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Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I

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§ IX.

Deuxième et troisième levées de volontaires.--État de Paris.

«La tête de Louis XVI était, au dire des Jacobins, le gant jeté à la vieille Europe;» la vieille Europe presque entière déclara la guerre à la France; la Convention ordonna une levée de 300,000 hommes de la garde nationale. Vingt-quatre heures après que le décret eut été rendu (25 février 1793), les sections de Paris firent défiler dans l'Assemblée leurs contingents partiels, composant un effectif de 7,650 hommes. Le contingent général du département était de 16,150 hommes; mais il fut réduit au chiffre que nous venons de dire, à cause des (p.159) trente-quatre bataillons que Paris avait déjà donnés à l'armée, et aussi pour ne pas dégarnir de tous ses défenseurs le foyer de la révolution. Cette deuxième levée de la population parisienne ne fut pas formée en nouveaux bataillons, mais elle s'en alla renforcer les bataillons de l'armée du Nord, qui avaient fait de grandes pertes dans la campagne précédente.

Cependant, la lutte continuait entre la Gironde et la Montagne, celle-ci, étant appuyée par la commune de Paris, qui prenait l'initiative de toutes les mesures révolutionnaires. Ainsi, nos armées ayant éprouvé des revers en Belgique, la Commune appela aux armes les hommes du 10 août, fit fermer les théâtres, arborer le drapeau noir; elle vint demander à la Convention l'établissement d'un impôt sur les riches et d'un tribunal révolutionnaire (9 mars). La Gironde s'y opposa; alors les clubs résolurent de se débarrasser d'elle par la violence, et une bande de Jacobins marcha sur l'Assemblée pour la décimer; Santerre et Pache (celui-ci avait succédé à Chambon dans la mairie) la dispersèrent, mais les décrets demandés furent votés.

Quelques jours après, la Commune demanda, et, malgré l'opposition des Girondins, la Montagne fit décréter: l'inscription sur les portes de chaque maison des noms de ses habitants, la création de comités révolutionnaires dans les sections, la formation d'une garde populaire salariée aux dépens des riches, la création du comité de salut public, etc.

En même temps, la Commune tenait le peuple en haleine, soit par la fête de l'Hospitalité, donnée aux Liégeois réfugiés, et par les funérailles de Lajowski, l'un des chefs du 10 août, soit en lui faisant signer des pétitions pour demander l'expulsion de vingt-deux girondins, soit en l'excitant à porter en triomphe Marat, qui, accusé par les Girondins, venait d'être acquitté par le tribunal révolutionnaire, soit, enfin, en lui laissant satisfaire sa haine contre les riches, les marchands, les accapareurs. Ainsi, la (p.160) guerre ayant été déclarée à l'Angleterre et à la Hollande, il se fit une hausse subite sur le sucre, le café, le savon et d'autres marchandises; la multitude, qui souffrait déjà de la disette, cria à l'accaparement, et, Marat s'étant avisé d'écrire: «Le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations,» une foule de femmes, avec ou sans armes, envahit les boutiques et magasins d'épicerie surtout dans la rue des Lombards, les pilla ou contraignit les marchands à vendre à bas prix, sans éprouver aucun empêchement de la part des autorités ou de la force armée.

A cette époque, l'insurrection de la Vendée éclata, et la plupart des grandes villes du centre de la France décrétèrent l'envoi de volontaires pour la réprimer; la commune de Paris suivit cet exemple: elle ordonna la levée de douze mille hommes pris parmi les oisifs et les égoïstes, les clercs de procureurs et les commis de banquiers, un emprunt forcé de 12 millions sur les riches et la mise en réquisition de tous les chevaux de luxe. Paris, ainsi que nous l'avons vu, avait fourni aux armées presque toute sa population jeune et dévouée; la levée des douze mille hommes éprouva donc les plus grands obstacles. D'abord, les oisifs et les égoïstes excitèrent de tels troubles dans les sections que la levée fut réduite, par un nouveau décret, à six mille hommes; ensuite, les riches refusant de s'enrôler, les sections furent obligées d'engager des volontaires à raison de quatre à cinq cents livres par homme; enfin, on ne parvint à faire partir que la lie de la population, des mendiants, des vagabonds, des hommes de sang et de pillage, qui ne se distinguèrent dans la Vendée que par leurs cruautés et leurs déprédations. Cette troisième levée de la population parisienne forma douze bataillons de cinq cents hommes chacun, commandés par Santerre, et qui furent incorporés dans l'armée des côtes de la Rochelle.

(p.161)
Noms des Bataillons Date du départ. Noms des Commandants.
1er. 13 mai 1793. Royer.
2e ou du Panthéon. 14 mai. Pradier.
3e. 10 mai. Bonnetête, prisonnier au combat de Saumur.
Richard, tué aux Sables-d'Olonne.
4e ou 2e des Gravilliers. 14 mai. Commain, général de division en septembre 1794, mort l'année suivante de ses blessures.
5e ou de l'Unité. 16 mai. Moreau se signale aux combats de Doué et de Vihiers.
6e ou du Luxembourg. 16 mai. Tanche.
7e. 28 mai. Loutil.
7e bis ou des Cinq-Sections réunies. 14 juin. Cartry.
8e ou 2e des Lombards. 1er juin. Deslondes se signale à la bataille de Chollet.
8e bis ou du Faubourg-Antoine. 14 mai. Foin. A ce bataillon appartenait l'orfèvre Rossignol, qui devint général en chef de l'armée de la Vendée.
9e ou de la Réunion. 21 mai. Richard.
10e ou du Muséum. mai. Menand, général de brigade en l'an IV.

Au reste, malgré la gravité de la situation, malgré les événements dont il était chaque jour le théâtre, malgré la domination de la multitude brutale et farouche, Paris était moins triste, moins agité, moins malheureux que nous ne le supposons: «Malgré quatre années de révolutions, dit Prud'homme, et deux ans de guerre, Paris est un peu moins peuplé peut-être, mais il jouit du calme et va rire à la (p.162) représentation de Marat (sur le théâtre de l'Estrapade). Dans d'autres temps et en pareilles circonstances, Paris nagerait dans le sang et ne serait bientôt plus. On bâtit dans toutes les rues. L'officier municipal suffit à peine à la quantité des mariages. Les femmes n'ont jamais mis plus de goût et plus de fraîcheur dans leur parure. Toutes les salles de théâtres sont pleines...»

§ X.

Journées des 31 mai et 2 juin.

Cependant l'ennemi avait envahi nos frontières, et l'insurrection vendéenne prenait des proportions menaçantes. La Commune, accusant les Girondins de complicité avec les étrangers et les royalistes, reprit ses complots et ses projets d'extermination. Le 16 mai, dans une réunion des sections, celle du Temple proposa «d'enlever trente-deux représentants, de les conduire aux Carmes et de les faire disparaître du globe.» La Gironde avait conçu pour la population parisienne, si docile à tous les meneurs, si crédule, si passionnée, si changeante, un profond mépris; elle ne le cachait pas: «Jamais la Constitution, disait-elle, ne pourra être faite dans une ville souillée de crimes» Elle dénonça les complots de la Commune à la Convention et obtint d'elle la création d'une commission de douze membres, qui devait examiner les actes de la municipalité et rechercher les auteurs des conspirations tramées contre la représentation nationale. La Convention se mit sous la sauvegarde des bons citoyens, ordonna à tous les Parisiens de se rendre dans les sections armées et prescrivit aux Douze de lui présenter les grandes mesures qui devaient assurer la liberté publique.

Alors la Commune résolut d'en finir avec la Gironde par une (p.163) insurrection, et des commissaires, nommés par les sections, se formèrent en comité central révolutionnaire. Les Douze lancent des mandats d'arrêt contre ces commissaires et contre Hébert. Aussitôt, les sections et les clubs se mettent en permanence; la Commune vient demander justice de la commission des Douze. Le président était Isnard, l'un des plus fougueux Girondins: «Écoutez ce que je vais vous dire, dit-il à la députation; si jamais par une de ces insurrections qui se renouvellent depuis le 10 mars, il arrivait qu'on portât atteinte à la représentation nationale, je vous le déclare, au nom de la France entière, Paris serait anéanti; oui, la France entière tirerait vengeance de cet attentat, et bientôt on chercherait sur quelle rive de la Seine Paris a existé.»

Cette menace barbare, ce cri de guerre des départements contre la capitale, furent répétés dans les clubs, les faubourgs, les cabarets, et mirent en fureur le peuple parisien, qui croyait sincèrement qu'il avait sauvé la France, qui voulait que les provinces lui en fussent reconnaissantes. Alors la destruction du parti girondin fut résolue. Le 30 mai, une assemblée, formée de commissaires de la Commune, des sections, des clubs, se tient à l'Évêché et arrête le plan de l'insurrection. Le lendemain, le tocsin sonne, la générale est battue, les barrières sont fermées; les commissaires des sections se rendent à l'Hôtel-de-Ville et déclarent la Commune révolutionnaire, c'est-à-dire chargée de la dictature. Celle-ci nomme pour commandant général des sections Henriot, chef du bataillon des Sans-Culottes; elle donne une solde de 40 sous à tout citoyen pauvre qui prendra les armes; elle prescrit le désarmement de tous les citoyens suspects; elle entraîne autour des Tuileries les sections armées, même les sections de la Butte-des-Moulins, du Mail, des Champs-Élysées, qui étaient dévouées aux Girondins; puis elle se présente à la Convention et lui demande la suppression des Douze et l'arrestation des (p.164) députés qui «ont voulu perdre Paris dans l'opinion publique et détruire ce dépôt sacré des arts et des connaissances humaines.» L'Assemblée décrète seulement la suppression des Douze; comme réparation à la ville de Paris, «si indignement calomniée», elle déclare qu'elle a bien mérité de la patrie, et, pour la réconcilier avec les provinces, elle décrète une fédération générale pour l'anniversaire du 10 août.

La Commune, heureuse de cette victoire, ordonne une illumination générale, et les sections, mêlées et confondues, font une promenade civique aux flambeaux. Mais pour la Montagne la victoire n'était pas complète: aussi, dès le soir du 1er juin, le tocsin sonne de nouveau, et le comité insurrectionnel décide que la Convention sera assiégée jusqu'à ce qu'elle ait livré les Vingt-Deux et les Douze. La nuit se passe à convoquer les sections armées, et, le lendemain, les Tuileries sont enveloppées par cent mille hommes avec cent soixante canons et tout l'appareil de la guerre. Jamais Paris n'avait donné un pareil exemple de docilité aveugle et ignorante à ses autorités, ou, pour mieux dire, à une poignée d'individus qui venaient de s'emparer du pouvoir municipal: de toute cette armée qu'on tint sur pied pendant trois jours, il n'y avait pas six mille hommes qui connussent, qui comprissent le but de l'insurrection; tout le reste croyait défendre l'Assemblée et assurer son indépendance.

La Commune entre dans la Convention et lui signifie de nouveau les volontés du peuple. L'Assemblée, se voyant captive, essaie de sortir de la salle et de se montrer au peuple pour recouvrer sa liberté; elle arrive dans la cour royale, mais Henriot tourne contre elle ses canons; elle rétrograde dans le jardin, mais elle trouve ses issues fermées et gardées; alors elle rentre humiliée et décrète l'arrestation des trente-quatre proscrits. La représentation nationale, violée et décimée, tombait sous la domination de la (p.165) Commune de Paris.

§ XI.

Lutte de Paris et des provinces.--Levée en masse.--Fêtes révolutionnaires.

La ville de saint Louis et de Louis XIV avait été, sous la monarchie, le centre du gouvernement et la première cité du royaume; mais elle était à demi étrangère pour les autres villes, qui, ayant une existence distincte et une sorte d'indépendance, ne subissaient ni son action ni son influence et voyaient en elle non une maîtresse, non une sœur, mais une rivale trop favorisée, trop puissante, dont elles étaient jalouses; Paris, en un mot, était la tête de la France, il n'en était pas le cœur. Depuis quatre ans, depuis que l'unité française, réellement et définitivement établie, avait fait de la capitale l'expression de cette unité, Paris, fier de la révolution que son courage avait enfantée, défendue, propagée, semblait avoir changé de rôle envers les provinces et pris un air de gouvernant et de dominateur: à lui seul la pensée, l'inspiration, l'initiative; aux départements l'imitation et l'obéissance; il leur envoyait, pour ainsi dire toutes faites, leurs lois et leur histoire. Enfin, Paris semblait devenu ce qu'était Rome dans l'empire romain. Le fait le plus éclatant, le plus odieux de cette domination de la capitale sur les provinces est la révolution du 31 mai, coup de main hardi de quelques hommes, surprise arrogante d'une faction, mais qui avait eu tout Paris pour complice. Aussi les provinces indignées y répondirent par la guerre, et cinquante départements se soulevèrent contre la capitale et la Convention. Mais, malgré ses erreurs et ses crimes, la cause de Paris était celle de la révolution, c'était la cause de l'indépendance du pays; au contraire, derrière les provinces (p.166) soulevées combattaient l'ancien régime et l'étranger. Paris opposa donc au fédéralisme des provinces sa formidable unité, sa centralisation salutaire, et la Convention fut victorieuse; mais par quels moyens! Le gouvernement révolutionnaire, la dictature du comité de salut public, la levée en masse, le maximum, la loi des suspects, les échafauds, la terreur! L'instrument principal de cette victoire fut le peuple de Paris, «ce peuple, dit Robert Lindet, qui faisait à la patrie le continuel sacrifice de ses travaux, de ses vêtements, de ses subsistances, s'oubliant pour elle et recommençant chaque jour son dévouement!»--«Ce qui me passe, disait un autre révolutionnaire, c'est que les ouvriers, les manœuvres, les indigents, en un mot, les classes de la société qui perdaient tout à la révolution et que des législatures vénales avaient exclus du rang des citoyens, soient les seules qui l'aient constamment soutenue; si ces classes avaient été moins nombreuses au sein de la capitale, il était impossible qu'elle se soutînt contre ses ennemis.»

En effet, les trois levées faites dans Paris en juillet 92, février et mai 93, avaient tiré de la ville plus de 31,000 hommes; mais cette pépinière de soldats de la révolution semblait inépuisable: 2 bataillons nouveaux, formant 1,300 hommes, en sortirent pour marcher, en juillet, contre les fédéralistes de l'Eure; et la loi du 23 août 1793, portant réquisition permanente de tous les Français pour le service des armées, encore bien qu'elle n'eût demandé à Paris, qu'on croyait épuisé, que trois bataillons, en fit sortir en moins de deux mois 25 bataillons nouveaux formant un effectif de 20,773 hommes.

Voici leurs noms, ceux de leurs commandants et la force de chacun d'eux:


(p.167)
Numéros Noms des Bataillons Chefs. Effectif.
1er Maison-Commune. Compagnon. 1,020
2e Réunion. Peret. 978
3e Gravilliers. Morant. 1,015
4e Sans-Culottes. Bertrand. 829
5e Panthéon-Français. Pâris. 920
6e La Montagne. Roidot. 1,020
7e Guillaume-Tell. Dupré. 852
8e Du Temple. Liénard. 729
9e Amis de la Patrie. Lefebvre. 733
10e Halle-aux-Blés. Salatz. 795
11e Tuileries. Grant. 750
12e Fraternité. Chrétien. 656
13e Faubourg-Antoine. Auvache. 1,094
14e Contrat-Social. Vallot. 840
15e Indivisibilité. Bessat. 1,042
16e Bonne-Nouvelle. Antoine. 743
17e Bonnet-Rouge. Fournier. 564
18e Unité. Roy. 864
19e Théâtre-Français. Sautray. 600
20e Piques. Gontalier. 779
21e L. M. Le Pelletier. Bellet. 782
22e Gardes-Françaises. Hébert. 694
23e Lombards. Le Bourbon. 889
24e Bataillon de Franciade.   653
25e -- de Bourg-Égalité   935

Ainsi, en moins de quinze mois, la ville du 14 juillet, que la révolution avait pourtant privée d'une partie de sa population, qui ne comptait guère à cette époque que 520,000 habitants, avait envoyé sur les frontières CINQUANTE-TROIS MILLE HOMMES[98]! Tel est le glorieux contingent de Paris et de sa banlieue dans la première guerre de (p.168) la révolution[99]!

Aussi, dans la Convention, à la Commune, dans les sections, on ne parlait du peuple de Paris qu'avec des transports d'enthousiasme, de respect et presque d'adoration. «Il était tout, disait Prudhomme, il pouvait tout, il avait droit sur tout, il commandait à ses chefs, il gouvernait ses gouvernants, il cassait ses propres arrêts, il désobéissait à sa volonté et n'était jamais inconséquent. «On le nourrit avec la loi du maximum; on le tint sur pied en assignant une solde de 40 sous aux citoyens qui assisteraient aux assemblées de sections; on lui donna à surveiller, à arrêter les suspects aux moyens des comités révolutionnaires; on satisfit ses ardeurs de vengeances en entassant les royalistes dans les prisons, en lui donnant à détruire les tombeaux de Saint-Denis, en envoyant à l'échafaud Marie-Antoinette, les Girondins, Bailly, etc.; on fit pour lui la constitution de 93; on le laissa tous les jours, à chaque instant, interrompre les travaux de l'Assemblée pour apporter des pétitions, des fleurs, des chants, des dons civiques[100]; on lui donna de ces fêtes païennes qu'il aimait tant et dont nous allons raconter les plus étranges et les plus (p.169) solennelles: les funérailles de Marat, la fédération du 10 août, la fête des Victoires.

Le 13 juillet, Marat avait été assassiné par Charlotte Corday: la Convention lui décerna les honneurs du Panthéon, et il y fut porté avec une grande pompe. Le club des Cordeliers réclama son cœur, l'enferma dans une urne magnifique, provenant du garde-meuble, et lui dressa un tombeau de gazon avec un autel dans le jardin de l'ancien couvent; là, pendant plusieurs jours, on fit des processions, on chanta des hymnes, on répandit même des libations autour des reliques du martyr de la liberté. «Un orateur, disent les Révolutions de Paris, a lu un discours qui a pour épigraphe: Ô cor Jésus, ô cor Marat! Cœur, sacré de Jésus, cœur sacré de Marat, vous avez les mêmes droits à nos hommages. L'orateur compare dans son discours les travaux du fils de Marie avec ceux de l'ami du peuple; les apôtres sont les Jacobins et les Cordeliers; les publicains sont les boutiquiers; les pharisiens sont les aristocrates: Jésus est un prophète; Marat est un Dieu. «Paris fut alors inondé de bustes, de portraits, de biographies de Marat. On lui éleva une pyramide sur (p.170) la place du Carrousel; on donna son nom à plusieurs rues, et la butte Montmartre devint le Mont-Marat.

A la fête du 10 août, on avait élevé sur l'emplacement de la Bastille une fontaine, dite de la Régénération et composée d'une statue colossale de la Nature, laquelle pressait de ses mains ses mamelles, d'où sortaient deux jets d'eau tombant dans un bassin. Les commissaires envoyés par tous les départements y puisèrent tour à tour avec la même coupe et burent «l'eau de la régénération en invoquant la fraternité,» au bruit du canon et de la musique. Ensuite, le cortége parcourut les boulevards et se dirigea vers le Champ-de-Mars en faisant des stations au faubourg Poissonnière, où était un arc de triomphe élevé en l'honneur des femmes des 5 et 6 octobre; à la place de la Révolution, où l'on brûla les attributs de la royauté; sur la place des Invalides, où la statue du peuple abattait le Fédéralisme dans un marais. Enfin au Champ-de-Mars, le président de la Convention, sur l'autel de la patrie, proclama l'acceptation de la Constitution.

La fête des Victoires eut lieu le 30 décembre et célébra l'immortelle campagne de 93, où nos soldats avaient repris Toulon, étouffé la grande insurrection de la Vendée et chassé l'ennemi de nos frontières. Quatorze chars représentaient nos quatorze armées: ils étaient chargés chacun de douze défenseurs de la République et de quatorze jeunes filles vêtues de blanc et portant des branches de laurier. Ensuite venait la Convention en masse, entourée d'un ruban tricolore qui était tenu par les vétérans et les enfants de la patrie entremêlés. Puis venait un char portant le faisceau national surmonté de la statue de la Victoire; il était environné de «cinquante invalides et de cent braves sans-culottes en bonnet rouge.» Le cortége partit des Tuileries, stationna au temple de l'humanité (Hôtel des Invalides) et arriva au Champ-de-Mars; les quatorze chars se rangèrent autour de l'autel de l'immortalité, et un hymne fut (p.171) chanté, dont les paroles étaient de Chénier et la musique de Gossec.

[Note: (référence absente dans le texte): Révol. de Paris, t. XVIII.]

§ XII.

Abolition du culte catholique.--Cérémonies du culte de la Raison.

La Commune était toute-puissante, mais elle voulait assurer et perpétuer sa domination; elle crut y parvenir en dépassant la Convention en mesures révolutionnaires. Dirigée par des athées et des fous, elle définit les classes des suspects avec un acharnement si stupide que les neuf-dixièmes de la population s'y trouvaient compris, que le nombre des détenus s'élevait, vers la fin de 93, à cinq mille, et qu'il fallut transformer en prisons le Luxembourg, Port-Royal, le collége du Plessis, etc. Après avoir affecté les haillons, la saleté, les sabots, le langage des sans-culottes, elle voulut se populariser, aux dépens du comité de salut public, en détruisant le culte catholique. Déjà elle avait fait disparaître les croix des cimetières et à l'extérieur des églises; déjà elle avait débaptisé les rues qui avaient des noms de saints et leur avait imposé des noms grecs ou romains; mais lorsqu'elle voulut interdire la messe de minuit, le jour de Noël, il y eut des émeutes: le peuple fit ouvrir de force les églises; celle de Sainte-Geneviève fut trop petite pour la foule qui s'y entassa et qui fit descendre la châsse de la patronne de Paris comme dans les grandes calamités. La Commune s'arrêta dans ses violences, sachant d'ailleurs qu'elles étaient vues de mauvais œil par Robespierre, Danton et les membres les plus influents de la Convention; mais alors elle complota, avec l'évêque Gobel et plusieurs autres prêtres disposés à l'apostasie, d'en finir avec les momeries catholiques par un coup d'éclat. Gobel et onze de ses vicaires se présentèrent à la Convention, coiffés du bonnet rouge, et lui (p.172) déclarèrent «qu'ils renonçaient aux fonctions du culte catholique, parce qu'il ne devait plus y avoir d'autre culte public et national que celui de la liberté et de l'égalité.» La Convention applaudit à cette déclaration, et la Commune obtint d'elle (10 novembre) la transformation de l'église métropolitaine en temple de la Raison. Trois jours après, la vieille cathédrale, dépouillée de ses autels, tableaux, ornements chrétiens, fut le théâtre d'une fête sacrilége, qui est ainsi décrite dans les Révolutions de Paris.

«On avait élevé dans l'église un temple d'une architecture simple, majestueuse, sur la façade duquel on lisait: A la philosophie! On avait orné l'entrée de ce temple des bustes des philosophes qui ont le plus contribué à l'avénement de la révolution actuelle par leurs lumières. Le temple sacré était élevé sur la cime d'une montagne. Vers le milieu, sur un rocher, on voyait briller le flambeau de la vérité. Toutes les autorités constituées s'étaient rendues dans ce sanctuaire; une musique républicaine, placée au pied de la montagne, exécutait en langue vulgaire un hymne qui exprimait des vérités naturelles. Pendant cette musique majestueuse, on voyait deux rangées déjeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de chêne, descendre et traverser la montagne, un flambeau à la main, puis remonter dans la même direction sur la montagne. La Liberté, représentée par une belle femme, sortait alors du temple de la philosophie et venait sur un siége de verdure recevoir les hommages des républicains qui chantaient un hymne en son honneur en lui tendant les bras. La Liberté descendait ensuite pour rentrer dans le temple, s'arrêtant avant d'y rentrer et se tournant pour jeter encore un regard de bienfaisance sur ses amis. Aussitôt qu'elle fut rentrée, l'enthousiasme éclata par des chants d'allégresse et par des serments de ne jamais cesser de lui être fidèles.»

Après cette ridicule comédie, le cortége des acteurs et des (p.173) spectateurs se dirigea vers la Convention. «Assise sur un siége de simple structure, qu'une guirlande de feuilles de chêne entrelaçait et qui était posé sur une estrade que portaient quatre citoyens, la statue de la Raison est entrée dans le sanctuaire des lois, précédée d'une troupe de très-jeunes citoyennes vêtues de blanc et couronnées d'une guirlande de roses... La statue de la Raison était représentée par une femme jeune et belle comme la Raison. Toutes deux étaient à leur printemps. Une draperie blanche recouverte à moitié par un manteau bleu céleste, ses cheveux épars et un bonnet de la liberté sur la tête composaient tous ses atours: elle tenait une pique dont le jet était d'ébène.

A la suite de cette mascarade, la Commune décréta la fermeture de toutes les églises et la mise en surveillance de tous les prêtres; elle fit abattre les statues des rois de France qui décoraient Notre-Dame; elle transporta nuitamment les reliques de sainte Geneviève sur la place de Grève, les brûla et envoya la châsse à la Monnaie (8 novembre); elle décréta la démolition des clochers (13 novembre), «qui, disait Hébert, par leur domination sur les autres édifices, semblaient contrarier les principes de l'égalité;» elle fit défiler successivement dans la Convention la plupart des sections qui vinrent, en déclarant qu'elles renonçaient au culte chrétien, apporter les vases sacrés et les ornements sacerdotaux de leurs églises. Ces processions furent l'occasion de hideuses saturnales, qui sont ainsi racontées dans le Moniteur du 22 novembre 1793:

«La section de l'Unité défile dans la salle; à sa tête marche un peloton de la force armée; ensuite viennent des tambours, suivis de sapeurs et de canonniers revêtus d'habits sacerdotaux et d'un groupe de femmes habillées en blanc, avec une ceinture aux trois couleurs; après elles vient une file immense d'hommes rangés sur deux lignes et couverts de dalmatiques, chasubles, chapes. Ces habits sont tous (p.174) de la ci-devant église de Saint-Germain-des-Prés; remarquables par leur richesses, ils sont de velours et d'autres étoffes précieuses, rehaussées de magnifiques broderies d'or et d'argent. On apporte ensuite sur des brancards des calices, des ciboires, des soleils, des chandeliers, des plats d'or et d'argent, une châsse superbe, une croix de pierreries et mille autres ustensiles de pratiques superstitieuses. Ce cortége entre dans la salle aux cris de Vive la Liberté! Vive la Montagne! Un drap noir, porté au bruit de l'air: Marlborough est mort, figure la destruction du fanatisme. La musique exécute ensuite l'hymne révolutionnaire. On voit tous les citoyens revêtus d'habits sacerdotaux danser au bruit des airs: Ça ira, la Carmagnole, Veillons au salut de l'empire. L'enthousiasme universel se manifeste par des acclamations prolongées.»

Hâtons-nous de dire que ces folies et ces profanations ne durèrent qu'un mois. L'abjuration de Gobel est du 7 novembre, la fête de la Raison du 10 et l'arrêté de la Commune pour la fermeture des églises du 23. Mais les hommes d'État de la Convention étaient très-irrités de la déprêtrisation qui allait, disaient-ils, «justifier toutes les calomnies des émigrés et donner cent mille recrues à la Vendée.» Le 24 novembre, Robespierre attaqua au club des Jacobins «les athées qui troublent la liberté des cultes et font dégénérer les hommages rendus à la vérité pure en farces ridicules. La Convention, dit-il, n'a point proscrit le culte catholique, elle n'a point fait cette démarche téméraire, elle ne la fera jamais.» Le 24, Danton fit décréter par la Convention qu'elle ne recevrait plus les offrandes provenant des églises. Le 28, la Commune rapporta son arrêté du 23 et décida «que l'exercice des cultes était libre, mais qu'elle ferait respecter la volonté des sections qui ont renoncé au culte catholique.» Enfin, la Convention, qui avait déjà repoussé les pétitions de citoyens (p.175) demandant «que l'État ne salarie plus d'intermédiaires entre eux et la divinité,» la Convention, le 6 décembre, interdit toute violence ou mesure contraire à la liberté des cultes et rappela les autorités à l'exécution des lois relatives à cette liberté. Alors les folies du temple de la Raison cessèrent; mais le culte catholique ne fut rétabli que dans quatre ou cinq églises, ou dans quelques maisons particulières[101], et, pour ainsi dire, en secret; toutes les autres églises restèrent fermées ou transformées en magasins; on continua à être athée dans la Convention, à la Commune, dans les clubs, dans les théâtres; les prêtres, même constitutionnels, ne cessèrent pas d'être un objet de moquerie et de défiance.

§ XIII.

Supplices des hébertistes et des dantonistes--Tableau de Paris pendant la terreur.

La Montagne s'étant divisée en trois partis: celui des athées, des enragés ou des hébertistes, qui voulaient pousser la terreur jusqu'à l'extermination de tous les ennemis de la révolution; celui des immoraux, des indulgents ou des dantonistes, qui, croyant «que la République était maîtresse du champ de bataille,» voulaient qu'on renversât les échafauds; enfin celui des gens de milieu ou du (p.176) comité de salut public, que dirigeait Robespierre et qui, croyant les deux autres partis également dangereux pour la révolution, résolurent de les détruire.

Les hébertistes, se voyant menacés, essayèrent un 31 mai contre le comité; mais la Commune les abandonna; les faubourgs restèrent immobiles, ils furent arrêtés, condamnés, conduits à l'échafaud. «Un concours prodigieux de citoyens, dit le Moniteur, garnissait toutes les rues et les places par lesquelles ils ont passé. Des cris répétés de Vive la République! et des applaudissements se sont fait partout entendre (25 mars 1794).» Le supplice des hébertistes remplit de joie et d'espérance les indulgents, les suspects, les nombreux habitants des prisons; mais, six jours après, les dantonistes furent à leur tour arrêtés et traduits au tribunal révolutionnaire. A cette nouvelle, Paris fut dans la consternation; la foule se porta à la Conciergerie; elle couvrait les rues voisines, les quais, les ponts, la place du Châtelet, pleine d'anxiété, écoutant avidement la voix tonnante de Danton, dont les éclats (les fenêtres du tribunal étant ouvertes) allaient jusqu'au quai de la Ferraille. L'émotion fut surtout très-vive dans les prisons, où l'on se crut dévoué à un égorgement certain. Enfin, dans le quartier des Cordeliers, dans le faubourg Saint-Martin, où la personne et le nom de Danton étaient très-populaires, il y eut des pensées d'insurrection; mais, en définitive, personne ne bougea: la bourgeoisie, depuis la mort des Girondins, était moite de terreur et se cachait au fond de ses maisons; le peuple ne comprenait rien à cette destruction des révolutionnaires les uns par les autres; la Commune, depuis la mort des hébertistes, était entièrement dévouée à Robespierre. Danton et ses amis périrent, et en voyant passer la fatale charrette on disait que c'était «le tombereau de l'esprit et du patriotisme.» Quelques jours après, on mena encore à l'échafaud Gobel, Chaumette et les (p.177) restes du parti hébertiste: ils avaient été condamnés «pour avoir voulu persuader aux peuples voisins que la nation française en est venue au dernier degré de dissolution en détruisant jusqu'à l'idée de l'Être suprême.» Alors le comité de salut public régna sans conteste, sans compétition, sans qu'il y eût contre sa tyrannie une ombre de résistance.

Paris, à cette époque, avait un aspect profondément triste: «il ressemblait, dit Prudhomme, à une ville en état de siége.» Les places publiques étaient occupées par des fabriques d'armes et de canons; on voyait affichées sur toutes les murailles des lois de terreur; la plupart des églises étaient fermées ou mises en démolition, ou transformées en hôpitaux et en magasins; les monuments et objets d'art en avaient été enlevés et formaient un musée dans l'église, les cours et le jardin des Petits-Augustins. Les palais et les hôtels de la noblesse avaient été abandonnés, un décret de la Convention interdisant le séjour de la capitale aux nobles et aux étrangers, décret qui mit en fuite plus de vingt mille personnes [102]; la plupart se trouvaient marqués en lettres rouges de ces mots: Propriété nationale, avec la devise de la République. Tous les insignes de l'ancien régime avaient été effacés; on ne voyait que des bonnets rouges pour enseignes; à la porte de chaque maison était un écriteau portant les noms, âge, profession des habitants; dans l'intérieur des habitations, tous les signes royalistes avaient disparu, et les murs étaient tapissés des images de Lepelletier et de Marat. La plupart des boutiques de luxe étaient fermées; celles d'objets de consommation renfermaient des marchands soucieux, tremblants, faisant un double commerce, l'un ouvert, l'autre secret, l'un de denrées avariées au prix du maximum et pour les pauvres, l'autre de denrées en bon (p.178) état à un prix plus élevé et pour les riches. A la porte des magasins était une inscription portant la quantité et la qualité des denrées de première nécessité qui s'y trouvaient déposées. Le commerce de Paris avec les villes maritimes, même pour les approvisionnements, ne se faisait plus qu'au comptant et en envoyant l'argent à l'avance. Néanmoins, et par suite de la terreur, les vivres étaient abondants, à des prix modérés, et le comité de salut public faisait des efforts et des dépenses énormes pour nourrir le peuple et empêcher le retour de la disette[103]. L'industrie était très-active, mais elle était entièrement consacrée aux choses de guerre, fusils, équipements, habits, souliers, et se trouvait continuellement sous le coup de réquisitions forcées; ainsi, tous les ouvriers serruriers, mécaniciens, horlogers, orfévres, avaient été requis pour la fabrication des armes; ainsi, un décret de la Convention ordonna à la commission des approvisionnements «d'exercer son droit de préhension sur tous les souliers existant dans les magasins, boutiques, ateliers, et de les faire passer immédiatement aux armées.» Les fournitures des troupes étaient l'objet de spéculations très actives et souvent criminelles, d'un agiotage effréné, de vols scandaleux, malgré la sévérité du gouvernement et la présence de l'échafaud.

La police était faite par les comités et les commissaires des sections; elle avait pour agents les gendarmes nationaux, qui formaient un corps de dix mille hommes et qui étaient appuyés, pour les arrestations politiques, par les compagnies de sans-culottes armés de piques et en bonnets rouges. Les malfaiteurs étaient rigoureusement poursuivis, les vols et les meurtres très-rares, la prostitution (p.179) sévèrement réprimée[104]; mais chaque citoyen était continuellement exposé, sur la dénonciation de quelque orateur des sections ou de quelque voisin haineux, à se voir arraché de ses foyers et traîné en prison; chaque maison pouvait être subitement investie, la nuit comme le jour, sur l'ordre d'un comité révolutionnaire, envahie par la foule, fouillée de fond en comble pour y découvrir ou des armes ou quelque suspect, et, sans que rien y fût dérobé, on y mettait sous le scellé argent, assignats, papiers [105]. Les rues étaient souvent attristées ou par le passage d'une troupe de sans-culottes conduisant dans les prisons quelques suspects, ou par le cri sanguinaire des aboyeuses de la police vociférant la liste des soixante ou quatre-vingts gagnants à la loterie de la sainte guillotine, ou par la rencontre d'un chariot à quatre chevaux, grande bière roulante, allant de prison en prison quérir les victimes désignées pour le (p.180) tribunal révolutionnaire, ou enfin par le passage des charrettes sortant de la Conciergerie, chargées de condamnés et suivies, avec des cris insultants, des chansons atroces, par des femmes hideuses, qu'on appelait furies de guillotine.

L'édilité parisienne, dirigée par deux amis de Robespierre, le maire Fleuriot et l'agent national Payan, s'occupait faiblement des embellissements et même de la propreté de la ville; mais elle avait supprimé la loterie, amélioré et agrandi les hôpitaux, réuni le palais de l'Évêché à l'Hôtel-Dieu, afin que chaque malade fût placé dans un lit séparé, organisé les bureaux de bienfaisance, préparé le musée du Louvre, etc. Les priviléges de tout genre étant abolis, les théâtres étaient devenus très-nombreux et ils se trouvaient continuellement remplis, surtout les nouveaux théâtres de Molière, du Vaudeville, Louvois, encore bien qu'on y jouât des pièces révolutionnaires. «Mais, dit Prud'homme, on consentait à s'ennuyer aux pièces patriotiques pour avoir le droit de s'amuser à un charmant ballet.» Le Palais-Royal, rendez-vous des agioteurs, était plein de maisons de jeu et de débauche, de cafés, de restaurants, de lieux de plaisir, où la foule ne tarissait pas. Les promenades étaient très-fréquentées: on y rencontrait des jeunes gens qui alliaient le costume des sans-culottes au luxe des muscadins, c'est-à-dire la carmagnole, les sabots et le gros bâton aux bijoux à la guillotine et aux bagues à la Marat. «Sur le Pont-Neuf, raconte Prud'homme, les aristocrates se promènent la tête haute et toisent insolemment les braves et laborieux sans-culottes. Il se tient encore, dans certaines maisons, des cercles d'oisifs qui calomnient tout à leur aise les choses et les personnes. Dans d'autres, on affiche un épicuréisme révoltant; des maîtres de maison reçoivent comme jadis bonne compagnie, des gens comme il faut et défendent aux convives de parler affaires et d'attrister leur banquet.» L'amour des plaisirs était aussi ardent que dans (p.181) l'ancien régime; il animait même les prisons; car, si l'on en peut croire un prisonnier, le Luxembourg, Port-Royal, les Carmes, les Bénédictines, Saint-Lazare, ces pourvoieries d'échafaud, étaient des maisons d'arrêt muscadines, «où les heureux détenus n'ont connu longtemps de chaînes que celles de l'amour.» Il est peu d'époques où l'on ait tant chanté, où l'on ait fait plus de petits vers, de poésies érotiques, de chansons obscènes ou impies, et ces œuvres étranges appartiennent presque toutes aux royalistes, aux persécutés, aux martyrs de la révolution, tant était grande l'insouciance pour la vie, tant était universelle l'incrédulité! Les prisons seules ont enfanté des volumes de ces incroyables frivolités, écrites la plupart entre deux guichets, à la porte du tribunal révolutionnaire, au pied même de l'échafaud; les victimes de Fouquier-Thinville essayaient encore leur lyre quand

Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Remplissait de leur nom ces longs corridors sombres;

enfin, les iambes vengeurs d'André Chénier ont eu moins de lecteurs que les bouts-rimés et les madrigaux de Vigée. [106]

§ XIV.

Fête de l'Être suprême.--Loi du 22 prairial.--Révolution du 9 thermidor.--Fin de la Commune de Paris.

Cependant Robespierre, délivré de ses rivaux ou de ses ennemis, songeait à «assigner un but à la révolution» et à commencer la reconstruction de la société. Ce fut dans cette pensée qu'il fit rendre un décret par lequel le peuple français reconnaissait l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme. Une (p.182) grande fête fut célébrée à ce sujet le 20 prairial; David, qu'on appelait le Raphaël des sans-culotte, en avait encore donné le plan, et, en le lisant, on croirait qu'il s'agit, non du fangeux et prosaïque Paris, mais de quelque bergerie mythologique de l'Arcadie. La fête fut d'ailleurs très-pompeuse, et, comme de coutume, pleine d'allégories. On y voyait des groupes de jeunes filles tenant des corbeilles de fleurs, de mères de famille tenant des bouquets de roses, de vieillards tenant des branches de chêne, d'adolescents armés de piques, un char portant les productions du territoire et traîné par huit taureaux, «la Convention entourée d'un ruban tricolore porté par l'Enfance ornée de violettes, l'Adolescence ornée de myrte, la Virilité ornée de chêne et la Vieillesse ornée de pampre et d'olivier.» Aux Tuileries était une statue de l'Athéisme, à laquelle on mit le feu, et de ses cendres sortit la statue de la Sagesse. Au Champ-de-Mars était un autel élevé sur une montagne, au pied de laquelle on chanta un hymne à l'Être suprême et l'on jura d'exterminer les tyrans. La plupart des maisons étaient tapissées de verdure et de fleurs, et, dans les principales places, il y eut des danses et des repas civiques. «On eût dit, raconte le Journal de la Montagne, que Paris était changé en un vaste et beau jardin, en un riant verger.» Enfin, si l'on en croit Vilatte, «une foule immense couvrait le jardin des Tuileries; l'espérance et la gaieté rayonnaient sur tous les visages; les femmes ajoutaient à l'embellissement par les parures les plus élégantes. On sentait qu'on célébrait l'auteur de la nature.[107]» Robespierre, comme président de la Convention, fut le roi de cette fête, qui le jeta dans un ravissement fanatique, et il affecta d'y jouer un rôle de grand-prêtre.

Deux jours après, il présenta et fit décréter la loi du 22 (p.183) prairial, la plus atroce de toutes les lois révolutionnaires, qui accélérait l'action du tribunal par des moyens tellement iniques qu'elle en faisait à peu près le tribunal des égorgeurs de septembre. Les maisons d'arrêt, au nombre de trente-six, renfermaient alors plus de huit mille détenus: on se servit de cette loi pour les vider; et le tribunal qui depuis sa création, c'est-à-dire du 10 mars 1793 au 18 juin 1794, avait condamné à mort 1,269 personnes, en condamna, du 10 juin au 27 juillet 1,400. Les proscripteurs eurent horreur, non des flots de sang qu'ils versaient, mais du passage des charrettes de condamnés à travers les quartiers les plus populeux de Paris, et ils transportèrent l'échafaud de la place Louis XV, où il était en permanence, d'abord à la place de la Bastille, ensuite près de la barrière du Trône. Et dans ce massacre, il n'y eut pas que des nobles, des prêtres, des ennemis réels ou supposés de la révolution, qui périrent, mais des bourgeois, des ouvriers, des femmes du peuple, des républicains sincères. On assassinait au hasard, parce qu'il suffisait de la haine d'un délateur (et la délation était devenue le métier de tous les scélérats) pour envoyer dans une maison d'arrêt le patriote paisible et obscur, et, pour l'envoyer au tribunal révolutionnaire, de la haine d'un de ces émissaires infâmes, appelés moutons, qui dressaient des listes de proscription dans les prisons. «La Conciergerie, dit Riouffe, à très peu d'exceptions près, pendant plus de dix mois, n'a renfermé que des patriotes; un langage aristocratique y aurait autant surpris qu'indigné; ses voûtes étaient fatiguées de chants patriotiques; et, pour un homme de castes opposantes, on massacrait mille sans-culottes, qu'on traînait à la boucherie en criant: Vivent les sans-culotte [108]

Cependant, les partis de Hébert et de Danton n'avaient pas été (p.184) entièrement détruits; menacés par la loi du 22 prairial, ils se réunissent pour renverser Robespierre et donnent la main même aux débris des Girondins, même aux crapauds du Marais. Robespierre dévoile la conspiration à la Convention; mais l'Assemblée presque entière se soulève contre lui; il est décrété d'accusation avec quatre de ses collègues et conduit au Luxembourg. Robespierre jeune est envoyé à Saint-Lazare, Couthon à la Bourbe, Lebas à la maison de justice du département, Saint-Just aux Écossais.

Dans la lutte qui s'engageait, Robespierre croyant naïvement que sa cause était aussi légitime que populaire, n'avait préparé aucun moyen de succès, même de défense; il comptait sur cette population de Paris, qui n'avait jamais failli à la révolution; mais, depuis deux ans, il s'était fait de grands changements dans la composition et le chiffre de cette population. Paris avait été pour la révolution la pépinière la plus féconde de ses défenseurs; mais ce n'était pas impunément qu'il avait envoyé soixante mille de ses enfants sur les champs de bataille, outre ceux qui avaient péri dans ses rues ou par la misère; sa population révolutionnaire se trouvait donc considérablement réduite. Aussi, ce n'était, matériellement parlant, qu'une minorité très-petite qui avait soutenu le régime de la terreur; on ne voyait plus guère que des femmes dans les troubles des rues, dans les sections, dans les tribunes de la Convention; les bataillons des faubourgs n'avaient plus qu'un petit nombre d'hommes et ne faisaient montre de leur force que par leurs compagnies de canonniers; enfin, au contraire, les bataillons des quartiers riches, quoique annihilés et tremblants, se trouvaient encore complétement garnis. Dans cet état de la population, l'issue de la lutte engagée le 9 thermidor, à part l'opinion publique évidemment soulevée contre le régime de la terreur, ne pouvait être douteuse.

Cependant, à la nouvelle de l'arrestation de Robespierre, la (p.185) Commune s'était déclarée en insurrection et avait mis tout en mouvement, sections, jacobins, comités révolutionnaires; elle avait fait sonner le tocsin, fermé les barrières, garni de canons la place de Grève. Des officiers municipaux avaient fait ouvrir le Luxembourg et les autres prisons, délivré les cinq représentants détenus, et ils les avaient conduits à l'Hôtel-de-Ville, «ce Louvre du tyran Robespierre,» suivant l'expression du thermidorien Fréron. Mais le commandant des sections, Henriot, ne donna aucun ordre aux bataillons des faubourgs, qui restèrent immobiles dans leurs quartiers; et, pendant ce temps, la Convention prit l'offensive: elle mit hors la loi les cinq représentants, la Commune, Henriot; elle appela à elle les sections des quartiers riches. Celles-ci accourent, nombreuses, pleines d'ardeur, heureuses d'avoir à combattre la terreur, la Montagne, la Commune, la révolution elle-même; elles jurent à la Convention de mourir pour sa défense et marchent sur l'Hôtel-de-Ville. Il était minuit: la Commune et les représentants proscrits n'avaient pris aucune mesure de défense; il n'y avait sur la place que quelques compagnies de canonniers, avec des groupes de femmes et de gens non armés. Au bruit que la Commune et ses défenseurs sont mis hors la loi, tout se disperse. Les sections Lepelletier, des Piques, de la Butte-des-Moulins, arrivent, cernent l'Hôtel-de-Ville et arrêtent sans résistance les représentants avec Henriot et tout ce qui était autour d'eux. Le lendemain, Robespierre, ses collègues et dix-huit membres de la Commune furent conduits au tribunal révolutionnaire, qui constata leur identité, et de là au supplice, au milieu d'une foule immense qui poussait des cris de joie et des imprécations contre les condamnés. Les deux jours suivants, quatre-vingt-deux membres de la Commune, hommes obscurs et presque tous ouvriers ou de la petite bourgeoisie, furent de même envoyés en masse et sans jugement à l'échafaud.

(p.186)

Ainsi finit cette Commune fameuse, qui, pendant près de deux ans (du 10 août 1792 au 27 juillet 1794), avait dominé Paris, la Convention et la France; elle s'est souillée de tant d'excès, elle a répandu tant de sang et laissé tant de ruines, que la mémoire des hommes qui la composèrent est encore et sera à jamais exécrée.

§ XV.

Réaction thermidorienne.--Nouvelle administration de Paris.--Jeunesse dorée.--Fin du club des Jacobins.--Apothéoses de Marat et de Rousseau.

La mort de Robespierre fut le signal d'une réaction violente, non-seulement contre la terreur, mais contre les hommes et les choses de la révolution, réaction qui ne devait s'arrêter qu'avec le rétablissement de la monarchie. D'abord on ouvrit toutes les prisons, qui, huit mois après, se trouvèrent remplies de dix mille républicains; on modifia, puis on supprima le tribunal révolutionnaire, dont la plupart des membres furent envoyés à l'échafaud; on cessa de donner les 40 sous de présence aux citoyens pauvres qui assistaient aux assemblées de sections, et celles-ci se trouvèrent ou abandonnées ou occupées entièrement par les royalistes; on modifia, puis on abolit le maximum, «et l'unique effet de cette abolition, dit le royaliste Toulongeon, fut d'accroître le discrédit et de hâter la chute des assignats, qui tombèrent bientôt dans un avilissement tel qu'il fallut 24,000 livres tournois pour payer une mesure commune de bois à brûler.» On désarma Paris de sa terrible Commune, et l'administration de cette ville, dont la concentration avait été si redoutable, fut éparpillée de la plus étrange manière et donnée: 1º à deux commissions spéciales de police et de finances, nommées par la Convention; la première, qui était chargée réellement du gouvernement de Paris, avait sous ses ordres les comités d'arrondissement, les comités civils (p.187) et les commissaires de police des sections; elle était elle-même sous la surveillance du comité de sûreté générale; 2º aux diverses commissions nationales du gouvernement, qui remplaçaient alors les ministères, c'est-à-dire que cette administration dépendit: pour les subsistances, de la commission de commerce et des approvisionnements; pour les hôpitaux, de la commission des secours publics; pour les écoles et les spectacles, de la commission d'instruction publique; pour l'illumination et entretien des rues, de la commission des travaux publics; pour les ateliers et les arts, de la commission d'agriculture; pour les munitions et armes, de la commission des armes; pour les prisons, de la commission de police et tribunaux; pour les revenus et domaines de la Commune, de la commission des revenus nationaux. De plus, les fonctions relatives à l'état civil étaient remplies dans chaque section par un officier public nommé par la Convention, les comités civils des sections restant chargés de quelques détails et de la liste des émigrés. Avec une organisation aussi défectueuse, aussi anarchique, Paris n'eut plus réellement d'administration, plus de police, et le désordre y devint extrême. Toutes les mauvaises passions, les vices, les crimes que la main sanglante des triumvirs avait comprimés par la terreur, se donnèrent pleine carrière: des maisons de jeu et de débauche s'ouvrirent dans toutes les rues; la prostitution se montra toute nue, tête haute, en plein jour et partout; les vols et les meurtres devinrent aussi nombreux qu'au temps des tire-laine et des coupe-jarrets du XVIe siècle; les rues, à peine éclairées et nettoyées, ne furent plus praticables pendant la nuit que les armes à la main; enfin, la guerre civile recommença, mais ignoble et lâche, à coups de poing, à coups de bâton.

Les jeunes gens dont les familles avaient été victimes de la (p.188) terreur, ceux qui avaient échappé à la levée en masse ou déserté les armées, les habitués de cafés et de spectacles, les hommes de finance, les beaux, les égoïstes, les débauchés de l'ancien régime, enfin tous ceux qui détestaient la République par amour des plaisirs et de l'argent, dès qu'ils n'eurent plus peur, se mirent en campagne contre la révolution. On les appelait incroyables, muscadins, jeunesse dorée, jeunesse de Fréron, et ils se recrutaient principalement dans les sections thermidoriennes. Ils se donnèrent un costume ridicule, dit à la victime, et qui fut reproduit spirituellement dans les caricatures de Carle Vernet [109]; ils affectèrent un zézaiement puéril jusqu'à l'idiotisme; ils s'armèrent de bâtons plombés et s'en allèrent attaquer dans les rues, au Palais-Royal, dans les théâtres, les Jacobins, les agents de la terreur, les ouvriers des faubourgs, tout ce que le journal de Fréron appelait la queue de Robespierre. Ils obtenaient ainsi des victoires faciles, car la queue de Robespierre se composait principalement de femmes, de vieillards et à peine de quelques milliers d'hommes jeunes et valides; ils venaient ensuite parader dans les salons qui commençaient à se rouvrir et y étaient applaudis par la femme de Tallien, qu'on appelait la Notre-Dame de Thermidor, par la veuve du général Beauharnais, qui, plus tard, fut appelée la Notre-Dame des Victoires, et par d'autres dames qui donnaient le ton à la société nouvelle. «Tout jeune homme, dit Lacretelle, qui refusait d'entrer dans la troupe vengeresse, était disgracié auprès des femmes les plus aimables [110]» Ce furent eux qui inventèrent les bals des victimes, où l'on dansait en deuil, où (p.189) n'étaient admis que les individus dont les parents avaient péri sur l'échafaud; ils mirent à la mode chez les femmes les costumes et les nudités des courtisanes grecques, avec les saluts à la victime, les bonnets à l'humanité, les corsets à la justice; ils ramenèrent le goût du luxe, des mœurs élégantes et des plaisirs. «Paris reprit l'empire de la mode et du goût, dit Thibaudeau; l'antique, introduit déjà dans les arts par l'école de David, remplaça, dans les habits des femmes, dans la coiffure des deux sexes et jusque dans l'ameublement, le gothique, le féodal et ces formes mixtes et bizarres inventées par l'esclavage des cours[111]

Les principaux efforts de la jeunesse dorée furent dirigés contre le club des Jacobins, dont ils envahirent les tribunes et les couloirs à coups de pierres et de bâton, fouettant les femmes, se colletant avec les hommes. Après plusieurs jours de ce tumulte, qui tint tout Paris en alarmes, la Convention ordonna la fermeture du club (21 brumaire). Si l'on en croit Fréron, ce conventionnel qui se disait le disciple de Marat et qui, pourtant, était regardé comme le chef de la jeunesse dorée, cette mesure excita la plus vive allégresse: «on dansait, on s'embrassait, on chantait; une partie de la ville fut illuminée.»

Au milieu de cette réaction, les thermidoriens, sans doute dans l'espoir d'aveugler le peuple sur leur alliance avec les royalistes, s'avisèrent de célébrer l'anniversaire de l'établissement de la République par l'apothéose de Marat. Ce fut la cérémonie la plus étrange de la révolution, à cause du contraste qu'offraient et la vie du hideux personnage qu'on transportait au Panthéon et l'état nouveau de l'opinion publique. Elle fut d'ailleurs aussi pompeuse que les apothéoses de Mirabeau et de Voltaire. «Les sociétés populaires, dit le Moniteur (4 vendémiaire), les autorités constituées et une (p.190) grande partie des élèves de l'École de Mars [112] précédaient le char qui portait les restes précieux de Marat... Au moment où l'on descendait du char le cercueil qui contenait les cendres de l'ami du peuple, on rejetait du temple des grands hommes, par une porte latérale, les restes impurs du royaliste Mirabeau.»

Quelques jours après, la même pompe fut renouvelée pour l'apothéose de Jean-Jacques Rousseau, et ce fut la dernière des fêtes symboliques de la Convention. Jusqu'à la fin de cette assemblée, les anniversaires de la révolution, les fêtes funèbres, les fêtes triomphales furent célébrées, non plus dans la rue, mais dans la salle de la Convention, et se bornèrent à des décorations, des discours et de la musique.

Le retour des thermidoriens aux idées révolutionnaires n'eut pas de durée, et, trois mois après l'apothéose de Marat, on brisait partout ses bustes, qui furent jetés dans les égouts; on démolit le monument du Carrousel; on proscrivit son nom, ainsi que celui des Montagnards et des Jacobins, dans les établissements publics, les cafés, les théâtres.

§ XVI.

Famine.--Journées du 12 germinal et du 1er prairial.

L'année qui suivit le 9 thermidor est, de toutes les années de la révolution, celle où le peuple de Paris fut le plus malheureux. Le comité de salut public l'avait nourri avec le maximum, avec la solde attribuée aux sectionnaires, avec de nombreux travaux; il lui avait donné sa part de tyrannie et de proscriptions; il s'était occupé avec une ardente sollicitude de ses besoins, de ses caprices même, de ses plaisirs, à l'exemple de ces tyrans de Rome qui donnaient au peuple-roi du pain et les jeux du cirque. Avec le 9 thermidor, le peuple tomba du trône dans la plus profonde misère: les riches, les marchands, les agioteurs, tout ce qui avait souffert ou tout ce qui avait eu peur, se vengea de lui en le faisant mourir de faim. La hausse des denrées devint exorbitante; une famine causée par les accapareurs et les ennemis de la révolution mit la désolation dans les faubourgs et les quartiers pauvres, où les travaux manquaient, où les ouvriers n'étaient payés qu'en assignats. La Convention fut obligée de fixer une ration journalière pour la subsistance de chaque personne: mesure déplorable qui fut éludée par les riches et ne fit qu'augmenter la misère des pauvres. «Paris, dit un historien royaliste, fut réduit, à cette époque, à une telle détresse, que le pain et la viande étaient mesurés et distribués nominativement chez les fournisseurs. Là, aux portes, on voyait les citoyens gardant leurs places dès le point du jour, attendre leur tour pour reporter chez eux la subsistance de la journée, fixée à trois onces de pain et un quarteron de viande. Dans la classe indigente et même dans la classe aisée, des familles vécurent plusieurs mois de légumes et surtout de pommes de terre, dont on avait ensemencé tous les terrains occupés par des jardins de (p.192) luxe et d'agrément. Quelques mesures de grains ou de farine, envoyées des départements, étaient un présent reçu avec reconnaissance[113].»--«Il faut l'avoir vue, dit un autre historien, il faut l'avoir sentie, cette affreuse disette, pour s'en faire une idée!» Enfin, pour combler la détresse, l'hiver fut très-rigoureux: le bois et le charbon manquèrent comme le pain; il fallut les distribuer aussi par rations; on fit queue dans les chantiers et aux bateaux sur la Seine, et plusieurs femmes y furent étouffées.

En présence de si grandes calamités, le peuple était plein de fureur contre les riches, contre les royalistes, contre la Convention qui laissait faire ce nouveau pacte de famine; plusieurs fois, des troupes de femmes envahirent les Tuileries avec des plaintes et des menaces; mais elles furent poursuivies et maltraitées par les muscadins; enfin, le 12 germinal, les distributions de pain ayant manqué dans la Cité, les femmes de ce quartier battirent le tambour, rassemblèrent la foule et furent bientôt grossies de bandes d'hommes venus des faubourgs, quelques-uns armés de piques et de fusils, portant sur leur chapeau: Du pain et la Constitution de 93! Cette multitude envahit les Tuileries et se rua dans la salle de la Convention avec un tumulte effroyable; mais les sections thermidoriennes, «la garde nationale de 1789,» dit un contemporain, arrivèrent au pas de charge et forcèrent la foule à évacuer le palais.

La Convention crut que le parti de Robespierre avait fait cet essai d'insurrection: elle ordonna le désarmement de tous les individus «qui avaient contribué à la vaste tyrannie abolie le 9 thermidor;» elle mit Paris en état de siége; elle ordonna (28 germinal) la restauration de la garde nationale telle qu'elle existait en 1789, c'est-à-dire qu'elle devait être composée de quarante-huit bataillons (p.193) d'infanterie, de sept cent soixante hommes chacun, avec compagnie d'élite, et de deux mille quatre cents hommes de cavalerie; mais ce décret si important ne fut que mollement, que lentement exécuté, tant était grande la lassitude de la bourgeoisie. «L'apathie des citoyens de cette grande commune, disait un représentant, est vraiment inconcevable: chaque jour, ils sont exposés à voir leurs propriétés la proie du pillage, et ils ne s'empressent point d'exécuter un décret qui seul peut leur en assurer la jouissance.»

Ces mesures n'apaisèrent pas l'agitation populaire qui avait une cause permanente et terrible, la faim. «Les subsistances étaient le prétexte du moment, dit Toulongeon, et ce prétexte, sans être juste, était vrai. Les distributions venaient d'être réduites à deux onces de pain par jour; et cependant, la consommation qui, dans les temps communs, ne s'élevait qu'à quinze cents sacs de farine, était alors de deux mille sacs et plus. Il faut le redire encore, sans pouvoir l'expliquer, la disette était tellement factice que l'abondance reparut avant la récolte de l'année [114],» «Il serait difficile, écrivait Mercier dans les Annales patriotiques, de trouver aujourd'hui sur le globe un peuple aussi malheureux que l'est celui de la ville de Paris. Nous avons reçu hier deux onces de pain par personne; cette ration a été encore diminuée aujourd'hui. Toutes les rues retentissent des plaintes de ceux qui sont tiraillés par la faim.» «Enfin, raconte le Moniteur, de violentes rumeurs, des propos séditieux, des menaces atroces marquèrent la soirée du 30 germinal. Partout on ne voyait que des groupes, presque tous composés de femmes, qui promettaient pour le lendemain une insurrection. On disait hautement qu'il fallait tomber sur la Convention nationale; que, depuis trop longtemps, elle faisait mourir le peuple de faim; (p.194) qu'elle n'avait fait périr Robespierre et ses complices que pour s'emparer du gouvernement, tyranniser le peuple, le réduire à la famine en faisant hausser le prix des denrées et en accordant protection aux marchands qui pompaient les sueurs de l'indigent [115]

Dans cette situation, quelques meneurs obscurs résolurent de faire contre la Convention un 31 mai, et ils l'annoncèrent naïvement dans un manifeste, disant que le peuple de Paris, «sur lequel les républicains des départements et des armées avaient les yeux fixés,» avait arrêté de se rendre à la Convention pour lui demander du pain, la Constitution de 93, la destitution du gouvernement actuel, la mise en liberté des patriotes détenus, [116], la convocation d'une assemblée législative. La Convention, avertie, décréta «que la commune de Paris était responsable envers la République entière de toute atteinte qui pourrait être portée à la représentation nationale;» elle requit les citoyens de se porter en armes dans les chefs-lieux de sections, envoya douze représentants pour les diriger et fit battre le rappel dans les sections thermidoriennes. Mais déjà le tocsin sonnait dans les faubourgs, le Marais et la Cité, et une grande foule, principalement composée de vieillards, de femmes, d'enfants, se rua par toutes les rues de la ville, en se dirigeant vers les Tuileries. L'immense colonne, dans laquelle il n'y avait pas cinq cents hommes armés, se déroula principalement par la rue Saint-Honoré, hâve, déguenillée, affamée, hurlant des cris de mort et des regrets de guillotine, faisant d'imbéciles recrues, d'ailleurs toujours crédule et docile à ses meneurs, et, comme dans toutes ses journées, comme au temps de sa puissance, passant devant les maisons somptueuses et (p.195) les riches magasins sans un regard de menace. Les postes de gendarmerie qu'elle rencontra sur son passage ou se dispersèrent ou se joignirent à elle. L'épouvante se répandit partout: on fermait les boutiques, on se cachait dans les maisons; jamais plus grande masse de misère et de haillons n'était sortie des profondeurs de Paris; jamais pareil cri de vengeance et de fureur ne s'était élevé contre les iniquités ou les inepties du gouvernement. Au 14 juillet, au 10 août, au 31 mai, le peuple, mêlé à la bourgeoisie, était animé par une idée, exalté par la liberté, enthousiasmé par le sentiment révolutionnaire; mais, en ce jour, le dernier de cette tragédie qu'il jouait depuis six ans, c'était l'insurrection de la faim, le soulèvement de la misère, le commencement de la guerre sociale!

Cette marée immonde et terrible, qui grossissait à tout moment, envahit les Tuileries à travers les bataillons indécis des sections thermidoriennes qui ne voyaient pas devant eux une armée d'insurgés, mais une cohue de misérables. Elle pénétra dans le palais et enfonça la porte de la salle des séances, dont les tribunes étaient déjà remplies de femmes furieuses; un bataillon de garde nationale se précipita à sa rencontre et la rejeta dans les escaliers, mais sans qu'il y eût de sang répandu: il semblait qu'il n'y eût que des femmes dans cette multitude. Elle revint à la charge, entra de nouveau, fut de nouveau repoussée; enfin une troisième fois, renversant tous les obstacles, elle inonda la salle, les couloirs, les bancs, la tribune. Les représentants se réfugient dans les gradins supérieurs, où quelques gendarmes les protégent; le président Boissy d'Anglas reste ferme sur son siége et ordonne à un officier d'appeler la force armée; celui-ci est menacé par trente sabres; un député, Féraud, veut le secourir; il est frappé d'un coup de pistolet, entraîné, massacré, et sa tête est apportée au bout d'une pique. Mais la rage populaire semble assouvie par ce crime: pendant toute cette journée si (p.196) confuse, au milieu de toute cette foule ardente de fureur, il n'y eut pas d'autre sang versé, et cette scène si terrible dégénéra en un tumulte sans fin, sans but, sans résultat. Il n'y avait pas eu dans toute la révolution de semblables saturnales: la multitude aveugle et délirante s'entassait, criait, hurlait, faisait tapage, insultait les représentants, battait le tambour, tirait des coups de fusil contre les murs ou donnait des coups de sabre sur les bancs. Ce tumulte stupide dura huit heures. A la fin, les insurgés forcèrent les députés à descendre dans le parquet et à voter toutes leurs demandes, parmi lesquelles étaient le rétablissement de la Commune de Paris et la permanence des sections. Au moment ou ils venaient de nommer un gouvernement provisoire, les sections de la garde nationale arrivent, Lepelletier en tête, «puis Fontaine-de-Grenelle, Gardes-Françaises, Contrat-Social, Mont-Blanc, Guillaume-Tell, Brutus et cette autre, dont on ne peut jamais prononcer le nom sans un vif sentiment de reconnaissance, la Butte-des-Moulins. Elles débouchent de toutes parts, par toutes les issues, au pas de charge, tambours-battant, drapeaux déployés, baïonnettes en avant [117].» En un instant la multitude est renversée, poussée, dispersée. Il n'y eut pas de résistance, pas de combat, pas de morts, à peine quelques blessés, quelques prisonniers. La masse des envahisseurs pouvait s'élever à vingt mille; mais sur ce nombre, même avec les gendarmes qui s'étaient joints à eux, il n'y avait pas le dixième d'hommes armés. «Nous n'avons eu, disait Louvet, que quinze cents brigands à vaincre.»

Le lendemain, la plus grande partie du peuple, honteuse, humiliée de cette triste journée, rentra dans son calme et sa misère. Il n'y eut que le faubourg Saint-Antoine où le tumulte continua: ses trois bataillons prirent les armes. Sur le bruit qu'ils avaient établi (p.197) à l'Hôtel-de-Ville une commune insurrectionnelle, les sections thermidoriennes marchèrent sur la place de Grève; mais, à l'approche des insurgés, elles reculèrent jusqu'au Carrousel et furent suivies par les trois bataillons qui braquèrent leurs canons contre les Tuileries. Au moment où le combat allait s'engager, des représentants accoururent, parlementèrent, et, à force de promesses, décidèrent les hommes des faubourgs à se retirer. Le surlendemain, ceux-ci prirent encore les armes et délivrèrent l'un des assassins de Féraud qu'on menait au supplice. Mais la Convention avait fait venir six mille dragons, qu'elle joignit à quinze mille hommes des sections: le faubourg fut investi par cette armée, sommé de livrer ses canons, menacé d'un bombardement. Les trois bataillons comptaient à peine, en ce moment, douze cents hommes valides; toute résistance était donc impossible; d'ailleurs les propriétaires et les chefs d'ateliers décidèrent les ouvriers à se soumettre. Les canons furent livrés et amenés en triomphe aux Tuileries, au milieu des acclamations de la bourgeoisie enivrée de sa victoire. Ce fut pour le peuple de Paris une véritable destitution du pouvoir qu'il avait conquis le 14 juillet 1789: à dater du 4 prairial et jusqu'au 27 juillet 1830, il ne prit aucune part directe et efficace aux révolutions. L'opinion publique se prononça alors définitivement contre ces mouvements populaires, qui, depuis trois ans, mettaient sans cesse la représentation nationale à la merci de quelques bandes d'émeutiers. «Les vingt-cinq millions d'hommes, disait Chénier à la Convention, qui nous ont envoyés ici ne nous ont pas placés sous la tutelle des marchés de Paris et sous la hache des assassins; ce n'est pas au faubourg Saint-Antoine qu'ils ont délégué le pouvoir législatif... Citoyens de Paris, sans cesse appelés le peuple par tous les factieux qui ont voulu s'élever sur les débris de la puissance nationale, vous, longtemps flattés comme un roi, mais à qui il faut enfin dire la vérité, songez que la (p.198) représentation nationale appartient à la République et méritez de la conserver[118]

La Convention compléta sa victoire par des mesures énergiques et sanguinaires: elle envoya à l'échafaud neuf représentants et vingt-neuf insurgés, aux galères vingt-sept autres personnes, dont huit femmes; elle mit en arrestation trente et un autres députés et fit incarcérer en moins de huit jours plus de dix mille individus «comme assassins, buveurs de sang, voleurs et agents de la tyrannie qui précéda le 9 thermidor.» «Plusieurs sections, connues par la turbulence de leurs principes et la scélératesse de leurs meneurs, telles que les sections de la Cité, du Panthéon, des Gravilliers, furent forcées de rendre leurs canons [119].» Toutes les autres en firent autant de leur propre mouvement, et Paris se trouva ainsi désarmé de la principale force qui avait fait toutes les journées révolutionnaires. On dépouilla de leurs piques les quarante huit sections, et il fut défendu de paraître en public avec cette arme, «qui n'est d'aucune défense réelle et ne peut servir qu'à assassiner.» On décréta que les attroupements de femmes seraient dissipés par la force. On donna à la capitale une garnison de troupes de ligne; on établit un vaste camp de cavalerie et d'artillerie d'abord dans les Tuileries, ensuite dans la plaine des Sablons; on licencia les gendarmes des tribunaux, «cette troupe, disait l'arrêté, qui a vu naître la liberté [120], qui n'a jamais obéi qu'avec dégoût, qui insultait les victimes qu'elle conduisait à l'échafaud, qui a partagé les efforts des factieux.» Dix-huit furent envoyés au supplice, cinq aux galères, le reste fut déclaré incapable de service. On effaça sur tous les murs les inscriptions révolutionnaires, les bonnets rouges, même la devise de la (p.199) République; enfin, on réorganisa la garde nationale, qui fut entièrement composée de bourgeois, «d'après ce principe fondamental de tout ordre politique, disait le décret, que la force destinée à maintenir la sûreté des propriétés et des personnes doit être exclusivement entre les mains de ceux qui ont à la maintenir un intérêt inséparable de leur intérêt individuel.»

§ XVII.

Journée du 13 vendémiaire.--Fin de la Convention.

A la suite des journées de prairial, la réaction thermidorienne devint en plein et à découvert la contre-révolution. Des agences royalistes se formèrent à Paris et travaillèrent au retour des Bourbons. La bourgeoisie et la garde nationale, encore tremblantes au souvenir de la terreur, ne désiraient plus que le rétablissement de la monarchie. Les assemblées de sections, d'où les Jacobins furent chassés, devinrent des foyers de royalisme, des tribunes toujours ouvertes aux ennemis de la Convention et de la République: c'était sur elles que l'émigration avait les yeux; c'était en elles que le prétendant mettait toutes ses espérances. La jeunesse dorée, «ces réquisitionnaires, disait un orateur, qui avaient fait leurs campagnes au Palais-Égalité et dans les spectacles, «excitait des émeutes, insultait les soldats, empêchait le chant de la Marseillaise. «Les jours de 1789, dit Lacretelle, semblaient revenus, mais dans une direction complétement inverse. Les orateurs se présentaient en foule; les journaux, les brochures, les pamphlets, les affiches ne laissaient pas un moment de relâche à la Convention.»--«Déjà, raconte un autre contemporain, l'on exposait publiquement dans Paris l'effigie du dernier roi et celle de sa famille; déjà les rubans étaient (p.200) préparés, les signes de ralliement, les emblèmes prêts, et les femmes allaient les arborer sur leurs coiffures.»--«Personne n'ignore à Paris, disait-on dans la Convention, quels dangers nouveaux courent en ce moment les patriotes et la République. Toutes les factions sont coalisées dans l'intérieur; les émigrés rentrent; des chouans se montrent dans cette commune. Tous ont des pratiques calculées sur les honorables misères que le peuple endure depuis si longtemps pour la liberté[121]. De toutes parts, l'aristocratie lève la tête et souffle ses antiques poisons jusque dans les bataillons de la force armée. Ajoutons à ces symptômes l'arrogante dictature qu'affectent et qu'exercent en effet des sociétés opulentes, où la République, confondue avec le sans-culottisme, est maudite et abjurée[122]

Cependant la Convention avait fait la Constitution de l'an III et rendu deux décrets additionnels par lesquels les deux tiers du nouveau corps législatif devaient être composés de conventionnels. La majorité des départements accepta la Constitution et les décrets; la majorité des sections de Paris n'accepta que la Constitution. Alors les royalistes, à l'imitation des Jacobins, «voulurent persuader à la capitale que seule elle composait le souverain, et lui faire renouveler le 31 mai;» ils vinrent jusque dans la Convention proférer des menaces; ils préparèrent ouvertement une insurrection. «Les meneurs des sections de Paris, disait Laréveillère, qu'ils soient (p.201) parés d'habits élégants et de jolies coiffures, ou couverts de haillons et de sales bonnets, ne perdent jamais de vue leur éternel projet de concentrer la souveraineté dans Paris[123]. «Ces prétentions, ces projets excitèrent l'indignation des départements, qui offrirent un asile à la représentation nationale. «Il est temps, disaient leurs pétitions, que Paris, cet enfant gâté de la révolution, aujourd'hui infecté de royalisme, dise s'il prétend être la République entière, le rival de la Convention, le maître de la France, une nouvelle Rome[124].» Et la Convention rendit les habitants de Paris responsables de sa conservation, déclara qu'elle se retirerait à Châlons si un attentat était commis contre elle, et appela les armées à sa défense.

«Cependant les royalistes, dit Tallien, choisirent pour point central celle des sections de Paris, qui, de tout temps, renferma le plus grand nombre de ces oisifs opulents, amis de la royauté, cette section dont le bataillon était dans le camp de Tarquin, lorsque, le 10 août, on combattait contre la tyrannie.» La section Lepelletier, encore toute glorieuse de ses victoires de thermidor et de prairial, donna le signal de l'insurrection en invitant les électeurs à s'assembler dans la salle du Théâtre-Français (Odéon). La Convention dissipa ce rassemblement, appela à sa défense les restes du parti jacobin, dont elle forma un bataillon de quinze cents hommes, dit des Patriotes de 89, et ordonna de désarmer la section rebelle. Les sections Lepelletier, de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Théâtre-Français, du Luxembourg, Poissonnière, Brutus et du Temple répondirent par des arrêtés «qu'on aurait jugé à leur teneur, dit le rapport fait à la Convention sur cette journée, avoir été pris au quartier général de Charette.» «Bientôt, continue ce rapport, la révolte prend un caractère décidé et ne ménage plus rien: une (p.202) commission centrale s'organise dans la section Lepelletier; les dépôts des chevaux de la République sont au pouvoir des rebelles; les envois d'armes à la fidèle section des Quinze-Vingts sont interceptés; la trésorerie nationale est occupée; les subsistances destinées à nos troupes sont enlevées; les représentants du peuple, que leurs fonctions conduisent hors de l'enceinte du Palais-National, sont arrêtés, insultés, gardés en otage; les comités du gouvernement sont mis hors la loi... «Cependant le général Menou s'avança en trois colonnes, par la rue Vivienne et les rues voisines, sur le couvent des Filles-Saint-Thomas, où siégeait la section Lepelletier; mais il parlementa avec elle et se retira. Il fut destitué et remplacé par Barras, auquel on adjoignit trois autres représentants, et le faubourg Saint-Antoine ayant offert son concours, on y envoya Cavaignac et Fréron pour réorganiser ses bataillons mutilés et désarmés. Barras ayant pris pour second le jeune général Bonaparte, celui-ci forma des Tuileries et des environs une sorte de camp retranché, dont il garda toute les issues par des corps de troupes postés dans la cour des Feuillants, et à l'entrée des rues de la Convention, de l'Échelle, Saint-Nicaise, au Pont-Neuf, au Louvre, au Pont-National, à la place de la Révolution. Il avait trente canons et neuf mille hommes, dont moitié venant du camp des Sablons et moitié composée des grenadiers de la garde de la Convention, de la légion de police[125], du bataillon des Patriotes de 89, enfin du bataillon des Quinze-Vingts, de compagnies ou d'hommes isolés des sections de Montreuil, Popincourt, des Thermes et des Gardes-Françaises. Les généraux qui commandaient ces divers corps de troupes étaient assistés de représentants qui avaient le sabre à la main. Quant à la Convention, elle resta pendant tout (p.203) le combat immobile, calme, silencieuse.

Le lendemain, trente-deux sections se mirent en rébellion ouverte; onze restèrent neutres; cinq prirent parti pour la Convention, mais les Quinze-Vingts seuls purent envoyer leur bataillon aux Tuileries. Les sections insurgées, formant une armée de vingt-cinq mille hommes, se mirent en marche sur deux colonnes, la plus forte par le quartier Saint-Honoré, la plus faible par le faubourg Saint-Germain; elles avaient à leur tête les muscadins, les jeunes gens à cadenettes et en collet vert, des chouans, des émigrés rentrés, d'anciens officiers de la garde du roi. «La multitude, dit Lacretelle, n'entrait pas dans leurs rangs et paraissait spectatrice indifférente du combat.»

La grande colonne arriva par le haut et le bas de la rue Saint-Honoré, par les rues Saint-Roch et Richelieu, s'empara de l'église Saint-Roch, garnit le perron et le clocher, et commença de là un feu meurtrier jusque dans les Tuileries. Barras et Bonaparte démasquèrent leurs canons aux rues de la Convention, de l'Échelle et Saint-Nicaise, et balayèrent à l'instant l'entrée de ces rues et l'église Saint-Roch; les insurgés se retirèrent dans le bas de la rue Saint-Honoré, où ils firent des barricades, et dans le Palais-Égalité; mais les troupes conventionnelles s'élancèrent dans la rue Richelieu, enlevèrent à la baïonnette le théâtre de la République et le Palais-Égalité, se rabattirent dans la rue Saint-Honoré et emportèrent à coups de canons les barricades de la barrière des Sergents. Pendant ce temps, quatre canons placés à la tête du Pont-Royal balayaient la colonne du faubourg Saint-Germain. Enfin, un corps de cavalerie dégagea le haut de la rue Saint-Honoré, la place Vendôme et les boulevards.

Le lendemain, les insurgés essayèrent de tenir dans le couvent des Filles-Saint-Thomas; mais, à l'approche de Barras, ils se (p.204) dispersèrent. Celui-ci, avec des forces considérables, parcourut les boulevards, la place des Victoires, les Halles, la place de Grève, l'île Saint-Louis, le faubourg Saint-Antoine. «Là, dit-il, il retrouva un attachement pur et solide pour la République et la joie qu'inspire la victoire.» Enfin, il visita la rive gauche de la Seine et fit disparaître les barricades qui avaient été faites près du Panthéon et du Théâtre-Français. On licencia les compagnies d'élite de la garde nationale; on désarma les sections Lepelletier et du Théâtre-Français; on installa trois commissions militaires dans ces deux sections ainsi que dans celle de la Butte-des-Moulins, et ces commissions prononcèrent de nombreuses condamnations à mort, dont deux seulement furent exécutées. Comme après les journées de prairial, il y eut une réaction violente contre l'omnipotence de la capitale. «Tout Paris, disait un orateur, a été témoin inactif ou complice du combat terrible que vous venez de soutenir contre l'immonde royauté; que tout Paris soit désarmé!... Tant que Paris sera ce qu'il est, l'impossibilité morale de faire de bonnes lois au centre d'un immense population en rendra le séjour calamiteux pour la représentation nationale[126]. «Quant au parti vaincu, il ne perdit rien de ses prétentions; mais la bourgeoisie, humiliée de sa défaite, honteuse du rôle qu'elle avait joué à la suite des royalistes, rentra dans le repos et la soumission, en gardant ses répugnances, ses haines, ses terreurs. C'était la première fois qu'elle avait voulu faire sa journée, ce fut aussi la dernière; et, jusqu'en 1830, elle ne joua plus, comme le peuple, qu'un rôle passif dans les événements.

La Convention approchait du terme de sa mission. Les derniers temps de son long règne n'avaient pas été employés uniquement à combattre les ennemis de la République, mais à poser quelques fondations sur le sol couvert de tant de ruines, à faire dans Paris des créations utiles (p.205) qui consolèrent cette ville de tant de monuments des arts détruits dans la tourmente révolutionnaire. Ainsi, après avoir supprimé les loteries et les maisons de jeu, elle créa le Bureau des longitudes, qui fut placé à l'Observatoire, l'École centrale des travaux publics ou École polytechnique, qui fut placée au palais Bourbon, l'Institut des aveugles-travailleurs, le Muséum d'histoire naturelle, le Conservatoire des arts et métiers, l'Institut national de musique, le Musée du Louvre, le Musée des Petits-Augustins, le Musée d'artillerie, etc. Elle enrichit toutes les bibliothèques; elle améliora tous les hôpitaux et créa ceux de Saint-Antoine et de Beaujon; elle ordonna la formation de plusieurs marchés et avait conçu de grands plans pour l'assainissement et l'embellissement de Paris.

L'avant-dernier jour de sa session, elle décréta l'établissement d'écoles primaires, d'écoles centrales, d'écoles spéciales, de l'Institut national des sciences et des arts, divisé en trois classes. Le dernier jour, encadrant le souvenir de Paris, de la ville de la révolution, du lieu qui rappelait ses scènes les plus terribles, entre deux grands actes d'avenir et d'humanité, elle termina sa session par ce décret:

1º A dater du jour de la publication de la paix générale, la peine de mort sera abolie.

2º La place de la Révolution portera désormais le nom de place de la Concorde. La rue qui conduit du boulevard à cette place portera le nom de rue de la Révolution.

3º Amnistie est accordée pour les faits relatifs à la révolution.

§ XVIII.

Paris sous le Directoire.--Fêtes directoriales.

Sous le gouvernement directorial, Paris continue à perdre sa (p.206) puissance révolutionnaire et à prendre une organisation municipale empruntée au régime monarchique. Une loi le divise en douze municipalités ou arrondissements, et son administration est confiée au département de la Seine, composé de sept administrateurs, dont trois sont spécialement chargés des contributions, des travaux, secours et enseignement public, de la police et des subsistances. Une autre loi, dont la portée a été lourdement aggravée par les gouvernements suivants, rétablit les droits d'entrée à Paris pour subvenir aux dépenses locales de la ville et aux besoins des hôpitaux, et leur donne le nom mensonger d'octroi municipal et de bienfaisance [127] (18 octobre 1798). Enfin, un arrêté directorial reprend l'ordonnance de 1783 pour les alignements de Paris, partage les rues, suivant leur largeur, en cinq classes de 6 à 15 mètres, et ordonne la continuation des travaux de Verniquet.

Le chef-lieu de la révolution semble avoir abdiqué toute passion politique. La bourgeoisie, lasse d'agitations, ne demande que du repos, de l'ordre, de la stabilité, ne cherche qu'à se guérir de ses longues souffrances, et, au lieu des passions sérieuses et dévouées de 89, paraît uniquement possédée de l'amour des plaisirs et de l'argent. Quant au peuple, la partie la plus turbulente avait péri sur les champs de bataille ou dans les journées révolutionnaires; l'autre partie, «trompée dans ses espérances, égarée par la calomnie ou par les menées du royalisme et du pouvoir, affamée, sans travail, occupée chaque jour du soin de vivre le lendemain, languissait dans une profonde indifférence, accusant même la révolution des maux sans nombre qui pesaient sur elle [128].» Vainement les deux partis (p.207) extrêmes essaient de ranimer les passions politiques, les Jacobins en ouvrant le club du Panthéon, les royalistes en ouvrant le club de Clichy, la population ne prend que de l'impatience et de l'inquiétude de ces excitations à des révolutions nouvelles. Vainement Babeuf essaie une conspiration «pour livrer les riches aux pauvres et amener le règne du bonheur commun;» les conjurés sont sabrés dans la plaine de Grenelle, arrêtés, déportés ou fusillés, sans que les Parisiens fassent le moindre mouvement. Ils ne s'émeuvent pas davantage au 18 fructidor, quand, les royalistes étant arrivés en majorité dans les conseils et travaillant ouvertement à une contre-révolution, le Directoire sauve la République par la violence: ce jour là, Paris fut tout à coup occupé par douze mille hommes que commandait Augereau, et, sans qu'il y eût un coup de fusil tiré, la grande conspiration royaliste avorta et ses principaux membres furent arrêtés et déportés. «Tout cela fut exécuté, dit Thibaudeau, aussi tranquillement qu'un ballet d'opéra. Il n'y eut aucune résistance; le peuple de Paris resta immobile.»

Le Directoire, voyant les idées populaires se tourner avec regret vers le passé, essaya de ranimer les sentiments républicains par des fêtes. La Convention avait ordonné la célébration, tous les ans, de sept fêtes nationales, outre les anniversaires de la révolution. Ces fêtes étaient celles de la Fondation de la République (1er vendémiaire), de la Jeunesse (10 Germinal), des Époux (10 floréal), de la Reconnaissance (10 prairial), de l'Agriculture (10 messidor), de la Liberté (9 et 10 thermidor), des Vieillards (10 fructidor). On y ajouta celle de la Souveraineté du peuple, pour l'époque des élections, et l'on célébra d'ailleurs accidentellement tous les grands événements, les victoires de Bonaparte en Italie, la mort de Hoche, le traité de Campo-Formio, etc. Il y eut donc, sous le gouvernement directorial, des fêtes très-nombreuses; la plupart furent (p.208) élégantes et ingénieuses, et se passèrent avec beaucoup d'ordre; mais, malgré la pompe théâtrale des costumes antiques dont s'étaient affublés le Directoire, les conseils, toutes les autorités, malgré les hymnes de Lebrun-Pindare et la musique de Méhul, elles ne furent vues qu'avec ennui, et le peuple, qui n'y était plus acteur, assista avec une grande indifférence à ces cérémonies païennes, que souvent il ne comprenait pas, malgré les commentaires pédants qu'en faisaient les journaux officiels[129]. «La liberté, dit un contemporain, n'était plus la déité séductrice qui avait son amour, c'était la gloire qui lui apparaissait avec une beauté toute nouvelle aux champs de l'Italie et de l'Égypte.» Cependant quelques-unes de ces fêtes, par leur nouveauté et leur pompe étrange, excitèrent, sinon l'enthousiasme, au moins la curiosité publique.

La première de ces fêtes originales fut celle du 9 thermidor an IV, dédiée à la Liberté, et où l'on promena en triomphe les dépouilles opimes de nos conquêtes. Le cortége partit du Jardin-des-Plantes, suivit les boulevards du midi et s'arrêta au Champ-de-Mars; il était formé de trois divisions. La première, consacrée à l'histoire naturelle, était composée de dix chars portant des animaux, des minéraux, des végétaux de l'Italie, de l'Égypte, de l'Helvétie; ces chars étaient escortés et suivis par les professeurs et les élèves du Muséum d'histoire naturelle, des écoles Normale et Centrale, etc. La deuxième division, consacrée aux sciences et lettres, était formée de six chars portant le buste d'Homère, des manuscrits, des (p.209) médailles, des antiquités, des livres orientaux, des instruments de physique, des machines; ils étaient suivis par les professeurs et élèves du Collége de France, de l'École Polytechnique, des savants, des hommes de lettres, etc. La troisième division, consacrée aux arts, était formée de vingt-neuf chars portant les copies des chefs-d'œuvre de la sculpture antique et des tableaux acquis par ces traités où Raphaël et Michel-Ange payaient la rançon de leur patrie. Parmi ces trophées de nos victoires étaient les chevaux de Venise, «transportés, disait l'inscription, de Corinthe à Rome, de Rome à Constantinople, de Constantinople à Venise, de Venise à Paris.» Ils étaient suivis par les professeurs et élèves du Musée du Louvre, des peintres, des sculpteurs, des graveurs, etc. Le Champ-de-Mars était décoré lui-même avec des copies de tableaux célèbres et de statues antiques. Cette fête offrit l'un des spectacles les plus saisissants de la révolution:

Rome n'est plus dans Rome, elle est toute à Paris,

disaient les républicains avec orgueil; mais elle fut à peine intelligible pour le peuple et n'attira qu'un petit nombre de spectateurs.

Une autre fête, remarquable par son caractère, fut celle du 22 septembre 1798, où se fit la première exposition des produits de l'industrie française, heureuse idée due à François de Neufchâteau et qui n'a plus été abandonnée. Cette exposition, qui ressembla plutôt à une grande foire qu'à nos magnifiques expositions modernes, se fit dans le Champ-de-Mars.

Ajoutons à ces fêtes celle du 10 décembre 1797, où Bonaparte présenta au Directoire le traité de Campo-Formio; elle eut lieu dans la cour du palais du Luxembourg et fut très-imposante; mais ce ne fut pas la pompe des costumes et des décorations, celle des discours et de la (p.210) musique qui enivrait les spectateurs, ce fut l'objet même de la fête, la joie et l'orgueil de nos prodigieuses victoires, la vue du drapeau triomphal où elles étaient inscrites en lettres d'or, enfin et surtout la présence du triomphateur, de «ce jeune homme, petit, pâle, chétif, au regard ardent et profond, au costume et aux manières simples, qui saisissait toutes les imaginations et laissait dans tous les esprits une impression indéfinissable de grandeur et de génie[130]

§ XIX.

Culte naturel ou des Théophilanthropes.

Dans ces fêtes du Directoire, tout était païen, costumes, langages, ornements; Cérès et Bacchus avaient des autels sur nos places publiques; la pensée, le rêve du gouvernement était de ressusciter Athènes et Rome; mais le peuple parisien commençait à se moquer de tous ces oripeaux mythologiques, de toutes ces allégories, de tous ces personnages de théâtre, et lorsque ces pompes vides et muettes passaient devant les vieilles basiliques, devant les monuments délabrés de la foi de nos pères, il regardait en soupirant leurs portes fermées, leurs saints mutilés, leurs croix abattues; il se retournait vers ses croyances anciennes et regrettait les cérémonies si touchantes du catholicisme.

La Convention avait décrété la liberté des cultes; mais cette liberté se trouvait empêchée presque complétement par les passions et les préjugés révolutionnaires, par la crainte que le souvenir du passé entretenait dans les esprits: «la plupart des autorités, disait Lanjuinais, continuant le système persécuteur des Hébert et des Chaumette, érigeaient en délit l'exercice des cultes dans les (p.211) édifices nationaux qui avaient toujours eu cette destination.» Le 11 prairial an III (31 mai 1795), elle décréta que les citoyens des communes auraient le libre usage des édifices non aliénés destinés, ordinairement aux exercices des cultes; qu'ils pourraient s'en servir sous la surveillance des autorités, tant pour ces exercices que pour les assemblées ordonnées par la loi; que ces édifices seraient réparés et entretenus par les communes sans contribution forcée; qu'il en serait accordé quinze à la Commune de Paris; que ces édifices pourraient être communs à plusieurs cultes; que nul ne pourrait y remplir le ministère d'aucun culte, à moins qu'il n'eût fait acte de soumission aux lois de la République, etc. Le 6 vendémiaire an IV, elle compléta ce décret en prononçant des peines contre ceux qui empêcheraient l'exercice d'un culte ou insulteraient ses ministres, contre ceux qui voudraient contraindre les citoyens à observer certains jours de repos, qui exposeraient extérieurement les signes d'un culte ou en porteraient le costume, qui provoqueraient dans des prédications religieuses à la rébellion, à la guerre civile, au rétablissement de la royauté, etc. Les réunions pour l'exercice d'un culte dans les maisons particulières étaient d'ailleurs autorisées, pourvu qu'elles ne comprissent, outre les habitants de la maison, que dix personnes.

D'après ces deux décrets, quinze églises, dont nous allons donner les noms, furent rouvertes dans Paris, mais sans bruit, sans pompe, avec crainte, sous l'œil peu bienveillant des autorités civiles; d'ailleurs elles ne se rouvrirent que pour les prêtres constitutionnels qui consentirent seuls à faire soumission aux lois de la République, et elles furent peu fréquentées, les prêtres réfractaires continuant à officier dans les maisons particulières. Néanmoins, cette résurrection légale des cérémonies catholiques fit sensation; le clergé révolutionnaire essaya même de reformer une église nationale, et il se tint, à cet effet, dans l'église Notre-Dame, un concile sous la (p.212) présidence de Grégoire, évêque de Blois, qui attira un grand nombre de spectateurs.

Le Directoire s'inquiéta de ce réveil de l'esprit religieux, et il essaya ou de le détourner ou de le combattre en fondant, à l'imitation de Robespierre, une religion nouvelle; ce fut le culte de la Nature ou des Théophilantropes, dont Laréveillère-Lépeaux fut le promoteur, et, pour ainsi dire, le grand-prêtre. Cette secte, qui avait pour toute croyance l'existence de l'être suprême et l'immortalité de l'âme, s'établit d'abord dans l'église Sainte-Catherine, au coin des rues Saint-Denis et des Lombards, et se mit à copier ou à parodier les cérémonies catholiques. On tapissa le temple d'inscriptions morales, de vers et de sentences; on y plaça un autel carré, sur lequel on déposait des corbeilles de fleurs ou de fruits, une tribune, d'où un lecteur en tunique bleue et robe blanche faisait des instructions morales; puis, les jours de décade, on y fit une sorte de service religieux, ou l'on chantait des hymnes pieux, une paraphrase du Pater, des odes de J.-B. Rousseau. On y célébra des fêtes à la Jeunesse, à la Vertu, à la Vieillesse, au Courage; on y faisait des cérémonies de mariage, de naissance, de décès, etc. Tout cela était prétentieux, froid, puéril; mais les idées philosophiques de Rousseau avaient encore tant d'influence, le catholicisme et le clergé étaient encore si impopulaires, que le culte naturel attira des curieux et eut des sectateurs. Alors Laréveillère voulut lui donner de plus grands théâtres, et il fit rendre un arrêté départemental par lequel il était ordonné au clergé constitutionnel, en vertu de la loi du 6 vendémiaire an III, de partager les édifices religieux avec les théophilanthropes; de sorte que les jours de décadis, tout exercice du culte catholique devait cesser à huit heures du matin et ne pouvait être repris qu'à six heures du soir; les signes du culte devaient être enlevés ou voilés, et les costumes affectés à des cérémonies (p.213) catholiques proscrits. Les frais d'entretien de ces édifices étaient partagés par les deux cultes, et les clefs devaient être déposées chez le commissaire de police. Les prêtres constitutionnels consentirent seuls à ce sacrilége arrangement, qui augmenta leur discrédit, et les fidèles catholiques n'en furent que plus empressés à chercher la messe d'un prêtre proscrit dans quelque pièce obscure d'une maison isolée, comme les premiers chrétiens dans les catacombes. Les quinze églises accordées par la loi du 11 prairial pour l'exercice des cultes furent ainsi converties en temples païens et se trouvèrent placées sous l'invocation de ces idéalités allégoriques qui étaient si chères à la philosophie révolutionnaire[131].

(p.214)

§ XX.

Tableau de Paris sous le Directoire.

L'aspect de Paris pendant la période directoriale marque la transition qui se fait de la République à la monarchie: à l'extérieur, dans (p.215) les actes du gouvernement, dans les lois, sur les murs, tout est encore républicain; à l'intérieur, mœurs, langage, passions, tout redevient monarchique. Le peuple a quitté son bonnet rouge et sa pique; il est rentré dans ses échoppes, dans ses taudis, dans sa misère; pour tous plaisirs, il a les fêtes officielles, le récit de nos victoires et la loterie que le Directoire vient de rétablir. La bourgeoisie est sortie de sa peur et fait revoir ses richesses; les équipages reparaissent; les magasins de luxe sont rouverts; tous les lieux de plaisirs, surtout les maisons de jeux, sont encombrés de riches oisifs et de parvenus. La vente des biens nationaux, le trafic des assignats, les accaparements de blé et surtout les fournitures des armées avaient engendré des fortunes nouvelles, fortunes infâmes, cimentées du sang de nos soldats; les possesseurs de ces fortunes, «enfants de l'agiotage et de l'immoralité,» jettent l'argent à pleines mains, affichent le luxe le plus effréné et une ardeur de débauche, une fureur d'orgie renouvelées des temps de la Régence. Imitateurs des marquis de l'ancien régime, qu'ils surpassent en insolence et en ridicule, ils remettent à la mode les bals de l'Opéra, la sotte promenade de Longchamp, les petites maisons, les soupers de prostituées, vantant toutes les habitudes monarchiques, calomniant les institutions républicaines, se moquant de toutes les croyances et de tous les sentiments. Les chefs des thermidoriens, Barras surtout, qui était le protecteur de tous les voleurs publics, donnèrent le signal de toutes ces folies et justifièrent ainsi le nom de pourris que Robespierre leur avait donné. On vit alors dans les salons, dans les théâtres, dans les promenades, au jardin des Tuileries, au boulevard des Italiens, à Tivoli, à Frascati, des femmes impudiques, madame Tallien entre autres, se montrer costumées à l'antique, vêtues seulement d'une robe de gaze retenue par des camées, les seins, les bras et les jambes nues, en sandales ou en cothurnes, avec des (p.216) bagues aux pieds, les cheveux bouclés et épars. Tuniques, bijoux, coiffures, meubles, tout était à la grecque; les courtisanes d'Athènes étaient les modèles recherchés. «On dirait, dit un contemporain, que le musée des Antiques n'a été formé que pour l'instruction des couturières et des coiffeurs.» «Jamais, ajoute un journal, les femmes n'ont été mieux mises ni plus blanchement parées. Elles sont toutes couvertes de ces châles transparents qui voltigent sur leurs épaules et sur leur sein découvert, de ces nuages de gaze qui voilent une moitié du visage pour augmenter la curiosité, de ces robes qui ne les empêchent pas d'être nues. Dans cet attirail de sylphes, elles courent le matin, à midi, le soir; on ne voit qu'ombres blanches qui circulent dans toutes les rues; c'est l'habillement des anciennes vestales, et les filles publiques sont costumées comme Iphigénie en Aulide sur le point d'être immolée.» Quant aux incroyables, s'ils n'étaient pas fonctionnaires et comme tels obligés de porter la chlamide, la prétexte, la toque et tout l'attirail de toilette antique prescrit par les décrets, ils outraient leurs ridicules avec la coiffure en cadenettes, l'habit à haut collet noir, les culottes à mille rubans, des bijoux aux oreilles, aux mains, dans les poches et la canne noueuse et tortue. Jamais il n'y eut un tel amour de plaisirs, de danses, d'histrions et de baladins; jamais les mauvais livres, les spectacles licencieux et les courtisanes n'avaient eu une si grande vogue; une chanson de Garat, un roman de Pigault-Lebrun, surtout une pirouette de Vestris, ce «dieu de la danse,» ce héros de tous les boudoirs, passionnaient les salons de l'aristocratie nouvelle. «Après l'argent, dit une brochure du temps, la danse est devenue l'idole des Parisiens. Du petit au grand, du riche au pauvre, c'est une fureur, c'est un goût universel. On danse aux Carmes, où l'on égorgeait; on danse aux Jésuites, au séminaire Saint-Sulpice, aux Filles-Sainte-Marie, dans trois ou quatre églises, chez Ruggieri, chez Lucquet, chez (p.217) Mauduyt, chez Wentzel, à l'hôtel Thélusson, au salon des ci-devant Princes, on danse partout.» En outre, on comptait à Paris dix-sept grands théâtres[132] et plus de deux cents théâtres bourgeois. «Il y en avait, dit Brazier, dans tous les quartiers, dans toutes les rues, dans toutes les maisons. Il y avait le théâtre de l'Estrapade, celui de la Montagne-Sainte-Geneviève, ceux de la Boule-Rouge, de la rue Montmartre, de la rue Saint-Sauveur, du cul-de-sac des Peintres, de la rue Saint-Denis, du faubourg Saint-Martin, de la rue des Amandiers. On jouait la comédie dans les boutiques des marchands de vin, dans les cafés, dans les caves, dans les greniers, dans les écuries. La fièvre du théâtre s'était emparée de toutes les classes.»

§ XXI.

Révolution du 18 brumaire.--Paris sous le Consulat.--Rétablissement du culte catholique.--Embellissements de Paris.

Avec de telles mœurs, avec un tel amour du luxe et des plaisirs, avec le dégoût ou l'indifférence de la population pour la patrie, la liberté et toutes ces idées qui avaient passionné Paris six ans auparavant, la République était impossible à maintenir, et il semblait qu'il n'y eût qu'un pas à faire pour revenir à la domination d'un homme: aussi, quand, au milieu des dangers où se trouvait le pays, au milieu de l'anarchie où végétait le gouvernement directorial, on annonça que Bonaparte, ayant quitté l'Égypte, venait de débarquer (p.218) en France, il y eut à Paris la joie la plus folle: on s'embrassait, on se félicitait, on croyait tout sauvé. Le vainqueur des Pyramides arriva à Paris et vint se loger dans son petit hôtel de la rue Chantereine ou de la Victoire[133]. Tous les partis s'offrirent à lui; il fit son choix; mais lorsque la conspiration qui devait renverser la Constitution et le gouvernement de l'an III eut été complétement ourdie, il n'osa l'exécuter dans la ville du 14 juillet: craignant le réveil de son esprit révolutionnaire, appréhendant l'un des soulèvements soudains de sa population, il mit le complot hors de son atteinte et de sa vue. Le corps législatif fut transféré à Saint-Cloud, c'est-à-dire placé à la merci des conspirateurs; puis, à l'aide du ministre de la police Fouché et de l'administration départementale de la Seine, les barrières furent fermées, les rues couvertes de troupes, les faubourgs contenus par des menaces et des émissaires, le commandement des quartiers et des palais confié aux plus dévoués généraux, les murs placardés de proclamations mensongères; et, pendant la nuit, l'attentat qui livrait la République à un dictateur fut consommé.

Paris, en se réveillant, apprit par des affiches, où les faits les plus clairs étaient dénaturés, la nouvelle de cette déloyale révolution; il en conçut plus d'étonnement que d'horreur; le Directoire, la Constitution et la République se trouvaient tellement discrédités, haïs, méprisés, qu'un changement était presque universellement désiré. La bourgeoisie voulait de l'ordre, même au prix de la liberté, et un gouvernement fort, fût-il tyrannique; le peuple était séduit par le prestige de la gloire de Bonaparte et se sentait prêt à tout pardonner au vainqueur des ennemis de la France. Quant aux partis extrêmes, les royalistes croyaient que le 18 brumaire était un acheminement à la restauration de l'ancien régime, et les (p.219) Jacobins étaient devenus une minorité sans crédit. Comme on craignait de la part des députés chassés quelque réunion dans les faubourgs, quelque serment du jeu de paume, le nouveau pouvoir les frappa de terreur en déportant, sans jugement et par une simple ordonnance, cinquante-sept des patriotes les plus redoutables; et, grâce à cette exécution odieuse, l'usurpation consulaire s'établit sans opposition.

L'un des premiers soins du Consulat fut d'assurer la soumission de la capitale, d'enchaîner son esprit de révolte, d'empêcher à jamais ses insurrections, en lui donnant une administration plus régulière et plus dépendante, en divisant ou en amoindrissant de telle sorte l'autorité municipale, que les dernières traces de l'unité et de la puissance de la terrible Commune de 93 disparurent. Pour cela, on rétablit sous d'autres noms les magistratures de l'ancien régime, c'est-à-dire le prévôt des marchands sous le nom de préfet de la Seine, et le lieutenant de police sous le nom de préfet de police. Le premier, homme de la cité et véritable maire, mais nommé par le gouvernement et sans initiative, était chargé des recettes, des dépenses, des monuments, de la voirie, etc., et il avait sous lui douze maires distribués dans chaque arrondissement et ayant principalement dans leurs attributions les registres de l'état civil. Le second était chargé de la sécurité et de la salubrité publiques, des approvisionnements des halles, de l'éclairage, etc. Le premier préfet de la Seine fut Frochot, ancien membre de l'Assemblée constituante, et le premier préfet de police, Dubois, ancien avocat au Parlement de Paris.

Bonaparte n'avait jamais aimé Paris: il avait vu avec mépris l'insurrection du 10 août[134]; il avait réprimé sans pitié l'insurrection du 13 vendémiaire, et il avait conçu dans ces deux (p.220) journées une opinion mauvaise de ce cœur de la France dont il comprenait mal les mouvements, de ce peuple et de cette bourgeoisie tour à tour si apathiques, si turbulents, si faciles à s'échauffer, si prompts à se refroidir. Néanmoins, dans les premiers temps et malgré l'opposition sourde qu'il sentait en eux, il affectait pour les Parisiens une grande estime: «Ma confiance particulière, disait-il, dans toutes les classes du peuple de la capitale, n'a point de bornes. Si j'étais absent, si j'éprouvais le besoin d'un asile, c'est au milieu de Paris que je viendrais le chercher. Je me suis fait mettre sous les yeux tout ce qu'on a pu trouver sur les événements les plus désastreux qui ont eu lieu à Paris dans les dix dernières années; je dois déclarer, pour la décharge du peuple de cette ville, aux yeux des nations et des siècles à venir, que le nombre des méchants citoyens a toujours été extrêmement petit. Sur quatre cents, je me suis assuré que plus des deux tiers étaient étrangers à la capitale; soixante ou quatre-vingts seuls ont survécu à la révolution.»

Malgré ces paroles, il ne partit pour Marengo qu'en jetant derrière lui un regard de défiance sur cette ville où l'imprévu éclate comme la foudre, où l'opposition républicaine, comprimée, non vaincue, semblait n'attendre qu'un revers du dictateur pour se venger du 18 brumaire, où les royalistes tramaient les plus sanglants complots. Aussi, quinze jours seulement après sa victoire, il était de retour à Paris (1er juillet 1800): mais il trouva la ville illuminée et pleine d'enthousiasme; l'admiration avait fait taire toutes les oppositions. «On ne criait pas vive Bonaparte! dit un journal du temps, mais (p.221) tout le monde parlait du premier consul et le bénissait; on ne criait pas Vive la République! mais on la sentait et on en jouissait.» Et quand, à la fête du 14 juillet, on vit figurer au Champ-de-Mars la garde consulaire qui arrivait de Marengo, chargée des drapeaux autrichiens, et qui portait, sur ses figures basanées, sur ses habits poudreux et délabrés, le témoignage de sa victoire, des applaudissements unanimes éclatèrent.

Six mois après, l'attentat du 3 nivôse (24 décembre 1800), par lequel trente-deux personnes furent tuées ou blessées et quarante-six maisons de la rue Saint-Nicaise détruites ou ébranlées, augmenta la popularité de Bonaparte en excitant contre les fureurs des partis une indignation universelle: on s'empressa d'aider la police dans ses recherches; on fêta le cocher du premier consul; on approuva même la mesure abominable qui envoya périr dans une île déserte cent trente-trois Jacobins complétement étrangers au crime.

Enfin, la paix d'Amiens mit le comble à la gloire de Bonaparte et à la reconnaissance des Parisiens. La ville reprit alors une grande prospérité: industrie, commerce, beaux-arts, tout sembla renaître; les salons se rouvrirent; les étrangers accoururent dans cette Babylone révolutionnaire qu'ils croyaient pleine de ruines et à demi-déserte, et qu'ils retrouvèrent magnifique, paisible, peuplée, amoureuse de plaisirs, avec ses musées remplis de nouvelles richesses, ses innombrables théâtres, ses bals, ses concerts, même son carnaval, qui lui fut restitué par les pouvoirs nouveaux, heureux de revoir les ignobles mascarades où le peuple s'abrutissait et que la République avait sagement supprimées pendant dix ans. Bonaparte s'occupa alors de l'amélioration de sa capitale avec une sollicitude qui ne se ralentit pas pendant tout son règne. «Il entrait dans mes rêves, disait-il plus tard, de faire de Paris la véritable capitale de l'Europe. Parfois je voulais qu'il devînt une ville de deux, (p.222) trois, quatre millions d'habitants, quelque chose de fabuleux, de colossal, d'inconnu jusqu'à nos jours et dont les établissements eussent répondu à la population [135].» Mais en même temps il s'attacha à lui enlever toute influence politique, et à n'en faire que la splendide résidence du chef de l'État.

L'un de ses premiers actes, le plus important de tous pour la restauration morale et matérielle de Paris, fut le rétablissement officiel et public du culte catholique. Dès qu'il s'était emparé du pouvoir, il avait fait cesser les cérémonies puériles des théophilantropes et ordonné de rendre aux prêtres catholiques l'usage de toutes les églises non aliénées. En juin 1801, il avait autorisé le clergé constitutionnel à tenir un concile dans l'église Notre-Dame; quarante-cinq évêques et quatre-vingts prêtres députés par les diocèses y avaient assisté; leurs conférences publiques avaient attiré la foule et excité le plus vif intérêt. Le 14 juillet, «jour désigné par le gouvernement pour célébrer la paix de Lunéville,» ils avaient chanté une messe solennelle dans l'église métropolitaine, «avec un Te Deum en actions de grâces de tous les bienfaits que le Seigneur avait répandus sur le peuple français; «néanmoins, tous leurs efforts pour attirer à eux le clergé réfractaire et mettre fin au schisme avaient échoué. Enfin, le premier consul ayant signé avec le pape un concordat par lequel la religion catholique était reconnue comme la religion du gouvernement et de la majorité des Français, le culte catholique fut partout publiquement rétabli; Paris redevint le siége d'un archevêché et fut divisé en douze paroisses, lesquelles eurent une ou plusieurs succursales, et, le jour de Pâques (8 avril 1802), les consuls et toutes les autorités se rendirent à Notre-Dame et assistèrent à la messe et au Te Deum.

Quelques jours après, l'Université fut fondée, et Paris se trouva (p.223) doté de quatre grands centres d'instruction, sous le nom de lycées, outre les écoles spéciales de droit et de médecine, qui furent régulièrement rétablies, l'École polytechnique, qui fut placée à l'ancien collége de Navarre, etc.

En même temps que la capitale avait sa part de ces grands actes de restauration générale, elle était spécialement l'objet des préoccupations du gouvernement consulaire. Ainsi, on imposa à la boulangerie des règlements sévères et on la força de balancer ses achats avec la consommation[136]; on établit des greniers de réserve qui empêchaient les hausses exorbitantes dans la valeur des grains, et l'on mit ainsi Paris, si souvent éprouvé par la faim depuis dix ans, à l'abri de la disette et de l'agiotage. L'éclairage des rues, si négligé pendant la révolution, fut porté à dix mille becs de lumière. On renouvela une partie du pavé, on construisit des égouts, on ouvrit des voies nouvelles; mais, malgré ces améliorations et celles qui les suivirent, Paris garda en grande partie l'aspect qu'il avait sous l'ancien régime, c'est-à-dire que ses rues restèrent sales et encombrées par les échoppes et les étalages des petits métiers et des petits commerces. On restaura les Tuileries, on commença la construction des rues de Rivoli et Castiglione, le déblaiement du Carrousel, etc.; mais ce fut moins pour embellir cette partie de la ville «que pour isoler la demeure du chef de l'État et la mettre à l'abri des attaques d'une immense population[137].» On continua ou (p.224) l'on entama la construction de l'avenue du Luxembourg, et de la place de la Bastille, de la Halle aux vins, des quais d'Orsay et des Invalides, des ponts d'Austerlitz, des Arts, de la Cité, etc. On soumit à une surveillance rigoureuse et à de nouveaux règlements les maisons de débauche qui avaient pris sous le Directoire les proportions les plus hideuses et étaient devenues les réceptacles de tous les crimes; mais on laissa subsister les maisons de jeu, dont le gouvernement tirait des sommes considérables, où les officiers allaient engloutir le butin de nos conquêtes; on ouvrit même des tripots pour le peuple et l'on accrut les proportions de la loterie.

§ XXII.

Conspiration de Georges, Pichegru et Moreau.--Opinion et agitation de Paris à cette époque.--Établissement de l'empire.

Malgré l'admiration que lui inspirait un gouvernement si glorieux, si éclairé, Paris n'avait pas encore pardonné le 18 brumaire, et, (p. 225) quand Bonaparte se fit donner le consulat à vie, un sourd mécontentement commença à courir dans une grande partie de la population, surtout dans les faubourgs, qui étaient restés jacobins. Aussi, quand il se rendit au sénat avec un cortége aussi pompeux que celui des anciens rois, il fut accueilli par un profond silence. La rupture de la paix d'Amiens mit dans l'opposition la bourgeoisie, qui vit son commerce livré à toutes les aventures d'une guerre interminable. D'ailleurs, on commençait à croire que l'ordre avait été acheté à un trop grand prix. La tribune et la presse n'étaient plus libres, et une police brutale et tyrannique disposait sans contrôle de la personne des citoyens. On parlait avec une mystérieuse horreur de la tour du Temple, devenue la Bastille du nouveau gouvernement, où l'on jetait arbitrairement des chouans et des républicains, d'où l'on extrayait des victimes pour la plaine de Grenelle. Les bruits les plus sinistres, les calomnies les plus odieuses couraient dans le peuple et dans les salons sur les exécutions secrètes, les fusillades nocturnes qui se faisaient dans cette prison par les mains des gendarmes d'élite, troupe privilégiée, dévouée au premier consul, et que commandait le plus zélé de ses officiers, le général Savary.

Toute cette opposition, qui ne consistait d'abord qu'en paroles et en murmures, se manifesta plus ouvertement quand le gouvernement annonça qu'il venait de découvrir une grande conspiration, celle de Georges et de Pichegru, quand il fit arrêter Moreau, longtemps avant les deux (p.226) chefs royalistes, comme étant leur complice. Bonaparte fit rendre alors une loi, digne des temps de la terreur, par laquelle quiconque donnerait asile à Georges, Pichegru et leurs compagnons serait puni de mort. On ordonna la clôture de tout Paris; les barrières furent fermées, l'entrée et la sortie de la Seine gardées par des chaloupes armées, des patrouilles et des corps de garde établis dans toutes les rues et hors du mur d'enceinte, avec ordre de faire feu sur quiconque tenterait de s'enfuir. La police fit placarder des proclamations à la bourgeoisie, des promesses de récompense aux délateurs; et les proscrits, traqués en tous lieux, ne trouvant d'asile que pour une nuit, furent successivement arrêtés. Malgré cela, on ne crut pas à la réalité de la conspiration, et l'on pensa que le premier consul poursuivait dans Moreau un rival et le défenseur de la République. D'ailleurs, les Parisiens, se voyant soumis à une police inquisitoriale, à des visites domiciliaires, aux recherches d'une armée entière qui tenait toutes les communications fermées, ne cachèrent pas leur mécontentement; il y eut même quelque agitation dans les rues, surtout aux abords du Temple; les bruits d'emprisonnements mystérieux, de meurtres secrets redoublèrent; enfin, l'assassinat du duc d'Enghien vint justifier ces sinistres rumeurs (21 mars). A cette nouvelle, «la consternation fut générale, dit Pelet de la Lozère; on ignorait les circonstances du fait; la génération nouvelle connaissait à peine l'existence du prince; mais on était profondément affligé de voir le premier consul ternir sa gloire par cette sanglante exécution[138].» Les courtisans cherchèrent à rendre ridicule l'émotion des Parisiens, et ils l'attribuèrent au mécontentement que leur causait la fermeture des barrières à l'époque de l'année où se faisait la promenade de Longchamp. «Les habitants de la capitale, raconte Réal, avaient cessé de songer à la (p.227) conspiration, et, pendant que la police redoublait d'efforts pour s'emparer des personnes compromises, fouillait les maisons, démolissait des cachettes, la grande question à Paris était de savoir comment aurait lieu la promenade de Longchamp si la barrière de l'Étoile restait fermée. Heureusement, les deux derniers complices de Georges furent arrêtés dans la matinée du dimanche des Rameaux; l'ordre d'ouvrir les barrières fut aussitôt donné, et la promenade de Longchamp put avoir lieu comme à l'ordinaire.»

Ce n'étaient pas de telles puérilités qui causaient l'agitation de Paris et lui donnaient «un aspect sinistre comme aux jours de crise de la révolution.» Le premier consul ne s'y trompa pas: «informé par ses ministres, raconte Pelet de la Lozère, de l'effet produit par l'exécution du duc d'Enghien, il devint plus sombre encore et plus menaçant. Ses inquiétudes se portèrent sur le Corps Législatif alors assemblé: quelque signe de mécontentement pouvait s'y produire; il donna ordre de clore la session. Le même jour, il arriva à l'improviste au conseil d'État et exhala les sentiments dont il était agité en termes de colère contre Paris[139]» Puis il appela de nouvelles troupes, pressa le procès de Moreau, dédaigna les calomnies que la mort de Pichegru fit répandre contre lui; enfin, mettant à profit le danger que la conspiration de Georges venait de lui faire courir, les craintes excitées par la rupture de la paix d'Amiens, l'inquiétude générale, il se fit présenter des adresses par l'armée, les tribunaux, les autorités, pour l'établissement du gouvernement héréditaire, et, le 18 mai, un sénatus-consulte le proclama empereur.

Quand le décret qui mettait fin à la République fut voté, «les habitants de Paris apprirent par des salves d'artillerie que la forme du gouvernement était changée; quelques fonctionnaires (p.228) illuminèrent le soir leurs maisons: ce fut tout le témoignage de la joie publique[140].» Le lendemain, le sénatus-consulte fut proclamé dans les principales rues avec un cortége digne de l'ancienne monarchie: on y voyait les douze maires, les deux préfets et le gouverneur de Paris, les trois présidents des assemblées législatives, une foule de généraux et de fonctionnaires, avec des escadrons de cavalerie et des corps de musique. Cette proclamation ne reçut partout que de rares applaudissements, excepté dans les casernes et aux Invalides, où les soldats saluèrent avec enthousiasme l'avènement du nouveau César.

Quelques jours après, le procès de Moreau commença, et il causa une si grande agitation qu'on se crut à la veille d'une nouvelle révolution et du renversement de l'empire. «La bourgeoisie, toujours indépendante dans son jugement, s'était passionnée pour Moreau [141]:» le gouvernement employa des mesures énergiques pour l'empêcher de manifester son opinion. «Tout prit dans Paris, dit Pelet, un aspect menaçant; les troupes furent consignées dans les casernes et se tinrent prêtes à marcher: mais pouvait-on compter sur elles? L'empereur voulut que ses aides de camp visitassent toute la nuit les postes et lui rendissent compte d'heure en heure de l'état de Paris [142]...» «Aujourd'hui que les temps sont changés, raconte Chateaubriand, et que le nom de Bonaparte semble seul les remplir, on n'imagine pas à combien peu encore paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence, et pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied; des flots de peuple se portèrent au Palais-de-Justice [143].» «Jamais, ajoute madame de Staël, l'opinion de Paris contre Bonaparte ne s'est montrée avec tant de force qu'à cette époque [144]. «Mais la population (p.229) parisienne avait abdiqué; l'armée était toute-puissante; Moreau fut donc condamné avec les vingt royalistes qu'on lui avait donnés pour complices, et cette condamnation consolida l'établissement du nouvel empire. Néanmoins, Paris couvrit d'éloges les juges qui avaient osé ne condamner Moreau qu'à deux ans de prison, et il vit avec horreur l'échafaud se relever, comme aux jours de la terreur, pour douze obscurs royalistes.

§ XXIII.

Opposition de Paris à l'Empire.--Ressentiment de Napoléon.--Fêtes du sacre.--Condition du peuple de Paris.--Paris après Austerlitz et Iéna.

Napoléon, empereur, renouvela les dignités, l'étiquette, les costumes de l'ancienne cour; il eut des aumôniers, des chambellans, des écuyers; il donna à ses frères les titres et les attributions des anciens princes. Tout cela fut vu par la population parisienne, surtout par les classes riches, avec répugnance et moqueries:» on fit beaucoup de plaisanteries dans les salons sur les nouveaux titres d'Excellence et d'Altesse dont certains personnages allaient être revêtus; les épigrammes et les calembours ne manquèrent pas; quelques caricatures circulèrent secrètement [145]; on hasarda même quelques allusions au théâtre; mais aucune résistance sérieuse ne se (p.230) manifesta[146].» «Bonaparte savait très-bien, dit madame de Staël, que les Parisiens feraient des plaisanteries sur ses nouveaux nobles; mais il savait aussi qu'ils n'exprimeraient leur opinion que par des quolibets et non par des actions [147].» «Néanmoins, il ne voulut pas qu'on lui envoyât des députations des départements pour le complimenter, de peur qu'elles ne s'inoculassent cet esprit d'opposition qui était dans Paris et ne le remportassent dans leurs provinces[148]

L'improbation devint plus sérieuse lorsqu'il fut question du sacre, lorsqu'on apprit les pompes et les magnificences dont cette cérémonie de l'ancien régime devait être accompagnée; elle se manifesta si hautement et par tant de voies, qu'un jour Napoléon entra au conseil d'État, plein de fureur, en jetant son chapeau, et il exhala en ces termes le ressentiment qu'il couvait depuis longtemps contre la capitale: «Ne serait-il pas possible de choisir une autre ville pour le couronnement? Cette ville a toujours fait le malheur de la France. Ses habitants sont ingrats et légers; ils ont tenu des propos atroces contre moi. Ils se seraient réjouis du triomphe de Georges et de ma perte... Je ne me croirais pas en sûreté à Paris sans une nombreuse garnison; mais j'ai deux cent mille hommes à mes ordres, et quinze cents suffiraient pour mettre les Parisiens à la raison... Les banquiers et les agents de change regrettent sans doute que l'intérêt de l'argent ne soit plus à cinq pour cent par mois; plusieurs mériteraient d'être exilés à cent lieues de Paris. Je sais qu'ils ont répandu de l'argent parmi le peuple pour le porter à l'insurrection. J'ai fait semblant de sommeiller pendant un mois; j'ai voulu voir jusqu'où irait la malveillance; mais qu'on y prenne garde, mon (p.231) réveil sera celui du lion... Je sais qu'on déclame contre moi, non-seulement dans les lieux publics, mais dans les réunions particulières, et que des fonctionnaires, dont le devoir serait de soutenir mon gouvernement, gardent lâchement le silence ou même se joignent à mes détracteurs... Le préfet de Paris devrait mander les maires des douze arrondissements, le conseil municipal, les agents de change, tous ceux qui ont action sur l'opinion, pour leur enseigner à la mieux diriger. Il n'est rien qu'on ne fasse pour indisposer la capitale contre moi[149]

Et à l'appui de ces paroles, il fit insérer dans la Gazette de France, sur les motifs qui avaient décidé les empereurs romains à transférer leur résidence à Constantinople, un article plein d'allusions transparentes (28 sept. 1804), où l'on disait: «Ces princes, qui avaient ramené l'ordre, la paix et la tranquillité dans Rome et dans l'empire, illustrés par des victoires éclatantes sur les barbares de l'Asie et du Nord, vinrent, après tant d'exploits, triompher dans la capitale: ils s'attendaient naturellement à y recevoir l'accueil que méritaient leurs travaux guerriers; mais ils n'y trouvèrent qu'un peuple ingrat, inconstant, léger, qui, loin d'apprécier leurs services et de bénir la main qui avait cicatrisé ses blessures, cherchait à les tourner en ridicule. Toutes les fois qu'ils paraissaient dans le Cirque, au théâtre ou dans d'autres lieux publics, ils étaient témoins des applications indécentes, des sarcasmes, des calembours qu'on se permettait en leur présence, tandis que les habitants des provinces se trouvaient honorés de la présence de leurs monarques, se pressaient sur leurs pas et leur témoignaient la reconnaissance dont ils étaient pénétrés. La comparaison que firent ces empereurs ne se trouva pas à l'avantage de la capitale et les détermina sans doute à établir leur résidence habituelle dans (p.232) des villes, moins splendides à la vérité, mais où ils recevaient un accueil plus flatteur... Puisse cet exemple servir de leçon à la postérité[150]

Cependant, les fêtes annoncées avaient attiré à Paris une multitude de provinciaux et d'étrangers. L'arrivée du pape excita une grande émotion, émotion d'abord de mécontentement, puis de curiosité, enfin de vénération. Nul des successeurs de saint Pierre n'avait visité cette ville jadis si chère au saint-siége, aujourd'hui centre de la révolution et chef-lieu de l'incrédulité. Pie VII n'y venait qu'avec une répugnance mêlée de terreur, qu'avec une résignation de martyr; il fut étonné de voir la foule, cette foule si renommée, si calomniée dans l'Europe pour ses impiétés et ses fureurs, qui se pressait sur ses pas et se découvrait humblement devant lui; il la trouva remplissant les églises; enfin, quand il parut au balcon des Tuileries, il fut couvert d'acclamations et tout s'agenouilla pour recevoir sa bénédiction.

Le sacre fut la cérémonie la plus pompeuse dont Paris eût jamais été le théâtre. La vieille basilique avait été maladroitement restaurée, reblanchie et embarrassée sur sa façade d'un vaste portique; on y réunit les députés des villes, les représentants de la magistrature et de l'armée, tous les évêques, le sénat, le corps législatif, le tribunat, le conseil d'État, etc. L'intérieur était décoré de tentures de velours, et, adossé à la grande porte, se trouvait un trône élevé de vingt-quatre marches, placé entre des colonnes qui supportaient un fronton. L'empereur partit des Tuileries dans une voiture dont la magnificence est restée longtemps proverbiale, escorté des maréchaux à cheval et accompagné d'une multitude de chambellans, hérauts, pages, officiers, fonctionnaires. Il suivit les rues Saint-Honoré et (p.233) Saint-Denis, le Pont-au-Change, la rue de la Barillerie, le quai et le parvis Notre-Dame; et, au retour, le pont Notre-Dame, la rue Saint-Martin, les boulevards, la place de la Concorde et le jardin des Tuileries. Les fêtes durèrent trois jours; le quatrième, le Champ-de-Mars fut le théâtre d'une solennité toute militaire qui vint compléter la cérémonie du sacre: l'empereur donna des aigles aux divers corps de l'armée. Ce fut une grande et sérieuse fête, qui fit éclater les acclamations les plus ardentes, et dont le souvenir, perpétué par le pinceau de David, est encore aujourd'hui populaire.

Le peuple ne prit part à toutes ces pompes que par d'ignobles distributions de comestibles qu'on lui fit dans les Champs-Élysées, largesse dégoûtante, empruntée à l'ancien régime, et qui fut en usage jusqu'à la fin de la Restauration. Cependant il fut ébloui, non de ces solennités si brillantes, mais de l'événement même qu'elles consacraient. Il accompagna, il est vrai, de quelques murmures, de quelques sarcasmes ces Jacobins et ces soldats transformés en courtisans et embarrassés dans leurs soieries, leurs galons, leurs dentelles, leurs costumes de théâtre; mais il salua de sincères acclamations l'homme qui représentait la gloire militaire de la France et la grandeur de la révolution; il salua surtout cette fortune inouïe dont il aimait les prodiges, dont il se sentait fier et heureux, dans laquelle il semblait se couronner lui-même. Dès lors, l'admiration que lui avaient inspirée les premières victoires de Bonaparte devint de l'adoration; il voua à son empereur une sorte de culte superstitieux qu'aucune faute, aucun revers ne put altérer, et qui s'est perpétué au delà de la mort.

Cet enthousiasme était, à cette époque, du désintéressement ou plutôt de l'espérance; car le peuple de Paris gagnait aussi peu à l'établissement de l'empire qu'à toutes les révolutions qui se faisaient depuis quinze ans. Lorsqu'il avait été appelé à jouer un (p.234) rôle politique en 1789, il était dans un état de misère, d'ignorance, d'abrutissement, qui approchait de la sauvagerie; aussi, à part l'instinct de dévouement et l'inspiration patriotique qui le firent courir sur la frontière, ne montra-t-il pendant son règne que des passions désordonnées et sanguinaires. Ce règne passé, il rentra dans sa pauvreté, dans sa vie grossière, dans son état de dépendance, sans que la révolution eût servi en rien à son bien-être et à son instruction. En effet, comme les habitants des campagnes, il ne s'était pas enrichi des biens nationaux, de l'abolition de la dîme et des droits féodaux; comme la bourgeoisie, il ne s'était pas emparé de tous les emplois, n'avait pas mis la main dans les opérations financières et pris dans le gouvernement la plus grande part d'influence et de pouvoir. La liberté de l'industrie avait amené les excès de la concurrence et avec elle l'avilissement des salaires, par conséquent, pour le peuple, la continuation de sa misère; les impôts indirects sur les objets de consommation venaient d'être rétablis sous le nom de droits réunis; il était aussi mal logé, aussi mal vêtu, aussi mal nourri que sous l'ancien régime; enfin, à cette époque, qu'une tradition mensongère représente comme une sorte d'âge d'or, la population de Paris était tombée plus bas qu'en 1793, c'est-à-dire à 500,000 âmes, et, sur ce chiffre, on comptait 86,000 indigents!

Les fêtes du sacre étaient à peine passées que l'opposition parisienne recommença à se manifester durant les préparatifs de la descente en Angleterre. Dans les salons du faubourg Saint-Germain, on fit des railleries interminables sur les coquilles de noix avec lesquelles l'empereur voulait conquérir «la perfide Albion,» et l'on alla voir pour s'en moquer, les chaloupes canonnières que l'on construisait sur le quai des Invalides. Mais les sarcasmes et les rires cessèrent tout à coup après Austerlitz; il n'y eut qu'un cri d'admiration pour (p.235) l'homme de génie qui justifiait si glorieusement sa fortune, et, le 1er janvier 1806, tout Paris salua avec orgueil cent vingt drapeaux autrichiens et russes que l'empereur lui envoyait pour ses étrennes et qui furent portés triomphalement à Notre-Dame, au sénat, au tribunat, à l'Hôtel-de-Ville.

Quelques mois après, une partie de l'armée victorieuse rentra dans Paris: toute la population courut au-devant d'elle, et la ville lui donna une grande fête. «C'était une heureuse et belle idée, dit un historien, que de faire fêter cette armée héroïque par cette noble capitale, qui ressent si fortement toutes les émotions de la France, et qui, si elle ne les éprouve pas d'une manière plus vive, les rend au moins plus vite et plus énergiquement, grâce à la puissance du nombre, à l'habitude de prendre l'initiative en toutes choses et de parler pour le pays en toute occasion [151]

Alors furent décrétées, pour perpétuer le souvenir de nos victoires, l'érection de la colonne de la place Vendôme, celle des arcs de triomphe du Carrousel et de l'Étoile, celle d'une rue, dite Impériale, qui devait aller de la barrière de l'Étoile à la barrière du Trône, en ayant dans son parcours les Tuileries et le Louvre réunis[152]. Napoléon ordonna aussi que l'église Sainte-Geneviève fût rendue au culte, en conservant la destination qui lui avait été donnée par l'Assemblée constituante; que quinze fontaines nouvelles fussent établies, parmi lesquelles on remarque celles du Château-d'Eau, du Palmier, de l'Institut, du Gros-Caillou; que le pont du Jardin-des-Plantes fût décoré du nom d'Austerlitz; que quatre grands cimetières fussent ouverts au delà du mur d'enceinte de Paris, etc.

Après chaque campagne, après chaque traité, la capitale (p.236) recueillait les dépouilles opimes de la victoire; c'était elle qui se trouvait chargée de consacrer le souvenir de tant d'événements prodigieux par quelque monument ou bien par quelque fête. Ainsi, après la campagne de 1806, il fut décrété que l'église de la Madeleine serait achevée et transformée en temple de la Gloire, qu'un pont serait élevé en face du Champ-de-Mars et porterait le nom d'Iéna, que les greniers de réserve, le quai d'Orsay, le Marché aux Fleurs seraient construits ou achevés, etc. Enfin, quand le traité de Tilsitt eut été signé, la garde impériale revint à Paris et on lui fit une réception triomphale (25 novembre 1807). Elle entra par la barrière de la Villette: le préfet de la Seine et les autorités municipales allèrent au devant d'elle et posèrent des couronnes d'or sur ses aigles avec cette inscription: La ville de Paris à la grande armée! Douze mille vieux soldats, commandés par le maréchal Bessières, défilèrent au milieu de la foule enthousiaste, qui leur jetait des branches de laurier, aux cris unanimes de Vive l'empereur! Vive la grande armée! Jamais plus glorieuse troupe n'avait traversé les rues et les boulevards de la capitale! Jamais plus sincères acclamations n'avaient accueilli de plus belles victoires! Paris était fier de représenter la France pour saluer en son nom les vainqueurs d'Iéna et de Friedland! La fête fut terminée par un immense banquet où s'assirent douze mille grognards, et qui avait été dressé dans la double allée des Champs-Élysées, depuis la barrière de l'Étoile jusqu'à la place de la Concorde.

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