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Histoire littéraire d'Italie (1/9)

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Note 131: (retour) Hist. Litt. de la France, ub. sup.

Charlemagne voulut aussi qu'en France on sût mieux la musique, et que l'on chantât plus humainement qu'on ne faisait alors, entreprise toujours difficile et qui, comme on voit, l'était il y a long-temps. On sait qu'il s'éleva une grande dispute à Rome, en sa présence, entre ses chantres et les chantres romains. Il eut assez de goût et de discernement pour prononcer en faveur de ces derniers: il en amena deux en France pour y enseigner un chant moins barbare et surtout l'art d'organiser, c'est-à-dire, de pratiquer à la fin des phrases du plain-chant, quelques chétifs accords de tierce, car c'était à cela que se bornait alors toute la science de l'harmonie même au-delà des Alpes, et elle ne s'était pas encore étendue si loin en deçà 132.

Note 132: (retour) Je ne puis me dispenser de relever ici une erreur où le savant Tiraboschi est tombé (t. III, p. 134). Il cite ce passage d'un anonyme d'Angoulême, dans sa Vie de Charlemagne, publiée par Fauchet (Script. Hist. Franc.): Similiter erudierunt Romani cantores Francorum in arte organandi; et comme il n'a pas compris le sens de ce mot organandi, il ne trouve pas bien clair, dit-il, si l'auteur veut dire que les Romains enseignèrent aux Français à construire des orgues, ou simplement à en jouer; et là-dessus il s'étend assez au long sur l'antiquité dont les orgues étaient en Italie, et sur celle dont ils étaient en France. Il ne s'agit ici ni de jouer des orgues ni d'en faire, organari se réduisant au sens très-simple que je lui donne. (Voy. le Dictionnaire de Musique de J.-J. Rousseau, au mot organiser.)

L'Italie, qui avait fourni à Charlemagne les principaux instruments de la révolution qu'il voulait opérer dans les esprits, y participa aussi, mais moins sensiblement que la France. Quelques universités italiennes, entre autres celles de Pavie et de Bologne, le réclament pour leur fondateur. Il y encouragea sans doute les études; il put y rassembler quelques professeurs, mais il n'existe aucune trace ni le plus léger indice qu'il les ait réunis en corps, qu'il ait distribué entre eux l'enseignement des diverses sciences, ni qu'il leur ait donné, ou des réglements, ou des priviléges, ou quoique ce soit enfin de ce qui constitue ce qu'on appelle université, ou tout autre fondation pareille 133.

Note 133: (retour) Tirab., t. III, p. 131 et suiv.

Quant à ces hommes si célèbres dans leur temps, dont Charles se servit pour acquérir et pour répandre l'instruction (je ne parle que de ceux qui étaient Italiens), ils nous donnent, par le genre et le mérite de leurs connaissances et de leurs ouvrages, une idée de l'état où les sciences étaient alors. Pierre de Pise, qui passa le premier en France, lorsqu'il était déjà vieux 134, et qui peut être regardé, selon l'expression de du Boulay 135, comme le premier fondateur de l'école palatine et royale, n'enseignait que la grammaire à Pavie, quand Charlemagne l'y trouva, et ce fut aussi la seule science qu'il apprit au roi et qu'il fut chargé de professer dans son palais; mais il était de plus, en sa qualité de diacre, très-savant théologien. Alcuin dans une de ses lettres à l'Empereur, rapporte qu'il avait autrefois rencontré Pierre dans cette même ville, soutenant sur la religion, contre un juif, une dispute publique 136. Enfin, quoiqu'il ne soit pas ordinairement compté parmi les poètes nombreux de ce siècle, il faisait aussi des vers, comme nous le verrons bientôt. Mais surtout il aimait les lettres et leur enseignement: il y fut livré toute sa vie; et son âge, et ses longs services lui donnaient beaucoup d'autorité. On ne parle point de son retour dans sa patrie; comme il était vieux quand il vint en France, il est probable qu'il y mourût.

Note 134: (retour) Eginhard dit qu'il l'était quand Charlemagne le prit pour maître: In discendâ grammaticâ Petrum Pisanum diaconum senem audivit. (De Vitâ Car. Mag.)
Note 135: (retour) Itaque Petrus ille merito dici potest primus scholœ palatinœ et regiœ institutor. (Hist. Univers. Paris, t. I, p. 626.)
Note 136: (retour) Epist. XV, ad Carol. Mag.

Paul Diacre, que l'on ne désigne ordinairement que par cette qualité, mais dont le nom était Paul Warnefrid, était autrement placé dans le monde, et y jouait un rôle distingué, quand il fut connu de Charlemagne. Il était né dans le Frioul, de parents d'origine lombarde. Après avoir fait ses études à Pavie, il avait été ordonné diacre, et s'était déjà fait sans doute une réputation, lorsque Didier monta sur le trône des Lombards, d'où il devait bientôt descendre. Le nouveau roi appela Paul auprès de lui, le fit son conseiller intime et son chancelier 137. Charlemagne ayant pris Pavie et détrôné Didier, offrit, dit-on, à Paul ses bonnes grâces; mais, par attachement pour son roi, il aima mieux se retirer de la cour, et peu de temps après il se fit moine au monastère du mont Cassin. Lorsque Charlemagne, en 781, se fit couronner à Rome empereur d'Occident, Paul lui adressa une élégie latine, pour lui demander la liberté de son frère, détenu depuis sept ans prisonnier en France; et ce fut sans doute cette pièce, très-élégante pour ce temps-là, qui détermina l'empereur, alors fortement occupé de rétablir les études en France, à y amener Paul avec lui 138. Il n'y resta que cinq ou six ans, mais on ne peut douter qu'un homme aussi supérieur à son siècle qu'il l'était à beaucoup d'égards, ne contribuât partout où il séjournait pendant quelque temps à y réveiller le goût des lettres. De retour au mont Cassin, dont il avait toujours regretté la solitude paisible, il y mourut dix ou onze ans après 139.

Note 137: (retour) ub. sup., p. 183, 184.
Note 138: (retour) Ibid. p. 184-190.
Note 139: (retour) En 799, ibid, p. 191.

On dit que Paul savait la langue grecque, et que Charlemagne le chargea d'y instruire les clercs ou ecclésiastiques, qui devaient accompagner, en Orient, Rotrude, sa fille, promise à Constantin, fils de l'impératrice Irène 140. C'est ici le lieu d'observer que, malgré la décadence des lettres, l'étude du grec n'était pas entièrement abandonnée en Italie, surtout à Rome, où les papes étaient obligés à une correspondance suivie avec les empereurs et les évêques grecs, et ne pouvaient l'entretenir que par des interprètes fixés auprès d'eux, et capables d'écrire facilement dans cette langue 141. Aussi vit-on au huitième siècle, le pape Paul Ier. fonder à Rome un monastère dont il exigea que les moines officiassent en grec. Plusieurs Papes firent la même chose dans le siècle suivant, surtout Etienne V et Léon IV 142; mais les études de ces hellénistes du neuvième siècle, ne s'étendaient pas plus loin qu'à ce qu'exigeaient les besoins de la cour de Rome, et peut-être à la lecture de quelques-uns des Pères grecs.

Note 140: (retour) Tirab., ub. supr., p. 188.

C'est surtout comme historien et comme poète, que Paul Diacre se rendit célèbre: il ne conserve aujourd'hui quelque célébrité que comme historien. Il était cependant (si l'on en veut croire les éloges que Pierre de Pise lui adressait en vers au nom de l'Empereur lui-même), un Homère dans la langue grecque, dans le latin un Virgile, dans l'hébreu un Philon, un Horace en poésie, etc. 143; mais on sait combien il faut rabattre de toutes ces louanges, et Paul nous le dit lui-même, en répondant à Pierre, ou plutôt à Charlemagne, qu'il ne sait point le grec, qu'il ignore l'hébreu, que toute sa gloire dans ces deux langues, consiste en trois ou quatre syllabus qu'il avait apprises dans les écoles 144. Mais peut-être sa modestie exagère-t-elle ici dans le sens contraire, surtout à l'égard du grec. Parmi les ouvrages historiques qu'il a laissés, on distingue principalement son Histoire des Lombards 145. C'est la seule que nous ayons de ces peuples, et quoiqu'elle soit aussi décriée par le défaut de critique, les récits fabuleux et l'inexactitude chronologique, que par son style, on est heureux de l'avoir, puisque sans elle on ignorerait une multitude de faits et de détails importants. Ce prétendu rival d'Horace, composa plusieurs hymnes. Le plus connu, est celui de saint Jean-Baptiste, Ut queant laxis resonare fibris, qui n'est pas un chef-d'œuvre de poésie, mais qui est devenu, comme nous le verrons, une sorte de monument en musique.

Note 143: (retour)
Grœcâ cerneris Homerus,
Latinâ Virgilius:
In Hebrω quoque Philo,
Tertullus in artibus;
Flaccus crederis in metris,
Tibullus eloquio
.
Note 144: (retour)
Grœcam nescio loquelam,
Ignoro Hebraiœm;
Tres aut quatuor in scholis
Quas didici syllabas,
Ex his mihi est ferendus
Manipulus adorea
.
Note 145: (retour) De gestis Langobardorum libri sex. Elle comprend l'histoire de ces peuples, depuis leur sortie de la Scandinavie jusqu'à la mort de leur roi Liutprand, en 744. Muratori l'a recueillie dans sa grande collection, t. I, part. I. Cette histoire fut continuée dans le même siècle par Erchempert, qui était, comme Paul Diacre, lombard d'origine, et moine du mont Cassin. Il écrivit les gestes des princes lombards de Bénévent (de gestis principum Beneventanorum Epitome chronologica), depuis l'époque où Paul l'avait laissée jusqu'en 888. Elle est dans la même collection, t. II, part. I. Enfin, dans le dixième siècle, l'anonyme de Salerne et l'anonyme de Bénévent suivirent l'histoire des Lombards jusqu'à l'extinction des petites principautés qu'ils s'étaient faites à l'extrémité de l'Italie; le premier jusqu'en 980, et le second en 996. On trouve ces fragments dans le même volume de la collection de Muratori.

Paulin, que l'on nommait le grammairien, dont Charlemagne fit un patriarche d'Aquilée; et dont l'église a fait un Saint, n'était point né en Austrasie ni en Autriche, comme quelques auteurs l'ont prétendu, mais dans le Frioul, où il enseignait depuis long-temps la grammaire, quand Charles s'empara de cette province 146. Il ne suivit point en France le conquérant de l'Italie. Revêtu de l'une des grandes dignités de l'église, il en remplit les devoirs utilement pour son nouveau Souverain. Il fut appelé à tous les synodes que l'Empereur fit assembler en Allemagne, en France et en Italie, et rédigea les décrets de plusieurs. Charles et Alcuin lui-même avaient la plus grande estime pour lui, le consultaient dans les affaires et dans les questions délicates, et l'engagèrent à composer divers ouvrages contre les hérésies de ce temps. Les Italiens et les Français reconnaissent en lui un des hommes qui contribuèrent le plus à entretenir dans Charlemagne l'amour des sciences, et à en répandre le goût par ses discours et par son exemple.

Note 146: (retour) En 776. Paulin avait alors 46 ans. Les savants auteurs de l'Hist. Littér. de la France l'ont fait naître en Austrasie (t. IV de leur hist.) Ughelli (Ital. sacr., t. V), et d'après lui d'autres Italiens, en Autriche; mais Tiraboschi, fondé sur de très-bonnes autorités, l'a rendu au Frioul, et par conséquent à l'Italie, t. III, p. 152.

Théodulphe était Goth d'origine et né en Italie. La réputation qu'il y avait acquise dans les lettres, engagea Charlemagne à l'appeler en France. Il lui donna l'évêché d'Orléans, bientôt après l'abbaye de Fleury: il le combla de richesses, d'honneurs et de témoignages de confiance. Théodulphe ne se montra point ingrat pendant la vie de Charles; mais après sa mort il fut enveloppé dans la révolte de Bernard, roi d'Italie, contre Louis-le-Débonnaire, et dans sa ruine. Malgré toutes les protestations qu'il fit de son innocence, il fut arrêté, comme tous les autres évêques qui avaient pris part à cette révolte, et renfermé à Angers dans un couvent; il mourut en 821, au moment où, ayant obtenu sa grâce, ainsi que tous ses complices, il se disposait à retourner dans son évêché. Outre plusieurs ouvrages de sa profession, écrits en prose latine qu'on ne peut lire, on a conservé de lui six livres de vers, tant sacrés que profanes, aussi illisibles que sa prose. Entre plusieurs élégies qu'il composa pendant sa captivité, on en distingue une, qui est devenue un hymne de l'église, et dont les vers sont rimés du milieu à la fin, comme il était déjà d'usage dans cette poésie latine dégénérée. Elle commence par ce vers:

Gloria, laus et honor, tibi sit rex Christe redemptor 147.

Note 147: (retour) L'église romaine chante cet hymne pendant la procession, le jour des Rameaux.

On a prétendu que, s'étant mis à chanter à pleine voix cette élégie dans sa prison, lorsque l'empereur Louis passait dans la rue, ce fut ce qui lui fit obtenir sa liberté: mais c'est une fable sans vraisemblance.

Malgré l'exemple et les travaux de ces savants et de plusieurs autres, répandus dans les différentes parties de l'Italie, l'impulsion donnée aux études par Charlemagne, fut passagère et ne lui survécut pas. Elle eût été plus durable, peut-être dès ce moment l'Italie aurait vu le génie des lettres reprendre son essor, si elle eût été moins profondément ensevelie sous ses propres débris, et si Charlemagne eût fait un plus long séjour au-delà des Alpes. Mais trop d'objets, trop de pays divers, trop de parties de son vaste Empire l'appelaient à la fois; il encouragea, honora et récompensa les savants; le reste il le laissa tout entier à faire, et, malgré le mouvement qu'il avait imprimé aux esprits, ils croupirent long-temps encore, ou plutôt ils s'enfoncèrent bientôt plus avant que jamais dans l'invincible ignorance où les retenaient et le manque absolu de bons livres, et les traces profondes que laissaient après eux plusieurs siècles de barbarie.

Une autre raison s'opposait encore à ce que les germes semés par Charlemagne, produisissent pour les lettres en général des fruits réels et surtout durables. «Si je pénètre, avec attention, dit l'ingénieux Bettinelli 148, dans le secret de ces temps et de leurs mœurs, je crois trouver, outre les maux causés par les successeurs de ce monarque, une raison du triste succès de tant d'espérances. Réformer des peuples et des états lui parut être, comme en effet ce l'est et le fut toujours, une grande, mais très-difficile entreprise; il pensa que la religion était le moyen le plus facile et le plus efficace pour contenir et assujétir les peuples les plus féroces, quand il les avait conquis; c'est donc de ce côté qu'il tourna toutes ses vues. Ses conseillers furent des hommes religieux; et le moine Alcuin fut le premier de ses confidents. Leur zèle n'ayant pour objet que les études sacrées, leur donna des préventions contre les anciens auteurs grecs et latins, qu'ils regardèrent comme des corrupteurs de la morale chrétienne et ils les bannirent des écoles, tellement que Sigulfe, disciple d'Alcuin, et moins scrupuleux que lui, eut ensuite beaucoup de peine à les remettre en crédit. Si Charlemagne eût moins méprisé les anciens 149, il lui eût été plus facile de faire aux arts et aux études un bien durable, par l'attrait du plaisir, et par les exemples de bon goût et de bon style que fournissent les langues mortes».

Note 148: (retour) Risorgimento d'Italia, c. i.
Note 149: (retour) Il serait plus exact de dire, s'ils les eût connus.

Le savant abbé Andrès est de la même opinion, et lui a donné plus de développements 150. L'Empereur, Alcuin, Théodulphe et tous les autres qui travaillèrent à la réforme des études, n'avaient, dit-il, d'autre objet en vue que le service de l'église; ils n'avaient pas tant à cœur de faire d'habiles littérateurs, que d'élever de bons ecclésiastiques. Aussi, dans toutes les écoles qu'ils fondèrent, on n'apprenait guère que la grammaire et le chant de l'église....... Si dans quelques-unes on s'occupait des arts libéraux, c'était uniquement pour aider à l'intelligence des lettres sacrées...... Les maîtres eux-mêmes n'en savaient pas davantage, et ne pouvaient enseigner autre chose à leurs disciples. Le grand Alcuin dont les auteurs contemporains ne parlent que comme d'un prodige de science, n'était après tout qu'un médiocre théologien, et ses connaissances si vantées, en philosophie et en mathématiques, ne s'étendaient qu'a quelques subtilités de dialectique, et à ces premiers éléments de musique, d'arithmétique et d'astronomie, nécessaires pour le chant et pour le comput ecclésiastiques....

Note 150: (retour) Dell' Orig. progr. e st. att. d'ogni Lett., t. I, c. 7, p. 108 et suiv.

«Les promoteurs des études et les maîtres ayant donc des idées si étroites des sciences, quels progrès pouvait-on espérer de leurs soins et de leurs leçons? On fondait des écoles; mais pour apprendre à lire, à chanter, à compter et presque rien de plus: on établissait des maîtres; mais il suffisait qu'ils sussent la Grammaire; si quelqu'un d'eux allait jusqu'à entendre un peu de mathématiques et d'astronomie, il était regardé comme un oracle. On recherchait des livres, mais seulement des livres ecclésiastiques; il n'y avait pas dans toute la France, un Térence, un Cicéron, un Quintilien..... 151. Les hymnes de l'église et les ouvrages de quelques Pères étaient pris pour modèles du bon goût dans l'art d'écrire en prose et en vers, et celui qui s'approchait le plus en latin du style de S. Jérôme ou de Cassiodore, passait pour un Cicéron....

Note 151: (retour) L'auteur italien paraîtra sans doute exagéré dans cette assertion; mais elle est autorisée par une lettre de Loup de Ferrières au pape Benoît III, par laquelle ce savant abbé lui demandait des livres, et entre autres ceux du l'orateur de Cicéron, les douze livres des institutions de Quintilien, dont on ne trouvait, disait il, en France que des copies imparfaites, et enfin le commentaire de Donat sur les comédies de Térence. (Voy. Lupi Ferrar., Ep. 103.)

«Si Charlemagne et Alcuin avaient conçu de plus justes idées de la littérature, au lieu de tant de peines, de voyages et de dépenses inutiles, combien ne leur eût-il pas mieux réussi de se procurer et de multiplier les copies des auteurs des bons siècles, de ressusciter l'étude si nécessaire de la langue grecque? En apprenant à goûter dans les écoles les grands poètes et les grands orateurs, on aurait pu faire renaître la belle poésie et la solide éloquence. On aurait appris à bien penser et à bien écrire; et les études ecclésiastiques elles-mêmes y auraient autant gagné que les études purement littéraires.»

Ces réflexions judicieuses de deux très-bons esprits, et de deux auteurs très-orthodoxes, n'ont point eu de contradicteurs en Italie. Des écrivains français, non moins orthodoxes qu'eux, les Bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de la France, ont pensé la même chose et ont écrit dans le même sens. Ils disent plus positivement encore 152 que dans l'école de S. Martin de Tours, l'une des plus florissantes que Charlemagne fit établir, Alcuin défendit à Sigulfe, son disciple, de lire Virgile aux élèves, de peur que cette lecture ne leur corrompît le cœur. Ce ne fut qu'après la mort de ce rigide président des études, que Sigulfe put donner un libre essor à son goût pour les bons modèles. L'école de Ferrières dans le Gâtinais, s'éleva bientôt au-dessus de toutes les autres, par l'étude qu'on y fit des anciens. Le célèbre abbé Loup, qu'on appelle Loup de Ferrières, eut pour eux une prédilection, dont on aperçoit les traces dans ses écrits. De toutes les lettres latines de ce temps, qui se sont conservées, les siennes sont les seules où il y ait quelque idée de bon style. «Il semble, dit expressément D. Rivet 153, que nos autres écrivains auraient pu mieux réussir qu'ils n'ont fait, s'ils avaient eu autant d'attention que lui à former leur style sur celui des anciens». Mais dans tous les soins que se donna l'Empereur, et que prirent sous ses ordres les ministres de ses volontés, pour rétablir une belle écriture, pour se procurer et rendre plus communs de bons et de beaux manuscrits, soins qui furent pris à grands frais, et portés quelquefois jusqu'à la plus grande magnificence, on voit qu'il n'était jamais question que de bibles, d'évangiles, de missels, d'antiphonaires, de pénitentiels, de sacramentaires, de psautiers: on n'entend point parler d'un manuscrit de Cicéron ou de Virgile.

Note 152: (retour) Tom. IV, Disc. sur l'état des Lettres au huitième siècle.

Les mêmes effets furent encore une fois le résultat des mêmes causes. Les lettres encouragées et renouvellées en France par Charlemagne, mais, trop exclusivement consacrées à un seul objet, n'eurent pas le temps de jeter de racines; elles ne produisirent presque aucun fruit: elles se retrouvèrent, après ce grand effort, telles qu'elles étaient auparavant, et dans le même état d'inertie et de nullité. Elles se soutinrent un peu pendant les premières années du neuvième siècle: dans les suivantes, elles commencèrent à déchoir: le milieu du siècle leur fut encore plus fatal: elles disparurent de nouveau entièrement à la fin 154.

Note 154: (retour) Hist. Litt. de la France, ub. sup.

Ce ne fut pas non plus à Charlemagne, ce fut encore moins à son fils Louis, qu'en France on nomme le débonnaire, en Italie le pieux, et qu'on devrait partout appeler le faible, comme Voltaire, mais ce fut à Lothaire, fils de Louis, que l'Italie dut ses premiers établissements fixes d'instruction, et ses premiers pas marqués vers la renaissance. Un de ses capitulaires, qui n'a été publié que dans le dix-huitième siècle 155, établit à Pavie et dans huit autres villes, des écoles dont il fixe l'arrondissement. Mais son règne agité, ceux des autres empereurs de sa maison plus agités et plus faibles encore, ne furent pas propres à faire fleurir ces écoles naissantes. Après la mort du dernier d'entre eux, Charles-le-Gros, les guerres civiles et tous les maux qu'elles entraînent, déchirèrent de nouveau l'Italie, et la replongèrent, avant la fin du neuvième siècle, dans cet abîme de barbarie et d'infortunes, d'où elle commençait à peine à espérer de sortir.

Note 155: (retour) Dans le grand recueil de Muratori, Script. rer. Ital., t. I, partie II, p. 151.

On doute si l'on doit compter parmi le peu d'hommes qui se distinguèrent encore dans les lettres pendant cette triste époque, un prêtre de Ravenne, nommé Agnello, que l'on appelle aussi André. Il a laissé un recueil de vies des évêques de cette église, qui n'ont d'autre mérite que de nous avoir conservé plusieurs faits de l'histoire sacrée et profane, et plusieurs traits relatifs aux mœurs de ce temps, que l'on ne trouve point ailleurs 156. Il y eut aussi alors un Jean, Diacre de l'église romaine, auteur de la vie de Grégoire le-Grand et de quelques autres écrits. Un autre Jean, Diacre de l'église de Saint-Janvier à Naples, avait précédemment écrit les vies des évêques de cette ville, depuis l'origine, jusque vers la fin du neuvième siècle où il vivait. Muratori les a publiées le premier dans sa grande collection 157. Il y a inséré, ce semble, à plus juste titre l'ouvrage d'Anastase, surnommé le Bibliothécaire, qu'il ne faut pas confondre, comme l'ont fait quelques auteurs 158, avec un autre Anastase, cardinal du titre de Saint-Michel, qui troubla alors l'église par ses prétentions au souverain pontificat. Anastase, garde de la bibliothèque pontificale, et qu'on désigne toujours par le titre de cet emploi, ne fut point cardinal. Il était abbé d'un monastère de Rome, lorsqu'il fut envoyé à Constantinople par Louis II, dit le Germanique, pour traiter du mariage de sa fille avec le fils de Basile, empereur d'Orient. Il assista au concile où le patriarche Photius fut condamné. Les légats du pape lui en donnèrent à examiner les actes avant de les souscrire. La connaissance parfaite qu'il avait de la langue grecque, lui fit découvrir dans cette révision plusieurs piéges que la subtilité grecque avait tendus à ce qu'on nommait alors la simplicité italienne. Ce fut sans doute à son retour à Rome, qu'il eut pour récompense des services qu'il avait rendus, la place de bibliothécaire du Vatican.

Note 156: (retour) Muratori les a insérées dans sa collection; Scriptor. rer. ital., t. II, part. I. Vossius (de Hist. Lat., liv. III, c. 4) a mal à propos confondu cet Agnello avec un archevêque de Ravenne du même nom, qui vécut plus de trois siècles auparavant. Voy. Tirab., t. III, p. 168.
Note 157: (retour) Tom. I, part. II.
Note 158: (retour) Voy. là-dessus Mazzuchelli, Scrit. Ital., t, I, part. II.

La collection qui fut confiée à ses soins, n'était pas considérable, et ne l'avait jamais été. C'étaient d'abord de simples archives. On y joignit ensuite quelques livres, la plupart de théologie. Dans le huitième siècle 159 le pape Paul Ier avait envoyé au roi Pepin tous les livres qu'il put trouver. Or, en quoi consistait cette bibliothèque envoyée par un pape à un roi de France? Le catalogue en est dans la lettre même. C'est un Antiphonaire, un Responsal, ou livre de répons, et de plus la grammaire d'Aristote (il faut sans doute lire la logique, ou la dialectique; car Aristote n'a point fait de grammaire); les livres de Denis l'aréopagite, la géométrie, l'orthographe, la grammaire, tous livres grecs 160. Les livres étaient devenus rares de plus en plus, et il est probable que la bibliothèque pontificale participait à cette disette; elle eut cependant toujours un bibliothécaire en titre, quoique peut-être souvent sans fonctions 161.

Note 160: (retour) Tirab., t. III, p. 80.
Note 161: (retour) On en voit la liste, à remonter jusqu'au sixième siècle, dans la Préface du Catalogue imprimé de la Bibliothèque du Vatican.

Les premiers ouvrages d'Anastase furent des traductions du grec: elles sont en grand nombre, la plupart peu intéressantes pour le commun des lecteurs, et plus recommandables par la fidélité que par le style 162; mais l'ouvrage qui a fait sa réputation, est son Livre pontifical ou Recueil des vies des pontifes romains 163. On a longuement et fortement discuté la question de savoir si Anastase en était véritablement l'auteur. Le résultat le plus certain paraît être qu'il avait tiré ces vies des anciens catalogues des pontifes romains, des actes des martyrs que l'on conservait soigneusement dans l'église romaine, et d'autres mémoires déposés dans les archives de différentes églises de Rome 164. L'ouvrage ne lui en appartient pas moins, et n'en paraît que revêtu de plus d'autorité. Ce n'est du moins pas l'auteur que l'on doit accuser de ce qu'on y peut trouver d'inexact. Son seul tort est d'avoir manqué de critique dans un siècle où la critique n'était pas connue; ce qu'on ne peut pas plus lui reprocher que l'inélégance de son style.

Note 162: (retour) Voyez-en les titres dans les Scrittori ital. du comte Mazzuchelli, t. I, partie II.
Note 163: (retour) Muratori l'a inséré dans sa grande collection. Script. rer. ital., t. III, partie I. La première édition avait été donnée par le Jésuite Busée; Mayence, 1602, in-4°.: il y en a eu, depuis, plusieurs autres.
Note 164: (retour) Voyez toutes les pièces de ce procès, placées par Muratori à la tête du Liber Pontificalis, ub. supr.

Le dixième siècle fut encore plus malheureux. Les invasions et les dévastations des Hongrois et des Sarrazins, le règne anarchique de Bérenger, qui les combattit, et qui n'eut pas moins de peine à combattre les ducs, les marquis et les comtes, chefs des petits états d'Italie, formés des débris de la monarchie Carlovingienne, enfin le règne de Hugues de Provence, qui abaissa ces petites puissances, mais qui n'établit la sienne que par des vexations et par des crimes, et fut obligé de la céder à un autre Bérenger, marquis d'Ivrée, toutes ces causes destructives remplirent la moitié du dixième siècle de convulsions et de boulversements. Alors l'anarchie fut complète. Le règne des Othon ne la termina qu'en apparence, et ne put, dans le reste de ce siècle, rouvrir de nouvelles chances pour la renaissance des lettres. Le premier de ces empereurs, justement honoré du nom de Grand, accorda aux villes italiennes un bienfait d'un grand prix, le gouvernement municipal, premier pas qu'elles eussent fait depuis long-temps vers la liberté. Le troisième Othon, au contraire, qui paya bientôt de sa vie cette violation de la foi jurée, éteignit à Rome, par trahison, dans le sang de Crescentius et de ses partisans, un simulacre de république romaine, qui s'était ranimé à la voix de ce consul 165.

Note 165: (retour) Crescentius, assiégé dans le môle d'Adrien par Othon III, ne capitula que sur la parole royale que lui donna cet empereur de respecter sa vie et les droits de ses concitoyens. Dès qu'il les eût en son pouvoir, il fit trancher la tête à Crescentius et aux principaux de son parti. Othon n'avait que vingt-deux ans. Peu de temps après, il mourut empoisonné par la veuve de Crescentius, qu'il avait fait violer par ses soldats.

Pendant ce temps, les papes dominés dans Rome, où ils ne régnaient pas encore, pressés tantôt par les Sarrazins, qui s'étaient jetés de la Sicile sur l'Italie, tantôt par les Allemands ou par les Romains eux-mêmes, ne pouvaient faire ce que les empereurs ne faisaient pas. Plus occupés de s'agrandir que d'éclairer les peuples, engagés dans des luttes éternelles avec l'Empire, et trop souvent donnant par la dissolution des mœurs un spectacle dont, non seulement la piété, mais la philosophie est forcée de détourner les yeux 166, ils laissèrent les ténèbres de l'ignorance s'épaissir de plus en plus.

Note 166: (retour) C'était le temps où une Théodora et sa fille Marosie, maîtresses dans Rome, faisaient papes, l'une son amant, l'autre son fils (Jean X et Jean XI), et entouraient le saint-siége de tous les genres de scandales; où Jean XII mourait d'un coup reçu à la tempe, dans un rendez-vous nocturne avec une femme mariée, etc. Voyez tous les historiens.

Deux évêques forment en Italie presque toute la littérature ecclésiastique de ce siècle: l'un est Atton, évêque de Verceil, que les savants auteurs de notre Histoire Littéraire ont trop légèrement soutenu appartenir à la France 167; l'autre Ratérius, évêque de Vérone, né à Liége, mais conduit jeune en Italie, dont la vie fut une suite d'orages et de vicissitudes, et qui, ramené plusieurs fois de Vérone à Liége, en France, en Allemagne, destitué, chassé, rétabli, incarcéré, délivré tour à tour, se trouva enfin trop heureux d'aller finir tant d'agitations à Namur, obscurément chargé de gouverner quelques petites abbayes 168. C'étaient deux savants qui auraient peut-être brillé, même avant que les lettres fussent tombées dans une si entière décadence. On a donné dans le dernier siècle, des éditions de leurs œuvres 169. Elles appartiennent toutes à leur état, ou aux circonstances de leur vie. Ratérius, surtout, eut souvent besoin d'apologies pour sa conduite ambitieuse et inconstante, et il ne les épargna pas. On trouve dans ses lettres, et dans ses autres ouvrages, de fréquentes citations des anciens, qui prouvent qu'il alliait dans ses études, plus qu'on ne le faisait de son temps, les auteurs sacrés et profanes.

Note 167: (retour) Tom. VI, p. 281. Voy. Tiraboschi, t. III, p. 175.
Note 168: (retour) Il y mourut en 974, id. ibid. p. 177.
Note 169: (retour) Celles d'Atton parurent en 1768; celles de Ratérius en 1765. Chacune de ces éditions est précédée d'une Vie pleine d'érudition, de bonne critique, et où l'on réfute plusieurs erreurs accréditées sur ces deux savants du dixième siècle (Tirab. loc. cit.)

Nous parlerons plus loin de l'historien Liutprand, qui appartient à cette époque, mais qui tient, par les missions politiques dont il fut chargé, au tableau de l'état où était alors l'empereur d'Orient. C'est au neuvième siècle qu'il faut placer l'Anonyme de Ravenne, auteur d'une Géographie en cinq livres, que l'on a tirée, en 1688, des manuscrits de la Bibliothèque du roi, et de l'oubli où elle avait été justement laissée 170; mais nous ne nous y arrêterons pas. Tiraboschi, quelque peu disposé qu'il fût à une critique sévère, a traité avec le dernier mépris 171 cet ouvrage, que d'autres savants n'ont cependant pas cru indigne de leur attention et de leurs recherches. Il reproche à l'Anonyme d'avoir le style le plus barbare et le plus obscur, où l'on ait peut-être jamais écrit; de confondre souvent les noms de villes, de fleuves et de montagnes 172; de citer comme autorités des auteurs qui n'existèrent jamais que dans sa tête; de n'être qu'un imposteur ignorant, qu'un misérable copiste de la carte de Peutinger 173, et de quelques autres géographies plus anciennes: il trouve enfin que c'est perdre du temps que d'examiner, comme d'autres se sont donné la peine de le faire, si ce fut vraiment dans l'un de ces deux siècles, ou même plus tard, que cet auteur a vécu, ou si ce ne fut point dans le septième ou huitième; si cet auteur est, ou n'est pas, un certain prêtre de Ravenne, nommé Guido, qui avait, dit-on, écrit quelques ouvrages historiques; enfin, si cette géographie est telle qu'il l'avait écrite, ou si elle en est seulement un abrégé; toutes questions intéressantes à faire sur un bon livre, mais nullement sur un aussi mauvais.

Note 170: (retour) Elle fut publiée alors pour la première fois, avec de savantes notes, par le P. Porcheron, bénédictin, qui fait vivre l'Anonyme au septième siècle; mais il est certainement du neuvième. Voy. Cl. Beretta, de Ital. med. œvi; et Fabricius, Bibl. lat. med. œvi, édition de Mansi.
Note 171: (retour) Ub. supr., p. 200.
Note 172: (retour) Je dois à la justice d'observer que Tiraboschi se trompe dans l'un des reproches qu'il fait au géographe de Ravenne. Il l'accuse d'avoir dit que les Alpes grecques (graïœ) sont une ville. L'anonyme, dans le passage cité par Tiraboschi lui-même, dit: Juxtà Alpes est civitas quœ dicitur graïa; «Près des Alpes est une ville que l'on appelle grecque (graïa)»: ce qui est bien différent.
Note 173: (retour) C'est-à-dire de l'ancienne carte romaine possédée depuis par Conrard Peutinger, savant du quinzième et du seizième siècles, qui lui a donné son nom. On croit qu'elle fut dressée au temps de Théodore Ier non pas par un géographe, mais par un soldat ou un officier, qui ne voulut que tracer un tableau des routes militaires de l'empire d'Occident, et y marquer les noms et à peu près les positions des villes, des provinces, des campements, etc., sans aucun égard à la configuration ni à la disposition respective des terres, des mers et rivages. Elle fut trouvée dans un couvent d'Allemagne par Conrard Celtes, poète latin qui florissait à la fin du quinzième siècle. Il la laissa à son ami Peutinger, alors secrétaire du Sénat d'Augsbourg. Peutinger la conserva soigneusement jusqu'à sa mort, arrivée en 1547. Elle fut publiée, pour la première fois, à Augsbourg, en 1598. Christophe de Scheib en a donné une édition à Vienne, en 1753, in-folio, parfaitement conforme à l'original, avec une savante dissertation et des notes. Comme on n'a pu connaître le nom de l'auteur de cette carte, on lui a conservé le nom de Peutinger. Pour que l'Anonyme de Ravenne l'ait copiée, comme Tiraboschi l'en accuse formellement, il faut, ou que cet Anonyme ait voyagé en Allemagne, et y ait rencontré cette carte, ce qu'on ne peut ni assurer, ni nier, puisqu'on ne le connaît pas, ou qu'elle fût encore en Italie de son temps, et qu'elle n'ait été transportée que depuis le dixième siècle dans le couvent où Conrard Celtes la trouva vers la fin du quinzième.

Tel était donc le triste état où languissaient toutes les branches de la littérature, moins de deux siècles après que Charlemagne eût produit cette grande révolution qu'on lui attribue, qui fut réelle, mais passagère, et qui a plus servi à la gloire de son nom qu'aux progrès de l'esprit humain. Le commencement d'un nouveau siècle fut comme l'aurore du jour qui devait dissiper une si longue et si épaisse nuit.

Ce n'est pas que l'Italie ne fût alors aussi troublée que jamais. Depuis les Alpes jusqu'à Rome, les tentatives inutiles pour se donner un roi indépendant; les guerres qu'elles occasionèrent avec les Empereurs, et celles qui, pour la première fois, armèrent différentes villes les unes contre les autres, selon qu'elles prenaient parti, ou pour l'indépendance, ou pour la soumission à l'Empire; les querelles, de plus en plus animées, des papes et des empereurs, nouveau sujet de divisions entre les évêques, entre les seigneurs et entre les villes; les élections achetées 174 ou forcées 175; les schismes, les papautés doubles et triples; partout des désastres, des barbaries et des scandales: dans ce qui est au-delà de Rome, la lutte sanglante d'un reste de Grecs, d'un reste de Lombards 176; et de quelques brigands Sarrazins, terminée par l'épée des aventuriers Normands, qui soumirent les uns et les autres, et fondèrent un état puissant; les républiques florissantes de Naples, de Gaëte et d'Amalphi, les premières dont l'histoire moderne consacre le souvenir, disparaissant dans cette lutte, et Robert Guiscard, le plus célèbre de ces aventuriers, brûlant et saccageant Rome même, pour sauver de la vengeance de l'empereur Henri IV, l'orgueilleux pape Grégoire VII: telle fut, dans le onzième siècle, la position générale de l'Italie; et l'on ne voit pas ce qu'elle pouvait avoir de favorable à la régénération des lettres.

Note 174: (retour) Telles que celles de Benoît VIII, Jean XIX son frère, et Benoît IX leur neveu, tous trois descendants de Marosie. Ils achetèrent successivement, ou leur famille acheta pour eux, les suffrages du peuple, qui était encore en possession d'élire les papes. Le dernier des trois, qui était très-jeune, et même, selon quelques historiens, encore enfant, souilla pendant douze ans le siège pontifical par tout ce que les vols, les massacres et l'impudicité ont de plus horrible. Il le vendit ensuite à l'archiprêtre Jean, qui prit le nom de Grégoire VI; et il alla se livrer sans contrainte, dans ses châteaux, à la vie crapuleuse qui était seule de son goût. C'est ce que raconte un de ses successeurs, Victor III, dans un Dialogue rapporté en Appendix à la chronique du mont Cassin, liv. II, t. IV, p. 396. Ce sont là des faits historiques que l'auteur de cet ouvrage dissimulait dans ses leçons publiques, et qu'il ne faisait que désigner par des expressions générales, dans le temps qu'on l'accusait de rechercher avec une affectation maligne tout ce qui pouvait être défavorable à la papauté.
Note 175: (retour) L'empereur Henri III se ressaisit du droit d'intervenir dans la nomination des papes, qu'avaient eu les empereurs Grecs et les Carlovingiens. Il présenta Clément II à l'élection du peuple, et ensuite élut de son autorité Damase II, Léon IX et Victor II; ce dernier en 1055. Après sa mort, le peuple et l'église nommèrent, en 1057, Etienne X; et ce fut sous son successeur, Nicolas II, que le concile de Latran attribua, pour l'avenir, l'élection des papes aux cardinaux. Vinrent ensuite le pontificat de Grégoire VII, la donation de la comtesse Mathilde, les démêlés trop fameux de ce pape avec l'empereur Henri IV, etc.; époque de la puissance temporelle des papes, et de l'avilissement des empereurs et des rois.
Note 176: (retour) Ceux qui avaient fondé le duché de Bénévent.

C'est une époque bien remarquable dans l'histoire de la papauté, que celle où cet archidiacre Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII 177, entreprit d'élever le saint-siége au-dessus de tous les trônes, et où, pour le malheur de l'Europe entière, il réussit dans cette entreprise! Il la poursuivit avec toute la ténacité de son caractère, toute l'énergie de son ambition et de son courage. Il voulut d'abord que les papes, qui n'étaient point encore souverains dans Rome, eussent une souveraineté réelle et territoriale, qui leur donnât un rang parmi les puissances; et il trouva dans la comtesse Mathilde, dans sa docilité crédule pour un pontife devenu directeur de sa conscience, dans sa haine et ses ressentiments héréditaires contre les empereurs d'Allemagne 178, tous les moyens d'y parvenir. Il eut l'art d'obtenir d'elle la donation de tous ses états, dont elle ne se réserva que l'usufruit. Le pouvoir des passions auxquelles elle obéissait, est tel, qu'il a mis en quelque sorte à couvert la réputation des mœurs de Grégoire VII. L'écrivain le moins habitué à ménager les papes vicieux et corrompus, Voltaire, a reconnu lui-même 179, qu'aucun fait, ni même aucun indice, n'a jamais confirmé les soupçons qu'avaient pu faire naître les liaisons intimes, la fréquentation assidue du pape, et l'immense libéralité de la comtesse.

Note 178: (retour) La mère de Mathilde, femme du marquis Boniface, comte ou duc de Toscane, et sœur de l'empereur Henri III, souleva contre son frère toutes les parties de l'Italie où s'étendait son pouvoir, et qui formaient l'héritage de sa fille, c'est-à-dire, la Toscane, les états de Mantoue, de Modène, de Parme, de Ferrare, de Vérone, une partie de l'Ombrie, de la Marche d'Ancône, et presque tout ce qui a été nommé depuis le patrimoine de S. Pierre. Ayant fait imprudemment un voyage à la cour de l'empereur, elle fut arrêtée, et resta long-temps prisonnière; elle laissa, en mourant, à sa fille Mathilde, ses ressentiments avec tous ses biens.
Note 179: (retour) Essai sur les Mœurs et sur l'Esprit des Nations, ch. 46.

Grégoire suivait en même temps, avec autant d'ardeur que d'audace, l'autre partie de son plan. Il arrachait ou disputait à outrance aux rois l'investiture des bénéfices. Il écrivait en maître à ceux d'Angleterre, de Danemark et de France. Lui, qui ne s'était cru pape, que lorsque l'empereur Henri IV eut confirmé sa nomination, il excommuniait, il déclarait déchu cet empereur même, il le forçait de se soumettre aux épreuves les plus pénibles et les plus honteuses 180, et foulait aux pieds, dans sa personne, la tête humiliée de tous les rois.

Les lettres de ce pontife existent 181. Elles déposent de la hardiesse de ses projets et de la force de son génie, en même temps qu'elles sont des pièces importantes pour l'histoire de la souveraineté temporelle des papes 182. Elles donnent à celui-ci, quant au style, une place peu distinguée dans l'Histoire littéraire. Il n'en a une, comme bienfaiteur des lettres, ou du moins des études, que par l'ordre qu'il donna aux évêques, dans un synode tenu à Rome 183, d'entretenir, chacun dans leurs églises, une école pour l'enseignement des lettres 184; mais il n'entendait par là que ce qu'on avait entendu jusqu'alors: cet enseignement des lettres n'avait rien de littéraire; et l'on ne voit encore là, pour le onzième siècle, aucun avantage sur les précédents.

Note 180: (retour) On sait la manière dont ce pape, enfermé dans la forteresse de Canosse, avec la comtesse Mathilde, y reçut l'espèce d'amende honorable que vint lui faire l'empereur. Voyez, sur cette scène déshonorante pour l'Empire, tous les historiens; et cherchez dans tous les livres qui peuvent faire autorité en matière de religion, quelque chose qui la justifie.
Note 181: (retour) Dans la collection des conciles du P. Labbe, t. X.
Note 182: (retour) Depuis que ceci est écrit, il a paru un jugement plein d'équité sur ces lettres, sur le caractère, les plans et la conduite de leur auteur, dans l'excellent ouvrage de M. le professeur Heeren, traduit de l'allemand en français, par M. Charles Villers, et qui a partagé, en 1808, le prix proposé par la classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut de France, sur la belle question de l'influence des croisades. Voyez cet ouvrage, p. 73-90.
Note 184: (retour) Concil. collect. Harduin. t. VI, part. I, p. 1580, cité par Tiraboschi, t. III. p. 218.

C'est à ce siècle, cependant, que les Italiens assignent les premiers mouvements de la renaissance: c'est l'époque qu'ils désignent par le nom de ce siècle même, et qu'ils appellent avec respect le Mille, il Mille. Mais le cours du mal, suspendu seulement par Charlemagne, devenu plus rapide depuis sa mort, était arrivé à l'extrême: il n'y avait, pour ainsi dire, plus de degrés d'ignorance, où les esprits pussent encore descendre. Il fallait qu'ils suivissent enfin cette loi d'instabilité qui les entraîne; que les sciences et les arts sortissent de leurs ruines, et recommençassent à s'élever, jusqu'à ce qu'ayant repris toute leur splendeur, de nouvelles causes ramenassent un jour une dégénération nouvelle.

Parmi celles qui devaient les faire renaître, il en est qu'on a peu observées, mais qui ne laissèrent pas d'influer puissamment sur l'esprit de ce siècle. C'est, par exemple, une circonstance qui paraît peu importante, que cette opinion de la prochaine fin du monde, répandue par le fanatisme intéressé des moines, et dont les imaginations étaient préoccupées. Cependant on ne saurait croire combien elle fit de mal jusqu'au dernier jour du dixième siècle, et quel bien résulta de l'apparition naturelle, mais inattendue, du jour qui commença le onzième 185 . L'horreur toujours présente d'une désolation universelle, fondée sur des prédictions répandues et interprétées par les moines qui en retiraient d'opulentes donations, avait en quelque sorte éteint toute espérance, toute pensée relative à un avenir, où personne ne comptait plus ni exister même de nom, ni revivre dans ses descendants, et dans la mémoire des hommes, tous destinés à périr à-la-fois. Ce désespoir devait ne permettre d'autre sentiment que celui de la terreur; il devait tourner toutes les idées vers une autre vie, et n'inspirer, pour les choses de ce monde, qu'indifférence et abandon. Mais quand le terme fatal fut passé, et que chacun se trouva, comme après une tempête, en sûreté sur le rivage, ce fut comme une vie nouvelle, un nouveau jour, et de nouvelles espérances. Le courage, la force, l'activité durent renaître, et les idées se tourner d'elles-même vers tout ce qui pouvait leur servir de but et d'aliment.

Note 185: (retour) Bettinelli, Risorgim. d'Ital., c. 2.

C'est une circonstance peu remarquée dans un autre genre que d'avoir du papier ou d'en manquer; et cependant plusieurs auteurs graves 186 ont observé que la disette qui s'en fit sentir, au dixième siècle, avait beaucoup contribué à prolonger le règne de la barbarie. Le papyrus d'Égypte, dont on se servait encore, et qui était à fort bon compte, cessa de s'y fabriquer quand les Sarrazins y eurent porté leurs ravages, quand ils y eurent détruit les arts, le commerce, renversé les écoles et brûlé les bibliothèques. Le papier était donc devenu, depuis près de trois siècles, très-rare et très-cher en Occident 187. Le prix du parchemin était au-dessus des facultés, et des particuliers qui pouvaient encore écrire, et des moines. Il en résulta un cruel dommage; les copistes, pour ne pas rester oisifs, effaçaient d'anciens ouvrages écrits sur parchemin, et en écrivaient de nouveaux à la place. Muratori rapporte en avoir vu plusieurs de cette espèce à Milan, dans la bibliothèque Ambroisienne. L'un d'eux contenait les œuvres du vénérable Bède. «Ce qui me parut digne d'une attention particulière, dit-il, c'est que l'écrivain s'était servi de ces parchemins, en effaçant la plus ancienne écriture, pour écrire un livre nouveau. Il restait cependant un grand nombre de mots visibles, et tracés depuis tant de siècles, en caractères majuscules, dont la forme indiquait qu'ils avaient plus de mille ans d'antiquité» 188. Il est vrai que ce livre effacé était un livre d'église, mais on ne peut douter que cette méthode, une fois adoptée par le besoin, ne s'exerçât au moins indifféremment sur le sacré et sur le profane; et rien n'est en même temps et plus douloureux et plus croyable que ce que dit notre savant Mabillon 189, que les Grecs, comme les Latins, manquant de parchemin pour leurs livres d'église, se mirent à effacer les premiers manuscrits qui leur tombaient sous la main, et changèrent des Polybes, des Dion, des Diodore de Sicile, en Antiphonaires, en Pentecostaires, et en recueils d'Homélies. Mais le besoin excite à la fin l'industrie. Dans l'incertitude où sont les érudits sur l'époque précise de l'invention du papier d'Europe, le P. Montfaucon, suivi par Maffei, par Muratori et par d'autres qui font autorité, la fait remonter au onzième siècle 190; et cette invention, l'abondance et le bas prix qui durent en être la suite, peuvent être comptés parmi les heureuses circonstances de cette époque.

Note 186: (retour) Muratori, Antichità Ital., Dissert. 43; Andrès, Orig. Progr. e stat. att. d'ogni Lett., c. 7; Bettinelli, Risorg. d'Ital., c. 2.
Note 187: (retour) Muratori, loc. cit.
Note 188: (retour) Muratori, loc. cit.
Note 189: (retour) De re Diplomaticâ, cité par Bettin., Risorg. d'Ital., c. 2.
Note 190: (retour) Voy. Montfaucon, Palœogr. Grœca, l. I, c. 2; le même, tome IX de l'Acad. des Inscr., Dissertation sur le papier; Maffei, Histor. Diplomatica, p. 77; Muratori, Antich. d'Ital., Dissert. 43. Il est vrai que Tiraboschi recule jusqu'au quatorzième siècle, l'invention du pap. de lin; t, V, l. I, c. 4, p. 76.

Les guerres et les troubles y furent presque continuels, mais ils eurent en partie pour objet une sorte d'élan vers la liberté qui, pour la première fois depuis tant de siècles, se faisait sentir en Italie. L'extinction de la maison de Saxe 191 lui avait donné l'idée de s'affranchir; et de même que les sentiments vils qu'inspire l'esclavage, énervent et abrutissent l'esprit, de même aussi les affections nobles qui tendent vers la liberté le renforcent et le relèvent. Ce fut vraisemblablement un assez pauvre roi d'Italie, que cet Hardoin, marquis d'Ivrée, qui ne put résister long-temps aux armes de l'empereur Henri de Bavière; mais les évêques, les princes et les seigneurs italiens l'avaient élu 192. Ce mouvement d'indépendance annonçait déjà une révolution heureuse, et ce roi italien dut paraître, et se montra, en effet, ambitieux du titre de restaurateur de sa patrie 193, autant du moins que put le lui permettre le peu de pouvoir dont il jouit. Les guerres civiles entre la noblesse et le peuple de Milan, qui commencèrent alors, causèrent, il est vrai, beaucoup de maux, publics et particuliers; mais tandis que les nobles voulaient, dans d'autres villes, secouer le joug des empereurs, le peuple voulait ici briser celui des nobles. Ces querelles, qui furent longues et obstinées, prouvent que le mouvement gagnait de proche en proche, et devenait universel.

Note 191: (retour) Dans la personne d'Othon III, mort en Italie, à la fleur de son âge, en 1002.
Note 192: (retour) À Pavie, cette même année.
Note 193: (retour) Bettinelli, Risorg. d'Ital., c. 2, dit expressément: Sicche un italiano poté sembrare, ad ei mostrò voler esser lo, un ristorator della patria.

L'agrandissement du pouvoir des évêques de Rome donnait beaucoup d'importance aux dispositions que chacun d'eux annonçait à l'égard des lettres; et ce siècle s'ouvrit sous le pontificat de Sylvestre II, long-temps célèbre, sous le nom de Gerbert, par son savoir et surtout par son zèle ardent pour les sciences. La France doit s'honorer de l'avoir produit. Il était si savant que, dans ce siècle, qui ne l'était guère, il passa pour magicien, et finit par devenir Pape. C'était un des plus habiles mathématiciens et le plus fort dialectitien de son temps. L'union qu'il établit dans ses écoles, entre ces deux sciences, tandis qu'il professa publiquement, donnait à ses élèves une supériorité marquée; et le savant Bruker ne craint pas de dire, que si, dans le onzième siècle, les ténèbres qui avaient couvert les précédents, commencèrent à se dissiper, on le dut principalement à la méthode de Gerbert, qui joignit aux exercices de la dialectique ceux des sciences mathématiques, et donna ainsi plus de force et de pénétration aux esprits 194.

Note 194: (retour) Bruker, Hist. Art. Phil., t. III, l. II, c. 2.

Cette même comtesse Mathilde, à qui l'on peut reprocher d'avoir alimenté l'ambition violente et l'audace effrénée de Grégoire VII, d'avoir donné un fondement trop réel à la puissance politique des Papes, et d'avoir trop contribué à élever sur des bases solides ce pouvoir colossal qui, depuis, a si long-temps pesé sur l'Europe, doit être d'ailleurs comptée parmi les causes de cette heureuse révolution des connaissances humaines. Son autorité, plus étendue que ne l'avait été celle d'aucun prince depuis la chute de Rome, lui servit à encourager l'étude des sciences, auxquelles elle n'était pas elle-même étrangère; et si, au commencement du siècle suivant, l'étude du droit surtout prit à Bologne un si grand essort, si la jurisprudence romaine régit de nouveau d'Italie, et si le code de Justinien en bannit enfin les lois bavaroises, lombardes et tudesques, qui y avaient régné tour-à-tour, on le dut peut-être au soin que prit Mathilde de faire revoir ce code et d'engager par des récompenses un jurisconsulte célèbre à cet utile travail 195.

Note 195: (retour) Bettinelli, loc. cit. Ce jurisconsulte est le fameux Irnerius ou Garnier. Voy. le chapitre suivant.

Enfin des divers ports d'Italie, on commençait à naviguer chez des nations étrangères; on rapportait des connaissances acquises et le désir d'en acquérir de nouvelles. On trouvait en Orient les lettres et quelques parties de la philosophie, jouissant encore d'une sorte d'honneur; on voyait fleurir en Espagne, parmi les Maures, dont la domination y était alors prospère et fastueuse, une littérature nouvelle, l'étude et l'admiration des sciences et de la philosophie grecque; et l'on revenait de Constantinople avec des manuscrits grecs, et d'Espagne avec des manuscrits arabes, soit originaux dans cette langue, soit traduits du grec.

Ce fut par des traductions de cette espèce qu'Hippocrate commença d'être connu; que ses ouvrages et d'autres, tant grecs qu'arabes, sur la médecine, se répandirent dans l'Italie méridionale. Ils y furent apportés et interprétés par un aventurier savant et laborieux, nommé Constantin, et donnèrent naissance à la fameuse école de Salerne, ou du moins commencèrent sa célébrité. On en fait remonter beaucoup plus haut l'existence. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès la fin du dixième siècle, on allait à Salerne consulter sur ses maladies et rétablir sa santé. Un historien du douzième siècle (Orderic Vital), parle aussi de cette école de médecine, comme étant déjà fort ancienne. L'opinion la plus probable est que les Arabes ou Sarrazins, qui occupèrent une grande partie de ces provinces, y apportèrent leurs sciences et leurs livres, parmi lesquels il s'en trouvait beaucoup de médecine. Ils réveillèrent dans ces contrées le goût pour cette science, et l'arrivée de Constantin y donna une nouvelle activité.

Il était Africain et né à Carthage. L'ardeur de s'instruire dans toutes les sciences le conduisit chez tous les peuples qui les cultivaient alors. Il étudia long-tems à Bagdad, où il apprit la grammaire, la dialectique, la physique, la médecine, l'arithmétique, la géométrie, les mathématiques, l'astronomie, la nécromancie, la musique des Caldéens, des Arabes, des Persans et des Sarrazins. De là il passa dans les Indes, et s'instruisit encore de toutes les sciences de ces peuples. Il en fit autant en Égypte. Enfin, après 39 ans de voyages et d'études, il revint à Carthage. La science presque universelle, qui lui avait coûté tant de peines à acquérir, le fit prendre dans son pays, comme Gerbert dans le nôtre, pour un magicien. On voulut se défaire de lui; il le sut, prit la fuite et passa secrètement à Salerne. Il y obtint la faveur du fameux prince normand, Robert Guiscard. Mais ensuite dégoûté du monde, il se retira au Mont Cassin, où il prit l'habit religieux. Il s'y occupa le reste de sa vie à traduire de l'arabe, du grec et du latin des livres de médecine, et à en composer lui-même. Ils lui firent alors une grande réputation 196. Ils répandirent de plus en plus à Salerne la passion pour la médecine, et les moyens de la mieux étudier. C'est dans ce sens que Constantin peut être regardé comme l'un des créateurs de cette école, comme l'une des causes de sa célébrité, et que l'on peut voir aussi dans les Arabes, de qui il avait tant appris, une influence favorable à la renaissance des lettres. Ces mêmes Sarrazins que nous n'avons nommés jusqu'ici que comme des barbares, destructeurs actifs des lumières partout où ils étendaient leurs conquêtes, nous les voyons donc figurer ici parmi les causes qui rallumèrent le flambeau qu'ils avaient ailleurs contribué à éteindre; et bientôt nous fixerons plus spécialement notre attention sur cette révolution particulière, qui se fait apercevoir dans la grande révolution générale.

Note 196: (retour) Ses œuvres ont été en partie publiées à Bâle, en 1536, et sont en partie restées inédites. (Voy. Oudin, de Script. Eccl., t. II, p. 694, etc.) Constantin l'Africain florissait vers l'an 1060.

Quant aux Grecs de Constantinople, après un long sommeil, les sciences et les lettres semblaient aussi renaître parmi eux. Pendant le huitième siècle, les sanglantes querelles entre les iconoclastes et les adorateurs des images, avaient servi de prétexte à la destruction des monuments des arts et des lettres, et détourné de plus en plus des études utiles et paisibles, par des argumentations bruyantes, soutenues à main armée. Mais au neuvième, après que la dynastie des Basilides eût renversé la race Isaurienne, qui avait remplacé les descendants d'Héraclius, les esprits, ayant repris un peu de calme, se reportèrent vers les études.

Ils y furent excités par un nouveau mobile. Lorsque les Arabes, destructeurs des écoles d'Athènes et d'Alexandrie, rassasiés de conquêtes sanglantes, et voulant en faire de plus douces, recherchèrent ces mêmes productions de l'ancienne Grèce, qu'ils avaient autrefois livrées aux flammes, les Grecs, qui les avaient eux-mêmes oubliées depuis long-temps 197, rapprirent à en connaître le prix. Occupés de les copier et de les vendre, ils voulurent aussi les étudier. Quelques écoles furent rétablies, et le peu d'hommes qui cultivaient encore, dans l'obscurité, les lettres et la philosophie, furent encouragés et honorés.

Note 197: (retour) Gibbon, Fall. of Rom. Emp., c. 53.

Le savant patriarche Photius, célèbre par le schisme dont il fut la cause, et qui, sans changer d'opinion, fut excommunié par un grand concile, absous par un autre, et derechef excommunié par un troisième, fut l'homme le plus éclairé et le plus éloquent de son siècle; il eut pour élève un empereur qui s'honora du surnom de Philosophe 198; et il nous a laissé dans son ouvrage, connu sous le titre de Bibliothèque, des preuves de son amour pour l'étude, de son savoir, et de l'indépendance de son esprit. Vers le même temps, ou un peu plus tard, dans le dixième siècle, Suidas écrivit le plus ancien Lexique qui nous soit parvenu, nécessaire pour l'intelligence des anciens classiques grecs, et qui contient un grand nombre de fragments d'auteurs qui auraient aussi été classiques, mais que le temps a dévorés. Ils existaient encore alors: la Bibliothèque de Photius nous l'atteste. Constantinople possédait l'histoire de Théopompe, les oraisons d'IIyperide, les comédies de Ménandre, les odes d'Alcée et de Sapho, et les ouvrages d'une foule d'autres auteurs, poètes, orateurs, historiens, philosophes, que nous n'avons plus.

Note 198: (retour) Léon VI, fils et successeur de Basile.

Constantin Porhyrogénète suivit la route que son père, Léon-le-Philosophe, lui avait tracée, et s'y avança plus loin que lui. Ce fut un homme de lettres sur le trône. Il a laissé plusieurs ouvrages, l'un sur l'administration de l'Empire, l'autre contenant une description de ses provinces, un troisième sur la tactique et les opérations militaires. Le quatrième est un assez gros livre sur un sujet moins important, sur le cérémonial de la cour de Bysance; mais enfin il cultiva les lettres, la musique, la peinture; et lorsque Romain Lecapenus l'eut renversé du trône, où il remonta ensuite, il sut, dit-on, se faire une ressource de ses talents et de la vente de ses tableaux; ressource que peu de Souverains pourraient se procurer en pareil cas.

Ce fut vers lui que fut envoyé en ambassade, par Bérenger II, roi d'Italie, un jeune littérateur, devenu depuis un historien de quelque célébrité. Liutprand, dont c'est ici l'occasion de parler, était né à Pavie, d'un père qui avait été député vers la même cour par le roi Hugues, prédécesseur de Bérenger. Hugues conserva au fils la protection qu'il avait accordée au père. Les talents qu'annonçait le jeune Liutprand, favorisèrent ces dispositions, surtout la beauté de sa voix, que ce roi, qui aimait la musique, se plaisait beaucoup à entendre. Quand Bérenger, marquis d'Ivrée, eut forcé Hugues à lui céder son trône, il garda auprès de lui Liutprand, le fit son secrétaire, et l'envoya quelques années après 199, à Constantinople, en qualité d'ambassadeur. Liutprand profita de cette mission pour apprendre le grec, et ce fut à peu près tout le fruit qu'il en retira. De cette haute faveur où il était, il tomba tout-à-coup dans la disgrâce, et fut obligé de se retirer en Allemagne. C'est dans cet exil qu'il composa l'histoire de son temps 200. Il était alors chanoine de l'église de Pavie, titre qu'il prend au commencement de chacun des livres de son histoire. Elle est écrite avec esprit, en latin meilleur que celui des autres écrivains du dixième siècle, et avec une petite pointe de malignité satirique, qui passe même la mesure quand il est question de Bérenger et de sa femme. L'accueil distingué que Liutprand reçut de Constantin Porphyrogénète, fut accordé à son mérite autant qu'à son titre; et il nous a laissé, outre l'histoire dont on vient de parler, une relation piquante de son voyage et de son ambassade 201, ou plutôt de ses ambassades, car il en fit une seconde assez long-temps après 202, dont il fut moins content que de la première; de simple chanoine il était pourtant devenu évêque de Crémone; il était envoyé par un puissant empereur, Othon Ier; à qui il devait la chute de Bérenger, son persécuteur, son rappel dans sa patrie, le rétablissement de sa fortune, et son avancement; mais Porphyrogénète n'était plus là pour le recevoir 203.

Note 200: (retour) Liutprandi Ticinensis Historia. Elle s'étend jusqu'à l'avénement de Bérenger II, vers le milieu du dixième siècle.
Note 201: (retour) Legatio Liutprandi ad Constantin. Porphyr.
Note 203: (retour) Legatio Liutprandi ad Nicephorum Phocam. Il paraît qu'il mourut peu d'années après son retour de cette seconde légation (Voy. Tirab., t. III, p. 200).

Les exemples donnés par ce prince et par son père, quoiqu'ils ne fussent rien moins que de grands princes, contribuèrent cependant beaucoup à ranimer dans l'Orient le goût des études. L'effet s'en prolongea, pour ainsi dire, pendant les règnes tantôt violents, tantôt faibles, toujours étrangers aux lettres, qui suivirent le leur, jusqu'à ce que celui des Comnène vînt, au milieu du onzième siècle, rallumer momentanément l'émulation presque éteinte.

A défaut d'ouvrages de génie, ce fut le temps des recherches et de l'érudition. Dans ce siècle et dans le douzième, on compte des commentateurs tels qu'Eustathe sur Homère, Eustrate sur Aristote; le premier, évêque de Thessalonique; le second, de Nicée, et plusieurs autres. J'ai dit à défaut d'ouvrages de génie, car on ne mettra pas, sans doute, de ce nombre les Chiliades 204 de Tzetzès, qui écrivit en douze mille vers lâches, prolixes et cependant obscurs, sur six cents sujets différents. Alors aussi commence la série des auteurs de l'histoire Bysantine, peu recommandables, si on les compare aux Xénophons et aux Thucydides; mais qu'on se félicite encore de trouver parmi les ténèbres de ces temps barbares. Ils forment du moins dans la même langue une suite presque ininterrompue depuis les auteurs des bons siècles.

Note 204: (retour) On prononce Kiliades.

Cette langue, altérée dans ses mots et dans ses tours, était pourtant encore matériellement la langue d'Homère et de Démosthène, au lieu qu'on oserait à peine dire, en parlant du langage corrompu dans lequel on écrivait alors à Rome et dans l'Italie, comme en France et dans l'Europe entière, que ce fut la langue de Cicéron et de Virgile. Aussi, malgré la place honorable que ce siècle conserve dans l'Histoire littéraire d'Italie, quels monuments latins a-t-il laissés? de quels auteurs peut-il citer les productions? Quels sont ceux qui, dans cette dépravation générale, montrèrent du moins un bon esprit et quelques traces d'un meilleur style?

Les deux plus grands génies de ce siècle, qui remplirent de leur renommée l'Italie, la France et l'Angleterre, furent Lanfranc et Anselme. Le premier surtout, qui fut le maître du second, eut la plus forte et la plus heureuse influence sur l'amélioration des études. Né à Pavie 205, vers le commencementdu siècle, il y brilla dès sa première jeunesse dans les exercices du barreau, passa en France, se retira du monde, jeune encore, et entra dans une abbaye qu'il rendit célèbre, l'abbaye du Bec en Normandie. L'école qu'il y ouvrit devint fameuse, et la philosophie du Bec passa, pour ainsi dire, en proverbe 206. La dialectique de Lanfranc et sa manière d'écrire en latin, étaient en grande partie dégagées de la rouille de l'école. Le premier, depuis les siècles de barbarie, il essaya de faire renaître la science de la critique. Les ouvrages des pères de l'église, et même les livres saints (car on ne connaissait guère alors d'autre littérature), altérés et corrompus par l'ignorance des copistes, reprenaient, en passant sous ses yeux, leur pureté originelle. Il les examinait, les collationnait, les corrigeait de sa main, et ces copies ainsi restituées, devenaient des manuscrits authentiques et dignes de foi.

Note 205: (retour) Tiraboschi, t. III, p. 227 et suiv.
Note 206: (retour) Launoi, de Scholis celebribus, ch. 42.

Guillaume, alors duc de Normandie, ayant acquis par la conquête de l'Angleterre, le surnom de Conquérant, voulut attirer Lanfranc dans ses nouveaux états, et le fit archevêque de Cantorbéry. Lanfranc occupa ce siège pendant dix-neuf ans. Sa vertu y fut mise à l'épreuve, et la faveur dont il jouissait fut troublée par les querelles qui s'élevèrent entre son roi et le pape Grégoire VII, à l'occasion des investitures; il ne cessa d'être un sujet soumis qu'autant qu'il le fallait pour obéir au souverain pontife, qui étendait sur toutes les couronnes ses prétentions de souveraineté. Sa résistance n'eut rien de séditieux, et sa modération éclata jusque dans l'exécution des ordres violents, auxquels il ne se croyait pas permis de résister. Elle ne brilla pas moins dans un concile tenu à Rome 207, où il fut appelé par le pape. L'hérésiarque Bérenger y fut cité pour ses erreurs. L'archevêque, chargé de le combattre, fit mieux, il le persuada, et le convertit.

Lanfranc, mort en 1089, n'a laissé qu'un traité de l'Eucharistie contre l'hérésie de Bérenger, et des lettres écrites, les unes avant, les autres pendant son épiscopat. Ce fut donc moins par ses ouvrages que par sa méthode d'enseignement qu'il servit au progrès de la philosophie et des lettres. C'est dans l'école qu'il tint au milieu de la forêt du Bec, que sont ses plus beaux titres de gloire. Parmi les personnages illustres qui en sortirent, il suffit de citer Ives de Chartres, regardé comme le restaurateur du droit canonique en France, et dont les lettres sont si précieuses pour notre histoire; Anselme, qui devint Pape sous le nom d'Alexandre II, et cet autre Anselme, dont la renommée littéraire égala celle de son maître.

Il était né en 1034, dans la ville d'Aoste, en Piémont 208. La réputation dont jouissait l'école du Bec, l'y attira de bonne heure. Il profita si bien des leçons de Lanfranc, qu'ayant embrassé la vie monastique, il fut, trois ans après, élu prieur, et ensuite abbé de cette maison. Quatre ou cinq ans après la mort de son maître, il fut appelé à lui succéder dans l'archevêché de Cantorbéry 209. Guillaume-le-Roux régnait alors. Il ne valait pas son père, mais il fut aussi ferme que lui sur l'article des investitures. Anselme ne se montra pas moins zélé pour la cause du Pape; il en résulta pour lui des querelles très-vives et un exil. Il se rendit en Italie auprès d'Urbain II. Il assista au concile de Bari 210, où il terrassa par sa dialectique les Grecs, entêtés à soutenir que dans la Trinité, le S. Esprit, ne procède uniquement que du père.

Note 208: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 230 et suiv.

Rappelé en Angleterre par Henri Ier, Anselme s'y rendit; mais bientôt les intérêts de la cour de Rome qu'il voulut servir, le brouillèrent avec ce roi. Il repassa sur le continent, et peu de temps après revint se fixer dans l'abbaye du Bec. Ce fut à l'invitation de Henri lui-même, qui, désirant enfin s'accorder avec le Pape, se rendit plusieurs fois dans cet abbaye pour conférer avec Anselme. Le prélat ayant réussi dans cette négociation, retourna auprès du roi, rentra en possession de son archevêché, de ses dignités, de ses biens, et mourut deux ans après 211, laissant dans l'Europe chrétienne de vifs regrets et une grande renommée de sainteté, d'éloquence et de savoir.

Tous ses ouvrages sont théologiques ou ascétiques; il passe pour avoir appliqué, plus qu'aucun de ses prédécesseurs, les subtilités de la dialectique à la théologie 212. Le dessein qu'il avait formé de démontrer, non seulement par l'autorité de l'Écriture et de la tradition, mais par la raison même, les dogmes et les mystères de la religion chrétienne, lui rendait ces subtilités nécessaires. Il ne s'enfonça pas moins avant dans les profondeurs de la métaphysique, dont il est regardé comme le restaurateur. On le regardait avec plus de raison comme le père de la théologie scolastique, dont il n'enveloppa cependant pas les obscurités dans le style barbare qu'on y introduisit après lui 213. On sait que Leibnitz a reproché à Descartes d'avoir pris à Anselme sa preuve de l'existence de Dieu par l'idée de l'infini; mais sans se croire obligé de lire le Monologium ni le Proslogium de ce saint docteur, deux traités de théologie naturelle, dans l'un desquels cette démonstration doit être, on peut penser que le génie de Descartes, qui a trouvé tant d'autres choses, l'a trouvée aussi de son côté 214.

Note 212: (retour) Voy. Tirab., ub. supr., p. 232. Voy. aussi M. Giamb. Corniani, dans l'ouvrage intitulé, I Secoli della Letteratura italiana dopo il suo Risorgimento, t, I, p. 54.
Note 213: (retour) Tirab., loc. cit.
Note 214: (retour) Giambat. Corniani, ub. supr., p. 57.

Ce dont on doit peut-être savoir le plus de gré à Anselme, c'est d'avoir eu sur l'éducation des enfants, des notions supérieures à son siècle. Un abbé de moines qui était en grande réputation de piété, se plaignait un jour à lui de la mauvaise conduite des enfants qu'on élevait dans son monastère. Nous les fouettons continuellement, disait-il, et ils n'en deviennent que plus obstinés et plus méchants. Et quand ils sont grands, demanda le bon Anselme, que deviennent-ils? Parfaitement stupides, lui répondit l'abbé. Voilà, reprit Anselme, une excellente méthode d'éducation qui change les hommes en bêtes! Il se servit ensuite de diverses comparaisons, pour lui faire entendre qu'il en est des hommes comme des arbres, qui ne peuvent prospérer, se développer et croître à la hauteur que la nature leur destine, s'ils sont comprimés dès leur naissance, si leurs rameaux sont pressés, leur sève étouffée, leur direction gênée, interrompue; qu'il en est encore comme des métaux d'or et d'argent, qu'on ne peut réduire à des formes élégantes et nobles, si l'artiste ne fait que les battre à grands coups de marteau, etc. 215.

Note 215: (retour) Giambat. Corniani, ut. supr.

L'école fondée en France par Lanfranc et par Anselme, devint une pépinière féconde d'hommes instruits, non seulement pour la France, mais pour l'Italie, d'où un grand nombre de jeunes gens y accouraient prendre des leçons. Les auteurs de notre Histoire littéraire relèvent avec un orgueil très-pardonnable ces secours que l'Italie recevait de la France 216; mais ils oublient trop peut-être que les deux chefs de cette fameuse école étaient Italiens, et que ce fut encore à l'Italie que la France dut ce second mouvement de renaissance des lettres, plus durable que le premier. L'historien de la littérature italienne, après avoir réclamé ce qu'il croit appartenir à sa patrie, dit avec son bon sens et son équité ordinaires 217: «Ainsi la France et l'Italie se prêtaient mutuellement des secours; celle-ci, en fournissant à la France, et de savants professeurs qui donnaient le plus grand éclat aux écoles, et de jeunes étudiants qui ajoutaient à ces écoles un nouveau lustre; celle-là, en offrant un sûr et doux asyle aux Italiens, qui se seraient difficilement livrés à l'étude au milieu des troubles de leur patrie».

Note 217: (retour) Tiraboschi, t. III, p. 242.

Mais enfin ni les ouvrages d'Anselme, ni ceux de Lanfranc son maître, ni ceux de leurs nombreux disciples, n'ont plus de lecteurs depuis long-temps. Il en est ainsi d'un Fulbert, évêque de Chartres, dont la France et l'Italie se sont disputé la naissance 218, mais qu'on ne lit plus, qu'on ne lira jamais plus, ni en Italie, ni en France 219. Il en est encore ainsi d'un Pierre Damien, l'un des plus savants et des plus élégants écrivains de son temps; d'un Pierre Diacre, d'un Brunon, évêque de Segni, d'un troisième Anselme, évêque de Lucques, d'un Arnolphe, d'un Landolphe, et dune foule d'autres théologiens ou dialecticiens plus ou moins célèbres dans ce siècle, mais également ignorés et dignes de l'être dans le nôtre. Il faut distinguer parmi eux les auteurs d'histoires et de chroniques, la plupart recueillies dans la volumineuse et savante collection de Muratori, tels entre autres que cet Arnolphe et ce Landolphe qu'on vient de nommer 220. Méprisables comme écrivains, ils sont précieux pour l'histoire, dont ils sont les seules lumières dans ces temps de profonde obscurité.

Note 218: (retour) Selon Fleury, Hist. Eccl., l. LVIII, n°. 57, et Mabillon, Act. SS. etc. t. VII, pr. n°. 43; il était Romain, d'après un endroit de ses propres écrits; mais cet endroit est mal interprété, selon les auteurs de l'Hist. litter. de France, t. VII, p. 262; ils croient plutôt que Fulbert était d'Aquitaine, ou même particulièrement de Poitou. Tiraboschi est venu ensuite, et a démontré que les Bénédictins se sont trompés dans ce point d'histoire, et que Fulbert, qui dut à la France son instruction, puisqu'il y fut élève de Gerbert, ne lui doit pas du moins la naissance. Il rend à l'Italie l'honneur de l'avoir produit, t. III, p. 225 et 226.
Note 219: (retour) Cela est rigoureusement vrai de ses Sermons; ses Lettres peuvent être, sinon lues, du moins consultées pour l'histoire.
Note 220: (retour) Arnolphi Hist. Mediolanensis, etc. Landolphi senioris. Mediolan. Historia, etc. Voy. Rerum ital. Script., t. IV.

Ce sont tous, il est vrai, de ces auteurs que, dans la littérature de leur pays, on appelle sacrés; mais il en eut alors encore moins de profanes que l'on puisse citer: la raison en est simple. L'église latine était sans cesse, depuis le schisme, en controverse avec l'église grecque. Il fallait toujours se tenir prêt à argumenter, dans des conférences, contre ces Grecs, si rusés dialecticiens et si déterminés sophistes. Les querelles entre le sacerdoce et l'Empire ne se vidaient pas seulement avec l'épée, mais avec la plume. En écrivant sur ces matières, on pouvait espérer de la part de celle des deux puissances dont on se déclarait le champion, des faveurs et des récompenses. C'étaient des motifs assez forts d'émulation pour s'adonner à la théologie et au droit canon; mais il n'y en avait aucun qui pût engager à cultiver les lettres proprement dites. Elles continuaient donc de languir, et tout ce qu'elles peuvent se vanter d'avoir produit qui puisse être encore de quelque utilité, est une espèce de lexique latin, composé par un certain Papias, très-habile dans la langue grecque, et le meilleur grammairien de son temps 221.

Note 221: (retour) Ce lexique ou vocabulaire, imprimé pour la première fois à Milan, en 1476, sous le titre de Papias Vocabulista, l'a été plusieurs autres depuis. Il avait été publié par l'auteur vers l'an 1053. Voyez Tiraboschi, t. III, p, 263.

Un moine Bénédictin de la Pomposa, célèbre abbaye près de Ravenne, s'immortalisa par une découverte en musique, qui facilita et abrégea considérablement l'étude de cet art, borné cependant au chant de l'église. On ne laissait pas, faute de signes et de méthode, d'employer une dizaine d'années pour apprendre à chanter passablement au lutrin. Guido, ou, comme nous le nommons en français, Gui d'Arezzo, inventa des signes et créa une méthode qui réduisirent à un, ou tout au plus deux ans cet apprentissage. D'autres ont écrit qu'il ne fallait que quelques mois 222; mais c'est un ou deux ans que dit Gui d'Arezzo lui-même dans une lettre qui nous est restée de lui. On y voit aussi les seuls événements de sa vie que nous sachions, et qu'il soit intéressant de savoir. Les moines de son couvent, loin de lui avoir gré de sa découverte et du soin qu'il avait pris de les instruire, le persécutèrent. Il leur parut blesser l'égalité de leur institution, parce qu'il n'était pas leur égal en ignorance 223. L'abbé lui même écouta leurs suggestions, épousa leurs haines et fit éprouver à Gui des désagréments qui le forcèrent enfin à s'exiler du monastère. Il vécut alors des leçons de chant qu'il allait donner d'église en église. Théodalde, évêque d'Arezzo, sa patrie, l'appela auprès de lui, et l'y retint quelque temps. Sa réputation parvint au Pape Jean XX, à qui elle inspira le désir de le connaître. Il députa vers lui trois envoyés pour l'engager à se rendre à Rome 224. Le pontife voulut éprouver sur lui-même la bonté de la nouvelle méthode. À son grand étonnement, il apprit sur-le-champ à lire et à chanter un verset qu'il n'avait jamais entendu auparavant. La faveur à laquelle Gui parvint auprès du Pape, l'aurait retenu à Rome, si le climat ne lui en eût pas été aussi contraire, surtout pendant l'été. Il venait d'obtenir la permission de s'en éloigner, sous la condition expresse d'y revenir pendant l'hiver, instruire le clergé romain, lorsque l'abbé de la Pomposa y fut amené par les affaires de son ordre. Gui l'alla visiter comme son supérieur, malgré les mauvais traitements qu'il en avait reçus. Il lui fit connaître si clairement la régularité de sa conduite et l'excellence de sa méthode, que l'abbé, de retour dans son couvent, l'invita de la manière la plus pressante à y revenir. La principale raison qui engagea ce bon religieux à céder à ses instances, fut que, presque tous les évêques étant simoniaques, et par conséquent damnés, il devait craindre toute communication avec eux 225. Il paraît donc qu'il retourna dans son premier asyle, et qu'il y finit paisiblement ses jours. C'est vers l'an 1030 qu'il florissait.

Note 222: (retour) Pochi mesi: c'est l'expression dont se sert M. Giambat. Corniani, dans ses Secoli della Letteratura ital., etc. t. 1, p. 34.
Note 224: (retour) Tiraboschi, t. III, p. 300.
Note 225: (retour) Cum prœsertim simoniacâ hœresi modo propè cunctis damnatis episcopis timeam in aliquo communicadi. Guidonis Epistola Michaeli monacho de ignoto cantu directa.

On a imprimé, mais depuis asez peu d'années 226, l'ouvrage intitulé Micrologus, où il consigna sa découverte et son système: on ne le posséda long-temps qu'en manuscrit dans quelques bibliothèques 227. Sa gamme et sa manière de la noter se répandirent, et se sont perpétuées par la tradition. Une idée étendue et détaillée de ce système appartiendrait à l'histoire de la musique, et non à celle de la littérature. Ce qu'il suffit de rappeler ici, c'est qu'il substitua les points placés sur des lignes à la confusion de lettres et d'autres caractères qui avait régné jusqu'alors, et qu'il désigna les notes de la gamme par les syllabes placées au commencement et au milieu des vers, dans la première strophe de l'hymne Ut queant taxis, devenu fameux par cet emploi, auquel Paul Diacre, son auteur, n'avait pas songé. On commença enfin à se reconnaître dans ce dédale; et le nom de Gui d'Arezzo est honorablement placé en tête de la liste des créateurs et des bienfaiteurs de la musique moderne.

Note 226: (retour) Martin Gerbert, abbé de Saint-Blaise, l'a donné dans le vol. II de ses Scriptores ecclesiastici de musicâ sacrâ potissimum. Typis San-Blasianis, 1784, 3 vol. in-4°. On y trouve aussi la lettre de Gui au moine Michel, d'où sont tirés les détails précédents.
Note 227: (retour) À Milan, dans l'Ambroisienne; à Pistoja, chez les chanoines, à Florence, dans la Laurentienne. On en possède trois en France à la Bibliothèque impériale. Il y en avait un à l'abbaye de Saint-Evroult (diocèse de Lizieux); ce dernier passait pour le plus complet de tous: (Voy. La Borde, Essai sur la Musique, t. III, p. 346.) il est perdu.

C'est aussi vers la fin de ce siècle que l'école de Salerne produisit ce petit poëme qui lui a fait plus de réputation que les gros ouvrages de Constantin, et ceux de ses plus savants docteurs 228. Les vers en sont encore cités comme des adages, quelquefois même comme des autorités. Ce sont assurément de mauvais vers, presque tous léonins ou rimés, selon la coutume de ce temps; mais ils ne manquent pourtant pas d'une certaine concision technique, qui est un des mérites du genre. Ce poëme fut présenté au nom de l'école même, à un roi d'Angleterre 229. On a cru que c'était saint Édouard qui, peu de temps avant sa mort, arrivée en 1066, avait consulté par écrit l'école de Salerne sur sa santé, et en avait reçu cette réponse. Muratori lui-même est de cette opinion 230; mais Tiraboschi conjecture, avec plus de vraisemblance, que Robert 231, duc de Normandie, l'un des fils de Guillaume-le-Conquérant, à son retour de la première croisade, en 1100, vint dans la Pouille, où il fut amicalement reçu par le duc Roger, qui en était alors maître; qu'il y épousa Sibylle, fille d'un seigneur du pays; qu'il y apprit la mort de son frère Guillaume II 232, tué à la chasse cette même année, et l'usurpation de son jeune frère Henri, qui s'était emparé du trône d'Angleterre, en son absence; qu'ayant dès lors formé le projet de lui disputer la couronne, il avait commencé par prendre le titre de Roi; et que, se trouvant à Salerne même, avec ce titre, et sans doute avec un cortége royal, l'école, soit qu'il l'eût consultée ou non, n'ayant rien à craindre de Henri, dédia ce poëme à Robert, en lui donnant le titre de roi d'Angleterre, qui flattait ses espérances et son orgueil. 233

Note 228: (retour) Voy. sur cette école et sur Constantin l'Africain, ci-dessus, page 118.
Note 229: (retour) Quelques auteurs ont prétendu qu'il avait été dédié à Charlemagne, et se sont fondés sur des manuscrits, qui portent pour titre: Scholœ Salernitanœ versûs medicinales inscripti Carolomagno Francorum regi, etc.; et pour premier vers:

Francorum regi scribit tota schola Salerni.

Mais c'est une altération prouvée du texte, qui ne peut être venue que du caprice d'un copiste. Charlemagne n'étendit point ses conquêtes vers Salerne, et n'eut jamais d'influence sur ce pays-là. Dans tous les autres manuscrits, ces vers sont adressés à un roi d'Angleterre, Anglorum Regi scribit, etc. Voy. sur tout ceci, Tiraboschi, t. III, p. 308 et suiv.

Note 230: (retour) Antichità ital., t. III.
Note 231: (retour) Surnommé Courte-cuisse.
Note 232: (retour) Surnommé le Roux.
Note 233: (retour) On peut citer, à l'appui de cette conjecture, le titre que porte ce poëme dans un des manuscrits de notre Bibliothèque impériale; il y est intitulé: Salernitanœ scholœ versûs ad regem Robertum. (Catalog. codd. manusc. Bibl. Reg. Paris, t. IV, p. 295, n°. 6941). On sait, au reste, que Robert ne fut roi qu'en idée; qu'il descendit l'année suivante en Angleterre avec une forte armée, mais qu'ayant été vaincu, il fut forcé de se contenter de son duché de Normandie et d'une somme d'argent que Henri consentit à lui payer; que la guerre s'étant rallumée en 1106, entre les deux frères, Robert, vaincu de nouveau, perdit son duché, fut emmené en Angleterre, et renfermé dans une prison, où il resta jusqu'à sa mort.

Il est probable que l'un des professeurs de l'école fut chargé de rédiger l'ouvrage, et que les autres ne firent que l'approuver. On désigne communément ce rédacteur par le nom de Giovanni, ou Jean de Milan, sans que l'on sache rien autre chose de lui, sinon que son nom se trouve, dit-on, à la tête de l'un des manuscrits de ce poëme 234. Cette raison de le lui attribuer est faible; mais on ne connaît ni aucun autre manuscrit qui la confirme, ni aucune indication quelconque d'un autre auteur 235.

Divers recueils d'érudition 236 contiennent des poésies latines d'un archevêque de Salerne, nommé Alfanus, qui ne valent pas les vers des médecins de son diocèse. On trouve dans d'autres recueils 237 un poëme entier en cinq livres, sur les expéditions des princes Normands en Italie, par Guillaume de Pouille 238, et quelques autres poésies du même temps 239. L'historien y peut rechercher des faits dont il ne trouverait nulle part ailleurs aucune trace; mais l'homme de goût y chercherait en vain quelques vers dont il pût être satisfait.

Note 234: (retour) C'est Zacharie Silvius qui assure, dans sa préface, ad schol. Salernit., avoir vu un manuscrit finissant par ces mots Explicat. (lisez explicit) tractatus qui dicitur Flores medicinœ compilatus in studio Salerni, à Mag. Joan. de Medialano, etc. Ce poëme a eu un grand nombre d'éditions, sous différents titres: Medicina Salernitana; de Conservandâ bonâ valetudine; Regimen sanitatis Salerni; Flos Medicinœ, etc. Plusieurs de ces éditions sont accompagnées de notes; celles de René Moreau, Paris, 1525, in-8., passent pour les meilleures.
Note 235: (retour) Tiraboschi, loc. cit.
Note 236: (retour) Entre autres Mabillon, Acta SS. Ordin. S. Benedicts, vol. I. Baronius, Annal. Eccl. an MCXI.
Note 237: (retour) Muratori, Rer. ital. Script., t. V.
Note 238: (retour) Guillelmi Appuli de rebus Normannor. poema, ibid.
Note 239: (retour) Tels que Laurentius Verniensis, Rerum Pisanarum; Magister Moses, de laudibus Bergomi, etc. ibid.

Il serait inutile de nous traîner sur des noms et sur des ouvrages ignorés et illisibles. Rien n'y annonçait encore une résurrection prochaine: la semence en était jetée, mais rien ne germait et surtout ne fructifiait encore. En voyant avec quelle lenteur et avec combien de peine l'esprit humain se dégage de la rouille que la barbarie lui a une fois imprimée, on apprend à sentir de plus en plus les bienfaits de l'instruction, à chérir davantage les sciences, la philosophie et les lettres; à respecter, à garder précieusement, à désirer d'augmenter chaque jour le trésor sacré des lumières.




CHAPITRE III.

Situation politique et littéraire de l'Italie, au douzième siècle; Universités; Études scolastiques; Langue Grecque; Histoire; Naissance des Langues modernes, et en particulier de la Langue Italienne; Troubadours Provençaux; Sarrazins d'Espagne.


L'esprit de liberté qui s'était annoncé en Italie dès le onzième siècle, y fit dans le deuxième de nouveaux progrès. Les villes de la Lombardie, profitant des orages du règne de l'empereur Henri IV, s'étaient presque toutes déclarées indépendantes. Les guerres acharnées qu'elles se firent entre elles pendant celui de Henri V, exercèrent le courage de cette multitude de républiques, et ne furent d'aucun danger pour leur liberté. Cet état subsista sous Lothaire II, dernier empereur de la maison de Franconie, et de Conrad III, en qui commença celle de Souabe, c'est-à-dire, jusqu'au milieu de ce siècle. Il n'en fut pas ainsi, quand un empereur jeune, ambitieux et guerrier, quand Frédéric Barberousse eut succédé à Conrad 240. Instruites alors par de premiers revers, par les barbaries qu'exerçait contre elles un vainqueur irrité qui les traitait en rebelles 241, et surtout par la ruine déplorable de la plus florissante de ces villes, de Milan, deux fois prise, rasée et détruite de fond en comble par Frédéric, elles renoncèrent à leurs inimitiés, et formèrent entre elles cette célèbre ligue lombarde, contre laquelle se brisèrent toutes les forces de l'Empire, et tout le courage de l'Empereur. Dans le cours de vingt-deux ans, il conduisit en Italie sept formidables armées de ses Allemands: elles y périrent toutes, soit par les maladies, soit par le fer, après des effusions incalculables de ce généreux sang italien. Frédéric, vaincu en bataille rangée 242, mis en pleine déroute, et ne devant la vie qu'au bruit qui se répandit de sa mort, se vit réduit à négocier avec les républiques victorieuses. Après une trêve de six ans, qu'il employa en vain à vouloir reprendre par la ruse les avantages qu'il avait perdus, il reconnut enfin, par un traité célèbre 243, et par un rescrit impérial, leur indépendance, que lui et ses prédécesseurs avaient taxée jusqu'alors de révolte et de perfidie 244.

Note 240: (retour) En 1152. Frédéric était né en 1121.
Note 241: (retour) Comme au siége de Crême; pendant lequel l'Empereur, après avoir fait pendre des prisonniers et des otages, fit attacher des enfants, qui étaient au nombre de ces derniers, en dehors d'une tour qu'il faisait avancer contre la ville, pour empêcher les parents de ces malheureuses victimes de faire jouer les machines destinées à repousser cette tour; mais les Crémasques aimèrent mieux écraser leurs propres enfants, que de se rendre. On ne peut pas reprocher à l'historien Radevic de raconter froidement ces horreurs: «O facinus, dit-il, videres illuc liberos machinis annexos, parentes implorare, crudelitatem et immanitatem aut verbis, aut nutibus objectare, è contra infelices patres pro infaustâ prole lamentari, sese miserrimos clamare, nec tamen ab impulsionibus cessare, etc.». Radevicus Frising., l. II, c. 47 Au siége de Milan, Frédéric faisait couper les mains aux prisonniers, ou les faisait pendre, etc.
Note 242: (retour) À Lignano dans le Milanais, an 1176.
Note 243: (retour) À la paix de Constance, en 1183. Bettinelli, Risorgim. d'Ital. se trompe en plaçant ce traité en 1185.
Note 244: (retour) Tirab., St. della Lett., ital., tom. III, liv. IV, c. i.

Dans cette longue et violente fermentation de liberté, il était impossible que les esprits n'acquissent pas plus d'activité, de curiosité, d'élévation et de force. Alors, dit un auteur italien 245, la servitude des particuliers fut abolie, tous furent reconnus citoyens, c'est-à-dire, membres de la patrie, tous participèrent à la législation et au bien public... Avec l'idée de république et de liberté, chaque Italien pensa être devenu Romain, et l'on vit dans l'ordre de l'administration et dans les fonctions des magistrats, une image de l'ancienne République romaine...... De tout cela, conclut le même auteur, il résulta un grand bien pour les études: non seulement on se livra de plus de plus à celle des lois, nécessaire pour établir, consolider, et faire prospérer les nouveaux gouvernements; mais des écoles de toute espèce s'élevèrent, et furent honorées: il y eut entre ces cités rivales une émulation de gloire et d'avantages de toute espèce; et bientôt plusieurs d'entre elles fondèrent des établissements d'instruction publique et des universités 246».

Note 245: (retour) Bettinelli, Risorg. d'Ital., c. 3.
Note 246: (retour) Bettinelli, Risorg. d'Ital., c. 3.

Une passion très-différente de celle de l'étude agitait alors l'Italie et l'Europe entière; c'était la passion des croisades. À la fin du dernier siècle, la voix d'un pauvre Ermite fanatique 247, et celle d'un Pape ambitieux 248 en avaient donné le signal 249. Ce signal continuait de retentir, répété par d'autres pontifes, et par la voix plus éloquente et non moins fanatique de Saint-Bernard. Il n'était que trop entendu. L'Europe se dépeuplait pour aller dévaster l'Asie. L'histoire de ces croisades existe: leur tableau sanglant n'a pas besoin de nouvelles couleurs. Toutes les questions que présente cette frénésie pieuse et meurtrière ont été examinées, et décidées au tribunal de la raison et de l'humanité 250. La politique et l'autorité de quelques gouvernements, et surtout l'ambition des Papes qui les avaient suscités, en profitèrent. Les peuples, ou du moins les classes industrieuses des peuples y gagnèrent aussi sans doute: elles y gagnèrent de recevoir un nouveau ferment d'activité, et d'étendre un peu la sphère alors si étroite, de leurs idées, de leurs arts et de leurs jouissances, par le mouvement, les voyages et les communications étrangères. Mais si l'on était tenté de mettre en compensation avec l'effusion du sang de plusieurs millions d'hommes, ces avantages qui eussent pu être produits par des moyens plus lents, mais moins désastreux pour l'humanité, et si, pour nous renfermer dans le sujet particulier qui nous occupe, l'intérêt assez douteux des lumières l'emportait ici sur un intérêt plus évident et encore plus sacré, on serait arrêté dans ce calcul même, en pensant au résultat de la quatrième de ces expéditions lointaines.

Note 247: (retour) Pierre l'Ermite, ainsi nommé, soit à cause de son état, soit de son nom de famille, comme Tristan l'Ermite ou l'Hermite. Il était Picard, et avait été soldat, marié et prêtre; au reste, dit-on, bon gentilhomme.
Note 249: (retour) En 1095, au concile de Clermont.
Note 250: (retour) Elles étaient bien loin de l'être, lorsque j'écrivais ceci, aussi complètement qu'elles l'ont été depuis, dans les deux Mémoires de M. le professeur Heeren, et de M. de Choiseuil-Daillecourt, qui ont partagé le prix à l'institut, sur la question de l'influence des Croisades, et auxquels il faudra renvoyer désormais pour tous les résultats de cette grande époque de l'histoire.

L'Empire grec était le dernier asyle des lettres: c'était là qu'en existaient encore les monuments; c'est là qu'elles pouvaient renaître de leurs cendres, et sortir de leur silence par l'organe d'une langue toujours restée la même, et toujours la plus belles des langues. Des chrétiens croisés contre les mahométans abattirent cet empire chrétien, qui les appelait à son secours, brûlèrent à trois reprises consécutives, pillèrent et dévastèrent pendant huit jours entiers la ville de Constantin 251, brisèrent les statues, restes vénérables de l'art antique, renversèrent les édifices, incendièrent les bibliothèques, précieux dépôts où périrent peut-être des exemplaires uniques d'ouvrages anciens qui n'ont plus reparu depuis, furent enfin dans l'Orient, au commencement du treizième siècle 252, plus barbares que les Goths, ou plutôt que les Lombards ne l'avaient été en Occident au sixième. Mais ils firent un mal plus grand encore que ces dévastations. La dynastie des empereurs latins, fondée par eux, fut éphémère; le coup qu'ils avaient porté à l'empire grec ne le fut pas. Il ne s'en releva jamais; et quand plus de deux siècles après, Constantinople tomba sous le fer des musulmans, elle ne fit que terminer la longue et pénible agonie où elle se débattait depuis la blessure qu'elle avait reçue de Baudouin et de ses croisés.

Note 251: (retour) Voyez le grec Nicetas et notre vieux Villehardouin; voy. aussi Gibbon, Decline and fall of Roman Emp., c. 60.

L'accroissement du pouvoir extérieur des papes à cette époque, et l'usage qu'ils en firent souvent ne furent que trop funestes à l'Europe; en Italie, à Rome même, ce pouvoir leur était souvent disputé. Plus d'une fois, dans ce siècle, des mouvements populaires ébranlèrent leur trône, et attaquèrent leur personne. Les schismes multipliés et l'intervention du glaive dans les décisions sur la légitimité des papes, avaient porté dans l'esprit du peuple de Rome, à l'autorité pontificale, un coup dont elle ne pouvait revenir. Ce peuple, que Grégoire VII et quelques-uns de ses successeurs avaient dépouillé de ses prérogatives, saisit l'occasion de les reprendre. Un tribun en habit de moine, l'éloquent et impétueux Arnaud de Brescia, rétablit à Rome un fantôme de république, qui ne se dissipa qu'au bout de dix années, à la lueur des flammes de son bûcher. Le pape Adrien IV s'aida pour cette exécution des armes de Frédéric Barberousse, qui se prévalut de ce service pour obtenir de lui la couronne impériale. Arnaud fut brûlé vif, non comme séditieux, mais comme hérétique 253; et Adrien, en rétablissant son autorité, n'eut l'air que de venger l'orthodoxie.

Après sa mort, les schismes recommencèrent. Alexandre III, son successeur, fugitif, quoique légitime, vit quatre anti-papes soutenus par Frédéric, lui disputer successivement la thiare. Après six ans d'exil, il fut rappelé de France à Rome par le parti même de la liberté: il devint en quelque sorte le chef des républiques italiennes; et lorsque la ligue lombarde fonda une ville nouvelle, pour opposer un rempart de plus aux prétentions de Frédéric, elle signala son dévouement aux intérêts du pape, en nommant cette ville Alexandrie.

Au milieu de ces agitations, il était difficile que les souverains pontifes s'occupassent de l'encouragement des lettres. Les écoles languissaient; il ne s'en formait point de nouvelles, et celles mêmes qui se seraient ouvertes auraient peu avancé les lumières. Le réveil des sciences commençait, mais les lettres sommeillaient encore. À Rome, comme dans les autres états d'Italie, comme dans le reste de l'Europe, le Trivium et le Quadrivium, ou les sept arts classés sous ces dénominations barbares, formaient le cercle entier des connaissances humaines. Le Trivium comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique; mais que pouvaient être la grammaire et la rhétorique sans modèles d'un style pur et sans exemples d'éloquence? et qu'était alors la dialectique, sinon une méthode pour embrouiller et pour obscurcir la raison? Quant au Quadrivium, composé de l'arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l'astronomie, on n'ignore pas que les deux premières se bornaient à de faibles éléments, que la troisième n'allait pas plus loin que la lecture des chants d'église, que l'astronomie ne s'arrêtait pas toujours aux bornes qu'avait alors la science, et qu'elle ouvrait souvent la porte à une superstition de plus.

Parmi ces sciences, la dialectique était celle qui dominait sur toutes les autres, et qui obtenait cet empire par celui qu'elle exerçait sur tous les esprits. Lorsqu'Aristote imagina ses classifications ingénieuses, les divisions et subdivisions des opérations de l'entendement, les règles subtiles de l'art de raisonner juste, et les moyens non moins subtils de reconnaître et de combattre les raisonnements faux, il ne s'attendait pas sans doute à l'abus qu'en firent les péripatéticiens, ses disciples, et les stoïciens; mais il s'attendait encore moins à voir cette méthode, qu'il avait imaginée pour rectifier et pour guider l'esprit, devenir la base et le premier type des méthodes les plus propres à le fausser et à l'égarer. Ce qui était obscur en soi engendra d'impénétrables ténèbres, quand il eut fermenté dans les têtes avec le fanatisme religieux; et les questions de l'hypostase et de la nature, de la matière et de la forme, appliquées aux mystères du christianisme, devinrent une source fertile de sophismes infinis en même temps que d'hérésies nombreuses.

Les orthodoxes crurent avoir besoin, pour se défendre, des mêmes armes avec lesquelles on les attaquait; et ce fut alors dans tous les partis un cahos de subtilités sophistiques, où l'on perdit de vue les choses pour ne plus songer qu'aux mots. Les mots se rangeaient, pour ainsi dire, en bataille les uns contre les autres, sans que l'on fit aucune attention aux choses; et les rangs de mots vainqueurs n'étaient ni plus raisonnables, ni plus intelligibles que les vaincus. Les universaux de Porphyre engendrèrent les nominaux, ennemis des réaux, et tous ensemble ennemis irréconciliables du bon sens et de la raison. Quand on vous dit que tel ou tel savant du sixième, du septième, et des quatre ou cinq siècles suivants, était un profond dialecticien, c'est dans toutes ces belles choses que vous devez entendre qu'il était profondément habile. On les désigne tous dans l'histoire de la philosophie, par le nom de scolastiques; et il est aisé de voir à quel rang ils y doivent être placés.

Ces vains combats de l'esprit étaient presque le seul usage qu'il fit alors de ses forces. Ils passaient des bancs de l'école dans le monde, et même dans les cours; et les princes qui eurent alors la réputation d'aimer la philosophie et les lettres, n'aimèrent au fond guère autre chose que l'application ou l'emploi de ces obscurs raffinements. Voici un exemple de ce qui faisait leur admiration, leurs délices, l'occupation et le triomphe des prétendus lettrés qu'ils admettaient auprès d'eux. L'empereur Conrad III en avait plusieurs à sa table; il était émerveillé des attaques qu'ils se livraient, et des choses absurdes qu'ils parvenaient pourtant à prouver, telles que celles-ci: ce que vous n'avez pas perdu, vous l'avez; vous n'avez pas perdu des cornes, donc, vous avez des cornes; et beaucoup d'autres de ce genre. Enfin, dit l'Empereur, on ne me prouvera pas qu'un âne est un homme. Un des docteurs lui fit entendre qu'il ne faudrait pas l'en défier. «Avez-vous un œil? lui demanda-t-il.--Oui certainement, répondit l'Empereur.--Avez-vous deux yeux?--Oui sans doute.--Un et deux font trois; vous avez donc trois yeux». Conrad, pris comme dans un piége, soutint toujours qu'il n'en avait que deux; mais lorsqu'on lui eut expliqué l'artifice de cette logique, il convint que les gens de lettres menaient une vie bien agréable 254.

Note 254: (retour) Jucundam vitam dicebat habere Litteratos. Voy. le second tome du Recueil des PP. Martène et Durand, intitulé Collectio veter. scriptor. Andrès, Origen. e Progr., etc. ii.

Il faut ajouter au trivium et au quadrivium, ou aux sept arts, une science qui prenait alors de grands et rapides accroissements, et qui, fondée sur des réalités, donnait du moins à l'esprit une nourriture plus substantielle et plus saine, quoique les arguties de la scolastique s'y mêlassent encore.

Dès le onzième siècle, la nécessité, dont on a vu qu'était devenue l'étude des lois à ce grand nombre de petites républiques nouvellement formées, pour débattre leurs intérêts communs, et plus souvent encore leurs intérêts opposés, avait tourné de ce côté l'attention, parce qu'elle y attachait l'espoir des distinctions et des récompenses. L'ardeur pour ce genre d'étude augmenta encore dans le douzième siècle 255. Comme il y avait eu en Italie une multitude de nations diverses, il y avait aussi une grande multiplicité de lois. Les rois Lombards, et même ensuite les empereurs, avaient permis à chacun de suivre celle qu'il lui plairait. Dans tous les actes, on déclarait de quelle nation l'on était, et quelle loi on voulait suivre. Il eût été difficile qu'un seul homme pût connaître tant de lois différentes les unes des autres, et souvent contradictoires, et il était rare d'en trouver des copies complètes, principalement des lois romaines: on avait donc formé de certains abrégés, où l'on avait réuni les plus importantes et les plus utiles, pour servir de règle aux jugements. Il fallait qu'un jurisconsulte fût instruit de cette législation si variée, et qu'il le fût surtout des lois romaines et les lois lombardes, qui étaient les plus généralement suivies.

Note 255: (retour) Tirab., t. III, p. 317 et suiv.

Les choses restèrent en cet état jusque vers l'an 1135, mais alors, selon un grand nombre d'auteurs, la jurisprudence éprouva une révolution en Italie. Les Pisans, disent-ils 256, ayant, cette année-là, pris et saccagé Amalfi, trouvèrent dans cette ville un ancien manuscrit des Pandectes de Justinien, qu'ils emportèrent en triomphe à Pise, où il resta jusqu'au commencement du quinzième siècle, époque à laquelle les Florentins s'en emparèrent à leur tour. C'était le premier exemplaire des Pandectes que l'on eût vu depuis long-temps en Italie, et la mémoire y en était presque effacée. L'empereur Lothaire II, qui régnait alors, abolit toutes les autres lois, et ordonna par un édit qu'à l'avenir on n'obéît plus qu'aux lois romaines. Il ne peut y avoir de doute sur l'existence très-ancienne des Pandectes à Pise, ni sur leur translation à Florence au quinzième siècle; il n'y en a que sur la première conquête qu'en firent les Pisans dans la ville d'Amalfi, au douzième, et sur le décret ou l'édit de Lothaire II.

Note 256: (retour) Sigonius l'a dit le premier (de regno Italiœ, liv. XI, ad ann. 1137); d'autres l'ont redit ensuite sans examen.

Tiraboschi doute de l'une et nie l'autre. Il discute cette question avec beaucoup de justesse et d'impartialité 257. Le manuscrit d'Almalfi, dit-il, ne pouvait être unique, ni par conséquent être assez précieux pour que les Pisans triomphassent ainsi de sa conquête. En France, où les livres étaient alors moins communs, il y avait certainement une autre copie des Pandectes. Ives de Chartres, qui florissait au commencement du douzième siècle, en fait mention dans deux de ses lettres 258. Muratori prouve par deux titres, l'un de 752, l'autre de 767, qu'il y en avait en Italie dès le huitième siècle, et les plus grands ravages que ce pays eût éprouvés étaient antérieurs à cette époque. Enfin il y eut, comme nous le verrons bientôt, une glose sur les Pandectes, écrite avant 1135. Si les Pisans trouvèrent dans Amalfi, et emportèrent avec eux un vieux manuscrit de ces lois, il purent donc bien se vanter d'avoir un exemplaire précieux par son antiquité, mais non pas tel qu'il n'en existât alors aucun autre: mais on peut douter même de cette conquête du manuscrit, faite par les Pisans, à la prise d'Amalfi.

Note 258: (retour) La 45e et la 49e.

Le premier qui ait énoncé ce doute est un Italien 259, qui publia à Naples, en 1722, un savant traité, sur l'usage et l'autorité du droit civil dans les provinces de l'empire d'Occident. Quelques années après, un Pisan même 260, et depuis, plusieurs autres Italiens ont écrit dans le même sens. Enfin la chose, de certaine qu'elle paraissait, est devenue si problématique que le savant Muratori n'a point voulu décider la question 261. Le plus ancien témoignage que l'on allègue est dans un mauvais poëme latin du quatorzième siècle, sur les guerres de la Toscane 262. Un autre se trouve dans une vieille chronique écrite en italien, et qui ne peut par conséquent l'avoir été que vers la fin du treizième siècle. Ne serait-il pas étonnant que pendant plus d'un siècle et demi aucun autre auteur n'eût parlé de cet événement, qui aurait du faire tant de bruit? Des chroniques pisanes beaucoup plus anciennes racontent le sac d'Amalfi, et ne disent pas un mot des Pandectes. D'autres tout aussi anciennes, écrites dans des pays voisins d'Amalfi, font le même récit, et observent le même silence. Ces preuves ne sont que négatives, mais semblent avoir plus de force que les preuves de cette espèce n'en ont ordinairement. Tiraboschi ne décide pourtant pas plus que Muratori, et dit avec raison, en finissant 263, que les Pisans sont au fond peu intéressés à cette question. On ne peut leur contester la gloire d'avoir possédé pendant plusieurs siècles le plus ancien manuscrit des Pandectes qui existe dans le monde, et de l'avoir soigneusement conservé tant qu'il leur a été possible; peu doit leur importer l'occasion et le lieu où ils l'avaient acquis.

Note 259: (retour) L'avocat Donato Antonio d'Asti, cité par Tirab., ub. sup.
Note 260: (retour) L'abbé D. Guido Grandi.
Note 261: (retour) Voy. Annal. d'Ital., ann. 1135.
Note 262: (retour) Muratori, Script. Rer. Italic., vol XI., p. 314.
Note 263: (retour) Ubi supr., p. 321.

Quant à l'édit attribué à Lothaire II, ces deux excellents critiques sont moins réservés: ils en nient formellement l'existence, qui n'est en effet attestée par aucune pièce ou copie authentique. Les Italiens conservèrent long-tems après l'an 1135, le droit de choisir entre les lois romaines et lombardes. Muratori donne pour preuves, des contrats et des actes passés à la fin du douzième siècle 264: on en peut même citer des exemplaires très-avant dans le treizième 265. Mais enfin les lois romaines prévalurent, surtout lorsqu'elles eurent été expliquées et commentées par des jurisconsultes habiles; et les lois lombardes, et à plus forte raison toutes les autres qui avaient eu de l'autorité, la perdirent entièrement.

Note 264: (retour) Préface sur les lois lombardes, Script. Rer. Ital., vol. I, part. II.
Note 265: (retour) Tirab., loc. cit., p. 322.

On accorde généralement à Bologne l'honneur d'avoir été la plus célèbre et la plus ancienne école où l'on ait enseigné publiquement les lois. Cette ville devint en quelque sorte, pour l'Europe entière, la métropole, ou, comme on le voit inscrit sur une ancienne médaille, la mère commune des études 266. Warnier ou Garnier, en latin Irnerius, né à Bologne 267, vers le milieu du onzième siècle, fut le premier à y professer avec éclat le droit romain. Il avait commencé par enseigner la grammaire et la philosophie. On attribue à différents motifs la préférence qu'il donna ensuite à l'étude et à l'enseignement des lois. Il n'y en eut peut-être point d'autre que la nouvelle faveur dont il vit qu'elles étaient l'objet. Il ne se borna pas à des leçons verbales sur toutes les parties des Pandectes; il les commenta dans une glose que l'on dit avoir été claire et précise 268, exemple rarement suivi par les autres glossateurs. Ce travail lui fit donner les titres de restaurateur, même de créateur de la science des lois, et de lampe, ou flambeau du droit 269. Sa réputation le fit appeler dans plusieurs circonstances par la comtesse Mathilde, et par l'empereur Henri V, pour leur donner ses avis. C'est à l'invitation de la comtesse qu'il avait entrepris de revoir et d'expliquer la collection des lois de Justinien. Il suivit, en 1118, à Rome, l'Empereur, qui se servit de lui pour engager les Romains à élire son anti-pape Burdino, qu'il opposa au pape Gelase II. Ce n'est pas sans doute la plus belle action d'Irnérius, et c'est la dernière date que fournit sa vie. Il est donc probable qu'il florissait à Bologne dès le commencement du douzième siècle, et qu'il y avait donné ses leçons et publié sa glose plusieurs années avant la fin du siècle précédent.

Note 266: (retour) Mater studiorum. Voyez l'ouvrage du P. Sarti, intitulé: de Claris professoribus Bononiensibus.
Note 267: (retour) Voy. ibid., et Tirab. ubi supr. p. 327.
Note 268: (retour) Voy. le Père Sarti, ubi supr.

On attribue à Irnérius l'invention des degrés qui conduisent au doctorat, des titres de bachelier et de docteur, du bonnet et des autres ornements, qui sont les marques de ces différents degrés. Il crut qu'en frappant ainsi l'imagination par les yeux il concilierait plus de respect à la science 270. C'était pour son école de droit qu'il avait imaginé ces distinctions; celles de théologie les adoptèrent, et bientôt elles se répandirent dans toutes les autres universités.

Note 270: (retour) Giamb. Corniani, Secoli della Lett. ital., etc., t. I, p. 65.

Irnérius laissa des disciples qui rendirent après lui l'école de Bologne de plus en plus célèbre. Les lois romaines furent enseignées non seulement en Italie, mais en Angleterre et en France par des Italiens. Un certain Vacarius, né en Lombardie, fut appelé, vers le milieu de ce siècle, en Angleterre, par un archevêque de Cantorbéry, pour y répandre ce genre d'instruction. Le célèbre Placentino vint en France, où on l'appelle Plaisantin, et ouvrit à Montpellier une école de droit romain. Il paraît qu'il était de Plaisance, et que c'est de là qu'il tira son nom: on ne lui connaît en effet ni d'autre nom ni d'autre patrie. C'est à Montpellier qu'il écrivit une Introduction à l'étude des lois, la Somme des institutes de Justinien, et plusieurs autres ouvrages. Il retourna en Italie, fut appelé deux fois pour professer à Bologne, revint enfin à Montpellier, et y mourut en 1192 271.

Note 271: (retour) Tirab., t. III, p. 344.

Les Empereurs et les Papes accordaient, comme à l'envi, des encouragements à l'école de Bologne, et les étrangers y accouraient de toutes parts. À Modène, à Mantoue, à Pise et dans plusieurs autres villes, l'émulation éleva des écoles rivales; mais Bologne l'emporta toujours sur elles, principalement dans une branche du droit qui avait acquis peu à peu une grande importance, sans qu'il soit bien démontré que le bonheur des hommes, la bonne constitution des sociétés, ni les vraies lumières de l'esprit y eussent beaucoup gagné. Déjà plusieurs recueils de canons, de décrétales et d'autres pièces dont la jurisprudence canonique se compose, avaient été formés. Depuis la fameuse collection des fausses décrétales des Papes prédécesseurs de Sirice, donnée sous le nom d'Isidore de Séville, puis attribuée à un certain Isidore Mercator, que d'autres nomment Peccator, mauvais écrivain du huitième siècle, on avait eu les collections de Reginon 272, de Burcard de Worms 273, d'Ives de Chartres 274, le seul de tous ces canonistes qui eût montré quelque esprit de critique et des lumières: mais dans tous ces recueils on trouvait des obscurités et des contradictions sans nombre. Les vraies et les fausses décrétales y étaient confusément placées, sans ordre et sans discernement. Un moine, Toscan de naissance, mais professeur à Bologne, nommé Gratien, se chargea de l'immense travail de tout revoir, de tout éclaircir, et, s'il pouvait, de tout concilier. Dans ce recueil, fruit de vingt-quatre années de travail, il laissa beaucoup d'erreurs et il en commit de nouvelles. La plus grave fut l'adoption qu'il fit des fausses décrétales; ce qui en affermit et en étendit l'autorité 275. On donna le nom de Décret à sa compilation. Il la publia à Rome vers le milieu du douzième siècle 276. Le Décret de Gratien eut bientôt en Europe autant d'autorité que le Code de Justinien; et la critique des siècles suivants, qui en a relevé les nombreuses erreurs, n'en a point encore détruit toute la célébrité.

Note 272: (retour) Bénédictin, abbé d'une abbaye de son ordre, dans le diocèse de Trêves. Son recueil de canons, publié au neuvième siècle, est intitulé: de Disciplinis Ecclesiasticis et de Religione Christianâ.
Note 273: (retour) Cet évêque de Worms publia sa collection de canons au commencement du onzième siècle.
Note 274: (retour) Ce nom est célèbre dans notre littérature du onzième et du douzième siècle.
Note 275: (retour) Voy. le cinquième Discours de Fleury, sur l'Hist. Eccl.
Note 276: (retour) Le P. Sarti, dans son Traité de Cl. Prof. Bonon., t. I, part. I, p. 260, prouve que ce fut vers l'an 1140, et Tiraboschi est de cet avis, t. III, p. 346.

Du reste, si nous voulons interroger ce siècle et chercher dans ses productions à nous rendre compte de ses progrès, nous les trouverons encore peu sensibles. Nous verrons, comme dans le précédent, des théologiens et des dialecticiens formidables. Nous distinguerons surtout parmi eux Pierre Lombard, que l'Italie donna à la France 277, comme elle lui avait donné Lanfranc et Anselme, qui fut même évêque de Paris, célèbre par un Livre des sentences 278, qu'on prendrait à ce titre pour un livre de philosophie morale, et qui n'est qu'un système complet et serré de théologie scolastique, mais qui n'en procura pas moins à son auteur le titre révéré de Maître des sentences. Sans doute il donna ce titre à son ouvrage, parce que les matières y sont traitées par paragraphes et par aphorismes ou sentences, plus qu'en style démonstratif. L'auteur visa surtout à l'élégance, telle qu'on pouvait l'atteindre alors, et à la clarté. Il prétendit en mettre même dans des questions telles que celles-ci: si Dieu le père, en engendrant son fils, s'est engendré lui-même, ou un autre dieu 279; s'il l'a engendré par nécessité ou par volonté; s'il est Dieu lui-même, volontairement ou sans le vouloir 280; si Jésus-Christ pouvait naître d'une espèce d'hommes différente de celle des descendants d'Adam; s'il pouvait prendre le sexe féminin 281, etc. Il examine dans un autre endroit si Jésus-Christ était une personne ou quelque chose, et, après avoir beaucoup argumenté sur l'une et l'autre proposition, il paraît conclure que ce n'était pas quelque chose; conclusion dénoncée peu de temps après au concile de Tours et au pape Alexandre III, qui la condamnèrent. Ce ne fut pas sa seule erreur. L'abbé Racine, dans son Abrégé de l'histoire ecclésiastique 282, ne lui en reproche pas moins de vingt-six. Mais il eut encore un plus grand nombre de commentateurs. Le même Racine lui en donne deux cent quarante-quatre; et le comte San Raphaël, qui a écrit sa vie, ajoute qu'on pourrait facilement doubler ce nombre 283.

Note 277: (retour) Il était né à Novare, ou dans les environs.
Note 278: (retour) Liber Sententiarum.
Note 279: (retour) Liv. I, sect. 4.
Note 280: (retour) An volens vel nolens sit Deus, ibid. sect. 6.
Note 281: (retour) Liv. III, sect. 12.
Note 283: (retour) Piemontesi illustri, t. I.

Nous ne mettrons pas sans doute assez d'importance à Pierre-le-Mangeur, autre théologien fameux de ce siècle, et auteur d'une mauvaise histoire ecclésiastique, pour examiner s'il était Français, et né à Troyes, ou s'il était Toscan, comme le veut un savant Italien 284. Si son nom de Manducator, plus élégamment changé dans la suite en celui de Comestor, et l'ancienne existence à San-Miniato, en Toscane, d'une famille de Mangiatori, sont les seules raisons de l'enlever à la France, elles sont faibles; mais son livre, où il a mêlé en très-mauvais style, aux récits de la Bible les explications des interprètes et des commentateurs, les opinions des théologiens et des philosophes, des citations de Platon, d'Aristote, de Josephe, des traits de l'histoire profane, et des fables dignes des chroniques les plus discréditées, doit ôter toute envie d'entrer dans cette discussion. Il n'y en a point sur la patrie de Leudalde ou Leudolphe, qui enseigna aussi la théologie en France. On convient qu'il était Lombard, et de la ville de Novare. Enfin Bernard de Pise, qui professa la même science à Paris, avec quelque célébrité, était né dans la ville dont il porte le nom. Tout cela, il en faut convenir, importe assez peu aujourd'hui à la gloire littéraire de Pise, de Novare et de Paris.

Note 284: (retour) Le P. Sarti, dans son ouvrage déjà cité, de Cl. Prof. Bon.

Ce n'est pas un théologien mais un philosophe, un savant en grec et en arabe que l'Italie fournit alors à l'Espagne. Gherardo était de Crémone. Plusieurs livres de philosophie et de mathématiques qu'il traduisit de l'arabe, portant le nom de sa patrie avec le sien. Sur d'autres on lit Carmonensis, au lieu de Cremonensis. De-là quelques Espagnols 285 ont prétendu qu'il était de Carmone en Espagne, et non de Crémone en Italie. Des Italiens même ont été de cet avis 286. Mais Tiraboschi, appuyé de Muratori, a rendu à Crémone la gloire qui peut lui revenir d'avoir donné naissance à Gherardo 287. Ce savant s'était senti dès sa jeunesse un attrait particulier pour traduire du grec en latin des livres de philosophie et de mathématiques. Mais ces livres étaient rares en Italie. Il sut que les Arabes d'Espagne en avaient un grand nombre traduits en leur langue. C'est ce qui le fit partir pour Tolède, où il se fixa. Il y apprit l'arabe, et se mit aussitôt à traduire les œuvres d'Avicenne, puis des traductions arabes de livres grecs, dont les originaux n'existent plus; l'Almageste de Ptolomée et plusieurs autres. On n'en compte pas moins de soixante-seize traduits par cet homme laborieux. Quelques uns ont été imprimés: d'autres sont en manuscrit dans les bibliothèques de France et d'Espagne, mais une partie, consistant surtout en livres d'astronomie et de médecine, doit être attribuée à un second Gherardo, qui vécut un siècle plus tard, et qui était aussi de Crémone 288.

Note 285: (retour) Nicol. Antoine, Bibl. Hisp. vet. t. II, p. 263, etc.
Note 286: (retour) Les auteurs du Giornale de' Letterati, 1713.
Note 287: (retour) Tom. III, p. 293-296.
Note 288: (retour) Tirab., t. III, p. 297.

Les erreurs des Grecs schismatiques eurent alors une multitude d'antagonistes qui passèrent pour des prodiges de dialectique et d'éloquence, mais dont les victoires sont ensevelies sous la même poussière qui couvre les défaites de leurs ennemis. Un heureux effet de ces disputes était la nécessité où l'on était toujours en Italie, de cultiver la langue grecque. On avait vu dans le onzième siècle un Italien, nommé Jean, aller à Constantinople étudier la philosophie sous le savant Michel Psellus, disputer bientôt en grec contre son maître lui-même, le remplacer ensuite, expliquer les livres d'Aristote et de Platon, et se faire, au milieu de tous ces Grecs, la réputation du plus grand philosophe, c'est-à-dire, du plus redoutable dialecticien de son temps. Ce n'étaient pas seulement ses raisonnements que l'on pouvait craindre. Il y joignait souvent une action fort incommode pour ses adversaires. Après les avoir réduits au silence, il les prenait par la barbe, la secouait rudement, et traînait comme en triomphe, après lui, les vaincus 289. Cette manière d'argumenter, excita plus d'une fois des troubles dans son école, en éloigna les hommes paisibles, et lui fit beaucoup d'ennemis. On l'accusa d'hérésie. Il soutint ses opinions contre le patriarche lui-même, qui finit par les embrasser. Le peuple, excité sans doute contre lui, se souleva. L'empereur Alexis Comnène obligea la vainqueur à se rétracter publiquement, pour apaiser cette émeute théologique. L'historienne Anne Comnène, qui raconte les aventures de ce Jean, ne l'appelle que l'Italien. Il a laissé plusieurs ouvrages philosophiques écrits en grec, et conservés en manuscrits dans les grandes bibliothèques de Paris, de Vienne, de Venise et de Florence. Aucun n'a été imprimé.

Note 289: (retour) Tirab., t. III, p. 291.

Peu de temps après lui, d'autres Italiens firent aussi du bruit à Constantinople. Un des principaux fut un archevêque de Milan, Pierre Grossolano, qui, pour se donner un air plus grec, se faisait appeler Chrysolaüs. Ce fut aussi un homme à singulières aventures. Tiré du fond d'un bois, où il faisait le métier d'ermite, pour devenir évêque de Savone, et vicaire de l'archevêque de Milan, qui partait pour la croisade, il se trouva tout porté pour être archevêque lui-même, quand on apprit que celui de Milan était mort outre-mer. Mais il fut accusé de simonie, en chaire, par un prêtre, ou plutôt par une espèce de spectre, qui s'était déjà fait couper le nez et les oreilles par des accusations semblables, et qui n'en avait que plus d'ardeur et plus de crédit. Voyant que l'archevêque méprisait ses déclamations, ce prêtre mutilé le cita au jugement de Dieu, s'offrit à prouver sa simonie en passant au travers des flammes, le força d'accepter l'épreuve, la subit publiquement sur la place Saint-Ambroise; sortit du feu comme il y était entré; et simoniaque ou non, l'archevêque fut forcé de s'enfuir à Rome. Quoique absous par le pape Pascal II, dans un concile, il ne put remonter sur son siège, et prit le parti de faire un voyage en Terre-Sainte. Arrivé à Constantinople, lorsque la controverse entre les Latins et les Grecs y étaient la plus animée, il y brilla par son double savoir en théologie et en grec: il disputa publiquement, de bouche et par écrit, avec les Grecs les plus habiles. L'empereur Alexis Comnène, qui voulait passer pour un profond théologien, quoique dans l'état où était son empire il eût pu s'occuper d'autre chose, entra lui-même en lice avec le savant Prélat. Celui-ci ne put, à son retour en Italie, rentrer dans son archévêché. Le même Pape, auquel il eut recours, le condamna dans un second concile, et ne lui laissa que son premier évêché de Savone, qui était sans doute moins envié. Grossolano ne voulut pas déchoir: il aima mieux rester à Rome, où il mourut un an après 290.

Note 290: (retour) En 1117. Voy. Tirab., ub. supr., p. 251 et suiv.

On cite encore, pour leur habileté dans la langue grecque, un Ambrogio Biffi, un André, prêtre de Milan, un Hugues Eteriano, et son frère Léon, interprète des lois impériales à la cour de Manuel Comnène; on cite enfin un Moïse de Bergame, un Jacopo, prêtre de Venise, que l'on croit le premier traducteur latin de quelques ouvrages d'Aristote 291, un Burgondio, juge et jurisconsulte de Pise, traducteur de plusieurs ouvrages des pères grecs, trois Italiens qui assistèrent et argumentèrent dans la capitale de l'empire grec aux conférences tenues pour la réunion des deux églises, et dont le dernier fut aussi présent à Rome, au concile assemblé pour le même objet 292.

Note 291: (retour) Tirab., t. IV, p. 127.
Note 292: (retour) En 1179. Tirab., t. III, p. 264, 265.

Dans ce siècle, il n'y eut presque aucun monastère, pas le plus petit couvent, à plus forte raison pas une ville d'Italie, qui n'eût son historien et sa prolixe histoire. Muratori, dont on ne peut trop louer le zèle infatigable, a recueilli dans sa grande collection 293 tous ceux de ces anciens chroniqueurs qui peuvent jeter des lumières sur l'histoire de sa patrie. Il faut dans tous ces écrivains savoir démêler la vérité à travers les passions et l'esprit de parti. C'est l'œuvre de la saine critique, l'une des premières qualités de l'historien, et dont l'exercice lui devient d'autant plus difficile qu'elle manque davantage aux sources où il doit puiser. Othon de Frisingue, dont l'histoire ne va pas jusqu'au temps de l'expédition de Frédéric Ier en Italie 294, est encore plus impartial sur le compte de cet empereur, qu'on ne devrait l'attendre d'un sujet et d'un parent; mais on doit suivre avec précaution son continuateur Radevic, chanoine du même chapitre, magistrat de Lodi, mais magistrat de la nomination de Frédéric, et dont la plume n'est pas seulement partiale, mais servile. D'une autre part, il faut se défier de Radulphe ou Raoul, Milanais et historien de Milan, ardent républicain, toujours violemment opposé à l'ennemi des républiques. On ne doit non plus une foi aveugle ni à la vie d'Alexandre III, ce courageux ennemi de Frédéric, recueillie par le cardinal d'Aragon, ni aux histoires particulières des villes de Lombardie qui soutinrent et gagnèrent contre cet empereur la cause de leur liberté. C'est du choc de ces passions opposées, et de ces narrations souvent contradictoires, qu'il faut savoir tirer et faire jaillir la vérité 295.

Note 293: (retour) Rerum Italic. Script., 29 vol. in-fol.
Note 294: (retour) Ce qu'il a écrit de cette histoire ne s'étend que jusqu'en 1156, et la première expédition italienne de Frédéric est de 1161.
Note 295: (retour) C'est ce qu'a fait avec beaucoup de succès M. Simonde Sismondi, dans son estimable Histoire des Républiques italiennes du moyen âge.

Parmi toutes ces histoires plus ou moins suspectes, il en est une dont le caractère inspire plus de confiance, et qui, quoique souvent partiale encore, a cependant plus de poids et d'autorité: c'est la Chronique de la république de Gênes, commencée à cette époque par ordre de la république elle-même, et par un homme qui y remplissait honorablement les premières fonctions politiques et militaires. Il se nommait Caffaro. Il commença son récit à la première année du siècle, et le suivit sans interruption jusqu'à celle de sa mort 295b. Ses continuateurs furent comme lui versés dans les affaires. C'est le premier exemple d'une histoire écrite par décret public. On doit penser 296 qu'un corps d'histoire, écrit ainsi par des personnages graves et contemporains, approuvé par l'autorité publique, dans un pays libre, mérite une considération particulière. En effet, on ne trouve point ici les vieilles fables populaires dont les histoires de ce temps-là sont communément remplies. Les faits y sont racontés dans un style qui n'est certainement pas élégant, mais simple et naturel, et dont la simplicité même est un garant de plus de la vérité des faits 297.

Note 295b: (retour) Il mourut en 1164, âgé de 86 ans.
Note 296: (retour) Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. III, liv. IV, c. 3.
Note 297: (retour) Voy. Muratori, Script. Rer. ital., vol. VI.

Les nouveaux états de Naples et de Sicile eurent aussi des historiens et des chroniqueurs, dont quelques-uns écrivirent par ordre des princes Normands, leurs nouveaux maîtres; ce qui n'inspire pas tout-à-fait le même degré de confiance. L'un d'eux, nommé Godefroy 298, n'était pas même Italien; il était Normand. On cite de son continuateur Alexandre, abbé d'un monastère de St.-Salvador 299, un trait qui peut nous faire juger; tandis que nous cherchons à débrouiller l'histoire littéraire moderne, de quelle manière ces écrivains du douzième siècle savaient ou habillaient les faits de l'histoire littéraire ancienne. Cet Alexandre, en finissant son ouvrage, s'adresse à Roger, roi de Sicile, et le prie de le récompenser de son travail, en honorant de sa protection royale le monastère dont il était abbé. «Si Virgile, lui dit-il, le plus grand des poëtes, eut pour prix de deux vers qu'il avait faits en l'honneur d'Octave Auguste, la seigneurie de Naples et de la Calabre, à combien plus forte raison, etc.» 300. On sent toute la justesse de cet à fortiori, mais on ne voit pas facilement dans quelle tradition cet historien avait trouvé ce trait de libéralité d'Auguste, et cette seigneurie de Virgile.

Note 298: (retour) Goffredo Malaterra. Il écrivit, par ordre du roi Roger, une histoire de Sicile, en quatre livres, qu'il conduit jusqu'à la fin du onzième siècle.
Note 299: (retour) In Telese, dans le royaume de Naples. Il reprit l'histoire de Sicile, depuis 1127 jusqu'en 1135. C'est à la prière de Mathilde, sœur du roi Roger, qu'il dit l'avoir écrite.
Note 300: (retour) Tirab., t. III, liv. IV, c. 3.

Quatre principaux chroniqueurs se distinguent parmi un plus grand nombre que ces mêmes états eurent alors; Lupo, surnommé Protospata, natif de la Pouille, qui raconta les événements et les révolutions arrivées à Naples et en Sicile, depuis la fin du neuvième siècle jusqu'au commencement du douzième; Falcone, de Bénevent, son continuateur jusqu'à l'an 1140, Romoald, archevêque de Salerne, personnage très-important de ce siècle, qui embrassa dans sa chronique l'histoire universelle, depuis le commencement du monde jusqu'à l'année 1178; enfin Hugues Falcandus, auteur d'une histoire de Sicile, où il raconte surtout fort en détail les désastres que ce malheureux pays éprouva depuis 1154 jusqu'en 1169, sous ses deux rois Guillaume.

En rendant justice au zèle patriotique du savant Muratori, qui a recueilli et publié tous ces vieux historiens d'Italie, on ne peut se faire illusion sur des siècles qui n'avaient pas d'autres monuments historiques, ni presque d'autre littérature; car on n'oserait donner ce nom aux poëmes latins, peut-être encore plus grossiers que ceux du siècle précédent, qu'on trouve dans le même recueil, et qui ne méritent même pas qu'on les nomme.

Si l'on recherche avec attention ce qui pouvait arrêter si long-temps dans ses progrès une nation naturellement ingénieuse, on trouvera un grand obstacle, dont il est temps de parler au moment où nous sommes prêts à le voir disparaître.

On s'est beaucoup et utilement occupé, dans ces derniers temps, de l'influence des signes sur les idées. Sans aller peut-être aussi loin à cet égard que quelques-uns de nos philosophes, on ne peut nier ni la force, ni l'étendue de cette influence. Deux choses paraissent également démontrées, c'est qu'il faut qu'un peuple soit déjà très-avancé pour que sa langue devienne capable de s'élever au rang des langues littéraires, et que ce n'est qu'après que sa langue est devenue telle, que ce peuple peut faire dans les lettres de véritables progrès. À quel état, sous ce point de vue, l'Italie était-elle réduite? Depuis plusieurs siècles, la langue latine proprement dite n'y existait plus, et une autre langue n'y existait pas encore. Les étrangers qui remplissaient Rome sous ses derniers empereurs, les Goths et les Ostrogoths qui la conquirent, les Lombards, et après eux les Francs, les Allemands, les Hongrois, les Sarrazins, avaient successivement apporté tant d'altération dans le langage national, que ce n'était plus le même langage. On cherchait encore à l'écrire, on n'écrivait même pas autrement, mais excepté dans les écoles, on ne le parlait plus. On ne l'y parlait pas, on ne l'écrivait pas savamment; c'était pourtant une langue savante, ou plutôt une langue morte. Tous les auteurs dont nous avons parlé jusqu'ici, sont latins, ou tâchèrent de l'être, et l'on peut dire que, du moins quant au langage, il n'y avait point encore d'Italiens en Italie.

Comment et de quels éléments se forma cette belle langue, reconnue pour la première des langues modernes, et qui maintenant fixée depuis cinq siècles, par des écrivains demeurés classiques, a, pour ainsi dire, pris place parmi les anciennes? L'apparition de ce phénomène mérite de nous arrêter quelques instants.

Soit qu'il n'y ait eu qu'une langue primitive, dont toutes les autres aient été des dérivations et des produits, soit que les diverses peuplades humaines se soient fait d'abord chacune leur langue, et que, par des combinaisons multipliées, et après une longue suite de siècles, ces divers idiomes particuliers se soient fondus dans un idiome général, qui se sera ensuite divisé et subdivisé de nouveau en langues et en dialectes, il est peu de sujets plus dignes de l'attention du philosophe que ces formations, ces séparations et ces réunions de langages, qui marquent les principales époques de la formation, de la séparation et de la réunion des peuples. Ce n'était pas la première fois que l'Italie subissait une de ces grandes révolutions. L'idiome latin que celle-ci faisait disparaître, avait été dans une antiquité reculée, le produit d'une révolution pareille. Voici l'idée générale que nous en donnent quelques savants 301.

Note 301: (retour) Simon Pelloutier, dans son Histoire de Celtes, édition de Paris, 8 vol. in-12, 1770, 1771; Bullet, dans ses Mémoires sur la langue celtique, 3 vol. in-fol., Besançon, 1754, etc. Bullet, moins connu que Pelloutier, était professeur royal et doyen de la faculté de théologie de l'Université de Besançon, de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de la même ville. Son ouvrage contient, I°. l'histoire de la langue Celtique, et une indication des sources où l'on peut la trouver aujourd'hui; 2°. une description étymologique des villes, rivières, montagnes, forêts, curiosités naturelles des Gaules, et des autres pays dont les Gaulois ou Celtes ont été les premiers habitants; 3°. un Dictionnaire Celtique, renfermant tous les termes de cette langue.

Lorsqu'à une époque prodigieusement reculée, les anciens Celtes ou Celto-Scythes, dont la langue, si elle n'est pas primitive dans un sens absolu, l'est au moins relativement à presque toutes les langues connues, se furent répandus d'une part dans l'Asie occidentale, et de l'autre en Europe, ils s'étendirent dans cette dernière partie, les uns au nord, les autres le long du Danube. La postérité de ceux-ci, remontant ce fleuve, arriva ensuite aux bords du Rhin, le franchit et remplit de ses populations nombreuses tout l'intervalle qui s'étend des Alpes aux Pyrénées et aux deux mers: partout la langue des Celtes se mêlant avec les idiomes indigènes, forma des combinaisons où elle domina sensiblement: et même dans des cantons qu'ils avaient trouvés déserts, ou dont ils avaient fait disparaître les habitants, le celtique se conserva dans sa pureté originelle.

Quelques siècles après, la population toujours croissante de ces Celtes ou Gaulois, les força de passer et les Pyrénées et les Alpes. En Italie, après avoir occupé d'abord tout ce qui est au pied des montagnes, ils s'étendirent de proche en proche dans l'Insubrie, dans l'Ombrie, dans le pays des Sabins, des Étrusques, des Osques, etc. Dans ce même temps, des Grecs abordaient à l'extrémité orientale de l'Italie; ils y formaient des colonies et des établissements. Ils quittèrent bientôt les bords de la mer, et s'avançant toujours, ils rencontrèrent enfin les Celtes, qui, de leur côté, continuaient aussi de s'avancer.

Après quelques guerres sans doute, car tel a toujours été l'abord de deux peuples qui se rencontrent, ils se réunirent dans l'ancien Latium, et n'y formèrent plus qu'une société qui prit le nom de peuple Latin. Les langues des deux nations se mêlèrent, se combinèrent arec celles des habitants primitifs. N'oublions pas de remarquer, que, dans cet amalgame, le celtique avait un grand avantage. Le grec, qui n'était pas encore à beaucoup près la langue d'Homère et de Platon, devait de son côté la naissance à un mélange de marchands Phéniciens, d'aventuriers de Phrygie, de Macédoine, d'Illyrie, et de ces anciens Celto-Scythes, qui, tandis que leurs compatriotes se précipitaient en Europe, s'étaient jetés sur l'Asie occidentale, d'où ils étaient ensuite descendus jusqu'au pays qui fut la Grèce; il y avait donc déjà du celtique altéré dans ce grec qui se combinait de nouveau avec le celtique. C'est de cette combinaison multiple que naquit cette langue latine, qui, grossière dans l'origine, mais polie et perfectionnée par le temps, devint enfin la langue des Térences, des Cicérons, des Horaces et des Virgiles; et c'est cette même langue latine qui, après un si beau règne, terminé par un long et triste déclin, venait s'amalgamer encore une fois avec le celtique, source commune des dialectes barbares des Goths, des Lombards, des Francs et des Germains, pour devenir, peu de temps après, la langue du Dante, de Pétrarque et de Boccace.

«Les invasions, dit ingénieusement le président de Brosses, sont le fléau des idiomes comme celui des peuples, mais non pas tout-à-fait dans le même ordre. Le peuple le plus fort prend toujours l'empire, la langue la plus forte le prend aussi, et souvent c'est celle du vaincu qui soumet celle du conquérant. La première espèce de conquête se décide par la force du corps; la seconde par celle de l'esprit. Quand les Romains conquirent les Gaules, le celtique était barbare; il fut soumis par le latin. Lorsque ensuite les Francs y firent leur invasion, le francisque des vainqueurs était barbare; il fut encore subjugué par le latin. Cette collision de langues étouffe la plus faible et blesse la plus forte: cependant celle qui n'avait guère y acquiert beaucoup, c'est pour elle un accroissement; et celle qui était bien faite se déforme, c'est pour elle un déclin: ou bien le choc se fait au profit d'un tiers langage qui résulte de cet accouplement, et qui tient de l'un et de l'autre en proportion de ce que chacun des deux a contribué à sa génération» 302. On voit que ce dernier cas est exactement celui de la langue italienne sortant du choc ou de la collision de deux ou de plusieurs langues, les unes encore barbares, l'autre affaiblie par une longue décadence. Léonardo Bruni d'Arezzo, le plus ancien auteur qui écrit en italien sur ces matières 303, entreprit de prouver que l'italien était aussi ancien que le latin, qu'ils furent tous deux en usage à Rome en même temps: le premier parmi le peuple des dernières classes et pour les entretiens familiers; le second pour les savants dans leurs ouvrages, et pour les discours prononcés dans les assemblées publiques. Le cardinal Bembo soutint depuis la même opinion dans ses dialogues 304, et d'autres encore l'ont adoptée après lui 305. Scipion Maffei, le même dont la Mérope a si heureusement inspiré le génie de Voltaire, mais qui est encore plus célèbre, dans sa patrie, comme érudit que comme poète, en rejetant cette prétention, en a élevé une autre qui ne paraît guère plus raisonnable. Il veut 306 que la langue latine, noble, grammaticale et correcte, se soit corrompue d'elle-même peu à peu par ce mélange avec le langage populaire, irrégulier, et par ces prononciations vicieuses qui durent exister à Rome comme partout ailleurs. Chaque mot s'altérant de cette manière, et prenant des formes ou des inflexions nouvelles, une nouvelle langue, selon lui, se forma ainsi avec le temps, sans que ces altérations aient été en rien le produit du commerce avec les Barbares.

Note 302: (retour) Traité de la format. mécan. des Langues, c. 9, n°. 162.
Note 303: (retour) C'est aussi le premier qui, en raison de sa patrie, ait eu le surnom d'Aretino. Voyez ses Lettres, liv. VI, Epist. 10.
Note 305: (retour) Entre autres le Quadrio Stor. d'ogni poesia, t. I, p. 41.
Note 306: (retour) Verona illustr., p. i, liv. XI.

Les langues, comme on voit, ont, aussi bien que les nations et les familles, leurs préjugés de naissance: elles affectent une antique origine, et repoussent les mésalliances; mais toutes ces idées romanesques disparaissent devant la raison appuyée sur les faits. Le savant Muratori a reconnu positivement la coopération immédiate des langues barbares dans la formation de la langue italienne 307. Selon lui, le latin, déjà corrompu depuis plusieurs siècles et par différentes causes, ne cessa point d'être la langue commune lors des irruptions successibles des peuples du Nord. Les vainqueurs, toujours en moindre nombre que les vaincus, apprirent la langue du pays, plus douce que la leur, et nécessaire pour toutes leurs transactions sociales; mais ils la parlèrent mal, et avec des mots et des tours de leurs idiomes barbares. Ils y introduisirent les articles, substituèrent les prépositions aux désinences variées de déclinaisons, et les verbes auxiliaires à celles des conjugaisons. Ils donnèrent des terminaisons latines à un grand nombre de mots celtiques, francs, germains et lombards, et souvent aussi les terminaisons de ces langues à des mots latins. Les Latins d'Italie n'étant plus retenus dans les limites de leur langue par l'autorité ni par l'usage, ou plutôt les ayant franchies depuis long-temps, adoptèrent sans effort, et même sans projet, cette corruption totale. Entraînés par une pente insensible pendant le cours de plusieurs siècles, ils croyaient n'avoir point changé de langage, quand toutes les formes et les constructions même de l'ancien étaient changées; ils appelaient toujours latine une langue qui ne l'était plus.

Note 307: (retour) Antich. ital., Dissert. XXXII.

On l'écrivait fort mal; mais on l'écrivait cependant encore dans les livres, et même dans les actes publics: les notaires étaient obligés de savoir le latin, et de rédiger dans cette langue toutes leurs pièces officielles; mais on peut penser ce qu'était le plus souvent ce latin de notaire. Les mots du langage du peuple s'y introduisaient en foule, et notre patient antiquaire 308 a trouvé dans plusieurs de ces contrats latins, non seulement du onzième et du douzième siècle, mais de temps antérieurs, un grand nombre de mots non latins restés depuis dans la langue italienne.

Note 308: (retour) Muratori, ubi supra.

Maintenant, si nous considérons avec lui la nature des langues, qui est de faire peu à peu leurs changements, nous verrons que plus la langue italienne fut voisine encore de sa mère, la langue latine, moins elle se distingua d'elle, et moins elle eut de nouveauté; que plus elle s'en éloigna par le cours du temps, plus elle perdit de sa ressemblance, et qu'enfin, à force de mots nouveaux et de terminaisons étrangères, elle se trouva revêtue des couleurs d'une langue tout-à-fait nouvelle. On la nomma vulgaire pour la distinguer du latin; et elle en était tellement distincte, qu'un patriarche d'Aquilée 309, vers la fin du douzième siècle, ayant prononcé devant le peuple une homélie latine, l'évêque de Padoue l'expliqua ensuite au même peuple en langage vulgaire 310. Fontanini, dans son Traité de l'Eloquence italienne, adopte la même opinion, et reconnaît la même origine et les mêmes degrés d'altération insensible et de formation nouvelle 311. C'est aujourd'hui le sentiment commun de tous les philologues italiens.

Note 309: (retour) Gotifredus, ou Godefroy.
Note 310: (retour) Muratori, loc. cit.
Note 311: (retour) Liv. I, n°. VII.

L'esprit sage et la saine critique de Tiraboschi ne pouvaient pas s'y tromper. C'est de cette union d'étrangers barbares avec les nationaux et de leur long commerce, qu'il fait naître un langage, d'abord informe et grossier, sans lois fixes, sans modèles à imiter, et livré aux caprices du peuple 312; il ne faut donc pas s'étonner, dit-il, si, pendant plusieurs siècles, on n'essaya point d'écrire dans cette langue. D'abord il lui fallut beaucoup de temps pour se séparer totalement du latin, et pour devenir une langue à part. Ensuite, comme elle n'était en usage que parmi le peuple, les savants ne daignèrent pas l'introduire dans les livres; mais il s'en trouva enfin qui eurent le courage de le tenter, et qui osèrent employer, en écrivant, un langage qui jusqu'alors n'avait pas paru digne de cet honneur.

Note 312: (retour) Stor. della Letter. Ital., t. III, pref.

Ce fut, comme dans toutes les langues, la poésie qui l'osa la première. On en fait remonter les premiers essais jusqu'à la fin du douzième siècle; mais ils sont si informes, et ceux mêmes d'une partie du treizième, ressemblent encore si peu à la véritable poésie italienne, qu'il paraît convenable de n'en fixer la naissance qu'au commencement du dernier de ces deux siècles 313. À cette époque, où plusieurs autres langues européennes commençaient aussi à se former, mais sous de moins heureux auspices, il en existait une qui avait fait des progrès rapides, qui citait déjà depuis un siècle des productions nombreuses, objets d'une admiration générale, et qui, si l'on eût alors tiré l'horoscope des langues naissantes, aurait sans doute paru destinée à vivre plus long-temps et avec plus de gloire que toutes les langues ses cadettes ou ses contemporaines. C'est la langue Romance ou provençale, la langue des anciens Troubadours.

Note 313: (retour) Voy. Muratori, Antich. ital., Dissertaz. XXXII, id. della perfetta poësia, lib. I, c. 3. Tiraboschi, t. III, liv. IV, c. 4, etc.

À ce nom qui intéresse notre gloire nationale, au nom des joyeux inventeurs de la science gaie 314, il semble qu'un rayon vient enfin de luire, dans cette épaisse nuit où nous faisons un si long, et peut-être malgré mes efforts, un si pénible voyage. Il semble qu'à ce nom un charme malfaisant se dissipe; que l'amour, la valeur, les solennités galantes, les combats de l'esprit, les doux chants, réveillés tout à coup et comme réunis en un talisman invincible, ont rompu le funeste talisman de l'ignorance, de la barbarie et des tristes superstitions. Dans l'enfance du monde, si nous en croyons une ingénieuse allégorie, quelle fut l'arme victorieuse qui força les humains, encore sauvages, à quitter leurs forêts, à se réunir dans les villes, à subir le joug heureux des institutions sociales? Cette arme, ce fut une lyre; ce vainqueur ou plutôt ce premier instituteur des hommes, ce fut un poète. Depuis plusieurs siècles, l'Europe était retombée dans un état sauvage, plus affligeant et plus honteux que le premier. Depuis ce temps, aucun poète, aucune lyre ne s'était fait entendre. On dirait qu'à leurs premiers sons les esprits durent s'adoucir, les mœurs se polir, les affections nobles se ranimer, le génie reprendre son essor, et la société tous ses charmes. Si c'est une illusion, elle est consolante, elle soulage l'âme oppressée par de tristes réalités. Mais tout n'est pas illusion dans ce tableau; et si les chants des Troubadours n'eurent pas sur les mœurs toute l'influence que désirerait un ami des hommes, ils en eurent une incontestable sur les productions de l'esprit, qui peut encore justifier la reconnaissance et l'enthousiasme d'un ami de lettres.

Note 314: (retour) Lou gai saber. On entendait par ce mot, non seulement l'art des Troubadours, mais ce mélange de politesse, d'esprit et de galanterie qui régnait en Provence dans le siècle où ils fleurirent.

Mais les Provençaux avaient eux-mêmes reçu cette influence d'un peuple devenu leur voisin par la conquête de l'Espagne. La littérature des Arabes précéda de long-temps celle des Troubadours. Avant de nous occuper de ces derniers, nous devons donc fixer les yeux sur leurs devanciers et leurs modèles. Le règne de la littérature Arabe se prolongea pendant près de cinq siècles; et, par une combinaison remarquable d'événements, il remplit à peu près le vide que forment les siècles de barbarie dans l'histoire de l'esprit humain. On ne peut bien connaître toutes les causes qui contribuèrent à la renaissance des lettres, sans prendre au moins une idée générale de l'histoire littéraire de ce peuple conquérant, ingénieux et singulier.

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