Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I
§ XVII.
Paris sous Louis XIV.--Monuments.--Habitations d'hommes
célèbres.--État des mœurs.--Police nouvelle.--Situation du peuple et
de la bourgeoisie.
Paris, déserté par la cour et privé de vie politique, n'en garda pas moins son importance, et prit, sous le grand règne, un immense accroissement. Ce n'était plus le temps où il y avait continuellement à craindre une incursion des Anglais ou des Espagnols: la frontière de la France avait été éloignée et si vigoureusement garnie, que la capitale pouvait laisser tomber ses murailles, s'agrandir des huit ou dix villes qui s'étaient formées au delà de ses fossés, et ne plus songer, à l'ombre de l'épée du grand roi, qu'à s'enrichir dans les travaux de la paix. Un édit royal, inspiré sans doute par les souvenirs de la Ligue, de la Fronde, et de tant de siéges où Paris avait tenu ses maîtres en échec, concéda à la ville ses murailles et portes qui tombaient en ruines et ses fossés à demi comblés, à la charge de les détruire et d'y faire des plantations et des maisons. Ainsi furent commencés, en 1670, ces boulevards du nord qui sont devenus le plus bel ornement et la partie la plus animée de la capitale. Ils n'allèrent d'abord que de la porte Saint-Antoine à (p.079) la porte Saint-Denis; mais, en 1685, le rempart du temps de Louis XIII fut porté des rues Sainte-Appolline, Beauregard, des Jeûneurs, Saint-Marc, etc., jusqu'à l'emplacement des boulevards actuels, et en 1704, cette longue promenade était achevée de la porte Saint-Antoine à la porte Saint-Honoré. Alors les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, furent compris dans Paris. Du côté du midi, les autres portes et fossés furent aussi détruits; l'on commença de même une ligne de boulevards, et les faubourgs Saint-Victor, Saint-Marcel, Saint-Jacques, les quartiers du Luxembourg, Saint-Germain-des-Prés, des Invalides, firent partie de la ville; mais les boulevards ne furent plantés que sous Louis XV, et achevés seulement en 1760. Enfin, à cette époque, Paris fut divisé régulièrement en vingt quartiers, et cette division a subsisté jusqu'en 1790.
Dans le même temps furent construits des monuments que nous décrirons plus tard: le collége des Quatre-Nations, la Salpétrière, la colonnade du Louvre, l'hôtel des Invalides, l'Observatoire, les places Vendôme et des Victoires, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, etc. On créa les manufactures des Gobelins et des glaces, la bibliothèque royale, les Académies des sciences, des beaux-arts, des belles-lettres, etc. Un grand nombre de maisons religieuses furent aussi fondées; mais, au lieu d'être uniquement consacrées à la prière et à la méditation, presque toutes eurent un but d'utilité pratique, et furent destinées au soulagement des malades, à l'instruction des pauvres, à l'éducation des orphelins. Nous les décrirons aussi dans l'Histoire des quartiers de Paris, ainsi que les habitations célèbres de cette époque: hôtel Mazarin, hôtel Colbert, hôtel Turenne, hôtel Lamoignon, maisons de madame de Maintenon, de Ninon de Lenclos, de madame de Sévigné: noms magiques qui évoquent à nos yeux le XVIIe siècle avec ses grands hommes, ses grandes choses, son goût exquis pour les jouissances de l'esprit, (p.080) ses écrits immortels, ses conversations délicieuses, ses femmes si pleines de séductions et de grâce! «Sociétés depuis longtemps évanouies, dit Chateaubriand, combien vous ont succédé! Les danses s'établissent sur la poussière des morts et les tombeaux poussent sur les pas de la joie!» Néanmoins nous devons dès à présent mentionner, pour l'histoire des mœurs de ce vieux Paris, que, vers la fin du siècle, la Bruyère regrettait déjà les habitations modestes de trois hommes de génie.
Dans la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étaves, était la maison sombre et chétive qui a vu naître Molière: il est mort, dit-on, dans la maison nº 34 de la rue Richelieu, en face de laquelle Paris vient de lui élever un tardif monument. Dans la maison nº 18 de la rue d'Argenteuil, demeurait Corneille; c'est là qu'il est mort. Racine a habité pendant quarante ans dans la maison nº 12 de la rue des Maçons[45]. A voir les demeures obscures de ces grands hommes, on se figure leur vie simple et silencieuse, leur intérieur si calme et si bourgeois, leurs études si larges, si fortes, dans une chambre mal éclairée, sans ornements, garnie de quelques vieux livres; on croit assister à leurs discussions savantes, candides, polies, sur le beau, sur le goût, sur la prééminence des anciens ou des modernes, sur la grâce, et le libre arbitre, vieilleries aussi ridicules qu'inutiles, dit notre superbe littérature, et qui occupaient toutes les (p.081) imaginations de ce pauvre XVIIe siècle[46]. Qui ne voudrait revoir la chambre où Molière lisait le Bourgeois gentilhomme à sa servante, ou bien conversait avec Vivonne et Despréaux, ou bien dévorait (p.082) les larmes que faisaient couler les infidélités de la séduisante Béjart? Qui ne voudrait revoir Corneille dans son quatrième étage, vivant avec son frère, isolé et sans valets, si pauvre, lui dont le génie a donné des millions aux acteurs et aux libraires, qu'un jour, en sortant de chez lui, il s'arrêta pour faire rapiécer ses souliers par le savetier du coin? Qui ne voudrait revoir Racine, demi-gentilhomme, demi-bourgeois, après avoir suivi le roi à l'armée ou à Fontainebleau, retrouvant dans son ménage ses filles Babet, Nanette, Fanchon et Madelon, ou bien envoyant à son fils, attaché à l'ambassade de Hollande, «deux chapeaux avec onze louis d'or et demi, vieux, faisant cent quarante livres dix-sept sous six deniers,» en l'avertissant d'en être bon ménager et de suivre l'exemple de M. Despréaux, qui vient de toucher sa pension et de porter chez son notaire dix mille francs pour se faire cinq cent cinquante livres de rente sur la ville!» Enfin, qui ne voudrait revoir ce cabaret de la Pomme-de-Pin, déjà illustré par Villon et Regnier, où venaient Racine et Molière, Lulli et Mignard, le marquis de Cavoye et le duc de Vivonne, ou Chapelle entraînait Boileau,
Et répandait sa lampe à l'huile
Pour lui mettre un verre à la main.
Le lieu n'était pas brillant, mais la chère y était bonne; on n'y voyait ni glaces ni dorures, mais de grosses tables dans des retraits bien clos, où l'on fêtait à loisir la dive bouteille et la purée septembrale. Que d'esprit s'est dépensé dans cette obscure taverne! que de joyeux propos, d'entretiens charmants, de vers faciles! quelle gaieté naïve, décente et douce! Hélas! tout cela est déjà pour (p.083) nous de l'histoire ancienne.
Après les troubles de la Fronde qui avaient augmenté dans la ville ses éléments de désordre, on avait vu Paris infesté plus que jamais de filous, de faux monnayeurs, de coupe-jarrets, de soldats vagabonds et de valets tapageurs[47]; de plus les cours des Miracles[48] vomissaient chaque matin une armée de trente mille mendiants valides et affectant des infirmités, lesquels s'étaient organisés en royaume «et vivaient, dit un écrit du temps, comme païens dans le christianisme, en adultère, en concubinage, en mélange et communauté de sexes, puisant l'abomination avec le lait, ayant le larcin par habitude et l'impiété par nature, faisant commerce des pauvres enfants, enfin étant tels que parmi eux il n'y a plus d'intégrité du sexe après l'âge de cinq à six ans.»
On pendait, on rompait, on décapitait les voleurs et les assassins avec une incroyable et barbare facilité; toutes les rues, toutes les places étaient, chacune à son tour, ensanglantées par des supplices; c'était le spectacle de tous les jours, spectacle fort couru, fort goûté du peuple et même des grands[49]; «mais, dit Guy Patin, on a beau pendre les voleurs, on ne sauroit en tarir la source [50].» Et en effet, comment empêcher le vol dans une ville où la police était (p.084) tellement faite, «que les compagnies du régiment des gardes voloient impunément aux bouts des faubourgs ceux qui entroient ou sortoient de la ville[51]?» Quant aux désordres d'un autre genre, quant aux crimes produits par la débauche, une seule phrase de Guy Patin nous en dévoilera toute l'horreur. Une demoiselle de la cour, ayant été séduite par le duc de Vitry, se fit avorter et mourut. La sage-femme qui l'avait aidée dans son crime fut condamnée à être pendue. A ce sujet «les vicaires généraux se sont allés plaindre à M. le premier président que depuis un an six cents femmes, de compte fait, se sont confessées d'avoir tué et étouffé leur fruit [52].»
En 1666, un édit royal mit fin au désordre de la capitale en créant dans la prévôté de Paris un troisième lieutenant: ce fut le lieutenant de police qui eut le privilége de travailler directement avec le roi. Alors la ville changea de face: par la sévérité et la vigilance de la Reynie, premier lieutenant de police, et surtout de son successeur l'illustre d'Argenson, qui devint plus tard garde des sceaux[53], Paris se trouva tout d'un coup délivré des gens sans aveu, sans domicile, sans métier, qui étaient maîtres de son pavé. On (p.085) ouvrit de nombreux asiles à la misère, à la maladie, à l'enfance, à la vieillesse, entre autres l'hôpital général [54]; on établit une taxe des pauvres; on interdit la mendicité [55] et l'on créa un corps spécial pour arrêter les mendiants, les archers de l'hôpital; enfin on imposa le joug rigoureux des lois aux seigneurs, et l'on donna de la force à l'administration en supprimant les vingt-deux justices seigneuriales et ecclésiastiques qui se partageaient la ville avec la justice du roi, en les réunissant au tribunal du Châtelet, et en fermant toutes les prisons particulières, à l'exception de celles du For l'Évêque, de Saint-Éloi, de Saint Martin et de Saint-Germain. Tous les règlements de police sur la voirie furent renouvelés, étendus et sévèrement mis à exécution; les concessions d'eau faites abusivement à des couvents et maisons particulières furent abolies et le nombre des fontaines augmenté; le balayage et l'enlèvement des boues furent confiés à un service régulier d'agents et de voitures; les tanneries et autres industries insalubres furent éloignées de la rivière et reléguées dans les quartiers les moins peuplés; l'éclairage, qui ne s'était fait jusqu'alors que partiellement et accidentellement dans quelques rues et devant quelques maisons, devint général au moyen de six mille cinq cents lanternes à chandelle réparties dans tous les quartiers. On doubla les compagnies du guet royal, le guet bourgeois n'existant plus depuis l'abolition des milices parisiennes; on confia la garde de la ville au régiment des gardes françaises qui se recrutait presque entièrement d'enfants de Paris et on leur bâtit (p.086) des casernes; on inventa les pompes à incendie, les voitures publiques appelées fiacres[56], qui succédèrent à celles que nous appelons aujourd'hui omnibus, dont la première idée est attribuée à Pascal[57]; on fit les premières ordonnances sanitaires relatives aux prostituées, et l'on ouvrit un premier hôpital pour ces malheureuses; on créa la halle aux Vins, le marché de Sceaux, la caisse de Poissy, et n'eût été la crainte de l'enchérissement de la viande, on eût fait des abattoirs. «Le roi a dit, raconte Guy Patin, qu'il veut faire de Paris ce qu'Auguste fit de Rome, lateritiam reperi, marmoream relinquo.... Aussi on travaille diligemment à nettoyer les rues, qui ne furent jamais si belles; on exécute la police sur les revendeuses, ravaudeuses et savetiers qui occupent des lieux qui incommodent le passage public; on visite les maisons et l'on en chasse les vagabonds et gens inutiles; on établit un grand ordre contre les filous et les voleurs de nuit[58].» Enfin «il y avoit plusieurs soldats et même (p.087) des gardes du corps qui, dans Paris et sur les chemins voisins, prenoient par force des gens qu'ils croyoient être en état de servir et les menoient dans des maisons qu'ils avoient pour cela dans Paris, où ils les enfermoient et ensuite les vendoient malgré eux aux officiers qui faisoient les recrues. Ces maisons s'appeloient des fours. Le roi, averti de ces violences, a commandé qu'on arrêtât tous ces gens-là et qu'on leur fît leur procès. Il ne veut point qu'on enrôle personne par force. On prétend qu'il y avoit vingt-huit de ces fours dans Paris[59],» lesquels ne servaient pas seulement à retenir les hommes à vendre comme recrues, ils servaient encore à renfermer des femmes et des enfants que l'on enlevait pour les vendre et les envoyer en Amérique.
Grâce à ces importantes innovations, grâce surtout au gouvernement vigoureux, éclairé, national de Louis XIV, Paris jouit pendant tout son règne, et malgré les désastres qui en marquèrent la fin, d'une grande prospérité[60]. Alors cette ville, dont l'industrie ne (p.088) s'était exercée jusqu'à cette époque que dans les choses nécessaires à ses habitants, commença d'avoir de grands métiers, d'envoyer ses produits, ses articles, bijoux, meubles, modes, dentelles, dans une grande partie de la France et même de l'Europe. Les règlements de saint Louis sur les métiers, les corporations industrielles, les maîtrises furent renouvelés par Colbert et adaptés aux besoins du temps et aux progrès de l'industrie. Les fêtes données par le grand roi, les établissements fondés par lui, les monuments élevés en son honneur, les couvents, les spectacles, les sociétés, attirèrent à Paris une multitude de provinciaux et d'étrangers qui augmentèrent sa richesse. «Tout Paris est une grande hôtellerie, dit un de ces voyageurs; les cuisines fument à toute heure; on voit partout des cabarets et des hôtes, des tavernes et des taverniers... Le luxe est ici dans un tel excès, que qui voudroit enrichir trois cents villes désertes, il lui suffiroit de détruire Paris. On y voit briller une infinité de boutiques où l'on ne vend que des choses dont on n'a aucun besoin; jugez du nombre des autres où l'on achète celles qui sont nécessaires...--Le peuple, ajoute-t-il, fréquente les églises avec piété, pendant que les nobles et les grands y viennent pour se divertir, pour parler et faire l'amour. Il travaille tous les jours avec assiduité, mais il aime à boire les jours de fête, encore bien qu'une petite mesure de vin à Paris vaille plus qu'un baril à la campagne. Il n'y a pas au monde un peuple plus industrieux et qui gagne moins[61], parce qu'il donne tout à son ventre et à ses habits; malgré cela, il est toujours content. Et pourtant je ne pense pas qu'il y ait au monde un enfer plus terrible que d'être pauvre à Paris, et de se voir continuellement au (p.089) milieu de tous les plaisirs, sans pouvoir en goûter aucun.»
Quant à la bourgeoisie, le règne de Louis XIV est son beau temps. La Fronde avait été pour elle un grand enseignement: elle sentit le ridicule et l'absurde de ses prétentions à gouverner une société encore toute féodale; elle revint à sa place, elle rentra dans la subordination sans regrets et presque sans envie; elle vécut modestement sous la main de son antique protectrice, la royauté qui, retrouvant en elle son alliée soumise, lui donna sans éclat et sans secousse une belle part de sa puissance. En effet, «sous ce long règne de vile bourgeoisie,» ainsi que l'appelle Saint-Simon, on vit les familles parlementaires et municipales de Paris occuper les hauts postes de l'administration, les intendances, les ambassades, même les ministères: témoin celles des Lepelletier, des Chamillard, des Voisin, et surtout cette famille si grande, si fameuse des Arnauld; on les vit même dans les hautes dignités de l'armée, témoin Catinat. La bourgeoisie parisienne se fait une belle place dans la société si régulièrement classée du XVIIe siècle, non-seulement par ses services, mais par ses vertus, par la gravité de ses mœurs et la simplicité de sa vie, par sa soumission sans servitude, et son opposition calme et mesurée, par sa haine «contre les tyranneaux, les partisans, les maîtres passefins et les opérateurs d'iniquités,» enfin par sa grande instruction, sa passion pour les lettres, «son orthodoxie du bon sens,» sa bonhomie pleine de gaieté maligne et de mordant gaulois.
La population de Paris s'éleva, sous le règne de Louis XIV, à plus de 500,000 habitants: on comptait dans cette ville 500 grandes rues, 9 faubourgs, 100 places, 9 ponts, 22,000 maisons, dont 4,000 à porte cochère, et Vauban put dire d'elle: «Cette ville est à la France ce que la tête est au corps humain. C'est le vrai cœur du royaume, la mère commune de la France, par qui tous les peuples de ce grand État subsistent, et dont le royaume ne saurait se passer sans déchoir (p.090) considérablement.»
§ XVIII.
Paris sous Louis XV.--Événements historiques.--État des
mœurs.--Monuments et améliorations matérielles.--Théâtres, etc.
Sous le règne de Louis XV, Paris ne sort pas de l'état de soumission politique auquel le gouvernement du grand roi l'a façonné; mais il est matériellement moins tranquille, et la misère ainsi que les tyrannies de la police y amènent de passagères séditions. D'ailleurs, il modifie ses mœurs, son caractère, ses habitudes, son esprit. Ainsi il commence à prendre un goût désordonné pour l'argent, à se livrer avidement, follement au jeu des opérations financières, à se laisser dominer par la caste égoïste de ces traitants, que madame de Maintenon appelait la balayure de la nation, et que Lesage, à cette époque, flagella dans Turcaret. Paris avait pourtant applaudi dans les premiers jours de ce règne aux poursuites du régent contre «les sangsues de l'État,» poursuites par lesquelles plus de quatre mille familles furent taxées arbitrairement à une restitution de cent cinquante-six millions. Mais le système de Law «fit des Parisiens, dit un poëte du temps, autant de Danaés.» On sait quelle frénésie s'empara alors de la capitale, quelle foule assiégeait chaque jour les rues Richelieu et Vivienne, où était situé l'hôtel Mazarin, demeure du grand financier, quelles scènes étranges se passèrent dans la rue Quincampoix, sur la place Vendôme, dans l'hôtel de Soissons, où se négociaient les actions; comment enfin la chute du système amena des émeutes terribles où le Palais-Royal fut envahi, où seize victimes périrent étouffées dans la foule. Paris fut bouleversé par cette grande et désastreuse expérience qui fit hausser d'une manière (p.091) exorbitante tous les objets fabriqués [62], mais il lui en advint plus de bien que de mal: cent mille provinciaux ou étrangers accoururent dans ses murs; les joueurs jetèrent l'or à pleines mains dans toutes ses maisons de plaisirs; la recette de l'Opéra s'éleva dans un an de 120,000 à 740,000 livres. D'ailleurs la richesse qui était auparavant dans le sol et dans un petit nombre de maisons nobles, se trouva déplacée, mobilisée; elle s'en alla dans des mains roturières et plus nombreuses, et commença à suivre les variations du commerce; on créa de nouveaux établissements industriels; le salaire et l'aisance des ouvriers furent augmentés [63], et la bourgeoisie se plaça sur un pied d'égalité avec la noblesse par son goût du luxe et des jouissances matérielles. «Aujourd'hui, dit un contemporain, que l'argent fait tout, tout est confondu à Paris. Les artisans aisés et les marchands riches sont sortis de leur état; ils ne comptent plus au nombre du peuple[64].»
Aux folies financières succédèrent les folies religieuses. Un (p.092) prêtre janséniste mourut: ses amis l'honorèrent comme un saint et vinrent prier sur sa tombe; les zélés et les intrigants du parti voulurent qu'il fit des miracles; et bientôt l'on vit dans le cimetière Saint-Médard des fous éprouver des convulsions, de prétendus malades célébrant leur guérison, d'autres insensés recherchant la persécution et le martyre. Le gouvernement ferma le cimetière, emprisonna les convulsionnaires, poursuivit les fanatiques jusque dans leurs assemblées secrètes; mais les convulsions et les miracles ne cessèrent que sous les sarcasmes des écrivains et des philosophes. Quant au parti janséniste, qui «compose à présent, dit Barbier, les deux tiers de Paris de tous états et surtout dans le peuple [65]» il devint de plus en plus le parti de l'opposition politique et celui qui cachait en son sein les principes mêmes de la révolution.
Les autres événements de l'histoire de Paris, pendant le règne de Louis XV, peuvent se résumer en peu de mots: d'abord c'est la consternation des Parisiens quand, le roi étant tombé malade à Metz, toutes les églises étaient encombrées de fidèles demandant au ciel la vie du monarque bien-aimé[66]; ensuite leurs malédictions suivies d'une émeute où l'hôtel du lieutenant de police fut sur le point (p.093) d'être saccagé, quand le bruit courut que le roi ravivait ses sens blasés par des bains de sang humain et qu'on enlevait à cet effet des enfants dans Paris; puis les troubles causés par le tirage à la milice pendant les guerres de 1740 et de 1756, quand on affichait des placards séditieux où l'on menaçait «de mettre le feu aux quatre coins de la ville[67];» enfin les émotions de toute la population pendant la lutte que se livrèrent les jésuites et les parlements, alors que les curés refusaient les sacrements aux jansénistes et que les (p.094) magistrats faisaient communier les malades au milieu des huissiers et des baïonnettes. Ajoutons à ces événements le supplice sauvage, infernal de Damiens, honte d'une époque qui avait sans cesse à la bouche le mot d'humanité, la mort inique, infâme de Lally [68], enfin les fêtes du mariage du dauphin et de Marie-Antoinette qui furent, par la faute d'une police inepte, effroyablement attristées par la mort de cent trente-deux personnes écrasées sur la place où, vingt-trois ans après, les malheureux époux devaient périr sur l'échafaud. Ce sont là les principaux faits dont Paris a été le théâtre sous le règne de Louis XV; mais l'histoire de cette ville, «de ce pays des madrigaux et des pompons,» ainsi que l'appelle Voltaire, n'est pas, à cette époque, (p.095) dans les événements qui agitent ses rues, elle est dans son amour du luxe et des plaisirs, dans le progrès de ses richesses, dans l'état des esprits et de la société, elle est dans ses mœurs tellement licencieuses que le romancier Restif de la Bretonne écrivait: «on peut regarder Paris comme le centre de l'incontinence de la France et même comme le mauvais lieu de l'Europe;» elle est dans les salons du baron d'Holbach, de mesdames de Tencin, du Deffand, Geoffrin, Lespinasse, où toutes les questions de réforme politique et sociale étaient abordées, dans les théâtres où l'on applaudissait les sarcasmes et les hardiesses de Voltaire, dans les livres des philosophes si avidement lus, dans la vie de Jean-Jacques Rousseau, de Diderot, de d'Alembert et de tant d'autres espèces, «logés au quatrième étage,» dont les moindres actions intéressaient plus que les actes du pouvoir; elle est surtout dans la profonde misère, la brutale ignorance, la sourde colère du peuple, qui ne connaissait du gouvernement que sa police tyrannique, ses impôts oppressifs, son pacte de famine. «On a traité les pauvres, dit Mercier, en 1769 et dans les trois années suivantes, avec une atrocité, une barbarie qui feront une tache ineffaçable à un siècle qu'on appelle humain et éclairé. On eût dit qu'on en voulait détruire la race entière, tant on mit en oubli les préceptes de la charité. Ils moururent presque tous dans les dépôts, espèces de prisons ou l'indigence est punie comme le crime. On vit des enlèvements qui se faisaient de nuit par des ordres secrets. Des vieillards, des enfants, des femmes perdirent tout à coup leur liberté, et furent jetés dans des prisons infectes, sans qu'on sut leur imposer un travail consolateur. Ils expirèrent en invoquant en vain les lois protectrices et la miséricorde des hommes en place. Le prétexte était que l'indigence est voisine du crime, que les séditions commencent par cette foule d'hommes qui n'ont rien à perdre; et comme on allait faire le commerce des blés, on craignit le désespoir de (p.096) cette foule de nécessiteux, parce qu'on sentait bien que le pain devait augmenter. On dit: étouffons-les d'avance, et ils furent étouffés...»
Paris resta matériellement sous Louis XV à peu près ce qu'il avait été sous Louis XIV; néanmoins on lui adjoignit le bourg du Roule, on planta les boulevards du midi, on commença à bâtir dans la Chaussée-d'Antin. Quelques améliorations furent faites principalement par les soins de Turgot, prévôt des marchands, et de Sartines, lieutenant de police. Ainsi en 1728 on commença à mettre les noms des rues sur des écriteaux; avant cette époque la tradition seule désignait chaque rue. On commença aussi à numéroter les maisons; mais les portes cochères ne voulurent pas être soumises à cette inscription qui leur semblait dégradante, et il ne fallut pas moins que 1789 et la prise de la Bastille pour effectuer dans Paris cette utile opération[69]. On fit encore une importante réforme dans les enseignes: jusqu'à cette époque elles pendaient à de longues potences de fer, criant au moindre vent, se heurtant entre elles, étant formées de figures gigantesques; on força les marchands à enlever ces potences et à appliquer leurs enseignes sur les murailles. On substitua à l'éclairage par des chandelles l'éclairage par des réverbères à huile; mais sur huit mille lanternes, il n'y en avait encore que douze cents à réverbère en 1774. On réforma le guet en le mettant sur un pied militaire et en lui donnant un uniforme (1750); et «l'on convertit ainsi les amas d'artisans et d'ouvriers, habillés auparavant de toutes couleurs, en un corps réglé, instruit, respectable et capable d'en imposer[70];» il comprenait 170 cavaliers et 730 fantassins. Enfin (p.097) et par les soins du comte d'Argenson, on construisit des casernes pour les gardes françaises et suisses dans les faubourgs de Paris, «afin que ces bâtiments, dit l'ordonnance, soient autant de citadelles qui flanquent la ville et puissent en contenir les habitants.»
Les monuments de cette époque sont peu nombreux, ce sont: l'École militaire, transformée aujourd'hui en caserne; la Halle aux Blés, construite sur l'emplacement de l'hôtel de Soissons; l'Hôtel des monnaies, construit sur l'emplacement de l'hôtel de Nevers; l'église Sainte-Geneviève, devenue plus tard le Panthéon; la fontaine de la rue de Grenelle; enfin cette place Louis XV qui a vu autant de cadavres que les plus fameux champs de bataille, cadavres restés dans le tumulte des fêtes, ou tombés sous la hache des révolutions. Mais les maisons particulières, les maisons des grands seigneurs, des financiers, des riches, deviennent d'une somptuosité, d'une recherche qui n'ont pas été surpassées. «La magnificence de la nation, dit Mercier, est toute dans l'intérieur des maisons. On a bâti six cents hôtels dont le dedans semble l'ouvrage des fées. Aurait-on imaginé, il y a deux cents ans, les cheminées tournantes qui échauffent deux chambres séparées, les escaliers dérobés et invisibles, les petits cabinets qu'on ne soupçonne pas, les fausses entrées qui masquent les sorties vraies, les planchers qui montent et qui descendent, et ces labyrinthes où l'on se cache pour se livrer à ses goûts?»
On ne trouve presque plus de fondations religieuses, la vie monastique étant devenue un objet vulgaire de railleries, et un édit royal de 1748 ayant interdit au clergé l'acquisition de nouveaux biens: aussi l'on n'a d'autre moyen de soutenir les couvents et de réparer les églises qu'en faisant appel à la cupidité des citoyens par (p.098) l'établissement des loteries. Les ordres religieux prêtent eux-mêmes les mains à leur ruine en rougissant de leur état, en affectant des airs du monde et un langage philosophique: ainsi les Génovefains, les Prémontrés, les Mathurins, répudient le nom de moines et s'appellent chanoines réguliers. Les premiers, qui comptent parmi eux l'astronome Pingré et l'historien Barre, ne visent plus qu'à être un corps savant, et d'accord avec les Bénédictins, ils demandent à quitter leur habit, à n'être plus astreints «aux formules puériles et aux pratiques minutieuses de leur règle,» à ne plus s'occuper que de travaux de science et d'érudition.
En même temps que les maisons religieuses sont en décadence, le nombre des théâtres ne cesse de s'accroître; la scène prend une importance politique et devient une tribune; enfin le goût des représentations dramatiques s'empare si bien de toutes les classes de la société, que les théâtres publics deviennent insuffisants et qu'il n'y a pas d'hôtel de grand seigneur ou de riche financier où l'on ne joue la comédie. La Comédie-Française avait passé de l'hôtel du Petit-Bourbon au Palais-Royal, puis dans un jeu de paume de la rue Mazarine, puis, en 1688, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, en face du café Procope, qui était le rendez-vous des beaux-esprits; elle y resta jusqu'en 1770, et c'est là qu'elle attira la foule avec les tragédies de Voltaire. L'Opéra était au théâtre du Palais-Royal et y resta jusqu'en 1782. Les Italiens continuaient à jouer à l'hôtel de Bourgogne des scènes chantantes et des arlequinades: ils se réunirent en 1762 à l'Opéra-Comique, qui était né en 1714 à la foire Saint-Germain et qui finit par déposséder les bouffonneries italiennes. A la foire Saint-Laurent était un théâtre de vaudevilles et d'ariettes, où Dancourt, Lesage, Dufresny, Piron, répandaient les flots de cette gaieté qu'on appelait alors française. Puis sur le boulevard du Temple, qui commençait à attirer la foule, s'étaient (p.099) ouverts le théâtre de l'Ambigu-Comique pour des marionnettes et des enfants, le théâtre de la Gaieté pour des danseurs de corde et des singes savants; sur le boulevard Saint-Martin était le Wauxall de Torré, dans la Chaussée-d'Antin les feux d'artifice des frères Ruggieri, dans le faubourg du Roule le Colysée. Enfin, outre les théâtres, il y avait alors des lieux de plaisirs à bon marché où le peuple trouvait facilement à s'amuser, où le beau monde ne rougissait pas de partager ses joies; c'étaient les pimpantes guinguettes que notre civilisation a remplacées par les tristes salons de restaurateurs. Les plus fréquentées étaient celles des Porcherons qui ont vu tant de joies folles, tant de parties franches, qui ont entendu tant de flonflons, tant de refrains graveleux, tant de chansons à boire.
§ XIX.
Paris sous Louis XVI jusqu'en 1789.--Préliminaires de la
révolution.--Monuments.--Tableau moral et politique de la population
de Paris.
Pendant les quinze années qui précèdent la révolution, Paris est le théâtre de nombreux tumultes, mais ils ne sont que les préliminaires de cette grande rénovation qui fait de la capitale de la France, pour ainsi dire, le cœur de l'Europe. En 1775, c'est le pillage des marchés et des boulangers par des brigands que soudoyaient les ennemis du ministère Turgot. En 1778, c'est la marche triomphale de Voltaire, quelques jours avant sa mort, aux applaudissements d'une foule enivrée qui le couronna en plein théâtre, en plein théâtre des Tuileries! En 1787, c'est la lutte du parlement contre la cour, l'arrestation de deux conseillers au milieu d'une foule menaçante qui encombre le Palais et les rues voisines, les applaudissements donnés au comte de Provence, qu'on croit partisan des réformes, les injures (p.100) prodiguées au comte d'Artois, protecteur déclaré des abus; au mois d'août 1788, c'est le départ du ministre Brienne, accueilli par des démonstrations de joie si violentes qu'elles dégénèrent en une sanglante émeute: Paris devient pendant trois jours le théâtre d'un combat entre la force armée et la multitude; enfin, en avril 1789, c'est le soulèvement des ouvriers du faubourg Saint-Antoine contre le fabricant de papiers Réveillon, soulèvement où la maison de ce fabricant fut saccagée et incendiée, et où six cents morts et blessés restèrent sur la place.
Pendant ces quinze années, la nécessité des réformes et des améliorations sociales devient tellement pressante que le gouvernement, malgré ses embarras financiers, fait les plus louables efforts pour satisfaire l'opinion publique, et que Paris s'enrichit, non de monuments fastueux, mais d'institutions utiles et bienfaisantes. Telles sont le Mont-de-Piété, les marchés d'Aguesseau et Sainte-Catherine, les halles aux cuirs et aux draps, les pompes à feu de Chaillot et du Gros-Caillou, le pont Louis XVI, l'École des ponts et chaussées, l'École des mines, l'École de chant et de déclamation, l'École des sourds-muets, fondée par l'abbé de l'Épée, l'École des aveugles, fondée par Haüy, etc. La restauration du Collége de France, du Palais de Justice, de la fontaine des Innocents, la construction des École de droit et de médecine, des galeries du Palais-Royal, du Palais-Bourbon, de l'Élysée-Bourbon, etc., sont aussi de cette époque. En même temps le goût de la scène, qui se répand de plus en plus, fait bâtir les théâtres Français (aujourd'hui l'Odéon), des Variétés (aujourd'hui le Théâtre-Français), de la porte Saint-Martin, Favart, Feydeau, Montansier, des Associés, des Jeunes-Artistes, etc.[71]. On perce plus de soixante-dix rues, on comble les (p.101) fossés des anciens remparts, on débarrasse les ponts des maisons qui les surchargent, on transporte les cimetières hors de la ville, on assainit les prisons; enfin on donne à Paris une nouvelle enceinte par la construction du mur d'octroi et de ses cinquante-six portes ou barrières, opération toute financière et fort mal vue du peuple, laquelle mit dans Paris les Porcherons, le Gros-Caillou, Chaillot, et donna à la ville à peu près la même étendue qu'elle a aujourd'hui.
La spéculation se jeta sur les maisons, et il y eut alors une fureur de maçonnerie et de bâtiments, presque semblable à celle que nous avons vue de nos jours. Le trésor de l'État était vide, mais les capitaux particuliers étaient très-abondants: «on fit donc venir, dit Mercier, des régiments de limousins; on perça de toutes parts la plaine de Montrouge; enfin l'on bâtit ou rebâtit près d'un tiers de la capitale.» La plupart des entrepreneurs firent de grandes fortunes. Mais on ne construisit que des maisons riches, que des hôtels; nul ne songea à déblayer ces effroyables quartiers de la Cité, de la Grève, de la place Maubert, où s'entassait une population misérable et sauvage, qui se disputait des mansardes et des tanières; on construisit des boudoirs et des salles de bains; mais les malades de l'Hôtel-Dieu restèrent entassés quatre dans un même lit.
Ce goût des constructions devint tel que l'on songea pour la première fois à faire un plan général d'alignement de la ville. Une ordonnance de 1783 décida qu'aucune rue ne pourrait avoir une largeur moindre de trente pieds, ni être ouverte que d'après l'autorisation donnée par des lettres patentes; que toutes celles qui avaient moins de trente pieds seraient élargies successivement; qu'aucuns travaux ne pourraient être faits sur la face des propriétés existantes sans le consentement de l'administration, etc. Elle prescrivit de plus la levée d'un plan général de toutes les voies publiques de Paris, (p.102) afin qu'il fût statué sur l'alignement de chacune d'elles. Ce plan devait être fait à l'échelle de six lignes par toise. Verniquet, commissaire général de la voirie, fut chargé de cette grande opération, que la révolution interrompit, mais qui, continuée de nos jours par l'administration municipale, comprenait au 31 décembre 1848, neuf mille neuf cent quatre-vingt-douze plans. L'ordonnance de 1783 est restée la base du plan d'embellissement et d'assainissement de la capitale.
Malgré cette remarquable innovation, Paris resta ce qu'il était proverbialement depuis des siècles, c'est-à-dire sale, boueux, mal pavé, embarrassé d'immondices, traversé par des ruisseaux infects, impraticable pendant les pluies, ayant ses rues rétrécies par les échoppes des petits métiers, des petits commerçants, si nombreux à cette époque, savetiers, ravaudeuses, fripiers, écrivains publics, gargotiers en plein vent, enfin ne respirant qu'un air putride, vicié, empoisonné par les boucheries, les cimetières, les égouts, les industries insalubres. Cette saleté faisait un étrange contraste avec les modes brillantes et incommodes de ce temps, avec les habits de soie, les manchettes, les galons, les paillettes, les coiffures poudrées, les mules dorées et les escarpins à boucles: aussi le pavé semblait-il le domaine naturel des sabots, des vestes de bure, des bonnets de laine du peuple qui trouvait à y vivre à bas prix, et tout ce qui était riche ou aisé se faisait porter en brouette ou en chaise.
La population de Paris, à cette époque, s'élevait, suivant Necker, à six cent vingt mille âmes; mais cette population ne se trouvait pas départie, comme elle l'est aujourd'hui, sous les rapports de la richesse, de l'aisance ou de la pauvreté, c'est-à-dire qu'il y avait alors de plus grandes fortunes, de plus grandes misères, avec beaucoup moins de riches et beaucoup plus de pauvres; et c'est ce qui explique comment, après 1789, l'opulence ayant émigré ou disparu, le pavé (p.103) et la puissance restèrent si facilement à la misère, comment les piques et les bonnets de laine des sans-culottes vainquirent si aisément les baïonnettes et les bonnets à poil de la garde nationale. En effet, il y avait alors des fortunes de 300 à 900,000 livres de rente; celles même de 100 à 150,000 livres n'étaient pas rares; mais ces fortunes appartenaient à moins de deux mille familles de la noblesse, de la magistrature, de la haute finance, et en ajoutant celles des couvents et des églises, elles étaient le domaine à peine de dix-huit ou vingt mille individus. Au-dessous d'elles, il y avait les fortunes moins considérables des procureurs, notaires, banquiers, des «intéressés dans les affaires du roi,» des gros orfèvres de la place Dauphine, des gros merciers et drapiers des rues Saint-Denis et Saint-Honoré, des possesseurs de jurandes et de maîtrises, c'est-à-dire de la bourgeoisie proprement dite, de la bourgeoisie municipale et parlementaire; mais toutes ces classes de citoyens étaient peu nombreuses, et, en leur ajoutant même les fonctionnaires et les rentiers, elle comprenait à peine quatre-vingt mille personnes; de sorte que la population riche à divers degrés, l'aristocratie parisienne, ne s'élevait pas à cent mille âmes [72]; ce qui donnait, en population virile et propre aux armes, à peine sept à huit mille hommes. Quant à sa valeur morale, voici ce qu'en disait, en 1790, un écrivain révolutionnaire: «Les grandes passions, les sentiments élevés, tout ce qui suppose de l'énergie, de la force et une certaine fierté d'âme, lui est complétement étranger. On la voit hausser les épaules ou vous regarder stupidement au récit de quelque sacrifice patriotique; on dirait qu'on ne parle pas sa langue... Une place de quartinier à l'Hôtel de ville était pour elle le pinacle et l'échevinage l'apogée de sa gloire. Un bourgeois qui était venu à bout, à force d'argent et d'intrigues, de franchir le seuil de la grande salle et de s'asseoir à une longue table fleurdelisée, tout (p.104) à côté de M. le prévôt des marchands, était l'animal le plus vain de la terre[73].»
Au dessous de ces heureux de la ville, il n'y avait pas, comme aujourd'hui, les fortunes si nombreuses, médiocres ou petites, qui tiennent aux grandes manufactures, aux grands magasins, aux grandes administrations: ces établissements aujourd'hui si importants, si multipliés, qui ont fait naître ou développé tant de richesses, n'existaient pas ou bien étaient très-rares, l'industrie et le commerce de Paris, avant 1789, n'étant, sauf les articles des bijoux et des modes, qu'une industrie et un commerce de consommation. Aussi l'on descendait brusquement et sans transition aux petits métiers, aux petites boutiques, aux chefs de petits ateliers, aux marchands détaillants, qui vivaient au jour le jour, sans misère comme sans aisance, en travaillant toute leur vie[74]; ils se disaient la bourgeoisie, mais ils étaient réellement le peuple avec ses qualités et ses vices, ses habitudes et ses passions; «leur attitude et leur regard, dit Mercier, paraissaient exprimer un caractère souffrant, indice d'une vie contentieuse et pénible.» Cette classe (p.105) très-nombreuse avait à sa tête les avocats, les gens de lettres, les médecins, qui, étant alors généralement pauvres, se trouvaient en dehors des aristocraties nobiliaire et bourgeoise; elle se confondait avec la classe des artisans libres et des ouvriers attachés à la glèbe des maîtrises; enfin elle formait le fond de la population parisienne: on peut l'estimer à 200,000 âmes, et en y comprenant les ouvriers, à 300 ou 320,000; ce qui pouvait donner une population armée de 30 à 40,000 hommes.
Au-dessous de cette basse bourgeoisie ou de ce vrai peuple, il y avait: d'abord cent mille domestiques, la plupart inutiles, oisifs, entretenus par la vanité des maîtres: «c'était, dit Mercier, la masse de corruption la plus dangereuse qui pût exister dans une ville,» et cette population, en se mêlant au peuple, eut sur lui la plus déplorable influence; ensuite cent vingt mille pauvres, dont moitié ouvriers indigents ou paresseux, moitié mendiants de profession, prostituées, vagabonds, voleurs, armée de barbares facile à toutes les tyrannies, à toutes les corruptions, à tous les excès. Si l'on ajoute à ces chiffres le chiffre flottant de trente à quarante mille étrangers ou provinciaux, on aura le montant de la population de Paris en 1789.
Avec un telle population, avec les idées de réforme qui l'agitent, avec les souffrances innombrables qu'elle endure, l'aspect de la capitale pendant cette période est étrange. A la surface, c'est une frivolité extrême, un amour immodéré de plaisirs, une raillerie perpétuelle; les brochures, les journaux [75], les chansons, les spectacles, les modes même ne laissent pas de relâche aux abus, aux priviléges, aux puissances, au gouvernement. Mais sous ces rires (p.106) il y a quelque chose de sérieux, d'amer, de menaçant; il y a le cri de la souffrance et celui de la haine; il y a la mise à nu de toutes les plaies sociales; il y a l'agonie d'un monde partagé» en gens avides et insensibles, d'une part; d'autre part, en mécontents dont le désespoir n'a plus de frein.» Rien de plus fier, de plus ardent, de plus généreux, que la jeune bourgeoisie de cette époque, que ces avocats, ces écrivains, ces Camille Desmoulins, ces Loustalot, «éclairés par les écrits des philosophes, brûlés du feu sacré de la liberté,» qui pérorent au café de Foy ou dans le cirque du Palais-Royal: ils voient l'approche d'une révolution avec une joie grave et solennelle; ils y travaillent avec un dévouement enthousiaste; ils se tiennent prêts à la lutte, et sans douter du succès, se ceignent pour le martyre. Mais personne ne semble s'inquiéter de leurs dispositions; et la cour répète en riant un mot qu'elle prête à Marie-Antoinette: «Les Parisiens sont des grenouilles qui ne font que coasser.»
«Il ne faut pas s'en étonner, dit Bailly. Paris presque entier dépendait de la cour ou vivait des abus: il avait un véritable intérêt que l'ordre des choses ne fût pas complétement changé. Je croyais que son patriotisme serait faible et sa conduite molle et timide.»--«Paris, ajoute Mercier, a toujours été de la plus grande indifférence sur sa position politique. Cette ville a laissé faire à ses rois tout ce qu'ils ont voulu faire. Les Parisiens n'ont guère eu que des mutineries d'écoliers; jamais profondément asservis, jamais libres. Ils repoussent le canon par des vaudevilles, enchaînent la puissance royale par des saillies ou des épigrammes, punissent le monarque par le silence ou l'absolvent par des battements de mains.» Quant au peuple, abruti par la misère, l'ivresse, la barbarie et l'ignorance, où le gouvernement, dans sa criminelle insouciance, le laissait croupir[76], il ne comptait pour rien: «Le peuple, dit Mercier, (p.107) est étranger à tout ce qui se fait; il a perdu le fil des événements politiques; il ne sait plus qui mène les affaires... A Paris, la population se disperse devant le bout d'un fusil; elle fond en larmes devant les officiers de la police; elle se met à genoux devant son chef: c'est un roi pour toute cette canaille.» Et cependant la situation de ces malheureux si dédaignés devait inspirer de terribles craintes, au moment où le commerce et l'industrie étaient frappés de mort par la détresse des finances, où le pacte de famine continuait ses abominables spéculations. «Le peuple, dit Mirabeau, ne demande qu'à porter paisiblement sa misère; mais il veut des soulagements, parce qu'il n'a plus de force pour souffrir.»--En effet, «le peuple de Paris, ajoute Mercier, courbé sous le poids éternel des fatigues et des travaux, abandonné à la merci de tous les hommes puissants, écrasé comme un insecte dès qu'il veut élever la voix, est le peuple de la terre qui travaille le plus, qui est le plus mal nourri et qui paraît le plus triste.»
Nous venons de parcourir l'histoire de Paris pendant dix-huit cents ans, et nous l'avons fait en quelques pages, parce que, durant cette longue période, cette ville n'a qu'une vie restreinte et ordinaire, parce que, si elle devient le séjour des rois, le siége du gouvernement, la capitale du royaume, elle n'a qu'une action indirecte sur les autres villes qui gardent leur existence à part, leur histoire spéciale, parce que, enfin, elle n'exerce qu'une médiocre influence sur le reste de l'Europe. Mais en 1789 une ère nouvelle commence pour Paris, qui n'est plus une cité ordinaire, un vulgaire rassemblement d'hommes, un muet entassement de pierres, mais l'âme du pays, le foyer des révolutions européennes, la métropole de la civilisation moderne, l'être multiple, passionné, intelligent, mobile, qui prend (p.108) l'initiative, le fardeau et la gloire de tous les progrès, qui résume, concentre, exprime les sentiments, les idées, les intérêts, la puissance, le génie de tous; Paris devient enfin en quelque sorte un abrégé de la France et de l'humanité dans l'Occident. Les nations sont là qui écoutent ses moindres paroles, qui épient ses moindres mouvements, qui attendent d'elle l'avenir. Il suffit de quelques mots tombés de cette tribune du genre humain pour éveiller chez les peuples les plus éloignés des sentiments inconnus; les idées ont besoin de passer par sa bouche pour avoir droit de cité; le froncement de ses sourcils ébranle le monde. La ville d'Étienne Marcel, de la Ligue et de la Fronde, dont les agitations avaient à peine remué quelques parcelles de la France, devient la ville de 1789, de 1830, de 1848, dont les mouvements font trembler la terre: son histoire exige plus de développement.
LIVRE II.
PARIS PENDANT LA RÉVOLUTION.
(1789.--1848.)
§ I.
Élections aux États généraux.--Insurrection du 14
juillet.--Institution de la municipalité et de la garde nationale.
Le 28 mars 1789, le roi adressa au prévôt de Paris et au prévôt des marchands une lettre par laquelle il les avertissait «que sa volonté était de tenir les États libres et généraux de son royaume;» il leur enjoignait donc de convoquer les habitants de Paris «pour conférer et communiquer ensemble tant des remontrances, plaintes et doléances que des moyens et avis qu'ils auront à proposer en l'assemblée générale desdits États; et, ce fait, élire, choisir et nommer des députés de chaque ordre, lesquels seront munis de pouvoirs généraux et suffisants pour proposer, remontrer, aviser et consentir tout ce qui peut concerner les besoins de l'État, etc.» En conséquence de cette lettre et d'après un règlement qui fixa le nombre des députés à élire à quarante, dont dix pour le clergé, dix pour la noblesse et vingt pour le tiers état, le 21 avril, chaque curé assembla les ecclésiastiques domiciliés sur sa paroisse, lesquels choisirent leurs représentants à l'assemblée générale à raison de un sur vingt; de même, la noblesse se réunit par quartier et choisit ses représentants à cette assemblée à raison de un sur dix; enfin, pour les élections du tiers état, Paris fut divisé en soixante districts, et chacun de ces districts forma une assemblée primaire où furent admis seulement les citoyens âgés de vingt-cinq ans et imposés à la capitation pour une somme de six (p.110) livres en principal, lesquels élurent des représentants à raison de un par cent électeurs présents. Il y eut dans ces assemblées primaires environ dix-huit cents électeurs ecclésiastiques, neuf cents électeurs nobles et vingt-cinq mille électeurs du tiers état. Les élections se firent dans les principales églises de la capitale, et elles excitèrent une vive émotion.
«Quand on voyait l'activité des Parisiens, dit un contemporain, on se croyait dans un autre siècle et dans un autre monde. La population entière était sur pied et remplissait les rues et les places: on se communiquait des anecdotes, des brochures, des recommandations; de nombreuses patrouilles parcouraient cette foule; les régiments des gardes françaises et des gardes suisses étaient sous les armes; on avait distribué des cartouches aux troupes, et l'artillerie des régiments suisses était consignée et à ses pièces dans les casernes. En contemplant cet appareil de guerre et ce concours d'habitants quittant leurs foyers pour se précipiter dans les églises, on eût dit qu'un danger imminent menaçait Paris.»
Malgré cet appareil, les élections se firent avec beaucoup de calme. «Il est vrai, dit un journal (l'Ami du Roi), qu'à l'exception des districts des faubourgs, la plus grande partie de ces assemblées se trouva fort bien composée... Mais quand on reportait les regards sur le reste du peuple qui remplissait les rues, les carrefours, les marchés, les ateliers et se livrait avec patience aux pénibles travaux de tous les jours, on ne pouvait se défendre d'un sentiment douloureux. On se disait: Quel que soit le nouvel ordre de choses qui se prépare, le pauvre qui n'ose approcher de ces assemblées sera toujours pauvre, il sera toujours dans la servile dépendance des riches: le sort de la plus nombreuse et de la plus intéressante portion du royaume est oublié... Qui peut nous dire si le despotisme de la bourgeoisie ne succédera pas à la prétendue aristocratie des nobles?»
Les élections des représentants de chaque ordre étant faites,(p.111) ceux-ci s'assemblèrent, le 26 avril, dans la grande salle de l'archevêché. Après que les pouvoirs eurent été vérifiés, les trois ordres se séparèrent, rédigèrent leurs cahiers et élurent leurs députés[77]. Les opérations électorales des deux ordres privilégiés furent terminées en deux jours, mais celles du tiers état durèrent jusqu'au 19 mai: c'est que l'assemblée des représentants de cet ordre, composée de quatre cents membres, l'élite de la bourgeoisie, voulut tracer à ses (p.112) mandataires la marche qu'ils devaient suivre, et que suivit, en effet, à son début, la révolution, poser les bases de la constitution qu'attendait la France, et prendre l'initiative de toutes les réformes politiques, financières et industrielles.
Les États généraux se réunirent à Versailles le 5 mai 1789. Paris suivit les opérations de cette assemblée avec la plus grande anxiété, avec la plus vive ardeur; il applaudit aux résolutions du 17 juin, où le tiers état se proclama Assemblée nationale; du 20 juin, où il fit le serment du Jeu de Paume; du 23 juin, où il résista de front à l'autorité royale. Pendant cette dernière journée, toute la ville était sur pied, résolue à marcher sur Versailles si la cour attentait à la représentation nationale. «On ne saurait peindre, dit un contemporain, le frissonnement qu'éprouva la capitale à ce seul mot: Le roi a tout cassé! Je sentais du feu qui couvait sous mes pieds; il ne fallait qu'un signe, et la guerre civile éclatait.»
La royauté, décidée à employer la force pour étouffer la révolution naissante, fit venir autour de Paris jusqu'à trente mille hommes, dont huit régiments de troupes étrangères: tous les villages et les routes étaient encombrés de soldats; le Champ de Mars fut transformé en un camp. «La cour étant habituée, dit le marquis de Ferrières, à voir Paris trembler sous un lieutenant de police et sous une garde de huit cents hommes, ne soupçonnait pas une résistance.» Mais la ville vit ces apprêts avec indignation: au Palais-Royal, rendez-vous des agitateurs et des nouvellistes, on s'attroupait pour s'enquérir des délibérations de l'Assemblée et s'exciter à la résistance; des orateurs, montés sur des tables ou des chaises, haranguaient la foule; d'autres cherchaient à séduire les gardes-françaises, régiment formé presque entièrement de Parisiens. Quant au peuple, il restait étranger à la politique, mais il avait faim et passait les journées à se disputer à la porte des boulangers un pain noirâtre, terreux, malfaisant. Enfin, le ministre populaire, Necker, ayant été (p.113) renvoyé (12 juillet), des rassemblements se formèrent; les troupes essayèrent de les disperser; des dragons se précipitèrent dans le jardin des Tuileries, blessant ou tuant plusieurs personnes. Alors on sonna le tocsin, on pilla les boutiques d'armuriers, on brûla les barrières; les gardes-françaises prirent parti pour le peuple; les gardes-suisses refusèrent de se battre et se mirent en retraite.
C'était la jeunesse bourgeoise qui avait commencé l'insurrection; mais aussitôt s'étaient joints à elle les ouvriers des petits métiers, les habitants déguenillés des faubourgs et des halles, des hommes affamés hurlant des cris de pillage et de mort. Alors la bourgeoisie se disposa à comprimer ou à régulariser le désordre. Les quatre cents députés des districts se rassemblèrent à l'Hôtel-de-Ville et se formèrent en municipalité provisoire avec le prévôt des marchands Flesselles; ils décrétèrent la formation d'une garde bourgeoise portant la cocarde bleue et rouge, les couleurs de Paris, les couleurs d'Étienne Marcel. Le lendemain, les districts s'assemblent, la garde bourgeoise commence à se former, et l'on y fait entrer les soldats du guet et les gardes-françaises; on établit des postes, on dépave les rues, on cherche ou on fabrique des armes, on pille les magasins de farine. Les troupes royales, irrésolues, chancelantes, restent immobiles dans les Champs-Élysées. Le surlendemain (14 juillet), la foule se porte aux Invalides, où elle enlève vingt-huit mille fusils et vingt canons; elle avait à sa tête les compagnies des clercs de la Basoche et le curé de Saint-Étienne-du-Mont; puis elle se dirige sur la Bastille, dont elle fait le siége. Après cinq heures de combat, la forteresse est prise et le gouverneur égorgé avec trois de ses officiers. Les vainqueurs reviennent en triomphe à l'Hôtel-de-Ville, portant le drapeau et les clefs de la Bastille: là, leur fureur se tourne contre le prévôt Flesselles, accusé de trahison; il est massacré.
Cependant, l'Assemblée nationale avait applaudi à l'insurrection (p.114) parisienne et supplié le roi de mettre fin à la guerre civile. La cour ne céda qu'après la prise de la Bastille; épouvantée, elle ordonna le renvoi des troupes et le rappel de Necker. Aussitôt, cent membres de l'Assemblée se rendirent à Paris et y furent reçus en triomphe. «Jamais fête, dit Bailly, ne fut plus grande, plus belle, plus touchante.» On couronna de fleurs Bailly et La Fayette et on les proclama maire de Paris et commandant de la garde nationale. Alors on ajouta aux couleurs de la ville la couleur royale, et on composa ainsi cette cocarde tricolore qui, selon les paroles prophétiques de La Fayette, devait faire le tour du monde.
Le roi, pour achever sa réconciliation avec le peuple, se décida à venir aussi à Paris; il fut reçu par les nouvelles autorités et se dirigea vers l'Hôtel-de-Ville à travers deux haies de la population armée qui criait: Vive la nation! La ville portait encore toutes les empreintes de l'insurrection: les canons étaient braqués sur les ponts et dans les rues; les gardes-françaises, ayant La Fayette à leur tête, déployaient le drapeau de la Bastille; dans les rangs des citoyens armés on voyait jusqu'à des moines de divers ordres; enfin le peuple paraissait inquiet, sévère, tumultueux: on sentait encore en lui le mugissement de la tempête qui venait à peine de s'apaiser. Le roi, stupéfait de ce spectacle, prit la cocarde tricolore, confirma les nominations de Bailly et de La Fayette, et s'en retourna consterné dans le palais de Louis XIV.
§ II.
État de Paris après le 14 juillet.--Meurtres de Foulon et
Berthier--Famine.--Journées d'octobre.
«L'état de Paris, dit La Fayette, dans les premiers jours qui suivirent l'insurrection, était effrayant. Cette population immense de la ville et des villages environnants, armée de tout ce qui (p.115) s'était rencontré sous sa main, s'était accrue de six mille soldats qui avaient quitté les drapeaux de l'armée royale pour se réunir à la cause de la révolution. Ajoutez quatre à cinq cents gardes-suisses et six bataillons de gardes-françaises sans officiers; la capitale dénuée à dessein de provisions et de moyens de s'en procurer; toute l'autorité, toutes les ressources de l'ancien gouvernement détruites, odieuses, incompatibles avec la liberté; les tribunaux, les magistrats, les agents de l'ancien régime soupçonnés et presque tous malveillants; les instruments de l'ancienne police intéressés à tout confondre pour rétablir le despotisme et leurs places; les aristocrates poussant au désordre pour se venger.» Comme complément à ce tableau, les vagabonds et les mendiants pullulaient dans les rues, de telle sorte qu'ils inquiétaient toutes les maisons, qu'on les arrêtait par centaines et que les prisons en étaient remplies; on en forma un camp de dix-sept mille à Montmartre et on les occupa à des terrassements inutiles, moyennant une paye d'un franc par jour; ce camp était surveillé par des canons.
Dans cette situation, et la faim poussant le peuple à la cruauté, deux anciens administrateurs, accusés de s'être enrichis par le pacte de famine, furent arrêtés en province et amenés à Paris. Le premier, Foulon, fut conduit à l'Hôtel-de-Ville, garrotté dans une charrette, ayant des orties au cou et une botte de foin sur le dos, au milieu d'une foule ivre de fureur, qui l'enleva de la salle où siégeaient les électeurs, l'entraîna sur la place et le pendit à une lanterne; sa tête coupée fut portée sur une pique, une poignée de foin dans la bouche, parce qu'on l'accusait d'avoir dit: Les Parisiens peuvent bien manger du foin, mes chevaux en mangent. Cette scène horrible était à peine terminée qu'un autre foule amena le gendre de Foulon, Berthier, aussi détesté que lui, dans une voiture couverte d'écriteaux infamants, d'ordures et de pierres; des bandes de bourgeois, de soldats, de femmes, d'enfants, vociféraient autour de cette (p.116) voiture avec des drapeaux, des tambours, des chants. «On eût dit, raconte le Moniteur, la pompe d'un triomphe, mais c'était celui de la vengeance et de la fureur.» Enfin, enlevé à son escorte, il tomba percé de coups; on lui coupa la tête; on traîna son cadavre dans les rues; on lui arracha le cœur, au milieu de cris de joie, de danses furibondes, de hurlements féroces. Ces scènes d'horreur étaient le résultat de l'abrutissement sauvage du peuple, la conséquence de la faim, ce perpétuel incitateur de tous les excès populaires. D'ailleurs, l'ancien régime par le nombre et la facilité de ses exécutions criminelles, n'avait que trop donné à la population l'habitude du sang, des tortures et des supplices, et le spectacle du gibet, de la roue, de l'échafaud, offert presque journellement aux Parisiens, sous la monarchie, n'a pas été sans influence sur les scènes de carnage de la révolution.
Cependant, l'assemblée des quatre cents électeurs avait été remplacée le 25 juillet par cent vingt députés des districts, qu'on appelait représentants de la commune, et ceux-ci, à la fin d'août, par une municipalité provisoire composée de trois cents membres, dont soixante administrateurs. Mais cette nouvelle municipalité avait tout à créer pour ramener l'ordre et n'était pas obéie, «chacun se disputant et tirant à soi la chaise curule. Dans les districts, dit Desmoulins, tout le monde use ses poumons pour être président ou secrétaire; hors des districts, on se tue pour des épaulettes: on ne rencontre dans les rues que dragonnes et graines d'épinard.» En effet, à côté des scènes terribles se passaient des scènes joyeuses ou ridicules: les femmes faisant du patriotisme jusque dans leur toilette, tressant des couronnes pour les vainqueurs de la Bastille, haranguant dans les districts, offrant à l'Assemblée leurs bijoux en dons patriotiques; les bourgeois, ne quittant plus leur uniforme, affectant des airs belliqueux, courant toutes les cérémonies, faisant des patrouilles (p.117) jusque dans les cafés et des exercices à feu jusque dans les églises. On ne vivait plus que de la vie politique; on s'enivrait d'enthousiasme et de bruit; on singeait l'agora d'Athènes et le forum romain; on lisait avec une confiance puérile, une avidité ignorante, les journaux de tous genres, sérieux ou plaisants, qui étaient colportés dans les rues ou qui tapissaient les murs [78]; on ne manquait pas une séance des districts, des clubs et des autres assemblées politiques. Le Parisien, toujours badaud, même dans les circonstances les plus graves, jouait sérieusement au citoyen et au soldat, au législateur et au héros.» Tout était corps délibérant, dit Ferrières: les soldats aux gardes délibéraient à l'Oratoire, les tailleurs à la Colonnade, les perruquiers aux Champs-Élysées.» Au Palais-Royal, «ce foyer du patriotisme, dit Desmoulins, ce rendez-vous des amis de la liberté,» on discutait même les opérations de l'Assemblée, et lorsqu'il fut question du veto, l'agitation y devint telle que quinze mille hommes partirent pour Versailles afin de forcer le vote des députés: la garde nationale les dispersa. Chaque district formait une petite république à part, qui avait ses comités, rendait des décrets, mettait sur pied des troupes, faisait des arrestations; tous résistaient à l'assemblée des représentants. Enfin, la défiance et la haine commençaient à séparer le peuple de la bourgeoisie: «Le bourgeois n'est pas démocrate, il est monarchiste par instinct, disaient les journalistes; ce sont les prolétaires qui ont renversé la Bastille et détruit le despotisme; ce sont eux qui combattaient pour la patrie, tandis que les bourgeois, ces traînards de la révolution, livrés à cette inertie qui leur est naturelle, attendaient au fond de leurs demeures de quel côté se déterminerait la victoire... Honorables indigents, ne vous lassez pas de porter le poids de la (p.118) révolution; elle est votre ouvrage; son succès dépend de vous; votre réhabilitation dépend d'elle[79].» --«Heureusement, dit Bailly, la voix de la raison était facilement entendue de tous, et nous avons eu plus de succès à calmer que nos ennemis n'en ont eu à exciter: le mot patrie ralliait toujours les honnêtes gens, et le mot loi faisait trembler les mutins.
Pendant ce temps, la misère était affreuse et il y avait tous les jours des troubles à la Halle pour les farines. «Je ne peux vous peindre, écrivait Bailly, le nombre étonnant des malheureux qui nous assiégent; la majeure partie des ouvriers est réduite à une inactivité absolue.» La municipalité et les districts n'étaient occupés qu'à assurer les subsistances; ils envoyaient jusqu'à trente lieues des corps de troupes pour acheter, moudre et faire venir des grains. Paris, étant ainsi malheureux et souffrant, accueillait tous les bruits de contre-révolution avec une colère sombre et farouche; aussi, un banquet ayant eu lieu à Versailles, où les courtisans avaient foulé aux pieds la cocarde tricolore et insulté les Parisiens, «un cri de vengeance, raconte le Moniteur, retentit dans toute la ville. Marchons à Versailles, disait-on, arrachons l'Assemblée et le roi aux bandits décorés qui les assiégent.» On s'attroupe; on prend les armes; la garde nationale se rassemble; des femmes de la Halle parcourent les rues en criant: Du pain! Elles arrivent à l'Hôtel-de-Ville, se précipitent dans les salles, et, aidées de quelques hommes, s'emparent de fusils et de canons, de là, elles s'en vont par la ville, recrutent partout d'autres femmes et se mettent en route pour Versailles, armées de bâtons, de fourches, de lances, de fusils, les unes montées sur des chevaux, sur des charettes, les autres sur les canons qu'elles ont pris: elles avaient pour chefs Maillard, l'un des vainqueurs de la Bastille, une femme de la Halle qu'on appelait la reine Audu, (p.119) enfin une héroïne de la révolution, aussi belle que dépravée, Théroigne de Méricourt. Pendant ce temps, la garde nationale s'était rassemblée sur la place de Grève et demandait à grands cris à marcher sur Versailles pour y aller chercher le roi. La Fayette résiste pendant huit heures: on l'injurie, on le couche en joue, on lui montre la fatale lanterne. Enfin, la municipalité lui donne l'ordre, et, à cinq heures du soir, la garde nationale défile sur trois colonnes, au nombre de vingt mille hommes, avec vingt deux pièces de canon et quarante chariots de guerre, au bruit des applaudissements universels.
Les femmes étaient déjà arrivées. L'Assemblée leur avait fait délivrer des vivres, et douze d'entre elles avaient été reçues par le roi, qui leur avait remis un ordre pour la libre circulation des grains. Une rixe s'était engagée entre les gardes du corps et la troupe d'hommes armés qui avait suivi les Parisiennes, mais elle avait été promptement apaisée; puis la pluie étant survenue, les femmes se réfugièrent dans l'Assemblée, où elles se mirent à manger, à dormir, à demander le pain à six liards la livre. Enfin, à minuit, l'armée parisienne arriva: «agitée par le ressentiment, exaltée par le fanatisme de la liberté, elle semblait ne rouler que des projets de vengeance.» La Fayette exposa au roi les demandes de la capitale, dont la principale était «qu'il vînt habiter les Tuileries;» puis il fit occuper les postes extérieurs du château par la garde nationale, et tout parut rentré dans le calme. Mais le lendemain, avant le jour, quelques hommes du peuple ayant trouvé une grille intérieure ouverte, pénètrent dans le château; les gardes du corps tirent sur eux, la foule pousse des cris de fureur et envahit les appartements de la reine; plusieurs gardes sont tués: La Fayette accourt avec la garde nationale et chasse les assaillants, pendant que les cours se remplissent d'une multitude immense qui crie: Le roi à Paris! Le roi paraît au balcon, accompagné de la reine et de La Fayette, et promet de se rendre au vœu du (p.120) peuple. Alors des cris de joie éclatent de toutes parts, et sur-le-champ l'on se met en marche.
«A deux heures, raconte le Moniteur, l'avant-garde arriva, composée d'un gros détachement de troupes et d'artillerie, suivi d'un grand nombre de femmes et d'hommes du peuple montés dans des fiacres, sur des chariots, sur des trains de canons. Ils portaient les trophées de leur conquête: des bandoulières, des chapeaux, des pommes d'épée des gardes du corps; les femmes étaient couvertes de rubans tricolores des pieds à la tête; ensuite venaient cinquante ou soixante voitures de grains et de farines. Enfin, le gros du cortége entra vers six heures: d'abord, c'étaient des femmes portant de hautes branches de peupliers, puis de la garde nationale à cheval, des grenadiers, des fusiliers, avec des canons. Dans leurs rangs marchaient pêle-mêle des gardes du corps et des soldats du régiment de Flandre; les cent-suisses suivaient en bon ordre; puis une garde d'honneur à cheval, les députations de la municipalité et de l'Assemblée nationale, enfin la voiture de la famille royale, auprès de laquelle était La Fayette; la marche était fermée par des voitures de grains et une foule portant encore des branches de peuplier et des piques. Tout le cortége tirait continuellement des coups de fusil en signe de joie et faisait retentir l'air de chants allégoriques dont les femmes appliquaient du geste les allusions piquantes à la reine. L'ensemble de ce cortége offrait à la fois le tableau touchant d'une fête civique et l'effet grotesque d'une saturnale. Le monarque pouvait être pris pour un père au milieu de ses enfants ou pour un prince détrôné promené en triomphe par ses sujets rebelles.»
Louis XVI alla prendre séjour aux Tuileries. Il y avait cent quarante ans que la royauté avait fui ce palais devant les clameurs de la Fronde et s'en était allée se bâtir une sorte de temple à Versailles; aujourd'hui, elle y rentrait, majesté dépouillée, humiliée, (p.121) vaincue, traînée par les Parisiens vengeurs de la Fronde et qui inauguraient sur les ruines de la monarchie absolue le règne d'une majesté terrible et nouvelle, la démocratie.
L'Assemblée nationale se rendit aussi à Paris et prit séjour d'abord à l'archevêché, ensuite dans la salle du Manége, qui attenait au couvent des Feuillants et au Jardin des Tuileries [80]. A la suite de l'Assemblée nationale vint s'installer à Paris la société des Amis de la Constitution, qui avait pris naissance à Versailles: elle s'établit rue Saint-Honoré, dans le couvent des Jacobins et en reçut le nom.
§ III.
Nouvelle organisation municipale, judiciaire, ecclésiastique de la
capitale.--Abolition des couvents et suppression de nombreuses
églises.--Clergé constitutionnel de Paris.
«Tout est consommé, écrivait Desmoulins le 7 octobre; la Halle regorge de blés, les moulins tournent, la caisse nationale se remplit.» Mais cette abondance dura peu, et la disette amena encore un tragique événement. Un boulanger de la Cité, accusé d'accaparement, fut saisi par le peuple, et, malgré son innocence, malgré les efforts des autorités, pendu à la lanterne de la place de Grève. La commune, consternée, demanda sur-le-champ à l'Assemblée une loi martiale contre les attroupements, et, en quelques heures, cette loi fut discutée, votée et proclamée dans tout Paris avec l'appareil le plus solennel.
Grâce à la loi martiale, grâce à l'énergie et à l'activité que déploya la municipalité pour rétablir l'ordre, désarmer les vagabonds, assurer les subsistances, Paris retrouva un peu de calme, mais il continua à s'enivrer de politique et de liberté, à se passionner pour les motions des districts et des clubs, à vivre dans les rues. Cette agitation (p.122) se trouvait d'ailleurs entretenue par les décrets de l'Assemblée, qui changeaient toute l'existence de la France et principalement celle de la capitale. Ainsi, un décret abolit la gabelle, cet impôt si odieux qui faisait payer aux Parisiens 62 livres le quintal de sel qui se payait ailleurs 2 l. 10 sous. Un autre abolit les entrées (1er mai 1790), qui produisaient près de 36 millions et ne permettaient au peuple que de se nourrir de denrées ou de boissons falsifiées[81]. Un troisième (16 février 1791) abolit les jurandes et maîtrises qui faisaient de l'exercice des métiers le privilége d'un petit nombre de familles et forçaient l'ouvrier pauvre et habile à rester toute sa vie l'homme d'un maître riche et ignorant. D'autres décrets, dont nous allons parler, donnèrent une nouvelle organisation à la municipalité, à la justice, au clergé, etc.
Le décret qui organisa la municipalité de Paris composa cette commune d'un maire, de 16 administrateurs, de 32 conseillers, de 96 notables: le maire et les administrateurs formaient le bureau; les 32 conseillers, le conseil municipal; les administrateurs, les conseillers, les notables, le conseil général. La ville fut alors divisée en 6 arrondissements et 48 sections, et la garde nationale en 6 divisions comprenant 24,000 hommes, dont 6,000 gardes-françaises, formant 48 compagnies soldées. Enfin, la division administrative (p.123) du royaume ayant été changée, Paris et sa banlieue devinrent un département administré par un conseil de 36 membres, un directoire exécutif de 5 membres et un procureur-syndic, tous élus.--Le décret qui supprima les anciens corps judiciaires mit fin à ce Parlement de Paris, à ce Châtelet, à ces Cours des Aides et des Comptes, qui avaient joué un si grand rôle dans notre histoire. Leur existence était liée à celle de la bourgeoisie; car huit cents magistrats, quatre mille procureurs, avocats, greffiers, huissiers, douze mille commis ou agents de tout genre y étaient intéressés; et néanmoins leur disparition ne fit pas la moindre sensation, et il suffit d'une compagnie de garde nationale pour clore les portes de ce Parlement si redoutable aux rois, et qui avait eu si longtemps Paris sous sa tutelle. A sa place furent créés un tribunal criminel et un tribunal d'appel pour le département, un tribunal civil dans chacun des quarante-huit districts: tous les membres de ces tribunaux étaient élus et amovibles.--Quant aux décrets relatifs au clergé et aux édifices religieux, ils amenèrent des changements matériels, tels que Paris n'en avait pas éprouvé depuis plusieurs siècles.
Le clergé de Paris s'était montré, dès l'origine, partisan de la révolution, et les Parisiens avait paru mettre leurs institutions nouvelles sous la protection des vieux patrons de la cité. Ainsi, on avait vu des prêtres et des moines dans les rangs du peuple au 14 juillet; la plupart des curés avaient ouvert leurs églises aux assemblées électorales; la garde nationale avait fait bénir ses drapeaux dans l'église Notre-Dame, avec de grandes solennités; dans chaque district, les demoiselles étaient allées successivement en procession porter à Sainte-Geneviève des bouquets et des ex-voto ornés de rubans tricolores, le bataillon du district et la musique formant le cortége. Mais Paris n'était plus la ville catholique si fervente, si jalouse de sa foi, si fière de ses clochers et de ses moines; depuis un demi-siècle, les sarcasmes contre le luxe et les (p.124) désordres du haut clergé, contre les abus et l'oisiveté des couvents, étaient descendus des salons de la noblesse dans les cabarets de la multitude; aussi, les décrets de l'Assemblée relatifs au clergé excitèrent une vive émotion dans le peuple et la bourgeoisie, mais une émotion d'approbation, même de raillerie, et non de regrets. Paris avait alors 60 églises paroissiales, 20 chapitres ou églises collégiales, 80 autres églises ou chapelles, 3 abbayes d'hommes, 8 de filles, 53 couvents d'hommes, 146 de filles. D'après un premier décret, qui plaçait les biens du clergé, devenus biens de la nation, sous la sauvegarde des municipalités et des gardes nationales, Bailly et La Fayette firent mettre les scellé sur les titres des biens ecclésiastiques et inventorier les mobiliers, bibliothèques, objets d'art, qui s'y trouvaient. Un deuxième décret ayant supprimé les ordres et congrégations de l'un et de l'autre sexe, excepté ceux qui étaient chargés de l'éducation publique et du soulagement des malades, la municipalité fit ouvrir les portes de tous les couvents, inscrivit sur un contrôle les religieux ou religieuses qui en sortirent et auxquels des pensions étaient allouées, et indiqua pour chaque ordre une maison conservée où se retirèrent ceux qui ne voulaient pas rentrer dans le monde. Enfin, un troisième décret ayant ordonné la vente d'une partie des biens du clergé pour une valeur de 400 millions, et cette vente ne s'effectuant pas, la municipalité de Paris vint déclarer à l'Assemblée que, de toutes les maisons religieuses qui existaient dans la capitale, il y en avait vingt-sept précieuses par leur situation, leur étendue et leurs dépendances, dont la valeur était estimée à 200 millions et qu'on pouvait aliéner; elle proposa de les acquérir et d'en payer le prix en obligations qu'elle remplirait avec le produit des ventes partielles et successives. L'Assemblée accepta, et elle compléta cette mesure par la création d'un papier-monnaie ou d'assignats qui avaient pour hypothèque les biens du clergé. Alors la commune devint propriétaire des vingt-sept (p.125) maisons désignées, parmi lesquelles étaient le prieuré Saint-Martin-des-Champs, les couvents des Jacobins de la rue Saint-Jacques et de la rue Saint-Honoré, les Grands-Augustins, les Carmes des Billettes et de la place Maubert, les Capucins de la rue Saint-Honoré et du Marais, les Minimes de la place Royale, l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, les Feuillants de la rue Saint-Honoré, les Chartreux, les Théatins, etc. Quelques parties de ces édifices furent réservées pour servir de colléges ou d'hôpitaux; d'autres, surtout les chapelles dépouillées de leurs cloches et objets d'art, servirent de lieux d'assemblées aux districts; le reste, principalement les jardins et maisons, furent mis en vente.
Cette révolution si importante pour la capitale, cette profanation, cette aliénation de propriétés autrefois si chères aux Parisiens, n'amena aucun tumulte et ne fit naître que des caricatures, des chansons, des plaisanteries sur les nonnettes et les frocards. D'ailleurs, la réforme des couvents de Paris était regardée depuis longtemps, même par les catholiques sincères, comme indispensable, la plupart étant ou trop riches, ou inutiles, ou dégénérés de leur institution. Il en était de même des églises, devenues trop nombreuses et si mal distribuées que le faubourg Saint-Germain n'avait que deux paroisses pendant qu'il y en avait vingt et une dans la Cité. Aussi, les décrets qui supprimèrent ou réformèrent la plupart de ces églises furent reçus sans regret, bien qu'ils dussent entraîner la destruction de monuments antiques et populaires. Voici comment s'effectua cet autre changement: La constitution civile du clergé ayant réduit le nombre des diocèses et des paroisses, ordonné que les évêques et curés seraient nommés par les électeurs, enfin aboli les chapitres et chapelles, l'archevêché de Paris redevint un évêché, le nombre des églises paroissiales se trouva réduit à quarante-huit, qui furent déclarées propriétés municipales, les églises collégiales et (p.126) chapelles furent supprimées. Plus de cent églises de tout genre tombèrent ainsi dans le domaine national; et celles qui ne pouvaient être utilisées pour un service public furent sur-le-champ mises en vente avec leur mobilier, argenterie, cloches, ornements[82].
Ce grand changement fut complété par un décret qui déclara biens nationaux les biens des fondations soit de religion, soit d'éducation, soit de bienfaisance, c'est-à-dire ceux des fabriques, des colléges, des hôpitaux, lesquels étaient entre les mains du clergé; l'administration en fut confiée aux communes. Enfin, l'Assemblée ayant imposé aux prêtres le serment à la Constitution, l'archevêque de Paris (M. de Juigné, qui avait émigré) et la plupart des curés le refusèrent, et le pape excommunia ceux qui prêteraient ce serment. Alors les prêtres insermentés ou réfractaires furent destitués et exclus de leurs églises, quelques-uns essayant inutilement de faire résistance, et l'on procéda (27 janvier 1791) à des élections qui se firent dans l'église Notre-Dame avec plus d'appareil militaire que de sentiment religieux. Un mauvais prêtre, Gobel, membre de l'Assemblée constituante, fut élu évêque de Paris, et la plupart des curés furent choisis par les électeurs, non comme les plus dignes et les plus vertueux, mais comme les plus patriotes et les moins cafards. L'installation de l'évêque (27 mars 1791), ainsi que celle des nouveaux curés, se fit presque sans cérémonie religieuse, au milieu de l'indifférence voltairienne de la garde nationale, au milieu de l'indignation des royalistes, qui essayèrent de faire du scandale. Les églises paroissiales, que les prêtres constitutionnels transformèrent en succursales des clubs, et où l'on parla moins de l'Évangile que de la Constitution, furent interdites aux prêtres réfractaires; mais par respect pour la liberté des cultes, huit anciennes chapelles de (p.127) couvents leur furent attribuées pour y officier: la principale était celle des Théatins. Ces prêtres, qui avaient trouvé des asiles dans les hôtels des nobles, firent de ces chapelles des tribunes contre la révolution: ils déclarèrent les prêtres constitutionnels hérétiques et les excommunièrent avec tous ceux qui recevraient les sacrements de leurs mains. Alors le peuple poursuivit les insermentés de huées et d'insultes; il dévasta l'église des Théatins, en ferma les portes et maltraita les femmes qui voulaient y entrer; il brûla dans le Palais-Royal un mannequin du pape avec les journaux royalistes. Enfin, le roi, ayant voulu aller à Saint-Cloud pour faire ses Pâques de la main d'un prêtre réfractaire, on crut que ce voyage cachait un projet de fuite: alors le peuple sonna le tocsin, battit la générale, s'empara du Carrousel et de la place Louis XV. La Fayette accourut avec la garde nationale; mais celle-ci partageait les sentiments de la multitude: elle fit fermer les grilles, arrêta les voitures, et, malgré les ordres et les supplications de son général, elle força Louis XVI à rentrer dans son palais.
§ IV.
Fêtes et solennités parisiennes.--Fuite du roi.--Affaire du Champ de
Mars.
Cependant, malgré le dégoût qu'ils avaient pris pour leurs églises et les cérémonies religieuses, les Parisiens n'avaient pas perdu leur amour de fêtes et de solennités, et ils saisissaient toutes les occasions de le satisfaire: mais il leur fallait maintenant, disaient-ils, «des fêtes raisonnables et des solennités patriotiques;» aussi, à l'époque du carnaval, d'un consentement unanime, ils supprimèrent les mascarades. «Le peuple, dit le journal de Prudhomme, a senti toute l'absurdité de cette monstrueuse coutume, et il faut espérer qu'elle ne se reproduira plus: ce sera encore un des bienfaits de la révolution[83].» Par contre, le roi étant venu (p.128) subitement dans l'Assemblée (4 février 1790) pour s'unir à elle et lui témoigner son attachement au nouvel ordre de choses, celle-ci répondit à cette marque de confiance par un serment civique, c'est-à-dire de fidélité à la nation, à la Constitution et au roi. Dès le soir même, le maire et les représentants de la commune descendirent sur la place de Grève, qui était couverte d'une foule immense; Bailly prononça le serment, et la multitude le répéta avec enthousiasme. Pendant plusieurs jours, la ville fut en fête: chaque district, chaque corporation, chaque bataillon de garde nationale, même chaque collége, vint à son tour sur les places publiques prononcer le serment. «Nouveauté patriotique, dit un journal, digne des républiques anciennes!»
Quelques mois après, Paris résolut de célébrer l'anniversaire du 14 juillet par une fédération nationale: l'Assemblée approuva le projet de cette fête, et tous les départements y furent convoqués. Le Champ-de-Mars avait été choisi pour cette solennité, et, comme il n'était alors qu'une plaine fangeuse, des travaux furent entrepris pour le niveler et l'assainir; mais les ouvriers étant insuffisants pour cette opération, toute la population se porta à leur aide comme à une fête civique: districts, milices, corporations, prêtres, nobles et grandes dames s'empressèrent à manier la pelle, à traîner la brouette, et en quelques jours le champ fut prêt.
Le 14 juillet, les fédérés des 83 départements, les députés de l'armée, la garde nationale, l'Assemblée et la municipalité partirent de la Bastille, traversèrent Paris et trouvèrent le Champ-de-Mars occupé par deux cent mille spectateurs qui bravaient la pluie en chantant et en dansant. Une messe fut célébrée par l'évêque (p.129) d'Autun, assisté de trois cents prêtres, sur un autel dressé en plein air et qui prit le nom d'autel de la patrie; les bannières des 83 départements furent bénies et un Te Deum chanté. Alors La Fayette monta à l'autel, et, au nom de la garde nationale, prononça le serment civique; le roi et le président de l'Assemblée le répétèrent, et quarante pièces de canon, cent musiques militaires, les acclamations de trois cent mille hommes, «qui faisaient trembler le ciel et la terre,» y répondirent. Ce fut la plus belle fête de la révolution: le soir, on dansa sur les ruines de la Bastille, et, pendant un mois, les Parisiens fêtèrent dans des banquets, des bals, des spectacles, leurs frères des départements.
Huit mois après cette grande journée, Paris eut une solennité d'un autre genre et y montra le même enthousiasme: Mirabeau mourut (3 avril 1791). Le peuple qui, pendant les trois jours de sa maladie, s'était porté en foule autour de sa demeure, fit fermer les magasins, les ateliers, les théâtres, et demanda que des honneurs extraordinaires fussent rendus au grand orateur de la révolution. L'Assemblée décréta que ses restes seraient portés à l'église Sainte-Geneviève, transformée en Panthéon pour la sépulture des grands hommes. Toutes les autorités, la garde nationale, les clubs, les corporations, le peuple entier assistèrent à ces funérailles, qui furent célébrées avec la pompe la plus majestueuse. Le cortége partit de la rue de la Chaussé-d'Antin, où demeurait Mirabeau, et s'arrêta à l'église Saint-Eustache: là, Cérutti prononça un discours funèbre qui fut suivi, selon l'usage de la garde nationale, d'une salve de dix mille coups de fusil tirée dans l'église même. De là, on se dirigea à travers les Halles et la rue Saint-Jacques vers la vieille église Sainte-Geneviève, où l'on déposa le corps entre ceux de Descartes et de Soufflot, en attendant que le Panthéon fût achevé. Paris porta le deuil de Mirabeau pendant huit jours.
Trois mois après (11 juillet 1791), les mêmes honneurs furent (p.130) rendus aux cendres de Voltaire, mais avec une pompe encore plus théâtrale. Ce fut la première de ces cérémonies imitées de l'antiquité, d'où le culte catholique se trouvait banni, et qui furent si communes pendant la révolution: char, musique, costumes, emblèmes, tout semblait emprunté aux Grecs et aux Romains. Le cortége partit des ruines de la Bastille, suivit les boulevards, stationna devant l'Opéra (théâtre de la porte Saint-Martin), passa par la place Louis XV, devant les Tuileries, sur le Pont-Royal, s'arrêta sur le quai des Théatins, devant la maison où Voltaire était mort et où se trouvait la nièce du grand homme avec les filles de Calas. De là, il stationna encore devant le Théâtre-Français (Odéon), où les comédiens lui firent de nouveaux honneurs, et enfin il arriva au Panthéon. Les Parisiens assistèrent à cette fête symbolique, ou, comme disaient les royalistes, «à cette parodie païenne d'une béatification,» avec autant d'enthousiasme que de gravité. Dans les circonstances où l'on se trouvait, l'apothéose de Voltaire était un événement politique: en effet, à cette époque, Louis XVI avait essayé de s'enfuir, et, captif dans les Tuileries, il attendait de l'Assemblée nationale ou son rétablissement ou sa déchéance.
Dans la nuit du 20 au 21 juin, le roi et sa famille, étant sortis secrètement des Tuileries, avaient gagné à pied le quai des Théatins, où les attendaient deux voitures bourgeoises, et de là la porte Saint-Martin, où ils montèrent dans leur voiture de voyage. Ils se dirigèrent sur Montmédy pour chercher un asile dans l'armée de Bouillé. A la première nouvelle de cette fuite, la municipalité fit tirer le canon d'alarme; la garde nationale se rassembla; les clubs et les sections se mirent en permanence; les bonnets de laine et les piques descendirent dans les rues; les noms de roi, de reine, de Louis, de Bourbon furent effacés sur toutes les enseignes et les (p.131) tableaux des boutiques, avec les couronnes et les armoiries royales. Mais, l'Assemblée ayant pris rapidement les mesures les plus énergiques pour concentrer entre ses mains tous les pouvoirs, la ville retrouva bientôt son calme: «les ouvriers s'occupèrent de leurs travaux, les affaires s'expédièrent avec la célérité ordinaire, les spectacles jouèrent comme de coutume, et Paris et la France apprirent par cette expérience, devenue si funeste à la royauté, que presque toujours le monarque est étranger au gouvernement qui existe sous son nom[84].»
Cependant, la famille royale avait été arrêtée à Varennes et revenait à Paris escortée par plus de cent mille hommes. Elle arriva vers le soir à la barrière Saint-Martin, suivit les boulevards extérieurs jusqu'à la barrière de Neuilly et entra par les Champs-Élysées pour gagner les Tuileries sans traverser les rues populeuses de la ville. La multitude s'était portée à sa rencontre, gardant un silence menaçant, et elle couvrait toute la route; les Champs-Élysées paraissaient hérissés de baïonnettes; la voiture allait au pas, enveloppée et protégée par un bataillon carré de trente hommes de profondeur. «Ce n'était pas une marche triomphale, dit un journal, c'était le convoi de la monarchie.» A la porte des Tuileries, la fureur du peuple éclata, et la garde nationale parvint avec peine à garantir de ses outrages la famille royale.
L'Assemblée suspendit le roi de son pouvoir jusqu'à l'achèvement de la Constitution. Mais le parti républicain voulait la déchéance du monarque, et, pendant la discussion élevée à ce sujet, il tint tout Paris en rumeurs et en alarmes: la multitude enveloppait la salle du Manége, insultait les députés, menaçait d'attaquer les Tuileries; et quand le décret fut prononcé, les attroupements devinrent si alarmants que, le 16 juillet, l'Assemblée ordonna à la municipalité «de réprimer le désordre par tous les moyens que la loi mettait en son (p.132) pouvoir.» Le lendemain, la municipalité convoqua toute la garde nationale et lui fit occuper les principales places; mais les clubs ayant excité le peuple à signer une pétition pour la déchéance du roi, une grande foule se rendit au Champ-de-Mars: elle n'avait pas d'armes et se trouvait composée principalement d'oisifs, de curieux, de femmes, d'enfants. Cette foule signait la pétition sur l'autel de la patrie quand des patrouilles de garde nationale arrivèrent pour dissiper le rassemblement: elles furent accueillies par des injures, des pierres, et même un coup de pistolet tiré sur La Fayette. Alors la municipalité résolut de proclamer la loi martiale; elle se mit en marche avec le drapeau rouge déployé, huit canons, douze cents hommes, de la cavalerie, un appareil formidable. L'entrée dans le Champ-de-Mars se fit par trois détachements et trois côtés pour envelopper la multitude; mais, à la vue du drapeau rouge, des cris de fureur éclatèrent; des pierres furent lancées; la garde nationale, sans faire de sommations, tira en l'air; la foule se précipita vers l'autel de la patrie, et de là redoubla ses cris et ses pierres. Alors deux des trois détachements firent feu, et une centaine de malheureux tombèrent tués ou blessés; tout le reste s'enfuit et s'en alla porter la consternation dans la plupart des quartiers en essayant de les soulever: mais nul ne bougea. Le drapeau rouge resta déployé à l'Hôtel-de-Ville jusqu'au 7 août.
Cette répression si précipitée d'une émeute peu redoutable, d'un rassemblement qui se serait dissipé de lui-même, eut les plus funestes suites. Le peuple en garda un profond ressentiment: il ne la pardonna jamais à la bourgeoisie; pour lui, La Fayette, Bailly et les exécuteurs du 17 juillet ne furent que des assassins; l'uniforme de la garde nationale lui devint odieux; il appela le terrain de la fédération «le champ du massacre.»
Cependant la Constitution était terminée: elle fut proclamée en (p.133) grande pompe sur les principales places de Paris, promenée au Champ-de-Mars, déposée au bruit du canon sur l'autel de la patrie; mais l'enthousiasme populaire avait été éteint dans le sang du 17 juillet, et le roi, ainsi que l'Assemblée nationale, ne furent accueillis à cette fête qu'avec froideur et même des injures.
Des élections nouvelles avaient été faites. D'après la Constitution, le droit électoral n'appartenait qu'aux citoyens actifs, c'est-à-dire payant une contribution de trois journées de travail, et ces citoyens actifs choisissaient des électeurs parmi ceux qui payaient une contribution de cent cinquante à deux cents journées: la multitude pauvre n'eut donc aucune part à ces élections, et ce fut pour elle un grand motif de réprobation contre la Constitution; aussi, les élections de Paris n'envoyèrent à la nouvelle Assemblée que des hommes de la bourgeoisie[85]. Bailly et La Fayette donnèrent leur démission: le premier fut remplacé par Pétion, l'un des chefs du (p.134) parti girondin, qui devint l'idole du peuple; le second ne fut pas remplacé; chacun des six chefs de division commanda la garde nationale à tour de rôle pendant un mois.
§ V.
Paris sous l'Assemblée législative.--Fête des soldats de
Châteauvieux.--Journée du 20 juin.
L'Assemblée législative commence sa session (1er octobre 1791). Les émigrés ayant sollicité les rois absolus d'étouffer la révolution par la force des armes, la guerre est déclarée (20 avril 1792), aux applaudissements de tous les patriotes, à la grande joie des Parisiens, dont l'ardeur révolutionnaire ne s'est pas ralentie.
La multitude avait été écartée de la garde nationale, dont les rangs n'étaient ouverts qu'aux citoyens actifs: au premier bruit de guerre, elle s'arme de piques, et, malgré les ordres de la municipalité, elle s'organise en compagnies désordonnées, qui font la loi dans les rues; son bonnet de laine rouge, cette coiffure du pauvre si méprisée des chapeaux à cornes et des perruques poudrées, devient tout à coup un emblème patriotique, et dans les clubs, les théâtres, les promenades, les Jacobins le portent comme le bonnet de la liberté; enfin, ce nom hideux de sans-culottes que les habits de satin et les talons rouges avaient donné à la foule déguenillée des faubourgs, devient un titre révolutionnaire: les parias de l'ancien régime s'en font gloire et le jettent comme un cri de guerre et de vengeance à leurs ennemis. «De quels succès, dit le journal de Prudhomme, les contre-révolutionnaires peuvent-ils se flatter contre un peuple à qui tout sert, qui fait armes de tout pour défendre sa liberté? Avec l'air Ça ira! on le mènerait au bout du monde, à travers les armées combinées de l'Europe; paré d'un nœud de rubans aux trois couleurs, il oublie ses plus (p.135) chers intérêts pour ne s'occuper que de la chose publique, et quitte gaiement ses foyers pour aller aux frontières. La vue d'un bonnet rouge de laine le transporte, parce qu'on lui a dit que ce bonnet était en Grèce, à Rome le signe de ralliement de tous les ennemis du despotisme. Enfin, le peuple commence à se compter et à se dire: Vingt-quatre mille hommes bien vêtus auront dorénavant mauvaise grâce à parler de la loi martiale devant trois cent mille hommes sans uniformes, mais armés.»
Ces dispositions du peuple apparurent dans la fête de la liberté, donnée à l'occasion des soldats de Châteauvieux. Deux ans auparavant, ce régiment suisse, s'étant mis en rébellion à Nancy, avait engagé une bataille terrible contre la garde nationale des départements voisins: quarante des chefs de la révolte furent condamnés aux galères, et ils venaient d'être amnistiés par l'Assemblée constituante. Ils arrivèrent à Paris, et les Jacobins, en haine de la garde nationale et de l'aristocratie bourgeoise, les promenèrent processionnellement de la Bastille au Champ-de-Mars par les boulevards, avec les symboles antiques et modernes que la révolution avait mis en usage, étendards aux inscriptions démagogiques, bustes de Voltaire et de Rousseau, tables de la déclaration des droits, images sculptées de la Bastille, fers des condamnés tressés de fleurs, enfin un char, portant une statue de la Liberté, traîné par vingt chevaux démocrates. Les autorités ne prirent aucune part à cette fête; la garde nationale se tint en réserve dans ses postes; l'ordre, néanmoins, ne fut pas troublé. «Le peuple se rangea, s'aligna, à la vue d'un épi de blé qui lui fut présenté en guise de baïonnette, depuis la Bastille jusqu'au Champ-de-Mars.» Aussi les journaux révolutionnaires s'écrièrent: «Ils ont appris à connaître le peuple de Paris, à le respecter, à l'admirer, les administrateurs ineptes du directoire, les officiers de l'état-major de la garde parisienne, cette cour envieuse et (p.136) scélérate avec tous les agents qu'elle tient à sa solde! Bon peuple de Paris, cette journée te vaudra l'honneur de servir de modèle au reste de la France et aux autres nations. Persévérance et courage!»
Les constitutionnels répondirent à la fête donnée aux soldats de Châteauvieux par une pompe funéraire célébrée en l'honneur de Simonneau, maire d'Étampes, assassiné dans une émeute. Le peuple à son tour s'en tint éloigné. Cette lutte à coups de fêtes et de costumes présageait de sanglants événements.
La guerre était commencée; mais dès les premières hostilités, nos armées avaient éprouvé un échec. Aussitôt les Parisiens crièrent à la trahison et demandèrent des mesures de rigueur contre les prêtres réfractaires et les émigrés. L'assemblée décréta ces mesures et ordonna la formation d'un camp de vingt mille hommes sous Paris. Le roi refusa de sanctionner ces décrets: alors les Jacobins résolurent de l'y contraindre par la force et soulevèrent le peuple.
Le 20 juin, les bataillons des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se réunissent près de la Bastille et sont grossis des compagnies de piques et d'une foule immense, avec ou sans armes, mêlée de femmes et d'enfants. Certains de l'approbation secrète de Pétion et dédaignant les ordres de la municipalité, ils se mettent en marche par les boulevards et la rue Saint-Honoré, ayant à leur tête les tables de la déclaration des droits, escortées par des canons, et pénètrent dans la salle de l'Assemblée pour lui présenter une pétition contre le pouvoir exécutif «au nom de la nation, qui a les yeux fixés sur Paris.»
Le cortége, composé de vingt-cinq à trente mille personnes, offrait le plus étrange comme le plus alarmant des spectacles: c'était à la fois une fête populaire et un commencement d'insurrection. On voyait pêle-mêle des femmes et des enfants ayant ou des armes, ou des (p.137) rameaux verts, ou des bouquets de fleurs; des hommes demi-nus, en sabots, avec des piques, des haches, des bâtons, des broches, des couteaux, portant des culottes déchirées pour bannières; des gardes nationaux avec ou sans uniformes, ayant au bout de leurs fusils des inscriptions menaçantes. Tous, en défilant devant l'Assemblée silencieuse et confuse, chantaient et criaient: Vive la nation! A bas le veto! Vivent les sans-culottes! A bas les prêtres! Les aristocrates à la lanterne!
De la salle du Manége les insurgés suivirent la terrasse des Feuillants[86] et continuèrent à défiler le long de la façade du château, devant lequel étaient rangés dix bataillons de garde nationale. Quatorze autres bataillons étaient dans le château, les cours et la place du Carrousel. La foule sortit du jardin par la porte du Pont-Royal. La garde nationale résista encore; mais les officiers municipaux firent ouvrir les portes, et le peuple envahissant le Carrousel, s'entassa à la porte de la cour royale. La garde nationale résista encore; mais les officiers municipaux ayant fait ouvrir cette porte, la foule se précipita dans la cour, entra dans le château et monta une pièce de canon dans les appartements.
Le roi, voyant que les portes intérieures allaient être enfoncées, ordonna de les ouvrir et faillit être écrasé par la cohue. Protégé par quelques gardes nationaux, il monta sur une table, et, pendant deux heures, il résista aux demandes, aux insultes, aux cris de la foule qui augmentait sans cesse, mais dont une grande partie n'était qu'égarée, entraînée ou même amenée par la curiosité; enfin, Pétion arriva, harangua le peuple et l'engagea à se retirer. Les appartements furent ouverts, et la multitude y défila avec tumulte, mais sans excès, saluant même la reine qui s'était établie dans une salle avec ses enfants pour diviser la masse populaire et favoriser l'évacuation du château.
Cette journée excita l'indignation du parti constitutionnel: (p.138) Pétion fut suspendu de ses fonctions; la bourgeoisie parisienne, dans une pétition qui portait huit mille signatures, demanda à l'Assemblée la punition des chefs de l'insurrection; La Fayette, qui commandait l'armée de la Meuse, accourut à Paris pour en finir avec les Jacobins par la force; mais il sollicita vainement la garde nationale de marcher sur le club: il ne put réunir cent hommes, et s'en alla désespéré. Plusieurs sections proposèrent de le mettre en accusation; toutes redemandèrent leur vertueux maire.
La majorité de la population était pourtant satisfaite de la Constitution, favorable au roi, pleine de haine contre les démagogues; mais, comme elle se défiait en même temps de la cour, de ses projets de contre-révolution, de ses intelligences avec l'étranger, elle restait immobile, incertaine, divisée, et laissait agir le parti jacobin, qui voulait conjurer le danger extérieur par le renversement de Louis XVI.
§ VI.
Déclaration de la patrie en danger.--Révolution du 10 août.
Cependant les Prussiens approchaient de nos frontières. Un camp de réserve avait été formé à Soissons pour recevoir les volontaires des départements; trois bataillons furent organisés à Paris, forts ensemble de seize cents hommes, et sortirent de la ville les 11, 20 et 22 juillet. Le 11 juillet, l'Assemblée déclara la patrie en danger, et, le 22, elle ordonna la levée de cent mille volontaires des gardes nationales. Le même jour, la municipalité proclama le décret du danger de la patrie sur toutes les places publiques, avec une pompe imposante et sévère. Toute la garde nationale était sur pied; le canon d'alarme tirait de moment en moment; les officiers municipaux allaient dans les principales rues, au bruit de l'artillerie et de la musique, lire le décret et déployer la bannière où était inscrit: Citoyens, la (p.139) patrie est en danger! Huit amphithéâtres avaient été dressés à la place Royale, au parvis Notre-Dame, à la place Dauphine, à l'Estrapade, à la place Maubert, devant le Théâtre Français (Odéon), devant le Théâtre-Italien (salle Favart) et au carré Saint-Martin. Sur chacun de ces amphithéâtres était une tente couverte de guirlandes, chargée de couronnes civiques et flanquée de deux piques avec le bonnet de la liberté; le drapeau de la section était planté sur le devant et flottait au-dessus d'une table posée sur deux caisses de tambour; trois officiers municipaux et six notaires recevaient à cette table les enrôlements; sur les côtés étaient des faisceaux de drapeaux, et sur le devant les volontaires formaient un cercle renfermant deux pièces de canon et la musique. Cette cérémonie excita un grand enthousiasme: des rangs de la garde nationale et de la multitude sortaient à chaque instant des jeunes gens pleins d'ardeur qui allaient se faire inscrire au registre patriotique; puis ils descendaient de l'estrade en criant: Vive la nation! au bruit de la musique, au milieu des acclamations des assistants et des embrassements des femmes, qui les couronnaient de fleurs.
Le contingent de Paris, ou plutôt du département, était de dix-sept bataillons de cinq à six cents hommes, en y comprenant les trois qui étaient au camp de Soissons. Pendant la première semaine, il y eut mille à douze cents inscriptions par jour, et, en moins de trois semaines, trente-quatre bataillons, au lieu de dix-sept, étaient au complet; mais ils ne purent être organisés que quinze jours après et ne partirent qu'au commencement de septembre.
La déclaration du danger de la patrie exalta les sentiments révolutionnaires des Parisiens et les remplit d'indignation contre le monarque qui avait appelé les étrangers à sa délivrance. Pendant quinze jours, la ville fut dans des alarmes et des agitations continuelles, et les journaux jacobins ne cessèrent de la pousser (p.140) à se débarrasser de la royauté par une insurrection. «Puisque Paris, disait Prudhomme, a donné le premier exemple aux villes de l'empire, puisque, par l'immensité de sa population et de ses ressources, cette grande cité a continué d'être le principal foyer de la révolution, peuple de Paris, lève-toi tout entier, point de demi-mesures!...» Les décrets de l'Assemblée tendirent à enlever à la cour tous ses moyens de défense, et, au contraire, à créer une armée à l'insurrection qui se préparait: ainsi, on ne laissa à Paris d'autres troupes de ligne qu'un régiment suisse; on forma pour la garde des prisons, des tribunaux et la police générale une gendarmerie spéciale composée presque entièrement d'anciens gardes-françaises; on décréta que les citoyens non inscrits dans la garde nationale ne devaient pas moins le service tant que la patrie serait en danger, et l'on ordonna de les armer de piques, à défaut de fusils. Cette garde fut alors composée de cent vingt mille hommes, mais il n'y en avait pas vingt-cinq mille habillés et équipés[87].
Une nouvelle révolution était imminente, et les Jacobins la préparèrent presque ouvertement. Danton, président du club des Cordeliers, en traça le plan; Pétion et le conseil général de la commune promirent leur coopération; le noyau de l'armée révolutionnaire devait être un corps de fédérés marseillais et bretons récemment arrivés à Paris; mais on était certain du concours de la multitude. L'insurrection fut précipitée par le manifeste du duc de Brunswick qui dévoilait si maladroitement les intelligences de la cour avec l'étranger, et le renversement du trône fut la réponse des (p.141) Parisiens à cette insolente agression.
Le 5 août, la section des Quinze-Vingts, qui ordinairement donnait le mouvement aux autres, arrête que «si l'Assemblée législative n'a pas prononcé, le 9, la déchéance du roi, à minuit le tocsin sonnera, la générale battra et tout se lèvera à la fois.» Quarante-six sections adhèrent à cet arrêté, et l'une d'elles, la section Mauconseil, proclame d'elle-même la déchéance. Le 10, à minuit, les fédérés, au nombre de mille, sont en armes; les sections ont nommé des commissaires «pour se réunir à la commune, y remplacer de gré ou de force le conseil général et sauver la patrie;» trois corps d'insurgés, composés de gardes nationaux, d'hommes à piques, même de gens sans armes, commencent à se former au faubourg Saint-Antoine, au faubourg Saint-Marceau, aux Cordeliers; le tocsin et le tambour retentissent dans tous les quartiers, et l'insurrection se met en marche.
Cependant, la cour avait fait ses dispositions pour la repousser: la garde nationale, convoquée à la défense des Tuileries, remplissait le jardin de ses bataillons; le commandant général, Mandat, avait mis un bataillon à la Grève, de l'artillerie au Pont-Neuf, de la gendarmerie au Louvre, pour prendre en queue et en flanc la colonne du faubourg Saint-Antoine et l'empêcher de se joindre aux deux autres. Mais les commissaires des sections s'emparent sans résistance de l'Hôtel-de-Ville, se constituent en commune insurrectionnelle et éloignent sur le champ le bataillon de la Grève et l'artillerie du Pont-Neuf; ils mandent à leur barre Mandat, qui est décrété d'accusation et assassiné sur les marches de l'hôtel; ils nomment commandant général Santerre, qui est à la tête de la colonne du faubourg Saint-Antoine. Alors les trois corps d'insurgés se réunissent sur les quais et se dirigent vers les Tuileries par les deux rives de la Seine et les rues voisines du Louvre, pendant que le désordre se met dans les rangs des défenseurs du château: les canonniers (p.142) placés dans les cours tournent leurs pièces ou les mettent hors de service; les bataillons postés dans le jardin, après une revue du roi, se dispersent ou vont se réunir aux insurgés; deux seulement, les bataillons des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas, déjà signalés par leur ardeur royaliste, restent à la défense des Tuileries avec douze cents Suisses et cinq cents gentilshommes.
A huit heures du matin, l'avant garde de l'insurrection, composée d'hommes à piques et de fédérés, arrive en tumulte dans le Carrousel, enfonce les portes de la cour royale et pénètre sans résistance jusqu'au vestibule et au grand escalier; là étaient massés les Suisses, avec lesquels ils parlementent. Cependant le roi, à l'approche de la foule, avait quitté le château et s'était retiré dans l'Assemblée avec sa famille, escorté par la garde nationale, au milieu des cris du peuple qui avait déjà envahi la terrasse des Feuillants. Il y était à peine arrivé que le combat s'engage entre les Suisses et la multitude, qui, frappée à bout portant de l'escalier, des fenêtres, des corps de logis de la cour royale, s'enfuit en couvrant le sol de ses morts et en criant à la trahison. Les Suisses sortent en deux colonnes et balayent en un clin d'œil le Carrousel et les rues voisines; le château se croit victorieux; ses défenseurs se disposent à marcher sur l'Assemblée, et celle-ci était résolue à mourir à son poste, lorsque le corps d'armée des insurgés, recueillant les fuyards, débouche par le Louvre, les guichets, le Pont-Royal, avec des cris de vengeance et de fureur. Aussitôt il décharge ses canons sur les Suisses, les repousse de la place, se précipite dans les cours, malgré le feu qui part de toutes les croisées, et incendie les corps de logis de la cour royale; mais ce n'est qu'après trois heures de combat, et lorsqu'une colonne, s'emparant de la terrasse du bord de l'eau, eut attaqué le château par le jardin, qu'il envahit les Tuileries. Les Suisses se retirent en bon ordre par le jardin, la place Louis XV, (p.143) les Champs-Élysées, tombant un à un, défendant le terrain pied à pied contre des masses d'assaillants, et ils ne sont complétement dispersés que par les canons du faubourg Saint-Marceau qui les prennent en flanc du côté du pont Louis XVI. A midi, la multitude avait dévasté le château, et elle se précipita dans l'Assemblée, apportant des armes, des bijoux, des meubles, amenant des prisonniers, demandant la déchéance du roi et la punition «des traîtres qui avaient assassiné le peuple.» L'Assemblée décréta la suspension du pouvoir exécutif, la translation de la famille royale au Luxembourg et la convocation d'une Convention nationale.
«Quel spectacle offrait Paris et surtout le lieu de la scène vers le soir de la journée du 10 août! Tous les travaux interrompus, le commerce suspendu, les ateliers déserts, toutes les rues hérissées d'armes, tous les regards, tous les pas dirigés sur le château des Tuileries, qu'indiquaient assez de longs torrents de fumée. Le Carrousel était comme une fournaise ardente; pour entrer au château, il fallait traverser deux corps de logis incendiés, et on ne pouvait le faire sans passer sur une poutre enflammée ou sans marcher sur un cadavre. La façade du palais était criblée de haut en bas par les canons nationaux; dans le vestibule, l'escalier, la chapelle, les appartements, rien de plus hideux, de plus horrible; les murailles teintes de sang, couvertes de lambeaux, de membres d'hommes, de tronçons d'armes, un pan du manteau royal distribué à qui voulait s'en souiller les mains, des débris de meubles et de bouteilles, et partout des cadavres. La porte du château donnant sur la terrasse était obstruée par des monceaux d'autres cadavres; toutes les allées du jardin en étaient jonchées de même: on trouvait des cadavres au pied des arbres, au bas des statues de marbre et recouverts par l'herbe et les fleurs du parterre. Au pont Tournant, comme pour donner la dernière touche à cette image effroyable, la caserne de bois des (p.144) Suisses brûlait, et sa flamme sinistre éclairait cinq ou six voitures qu'on chargeait de morts sur la place Louis XV [88].»
Il y eut deux mille hommes tués dans cette bataille, dont douze à treize cents Parisiens: aussi la population se regarda-t-elle comme ayant été décimée par la trahison de la cour, et, dès ce moment, il y eut dans la multitude la pensée de venger ce qu'elle appelait le massacre du 10 août par l'extermination des royalistes.
§ VII.
Domination de la Commune de Paris.--Massacres de septembre.--Départ
des bataillons de volontaires.
Pendant les quarante jours qui suivirent le 10 août, Paris fut dans l'anarchie la plus complète: c'était la multitude ignorante, brutale, sanguinaire qui venait de remporter la victoire; ce fut elle qui domina dans la commune insurrectionnelle, composée presque entièrement de gens sans instruction et sans probité. Alors commença le règne de cette fameuse Commune, qui, usurpant tous les pouvoirs, domina pendant deux ans la représentation nationale, Paris et la France, qui déshonora la révolution par ses crimes, qui précipita violemment sa marche, qui ne tomba que lorsque s'arrêta la révolution elle-même! Pendant les premiers temps de sa puissance, elle siégeait nuit et jour et rendait en vingt-quatre heures deux cents arrêtés. Elle envoya Louis XVI et sa famille dans la tour du Temple et les fit garder avec la plus grande rigueur. Elle fit enterrer les victimes du 10 août «sans les momeries sacerdotales, inutiles à la mémoires d'hommes libres, qui ne reconnaissent d'autre dieu que la liberté et d'autre culte que celui de l'égalité.» Elle ordonna la destruction des statues des rois, des monuments et des emblèmes «qui rappelaient au (p.145) peuple les temps de l'esclavage sous lequel il avait gémi;» et alors furent renversées la statue de Louis XIII à la place Royale, celles de Louis XIV à la place Vendôme, de Louis XV à la place qui prit le nom de la Révolution, et même celle de Henri IV, jadis si populaire. Elle fit casser le directoire du département, accusé de royalisme, suspendre les six tribunaux de Paris, dissoudre les bataillons des Filles-Saint-Thomas et des Petits-Pères, bouleverser la garde nationale par le décret du 18 août, décret qui donna à cette garde le nom de sections armées, abolit les compagnies de grenadiers et de chasseurs, composées de gens riches, et fit entrer pêle-mêle dans les compagnies tous les citoyens avec ou sans uniformes, avec ou sans armes, ce qui mit Paris sous la domination des piques et des sans-culottes. Elle institua un comité de surveillance, qui eut la police de Paris, exerça réellement la dictature la plus tyrannique et domina la Convention elle-même. Elle força l'Assemblée à créer un tribunal révolutionnaire, dont les membres furent élus par les sections, qui jugeait sans appel et envoya à l'échafaud, dressé en face des Tuileries encore fumantes et ensanglantées, vingt-deux royalistes ou conspirateurs du 10 août. Enfin, quand le danger extérieur s'aggrava, quand les Prussiens eurent passé la frontière et pris Longwi, elle décréta qu'il serait formé un camp à Montmartre, que les cloches seraient converties en canons, les fers des grilles en piques, l'argenterie des églises en monnaie; que des visites domiciliaires seraient faites pour découvrir les armes, arrêter les suspects et enchaîner les conspirateurs. En effet, du 29 au 30 août, les barrières furent fermées, la Seine barrée, les voitures arrêtées, les rues désertes, et, à une heure du matin, les commissaires de la commune, assistés des sections armées, firent leurs visites. Tout citoyen trouvé hors de son domicile fut réputé suspect, et l'on jeta ainsi dans les prisons cinq à six mille individus; nobles, prêtres (p.146) réfractaires, gens de l'ancienne cour, officiers de la garde nationale, etc.
Le comité de surveillance, où régnait Marat, voyant le nombre des prisonniers et croyant ou feignant de croire qu'un nouveau succès des Prussiens exciterait une insurrection royaliste, résolut de faire une Saint-Barthélémy dans les prisons. C'était la pensée féroce de la multitude, qui, voyant partout des traîtres, était dans une exaltation poussée jusqu'à la rage et ne demandait que la mort de ses ennemis. On ne parlait que des projets de vengeance des royalistes; on répandait le bruit qu'une armée entière de nobles et d'anciens gardes du roi était prête à égorger les patriotes; on ajoutait que le plan des rois du Nord était d'exterminer toute la population parisienne. «Qu'ils viennent, disait un des orateurs populaires à l'Assemblée, qu'ils viennent relever les murs de la Bastille, ces brigands du Nord, ces anthropophages couronnés. Si la victoire trahit notre cause, les torches sont prêtes... Ils ne trouveront que des cendres à recueillir et des ossements à dévorer!» Enfin, dans le comité de défense de l'Assemblée, on agita la question d'abandonner Paris; mais Danton: «La France est dans Paris, dit-il; si vous abandonnez la capitale à l'étranger, vous lui livrez la France... Il faut nous maintenir ici par tous les moyens et nous sauver par l'audace... Il faut... (et avec un geste effrayant) il faut faire peur aux royalistes!...»
Paris, menacé de ruine par l'étranger, en proie à l'anarchie, dominé, égaré par quelques hommes sanguinaires, était alors fou de terreur et de haine et présentait dans toutes ses parties le spectacle le plus terrible: des troupes de volontaires partant pour l'armée, des bandes d'ouvriers allant travailler au camp de Montmartre; les femmes fabriquant dans les églises des habits et des tentes; des orateurs populaires semant l'alarme dans les rues; les places publiques occupées par des théâtres d'enrôlement; les barrières fermées; des (p.147) hommes armés, des canons, des patrouilles, des postes partout. Tout à coup, le 2 septembre (c'était un dimanche), le bruit se répand que Verdun est pris, que les Prussiens marchent sur Paris, que les royalistes s'agitent dans leurs hôtels et les prisons pour leur livrer la ville. La Commune fait placarder des affiches menaçantes; deux sections (Poissonnière et Luxembourg) décrètent de massacrer les prisonniers; on tire le canon d'alarme; on sonne le tocsin; on arbore le drapeau noir sur les tours Notre-Dame; toute la population semble frappée de terreur ou de vertige: «Courons aux prisons! ce cri terrible, raconte un témoin, retentit à l'instant d'une manière spontanée, unanime, universelle, dans les rues, dans les places publiques, dans tous les rassemblements, enfin dans l'Assemblée nationale même: qu'il ne reste pas un seul de nos ennemis vivants pour se réjouir de nos revers et frapper nos femmes et nos enfants[89].» Alors des rassemblements se forment autour des prisons, principalement autour de celle de l'Abbaye, où l'on amenait vingt-quatre prêtres; deux ou trois cents hommes, la plupart, dit-on, ouvriers ou gens de boutique des rues voisines, excités par les satellites du comité de surveillance, se jettent sur ces vingt-quatre prêtres et les massacrent; puis, enivrés de leur crime, ils courent aux Carmes et à Saint-Firmin, et égorgent dans ces deux prisons deux cent quarante-quatre prêtres. Ils reviennent à l'Abbaye et tuent encore soixante-quatre Suisses ou gardes du roi; puis ils forment un tribunal présidé par un huissier du faubourg Saint-Antoine, Maillard, l'un des assaillants de la Bastille, le général des femmes du 5 octobre, et ils y font comparaître cent six prisonniers: quarante-cinq sont «mis en liberté par jugement du peuple;» les autres «condamnés à mort et exécutés sur-le-champ [90].» Un des membres de la commune, (p.148) Billaud-Varennes, encourage les meurtriers, leur fait distribuer des vivres, promet à chacun 24 liv. «pour son travail.»
Les assassins, les jours suivants, au nombre de quatre cents au plus, se partagent par petites bandes et se portent à toutes les prisons, où ils tuent non-seulement les prisonniers politiques, mais les détenus ordinaires qui s'y trouvaient: à la Force, on forma un tribunal comme à l'Abbaye, et, sur 375 prisonniers, 167 périrent; au Châtelet, on tua 189 voleurs ou faussaires; aux Bernardins, 60 forçats; à la Salpêtrière, 30 filles publiques; à Bicêtre, des fous, des employés, des enfants. «C'était un épurement, disaient les meurtriers, c'était le peuple-Hercule nettoyant les écuries d'Augias.» Le massacre était devenu un spectacle, une jouissance; une foule sanguinaire faisait cercle autour des victimes, applaudissait aux assassins, et, à la Force, les profanations les plus sauvages furent commises sur le cadavre de la princesse de Lamballe. Il y eut, dit-on, près de mille victimes qu'on jeta dans des charrettes et qu'on porta tout à découvert au cimetière de Clamart. Paris resta immobile pendant ce long crime, et trois à quatre cents assassins, la plupart ivres, parcoururent ses rues pendant quatre jours sans qu'une main se levât contre eux! Santerre, complice du comité de surveillance, refusa de convoquer la garde nationale; le maire Pétion courut à la Force et vit son pouvoir méconnu; le ministre Roland fut menacé du sort des royalistes; enfin, l'Assemblée, terrifiée après une vaine tentative, se tint dans un lâche silence!
Le comité de surveillance avoua hautement qu'il avait ordonné le massacre; sa puissance ou la terreur qu'il inspirait s'en trouva augmentée, et alors il se livra à tous les excès. Ses membres dévastèrent les propriétés nationales, dilapidèrent les fonds publics, contribuèrent au pillage du garde-meuble; ils s'emparèrent des richesses des églises, du mobilier des émigrés, des dépouilles des (p.149) victimes de septembre; ils désorganisèrent la police ordinaire, laissèrent la force publique sans action: alors les voleurs eurent libre carrière, et l'on en vit dans les promenades arrachant les bijoux des femmes, pour en faire, disaient-ils, un don à la patrie. Paris parut retombé dans l'état sauvage, et, comme au moyen-âge, les habitants de quelques sections se confédérèrent pour se garantir mutuellement leurs biens et leur vie. «Commune active, mais despote, disait Roland à l'Assemblée, peuple excellent, mais dont une partie saine est intimidée ou contrainte, tandis que l'autre est travaillée par les flatteurs et enflammée par la calomnie; confusion de pouvoirs, mépris des autorités, force publique faible ou nulle par un mauvais commandement, voilà Paris!» «Et les Parisiens osent se dire libres! s'écriait l'intrépide, l'éloquent Vergniaud; ils ne sont plus esclaves, il est vrai, des tyrans couronnés, mais ils le sont des hommes les plus vils, des plus détestables scélérats!»
C'est au milieu de cette anarchie que se fit le départ des bataillons de volontaires parisiens, au nombre de trente et un, forts chacun de cinq à six cents hommes, et formant, avec les trois bataillons partis en juillet, un effectif de dix-huit mille combattants. Leur organisation avait été retardée, avant le 10 août, par la tiédeur ou l'incurie du pouvoir exécutif, après le 10 août, par le désordre général de l'administration; mais, à la nouvelle de la prise de Longwi, leur départ fut précipité; il commença le 1er septembre et continua les jours suivants, au milieu du massacre des prisons et sans qu'aucun d'eux détournât ses regards sur les victimes royalistes[91]. L'exaltation révolutionnaire étouffait-elle donc tout sentiment (p.150) de pitié dans ces bataillons qui n'étaient pas uniquement composés de tailleurs et de savetiers, ainsi que le disaient les émigrés, mais de la jeunesse bourgeoise la plus éclairée [92]? Ils partirent pour la croisade révolutionnaire pleins d'un sombre enthousiasme, d'une allégresse fiévreuse, aux chants de la Marseillaise et du Ça ira, accompagnés par la musique des sections, au milieu de la foule qui criait: Vive la nation! à travers les embrassements, les larmes, les transports des femmes, qui leur donnaient de l'argent, des armes, des vêtements. La plupart conservèrent les noms des sections où ils avaient été levés, et l'on vit figurer glorieusement dans les bulletins de nos victoires les noms parisiens de Mauconseil, des Lombards, des Gravilliers, etc. Ces bataillons si jeunes, qui savaient à peine se servir de leurs armes, à Jemmapes, tinrent ferme sous le triple feu des redoutes autrichiennes, reçurent le choc des dragons impériaux et enlevèrent d'un bond les hauteurs gardées par les grenadiers hongrois. Ce furent eux qui quittèrent les derniers le champ de bataille de Neerwinden, qui décidèrent le gain de la bataille de Hondschoote, qui formèrent la terrible garnison de Mayence; ils figurèrent dans toutes les batailles de la Vendée. C'étaient dans (p.151) ces bataillons que se trouvaient ces enragés dont parle Dumouriez, qui dansaient la Carmagnole sous le feu des canons ennemis. Leurs commandants, jeunes, braves, intelligents, arrivèrent rapidement aux plus hauts grades; quelques-uns même ont pris place parmi les illustrations militaires de la France. Enfin, de leur rangs sont sortis le maréchal Maison, grenadier au 3e bataillon; le général Dutaillis, capitaine au bataillon des Filles-Saint-Thomas; le général Friant, l'une des célébrités de l'Empire; les généraux Leval, Thiébault, Gratien, etc.
Voici les noms de ces bataillons, la gloire de Paris, avec ceux de leurs commandants, la date de leur départ, les lieux où ils se distinguèrent:
| DÉPART DES BATAILLONS DE VOLONTAIRES. | |||
| Noms | Date de départ. | Commandants. | Batailles ou sièges |
|---|---|---|---|
| 1er bataillon de Paris | 22 juillet 92 | J. B. Perrin | Bataille de Jemmapes |
| 2e id. | 20 juil. |
Haquin, gén. de division en l'an III Malbrancq, général de brigade en l'an II, mort en 1823 Gratien, commandant en 2e, général de division en 1804, mort en 1814 |
Combat de Linselles. Prise de Menin. Bat. de l'Ourthe. |
| 3e id. | 14 juil. | Prudhon, général de brigade en l'an II. | Bat. de Jemmapes. |
| 4e ou 1er des Sent. armées | 3 sept. | Altemez. | Bat. de Hondschoote. |
| 5e. | 5 sept. | Grandjean. | Bat. de Neerwinden. |
| 6e. | 7 sept. |
Duclos. Doucret, commandant en 2e, général de division en l'an IV, mort en 1817. |
Bat. de Neerwinden. |
| 6e bis ou de Bonconseil. | 12 sept. | Sabot, mort dans les prisons de l'Autriche. | Garn. de Condé. |
| 7e ou du Théâtre-Français. | 8 sept. | Joannis. | Garn. du Quesnoy. |
| 7e bis. | 2 sept. |
Dejardin. Hardy, comm. en 2e gén. de division en l'an III, mort à Saint-Domingue. |
Garn. de Condé. |
| 8e ou de Sainte-Marguerite. | 31 sept. | Dockers, tué à Rousselaër, an II. | Bat. de Hondschoote. |
| 9e ou de Saint-Laurent. | 16 sept. | Vieilleville | Bat. de Jemmapes. |
| 9e bis ou de l'arsenal | 11 sept. | Friant, général de division en l'an VII, mort en 1829. | |
| 10e ou des Amis de la patrie. | 4 sept. |
Maillet, tué en l'an II. Clément, mort à Bonn en l'an III. |
Bat. de Neerwinden. |
| 11e ou 11e de la République. | 1er sept | Boussard, général de brigade en l'an II. | Garn. de Mayence. |
| 12e ou 12e de la République. | 1er sept | Gosson. | Vendée. Embarqué pour l'Ile-de-Fr. l'an IV |
| 1er bat. de la Montagne ou de la Butte-des-Moulins. | 5 sept. | Lebrun. | Bat. de Jemmapes. |
| 14e de la République ou des Piques. | Joly. | Garn. de Mayence. | |
| Bataillon de Molière. | 24 sept. | Lefebvre, général de brigade en l'an IV. | Bat. de Neerwinden. |
| 1er bataillon Républicain. | 24 sept. | Pichot. | Bat. de Menin. |
| 1er bataillon des Gravillier. | 4 sept. | Bernier. | Garn. de Valenciennes. |
| 1er b. des Lombards. | 5 sept. |
Lavalette, général de brigade en l'an II. Vallelaus, comm. en 2e, gén. de brigade en l'an III, mort en Espagne en 1811. Lorge, capitaine général de division en l'an VII, mort en 1826. |
Prise de Courtray. |
| B. du Pont-Neuf. | 2 sept. | Fleury. | |
| B. de la Commune et des Arcis. | 13 sept. | Dumoulin, général de brigade. | Bat. de Fleurus. |
| D. de Popincourt. | 5 sept. | Touronde. | Attaque de Pellingen. |
| B. de Franciade ou Saint-Denis. | 7 sept. | Marais. | Att. du moulin de Bossut. |
| 1er des Amis de la République. | 27 sept. | Roche. | Garn. de Mayence. |
| 1er de la République. | 15 sept. | Le Pareur. | Guerre de la Vendée. |
| 2e de la République. | 15 oct. | Bossou, tué à Quiberon. | Garn. de Mayence. |
| 3e de la République. | 17 oct. | Richard, général de brigade en 1793. | Guerre de la Vendée. |
| 1er de la Réunion. | Richard François. | Aux Antilles. | |
| 1er de Grenadiers. | 8 sept. | Leval, général de division en l'an VII, mort en 1834. | Bat. de Jemmapes. |
| Chasseurs répub. des Quatre-Nations. | 4 sept. | Aldebert. | Garn. de Mayence. |
| Chasseurs du Louvre. | Bache. | Passage de la Sambre. | |
| Chasseurs francs de l'Égalité. | Lauvray. | ||
§ VIII.
Paris sous la Convention.--Procès et mort de Louis XVI.--Paris le 21
janvier.
Pendant que les volontaires parisiens couraient à l'ennemi, les élections à la Convention se faisaient sous l'influence des journées de septembre, et cette assemblée ouvrait sa longue et terrible session. La Constitution de 91 n'existait plus; il n'y avait plus de différence entre les citoyens actifs et les autres citoyens; tout le monde fut donc appelé à voter, et, bien que l'élection se fît à deux degrés, Paris envoya à la Convention les démocrates les plus ardents, les chefs du parti de la Montagne, les hommes du 10 août et du 2 septembre[93]. La plupart des élections dans les provinces furent faites, au contraire, dans le sens girondin, c'est-à-dire favorable à la domination des classes moyennes, dans un sentiment d'hostilité contre la capitale, dans la volonté d'arrêter le despotisme sanglant de la Commune. «Il faut, disaient les Girondins, que Paris soit réduit à son quatre-vingt-troisième d'influence, comme chacun des autres départements.» Et ils reprochèrent aux Parisiens les massacres de septembre, dont ils exagéraient les horreurs; ils demandèrent que la Convention se fît garder par les citoyens des provinces, et, sous le prétexte de secouer le joug de la ci-devant capitale de la ville de Pandore (c'étaient les noms qu'ils donnaient à Paris), ils témoignèrent des projets de décentralisation qui auraient perdu la France.
Ces attaques n'eurent qu'un faible retentissement dans la (p.155) population parisienne. La ville avait repris un peu de calme, au moins à l'extérieur. La Commune du 10 août fut remplacée par une commune régulièrement élue (23 novembre 1792), et, bien que composée des mêmes éléments et presque des mêmes hommes, elle s'occupa avec activité de la police, de la sécurité publique, surtout des subsistances, car il y avait encore à cette époque une grande disette. Pétion fut remplacé à la mairie par Chambon, homme faible et nul, qui eut pour substituts deux hommes infâmes, Hébert et Chaumette, le premier, rédacteur du journal le Père Duchêne, qui dépravait le peuple par ses calomnies et ses prédications sanguinaires.
Soit lassitude des agitations politiques, soit affaissement provenant de ses souffrances, Paris ne sortit pas complétement de son repos, même pendant le procès de Louis XVI. A part les Jacobins, qui envahissaient les tribunes de la Convention et effrayaient les députés de leurs cris et de leurs menaces, à part quelques bandes tumultueuses qui entourèrent la salle du Manége quand le captif du Temple comparut devant ses juges, la population sembla indifférente à ce terrible débat. Cependant, le sentiment monarchique n'était pas complétement éteint dans Paris: la foule s'amassait tristement autour de la prison du Temple, et elle devint telle, qu'en attendant la construction d'une muraille, on entoura la tour d'un ruban tricolore, qui fut respecté. Dans les places publiques, aux Halles, dans les guinguettes, on s'entretenait de la famille royale, on plaignait son malheur, on lisait les nombreuses brochures écrites en sa faveur, et une complainte royaliste fut tellement répandue, devint si populaire, «qu'elle fit oublier, dit Prudhomme, la Marseillaise... J'ai vu, ajoute-t-il, le buveur qui l'écoutait laisser tomber des larmes dans son verre.» Mais la pitié du peuple n'alla pas plus loin; et, dans le terrible jour où la Convention prononça la sentence de mort contre (p.156) Louis XVI[94], sur la place du Carrousel, «sur le lieu, dit le même journaliste, où Capet commit son dernier crime, des fédérés des départements unis à leurs frères de Paris, sous l'œil des magistrats, chantaient l'hymne de la liberté et l'air Ça ira, dansaient de gaies farandoles et ne formaient qu'une seule chaîne de plusieurs milliers de citoyens des deux sexes, se tenant par la main. Les officiers municipaux présidaient la fête, et l'on prononça le serment d'exterminer tous les tyrans et toutes les tyrannies [95].» Enfin, quand la Commune convoqua toute la population armée pour mener Louis XVI au supplice, quand elle fit placer des canons sur les places et les quais, quand elle ordonna la fermeture des boutiques et des fenêtres dans les lieux que devait traverser le funèbre cortége, nul des cent mille hommes des sections armées ne manqua à l'appel, et, sur le passage de la voiture par la rue du Temple, les boulevards et la place Louis XV, de cette foret de baïonnettes et de piques, il ne sortit pas un cri de grâce, un mot d'indignation, un murmure! Ce n'est pas tout; et le tableau que présentait la capitale en ce triste jour serait incomplet, si, malgré l'horreur qu'elles nous inspirent, nous n'ajoutions pas ces lignes, tirées des Révolutions de Paris:
«Après l'exécution, quantité de volontaires s'empressèrent de tremper dans le sang du despote le fer de leurs piques, la baïonnette de leurs fusils ou la lame de leurs sabres. Beaucoup d'officiers du bataillon de Marseille et autres imbibèrent de ce sang impur des enveloppes de lettres qu'ils portèrent à la pointe de leurs épées, en tête de leur compagnie, en disant: Voici du sang d'un tyran! Un citoyen monta sur la guillotine même, et, plongeant tout entier son bras nu dans le (p.157) sang de Capet, qui s'était amassé en abondance, il en prit des caillots plein la main et en aspergea par trois fois la foule des assistants qui se pressaient au pied de l'échafaud pour en recevoir chacun une goutte sur le front. Frères, disait le citoyen en faisant son aspersion, frères, on nous a menacés que le sang de Louis Capet retomberait sur nos têtes: eh bien! qu'il y retombe. Républicains, le sang d'un roi porte bonheur!»
Après ces scènes d'horreur, «dignes, selon lui, des pinceaux de Tacite,» Prudhomme ajoute: «On ne manquera pas de calomnier le peuple à ce sujet, mais la réponse la plus péremptoire aux imputations odieuses dont on va s'efforcer de noircir Paris à cette occasion, c'est le calme qui régna la veille, le jour et le lendemain du supplice de Louis Capet, c'est la docilité des habitants à la voix du magistrat. Les travaux ont été un moment suspendus, mais repris presque aussitôt. Comme de coutume, la laitière est venue vendre son lait, les maraîcheux ont apporté leurs légumes et s'en sont retournés avec leur gaieté ordinaire, chantant les couplets d'un roi guillotiné. Les riches magasins, les boutiques, les ateliers n'ont été qu'entr'ouverts toute la journée, comme jadis les jours de petite fête. Il n'y eut point de relâche aux spectacles: ils jouèrent tous. On dansa sur l'extrémité du pont ci-devant Louis XVI. Le soir, dans les rues, aux cafés, les citoyens se donnaient la main et se promettaient, en la serrant, de vivre plus unis que jamais[96].»
Trois jours après, un représentant, Lepelletier de Saint-Fargeau, ayant été assassiné dans un café du Palais-Égalité pour avoir voté la mort du roi, des funérailles lui furent faites avec une pompe extraordinaire, un appareil saisissant, qui témoignent, après les scènes que nous venons de retracer, les étranges émotions de cette terrible époque.
Le corps de Lepelletier fut déposé sur le piédestal de la statue (p.158) renversée de Louis XIV, à la place Vendôme. «Les habits percés et tout sanglants de la victime, le sabre teint encore de son sang, ce corps étendu et laissant voir la blessure mortelle qu'il avait reçue, la tête penchée de l'infortuné martyr, pâle, mais non défiguré, les dernières paroles de l'illustre mort transcrites sur le piédestal, son frère, morne et chancelant, derrière; autour une foule de canonniers se disputant l'honneur de partager le glorieux fardeau; devant, un chœur de musique faisant entendre de loin en loin des accents plaintifs; la statue de la Loi étendant son bras comme pour atteindre l'assassin de Lepelletier; joignez à cela un ciel nébuleux, des torches funéraires, des cyprès, un silence religieux et surtout les souvenirs de la journée du 21, tout concourait à laisser dans l'âme une impression profonde [97].» Le cortége, composé de la Convention, des ministres, de la Commune, des tribunaux, de la garde nationale, de tout Paris, après avoir stationné devant les clubs des Jacobins et des Cordeliers, porta Lepelletier au Panthéon.