Histoire littéraire d'Italie (1/9)
Note 432: (retour) C'est-à-dire, l'accueil honorable, le salut, la manière de témoigner le respect et les égards. Quelques-uns lisent l'ourar, comme Voltaire dans le chapitre 82 de son Essai sur les Mœurs, etc., où il donne, par erreur, Frédéric II pour auteur de ce couplet, au lieu de Frédéric I: cela signifierait alors l'industrie, la manière d'ouvrer du Génois; mais l'autre leçon est préférable; il n'est ici question que des avantages extérieurs et des manières.
Cela prouve bien que Frédéric savait conserver, au milieu des ravages et des désastres de la guerre, beaucoup de politesse et de liberté d'esprit; mais nous n'avons de lui que cet impromptu, et ce n'est pas assez pour le mettre au rang des poëtes.
Le plus ancien Troubadour, dont il nous soit resté des ouvrages, est un prince; c'est Guillaume IX, comte de Poitou et duc d'Aquitaine, mort en 1127. On compte parmi eux un roi d'Angleterre, Richard Ier; deux rois d'Aragon, Alphonse II et Pierre III; un roi de Sicile, Frédéric III; un dauphin d'Auvergne, un comte de Foix 435, un prince d'Orange 436, etc. Ces poëtes couronnés qui figurèrent dans les événements publics de leur siècle, offrent quelquefois dans leurs poésies des circonstances qui ont échappé à l'histoire. Le premier de tous, cependant, Guillaume IX, ne paraît guère dans les siennes que comme un franc Troubadour, et s'y montre tel qu'il fut dans sa vie licencieuse et déréglée. Ce qui ne l'empêcha point de partir pour la Terre-Sainte, où l'on dit que, malgré les fatigues et les dangers d'une croisade malheureuse, son humeur gaie et même un peu bouffonne ne l'abandonna pas 437.
On sait assez quels malheurs éprouvèrent le courage bouillant de cet autre croisé célèbre, Richard, surnommé Cœur-de-Lion 438. Dans la prison où il fut jeté à son retour, il se consola par un sirvente (sorte de poésie satirique), où il n'épargne pas les amis froids qui le laissaient languir dans cette dure captivité 439. Dans une autre pièce du même genre, composée plusieurs années après qu'il eut recouvré sa liberté, il reproche au dauphin d'Auvergne et au comte Gui, son cousin, de ne se pas déclarer pour lui contre le roi Philippe Auguste, comme ils l'avaient fait une autre fois 440. Mais en attaquant le dauphin d'Auvergne, il provoquait un de ses rivaux en poésie, plus exercé que lui à ce genre de combats. Le dauphin ne manqua pas de répondre. Son sirvente est assaisonné de plaisanteries assez fines, et qui ne durent pas être sans amertume pour le poëte roi. Tout cela était de bonne guerre, et fournit sur les mœurs de ce siècle, sur le ton de franchise et de liberté qu'un simple seigneur pouvait se permettre avec un roi, quand il ne voyait pas en lui son suzerain, des traits qui ne sont pas indifférents pour l'histoire 441.
Note 439: (retour) Le premier vers de ce sirvente est:Ja nus hom pris non dira sa raison.Le roi dit dans une autre couplet:
Or sachan ben mos homs e mos barons
Anglez, Normans, Peytavins e Gascons
Qu'yeu non ay ia si povre compagnon
Que per aver lou laissesse' en prison.Ce langage est plus français que provençal; et l'on voit que Richard était plutôt un Trouvère qu'un Troubadour.
Les deux rois d'Arragon, Alphonse II et Pierre III, n'ont de rang parmi les Troubadours, l'un que pour une chanson d'amour, l'autre que pour une espèce de sirvente relatif à des circonstances politiques et militaires; mais tous deux furent grands protecteurs des Troubadours, qui les en ont payés par d'excessives louanges. La mémoire de ces deux rois serait peut-être aussi honorée que celle d'Auguste, si les poètes qu'ils protégèrent avaient été des Virgiles; mais on ne lit plus ces poètes, et le souvenir des actes de mauvaise foi et des vices d'Alphonse II vit encore; et toutes les rimes provençales ne peuvent faire oublier, surtout à des Français, que Pierre III fut l'auteur des vêpres siciliennes 442.
Note 442: (retour) Voyez, sur Alphonse II, considéré comme Troubadour, Crescimbeni, Giunta alle Vite, etc., p. 167 (il l'y nomme Alphonse I), et Millot, t. I, p. 131; sur Pierre III, Crescimbeni, vers la fin de l'article ci-dessus, p. 169; Millot, t. III, p. 150. Pierre composa le sirvente qui nous est resté, dans le temps ou Philippe le Hardi, roi de France, marchait contre lui, en vertu de l'excommunication lancée par le pape Martin IV. Pierre III y paraît peu effrayé de cette guerre, qui en effet ne fut pas heureuse pour Philippe; ce roi mourut en revenant, Pierre III la même année, 1285, et le pape Martin aussi.
Le troisième possesseur d'un trône acquis par ce grand crime politique, Frédéric III, se voyait attaqué en Sicile par le parti de la France et du pape, et par son propre frère Jacques II, roi d'Arragon, qui feignit d'entrer dans cette ligue par crainte du terrible pontife Boniface VIII. Son courage ne l'abandonna point, et le tour d'esprit poétique, héréditaire dans sa famille, lui dicta un sirvente où il parle en homme de cœur et en roi. «Je ne dois pas, dit-il, me mettre en peine de la guerre, et j'aurais tort de me plaindre de mes amis. Je vois une foule de guerriers venir à mon secours, etc.». Ce style ferme, sans parure et qui va droit au fait, dans la bouche d'un roi et dans des circonstances périlleuses, donne à cette pièce un intérêt indépendant de son mérite poétique 443.
C'est une circonstance bien remarquable de cette époque de la littérature provençale, et sur laquelle on n'a peut-être pas assez réfléchi, que, dans un siècle de barbarie et d'ignorance, dans un pays où l'on peut dire qu'à proprement parler il n'y avait point de littérature, il se fût tout à coup déclaré une espèce d'épidémie poétique si générale, qu'elle atteignait jusqu'aux plus grands seigneurs et jusqu'aux rois. Non seulement dans leurs amours, mais dans leurs affaires politiques et dans leurs guerres, ils s'exprimaient en vers: ils s'attaquaient, se répondaient; et si, comme dans les temps homériques, ils s'adressaient des ironies piquantes et des injures, ce n'est plus un poëte inventeur et suspect qui nous l'apprend, et qui les leur prête sans doute, c'est eux-mêmes que nous entendons, et dont nous pouvons juger le degré de politesse aussi bien que le courage et le talent.
Les dames elles-mêmes, à qui les fruits de cette épidémie procuraient du plaisir et de la gloire, n'en furent pas exemptes; et l'un des plus grands poëtes de nos jours 444, qui refusait aux femmes l'exercice de l'art des vers, aurait eu, cinq ou six siècles plutôt, la même querelle à leur faire. On trouve parmi les Troubadours une comtesse de Die 445, éprise et aimée de Rambaud, prince d'Orange, célèbre Troubadour lui-même, et brave chevalier, mais inconstant, libertin, et qui la réduisit souvent à se plaindre dans ses vers des infidélités de son amant; une Azalaïs de Porcairagues, qui, tout en aimant un autre chevalier dont le nom n'est pas heureux pour la poésie 446, se plaint aussi d'une infidélité de ce même prince d'Orange, une comtesse de Provence 447; une dame Clara d'Anduse 448; une dona Castelloza, bien tendrement éprise d'un ingrat 449 à qui elle déclare que, s'il la laisse mourir, il fera un grand péché devant Dieu et devant les hommes; une certaine dame Tiberge, les Italiens dona Tiburtia, les Provençaux, par corruption, Natibors 450, qui a laissé peu de vers, mais qui fit beaucoup de bruit dans le monde par ses galanteries, l'amour qu'eurent pour elle un grand nombre d'hommes, la haine d'un grand nombre de femmes, et la réputation de sa beauté et de son esprit.
Beaucoup de chevaliers riches, seigneurs de terres et de châteaux, suivirent l'exemple que leur donnaient des princes et des rois Troubadours, tandis qu'une foule presque innombrable de poëtes, nés dans une condition commune, trouvait, dans les habitudes et les usages du régime féodal, des moyens de subsister, par ses talents, avec aisance et avec honneur. Tous trouvèrent dans les mœurs de leur siècle une ample matière à leurs poésies galantes et licencieuses, et dans les événement publics une source inépuisable de sujets pour leurs pièces historiques et leurs satires.
Autant de hautes seigneuries, baronies ou comtés, autant de châteaux et presque de gentilhommières, autant il y avait de grandes et petites cours, où chacun s'efforçait d'étaler, selon ses moyens, le luxe que ce temps permettait, et d'attirer les seigneurs voisins et les chevaliers voyageurs par des divertissements et par des fêtes. Les Troubadours parcouraient avec leurs jongleurs ces séjours de guerre et de plaisirs. Les châtelains les plus riches s'efforçaient de les y fixer. Leurs femmes ou leurs filles, lorsqu'elles étaient jolies, n'y contribuaient pas moins que leurs richesses. Ils s'en inquiétaient peu, pourvu qu'à leurs tables, et dans les longues soirées d'hiver, ils fussent défrayés de chants guerriers, de récits romanesques, de jolies chansons et de contes merveilleux ou gaillards.
Souvent, après avoir ainsi fait admirer et payer leurs chants dans tout le midi de la France, nos Troubadours visitaient l'Italie et l'Espagne. Leur réputation les précédait et s'y accroissait encore. En Italie surtout, les petites cours qui s'y élevèrent bientôt sur les débris des républiques, leur offraient les mêmes amusements et les mêmes avantages que celles de France. Pour mieux goûter leurs chants, on apprenait leur langue; et les noms et les vers de plusieurs poëtes nés italiens et espagnols, sont placés honorablement parmi les noms et les vers des Troubadours 451.
Souvent aussi l'esprit religieux et aventurier qui dominait leur siècle se saisissait d'eux, les entraînait dans des pélerinages lointains, et, le bourdon sur l'épaule, la croix sur la poitrine et le bâton à la main, ils allaient chercher dans la Palestine et la Syrie des indulgences pour leurs aventures passées et de nouvelles aventures. C'est ainsi que Geoffroy Rudel, épris d'amour pour une belle princesse de Tripoli, en fait le sujet de ses chansons, quitte une cour où il jouissait du sort le plus heureux 452, prend la croix, s'embarque avec un autre poëte provençal son ami 453, tombe malade dans la traversée, arrive mourant à Tripoli de Syrie, fait annoncer à la princesse son arrivée et son malheur. Touché de tant d'amour et d'infortune, elle va le voir sur son vaisseau, et il meurt du saisissement que lui cause cette visite inespérée 454.
Pierre Vidal, maître fou s'il en fut jamais, malheureux dans ses amours, exilé par une grande dame qu'il avait aimée plus et autrement qu'elle ne voulait l'être, va se distraire à la croisade où périt Frédéric Ier; mais il y perd le peu qu'il avait de raison; sa tête se remplit de fantômes chevaleresques; il se croit un héros, ne fait plus que des chansons guerrières, où il paraîtrait avoir donné le premier modèle des matamores de comédie et des capitaines Tempête 455. On se moque de lui; on lui joue un des ces tours que l'on a, de nos jours, appelés mystifications. On lui fait épouser une Grecque, nièce prétendue de l'empereur d'Orient, et qui doit, dit-on, lui transmettre des droits à l'Empire. On le voit alors prendre le titre d'empereur, donner celui d'impératrice à sa femme, se revêtir des marques de cette dignité, faire porter un trône devant lui 456, épargner ce qu'il peut pour la conquête de son Empire, et fait cent autres folies, aussi peu dignes du caractère d'un soldat chrétien que des talents d'un Troubadour.
Note 456: (retour) Cette folie n'était que ridicule. Après son retour en Europe, il en eut une plus dangereuse pour lui: amoureux d'une dame de Carcassonne, nommée Louve de Penautier, il se faisait appeler Loup en son honneur. Pour l'honorer davantage, il s'habilla d'une peau de loup; des bergers, avec des lévriers et des mâtins, le chassèrent dans les montagnes, le poursuivirent, le traitèrent si mal, qu'on le porta pour mort chez sa maîtresse. Idem. ibid. p. 278.
Plusieurs autres de ces poëtes, sans se donner ainsi en spectacle, et sans porter dans ces pieuses expéditions des têtes aussi malades, y partagèrent du moins la folie commune. Les uns célébraient les exploits dont ils étaient témoins, les autres reprenaient dans leurs sirventes les vices et les fautes des croisés, d'autres chantaient en même temps les triomphes de la croix et les plaisirs ou les peines de leurs amours. C'était une singularité de plus dans le tableau déjà si singulier de ces saintes armées; il est à regretter que le Tasse, ce peintre si fidèle des mœurs de la chevalerie chrétienne, n'ait pas ajouté à ses peintures ce trait piquant de ressemblance, et n'ait pas, à l'exemple d'Homère et de Virgile, placé parmi les guerriers de Godefroy quelque Phémius ou quelque Iopas provençal, dont son génie élevé aurait bien su ennoblir et les pensées et le langage.
Mais sans même s'expatrier, la plupart des Troubadours trouvaient en Provence et dans les régions circonvoisines assez d'emploi pour leur humeur chevaleresque, et de sujets pour leurs romans.
Bernard de Ventadour, né dans le rang le plus bas, s'élève par son talent jusqu'à la faveur de la petite cour où son père avait été domestique. Bien vu du seigneur, il l'est encore mieux de la dame. Une légère indiscrétion trahit le secret de leurs amours. Le Troubadour est banni du château; la châtelaine y est renfermée et gardée étroitement. Bernard se désole d'abord, puis va se consoler auprès d'une plus grande dame, la fameuse Eléonore de Guienne, duchesse de Normandie depuis son divorce avec Louis-le-Jeune, et dont le second époux Henri fut bientôt après roi d'Angleterre. Bernard osa l'aimer; Eléonore ne passa point pour avoir été cruelle; et quand elle fut partie pour aller régner en Angleterre, il la regretta dans ses chansons comme on ne regrette que l'objet d'un amour heureux. Tel était donc alors l'empire du talent que le fils d'un simple domestique obtint, par cette seule puissance, les bontés d'une princesse deux fois reine.
Telle était aussi la facilité des mœurs dans ces bons siècles de nos pères, que les belles dames aimées par les Troubadours, qui joignaient au talent de Bernard l'avantage de la naissance qu'il n'avait pas, leur jouaient des tours qu'oseraient à peine se permettre les femmes de la meilleure compagnie, dans les siècles les plus corrompus. Je ne parle point d'espiègleries telles que celle de la dame de Benanguès, qui retint en secret pour son chevalier chacun des trois rivaux dont elle était priée d'amour; placée entre eux, et pressée par tous trois à la fois, elle regarda si tendrement l'un, pressa si doucement la main à l'autre, marcha si expressivement sur le pied du troisième que tous se retirèrent satisfaits. Il n'y a là, quand ils se sont fait leur confidence, que de quoi donner sujet à une tenson, où chacun des trois soutient la prééminence que doit avoir en amour la faveur qu'il a reçue 457: mais voici quelque chose de plus fort.
Guillaume de Saint-Didier, bon chevalier, châtelain riche, et ingénieux troubadour, aime la marquise de Polignac, très-belle et très-noble dame. D'abord elle trouve plaisant de ne lui vouloir accorder ce qu'il demande que lorsqu'elle en sera sollicitée par son mari. Ce Polignac était si bon homme, il aimait tant les vers et la musique qu'il citait et chantait volontiers les chansons de Saint-Didier. Celui-ci en compose une où il introduit un mari faisant à sa femme la prière que la marquise exigeait du sien, et il confie au bon seigneur son ami, en ne lui cachant que les noms, le cas où il est, la ruse qu'il est obligé d'employer et le succès qu'il en espère. Polignac trouve le tour plaisant, la chanson très-jolie, l'apprend par cœur comme les autres, va la chanter à sa femme, rit avec elle du stratagème, et lui soutient que la beauté pour qui la chanson est faite ne peut, après l'avoir entendue, rien refuser au Troubadour. Aussi lui accorde-t-elle tout en sûreté de conscience. Mais ce n'est encore là que le premier acte de la comédie.
Pour mieux couvrir sa véritable intrigue, le troubadour feignit d'en avoir d'autres; mais il le feignit si bien que la marquise en fut jalouse et résolut de s'en venger. C'est cette vengeance surtout qui peut nous faire juger des mœurs de ce bon temps. Sa liaison avec Saint-Didier avait eu besoin d'un confident. Il était aimable; elle le fait venir, lui déclare qu'elle veut le faire passer de la seconde place à la première: ils iront à un certain pélerinage; car les pélerinages, les tours joués, aux maris et aux amants, tout cela s'arrangeait à merveille; ils passeront en chemin par le château de Saint-Didier, qui n'y était pas, et c'est dans ce château, dans son lit même qu'elle couronnera son successeur. Les ordres sont donnés pour le voyage. Grand cortége de dames, de demoiselles et de chevaliers, à la tête desquels marche le nouvel amant. Dans l'absence du châtelain tous les honneurs sont rendus à sa dame, à son ami et à leur suite. Une table splendide est servie; tout est en joie et en fête. Les appartements sont préparés; on se retire, et la dame de Polignac passe la nuit comme elle se l'était promis. Tout le pays fut instruit de l'aventure. Saint-Didier en fut d'abord au désespoir; il se consola ensuite en galant homme, c'est-à-dire, en faisant à son tour un autre choix.
Des aventures tragiques se mêlent à ces joyeuses anecdotes. Tous les maris n'étaient pas d'aussi bonne humeur. Raimond de Castel Roussillon avait placé l'aimable Cabestaing auprès de sa femme, en qualité d'écuyer. S'étant aperçu qu'il y remplissait secrètement d'autres fonctions, il l'attire hors de son château sous un faux prétexte, le poignarde, lui arrache le cœur, fait servir sur sa table ce mets déguisé par l'assaisonnement, en fait manger à sa malheureuse femme, et découvrant alors à ses yeux la tête de son amant, lui apprend avec un joie féroce quel horrible repas elle a fait; trait affreux de jalousie et de vengeance, dont le barbare Fayel offrit vers le même temps un second exemple, si l'on n'aime mieux croire, pour l'honneur de l'humanité, que le dernier trait est emprunté du premier, au moins dans sa plus horrible circonstance 458.
Note 458: (retour) L'abbé Millot pense en effet qu'il est possible que le sire de Coucy, blessé à mort au siège d'Acre, ait réellement donné à son écuyer la commission de porter son cœur à la dame de Fayel; qu'elle soit morte de douleur en recevant ce triste gage, et qu'un romancier ait orné ce simple fait de circonstances empruntées de l'aventure de Cabestaing; t. I, p. 151. On fait aussi remonter à la même époque le Loi d'Ignaurès, ancien fabliau français, où l'on trouve répétée, et en quelque sorte multipliée la même aventure. Douze femmes rendent heureux ce jeune et beau chevalier; les douze maris s'accordent à en tirer la même vengeance, et font manger dans un repas, à leurs douze femmes, le cœur du malheureux Ignaurès. Voyez Fabliaux ou Contes du douzième et du treizième siècles (par le Grand d'Aussy), t. III, p. 265 et suiv.
La renommée que les Troubadours acquéraient par leurs talents donnait de la célébrité à des aventures singulières, à des traits de passion portée jusqu'à une sorte d'extravagance, dont on les croyait plus susceptibles que les autres hommes. L'un 459 perd en Lombardie une femme qu'il avait enlevée à son mari; il reste pendant dix jours comme cloué sur sa tombe, l'en retire tous les soirs, la regarde, l'interroge, l'embrasse, la conjure de revenir à lui. Chassé de la ville de Côme, il va errant dans les campagnes, consulte des devins pour savoir si sa maîtresse lui sera rendue, subit pendant une année les plus dures épreuves dans l'espérance de la ramener à la vie, et, trompé dans cette attente, meurt de désespoir. L'autre 460, coupable d'une infidélité, n'en pouvant obtenir le pardon, se retire dans un bois, s'y bâtit une chaumière, déclare qu'il n'en sortira plus, à moins que sa dame ne le reçoive en grâce. Les chevaliers du pays le regrettent; ils viennent au bout de deux ans le prier de quitter sa retraite, et ils l'en conjurent vainement. Les chevaliers et les dames s'adressent à la dame qu'il a offensée, et sollicitent son pardon. Elle y met pour condition que cent dames et cent chevaliers, s'aimant d'amour, viendront le demander à genoux, les mains jointes, et lui criant merci. Aimer d'amour était alors chose si commune que l'on parvient à compléter le nombre requis; on se rend ainsi par couples au château de la dame, et c'est au milieu de cette solennité, peut-être unique dans son espèce, qu'elle prononce la grâce du Troubadour.
On conçoit que de pareilles scènes devaient produire une forte sensation dans le pays qui en était le théâtre, et qu'en se répandant au dehors elles contribuaient à fixer sur les Troubadours en général l'attention publique. L'opinion que l'on avait d'eux ajoutait à l'effet de leurs chants et à l'éclat de leurs succès; mais bientôt ces succès mêmes amenèrent parmi eux un tel degré de corruption; les poëtes inventeurs ou vrais Troubadours étant devenus plus rares, les jongleurs ou chanteurs plus communs, ceux-ci se livrèrent à de tels désordres et tombèrent dans un tel avilissement qu'ils furent presque partout chassés avec opprobre.
D'ailleurs la cour des comtes de Provence et les autres cours du Midi, qui avaient eu pendant le douzième siècle une existence si brillante, furent livrées dans le treizième à des guerres, des proscriptions et des révolutions sanglantes. Tout ce beau pays fut couvert de massacres et de ruines, lorsqu'un souverain pontife (Innocent III), non content d'envoyer, comme ses prédécesseurs, des croisés européens exterminer au nom de Dieu les Africains et les Asiatiques, arma des chrétiens du fer et du feu contre de malheureux chrétiens qui différaient avec eux sur quelques points de doctrine; lorsque l'Inquisition, créée à cette époque et pour cette œuvre, eut livré aux bûchers tous ceux de ces pauvres Albigeois qui échappaient au glaive; qu'elle eut même ordonné au glaive de frapper au besoin les orthodoxes comme les hérétiques, laissant à Dieu le soin de reconnaître ceux qui étaient à lui 461]; lorsqu'enfin des passions toutes profanes et des ambitions toutes politiques eurent donné au monde cet effroyable spectacle et ces horribles exemples, qui n'étaient pas les premiers, et qui ne furent que trop suivis, alors les doux loisirs, la gaîté, les fêtes, les jeux de l'esprit furent exilés de cette terre couverte de sang, et les Troubadours avec eux. Ayant perdu leur centre commun, qui était cette galante cour de Provence, ils restèrent épars, muets et découragés, ou s'ils se firent encore entendre, ce fut, comme nous le verrons bientôt, avec des sons et dans un style qui ne se ressentaient que trop de ces lugubres événements.
Une cause puissante contribua encore à leur ruine. Leur langue avait long-temps régné seule. Les langues française, espagnole et italienne s'élevèrent presque à la fois. Les Français, qui avaient leurs trouvères, s'étaient, dès l'origine, peu occupés des Troubadours, et s'en occupèrent encore moins: les Espagnols préférèrent chez eux leurs poésies à celles de ces étrangers: les Italiens encore davantage, et à plus juste titre; et la langue s'étant fixée dès le quatorzième siècle en Italie, dès lors aussi disparut toute cette grande réputation des Provençaux; leur langue cessa d'être entendue, et leurs poésies furent reléguées dans les bibliothèques ou dans les portefeuilles des curieux. Ce fut une source où le génie étranger put dès lors puiser d'autant plus sûrement qu'elle était cachée.
Une académie ou société de Troubadours existait, il est vrai, toujours à Toulouse. On y faisait toujours des chansons; les Jeux floraux entretinrent quelque souvenir de la Science gaie, mais ce n'était plus qu'une faible image de son ancienne gloire. Ce fut cependant alors qu'un roi de Portugal, Jean Ier, s'avisa d'envoyer en France une embassade solennelle 462 pour demander au roi des poëtes et des chansonniers provençaux 463. Si Charles VI n'avait point encore éprouvé l'étrange accident qui le priva entièrement de sa raison 464, il put, malgré le goût excessif des plaisirs qu'Isabeau de Bavière entretenait à sa cour, trouver cette ambassade peu sage. La demande fut accordée. Les députés se rendirent à Toulouse. La société, fière d'être sollicitée au nom d'un roi, nomma deux de ses membres qui allèrent à Barcelonne fonder une société pareille, et lui donner des règlements.
Les Espagnols prirent l'habitude d'appeler Gaya Sciencia la poésie, la rhétorique et l'éloquence même. L'un des livres les plus estimés de leur ancienne littérature, celui du marquis de Villena, nous l'atteste. L'auteur y donne encore comme un modèle à suivre, au commencement du quinzième siècle 465, les séances publiques des Troubadours, les formes qu'il y observaient et toutes leurs cérémonies. Les anciens Troubadours auraient vu en pitié tout cet appareil académique. On s'efforcait en vain de conserver dans leur patrie et de transporter à l'étranger cette science qu'ils avaient créée, et qu'ils exerçaient si librement. Le génie, les mœurs, la langue même avaient changé.
Note 465: (retour) Le marquis de Villena mourut en 1434; il était du sang royal d'Aragon, grand-maître de l'ordre de Calatrava, etc. Il cultiva les lettres avec ardeur, traduisit le Dante, commenta Virgile, et composa une espèce de poétique et de rhétorique sous le titre de Gaya sciencia. Il fut accusé de magie; sous ce prétexte, on brûla sa bibliothèque après sa mort. L'évêque de Ségovie, confesseur du roi, fut chargé de l'exécution; des gens, qui lui supposent plus d'esprit que de conscience, l'ont soupçonné d'avoir détourné les meilleurs livres à son profit. Voyez Essai sur la Littérature espagnole, Paris, 1810, p. 22.
Chose bien remarquable que cette destinée si courte et si brillante de la langue et de la poésie des Troubadours! deux siècles la virent naître et mourir. Il lui manqua pour une plus longue durée, un grand état, ou du moins un état indépendant, où cette langue romance-provençale, qui n'est point le provençal d'aujourd'hui, restât langue nationale, et peut-être plus encore des auteurs d'un vrai génie capables de la fixer. Il faut bien que malgré leur succès cette dernière condition leur ait manqué, puisque, chez la nation même qui pouvait s'énorguellir de leur gloire, leurs productions sont tombées dans l'oubli, et qu'il a fallu toute la patience, disons mieux, toute l'obstination d'un érudit infatigable 466, pour les retirer du néant où ils étaient comme ensevelis dans une langue que personne n'entendait plus et ne se souciait plus d'entendre. Mais enfin l'admiration qu'ils excitèrent pendant deux siècles ne peut pas avoir été toute entière l'effet d'une illusion, et il faut nécessairement aussi qu'à travers leurs défauts il y ait eu en eux un mérite réel et des qualités brillantes.
SECTION DEUXIÈME.
Poétique des Troubadours; formes variées de leur poésie; ses caractères; composition des strophes; retour et croisement des rimes; titres et différentes espèces des poëmes provençaux.
L'une des qualités qui brillent le plus dans la poésie des Troubadours, et que l'on y peut le plus facilement apercevoir, est le sentiment d'harmonie qui leur fit imaginer tant de différentes mesures de vers, tant de manières de les combiner entre eux, et d'en entrelacer les rimes pour en former des strophes arrondies et sonores, propres à recevoir des chants variés presque à l'infini. J'ai eu la patience d'extraire de l'un de ces manuscrits, contenant environ quatre cents morceaux de tout genre, toutes celles de ces diverses formes lyriques qui ont entre elles des différences sensibles, et j'en ai trouvé près de cent. À quelque opinion que l'on s'arrête sur la source où ils prirent l'idée de la rime, on conviendra du moins que rien ne leur put offrir le modèle d'une si prodigieuse variété. Ce ne furent assurément pas les hymnes de l'église, réduites à un petit nombre de chants uniformes, sans rhythme et sans harmonie; ce ne fut pas non plus la poésie des Arabes, où ni la rime ni la mesure ne varient dans les mêmes pièces 467; ce fut donc à leur propre génie, à leur organisation favorisée, à l'instinct poétique le plus heureux, que les poëtes provençaux durent l'invention de ces formes harmonieuses, et leur étonnante diversité.
Note 467: (retour) Les odes ou ghazèles des Arabes et des Persans, sont divisées par distiques: les deux vers du premier distique riment ensemble; le second vers de chacun des distiques suivants rime avec ces deux là, tandis que le premier vers, qui n'est en quelque sorte qu'un hémistiche, est sans rime.
Les éléments dont ils la formèrent sont la mesure des vers, leur nombre dans la strophe, la combinaison des mesures et la disposition des rimes. C'est avec ces moyens simples, mais féconds, qu'ils parvinrent, non à lutter contre les lyriques anciens qu'ils ne connaissaient pas, mais à créer presque tous les rhythmes de la poésie moderne que les langues les plus poétiques de l'Europe reçurent d'eux, et qu'elles conservent encore. Essayons, sans entrer dans trop de détails et sans les trop étendre, de donner un aperçu de cette poétique des Troubadours, à laquelle aucun des auteurs qui ont écrit sur eux jusqu'à présent ne paraît avoir fait attention.
1°. Les vers provençaux sont composés de tous les nombres de syllabes, depuis deux jusqu'à douze, et même depuis une, si l'on veut compter pour des vers ces monosyllabes placés quelquefois en rime et comme en écho après un plus grand vers. Il faut pourtant excepter des vers de neuf syllabes, dont je n'ai point trouvé d'exemples, et observer que les vers de onze syllabes et ceux de douze sont assez rares.
2°. Le nombre des vers dans chaque strophe s'étend depuis quatre jusqu'à vingt-deux et même davantage: dans le manuscrit que j'ai le plus examiné, il se trouve une pièce dont les strophes sont de vingt-huit vers, et même une autre de vingt-neuf. Ce qui est peut-être encore plus remarquable, c'est que dans un recueil de quatre cents chansons il n'y en a que deux qui soient en quatrains.
3°. L'emploi et la combinaison des différentes mesures de vers dans les strophes est la source la plus abondante de leur diversité. Les strophes sont composées de vers égaux ou inégaux entre eux; égaux, depuis les vers de douze et de dix syllabes, jusqu'à ceux de cinq (en exceptant toujours les vers de neuf syllabes); inégaux de toute espèce de mesures. On ne trouve point de strophes en vers égaux de onze, de quatre, de trois ni de deux syllabes; ils ne sont employés que dans les strophes en vers inégaux. Les strophes en vers égaux de douze, de dix et de huit syllabes n'ont jamais plus de dix vers; celles qui en ont davantage sont composées ou de petits vers égaux, ou plus souvent de vers inégaux de toutes les mesures. Les vers sont masculins ou féminins, selon la syllabe qui les termine, et dans les vers féminins la dernière syllabe est muette et ne se compte point, comme dans nos vers féminins terminés par un e muet 468. On voit combien de variétés peuvent fournir tant de sortes de strophes multipliées par tant de mesures de vers.
Note 468: (retour) Ainsi, ce vers masculin,Amor, merce no mucira tan soven,est de dix syllabes, et ce vers féminin qui le suit,
Que ia'm podetz vias de tot aucire,n'est non plus que dix. Il y en a matériellement onze, mais la dernière est muette. La voyelle a est aussi regardée comme muette, quand elle forme une terminaison féminine, comme dans ce vers:
Trop mes m'amigua longhdana.Et dans celui-ci:
La gensor e la pus gaya,qui ne sont que de sept syllabes. C'est ce que n'ont point adopté les Italiens, qui font entrer dans le nombre des syllabes constitutives de leurs vers, les voyelles tombantes et à peu près muettes qui les terminent presque tous. Mais dans les vers provençaux l'a est quelquefois masculin à la fin des mots, comme dans ce vers, qui est de huit syllabes pleines:
Ab cor lial fin e certa.
4°. La disposition et l'entrelacement des rimes est un dernier moyen dont les Provençaux tirèrent le plus grand parti. Ils rimèrent soit à rimes plates ou deux par deux, soit à rimes croisées; ils croisèrent non seulement les rimes masculines avec les féminines, mais les masculines entre elles et les féminines aussi entre elles; ils firent correspondre les rimes d'une de leurs strophes avec celles des autres strophes de la même chanson, tantôt dans le même ordre (et c'est même pour eux une règle générale qui ne souffre que peu d'exceptions), tantôt en ordre rétrograde, ou avec d'autres entrelacements et d'autres retours; ils se donnèrent enfin toutes les entraves qu'ils purent imaginer pour joindre aux plaisirs de l'esprit la surprise et le plaisir de l'oreille, et souvent aussi pour étonner plus que pour plaire.
Avec ces rimes et ces mesures de vers si péniblement entrelacées, avec ces entraves qui devaient être si embarrassantes pour le génie, et si peu favorables à l'expression du sentiment, l'amour et la galanterie étaient cependant le sujet le plus ordinaire de leurs chants. Souvent, il est vrai, dans leurs poésies galantes ils se perdaient en éloges et en sentiments alambiqués; mais quelquefois aussi la finesse et la concision, le naturel et la simplicité la plus aimable brillaient ensemble dans leurs vers. On y trouve, par exemple, des traits tels que celui-ci, tiré d'une chanson d'Arnaud de Marveil 469; mais il faut convenir qu'ils y sont rares:
«Grâce aux exagérations des Troubadours je puis louer madame autant qu'elle en est digne, je puis dire impunément qu'elle est la plus belle dame de l'univers. S'ils n'avaient pas cent fois prodigué cet éloge à qui ne le méritait point, je n'oserais le donner à celle que j'aime: ce serait la nommer».
Quelquefois une tendresse naïve y est revêtue d'une expression piquante, comme dans cette pièce intitulée demi-chanson: «On veut savoir pourquoi je fais une demi-chanson, c'est que je n'ai qu'un demi sujet de chanter. Il n'y a d'amour que de ma part; la dame que j'aime ne veut pas m'aimer; mais au défaut des oui qu'elle me refuse, je prendrai les non qu'elle me prodigue. Espérer auprès d'elle vaut mieux que jouir avec toute autre 470».
Note 470: (retour) Id. ibid., p. 393. Cette pièce est de Bertrand d'Allamanon. V. Nostradamus, Vie. LI; Crescembeni, idem.; Millot, tom. I, p. 390. Quelques manuscrits l'attribuent à Pierre Bermon Ricas Novas. Voici le premier couplet:Pus que tug volon saber
Per que fas mieia chanso,
Ieu lur en dirai lo uer
Quar l'ai de mieia razo,
Perque dey mon chan mieiadar
Quar tals am que no'm uol amar,
Et pus d'amor non ai mas la meytatz
Ben deu esser totz mos chans meitadatz.
Sans connaître, selon toute apparence, les poëtes ni grecs ni latins, ni par conséquent l'emploi qu'ils faisaient dans quelques genres de poésie d'un vers intercallaire qui revenait en forme de refrain, quelques Troubadours employèrent ce retour périodique d'un vers à la fin de toutes les strophes d'une chanson; c'est ce qu'on appela ensuite ballade, parce que les chansons qui accompagnaient la danse s'emparèrent de cette forme; genre que les Italiens crurent avoir inventé, mais qu'ils avaient emprunté des Provençaux. Telle est cette agréable chanson de Sordel 471, dont les cinq couplets finissent par le vers qui la commence.
«Hélas à quoi me servent mes jeux 472, s'ils ne voient pas celle que je désire, maintenant que la saison se renouvelle et que la nature se pare de fleurs? Mais puisque celle qui est la dame de mes plaisirs m'en prie, et qu'il lui déplaît que je chante des airs plaintifs, je ne chanterai plus que d'amour. Cependant je meurs, tant je l'aime de bonne foi, et tant je vois peu celle que j'adore. Hélas! à quoi me servent mes yeux? Ce même vers se répète à la fin des quatre autres couplets.
Note 472: (retour)Aylas e que'm fan miey huelh?
Quar no uezon so quieu auelh,
Er quan renouella e gensa
Estius ab fuelh et ab flor.
Pus mi fai precx n'il agensa
Qu'ieu chantan lais de dolor
Silh qu'es domna de plazenza,
Chanterai si tot d'amor:
Muer, quar l'am tant ses falhensa,
E pauc uey lieys qu'ieu azor,
Aylas e que'm fan miey huelh?
Quelquefois ces poëtes, qui ne connaissaient ni Anacréon ni les autres anciens, donnaient à leurs inventions galantes un tour digne des anciens et d'Anacréon lui-même. C'est ainsi que Pierre d'Auvergne prend pour interprète un rossignol qui se rend auprès de sa belle, lui parle en son nom, et lui rapporte la réponse 473; mais on pourrait reconnaître ici le goût oriental et l'imitation des poëtes arabes, qui eurent tant d'influence sur le génie des Provençaux.
On trouve aussi dans leurs poésies galantes des traits originaux qui peignent les mœurs guerrières de leur temps, comme ce serment qui termine les divers couplets de la chanson d'un chevalier 474.
Note 474: (retour) Bertrand de Born, l'un des plus braves chevaliers et des plus illustres Troubadours du douzième siècle, et dont Nostradamus ne parle pas. Voyez Millot, t. I, p. 210.Al premier get perdieu mon esparvier
O'l m'aucion al poing falcon lainier,
E porton l'en qu'il lor veia plumar,
S'ieu non am mais de vos lo cossirier
Que de nuill outra aver mon desirier
Que'm don s'amor ni' m reteigna al colgar.
..............................................
Escut a col cavalch'ieu ab tempier
E port sailat capairon traversier
E renhas breus qu'on non posca alongar
Et estrepeus lonc cuval bas trotier
Et a l'ostal truep irat lo stalier
Si no' us menti qui us o anet comtar.
..............................................
E failla 'm vens quam serai sobre mar,
E'n cort de Rey mi batan li portier
Et encocha fassa 'l fugir primier,
Si na' us menti qui us o anet comtar.
«Qu'au premier vol je perde mon épervier; que des faucons me l'enlèvent sur le poing et le plument à mes yeux, si je n'aime mieux rêver à vous que d'être aimé de toute autre et d'en obtenir les faveurs!... Que je sois à cheval, le bouclier au cou, pendant l'orage; que l'eau traverse mon casque et mon chaperon; que mes rênes trop courtes ne puissent s'alonger; qu'a l'auberge je trouve l'hôte de mauvaise humeur, si celui qui m'accuse auprès de vous n'en a pas menti!... Que le vent me manque en mer; que je sois battu par les portiers quand j'irai à la cour du roi; qu'au combat je sois le premier à fuir, si ce médisant n'est pas un imposteur, etc.»!
Ces chants d'amour étaient de plusieurs espèces, la plupart d'invention provençale, et qui, nés parmi les Troubadours, reçurent d'eux leurs noms et leurs différents caractères. Ils donnèrent d'abord le simple titre de vers à presque toutes leurs pièces. On attribue à Giraut de Borneil, qui florissait au commencement du treizième siècle, l'honneur d'y avoir substitué le premier le titre de chanson, ou, en provençal, canzo et canzos, qui signifiait poésie chantée, comme l'ode des Grecs. Les formes de ces chansons étaient extrêmement variées. Les Italiens dans leurs canzoni imitèrent de préférence celles dont les strophes se composaient d'un plus grand nombre de vers; ils les imitèrent d'abord et les perfectionnèrent ensuite.
Les Provençaux appelèrent sonnets des pièces dont le chant était accompagné du son des instruments; ce mot n'indiquait aucune forme, aucune combinaison particulière dans les strophes. Nous verrons dans la suite que les sonnets italiens n'y ressemblaient que par le titre; qu'ils en différaient par le nombre fixe des vers, par leur distribution, par l'entrelacement des rimes; qu'enfin le sonnet, tel qu'il est dans Pétrarque et dans les autres lyriques, est, au titre près, une invention toute italienne. Les Troubadours donnaient quelquefois le titre de coblas aux strophes de leurs chansons, sans qu'il paraisse que ces strophes eussent pour cela rien de particulier 475. C'est de ce mot que les Italiens ont fait le mot cobola ou cobbola, ancienne forme de poésie aussi divisée par strophes, et que nous avons fait le mot couplets.
Note 475: (retour) On trouve, par exemple, dans les manuscrits provençaux, deux strophes ainsi intitulées, So son II coblas que fas R. Gaucelm de'l senhor Dusell (d'Usez) que avia nom aissy com elh R. Gaucel. «Ici sont deux couplets (coblas), que fit Raimond Gaucelm sur le seigneur d'Usez, qui se nommait Raimond Gaucelm comme lui». Soit que les Provençaux eussent donné ce mot aux Espagnols, soit qu'ils l'eussent emprunté d'eux, on le trouve avec une légère altération dans la poésie espagnole. On y appelle copla toute espèce de combinaison métrique; et l'on donne à ce mot, pour étymologie, le mot latin copulare ou adcopulare rhythmos. (Essai sur la poésie espagnole, p. 41.)
Les albas et les serenas étaient des chansons dans lesquelles un amant exprimait ou l'attente de l'aube du jour, ou l'effet que produisait en lui le retour du soir. Il avait soin de ramener en refrain à chaque couplet ou strophe, dans l'une le mot alba, aube, et dans l'autre el sers, le soir 476. La retroencha consistait aussi dans un refrain qui se répétait à la fin de chaque strophe 477. La redonda était une des formes de chanson la plus travaillée, une de celles où les rimes se renversaient d'une strophe à l'autre dans l'ordre le plus gênant et le plus singulier 478.
Note 476: (retour) Voici une alba de Giraut Riquier;Toutes les strophes finissent par ce dernier vers.
E dizia sospiran:
Iorns, ben creyssetz a mon dan,
E'l sers
Aussi me'ssos lonc espers.C'est-à-dire, ou à peu près:
Et je disais en soupirant:
O jour! tu crois pour mon tourment,
Et le soir
Je meurs d'un si long espoir.On trouve dans cette serena ces deux vers pleins de sentiment et de naïveté:
Nulhs hom non era de latz
A l'aman que sa dolor.
Le pauvre amant n'a personne
Près de lui que sa douleur.
serena du même poëte, les quatre derniers vers de la strophe qui servent de refrain, ont bien le caractère mélancolique de ce genre de poésie:
Note 478: (retour) J'en trouve une de Giraut Riquier, dont les strophes sont de douze vers, sur trois seules rimes féminines entremêlées. Deux de ces rimes sont conservées dans la seconde strophe; la troisième rime disparaît et fait place à une nouvelle rime, aussi féminine: ainsi de suite dans toutes les autres strophes. De plus, le premier vers de chaque strophe prend la rime du dernier de la strophe précédente; le second celle du pénultième, et la nouvelle rime est toujours au troisième vers. Je n'ai trouvé qu'un exemple de cette forme de chanson dans les manuscrits, non plus que du Breu double ou au bref double, dont je ne sache pas que personne ait parlé. Celui-ci consiste en strophes de quatre vers masculins de dix syllabes à rimes croisées, suivis d'un vers féminin de six. Il n'a que trois strophes, toutes sur les mêmes rimes; et c'est peut-être cette brièveté et cette répétition, ou ce redoublement de rimes, qui l'avait fait appeler breu ou bref double. Cette chanson est encore de Giraut Riquier, l'un de nos Troubadours qui paraît avoir été le plus fécond en petites recherches de ce genre.
Le descort ou descors a été mal défini par tous ceux qui ont écrit sur la poésie provençale, Crescimbeni, dans ses giunte ou additions aux vies des poëtes provençeaux, avait d'abord cru que ce mot signifiait brouillerie, querelle, discordi, sdegni comme notre vieux mot français discord. Il attribua ensuite ce titre à la musique, et entendit par descors une différence de sons 479 L'abbé Millot a adopté cette explication. Voici, je crois, la véritable. On a vu que le plus souvent tous les couplets d'une chanson provençale étaient sur les mêmes rimes que le premier. Cette loi, empruntée de la poésie arabe, était tellement générale qu'il fallut un titre particulier pour annoncer au commencement d'une pièce que les différents couplets ou strophes étaient sur des rimes différentes, que les vers de chaque strophe ne s'accordaient point, qu'ils discordaient en quelque sorte avec les vers correspondants des autres strophes, et c'est tout simplement ce que signifie le mot descors. Quelquefois la discordance allait plus loin; à chacune des strophes, la mesure des vers était différente, ainsi que les rimes, et c'était seulement alors que la musique devait aussi changer à chaque strophe 480.
Note 479: (retour) C'est en interprétant mal un article d'un Glossaire manuscrit provençal-latin de la bibliothèque Laurentienne à Florence, que Crescimbeni a fait cette seconde faute. Le Glossaire dit: Descors, discordes, discordia; V. Cantilena habeus sonos diversos. Sonos signifie ici les rimes, les sons qui terminaient les vers, et non pas les sons ou la musique composée sur ces vers.
Note 480: (retour) Presque toutes les chansons qui sont intitulées Descors dans nos manuscrits, sont dans le premier de ces deux cas. Je puis citer pour exemple du second ce Descors d'Aymeric de Bellenvey.PREMIÈRE STROPHE.
S'a mi Dons plazia
Cuy am ses bauzia
Gay Descort faria, etc.La strophe est de douze vers de mesure égale, et tous sur la même rime.
DEUXIÈME.
Malay
Que'm fay
Tan gran erguelh dire
De lay
On ay
Mon maior desire, etc. etc.
Cette strophe est de dix-huit vers; les douze autres vers sont mesurés et rimés de même.
La troisième strophe a un autre nombre de vers, d'autres mesures et d'autres rimes; il y a six strophes, sans compter l'envoi, dont chacune varie de même.
La sixtine est, sans contredit, celle de ces formes provençales qui était la plus recherchée et la plus difficile. Les strophes y sont composées de six vers qui ne riment point entre eux, mais qui donnent aux strophes suivantes des bouts-rimés plutôt que des rimes. Dans la seconde strophe le mot final ou bout-rimé de chaque vers de la première se renverse dans l'ordre le plus bizarre et le plus gênant 481. La troisième strophe en fait autant à l'égard de la seconde, la quatrième à l'égard de la troisième, et ainsi jusqu'à la sixième, dans laquelle toutes les combinaisons des six vers de la première se trouvent épuisées. Les Italiens adoptèrent avec une sorte de passion cette espèce de poésie contrainte. Pétrarque l'employa souvent, et l'on trouve dans son canzoniere plusieurs sixtines qui étonnent par la difficulté vaincue, mais qui ajoutent peu au plaisir de ses lecteurs et à sa gloire.
Note 481: (retour) Le mot final du sixième vers de la première strophe est reporté au premier vers de la seconde; celui du premier vers l'est au second; celui du cinquième au troisième; celui du second au quatrième; celui du quatrième au cinquième, et celui du troisième au sixième et dernier. On peut juger de la contrainte et de la difficulté de ce singulier retour de mots, surtout quand le poëte s'étudiait à mettre de la singularité dans les mots mêmes, comme on le fait dans les bouts-rimés les plus bizarres, et comme on le faisait assez ordinairement Arnaud Daniel, qui passe pour l'inventeur de la sixtine. Voici, pour exemple, la première strophe de l'une de celle qu'on trouve dans son Recueil:Lo ferm voler q'el cor m'intra
Nom pot ges becx escoyssendre ni ongla,
De lausengiers si tot de mal dir s'arma,
Et pos nols aus batre ab ram ni ab verga
Si vals a frau lai on non avrai oncle
Jauzirai joi in verzer o dinz cambra.Dans la seconde strophe, les rimes, ou mots servant de bouts-rimés, se rangent ainsi à la fin des vers;
cambra
intra
oncle
ongla
verga
arma.Dans la troisième, leur renversement produit:
arma
cambra
verga
intra
ongla
oncleAinsi des autres. Le superfin de toute cette recherche était que la dame, à qui s'adressait cette sixtine, s'appelait madame d'Ongle.
On a vu plus haut ce que c'était à peu près que la ballade; il y faut ajouter un entrelacement de rimes et de mesures de vers, qui ne pouvait avoir d'autre mérite que la difficulté vaincue. Cette difficulté qui avait piqué les Provençaux, ne rebuta point les Italiens, ni même les Français, mais ce vers dédaigneux de Molière 482:
fut un arrêt qui la bannit de France, où elle n'a plus osé se remontrer depuis.
La tenson, espèce de lutte ou de combat poétique, était un dialogue vif et serré entre deux Troubadours qui s'attaquaient et se répondaient par distiques ou par quatrains, sur des questions d'amour ou de chevalerie 483. C'est ce qu'on nommait autrement jeu-parti. Ces combats d'esprit faisaient un des principaux amusements des princes et des grands dans leurs fêtes et leurs cours plénières. Les poëtes qui montraient le plus de talent, dont les vers étaient les meilleurs et les réparties les plus vives, obtenaient des prix, et les recevaient de la main des dames. Les questions souvent très-recherchées de la métaphysique d'amour, ainsi traitées devant elles, et sur lesquelles le prix même qu'elles décernaient était une sorte de jugement, donnèrent par la suite naissance aux cours d'amour, qui, quoi que l'on en ait dit 484, sont d'une institution postérieure, sinon à l'existence des Troubadours, du moins à tout le premier siècle où ils fleurirent 485.
Note 485: (retour) C'est-à-dire, au douzième siècle. L'abbé Millot a eu raison d'être d'un avis contraire à celui de Cazeneuve, sur la haute antiquité des cours d'amour; mais il va trop loin (t. I, p. 12), en disant qu'aucun Troubadour n'a parlé de ces tribunaux de galanterie; d'où il paraît conclure que ces cours n'existèrent qu'après l'extinction des Troubadours et de la poésie provençale. Quelque défiance qui soit due aux assertions de Nostradamus, on peut cependant le croire quand il cite un livre qui existait de son temps, qu'il avait lu, et dans lequel il a recueilli beaucoup de faits; c'est celui du Monge ou Moine des Iles d'Or, écrit, comme on l'a vu plus haut, dans le quatorzième siècle, et d'après un Recueil rédigé, dès le douzième, par les ordres du roi d'Arragon et comte de Provence, Alphonse II. Or, nous trouvons dans Nostradamus (Vie de Geoffroy Rudel), que le Moine des Iles d'Or, dans le Catalogue qu'il a fait des poëtes Provençaux, parle d'un dialogue ou jeu-parti, entre Gérard et Peyronet, au sujet d'une question d'amour; question qui parut si haute et si difficile, qu'ils la renvoyèrent aux dames illustres tenant cour d'amour à Pierre-Feu et à Signa. Il donne même la liste des dames qui y présidaient, et qui sont toutes connues pour avoir vécu dans le commencement du treizième siècle, pendant que les Troubadours florissaient, et au temps même de leur plus grand éclat. Nostradamus cite cette même cour d'amour dans la Vie de Guillaume Adhémar et dans celle de Raimon de Miraval. Dans la Vie de Perceval Doria, il parle d'une autre cour d'amour, celle des dames de Romanin, qui était contemporaine de la première. Voyez ces différentes Vies dans le vieux historien des Troubadours.
C'est aux Arabes, comme nous l'avons dit, qu'ils empruntèrent les tensons ou combats poétiques, espèces d'assaut d'esprit qui, chez ces peuples ingénieux, roulaient pour la plupart sur des points délicats de galanterie ou de philosophie traités avec toutes les recherches de l'art et toutes les finesses du langage. Trop souvent les Troubadours s'écartèrent de la route qui leur était tracée, et leurs tensons ne furent que des luttes de grossièretés et d'injures; mais souvent aussi ils imitaient la vivacité spirituelle et la délicatesse de leurs modèles, ou ils les remplaçaient par un ton original de franchise et de naïveté. Par exemple, Gaucelm propose cette question à un autre Troubadour nommé Hugues 486. «J'aime sincèrement une dame qui a un ami qu'elle ne veut pas quitter. Elle refuse de m'aimer si je ne consens qu'elle continue de lui donner publiquement des marques d'amour, tandis que dans le particulier je ferai d'elle tout ce que je voudrai: telle est la condition qu'elle m'impose». Hugues répond: «Prenez toujours ce que la jolie dame vous offre, et plus encore quand elle voudra. Avec de la patience on vient à bout de tout, et c'est ainsi que bien des pauvres sont devenus riches». Gaucelm n'est pas de cet avis. «J'aime mieux cent fois, dit-il, n'avoir aucun plaisir et rester sans amour que de donner à ma Dame la permission extravagante d'avoir un autre amant qui la possède. Je ne le trouve déjà pas trop bon de son mari; jugez si je le souffrirais patiemment d'un autre. J'en mourrais de jalousie, et à mon avis il n'est pas de plus cruel genre de mort.» Hugues insiste. «Celui qui dispose en secret d'une jolie dame a bien envie de mourir, s'il en meurt. J'aimerais mieux l'avoir à cette condition que de n'avoir rien du tout». La dispute continue, et les deux Troubadours conviennent de s'en rapporter à de belles dames, dont on ignore la décision.
Note 486: (retour) Gaucelm Faidit et Hugues Bacalaria. Voyez, sur le premier, Millot, t. I, p. 354: il ne fait que nommer le second en rapportant cette tenson, p. 374. Nostradamus nomme Gaucelm Anselme Faydit, Vie XIV; il ne dit rien de Hugues. Crescimbeni, son traducteur, appelle comme lui Gaucelm, Anselme Faidit, aussi Vie XIV; il donne de plus une petite notice sur Hugues, à la fin de sa Giunta alle Vite de Provenzali, sur le mot Ugo della Baccalaria. Voyez cette Giunta, p. 220. Je ne cite plus ici les textes provençaux, parce qu'il ne s'agit plus des formes que ces citations pouvaient seules faire connaître.
Ces galantes futilités seraient traitées maintenant avec plus de finesse et de talent qu'elles ne le furent alors; mais les femmes les plus décidées d'aujourd'hui ne feraient peut-être rien de plus fort ou du moins de plus franc que la proposition de la dame, et l'on voit qu'au fond, depuis six ou sept siècles, l'art des vers a fait chez nous beaucoup plus de progrès que la corruption des mœurs.
Les contes ou novelles ne sont pas en aussi grand nombre dans les poésies des Troubadours que dans celles des Trouvères, ou anciens poëtes français, dont on n'a guère publié jusqu'ici que les nombreux et prolixes fabliaux. Dans les novelles provençales on reconnaît toujours une imagination galante et poétique, et leurs inventions sont souvent un mélange des fictions orientales avec les fables chevaleresques d'Europe et la métaphysique d'amour. Tel est ce conte de Pierre Vidal 487, qui marchait suivi de ses chevaliers et de leurs écuyers lorsqu'ils rencontrent un chevalier, beau, grand, vigoureux, équippé et habillé de la manière la plus brillante, conduisant une dame mille fois plus belle encore, tous deux montés sur des palafrois richement enharnachés et de couleurs si variées qu'il n'y avait pas deux de leurs membres ou des parties de leurs corps qui fussent du même poil et de la même couleur. Ils étaient suivis d'un écuyer et d'une demoiselle, remarquables par une parure et une beauté particulières. Une conversation s'engage. Pierre Vidal invite le beau chevalier et la belle dame à se reposer. La dame, qui n'aime point les châteaux, préfère un lieu champêtre et agréable, dans un verger délicieux, près d'une claire fontaine. Là, le chevalier se fait connaître à lui, sa compagne et sa suite. La dame se nomme Merci, la demoiselle Pudeur, l'écuyer Loyauté, et lui, qui est l'Amour, emmène, de la cour du roi de Castille, Merci, Pudeur et Loyauté. Ce compte n'est pas fini, et c'est dommage; le fragment est fort long, plein de descriptions riches, d'entretiens et de solutions de questions d'amour.
En voici un 488 dont le commencement, presque anacréontique, n'annonce guère la fin; cette fin n'est, à proprement parler, dans aucun genre, et l'extravagance du dénoûment serait remarquée même dans les Mille et une Nuits. Un perroquet arrive de loin pour saluer une dame de la part d'Antiphanon, fils du roi, et la prier de soulager le mal dont elle le fait languir. La dame aime trop son mari pour écouter un amant. Le perroquet plaide la cause de son maître et celle de l'amour aux dépens du mariage. Il commence à persuader. On lui donne, pour le chevalier qui l'envoie, un anneau et un cordon tissu d'or, avec de tendres compliments. Il va rendre compte de son message, encourage l'amant dans ses espérances, et lui propose de l'introduire auprès de sa maîtresse; on ne devinerait pas par quel moyen: en mettant le feu au toit du château. Il retourne vers la dame et lui annonce Antiphanon. Mais comment le faire entrer? le jardin toujours fermé, des gardes à toutes les portes. Le perroquet lui fait part de son stratagème, et, ce qu'il y a de merveilleux, elle consent à l'employer. Il revient à son maître qui lui fait donner du feu grégeois dans un vase de fer. Le perroquet le prend dans sa patte, vole à la tour, et y met le feu, près des archives, en quatre endroits. On crie au feu; tout le monde est sur pied pour l'éteindre. La dame profite de ce désordre pour descendre au jardin, Antiphanon pour y entrer, et bientôt selon l'expression du poëte, ils crurent être en paradis. Mais on éteint le feu à force de vinaigre. Le perroquet, qui faisait sentinelle, avertit les deux amans; ils se quittent, et ce n'est pas sans que la dame, mêlant de la morale à cette étrange immoralité, ne recommande au chevalier en se jetant à son cou et le baisant trois fois, de faire les plus belles actions pour l'amour d'elle. Sans vouloir comparer sans cesse un siècle à l'autre, on conviendra que dans celui-ci, du moins, les châteaux ne courent pas autant de risques, et qu'il en coûte moins cher aux maris.
On trouve dans une autre novelle 489 l'original d'un conte plaisant de Boccace, à moins que ce conte, n'ait comme tant d'autres, une origine orientale, et que Boccace et le Troubadour n'aient puisé dans une source commune. C'est celui auquel La Fontaine, en l'imitant, a donné pour titre trois qualités, dont la première procure à un mari le désagrément d'être battu, mais ne l'empêche pas d'être content. Il y a cette différence que ce sont ici des chevaliers et une grande dame, et que l'histoire est racontée par un jongleur au roi de Castille, Alphonse IX, au milieu de sa cour. Boccace et La Fontaine ont mieux aimé prendre leurs acteurs dans la condition commune, sans doute pour qu'on n'imaginât pas que la chose ne pût arriver que dans une classe qui fait exception.
Ces contes sont pour la plupart remplis de traits naïfs, agréables et quelquefois piquants; mais la prolixité les tue; tout y annonce l'enfance de l'art; tout y respire une licence qui ne blesse pas moins le goût que la morale, et ce que les auteurs savent le moins, c'est se borner et finir.
Il y a peut-être encore moins d'art dans leurs pastourelles. C'est presque toujours le poëte qui raconte lui-même que, se promenant seul dans une campagne fleurie, il a trouvé une jolie bergère qui gardait ses moutons, ou qui cueillait des fleurs en suivant son troupeau. Ce qu'il dit à la bergère et ce qu'elle lui répond est tout le sujet de la pièce. Une simplicité quelquefois assez fine en fait le mérite. Le dialogue procède de trois en trois vers, ou de deux en deux, ou vers par vers, comme celui de quelques Eglogues de Théocrite et de Virgile. L'entretien roule sur l'amour; quelquefois, le poëte se représente fort épris de la bergère, prêt à céder à la tentation, puis s'arrêtant tout à coup au souvenir de sa dame à qui il ne veut pas faire une infidélité 490; quelquefois aussi il succombe, et la bergère ne résiste qu'autant qu'il faut pour que la pastourelle ait une étendue raisonnable 491. Il faut savoir quelque gré aux Troubadours d'avoir entrevu ce genre aimable, sans connaître les modèles que l'antiquité nous a laissés, et de s'y être borné à des scènes galantes et naïves. Ni leurs idées ni la langue elle-même ne s'étendaient beaucoup plus loin.
Le sirvente, servantèse ou servantois était presque le seul genre qui roulât ordinairement sur d'autres sujets que la galanterie; il était historique ou satirique. Le poëte y célébrait, ou ses propres exploits, s'il était chevalier, ou les exploits des chevaliers qui l'admettaient à leur table, ou les traits de bravoure, de générosité, de vertu qu'il jugeait dignes de sa muse; ou bien il y reprenait, soit les vices en général, soit en particulier ceux des ennemis, des rivaux et même des grands dont il avait à se plaindre. Quelquefois, ce qui produisait des oppositions et des contrastes, la galanterie se mêlait à la satire, comme dans ce sirvente, dont chaque strophe commence par un trait satirique contre Henri II, roi d'Angleterre, à qui Louis-le-Jeune avait fait lever le siége de Toulouse, et finit par une apostrophe galante à la maîtresse de l'auteur 492.
«Quand la nature renaît, et que les rosiers sont en fleur, les méchants barons s'empressent d'aller à la chasse. Il me prend envie de faire contre eux un sirvente et de censurer aigrement ces ennemis de toute vertu et de tout honneur; mais amour répand la gaîté dans mon âme autant que les beaux jours de mai. Je conserverai ma joie malgré tant de sujets de tristesse». Il désigne ensuite le preux roi avec sa nombreuse cavalerie, qui se vante de l'emporter en gloire et en mérite; mais, dit-il, les Français n'en ont pas peur; et se tournant vers sa dame, il l'assure qu'il la redoute davantage, et qu'il a une bien autre crainte de ses rigueurs. «Je fais plus de cas, poursuit-il, d'un coursier sellé et armé, d'un écu, d'une lance et d'une guerre prochaine, que des airs hautains d'un prince qui consent à la paix en sacrifiant une partie de ses droits et de ses terres. Pour vous, beauté que j'adore, vous que j'aurai ou j'en mourrai, je m'estime plus heureux d'attaquer vos refus que d'être accepté par une autre. J'aime les archers quand ils lancent des pierres et renversent des murailles; j'aime l'armée qui s'assemble et se forme dans la plaine; je voudrais que le roi d'Angleterre se plût autant à combattre que je me plais, madame, à me retracer l'image de votre beauté et de votre jeunesse, etc.». Cela est original, il en faut convenir. Cela était inspiré par le moment, et n'avait de modèle ni parmi les Arabes, ni parmi les Anciens, dont ce bon Troubadour et ses confrères ne soupçonnaient pas même l'existence.
Une satire plus originale encore, ou, si l'on veut, plus bizarre, est celle-ci. Blacas est mort; c'était un baron riche, généreux, brave, et de plus très-bon Troubadour. Sordel 493, l'un des Italiens les plus célèbres qui se soient adonnés à la poésie provençale, fait son éloge funèbre; mais chaque trait de cet éloge est un trait de satire contre quelque prince. «Ce malheur est si grand, dit-il, qu'il n'y a d'autre ressource que de prendre le cœur de Blacas pour le donner à manger aux barons qui en manquent; dès lors ils en auront assez. Que l'empereur de Rome (Frédéric II) en mange le premier; il en a besoin s'il veut recouvrer sur les Milanais les pays qu'ils lui ont enlevés en dépit de ses Allemands.--Après lui en mangera le noble roi de France (Louis IX), pour reprendre la Castille qu'il perd par sa sottise; mais si sa mère le sait il n'en mangera point; car il craint en tout de lui déplaire.--Le roi d'Angleterre (Henri III) en doit manger un bon morceau. Il a peu de cœur; il en aura beaucoup alors, et reprendra les terres qu'il a honteusement laissé usurper.--Il faut que le roi de Castille (Ferdinand III) en mange pour deux; car il a deux royaumes, et n'est pas bon pour en gouverner un seul; mais s'il en mange, qu'il se cache de sa mère; elle lui donnerait des coups de bâton.--Je veux qu'après lui en mange le roi de Navarre (Thibault, comte de Champagne), qui, selon ce que j'entends dire, valait mieux comte que roi». Ainsi du reste.
Les sirventes, où la satire ne s'exerçait que sur les mœurs, ont l'avantage de nous apprendre des usages et des folies de ce temps qui se rapprochent souvent de ce que l'on voit dans le nôtre. Le trait suivant, par exemple, nous dit quelle espèce de fard les vieilles femmes mettaient alors
«Je ne peux souffrir le teint blanc et rouge que les vieilles se font avec l'onguent d'un œuf battu qu'elles s'appliquent sur le visage, et du blanc par-dessus, ce qui les fait paraître éclatantes depuis le front jusqu'au-dessous de l'aisselle 494». Ces derniers mots prouvent aussi que l'habillement des femmes n'était pas plus modeste alors qu'aujourd'hui, même quand un autre intérêt que celui de la modestie l'aurait exigé d'elles.
D'ailleurs on ne voit ici que du blanc, ce qui les aurait fait ressembler à des spectres; mais elles mettaient aussi beaucoup de rouge, comme une autre satire nous l'atteste. Elle est d'un certain moine de Montaudon, poëte satirique par excellence, qui n'épargnait personne dans ses sirventes, ni les femmes, ni les moines, ni même les Troubadours 495. Le tour qu'il prend est vif et ingénieux. Les dames et les moines paraissent devant Dieu, se disputent entre eux et plaident en forme. «Tout est perdu, disent les moines; mesdames, vous nous faites grand tort en nous enlevant les peintures. C'est un péché de vous peindre si fort et de vous déguiser de la sorte; car jamais l'usage de la peinture ne fut inventé que pour nous, et vous vous rougissez tellement que vous effacez les images qu'on suspend dans nos chapelles.--Les dames répondent: La peinture nous a été donnée bien avant qu'on inventât les ex voto pour les moines grands et petits. Je ne vous ôte rien, dit une dame, en peignant les rides qui sont au-dessous de mes yeux, et en les effaçant de manière à pouvoir traiter encore avec hauteur ceux qui s'affolent de moi.
Dieu dit aux moines: Si vous le trouvez bon, je donne vingt ans pour se peindre aux femmes qui en ont plus de vingt-cinq; soyez plus généreux que moi, donnez-leur en trente.--Nous n'en ferons rien, répondent les moines, nous leur en donnerons dix par complaisance pour vous; mais sachez qu'après ce temps nous voulons être sûrs qu'elles nous laisseront en paix. Alors vinrent Saint-Pierre et Saint-Laurent, qui firent une bonne et ferme paix entre les parties, l'un et l'autre ayant juré de la maintenir. Ils retranchèrent cinq ans des vingt, et en ajoutèrent cinq aux dix. Ainsi fut vidé le procès, et les parties demeurèrent d'accord.
Mais le poëte s'écrie que le serment est violé, que les femmes se mettent tant de blanc et de vermillon sur le visage, que jamais on n'en vit plus aux ex voto. Il nomme une quantité de drogues dont elles se servent, la plupart inconnues aujourd'hui. «Elles mêlent, dit-il, avec du vif-argent du cafera, du tifrigon, de l'angelot, du berruis, et s'en peignent sans mesure. Elles mêlent avec du lait de jument, des fèves, nourriture des anciens moines et la seule chose qu'ils demandent, par droit ou par charité, de sorte qu'il ne leur en reste plus rien 496. Elles ont encore fait pis que tout cela; elles ont amassé provision de safran, et l'ont fait tellement enchérir qu'on s'en plaint outre-mer: mieux vaudrait-il qu'on le mangeât en ragoûts et en sauces que de le perdre ainsi. Il conviendrait du moins qu'elles prissent les étendards et les armes des croisés pour aller chercher outre-mer le safran qu'elles ont tant d'envie d'avoir». On voit par là que l'on tirait le safran de l'Orient, qu'on s'en servait pour la cuisine, et, ce qu'il est assez difficile de concevoir, qu'il entrait, même en très-grande quantité, dans la toilette des dames, avec le blanc, le rouge et encore d'autres couleurs 497.
Le même poëte prend un tour à peu près semblable, et qui n'est pas moins vif, pour se venger apparemment de mauvaises réceptions qui lui avaient été faites dans quelques provinces, et montrer sa satisfaction du bon accueil qu'il avait reçu dans d'autres. Il était monté au ciel pour parler à Saint-Michel, qui l'avait mandé; il entendit Saint-Julien qui se plaignait à Dieu d'avoir été dépouillé de son fief et de tous ses droits. Autrefois quiconque voulait avoir bon gîte lui adressait le matin sa prière; mais avec les méchants seigneurs qui vivent à présent il ne reçoit plus de prière ni le matin ni le soir. Ils refusent l'hospitalité à tout le monde, ou laissent partir à jeûn le matin ceux à qui ils donnent à coucher; il est pourtant encore assez content des Toulousains, des Carcassonnois, des Albigeois; il n'a ni à se plaindre ni à se louer de quelques autres; enfin Saint-Julien, patron de l'hospitalité, distribue la louange ou le blâme selon que le poëte a été bien ou mal reçu.
Folquet de Lunel 498, poëte très-dévot, fait, au nom du Père glorieux qui forma l'homme à son image, une satire générale des mœurs de tous les états, depuis l'empereur jusqu'aux aubergistes de village. «L'empereur, dit-il, exerce des injustices contre les rois, les rois contre les comtes; les comtes dépouillent les barons, ceux-ci leurs vassaux et leurs paysans. Les laboureurs, les bergers font à leur tour d'autres injustices. Les gens de journée ne gagnent point l'argent qu'ils exigent. Les médecins tuent au lieu de guérir, et ne s'en font pas moins payer. Les marchands, les artisans sont menteurs et voleurs, etc.».
Dans une autre satire ou sirvente satirique, Marcabres 499 s'en prend aux seigneurs, aux barons, à leurs femmes, aux Troubadours, à tout le monde, à qui il reproche une horrible corruption de mœurs. On y trouve cette image gigantesque, mais singulière. «Le monde est couvert d'un gros arbre touffu qui s'est étendu si prodigieusement qu'il embrasse tout l'Univers. Il a jeté de si profondes racines qu'il est impossible de l'abattre. Cet arbre est la méchanceté. Pour peu qu'on y touche ceux qui devraient protéger la vertu jettent les hauts cris. Comtes, rois, amiraux, princes, sont pendus à cet arbre par le lien de l'avarice, si fort qu'on ne saurait les détacher».
Le clergé était alors dans toute sa puissance, et il en abusait. Les Troubadours ne l'épargnaient pas; quelques uns même lui prodiguaient des injures violentes et grossières. «Ah! faux clergé, lui dit Bertrand Carbonel 500, traître, menteur, parjure, voleur, débauché, mécréant, tu commets chaque jour tant de désordres publics que le monde est dans le trouble et la confusion. Saint-Pierre n'eut jamais rentes, châteaux ni domaines; jamais il ne prononça d'excommunications ou d'interdits. Vous ne faites pas de même, vous qui pour l'or excommuniez sans raison, etc. Que le Saint-Esprit qui prit chair humaine écoute mes vœux, dit Guillaume Figuiera 501, et qu'il te brise le bec, Rome; je ne puis comprendre combien tu es fourbe envers nous et envers les Grecs. Rome, tu traînes avec toi les aveugles dans le précipice; tu franchis les bornes que Dieu t'a données, car tu absous les péchés à prix d'argent, et tu te charges d'un fardeau plus fort qu'il ne t'appartient....... Dieu te confonde, Rome....! Rome de mauvaises mœurs et de mauvaise foi, etc.».
Note 501: (retour) Millot, ibid., p. 448. Je rectifie sa traduction, qui n'est nullement conforme au texte; il en a fallu faire autant de plusieurs autres passages.Lo Sain Esperitz
Que receup cara humana
Entenda mos precs
E fraigna tos becs,
Roma; no'm entrecs
Com' es falsa e trafana
Vas nos e va'ls Grecs.
Pierre Cardinal, l'un des censeurs les plus âpres de mœurs de son siècle 502, n'a pas épargné les prêtres et les moines dans ses satires. «Indulgences, pardons, Dieu et le diable, ils mettent, dit-il, tout en usage. À ceux-là, ils accordent le paradis par leurs pardons; ils envoyent ceux-ci en enfer par leurs excommunications; ils portent des coups qu'on ne peut pas parer, et nul ne sait si bien forger des tromperies qu'ils ne le trompent encore mieux». Et plus loin: «Il n'est point de vautour qui évente de si loin une charogne que les gens d'église et les prédicateurs sentent un homme riche. Aussitôt ils en font leur ami; et quand il lui survient une maladie, ils lui font faire une donation qui dépouille ses parents.... Vous les voyez sortir tête levée des mauvais lieux pour aller à l'autel. Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers avaient coutume de gouverner les états; les clercs ont usurpé sur eux cette autorité, soit à force ouverte, soit par leur hypocrisie et leurs prédications, etc.».
Mais ce n'était pas seulement sur le clergé que la liberté des Troubadours s'exerçait; elle n'épargnait pas les objets les plus sacrés; et dans ce siècle où la religion avait tant d'empire sur les opinions et si peu sur les mœurs, où elle armait les croyants contre les incrédules, et même contre les croyants quand l'intérêt temporel de ses chefs le voulait ainsi, elle n'était guère plus respectée des poëtes dans leurs vers, que des moines dans leur conduite. C'était pour eux, même dans leurs poésies amoureuses, un sujet de figures, d'apostrophes ou de comparaisons comme les autres, et dont ils usaient tout aussi librement.
L'un compare un baiser de sa dame 503 aux plus douces joies du Paradis; l'autre abandonnerait sans façon sa part de ce lieu de délices pour les faveurs de la sienne; un troisième 504, si Dieu le laisse jouir de son amour, croira que le Paradis est privé de liesse et de joie; un autre, quand il est auprès de sa maîtresse, fait le signe de la croix, tant il est émerveillé de la voir 505; un autre encore assure que, s'il obtient le bonheur qu'il désire, il éprouvera ce que dit la Bible, qu'en bonne aventure un jour vaut bien cent, allusion très-profane à des paroles du psalmiste 506; un autre enfin se croit en amour l'égal des grands et des rois: ces vaines distinctions de rang disparaissent, dit-il, devant Dieu, qui ne juge que les cœurs; puis s'adressant à sa dame: «O parfaite image de la Divinité, que n'imitez-vous votre modèle 507»! Plusieurs, lorsqu'ils sont guéris de leur passion pour une femme mariée, ne croient pouvoir la quitter qu'en se faisant délier de leurs serments par un prêtre, et le prêtre vient très-sérieusement les dispenser de l'adultère 508; d'autres, maltraités par leur dame, font dire des messes, brûler des cierges et des lampes pour se la rendre favorable 509.
Note 509: (retour) Arnaud Daniel, dans Millot, t. II, p. 485. Dans Nostradamus, cela est plus fort, il entend mille messes par jour, priant Dieu de pouvoir acquérir la grâce de sa dame; p. 42. Dans le texte provençal, six messes selon quelques manuscrits, et mille messes selon d'autres.Sis { {messas naug en perferi Mill { En art lum de ser e d'oli Che Dieus me don bon afert.
Dans des sujets plus graves, l'un 510, regrettant un Troubadour 511 que la mort vient d'enlever, dit que Dieu l'a pris pour son usage. Si la Vierge aime les gens courtois, ajoute-t-il, qu'elle prenne celui-là. L'autre 512, ayant perdu sa maîtresse, dit qu'il ne prie pas Dieu de la recevoir dans son Paradis; sans elle, le Paradis lui paraîtrait mal meublé de courtoisie. Raimond de Castelnau, dans une satire dirigée principalement contre les moines, dit que «si Dieu sauve, pour bien manger et avoir des femmes, les moines noirs, les moines blancs, les templiers, les hospitaliers et les chanoines auront le Paradis, et que S. Pierre et S. Paul sont bien dupes d'avoir tant souffert de tourments pour un Paradis qui coûte si peu aux autres 513». Dans une pièce dévote consacrée à la Vierge, Peyre, ou Pierre de Corbian, affirme que tous les chrétiens savent et croient ce que l'ange lui dit quand elle reçut par l'oreille Dieu qu'elle enfanta vierge 514. Il compare la merveille de son enfantement à l'action du soleil, dont la lumière traverse le verre sans le corrompre, comparaison qui a été répétée par d'autres poëtes, et même, je crois, par des docteurs. Peyre Cardinal tient un plaidoyer tout prêt pour le jour du jugement, en cas que Dieu veuille le damner 515. Il dira à Dieu que Dieu a grand tort de perdre ce qu'il peut gagner, et de ne pas remplir son Paradis autant qu'il peut; à saint Pierre, qui en est le portier, que la porte d'une cour doit être ouverte à tout le monde. Il prouvera enfin à Dieu, par de bons arguments, qu'il ne doit pas le damner pour des péchés qu'il n'eût pas commis s'il n'avait pas été au monde; mais il prie la sainte Vierge d'obtenir qu'il ne soit pas obligé d'en venir là avec son fils.
Note 513: (retour) Boniface Calvo, p. 77. Le texte provençal dit;Si monge nier vol Dieu que si an sal
Per pro maniar ni per femnas tenir,
Ni monge blanc per boulas amentir,
Ni per erguelh temple ni l'ospital,
Ni canonge per prestar a renieu,
Ben tenc per folh sanh Peyre, sanh Andrieu
Que sofriro per Dieu aital turmen,
S'aiquest s'en uen aissi a salvamen.
Un Troubadour qui servait dans une croisade 516, mécontent du tour que les affaires y avaient pris, s'écrie: «Seigneur Dieu, si vous m'en croyiez, vous prendriez bien garde à qui vous donneriez les empires, les royaumes, les châteaux et les tours». Un autre 517, désespéré de la mort du bon roi saint Louis, si ardent à servir Dieu, maudit les croisades et le clergé, promoteur de la guerre sainte; il maudit Dieu lui-même qui pouvait le rendre heureux; il voudrait que les chrétiens se fissent mahométans, puisque Dieu est pour les infidèles. Dans une tenson de Peguilain, il propose à Elias, son interlocuteur, cette question à résoudre. Sa dame lui a permis de passer une nuit avec elle, mais sous promesse de ne faire que ce qu'elle voudra; il se croit obligé d'être fidèle à son serment. J'aimerais mieux le rompre, répond Elias; j'en serais quitte pour aller chercher des pardons en Syrie 518; trait de lumière sur l'efficacité morale des pélerinages à la Terre-Sainte, des indulgences, des pardons et de toutes les superstitions de cette espèce. Dans une autre tenson entre Granet et Bertrand 519, deux Troubadours peu célèbres, Granet exhorte Bertrand à renoncer à l'amour et à travailler au salut de son âme en passant outre-mer, où l'antechrist est sur le point de détruire ceux qui y sont allés pour convertir les infidèles. Bertrand répond qu'il est fort aise du succès de l'antechrist; qu'il est prêt à croire en lui, dans l'espérance qu'il fléchira en sa faveur le cœur de sa maîtresse. Granet lui reproche l'indigne voie par laquelle il veut parvenir à son but. Ce bien, lui dit-il, serait payé trop cher par votre damnation. Tout est légitime pour sauver ma vie, répond Bertrand; je meurs pour la plus aimable des femmes, et ayant perdu l'esprit, si je pèche en me jetant dans les bras de l'antechrist, Dieu doit me le pardonner 520».
Cette folie des croisades d'outre-mer fut souvent l'objet de leurs chants, et la croisade barbare contre les malheureux Albigeois, dont ils voyoient sous leurs yeux les horreurs, fut celui de leurs satires. Ils ne ménagent ni les guerriers qui massacraient des populations entières par ordre d'un pontife, ni les inquisiteurs qui livraient aux bûchers ce que le fer avait épargné, ni les moines, ni le clergé leurs complices, ni les papes moteurs intéressés et politiques de ce carnage religieux. La liberté de leurs expressions passe tout ce qu'on s'est permis dans des siècles à qui l'on fait un grand reproche de n'avoir pas respecté des superstitions sanguinaires. Mais ces horreurs eurent aussi parmi eux des apologistes. Il se trouva des Troubadours qui ne rougirent point de les chanter. Folquet de Marseille fit plus 521, il ne chanta point la croisade; il la suscita, la soutint, en attisa en quelque sorte les bûchers et les fureurs. Folquet avait dans sa jeunesse aimé, rimé, mené une vie errante et adonnée au plaisir, comme les Troubadours ses confrères. Sa tête ardente avait passé subitement à d'autres extrémités. Devenu moine de Citeaux, bientôt abbé, et peu de temps après évêque de Toulouse dès qu'il vit la persécution et la proscription s'élever contre les Albigeois et contre le comte de Toulouse, il se joignit aux persécuteurs. Il servit de son influence, de ses conseils, de ses prédications violentes les croisés et leur chef, le trop fameux comte de Montfort. Après avoir vaincu par les armes du fanatisme le comte son seigneur, dans Toulouse même, capitale de ses états, il alla présenter au pape le fondateur des Dominicains et de l'Inquisition, qu'il établit solidement dans son diocèse, et qui y a régné si long-temps. Perdigon, simple Troubadour, élevé par son talent à la dignité de chevalier et à la fortune 522, le déshonora par la part qu'il prit aux intrigues et aux violences de Folquet. Il chanta même la défaite et la mort du roi d'Arragon son bienfaiteur, défenseur du comte Raimond, à la bataille de Muret 523. Vers la fin du même siècle, lorsque les bûchers étaient éteints, l'imagination d'un comte de Foix 524 les rallumait encore, et en menaçait tous ceux qui se renommeraient de l'Arragon. «Leurs cendres, disait-il, seront jetées au vent, leurs âmes envoyées en enfer».
Mais rien dans tout cela n'est aussi fort et ne peint aussi bien les fureurs de l'inquisition que ce qu'un naïf inquisiteur fit lui-même, ne croyant sans doute laisser qu'un monument des victoires de sa dialectique et des triomphes de la foi. C'est un dominicain nommé Izarn 525, l'un des suppôts les plus actifs de ce tribunal exécrable, et chez qui l'on voit avec regret la lyre d'un Troubadour dans les mains d'un brûleur d'hommes. La pièce qu'il nous a laissée est un monument précieux 526; c'est une controverse entre lui et un théologien albigeois; elle n'a pas moins de huit cents vers alexandrins. Il lui prouve d'abord très-sérieusement par des passages latins de la Bible que ce n'est point le diable, mais Dieu qui a créé l'homme; ensuite il le plaisante à sa manière sur les assemblées de ses prosélytes et sur la façon dont ils se communiquaient le saint-esprit; puis il reprend ses argumentations, et pour leur donner plus de force il ajoute en propres mots: «Si tu refuses de me croire, voilà le feu qui brûle tes compagnons tout prêt à te consumer 527». Après de nouveaux efforts de dialectique, il lui dit encore: «Ou tu seras jeté dans le feu, ou tu te rangeras de notre côté, nous qui avons la foi pure avec ses sept échelons appelés sacrements». De l'explication des dogmes il passe à la défense du mariage, et supposant que son antagoniste n'est pas sur ce point de l'avis de Dieu et de Saint-Paul: «On apprête le feu, dit-il, et la poix et les tourments où tu dois passer 528..... Avant que je te donne ton congé, dit-il encore, et que je te laisse entrer dans le feu 529, je veux disputer avec toi sur la résurrection au jugement dernier. Tu n'y crois pas; cependant rien n'est plus certain». Et c'est en effet avec le ton de la certitude qu'il lui donne pour preuve ce que les incrédules présentent comme objection. «Si la tête d'un homme était outre-mer, un de ses pieds à Alexandrie, l'autre au mont Calvaire, une main en France et l'autre à Haut-Vilar 530, que le corps fût en Espagne, où on l'eût fait porter, qu'il fût brûlé et mis en cendres, et qu'on pût le jeter au vent, il faut qu'au jour du jugement tout se rassemble et reprenne la forme qu'il avait au baptême; la preuve en est dans le livre de Job, etc.». Il ne cesse de lui répéter le plus fort de ses arguments, celui du feu. «Hérétique, lui dit-il, avant que le feu te saisisse et que tu sentes la flamme, puisque notre croyance est meilleure que la tienne, je voudrais bien que tu me dises pour quelle raison tu nies notre baptême 531....» Enfin, pour péroraison, avant que le pauvre hérétique réponde, il lui montre le feu qui s'allume 532 «Ecoute, ajoute-t-il le cor va déjà par la ville, le peuple s'assemble pour voir la justice qui va se faire et comment tu vas être brûlé». Ce ne sont plus ici des forfaits imputés à l'inquisition naissante que l'on ose nier et dont on essaie de la défendre, c'est l'inquisition elle-même qui nous apparaît en personne, qui proclame, en chantant, ses triomphes, et qui prononce, avec le sourire du tigre, ses épouvantables arrêts.
Note 526: (retour) Ce poëme est à la Bibliothèque impériale, dans un manuscrit provençal du fond de d'Urfé; il est intitulé: Aiso fon las novas del Heretic. En voici les premiers vers:Diguas me tu heretic, parl'ap me un petit,
Que tu non parlaras gaire que iat sia grazit,
Si per forsa n'ot ve, segon c'avenz auzit.
Segon lo mieu veiaire ben as Dieu escarnit
Tan fe e ton baptisme renegat e guerpit
Car crezes que Diables t'a format e bastit
E tan mal a obrat e tan mal a ordit
Pot dar salvatios falsamen as mentit.
Veramen fetz Dieu home et el l'a establit
E'l formet de sas mas aisi com es escrit:
Manus tuœ fecerunt me et plasmaverunt me.
Note 529: (retour)Ans que ti don comiat nit' lais el foc intrar
De resurrectio vuelh ab tu disputar......
.........................................
Si la testa de l'hom era lai otramar.
L'us pos en Alissandria, l'autr'eg Monti-Calvar,
La una ma en Fransa, l'autra en Autvilar,
El cors fos en Espanha que si fos fag portar,
Que fos ars e fos cenres c'om to poques ventar
Lo dia del judizi coven apparelhar
En eissa quela forma que fon al bateiar.
En la sant escriptura o podes a trobar:
Job, etc.
Note 530: (retour) Millot, qui ne fait ici, comme à son ordinaire, que copier la traduction de Sainte-Palaye, traduction que l'on est souvent obligé de rectifier quand on la rapproche du texte, met après ce mot Haut-Vilar (lieu inconnu); et en effet il serait difficile de deviner ce que veut dire ce Aut-Vilar, opposé à la France: mais on peut très-bien se passer de le savoir.
À ne considérer les Troubadours que sous le point de vue littéraire, et plus particulièrement sous celui qui nous a conduits à parler d'eux, on voit dans leurs poésies des traces de l'imitation des poésies arabes et le modèle des premières formes qu'eut en naissant la poésie moderne. Un grand nombre de chansons et de sirventes commencent par des descriptions du printemps ou des comparaisons tirées des fleurs, de la verdure, du chant des oiseaux, du cours des ruisseaux, de la fraîcheur des fontaines. Tout cela est oriental, ainsi que l'emploi assez fréquent du rossignol dans des descriptions poétiques ou dans des messages d'amour. C'est aussi dans leurs chansons que se trouvent pour la première fois ces recherches de pensées et d'images galantes inconnues aux poëtes anciens. C'est là qu'on entend un amant dire, en parlant des yeux de sa dame: «Un doux regard qu'ils me lancèrent à la dérobée fraya le chemin à l'amour pour passer à travers mes yeux au fond de mon cœur». C'est là qu'un autre amant dit que ses yeux ont vaincu son cœur, et que son cœur l'a vaincu lui-même 533; que ses yeux en meurent, et que lui et son cœur en meurent aussi; car ses yeux le font mourir de tristesse, d'envie et de souffrance; ils meurent eux-mêmes de douleur et son cœur de désir 534 qu'un autre enfin assure que la main de sa dame, qu'il vit quand elle ôta son gant, lui enleva le cœur, et que ce gant a rompu la serrure dont il avait fermé son cœur contre l'amour 535.
Note 534: (retour) Millot s'en est tenu à la première phrase, et a dissimulé le reste; le manuscrit provençal porte littéralement:Gent an sauput mey huelh uenser mon cor
E'l cor a uensut me.
..........................................
Moron miey huelh, el ieu e'l cor en mor.
..........................................
Que'm fan mos huelhs qu'aissy'm uolon aucire
De pessamen, d'enuey e de cossir,
E'ls huelhs de dol e mon cor de dezir.
Ailleurs, il s'élève une dispute entre le cœur d'un poëte et sa raison au sujet des plaintes que font les amants contre les dames, et chacun défend sa cause avec toutes les ressources de l'esprit. L'amour qui fait veiller en dormant, qui peut brûler dans l'eau, noyer dans le feu, lier sans chaîne, blesser sans faire de plaie; tout cela est littéralement dans des chansons de Troubadours 536. Quand nous retrouverons par la suite ces sortes de subtilités dans les meilleurs poëtes italiens, nous n'aurons donc pas de peine à en reconnaître la source. Elle découle originairement de la poésie des Arabes, qui en est remplie. Les Provençaux en les prenant pour modèles n'avaient ni le goût formé ni les exemples d'un meilleur style qui auraient pu les en garantir, et quand ils portèrent cette contagion en Italie, rien ne pouvait non plus y en arrêter les progrès.
CHAPITRE VI.
État des Lettres en Italie au treizième siècle; commencement de la Poésie italienne; Poëtes siciliens; L'empereur Frédéric II; Pierre des Vignes; Nouveaux troubles en Italie après la mort de Frédéric; Écoles et Universités; Grammairiens; Historiens; Poésie latine; Poëtes siciliens depuis Frédéric; Poëtes italiens avant le Dante.
Nous avons vu quel fut, chez les Arabes ou Sarrazins, le sort des sciences et des lettres. Nous avons aperçu dans les communications immédiates de ces conquérants de l'Espagne avec les provinces méridionales de la France, la cause, sinon absolue, du moins occasionnelle et puissamment déterminante de l'amour des Provençaux pour la poésie, l'origine d'une partie de leurs fictions romanesques, de leurs formes poétiques et des défauts brillants de leur style; nous avons ensuite vu les Troubadours se répandre avec leur nouvel art dans les petites cours féodales de la France, de l'Espagne et de l'Italie, exciter l'admiration, chanter l'amour, inspirer la joie, devenir l'âme des plaisirs et des fêtes, et recueillir pour récompense des honneurs, des présents, la faveur des souverains, et, ce qui était souvent d'un plus grand prix à leurs yeux, les faveurs des belles. Leur fréquentation dans les cours de la Lombardie au douzième siècle est certaine; leurs succès et l'estime que l'on y fit d'eux ne le sont pas moins; le soin qu'on y prit d'apprendre le provençal pour les mieux entendre et l'empressement qu'avaient un assez grand nombre d'Italiens qui se sentaient le génie poétique, mais à qui il manquait une langue, de faire des vers provençaux et de se mettre eux-mêmes au rang des Troubadours, en sont des preuves incontestables. Sans cela, Calvi de Gênes, Giorgi de Venise, Percival Doria, dont le nom dit assez la patrie, le fameux Sordel et plusieurs autres ne grossiraient pas leur liste. Quand la langue italienne naquit et qu'elle put subir le joug de la mesure et de la rime, il n'est pas douteux encore que l'exemple des Troubadours ne servît de règle et d'objet d'émulation partout où l'on avait pu entendre ou lire leurs productions. Les deux langues furent quelque temps rivales, et parurent se disputer l'empire 537; mais l'italien resta bientôt maître du champ de bataille, et le provençal disparut avec la gloire passagère des Troubadours.
Ce ne fut cependant pas en Lombardie que se firent entendre les premiers essais de poésie en langue italienne; il est vrai du moins que ce n'est pas de ceux qui purent y paraître que se sont conservés les plus anciens fragments connus. C'est en Sicile qu'ils reçurent la naissance; c'est dans ce pays, successivement occupé par les Grecs, par les Sarrazins, par les Normands, visité par les Provençaux, et où régnait alors l'empereur d'Allemagne Frédéric II, que la lyre italienne bégaya ses premiers accords; et une circonstance qui ajoute à la gloire poétique de cet empereur, c'est qu'il fut en quelque sorte le premier à donner le tort et l'exemple. Les recueils d'anciennes poésies contiennent bien quelques morceaux qui peuvent être antérieurs de peu de temps à ce qui nous reste de Frédéric. On cite surtout une chanson d'un certain Ciullo d'Alcamo, sicilien; mais on ne sait rien de ce Ciullo, sinon qu'il vivait à la fin du douzième siècle, et sa chanson, qui est en strophes de cinq vers d'une construction bizarre, écrite dans un jargon plus sicilien qu'italien, mérite à peine d'être comptée 538. L'honneur de la priorité reste donc à Frédéric II. On sentira mieux le mérite qu'il eut à s'occuper des lettres, si l'on se rappelle les principales circonstances de sa vie et l'agitation où furent pendant son règne et l'Italie et ses autres états.
Note 538: (retour) Cette chanson, telle que la rapporte l'Allacci, Poeti Antichi, p. 408 et suiv., est composée de trente-deux strophes, qui paraissent en effet de cinq vers; mais alors il faut que les trois premiers soient de quinze syllabes. On a eu beau les comparer aux vers politiques des Grecs, ou à nos vers alexandrins, ils ne ressemblent réellement ni aux uns ni aux autres, ni à aucune espèce de vers connus. En voici la première strophe:Rosa fresca aulentissima capari in ver l'estate
Le Donne te desiano pulcelle e maritate
Traheme deste focora se teste a bolontate
Per te non aio abento nocte e dia
Pensando pur di voi Madonna mia.Il est aisé de voir que chacun des trois premiers vers doit se diviser en deux, dont le premier est un vers de huit syllabes, de ceux qu'on appelle sdruccioli, et le second un vers de sept syllabes. L'usage d'écrire de suite, non seulement deux vers, mais tous les vers d'une strophe, est commun dans les anciens manuscrits italiens et provençaux; c'est donc ainsi que ces premiers vers doivent être écrits:
Rosa fresca aulentissima
Capari in ver l'estate
Le donne te desiano
Pulcelle e maritate
Traheme deste focora
Se teste a bolontate
Per te non aio, etc.La strophe est ainsi de huit vers; la forme en est toute provençale, entremêlée de vers de différentes mesures et de vers rimés et non rimés. Cette chanson, écrite comme elle doit l'être, est une preuve de plus de l'influence de la poésie provençale sur les premiers essais de poésie italienne. (Voy. Crescimbeni, Ist. della volgar Poes., t. III, p. 7.)
Frédéric Barberousse avait laissé pour héritier son fils Henri VI, marié avec l'héritière du royaume de Sicile, et qui devint, par l'extinction des derniers restes de la race normande, le maître de ce royaume. Lorsque Henri mourut, lorsque sa femme Constance le suivit un an après, Frédéric leur fils était encore enfant. Une combinaison singulière de circonstances avait engagé sa mère à lui donner en mourant pour tuteur Innocent III, et fit croître à l'ombre du trône pontifical le futur successeur de tant de souverains, ennemis en quelque sorte naturels des papes, et destiné à l'être lui-même plus qu'aucun d'eux. Deux noms rivaux étaient nés en Allemagne des divisions de l'Empire, et contribuaient à perpétuer ces divisions 539. Un fief ou château de Conrad le Salique, appelé Gheibeling ou Waibling, et situé dans le diocèse d'Augsbourg, avait transmis à la famille de cet empereur le nom de Gheibelings ou Gibelins. L'ancienne famille des Guelfes ou Welf, qui possédait alors la Bavière, ayant eu plusieurs démêlés avec les empereurs descendants de Conrad, ce nom de Guelfe était devenu celui d'un parti d'opposition dans l'Empire. Plusieurs empereurs de la maison Gheibeling avaient fait la guerre aux chefs de l'église; les Guelfes leurs antagonistes avaient pris la défense des papes, et dès-lors les noms de Gibelins et de Guelfes s'étaient étendus dans l'Empire et dans l'Italie, le premier aux ennemis du St.-Siège, et le second à ses partisans.
Lorsqu'après un interrègne de dix ans, Othon, chef du parti Guelfe en Allemagne, obtint l'Empire sans qu'il eût été même question de Frédéric, nommé cependant roi des Romains du vivant de son père, Othon IV, devenu Gibelin en devenant empereur, vit le pape lui opposer le jeune Frédéric, dernier rejeton du sang des Gibelins, et Guelfe par sa position, en attendant qu'il devînt Gibelin à son tour par son élévation à l'Empire. Innocent traita Othon d'usurpateur, dès qu'Othon voulut s'opposer aux usurpations du St.-Siège. Il prétexta contre lui les intérêts de son pupille, à qui il donna pour appui les rois d'Arragon et de France, afin de les donner à Othon pour ennemis. Mais il mourut avant d'avoir pu abattre l'un par l'autre. Le règne de ce pontife ambitieux est marqué par l'accroissement du pouvoir des papes, quoique ce pouvoir ne s'élevât point encore jusqu'à la souveraineté de Rome; il l'est aussi par cette fatale croisade qui ruina l'Empire grec et en prépara la destruction totale, et par cette autre croisade non moins funeste et plus horrible dont le midi de la France fut le théâtre, dont des milliers de chrétiens furent les victimes pour quelques différences d'opinion 540, et dans laquelle le fer et le feu des combats eurent pour auxiliaire le feu nouvellement allumé des bûchers de l'inquisition.
Note 540: (retour) On accusait les malheureux Albigeois d'avoir adopté l'hérésie des Pauliciens, qui tenait du manichéisme ou de la doctrine des deux principes. Leurs partisans nient qu'ils l'eussent adoptée; les partisans des Pauliciens nient même qu'ils professassent cette doctrine; mais ce n'est pas là la question. La question est de savoir si cette opinion des deux principes, ou toute autre de même nature, peut légitimer les exécrables barbaries qu'exercèrent sur les Albigeois des gens qui prétendaient croire en Dieu, mais bien dignes de ne croire qu'au diable.
Son successeur Honorius III ne voulut, même après la mort d'Othon, couronner Frédéric empereur qu'après avoir exigé de lui le vœu d'aller à la tête d'une nouvelle croisade reconquérir la Palestine; mais Frédéric, alors âgé de vingt-six ans 541, et père d'un fils qui en avait dix 542, voyant que l'Allemagne avait besoin de sa présence, et dans quelle anarchie étaient ses états de Sicile et de Naples, se montra peu empressé d'accomplir ce vœu. On lui attribue même des vues plus grandes et plus solides. Il avait, dit-on, conçu le projet de réunir dans un seul état l'Italie entière 543, projet qui occupa dans tous les temps ceux qui s'intéressèrent véritablement à la prospérité de ce beau pays, mais auquel l'intérêt particulier des papes s'opposa toujours. Sommé plusieurs fois de tenir sa parole, et devenu même, par son second mariage 544, héritier éventuel du royaume de Jérusalem, dont les Sarrazins étaient les maîtres, il se dispose enfin à partir avec une armée 545; mais une épidémie se déclare parmi ses troupes; il en est atteint lui-même; il remet son entreprise à l'année suivante. Grégoire IX, plus impatient encore qu'Honorius de voir l'empereur quitter l'Italie, l'excommunie pour ce délai. Frédéric part 546: Grégoire l'excommunie de nouveau, et qui pis est, fait prêcher contre lui, dans ses états de Naples, une croisade. Frédéric réussit dans la sienne à Jérusalem mieux qu'on ne le voulait à Rome. Il revient enfin, après des difficultés, des désagréments sans nombre et des périls personnels où son excommunication l'avait jeté 547. Il en éprouve de nouveaux en Italie, et se voit forcé de se battre avec ses croisés contre les croisés du pape. Le pontife vaincu 548 a recours aux armes de sa profession. Il l'accuse d'hérésie dans des lettres pastorales. Il fait plus: il soulève contre lui une nouvelle ligue lombarde qu'il soutient pendant près de dix ans par ses exhortations et par ses intrigues.
Note 547: (retour) La position où le mit l'obstination du pape à le poursuivre comme excommunié jusque dans Jérusalem même, est si singulière, que le bon Muratori, en rapportant dans ses Annales ces faits étranges, ne peut s'empêcher de dire: Non potrà di meno di non istrignersi nelle spalle, chi legge si futte vicende. Ann. 1229.
Le pontife qui le remplace après la courte apparition de Célestin IV sur le trône papal 549, Innocent IV va plus loin, et dépose formellement Frédéric à Lyon en plein concile 550. Il déclare l'Empire vacant, et fait élire successivement à sa place deux prétendus empereurs. Frédéric dans ses états d'Italie tient tête en homme de courage; mais sa vie est troublée jusqu'à la fin, et si l'on en croit même quelques auteurs, elle est abrégée par un parricide 551.
Les historiens d'Italie 552, quoique prévenus contre lui à cause de ses querelles avec Rome, conviennent de ses grandes qualités, de ses talents et de l'étendue de ses connaissances. Il savait, outre la langue italienne, telle qu'elle était alors, le latin, le français, l'allemand, le grec et l'arabe. La philosophie, du moins celle de son temps, lui était familière, et il en encouragea l'étude dans toute l'étendue de ses états. Avant lui, la Sicile était privée de tout établissement littéraire; il y fonda des écoles, et appela du continent des savants et des gens de lettres; il créa l'université de Naples, qui devint presque dès sa naissance la rivale de la célèbre université de Bologne. Il redonna un nouvel éclat à l'école de Salerne, qui languissait, et pourvut par des lois utiles aux abus qui s'étaient introduits dans la médecine. Il fit traduire du grec et de l'arabe plusieurs livres intéressants pour cette science, qui n'avaient point encore été traduits: il en fit autant de quelques ouvrages d'Aristote, dont il ordonna l'étude dans ses états de Naples, et même dans les universités de Lombardie. Sa cour, dit un ancien auteur 553, était le rendez-vous des poëtes, des joueurs d'instruments, des orateurs, des hommes distingués dans tous les arts. Il établit à Palerme une académie poétique, et se fit un honneur d'y être admis avec ses deux fils, Enzo et Mainfroy, qui cultivaient aussi la poésie. Une des études favorites de Frédéric était celle de l'histoire naturelle; on retrouve une partie des connaissances qu'il y avait acquises dans un traité qu'il nous a laissé de la chasse à l'oiseau 554. Il n'y traite pas seulement des oiseaux dressés à la chasse, mais de toutes les espèces en général; des oiseaux d'eau, de ceux de terre, de ceux qu'il appelle moyens, et des oiseaux de passage. Il parle de la nourriture de ces différentes espèces, et de ce qu'elles font pour se la procurer. Il décrit les parties de leurs corps, leur plumage, le mécanisme de leurs ailes, leurs moyens de défense et d'attaque. Ce n'est que dans le second livre qu'il en vient aux oiseaux de proie, et qu'il enseigne l'art de les choisir, de les nourrir, de les former à tous les exercices qui en font des oiseaux chasseurs, et qui font servir au plaisir de l'homme, plus vorace qu'eux, l'instinct de voracité qu'ils ont reçu de la nature.
Note 554: (retour) De Arte venandi cum avibus. Ce traité, divisé en deux livres, ne s'est point conservé en entier. Mainfroy, fils de Frédéric, en avait suppléé plusieurs parties et des chapitres entiers. C'est sur un manuscrit rempli de lacunes, qui appartenait au savant Joachim Camérarius, qu'il fut imprimé à Augsbourg (Augustœ vendelicorum) en 1569, in-8°.
Il n'est resté de poésies de Frédéric II, qu'une ode ou chanson galante, dans le genre de celles des Provençaux, et que l'on croit un ouvrage de sa jeunesse: on y voit la langue italienne à sa naissance, encore mêlée d'idiotismes siciliens 555, et de mots fraîchement éclos du latin, qui en gardaient encore la trace 556. L'ode est composée de trois strophes, chacune de quatorze vers, l'entralacement des rimes est bien entendu et tel que les lyriques italiens le pratiquent souvent encore. Les pensées en sont communes, et les sentiments délayés dans un style lâche et verbeux, mais cela n'est pas mal pour le temps et pour un roi, qui avait tant d'autres choses à faire que des vers 557. Nous avons vu un autre Frédéric en faire de meilleurs, mais plus de cinq cents ans après; et le Frédéric de Sicile n'avait pas, comme celui de Prusse, un Voltaire pour confident et pour maître.
Note 557: (retour) Voici la première strophe de sa canzone:Poiche ti piace, amore
Ch'eo deggia trovare
Faron de mia possanza
Ch'eo vegna a compimento.
Dato haggio lo meo core
In voi, Madonna, amare;
E tutta mia speranza
In vostro piacimento.
E no mi partiraggio
Da voi, donna valente;
Ch'eo v'amo dolcemente:
E piace a voi ch'eo hoggia intendimento;
Valimento mi date, donna fina;
Che lo meo core adesso a voi s'inchina.
La forme de cette strophe, l'entrelacement des vers et des rimes, le mot trovare, trouver, employé au deuxième vers, pour rimer, faire des vers, etc., tout annonce ici l'imitation de la poésie des troubadours.
Il avait pourtant un secours à peu près de même espèce dans son célèbre chancelier Pierre des Vignes, homme d'un grand savoir, d'une haute capacité dans les affaires, et de plus philosophe, jurisconsulte, orateur et poëte. Né à Capoue d'une extraction commune, il étudiait à Bologne dans l'état de fortune le plus misérable. Le hasard le fit connaître de Frédéric, qui l'apprécia, l'emmena à sa cour, et l'éleva successivement aux emplois de la plus intime confiance et aux plus hautes dignités. Pierre des Vignes partagea les vicissitudes et les agitations de sa fortune. Les ambassades les plus importantes et les commissions les plus délicates exercèrent ses talens et son zèle. Dans une circonstance solennelle, devant le peuple de Padoue, et en présence de l'empereur même, il combattit en sa faveur les effets de l'injuste excommunication du pape, avec des vers d'Ovide, d'où il tira le texte de son discours 558. Cela prouve que les bons poëtes latins lui étaient familiers, et l'on s'en apercoit au style d'une de ses canzoni qui nous a été conservée 559. Elle est en cinq strophes de huit vers en décasyllabes. On y voit plusieurs comparaisons qui relèvent un peu l'uniformité des idées et des sentiments. Il se compare à un homme qui est en mer, et qui a l'espérance de faire route quand il voit le beau temps 560. Il voudrait ensuite, ce qui n'est pas d'une poésie trop noble, pouvoir se rendre auprès de sa maîtresse en cachette comme un larron, et qu'il n'y parût pas 561; s'il pouvait lui parler à loisir, il lui dirait comment il l'aime depuis long-temps, plus tendrement que Pirame n'aima Tisbé. On reconnaît ici son goût pour Ovide. Dans la dernière strophe, il s'adresse à sa chanson même, comme les Troubadours le faisaient quelquefois et comme les poëtes italiens l'ont presque toujours fait depuis.
Note 561: (retour)Or potess' io venire a voi, amorosa,
Come il ladron ascoso, e non paresse;
Ben lo mi terria in gioja avventurosa
Se l'amor tanto di ben mi facesse.
Si bel parlare, donna, con voi fora;
E direi come v'amai lungamente,
Più che Piramo Tisbe dolcemente
E v'ameraggio, in fin ch'io vivo, ancora.
Il est resté de lui une autre canzone en cinq strophes de neuf vers d'inégales mesures et en rimes croisées 562: mais elle ne vaut pas la première, et il est inutile d'en rien dire de plus. Il ne l'est pas au contraire de parler d'une troisième pièce, moins étendue, et dont le mérite poétique est tout aussi médiocre, mais dont la forme exige qu'on y fasse quelque attention. Quatorze vers y sont partagés en deux quatrains suivis de deux tercets. Dans les deux quatrains,