au nombre de sept à huit mille; le char funèbre traîné au moyen de longues cordes, auxquelles étaient attachés au moins trois cents jeunes gens de toute condition. Le char était pavoisé de drapeaux tricolores et couvert de couronnes d'immortelles. Une foule immense autour du corbillard faisait entendre le cri de: Vive la liberté! Derrière le char, le fils du général, des invalides portant les insignes du défunt, le général La Fayette donnant le bras au maréchal Clauzel, une nombreuse députation de la Chambre des députés et beaucoup d'officiers de tout rang et de toute arme. Puis venaient après, un bataillon d'infanterie de ligne, (p.303) les réfugiés de toutes les nations, précédés de leurs drapeaux et mêlés à un grand nombre de gardes nationaux, une longue colonne de pelotons des six dernières légions de la garde nationale et de la banlieue; l'artillerie de la garde nationale en très-grand nombre, un peloton de la garde nationale à cheval, la société de l'Union de Juillet, avec sa bannière garnie de crêpes et couronnée d'immortelles, les écoles de droit, de médecine, de pharmacie, du commerce, d'Alfort, avec des drapeaux, la société des Amis du peuple, des corporations d'ouvriers précédées de bannières, etc. Des voitures de deuil fermaient ce long cortége.»

De son côté, le gouvernement, craignant que cette démonstration funèbre ne dégénérât en agression, avait mis sur pied vingt-cinq mille hommes de troupes, qui étaient ou cantonnées sur les places, ou consignées dans les casernes. Le cortége suivit les boulevards jusqu'au pont d'Austerlitz, d'où le cercueil devait être transporté dans le département des Landes; mais, pendant toute la marche, il y eut non le recueillement d'une pompe funèbre, mais l'agitation qui précède une insurrection, des cris de Vive la République! A bas Louis-Philippe! Vive la Pologne! des rixes avec les sergents de ville, des apprêts de guerre. Au moment des adieux, l'apparition d'un drapeau rouge ayant excité le plus violent tumulte, l'approche de quelques escadrons de cavalerie fit engager la lutte. Alors les cris: Aux armes! retentirent de toutes parts; on fit des barricades, on enleva des postes, on pilla des magasins d'armuriers, et, à la fin de la journée, l'insurrection était maîtresse du Marais, du faubourg Saint-Antoine, du quartier Saint-Martin, des Halles, enfin de toute une moitié de la ville. Mais le parti républicain n'avait ni centre, ni plan, ni chefs, et, malgré les cent mille hommes qui avaient suivi le convoi funèbre de Lamarque, il était peu nombreux, même dans le peuple; en effet, la plupart des ouvriers qui venaient de prendre (p.304) les armes, l'avaient fait par entraînement, par haine aveugle contre le gouvernement, par amour de la lutte et de la poudre. Les barricades du 5 juin ne trouvèrent donc pas de défenseurs; faciles à élever au milieu d'une population étonnée et tremblante, elles furent promptement abandonnées, et Paris presque entier resta muet, terrifié ou indigné au cri de Vive la République!

6 juin.--Le gouvernement concentre ses forces, appelle de nouvelles troupes, joint à la garde nationale de la ville celle de la banlieue, dont le dévouement lui est connu, et, dès le matin, il reprend la plupart des positions dont les insurgés s'étaient emparés d'emblée, et occupe par deux grands corps d'armée les boulevards et les quais jusqu'à la Bastille, enfermant ainsi la révolte dans les quartiers du Temple et Saint-Martin. Louis-Philippe, accompagné de ses fils, de ses ministres, d'un nombreux état-major, avait passé en revue la plupart des bataillons: il parcourt toute la ligne des boulevards et des quais, aux cris de Vive le roi! A bas les républicains! pendant que la fusillade continue dans les quartiers du centre. Les insurgés, chassés successivement de leurs postes, s'étaient concentrés dans la rue Saint-Martin, près de la vieille église Saint-Merry, protégés par de formidables barricades et ayant fait de quelques maisons de vraies citadelles; ils étaient à peine trois ou quatre cents; pendant douze heures, cette poignée d'insensés tient en échec une armée entière, commandée par le maréchal Soult; et le canon seul peut emporter les réduits de ces héritiers des Jacobins de 93, qui sont presque tous tués ou pris. Dans ces funestes journées, la garde nationale eut 18 morts et 154 blessés, la troupe de ligne 75 morts et 292 blessés. La perte des insurgés fut au moins de 250 hommes tués.

A la suite de cette insurrection, qui raffermit le gouvernement de juillet, Paris est mis en état de siége, l'école Polytechnique et (p.305) l'école d'Alfort licenciées, l'artillerie de la garde nationale dissoute, etc. Le préfet Gisquet fait arrêter dix huit cents personnes sur les plus minces soupçons, et il ordonne aux médecins de faire la déclaration des blessés qu'ils auront secourus. Trois journaux sont suspendus; deux conseils de guerre permanents jugent les prisonniers; une sorte de terreur règne dans toute la ville. Mais la bourgeoisie qui avait demandé d'abord des mesures sévères de répression, s'inquiète bientôt de ces rigueurs irritantes, et elle applaudit à un arrêt de la cour de cassation, qui déclare l'état de siége illégal et annule les arrêts des conseils de guerre. L'état de siége est levé (29 juin).

§ XXXIX.

Paris de 1832 à 1840.

19 novembre.--Le roi, en allant ouvrir la session des Chambres, traverse le Pont-Royal au milieu d'une nombreuse escorte et d'une double haie de gardes nationales; un coup de pistolet, qui ne l'atteint pas, est tiré sur lui. L'assassin s'échappe dans la foule et ne peut être découvert.

25 juin 1833.--M. de Rambuteau est nommé préfet de la Seine en remplacement de M. de Bondy.

28 juillet.--La statue de Napoléon est rétablie sur la colonne de 1805.

20 avril 1834.--Depuis la loi du 28 pluviôse an VIII, qui, en renouvelant tout le système administratif de la France, avait donné à Paris pour magistrats deux préfets assistés de douze maires, et d'un conseil de département remplissant les fonctions de conseil municipal, aucune loi n'avait été faite pour l'administration de la capitale, qui était restée complétement, sous la Restauration comme sous l'Empire, dans la main du pouvoir exécutif. Les attributions des maires avaient été réduites, par ordonnance, à la tenue des registres de l'état (p.306) civil, et le conseil municipal, nommé par le gouvernement, n'était appelé qu'a voter sur les questions qui lui étaient soumises; après la révolution de juillet, l'opinion publique demande une réforme, et une loi organise ainsi le conseil général de la Seine et le conseil municipal:

1º Le conseil général de la Seine se compose de quarante-quatre membres, dont trente-six pour la ville de Paris et huit pour les arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis.

2º Les élections de ces conseillers sont faites par les électeurs politiques, auxquels sont adjointes certaines catégories de citoyens, magistrats, professeurs, notaires, etc.

3º Trente-six membres de ce conseil général forment le conseil municipal de Paris.

4º Il y a un maire et deux adjoints pour chacun des arrondissements; ils sont choisis par le roi sur une liste de douze candidats nommés par les électeurs de chaque arrondissement.

Les sociétés démocratiques se multiplient, répandent partout des brochures calomnieuses contre la dynastie et ne cachent pas leurs projets de guerre civile. La plus importante est la société des Droits de l'homme, refuge de tous les mécontents et amalgame de toutes les doctrines, mais qu'un sentiment unique semble animer, la haine contre le gouvernement apostat de 1830: elle a dans Paris cent soixante-trois sections, elle s'est affilié de nombreuses sociétés dans tout le royaume; elle fait des souscriptions, entretient des journaux, envoie des missionnaires, amasse des armes; c'est à la fois un gouvernement et une armée. Néanmoins, le parti républicain est plus bruyant que nombreux; il a des sectateurs à Paris, mais dans une minorité de la population; il est détesté de la majorité, qui voit en lui non les représentants des idées progressives, mais les fauteurs du désordre et de l'anarchie.

Le ministère, sollicité par la bourgeoisie parisienne, qui demande (p.307) avec instance des mesures de rigueur et des lois de salut, fait voter deux lois, l'une contre les crieurs publics (6 février), «qui faisaient de tous les coins de rues des tribunes démagogiques,» l'autre contre les associations démocratiques (29 mars), «qui étaient, disait M. Thiers, la discipline de l'anarchie.» La première est l'occasion de tumultes que la police apaise en tombant à coups de bâton sur les émeutiers, les curieux et les passants; la seconde est une loi de mort pour le parti républicain, qui, étant une minorité, n'a de puissance et de valeur que par l'association. Les démocrates en sont consternés et se décident à lutter contre elle par la force des armes: une insurrection terrible éclate à Lyon et n'est réprimée qu'après une bataille de quatre jours.

13 avril.--A la nouvelle des événements de Lyon, les républicains de Paris s'agitent; mais ils avaient annoncé leur prise d'armes avec une si folle confiance, qu'au premier mouvement leurs chefs sont arrêtés et que l'insurrection dégénère en une émeute de quelques rues et de quelques heures. Elle a principalement pour théâtre les quartiers du Temple et Saint-Martin, avec le faubourg Saint-Jacques; des barricades y sont élevées et hardiment défendues; mais, le lendemain, le gouvernement déploie quarante mille hommes de troupes, outre la garde nationale; les rues Beaubourg et Transnonain, où s'était concentrée l'insurrection, sont enveloppées et enlevées. La victoire de l'ordre est ensanglantée par un horrible événement: quand le combat est terminé et que les troupes sont maîtresses de tous les points, un coup de fusil part d'une maison de la rue Transnonain, les soldats se précipitent dans cette maison, qu'on leur ouvre comme à des libérateurs, et ils massacrent tout ce qu'ils rencontrent, hommes, femmes, enfants!

Une ordonnance royale transforme la Chambre des pairs en cour de (p.308) justice pour juger les insurgés d'avril. Le procès commence le 5 mai 1835 et ne finit que le 18 janvier 1836; il est l'occasion de nombreux scandales et d'une grande agitation dans Paris; des rassemblements ne cessent, surtout dans les premiers jours, d'entourer le Luxembourg. Sur les cent vingt-trois accusés, trente-sept sont condamnés à la déportation, les autres à la détention.

28 juillet.--L'anniversaire de la révolution est célébré par une grande revue de la garde nationale. Au moment où le roi passe sur le boulevard du Temple avec ses fils et un nombreux état-major, une détonation terrible se fait entendre, et autour de lui tombent morts le maréchal Mortier, le général Lachasse, deux colonels, un capitaine, six gardes nationaux, un vieillard, une femme, une jeune fille; vingt-neuf autres personnes sont blessées. Une machine infernale, composée de vingt-cinq canons de fusil, avait été dressée dans la maison nº 50 du boulevard pour tuer le roi; l'homme qui y a mis le feu est sur-le-champ arrêté: c'est un misérable aventurier, nommé Fieschi, qui a pour complices deux membres de la société des Droits de l'homme, Pepin, épicier et capitaine de la garde nationale, Morey, vieux jacobin de 93. L'indignation qu'inspire ce lâche forfait est universelle; le roi et ses fils, à leur retour aux Tuileries, sont accueillis par des transports d'enthousiasme; toute la population demande à grands cris la répression des mauvaises passions qui peuvent enfanter de si grands crimes.

5 août.--Funérailles des victimes de l'attentat Fieschi: la pompe funèbre part de l'église Saint-Paul, rue Saint-Antoine, et se dirige par les boulevards vers l'église des Invalides, où ces victimes sont inhumées. Paris voit avec une profonde douleur, une véritable consternation, ces quatorze cercueils échelonnés, depuis l'humble ouvrière jusqu'au maréchal de France.

14 juin 1837.--Une fête pyrotechnique est donnée au Champ-de-Mars, pour le mariage du duc d'Orléans; elle est attristée par la mort (p.309) de huit personnes, qui sont écrasées dans la foule près de la grille de l'École militaire.

24 août 1838.--Naissance du comte de Paris. C'est le troisième enfant royal que, depuis trente ans, Paris voit naître: le premier avait été nommé roi de Rome, comme témoignage de la grandeur de l'empire, où Rome n'était plus qu'une ville de province; le deuxième avait été nommé duc de Bordeaux, pour célébrer le royalisme de la cité qui avait la première proclamé les Bourbons; le troisième est nommé comte de Paris, par reconnaissance pour la ville qui a fait la révolution de juillet et intronisé la nouvelle dynastie.

27 novembre.--Le maréchal Mouton de Lobau, commandant de la garde nationale de Paris, meurt: il est remplacé par le maréchal Gérard.

12 mai 1839.--A cette époque, Paris jouit d'un grand calme et d'une prospérité toujours croissante; ce calme et cette prospérité sont tout à coup troublés par le coup de main le plus insensé: c'est un dimanche, et la moitié de la population est hors de la ville, quand, dans la rue Bourg-l'Abbé, une centaine d'hommes, que dirigent des conspirateurs émérites, Barbes, Blanqui, Martin-Bernard, enfonce une boutique d'armurier, crie: Aux armes! et commence des barricades. D'autres groupes se précipitent sur les postes du marché Saint-Jean, de l'Hôtel-de-Ville, du Palais-de-Justice, où ils tuent ou désarment les soldats surpris. Cette poignée d'émeutiers croyait trouver la population animée de leurs passions impatientes, agitée par les troubles des hautes régions politiques, lassée de la monarchie de juillet; mais tout Paris s'étonne, s'indigne de cette prise d'armes, qui ressemble à un guet-apens; les barricades à peine formées sont enlevées sans obstacle, et l'émeute, après avoir essayé de se concentrer dans le quartier Saint-Martin, finit, en laissant quelques morts et de nombreux prisonniers.

Les insurgés sont traduits devant la cour des pairs, qui condamne (p.310) à mort Barbès et Blanqui, et à la détention vingt-huit de leurs complices. Le roi commue la peine des deux condamnés à mort.

29 juillet 1840.--La plupart des combattants de juillet 1830 avaient été enterrés sur divers points de la capitale, près des lieux même où ils avaient succombé, dans le jardin du Louvre, au marché des Innocents, au Champ-de-Mars, etc. Leurs restes mortels sont réunis et transférés, d'après la loi du 30 août 1830, dans les caveaux de la colonne de la Bastille. Cette translation se fait avec une grande pompe: un char colossal, chargé de cinquante bières, traîné par vingt-quatre chevaux, s'avance lentement, au milieu d'un cortége immense, sur la longue ligne des boulevards.

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