Histoire littéraire d'Italie (1/9)
Deux nouvelles rimes servent pour les deux tercets; enfin c'est un véritable sonnet, et, à très-peu de chose près, construit comme ceux de Pétrarque. Nouvelle preuve que cette forme de poésie, ignorée des Provençaux, quoiqu'ils en connussent le titre, est d'origine sicilienne, et remonte jusqu'au treizième siècle 563.
Note 563: (retour) Voici cette pièce, qui, malgré la médiocrité des idées et la grossièreté du style, forme un monument curieux; elle a été publiée par l'Allacci, Poeti Antichi, etc.Peroch' amore no se po vedere
E no si trata corporalemente,
Quanti ne son de si fole sapere
Che credono ch'amor sia niente.
Ma poch' amore si faze sentere,
Dentro dal cor signorezar la zente,
Molto mazore presio de avere
Che sel vedesse vesibilemente.
Per la vertute de la calamita
Come lo ferro atra' non se vede
Ma si lo tira signorevolmente.
E questa cosa a credere me'noita
Ch'amore sia e dame grande fede,
Che tutt'or fia creduto fra la zente.La seule différence qu'il y ait, quant à la forme, entre ces deux tercets et ceux des sonnets les plus réguliers, est que l'une des deux rimes des quatrains, ente, y est conservée, et que les tercets sont ainsi sur trois rimes, au lieu de n'être que deux. Les mots la zente y sont aussi répétés à la fin de deux vers, ce qui pèche contre la règle qui défend qu'un mot déjà mis ose s'y remontrer; règle qui est de rigueur en Italie comme en France. On peut remarquer dans ce sonnet le z vénitien, employé plusieurs fois au lieu du ci et du gi, comme faze, signorezar, la zente; soit que l'on prononçât alors ainsi en Sicile, soit que ces vers nous aient d'abord été transmis par un copiste vénitien.
On a de Pierre des Vignes six livres de lettres écrites en latin, soit en son nom, soit en plus grand nombre au nom de son empereur, et qui ont été imprimées plusieurs fois 564. Elles sont intéressantes pour l'histoire: on y voit, comme dans un tableau vivant, et les obstacles suscités sans cesse contre Frédéric par la cour de Rome, et son infatigable activité à les vaincre. On y voit avec plus de plaisir quelques traces de la protection accordée aux lettres par l'empereur et par son chancelier. On a long-temps attribué, ou à l'un ou à l'autre, car on se partageait entre eux, un ouvrage dont le titre seul a causé un grand scandale; je dis le titre seul, puisqu'il paraît constant, non seulement que le livre n'est ni de Frédéric, ni de Pierre, mais qu'il n'exista jamais. C'est le fameux livre des trois Imposteurs. Entre les calomnies que Grégoire IX répandit contre le roi de Sicile, il l'accusa dans une circulaire à tous les princes et à tous les évêques, d'avoir dit hautement que le monde avait été trompé par trois imposteurs, Moïse, Jésus et Mahomet. Frédéric répondit à cette circulaire par une autre, où il nia formellement qu'il eût tenu ce propos. L'accusation acquit par là plus de publicité, et comme c'est toujours en croissant que la calomnie se propage, d'un propos on fit bientôt un livre, dont on accusa l'empereur, ou par accommodement son chancelier.
Ce dernier eût été heureux s'il n'eût jamais été en butte à d'autres calomnies, et il serait heureux pour la mémoire de Frédéric, que cet empereur n'eût pas prêté l'oreille à celles qui s'élevèrent dans sa cour. Elles se sont renouvelées depuis sous plusieurs formes, et ont subsisté long-temps; on ne pouvait croire qu'une faveur si haute et si bien méritée, pût être suivie d'une si épouvantable disgrâce et d'un traitement si cruel. Il paraissait impossible qu'un prince tel que Frédéric, eût fait crever les yeux à un ministre tel que Pierre des Vignes, et l'eût fait jeter dans une prison fétide, où le malheureux s'était tué de désespoir, s'il n'y avait été forcé par une trahison, ou peut-être par de plus criminels attentats; mais c'était oublier les retours de cette nature si fréquents dans la faveur des rois. Les auteurs les plus estimés par leur saine critique et par leur impartialité, en jugent mieux aujourd'hui; et le sage Tiraboschi, après avoir attentivement examiné la question, ne balance pas à conclure que Pierre des Vignes ne fut coupable d'aucun crime; que ce fut l'envie des courtisans qui le perdit; que l'empereur, trompé par eux, le condamna à perdre la vue et la liberté, et que Pierre au désespoir se donna la mort. 565
Frédéric mourut lui-même deux ans après 566, laissant, dit Voltaire, le monde aussi troublé à sa mort qu'à sa naissance 567. Pendant sa vie, comme auparavant, la principale cause de ces troubles fut toujours la lutte établie entre l'empereur et les papes. Les villes, et quelquefois dans la même ville, les familles étaient partagées entre les deux factions, et rangées sous les deux noms ennemis de Guelfes et de Gibelins, comme sous deux bannières. Ces noms, comme nous l'avons vu, existaient depuis long-temps; mais ce fut surtout alors qu'ils s'étendirent en Italie et qu'ils y devinrent les enseignes de deux factions implacables et acharnées. Presque toutes les villes de Lombardie et de Toscane prirent l'un ou l'autre parti. Dans plusieurs, comme à Florence, il y avait partage: des familles puissantes suivaient une des enseignes, tandis que des familles non moins puissantes suivaient l'autre; et souvent encore, dans les mêmes familles, le père était Guelfe et ses fils Gibelins un frère servait Rome, et l'autre l'Empire. On doit penser quelle exaspération donnèrent à leurs haines les excès où la vengeance des papes se porta contre Frédéric II, le bruit de leurs excommunications et la prédication de leurs croisades. Jamais il n'y eut de guerre civile plus compliquée, s'il y en eut de plus terrible.
La mort de Frédéric et le long interrègne qui la suivit, furent, pour la plupart des villes qui lui avaient été attachées, le signal de l'indépendance. Alors se formèrent beaucoup de petites principautés, qui s'étendirent et s'affermirent dans la suite. Plusieurs des villes qui avaient été du parti des papes, suivirent cet exemple. Mais les nouveaux princes n'en furent que plus ardents à se faire la guerre quand ils la firent pour leur propre compte. En Lombardie, et dans la marche Trévisane, le pouvoir monstrueux d'Eccellino 568, cimenté par le sang et par tous les excès de la tyrannie, ne s'écroula que sous les coups d'une ligue, presque générale, et même d'une croisade 569 qui, cette fois du moins, ne parut armée par la religion que pour venger l'humanité. La puissance plus modérée des marquis d'Est s'étendait peu à peu de Ferrare à Modène et à Reggio. À Milan, les querelles du peuple avec les nobles mettaient le pouvoir aux mains des de la Torre, nobles qui se disaient populaires, et qui préparaient, en s'y opposant toujours, la domination des Visconti. Dans l'état de Naples et de Sicile, Mainfroy, occupé de reconquérir ce royaume sur les papes, qui en avaient envahi la suzeraineté, l'était aussi d'en usurper la couronne sur le jeune Conradin, seul rejeton légitime du sang de Frédéric II. Heureux dans son usurpation, il se trouva bientôt assez de forces pour envoyer ses Allemands au secours de l'un des deux partis qui déchiraient la république de Florence. Il y releva les Gibelins battus et bannis, et abattit dans le parti des Guelfes 570 celui des papes, ses plus dangereux ennemis. Mais les papes avaient juré la perte de la maison de Souabe, indocile à recevoir leur joug. Urbain IV, à peine élevé sur le siége pontifical 571, reprit tous les projets d'Innocent IV, les suivit même avec plus de violence, et en transmit l'exécution à Martin IV, son successeur. Ce second pape français 572, investit du royaume de Naples, qui ne lui appartenait pas, le prince français Charles d'Anjou, qui n'y avait aucun droit 573. Mainfroy vaincu, périt les armes à la main. On vit le frère d'un saint roi de France usurper cette couronne étrangère, souiller ce trône par l'assassinat juridique de l'héritier légitime, du jeune et infortuné Conradin 574. Le crime plus grand des vêpres siciliennes fit porter la peine de ce crime aux malheureux Français, et fit passer, pour un temps, la Sicile au pouvoir des rois d'Arragon, sans arracher Naples au roi Charles, qui, d'une main violente, mais ferme, y établit et y maintint le règne de sa maison.
Note 574: (retour) L'auteur des Vies des rois de Naples ajoute un trait de plus à cette scène horrible. Il dit que quand le bourreau eut fait tomber la tête du jeune Conradin, un autre bourreau, qui se tenait prêt tua le premier d'un coup de poignard, afin, dit l'historien, qu'on ne laissât pas en vie un vil ministre qui avait versé le sang d'un roi: Acciò vivo non rimanesse un vile ministro che aveva versato il sangue d'un rè. Biancardi, le Vite de' rè di Napoli, Venezia, 1737, in-4°. Vita di Carlo d'Angiò, p. 134.
Pendant ce temps, vers le nord de l'Italie, deux puissantes républiques, Gênes et Pise, se disputaient l'empire des mers, équipaient des flottes formidables et se livraient des batailles sanglantes. Pise, écrasée par ses pertes 575, et peu généreusement attaquée par les Florentins, parce qu'elle était Gibeline, et que les Guelfes dominaient alors à Florence, attaquée en même temps par les Lucquois, ne se laisse point abattre, mais confie imprudemment sa défense au trop fameux comte Ugolin, dont l'avide et astucieuse tyrannie fournit des pages sanglantes à l'histoire, et dont la plus haute poésie a consacré l'horrible supplice. Alors aussi Florence, Sienne, Arezzo, se firent des guerres acharnées. Du milieu de ces convulsions, Florence fit éclore la constitution républicaine 576 sous laquelle on vit les lettres et les arts renaître spontanément dans son sein, mais qui n'y put ramener la paix intérieure, radicalement troublée par la violence des haines et la fureur des partis.
Au pied des Alpes, le marquis de Montferrat 577 s'était fait un état puissant, par la réunion de plusieurs petits états, ou, ce qui était alors la même chose, de plusieurs villes importantes 578 qui l'avaient nommé, l'un après l'autre, leur capitaine général. Mais ce pouvoir devenu tyrannique, quoiqu'il le fût moins que celui d'Eccellino, fut détruit avec moins de peine, et le fut plus cruellement. Enfermé dans une cage de fer par les habitants d'Alexandrie, le gendre d'Alphonse, roi de Castille, le beau-père de l'empereur grec Andronic Paléologue, y mourut 579 après deux ans de la plus dure et de la plus humiliante captivité. Après lui, toutes ces villes, tantôt divisées et tantôt réunies entre elles, continuèrent de s'agiter comme les autres villes lombardes, comme celles de l'Italie entière, les unes Gibelines, c'est-à-dire impériales, lors même qu'il n'y a pas d'empereur; les autres Guelfes, c'est-à-dire armées pour les papes contre les empereurs, lorsque l'interrègne de l'empire se prolongeant, le pouvoir des papes, si leur ambition eût eu des bornes, n'aurait plus eu de rival. Les factions survivant aux intérêts qui les avaient fait naître, se multiplièrent par ce qu'il y avait même de vague dans leur objet. Elles s'envenimèrent de plus en plus, et l'Italie parut prête à retomber dans l'anarchie et dans le chaos.
Pendant tout le cours de ce siècle, les écoles et les universités qui commençaient à fleurir, se ressentirent de ces agitations. Souvent elles furent obligées de se déplacer, soit pour éviter les désastres de la guerre, soit pour obéir à l'un ou à l'autre des partis, occupés à saisir tous les moyens de se nuire. On les représente comme des voyageuses sans demeure fixe, tantôt campant dans une ville, et y étalant les trésors de l'instruction, tantôt décampant à l'improviste pour les transporter ailleurs; les professeurs, forcés à faire serment de ne point quitter leur poste, et pourtant errant çà et là, traînant avec eux la foule de leurs disciples et de leurs admirateurs 580. Celle de Bologne, qui était la plus célèbre, souffrit plus que tout autre de ses vicissitudes; Modène, Reggio, Vicence, Padoue en profitèrent; et les démembrements de l'université Bolonaise y firent naître de nouvelles universités, ou enrichirent à ses dépens celles qui existaient déjà. Frédéric II, mécontent des Bolonais, et voulant aussi favoriser son université de Naples, avait ordonné à celle de Bologne de cesser ses cours, et à tous les écoliers de venir à Naples suivre leurs études; mais Bologne, liguée contre lui avec d'autres villes de Lombardie, était en état de résister à cet ordre, et Frédéric fut obligé de le révoquer deux ans après.
Les papes, de leur côté, enveloppaient les études dans leurs proscriptions sacrées; et l'interdit qui frappait les villes, atteignait aussi les universités. Mais tous ces mouvements, et toutes ces révolutions scolaires, prouvent l'attention qu'on portait aux études, l'affluence et le zèle de la jeunesse, la célébrité des professeurs, l'importance qu'avaient les écoles pour les villes et pour les gouvernements. Il y avait donc à la fois dans les esprits, comme il arrive souvent, agitation et progrès. Mais s'il y avait du progrès dans les esprits, y en avait-il un réel dans les études? C'est ce qu'il s'agit d'examiner.
La théologie scolastique avait toujours les premiers honneurs. Toutes les métropoles possédaient au moins une chaire de théologie; il en avait une dans toutes les universités et dans tous les couvents de moines. Le nombre de ces couvents s'accrut alors de deux ordres nouveaux, fondés l'un par saint Dominique, qui donna au monde les Dominicains et l'Inquisition; l'autre par saint François, qui ne laissa que les Franciscains, mais que les Italiens mettent au nombre de leurs plus anciens poëtes, et qui, le premier, en effet, composa de cantiques en langue vulgaire. Celui qui s'est conservé ne manque ni de verve, ni de chaleur; c'est une paraphrase du psaume qui invite tous les éléments, et le soleil, et les cieux, et la terre, et tous les êtres créés à louer le Créateur. Il est en vers irréguliers, et non rimés 581. Il fut mis en musique par un des premiers disciples du saint, qui fut, aussi lui, saint et poëte, et qui de plus était un des meilleurs musiciens de son temps. On le nommait frère Pacifique; il faisait chanter ce cantique aux religieux ses nouveaux frères. Cela ne paraîtrait sans doute aujourd'hui ni de belle poësie, ni de bonne musique; mais il y a pourtant quelque chose dans cette particularité qui doit intéresser les musiciens et les poëtes.
Note 581: (retour) Ce Cantique, que l'on intitule ordinairement Cantico del Sole, est écrit en prose dans les chroniques de l'ordre des Franciscains, tant manuscrites qu'imprimées; les lignes y sont toutes égales et sans nulle distinction qui indique le commencement ni la fin des vers. Crescimbeni le croit cependant écrit en vers, presque tous de sept ou de onze syllabes. En voici le commencement, réduit à la mesure des vers et à l'orthographe moderne.Altissimo signore,
Vostre sono le lodi,
La gloria e gli onori;
Ed a voi solo s'anno a riferire
Tutte le grazie; e nessun vomo è
Degno di nominarvi.
Siate laudato, Dio, ed esaltato,
Signore mio, da tutte le creature,
Ed in particolar dal somma Sole
Vostra fattura, signore, il qual fa
Chiaro il giorno che c'illumina, etc.Le cinquième et le dixième vers sont des endécasyllabes tronchi, ou diminués de la syllabe féminine qui les termine ordinairement: les autres sont en effet presque tous ou de sept ou de onze, et il serait difficile que le hasard seul eût produit dans de la prose cette régularité de rhythme. On ajoute que puisque ce morceau était mis en chant, il devoit nécessairement être en vers. Cependant on chante les Psaumes, qui sont en prose, et le chant de frère Pacifique devait beaucoup ressembler à celui-là. Voyez Crescimbeni, Istor. della volg. poes., t. I, p. 122. Outre ce Cantique, on trouve encore quelques autres poésies de saint François, dans ses Opuscules, publiés à Naples en 1635. Le Quadrio, Stor. e rag. d'ogni poes. t. II, p. 156.
La théologie eut alors une lumière plus brillante; un docteur fameux, qui avait aussi de la poésie dans la tête, quoiqu'il n'ait écrit qu'en prose ses gros et nombreux ouvrages, Fontenelle, qui exagérait peu, a sans doute exagéré quand il a dit que saint Thomas, dans un autre siècle et dans d'autres circonstances, était Descartes 582; Les légèretés de Voltaire, l'Ange de l'école 583, sont sans doute aussi des exagérations. Pour faire un choix entre ces deux extrêmes, ou pour prendre en connaissance de cause un juste milieu, il faudrait faire ce que, selon toute apparence, ni Voltaire, ni Fontenelle n'ont fait; il faudrait lire et la Somme théologique, et le commentaire sur les sentences de Pierre Lombard, et les ouvrages contre les Gentils et contre les Juifs, et des in-folio intitulés Opuscules, ou, pour le moins, les amples et subtils commentaires sur la philosophie d'Aristote; bien des gens aimeront sans doute mieux croire ce qu'on voudra que de faire un tel emploi de leur temps.
Quoi qu'il en soit, Thomas, fils de Landolphe, comte d'Aquin, né en 1226, dans un château 584 appartenant à cette noble famille, entré en dépit d'elle à 17 ans chez les Dominicains, résista constamment aux larmes de sa mère, aux violences de ses frères, officiers au service de Frédéric II, qui enlevèrent le jeune novice l'enfermèrent dans un château et l'y retinrent malgré le pape, aux caresses de leurs deux jeunes sœurs, que Thomas aimait tendrement, et qui, au lieu de le rendre au monde, y renoncèrent et se firent religieuses à son exemple; aux caresses plus vives et plus dangereuses d'une autre femme qui n'était point sa sœur, et qui ne retira d'autre fruit de ses avances trop pressantes, que d'être chassée et poursuivie avec un tison enflammé: vainqueur de tous ces obstacles, il rentra enfin dans l'ordre dont il devint bientôt la gloire. C'est dans l'université de Paris qu'il prit ses degrés en théologie, sous le fameux Albert, qu'on nommait alors le Grand. Il voulut professer à son tour. Mais de bruyantes querelles s'étaient élevées entre les ordres Mendiants et l'Université. Celle-ci prétendait qu'il n'appartenait pas aux ordres Mendiants de professer publiquement. Ces différents, qui occupent beaucoup de place dans l'histoire des Dominicains, des Franciscains et de l'université de Paris, doivent en remplir une très-petite dans l'histoire des progrès de l'esprit humain.
Lorsqu'ils furent apaisés, Thomas revint, comme en triomphe, recevoir le doctorat et ouvrir une école de théologie et de philosophie scolastique, dans cette même université, qui a tenu depuis à grand honneur de l'avoir eu dans son sein. Son enseignement et ses ouvrages forment une époque dans ces deux sciences, où il apporta de nouvelles méthodes, si ce ne fut pas de nouvelles lumières. De Paris, il alla professer à Rome, en 1260, et huit ou neuf ans après à Naples, où il se fixa, à la prière du roi Charles d'Anjou. Appelé, en 1274, au concile de Lyon, par le pape Grégoire X, il tomba malade en route, et fut enlevé en peu de jours. Il n'avait que 48 ou 49 ans, ce qui paraît vraiment merveilleux au seul aspect de l'énorme collection de ses œuvres.
On joint historiquement à saint Thomas, saint Bonaventure, son contemporain, et né italien comme lui 585, mais enrôlé sous les étendards de saint François. Envoyé, par ses supérieurs, à l'université de Paris, qui était alors la plus célèbre de l'Europe, il y prit rapidement ses degrés; mais il fut arrêté au dernier, comme saint Thomas, par les misérables querelles qui s'élevèrent entre les ordres Mendiants et les professeurs parisiens. Ce ne fut que cinq ans après, que toutes les difficultés furent levées, et qu'il reçut, dans l'université, les honneurs du doctorat. Enfin, nommé cardinal par Grégoire X, qu'il avait fait nommer pape 586, il mourut en 1274, à ce même concile de Lyon où saint Thomas n'avait pu arriver. Ses funérailles y furent faites avec une pompe extraordinaire, et le pape, lui-même, prononça son oraison funèbre. Ses écrits, tous théologiques, mais pour la plupart d'une théologie mystique plutôt qu'argumentative 587, passent pour moins obscurs que ceux du docteur Angélique. On le nomma, lui, le docteur Séraphique. On s'est moqué du titre de quelques-uns de ses ouvrages 588, tels que le Miroir de l'Ame, le Rossignol de la Passion, la Diète du Salut, le Bois de vie, l'Aiguillon de l'Amour, les Flammes de l'Amour, l'Art d'aimer, les sept Chemins de l'Éternité, les six Ailes des Chérubins, les six Ailes des Séraphins, etc.; mais ses biographes assurent que ce sont tous des écrits supposés qui se sont glissés parmi ses œuvres; il n'y a aucun inconvénient à les en croire. La pureté de sa doctrine et ses autres mérites l'ont fait mettre, trois siècles après, au rang des principaux docteurs de l'Église, par Sixte V; et ce pape, qui n'aimait pas qu'on le contredit de son vivant, n'a été contredit par personne, sur ce point, après sa mort.
Note 586: (retour) Après la mort de Clément IV, les cardinaux restèrent assemblés près de quatre ans en conclave: tous prétendant à la thiare, les suffrages ne se réunissaient sur aucun. Les exhortations de Bonaventure firent enfin cesser ce scandale; il parvint à concilier toutes les voix en faveur de Tedaldo, des Visconti de Plaisance, qui n'était ni cardinal, ni évêque, mais simple archidiacre de Liége, et qui prit le nom de Grégoire X.
La philosophie n'était autre dans ce siècle que ce qu'elle avait été dans le précédent; la dialectique d'Aristote, embrouillée par les scolastiques, et qui devenait plus obscure et plus minutieuse à mesure qu'on la commentait davantage. S. Thomas n'avait pas contribué à l'éclaircir. Après lui, s'éleva un Franciscain écossais, nommé Jean Duns, et surnommé Scotus, à cause de sa patrie, qui écrivit sur les mêmes sujets que lui, et prit toujours à tâche de soutenir l'opinion contraire. Les Franciscains, fiers d'avoir pour général cet Écossais, que nous nommons Scot, comme si c'était son nom et non celui de son pays, formèrent, sous son enseigne, une espèce d'armée, tandis que les Dominicains en formèrent une autre, à la tête de laquelle ils placèrent saint Thomas. Ainsi, non seulement la théologie, mais la philosophie, se divisa en Thomistes et en Scotistes, qui firent, dans les âges suivants, retentir toutes les écoles de leurs discordantes clameurs 589.
Les mathématiques étaient cultivées; mais elles n'avaient point encore pris l'essor. L'astronomie n'allait point sans les rêveries de l'astrologie judiciaire. Frédéric II, lui-même, malgré la trempe assez forte de son esprit, n'avait pu se soustraire à cette faiblesse de son temps, et il ne formait presque jamais d'entreprise sans consulter ses astrologues et ses livres. Les sciences naturelles étaient ignorées, excepté ce qui en était indispensable pour la médecine et la chirurgie, dont les imperfections et les erreurs venaient surtout de l'état d'enfance ou plutôt de l'oubli où languissait la science de la nature.
La jurisprudence civile et canonique semblait tirer des troubles mêmes de l'Italie de nouvelles forces, ou du moins un nouveau crédit. Le droit civil enseigné dans presque toutes les universités, l'était surtout à Bologne avec beaucoup d'ardeur et avec un éclat qui se répandait dans toute l'Europe, et y attirait de toutes parts les étrangers. On y comptait alors près de cent jurisconsultes plus ou moins célèbres. Le droit romain était resté seul depuis l'abolition des lois lombardes et saliques, lorsqu'après la paix de Constance, la division de la Lombardie en autant de petits états que de villes ayant produit à peu près autant de législations que d'états, il en résulta une confusion difficile à dissiper. On attribue la gloire d'en être venu à bout à un moine dominicain nommé frère Jean de Vicence, qui prêchait alors avec un éclat extraordinaire, et qui faisait dans toutes les villes des conversions et des miracles 590. Celui d'avoir débrouillé ce chaos n'est sans doute pas un des moindres. On peut se dispenser de nier les autres comme d'y croire.
Pour ce miracle-ci ses moyens étaient humains et naturels. L'enthousiasme qu'il excitait à Bologne engagea les citoyens et les magistrats à lui soumettre leurs statuts pour les réformer. Il s'adjoignit plusieurs jurisconsultes habiles, et parvint, de concert avec eux, à la réforme désirée. Il en fit autant dans les autres villes, à Padoue, à Trévise, à Feltre, à Bellune, à Mantoue, à Vicence, à Vérone, à Brescia, qui suivirent l'exemple de Bologne. En parcourant toutes ces villes, il fit un second miracle, plus utile encore que le premier, s'il eût été durable; ce fut d'apaiser leurs haines et de terminer leurs dissensions. Il conclut entre elles une paix solennelle dans une assemblée publique auprès de Vérone 591, au milieu d'un concours innombrable, et que quelques historiens font monter à plus de quatre cent mille personnes 592, accourues de toutes les parties de la Lombardie à la voix du pacificateur.
Note 592: (retour) Entr'autres Parisio da Cereta, auteur contemporain, Muratori, Script. rer. ital., t. VIII; Tiraboschi, loc. cit., regarde ce nombre comme fort exagéré; mais le judicieux auteur de l'Histoire des Républiques italiennes du moyen âge, M. Simonde Sismondi, ne voit pas de raison pour le révoquer en doute, t. II, p. 483. Ce n'étaient pas seulement les peuples de Vérone, Mantoue, Brescia, Vicence, Padoue, Trévise, Feltre, Bellune, Bologne, Ferrare, Modène, Reggio et Parme, qui se rendirent dans cette plaine immense, chaque ville avec son carroccio, ou char de bataille où flottait son étendard; mais tous les évêques de ces villes, en habits pontificaux, et un grand nombre de seigneurs et de chefs militaires, tant Guelfes que Gibelins, le patriarche d'Aquilée, le marquis d'Est, Eccelino de Romano, déjà maître, ou plutôt exécrable tyran de Padoue, Albéric, son frère, etc. Tous étaient sans armes, dit Muratori, dans ses Annales (an 1233), et le plus grand nombre pieds nus, en signe de pénitence. Pour consolider cette paix, Jean de Vicence proposa le mariage de Renaud, fils d'Azon VII, marquis d'Est, chef des Guelfes, avec Adélaïde, fille d'Albéric de Romano, dont le frère Eccellino était chef des Gibelins; ce qui fut accepté et généralement approuvé. Id. ibid.
Mais il voulut faire un troisième miracle, où il ne réussit pas si bien. Soit qu'il eût eu dès le commencement cette vue profonde, soit qu'elle lui fût venue chemin faisant, il lui prit envie de changer en puissance politique son pouvoir jusque-là tout spirituel. Il se rendit à Vicence sa patrie, déclara en plein conseil qu'il voulait être seigneur et comte de la ville, et y tout régler à son plaisir: cela ne souffrit aucune difficulté. Il rencontra plus d'obstacles à Vérone; mais il exigea des otages: on lui en donna. Il accusa d'hérésie les opposants, et en sa qualité de dominicain il les fit arrêter et brûler vifs, au nombre d'environ soixante, hommes et femmes, des plus considérables de la ville. On le laissa faire, et alors il fut le maître à Vérone comme à Vicence.
Vicence fut jalouse de le voir prolonger son séjour à Vérone, et se révolta contre lui. Frère Jean prit les armes, et marcha intrépidement pour la soumettre; mais il fut vaincu et fait prisonnier. Grégoire IX trouva fort mauvais qu'on traitât ainsi ce brave moine. Il lui adressa un bref pour le consoler dans sa prison. Il écrivit en même temps à l'évêque de Vicence, et lui ordonna de sévir contre les auteurs de cet attentat. Soit crainte, soit tout autre motif, frère Jean fut mis en liberté. De retour à Vérone il y tomba en discrédit, et se vit obligé de rendre les otages qui lui avaient été remis. Son comté, sa seigneurie, son existence politique, ses miracles s'évanouirent 593; et après ce songe bruyant et scandaleux, s'étant retiré à Bologne, il y mourut obscurément.
La réforme qu'il avait faite dans les lois est le seul bien un peu durable qu'il ait produit; car les villes réconciliées par lui ne se haïrent et ne se battirent pas moins 594. On sent combien, au milieu de tout ce désordre, l'étude des lois avait de difficultés. Leurs contradictions et leur obscurité engageaient les jurisconsultes les plus forts à y faire des gloses, et toutes ces gloses contradictoires entre elles augmentaient les ténèbres au lieu de les dissiper. On en comptait déjà plus de trente. Il en fallait une qui les remplaçât toutes, et qui devînt la règle générale. C'était un travail effrayant. Accurse 595 eut le courage de l'entreprendre et la gloire de l'achever.
Né en 1182, de parents pauvres, dans les environs de Florence 596, il avait étudié à Bologne, sous le célèbre jurisconsulte Azon, et y était devenu professeur en droit après lui. Sa renommée effaça celle de son maître, et le conduisit à la fortune. Il possédait à Bologne un palais magnifique, et à la campagne une délicieuse villa, où il passa ses dernières années dans un repos environné d'honneurs et de considération publique. Il y mourut vers l'an 1260. Sa glose, généralement adoptée, fut bientôt dans les écoles et dans les tribunaux la seule interprétation reçue, et même au besoin le supplément des lois. Elle jouit de cet honneur pendant trois siècles, c'est-à-dire, jusqu'au moment où le travail d'Alciat la relégua parmi les monuments des temps barbares.
Accurse, nommé par excellence le Glossateur, laissa trois fils 597, qui marchèrent sur ses traces, et dont l'aîné surtout égala presque, dans la science des lois, la réputation de son père; on dit aussi, mais le fait est moins certain, qu'il eut une fille jurisconsulte, docteur et professeur en droit comme son père et ses frères 598. Un vieux calendrier de l'université de Bologne accorde le même honneur à une autre femme du même temps, nommée Betisie Gozzadini, et l'on sait que ce phénomène a été moins rare en Italie que partout ailleurs; en France il nous paraîtrait contre nature. Nous avons bien de la peine à permettre aux femmes un habit de Muse; comment pourrions leur souffrir un bonnet de docteur?
La ferveur n'était pas moins grande pour le droit canon que pour le droit civil. Depuis le Décret de Gratien, cinq autres recueils de canon et de décrétales avaient paru, faisaient loi, et recevaient, sans en devenir plus clairs, des interprétations, des commentaires et des gloses. Grégoire IX fit débrouiller ce chaos par le fameux Raimond de Pennafort, né à Barcelone, mais élevé dans l'université de Bologne. Le recueil en cinq livres, publié par ce pape, abolit et remplaça tous les autres, excepté le Décret de Gratien; vers la fin de ce siècle, Boniface VIII y ajouta un sixième livre: c'était-là le corps de doctrine, fondement de l'autorité que le trône pontifical affectait sur tous les trônes; et c'était là l'ample matière sur laquelle devaient s'exercer la patience des canonistes et leur sagacité.
Cette étude ouvrait la route à tous les honneurs. Plusieurs Papes lui durent même leur élévation. Innocent IV fut un des plus célèbres. On a de lui, dit-on, de fort belles décrétales, et d'amples commentaires sur celles de Grégoire IX. Tiraboschi dit de cet ouvrage, je ne sais si c'est avec simplicité ou avec malice, que quelques uns y trouvent par fois de l'obscurité et des contradictions; mais qu'il n'en a pas été moins tenu en grande estime, et n'en a pas moins mérité à son auteur les titres glorieux de monarque du droit, de lumière resplendissante des canons, de père et d'organe de la vérité 599.
Note 599: (retour) Opera laquale, benche alcuni vi ritrovin talvolta oscurità è contraddizione, è stata non dimeno avuta sempre in gran pregio, e che al suo autore ha meritato da molti giureconsulti i gloriosi titoli di monarca del Diritto, di lume risplendentissimo de' canoni, di padre ed organo della verità. Ibid. p. 246.
Au moment où nous arrivons à un siècle plus heureux pour les lettres, où leurs productions et leur histoire, principal objet de nos recherches, vont nous occuper trop pour que nous puissions donner à ce qui n'est pas proprement littérature la même attention que nous y avons donné jusqu'ici, retournons-nous vers le passé; jetons un coup-d'œil rapide sur ces trois sciences que nous voyons marcher depuis tant de siècles, pour ainsi dire, de front, remplir, ou séparément ou ensemble, la vie des hommes studieux, exciter presque seules l'émulation de la jeunesse, absorber toutes ses facultés, et donner à l'esprit de l'homme ces premières et profondes habitudes qui en constituent pour toujours le goût dominant et la trempe.
Si c'est principalement comme bases de la morale que l'on doit considérer les religions; si la religion la mieux adaptée à cette destination respectable est celle dont le dogme est le plus simple et qui s'occupe le plus de la morale; si enfin, comme on n'en doit pas douter, le christianisme est cette religion, en était-il ainsi de cette théologie scolastique, épineuse, énigmatique, hérissée d'argumentations vaines, de sophismes et de distinctions inintelligibles, fertile en hérésies et en schismes; source d'intolérance, de haines, de guerres sanglantes et de proscriptions? Qu'est-ce que tout cet échafaudage avait à faire avec la morale? Et s'il ne servait de rien à la morale, s'il ne tendait pas à rendre les hommes meilleurs, plus sages, plus indulgents les uns pour les autres, plus compatissants, plus attachés à leurs devoirs, à leur patrie, et, par tous ces moyens-là, plus heureux, à quoi donc servait-il? Convenons que tout fut perdu, non seulement pour la morale, mais pour la religion même, dès qu'on eut fait de la religion une science.
Les lois sont sans doute la plus belle des institutions humaines: les anciens, dans leur style figuré, les appelaient Filles des Dieux, et rien en effet ne devrait être plus sacré parmi les hommes. Mais pour qu'elles soient toutes puissantes, pour qu'elles exercent ce despotisme salutaire auquel les hommes libres sont ceux qui obéissent le mieux, il faut aussi qu'elles soient simples, claires, appropriées à la constitution politique, et le moins nombreuses que le permet l'état de la civilisation chez le peuple qu'elles ont à gouverner. Mais si vous soumettez une nation aux lois faites pour une autre; si ces lois volumineuses se compliquent avec des volumes d'autres lois; si vous ordonnez, si vous souffrez qu'on les étudie publiquement dans cet état d'imperfection, de contradiction, d'incohérence; s'il est permis à ceux qui les enseignent de les interpréter, de les commenter, même de les étendre; si les arguties de l'école peuvent s'emparer d'elles, en obscurcir de plus en plus le dédale, embarrasser et entremêler chaque jour davantage les routes et les détours du labyrinthe, je vois bien là un exercice difficile pour l'esprit, des triomphes pour l'amour-propre, des chaires, des bancs, des thèses, des doctorats, une nomologie qui est aux lois ce que la théologie est à la religion; je vois là, si l'on veut, une science, mais je n'y vois plus de lois. Que dire, si l'on entreprend de créer un état, non pas dans l'état, mais dans tous les états; si les chefs spirituels d'une religion, devenus souverains temporels dans un pays, aspirent à le devenir dans tous les autres; s'ils y ont leurs lois, leurs arrêts, leur digeste, un droit à eux; s'ils font aussi de tout cela une science qui ait ses professeurs, ses exercices, ses dignités, ses solennités, et surtout ses récompenses? Par quelle expression rendre ce qu'un pareil état de choses offre d'abusif et d'absurde aux yeux de la saine raison?
Enfin, quoique cette raison soit l'attribut naturel de l'homme, rien de moins conforme à sa nature que d'aller droit et loin, sans appui et sans guide. C'est pour l'appuyer et la guider qu'on a créé l'art du raisonnement ou la logique. Cet art s'était déjà bien écarté de son but dans l'ingénieuse méthode du père de toutes les méthodes, d'Aristote: mais quel abus n'en firent pas ses disciples? quelles suites malheureuses n'eurent pas ces abus dans les pointilleries, les subtilités, les disputes sophistiques des écoles philosophiques qui s'élevèrent depuis dans la Grèce? Combien le mal ne s'accrut-il pas lorsque l'esprit subtil des Arabes vint se compliquer avec celui d'Aristote et des Aristotéliciens? Et quel surcroît de malheur, d'égarement et de désordre quand la science composée de tous ses obscurs éléments, se mêla et se croisa, pour ainsi dire, avec les éléments non moins obscurs des deux autres sciences, quand le fatras théologique et le fatras judiciaire s'accrurent du fatras des dialecticiens de l'école; quand la scolastique, avec ses faux-fuyants, ses ruses et ses tours d'escamotage, pénétra tout, s'introduisit partout devant l'interprète des dogmes qu'il fallait croire et des lois qu'il fallait suivre, et qu'enfin ces trois levains empoisonnés fermentèrent ensemble dans tous les esprits, devinrent leur nourriture habituelle, et presque les seuls éléments de leur substance?
Voilà pourtant quel fut au vrai l'état et l'objet des études pendant une si longue suite de siècles; voilà quelle fut la matière de l'enseignement depuis le moment où l'on en rouvrit les sources. Ne serait-il pas à désirer que pendant cette pénible époque elles eussent toujours été fermées? Quel est le degré d'ignorance qui aurait pu faire aux hommes autant de mal que tout ce faux savoir?
Pour juger de l'étendue et de l'excès de ce mal, pour apprécier une fois l'influence des superstitions et des fausses doctrines sur la morale publique, il suffit de parcourir l'histoire de ces temps affreux, l'histoire écrite, je ne dirai pas cette fois par des philosophes, mais par les esprits les plus simples et les auteurs les plus ingénus. Voyez que de crimes, d'empoisonnements, d'assassinats, de brigandages! Quelles mœurs dans le peuple, dans ses chefs, dans les chefs de la religion, dans les prêtres ses ministres, dans les moines, suppôts non de la religion elle-même, mais des plus grossières et des plus dangereuses superstitions! Ce n'est pas pour échapper à des traits dont rien ne peut ni garantir un ami de la raison, ni lui faire redouter les atteintes, c'est pour ne pas offrir aux âmes sensibles, c'est pour épargner à la sienne un spectacle dégoûtant et hideux, qu'il prend soin d'adoucir et de laisser à peine entrevoir ces tableaux affligeants de la dépravation morale la plus scandaleuse, en même temps que de la superstition la plus profonde et la plus universelle qui fut jamais.
Depuis environ un siècle, on joignait cependant aux autres études quelques études littéraires; et c'est ici que devrait se faire sentir le progrès; mais c'est ici que l'on voit combien il était faible encore. L'université de Bologne est la première où l'on puisse l'apercevoir; on y voit, vers la fin du douzième siècle, quelques professeurs de grammaire. Dans le treizième siècle, un Florentin, nommé Buoncompagno y eut des succès qui jusques-là n'avaient été accordés qu'à la jurisprudence et à la théologie. Il en obtint même de plus grands: un de ses ouvrages fut couronné de lauriers, après qu'il en eut fait lecture dans une assemblée nombreuse de professeurs et de docteurs. Il est vrai que cet ouvrage lauréat nous paraîtrait aujourd'hui détestable. Il est intitulé: Forme des lettres scolastiques 600, et traite de la manière dont on doit écrire aux papes, aux princes, aux prélats, aux nobles et aux personnes de tout rang. Ces protocoles, exprimés en latin de ce temps-là, c'est tout dire, au lieu d'exciter l'enthousiasme, ne nous donneraient que du dégoût et de l'ennui; mais l'auteur avait mis sans doute dans son style des recherches que ses contemporains ne connaissaient pas avant lui: le sujet de son livre était alors nouveau, et cela même était une nouveauté remarquable, que l'on rassemblât tous ces docteurs pour leur lire autre chose que de la dialectique, de la théologie ou du droit.
Note 600: (retour) Forma litterarum scholasticarum. Le P. Sarti avait trouvé cet ouvrage, divisé en six livres, dans les archives des chanoines de Saint-Pierre de Rome. Il en a donné des extraits dans son savant ouvrage de Professoribus Bononiensibus, t. I, part. II, p. 220. Tiraboschi, tom. IV, liv. III, p. 362.
Dans la préface de ce même ouvrage, Buoncompagno donne la notice de onze autres livres ou traités de sa composition, sur divers sujets de grammaire, de morale et de jurisprudence: plusieurs ont des titres et des énoncés bizarres, selon la mode de ce temps: l'un est un Traité des Vertus, mais c'est des vertus et des vices du langage qu'il traite; l'autre est intitulé l'Olivier, et renferme complètement, dit l'auteur, le dogme des priviléges et des confirmations; un autre, dont le titre est le Cèdre, donne la connaissance des statuts généraux; la Myrrhe enseigne à faire les testaments 601. Il y en a un sur l'Amitié, dans lequel l'auteur annonce qu'il distinguera vingt-six genres d'amis; et un autre plus singulier, pour un grammairien du treizième siècle, intitulé la Roue, et qui traite des plaisirs de Vénus, et des faits et gestes des amants 602. Rien de tout cela n'existe plus, et l'on peut se consoler de cette perte. Un seul écrit de cet auteur pouvait être utile pour l'histoire, de quelque manière qu'il soit écrit, c'est celui qu'il composa sur le siége soutenu, dans le siècle précédent 603, par la ville d'Ancône, contre l'empereur Frédéric Ier., Muratori nous l'a conservé, en l'insérant dans son grand recueil 604.
Du reste ce Buoncompagno était, à ce qu'il semble, à peu près ce que son nom signifierait en français, un homme jovial et un peu malin. Il se moqua des miracles de Jean de Vicence, et fit sur lui une chanson latine en vers rimés. Il se moqua aussi des Bolonais, qui croyaient aux miracles de Jean. Il annonça qu'à tel jour, lui Buoncompagno prendrait son vol du haut d'une montagne qui est près de Bologne, et s'élèverait dans les airs. Toute la ville y courut; il parut sur la montagne avec des ailes attachées à ses épaules, et après avoir fait attendre long-temps ce qu'il allait faire, il éleva la voix et congédia l'assemblée, en disant qu'elle devait être contente et qu'elle l'avait assez vu. Il joua plusieurs tours de cette espèce qui lui firent beaucoup d'ennemis. Il vécut et vieillit pauvre, et ayant fait à Rome un voyage inutile pour sa fortune, il alla mourir de misère à Florence dans un hôpital 605.
Un autre professeur de grammaire et de belles-lettres dans la même université, nommé Galeotto ou Guidotto, fut le premier traducteur d'un ouvrage de Cicéron en italien. Sa traduction a été imprimée dans le quinzième siècle 606, et réimprimée ensuite avec quelques variations dans le titre; ce n'est au fond qu'une version très-abregée du traité de l'Invention; mais le temps où elle fut écrite en fait un monument littéraire, et celui où elle fut imprimée, une curiosité typographique.
Presque toutes les universités avaient alors, comme celle de Bologne, des professeurs de grammaire et de rhétorique. Florence eut un grammairien dont la renommée effaça celle de tous les autres; c'est Brunetto Latini. Il était d'une famille noble, et dans ce temps où la ville était déchirée par deux factions rivales, il était du parti des Guelfes. Ils eurent d'abord l'avantage, et chassèrent les Gibelins; mais ceux-ci implorèrent Mainfroy, roi de Sicile 607, qui leur envoya du secours. Les Guelfes voulurent lui opposer Alphonse, roi de Castille, auprès duquel ils députèrent Brunetto. En revenant de son ambassade, il apprit que les Gibelins, aidés par les soldats de Mainfroy, étaient rentrés dans Florence, et en avaient à leur tour chassé les Guelfes. Il se réfugia en France, y resta plusieurs années, revint ensuite dans sa patrie, où il remplit avec honneur des emplois publics, et y mourut environ dix ans après 608. L'historien Jean Villani lui attribue la gloire d'avoir dégrossi le premier les Florentins, de leur avoir appris à bien parler et à conduire sagement les affaires publiques 609.
L'ouvrage qui contribua le plus à sa célébrité est celui qu'il intitula le Trésor; il l'écrivit en France, et de plus en français 610. C'est une espèce d'abrégé d'une partie de la Bible, de Pline le naturaliste, de Solin et de quelques autres auteurs qui ont traité de diverses sciences. Il est divisé en trois parties, et chaque partie en plusieurs livres. Les cinq de la première partie contiennent l'histoire de l'ancien et du nouveau Testament, la description des éléments et du ciel, celle de la terre ou la géographie, enfin celle des poissons, des serpents, des oiseaux et des quadrupèdes. La seconde partie n'a que deux livres, qui renferment un abrégé de la morale d'Aristote, et un Traité des vertus et des vices. La troisième, aussi divisée en deux livres, traite premièrement de l'art de bien parler, et ensuite de la manière de bien gouverner la république 611. C'est, comme on voit, une espèce d'encyclopédie, où l'auteur a voulu rassembler, comme dans un trésor, toutes les connaissances que l'on possédait de son temps.
Note 610: (retour) Brunetto donne ainsi lui-même le motif qui l'a engagé à écrire en français: «Et se aucuns demandoit pourquoi chis livre est ecris en roumans, selon la raison de France, pour chou que nous sommes ytalien, je diroie que, ch'est pour chou que nous sommes en France; l'autre pour chou que la parleure en est plus délitable et plus commune à toutes gens». L'abbé Mehus, dans sa vie d'Ambroise le Camaldule, parle d'un manuscrit que l'on conserve à Florence, dans la Riccardiana, et qui contient l'histoire de Venise, depuis l'origine de cette ville jusqu'en 1275, écrite, ou plutôt traduite d'anciennes chroniques latines en langue française, par maître Martin de Canale, qui dit aussi dans son introduction, qu'il a choisi cette langue, «parce que la langue franceise corte, parmi le monde, et est la plus délitable à lire et à oïr que nulle autre».
Note 611: (retour) On n'a imprimé en Italie que la traduction italienne qui en fut faite vers le même temps, par Buono Giamboni; Tiraboschi, t. IV, p. 381. Notre Bibliothèque impériale possède jusqu'à douze copies de l'original français. Il s'en trouvait une fort belle, couverte en velours cramoisi, dans la Bibliothèque du Vatican, avec quelques notes de la main de Pétrarque. Elle avait appartenu, dans le quinzième siècle, à Bernardo Bembo, qui l'avait achetée en Gascogne, selon ce que porte une note de sa main, écrite sur la première feuille. Crescimbeni, qui nous apprend ces particularités dans l'article de Pierre, ou Peyre de Corbiac, (Additions aux vies des poëtes provençaux, Stor. dell. volg. poes. t. II, p. 205.), dit, dans ce même article, que le manuscrit 3206 de la Vaticane, fol o 126 à 135, contient un poëme de ce Troubadour, intitulé le Trésor (lo Tesor), qui traite de toutes les sciences et de tous les arts. «C'est de ce Trésor, ajoute-t-il, que Brunetto Latini, Florentin, prit l'idée de ceux qu'il composa, c'est-à-dire du Tesoretto, en vers italiens, et du Trésor en prose française». On va voir que Crescimbeni se trompe ici sur le Tesoretto, comme plusieurs autres auteurs italiens.
Le Tesoretto ou le petit Trésor, que Brunetto écrivit en italien après son retour à Florence, n'est point comme on l'a cru, l'abrégé de son grand Trésor, mais seulement un recueil de préceptes de morale en vers de sept syllabes, rimés de deux en deux. C'est là du moins tout ce qu'en dit Tiraboschi, et sans doute cet auteur si exact n'avait pas eu sous les yeux l'édition assez rare qui en fut donnée au seizième siècle, ni la réimpression faite dans le dix-septième. J'en dirai bientôt davantage; j'entrerai sur le Tesoretto dans des détails qui n'existent chez aucun auteur italien, que je sache, et qui auront un autre motif qu'une vaine curiosité.
On a aussi de Brunetto une partie du traité de l'Invention de Cicéron, traduit en italien, avec des commentaires 612; mais ce qui fait le plus d'honneur à ce Grammairien philosophe, c'est qu'il fut le maître du Dante. Ce ne fut pas sans doute en poésie, du moins pour le style; il y en a peu dans ses vers du Tesoretto, et dans un chétif sonnet qui s'est aussi conservé 613. Quelques bibliothèques d'Italie possèdent de lui en manuscrit un assez long morceau, dont le titre est singulier et le style inintelligible. C'est un tissu de proverbes et de jeux de mots florentins de ce temps-là, que personne n'entend plus, même à Florence, et que l'auteur, on ne sait pourquoi, a intitulé Pataffio, épitaphe. Le bon Tiraboschi se félicitait de ce qu'il n'avait jamais été imprimé, ni, ce qui eût été bien pis, expliqué par des commentaires: cela n'a pas empêché qu'il ne l'ait été depuis, à Naples, avec un commentaire de Ridolfi 614.
Note 612: (retour) Il dit lui-même qu'il fit cette traduction à la prière d'un de ses concitoyens, homme riche et considérable, qu'il trouva en France, et dont il fut généreusement accueilli et secouru dans son malheur. M.J.B. Corniani s'est trompé ici en disant que cette traduction est celle d'une partie du premier livre de l'Orateur de Cicéron, où on commence à traiter de l'invention. Secoli della letteratura italiana, etc., t. I, p. 165. Dans le premier livre du traité De Oratore, Cicéron ne traite point de l'invention. Le livre intitulé Orator n'en traite point non plus. Giov. Villani, parlant de Brunetto Latini, dit: E fu quegli ch'espose la Rhetorica di Tullio, etc. C'est, selon Tiraboschi, loc. cit., une traduction en langue italienne, d'une partie du premier livre De Inventione, avec des commentaires. Cette traduction a été imprimée plusieurs fois; et les Académiciens de la Crusca la citent souvent.
Note 614: (retour) Mazzuchelli, Scritt, ital., t. II, part. II, donne les trois premiers vers de cette inconcevable production, pour échantillon de tout le reste:Squasimo Deo introcque, e a fusone
Ne hai, ne hai pilorci con mattana,
Al can la tigna, egli è mazzamarrone.Buon per noi, dit Tiraboschi, che a niuno è venuto in pensiera di pubblicarlo, e, ciò che peggio sarebbe, di darcelo illustrato con ampi commenti., t. IV, p. 382. L'édition donnée à Naples, 1788, in-12, est citée par Gamba, Serie de' testi di lingua, Bassano, 1805, in-8°., p. 91.
L'histoire était encore alors écrite en latin barbare. L'histoire ecclésiastique ne produisait que quelques chroniques de couvents, quelques vies de papes et de saints; mais un plus grand travail, et qui a fait plus de bruit dans le monde, est celui d'un certain Jacques, qu'on appelle en latin de Voragine, parce qu'il était de Voragio ou Varagio, dans l'état de Gênes 615. Il recueillit soigneusement toutes les vies des pères du désert et des autres saints, composées jusqu'alors par différents auteurs, et les réunit en corps d'ouvrage. Le succès qu'obtint ce recueil lui fit donner le nom de Legenda aurea, que nous traduisons en français par Légende dorée; mais nous en rabaissons le prix par cette traduction infidèle: nous mettons la couleur au lieu de la matière; il faudrait dire légende d'or.
Ce moine Dominicain, né vers l'an 1230, après avoir prêché et professé plusieurs années, fut provincial de son ordre, en Lombardie, et ensuite archevêque de Gênes, où il mourut en 1298. Il laissa, outre sa Légende, un grand nombre de Sermons, et un livre à la louange de la Vierge Marie, intitulé Mariale, qui ont tous été imprimés. Il écrivit encore une longue chronique de Gênes, depuis l'origine la plus reculée jusqu'à l'an 1297; on peut penser de combien de fables elle était remplie; Muratori a rendu à l'auteur et au public le service de n'en insérer qu'un extrait dans sa grande collection historique 616.
C'était ainsi généralement qu'on écrivait alors l'histoire. Aucun auteur n'y employait un autre style, et n'y mettait plus de critique, ou plus de fidélité. On ne peut donc s'arrêter ni aux deux grandes Chroniques universelles, l'une de Godefroy de Viterbe, selon les uns, et de Wittemberg, selon les autres, que l'auteur ou les copistes appelèrent fastueusement le Panthéon, l'autre de Sicard, évêque de Crémone; ni à une troisième Histoire universelle que Ricobald de Ferrare intitula Pomarium, le Verger; ni à la prétendue Histoire du siége de Troie, écrite par Guido delle Colonne, ou Gui des Colonnes, juge de Messine, sa patrie 617; ouvrage divisé en 35 livres, tiré des Histoires supposées de Dictys de Crète et de Darès de Phrygie, auxquelles il ajouta des faits puisés dans les poëtes 618; ni à aucune des histoires particulières qui furent alors écrites soit en Sicile ou à Naples, soit dans les autres états italiens. Il faut toujours excepter une Histoire de Gênes, bien différente de la Chronique de Jacques de Voragine, celle que nous avons vue commencée par Caffaro, au douzième siècle, et qui fut continuée après lui, par décret public, jusque vers la fin du treizième siècle.
Note 618: (retour) On a une traduction italienne de cette histoire, que les Académiciens de la Crusca ont adoptée pour leur vocabulaire, et que plusieurs auteurs attribuaient à Guido lui-même; elle a été imprimée sous son nom, à Venise en 1481; mais le savant Apostolo Zeno a démontré, dans ses notes sur Fontanini, que c'était une erreur.
Deux autres histoires méritent aussi d'être remarquées, parce que ce sont les premières que des Italiens aient écrites dans leur langue, et qu'elles tiennent par-là plus intimement à la littérature italienne; c'est l'Histoire de Matteo Spinello, né près de Bari, au royaume de Naples, dans laquelle il décrit les événements de son temps; et celle de Ricordano Malespini, Florentin, où il entreprend d'embrasser les temps anciens et les temps modernes; il y traite de l'origine de Florence, et conduit ses récits jusqu'à l'année même de sa mort 619. La première partie est un tissu de fables ridicules; la dernière mérite plus de foi, et la naïveté du style la fait lire avec quelque plaisir.
Note 619: (retour) 1281. Son neveu, Giachetto Malespini, y ajouta une suite de peu d'étendue, puisqu'elle ne va que jusqu'en 1286. Le tout fut imprimé, pour la première fois, à Florence, par les Giunti, en 1568, in-4°. Les éditeurs disent dans leur avertissement, qu'ils donnent cet ouvrage au public parce que l'auteur est peut-être le premier Florentin qui ait écrit, et qu'il leur a paru raisonnable de lui rendre ce que Villani (historien du siècle suivant) lui avait presque enlevé, en s'attribuant à lui-même la gloire qui était due à Malespini. Ils n'ont pas cru devoir être détournés de leur dessein par les commencements fabuleux de cette histoire, ni parce que Villani, qui avait jusqu'alors tenu le premier rang, avait raconté en partie les mêmes choses, attendu que les vrais connaisseurs aiment mieux voir les premières images des objets, que les secondes, faites d'après les premières, etc.
Je tirerai encore de la foule, par un autre motif, une chronique latine de la ville d'Asti, écrite par un auteur dont le nom n'excita peut-être pendant long-temps que peu d'intérêt; mais ce nom est devenu, dans le dernier siècle, cher aux amis des arts, des lettres, et surtout de l'art dramatique: cet auteur se nommait Alfiéri; son nom et sa patrie, dont il écrivit l'histoire, ne permettent pas de douter qu'il ne soit un des ancêtres du grand poëte dont l'Italie pleure la perte récente, et dont la France, qui eut le malheur d'éprouver sa vengeance poétique, et le malheur plus grand de la mériter, ne doit perdre aucune occasion de prononcer le nom avec regret et avec honneur 620.
Note 620: (retour) Depuis que ceci est écrit, les œuvres posthumes d'Alfiéri ont paru, et dans ces œuvres, un volume de satires violentes contre les rois, les grands, les petits, la classe moyenne, enfin contre tout le monde, et surtout contre les Français. Elles leur font moins de tort qu'à la gloire de l'auteur, mais elle n'ont pu me rien faire changer à ce que j'ai écrit et à ce que je pense de lui. C'est Benedetto Alfiéri, oncle du poëte et célèbre architecte, qui a rendu ce nom cher aux amis des arts.
Cette note fut écrite avant que les derniers volumes des œuvres posthumes eussent paru. La Vie d'Alfiéri, écrite par lui-même, en remplit les deux derniers volumes. Il y persiste dans cette haine aveugle et violente contre les Français, et se rend coupable particulièrement envers moi, d'un trait odieux de noirceur et d'ingratitude, pour récompense d'un très-grand service que je lui avais rendu. Je n'en laisserai pas moins subsister ici ce que j'écrivis et prononçai publiquement en 1804. Chacun a sa manière de se venger: c'est là la mienne.
Alfiéri nous ramène à la poésie par une transition naturelle. Dans les siècles précédents, en Italie, comme dans le reste de l'Europe, on n'en avait point cultivé d'autre que la poésie latine. Les poëtes latins étaient nombreux, ou plutôt presque innombrables, sans qu'il y en eût un seul qui fût véritablement poëte, ou qui écrivît réellement en latin. Mais dès la fin du douzième siècle, et dans tout le cours du treizième, la langue provençale d'abord, et ensuite la langue italienne qui venait de naître, attirèrent à elles, tous ceux qui se sentaient ou croyaient se sentir quelque talent poétique; et il n'y en eut plus que très-peu qui s'obstinassent à faire des vers latins 621. Henri de Septimello est le plus ancien, et fut, dans son temps, le plus célèbre. Il fleurit dès le commencement de ce siècle et même à la fin du précédent. Sa naissance était obscure: il naquit de pauvres paysans à Settimello, village situé à sept milles de Florence; il se sentit cependant, dès l'enfance, du penchant pour la poésie et les lettres. Il fit d'excellentes études à Bologne; ses succès lui procurèrent des amis puissants, et ayant reçu les premiers ordres, il obtint un riche bénéfice. Ce fut la cause de sa ruine. Ce bénéfice lui occasiona un procès avec l'évêque de Florence, qui voulut le lui ôter, pour le donner à l'un de ses parents. La partie n'était pas égale: le pauvre Henri, après avoir mangé en plaidoiries tout son mince patrimoine, fut obligé de céder, resta plongé dans la misère et réduit à la mendicité 622. Ce fut son malheur même qu'il prit pour sujet du poëme qui lui fit le plus de réputation. Il est en vers élégiaques, divisé en quatre livres, et intitulé De l'inconstance de la fortune et des consolations de la philosophie 623. Le poëte, dans les deux premiers, se plaint de ses infortunes; dans les deux autres, à l'imitation de Boëce, il introduit la Philosophie, qui lui reproche sa faiblesse et lui apporte des consolations. Ce poëme jouit d'une telle estime, pendant la vie de l'auteur, qu'on le lisait publiquement dans les écoles. «Quels étaient donc, s'écrie avec raison Tiraboschi 624, quels étaient donc ces siècles, où tant d'honneurs étaient accordés à un versificateur aussi barbare»? Mais on revint bientôt de cette admiration: le poëme, la réputation du poëte, et même son nom, restèrent ensevelis dans quelques bibliothèques. L'ouvrage ne parut au jour que dans le dernier siècle, en 1721 625. Il a été réimprimé depuis avec une traduction italienne, très-estimée, que l'on ne croit postérieure que d'un siècle au poëme latin 626; mais auprès de cette traduction, le texte original n'en paraît que plus inculte et moins digne de la réputation dont il a joui.
Note 623: (retour) Elegia de diversitate fortunœ et philosophiœ consolatione. Il est bon d'observer que dans tout ce poëme, où l'auteur se plaint sans cesse, il ne dit rien de la cause de ses malheurs; il le termine même en s'adressant à l'évêque de Florence, à qui il fait des protestations d'un attachement éternel. Tiraboschi en conclut que ses infortunes avaient une tout autre cause que celle qui est rapportée par Villani, quoiqu'il soit impossible de conjecturer ce que ce pouvait être. Il est vrai que ces protestations d'attachement qui remplissent les huit derniers vers, sont très-fortes, et ne sont mêlées d'aucun reproche apparent; peut-être cependant l'exagération même équivaut-elle ici à un reproche, car on ne voit non plus ni dans cette pièce ni ailleurs, quelles si grandes obligations le poëte pouvait avoir à l'évêque, pour lui dire: Adieu, je suis à vous; après ma mort, croyez que mon âme sera encore à vous: vivant ou mort, je vous aimerai toujours; mais l'amour d'un vivant vaudrait mieux que celui d'un mourant.Ergo vale, Prœsul. Sum vester. Spiritus iste
Post mortem vester, credite, vester erit.
Vivus et extinctus te semper amabo; sed esset
Viventis melior quam morientis amor.N'y a-t-il pas même dans cette fin une espèce d'ironie amère qui renferme un reproche? Quel sel, et même quel sens peuvent avoir ces deux derniers vers, si elle n'y est pas?
Note 625: (retour) La première édition devait paraître en Allemagne, en 1684, in-4º., d'après un manuscrit de la Bibliothèque Laurentienne de Florence, communiqué par le célèbre Magliabecchi à Christian Daum; mais celui-ci mourut, l'édition resta imparfaite, ou du moins n'a jamais paru. Leiser fut donc le premier à publier ce poëme, dans son Historia poetarum medii ævi, 1721, in-8º. Mazzuchelli nous apprend, dans une note sur la vie de Henri de Settimello, qu'il existe à Florence, un exemplaire de l'édition qui devait paraître en 1684, avec des notes marginales de Magliabecchi, dans la bibliothèque de ce savant, réunie à la Laurentiennne. Vite d'Uomini ill. Fior. Scritte da Filippo Villani, etc., pag. 63.
Les autres poésies latines du même siècle, ou poésies rhythmiques, comme on les appelait alors, sont encore plus mauvaises; et comme elles n'ont point usurpé la même renommée, nous pouvons nous dispenser d'en parler, pour revenir à la poésie italienne. Nous l'avons vue naître en Sicile, sous un poëte roi, et jeter, dès sa naissance, un grand éclat. Ce qui peut en donner la plus haute idée, c'est que, dans le siècle suivant, un auteur, dont le sentiment est d'un grand poids, Dante, disait que la poésie et la littérature entière d'Italie s'appelait Sicilienne, parce que tout ce qui s'écrivait de plus exquis venait de la cour de Sicile 627.
L'exemple que donnait cette cour, l'accueil et les distinctions qu'elle accordait aux poëtes, les multiplièrent. On a conservé les noms et quelques poésies de plusieurs d'entre eux. Celles du commencement du siècle ont les mêmes formes et à peu près le même style que celles de Frédéric II et de son chancelier, dont nous avons parlé dans ce chapitre. La plupart de ces noms sont obscurs. On n'y distingue guère que ceux d'un Odo delle Colonne, frère ou cousin de Guido, l'historien du siège de Troie, lequel était aussi poëte; d'un Arrigo Testa da Lentino, qui était notaire; d'un Jacopo, du même lieu et de la même profession; d'un Stefano, protonotaire de Messine; d'un Mazzeo di Ricco, et quelques autres. Le savant Léon Allacci a réuni leurs poésies à la fin de son recueil d'anciens poëtes 628. On y voit, comme dans celles de Ciullo d'Alcamo, de Frédéric II, et de Pierre des Vignes, la langue et l'art des vers à leur berceau. Les pensées en sont communes, le style incorrect et grossier, mêlé de sicilien et de provençal. Les chansons ont presque toutes la forme que leur avaient donnée les Troubadours; mais le sonnet a constamment celle qu'il a conservée depuis, ce qui confirme l'opinion de son origine sicilienne. On ne peut donner qu'une idée très-légère de ces premiers bégaiements poétiques. Il faut, en les lisant, lutter à la fois contre la barbarie et l'obscurité du langage, et contre les fautes typographiques les plus grossières, et le texte le plus corrompu 629. Bornons-nous à quelques traits moins communs et un peu plus ingénieux ou plus singuliers que le reste.
Note 629: (retour) Il est presque incroyable qu'un savant tel que l'Allacci, ait fait paraître sous son nom une édition si honteusement irrégulière. On sait que ses ouvrages d'érudition, qui sont tous en latin, portent le nom de Leo Allatius. Ce recueil de poésies, et sa Dramaturgie, sont les seuls qui aient paru avec son nom italien. Ayant été successivement bibliothécaire du cardinal Barberini, et du Vatican, sous Urbain VIII, qui était de cette maison, il trouva parmi les manuscrits de ces deux bibliothèques, des poésies italiennes du premier âge. Il les publia, avec une préface qui contient des détails curieux; mais les originaux étaient pleins de lacunes, et sans doute de fautes: il dut les faire copier; les erreurs s'y multiplièrent: il négligea probablement de revoir ces copies, et de corriger l'impression. Il est impossible d'expliquer autrement le nombre et la grossièreté des fautes qu'on y trouve. Il eût suffi, pour en éviter une partie, de faire attention à la rime. Par exemple, dans une chanson de Guido delle Colonne, dont les strophes sont de neuf vers, et dont les deux derniers vers riment ensemble, on lit à la fin de la quatrième strophe, p. 422:Che se Morgana fosse infru la gente
In vero madonna non paria natare;Ce qui est absolument dépourvu de sens; mais lisez au dernier vers:
In ver madonna non paria neinte,comme on disait alors au lieu de niente; vous entendrez facilement ce que dit le poète, que si Morgane (la plus belle des fées) était encore au monde, elle ne paraîtrait rien au prix de sa Dame. Ce qui devait forcer, en quelque sorte, l'éditeur de rétablir cette leçon, c'est que dans cette chanson chaque strophe reprend pour son premier mot le dernier mot de la strophe précédente, forme toute provençale, et que la cinquième strophe, qui est la dernière a pour premier vers:
Neinte vole amor senza penare.On pouvait, au simple coup-d'œil, et par la même méthode, corriger une grande partie des fautes à peu près de même espèce qui défigurent cette édition, devenue rare, et toujours précieuse par un grand nombre d'anciennes pièces qu'on ne trouve point ailleurs.
Mazzeo di Ricco paraît être le plus ancien de ces poëtes, à en juger du moins par son style qui est le plus grossier, le plus près de l'origine de la langue, le moins italien de tous. De ses six chansons ou canzoni que l'Allacci nous a conservées, il n'y en a que deux qui exigent quelque attention; encore n'est-ce pas par leur mérite, mais parce que la forme provençale y est évidemment empreinte. L'une est un dialogue entre une dame et son amant. La dame dit une strophe, l'amant répond par une autre, comme dans les pastourelles des Troubadours. «Messire, dit la dame, mon cœur amoureux se plaint et fait pleurer mes yeux; il se tient éloigné de moi, et il me tourmente en venant à vous mille fois le jour, tant il vous désire. Il reste auprès de vous, et ne revient plus à moi. Je vous le recommande: ne lui donnez ni jalousie ni chagrin.--Madame, répond l'amant, si vous m'envoyez votre cœur amoureux, sachez que je vous envoie aussi le mien. Je languis, je sens de vives peines pour vous, rose vermeille; je n'ai plus d'existence que pour désirer de me rendre auprès de vous». Dans les deux autres strophes, la dame est enchantée de Messire: elle l'engage à venir; mais elle craint qu'il ne change, qu'il ne la quitte pour une autre belle. Messire la rassure. Un homme ne peut diriger ses yeux de manière à voir deux personnes dans une seule figure. Rien ne pouvait engager son cœur à se rendre ailleurs que chez elle; l'amour l'y attache si fortement, qu'il y retournerait toujours. Tout cela est en même temps commun et recherché quant aux pensées; et l'expression ne le relève pas 630.
La seconde chanson qui a du rapport avec les chansons provençales, est composée de quatre strophes, et les strophes de douze vers inégaux. Le dernier mot de chaque strophe est repris dans le premier vers de la strophe suivante, et l'on se rappelle que cette forme est entièrement provençale. La seconde strophe contient une argumentation en forme. L'auteur se plaint, dans la première, de n'être plus son maître, et dit, en terminant, d'un ton sententieux, que celui-là possède un assez grand empire 631, qui peut se maîtriser lui-même. «Puisque je ne puis plus me maîtriser, reprend-il, c'est l'amour qui me maîtrise; l'amour est donc certainement mon maître; mais je ne puis jamais considérer dans l'amour qu'un vif désir, et si l'amour est un vif désir, au nom de Dieu, considérez ici, madame, que l'amour ne me prend point d'une manière visible, mais qu'il paraît naître naturellement; et puisque l'amour est une chose naturelle, vous devez avoir pitié de mes maux». On ne sait pas ce que la dame put penser de cette logique; mais on voit assez ce qu'il faut penser de cette poésie, même dans une traduction, et on le sent encore mieux en lisant le texte.
Note 631: (retour)C'assai gran regno regie, cio mi pare,
Chi se medesimo puo sengnoregiare.
Poiche non posso me sengnoregiare,
Amor mi sengnoria:
Dunque e amore sengnore ciertamente;
Ma non pono già mai considerare
Che l'amore altro sia.
Se non distretta volglia solamente;
E s'amore e distretta voluntate,
Per Deo, madonna, in ciò considerate,
C'amor no'm prende visibilemente,
Ma pare che nasca naturalemente,
E poi c'amore e cosa naturale
Merze dovete avere de lo meo male.La strophe suivante commence par ces derniers mots:
De lo meo male ch'e tanto amoroso, etc.Elle finit par ce vers:
Che di piccola gioia processione;Et le premier vers de la quatrième strophe est:
D'alta processione e gioia plagiente.Cette façon de reprendre un mot est tout-à-fait provençale.
Guido delle colonne, qui ne passe que pour historien, a ici deux chansons qu'on pourrait préférer aux deux que l'on y trouve d'Odo son cousin ou son frère 632. On y voit du moins quelques pensées et des bizarreries qui valent encore mieux qu'une entière nullité de sentiments et d'idées. Dans l'une de ces chansons, il compare la belle Morgane à sa dame, à qui cette fée, si elle était encore au monde, cèderait en beauté 633; dans l'autre, il emploie des comparaisons plus singulières: «Votre teint frais, dit-il, surpasse les roses et les fleurs; il est plus brillant qu'un autre, et votre bouche parfumée exhale une odeur plus agréable que ne fait un animal qu'on nomme la panthère 634». Il n'est pas aisé de comprendre ce que c'est que l'agréable odeur que rend une panthère, ni de saisir la justesse de cette comparaison. Celle qui termine cette strophe est plus claire, mais n'est guère moins bizarre. «Je suis votre esclave, dit le poëte, plus loyal et plus dévoué que l'assassin n'est à son maître 635».
Note 635: (retour)Perche son vostro più leale e fino
Che non è al suo signore l'assassino.Je ne crois pas qu'il soit ici question d'un assassin vulgaire, salarié pour une vengeance privée, mais de ses sujets fanatiques du Vieux de la Montagne, qui allaient partout exécuter avec dévouement ses ordres sanguinaires. On les nommait en Orient, haschischin, dont on a fait heissessini, assessini, assassini, assassins, comme l'a démontré M. Sylvestre de Sacy, dans un mémoire dont j'ai donné l'extrait dans mon Rapport imprimé sur les travaux de notre classe; juillet 1809. On parlait beaucoup alors, depuis les croisades, de ses sectaires et de leur chef.
Le notaire Jacopo ou Giacomo da Lentino est le meilleur de ces poëtes, et celui dont il s'est conservé le plus de vers: il n'écrivit qu'au milieu du siècle, lorsque dans l'Italie entière on commençait à cultiver la poésie, et que surtout Guittone d'Arrezo, comme nous le verrons bientôt, polissait le langage et rendait les formes poétiques plus régulières. Jacopo da Lentino connut ces progrès, et y prit part; on s'en apperçoit à son style, et surtout à la forme de ses sonnets. Ce recueil en contient quinze, et quatorze de ses chansons. La plus remarquable est celle où il se compare à un peintre qui a fait un portrait, et qui le regarde en l'absence du modèle. En voici à peu près le sens: «La merveilleuse puissance de l'amour m'enchaîne; et souvent, à toute heure, comme un homme qui fixe sa pensée ailleurs que sur ce qui l'environne, et qui peint un portrait ressemblant, je ne pense qu'à vous, madame, et c'est dans mon cœur que je porte votre figure 636..... Poussé par un vif désir, j'ai peint un objet qui vous ressemble; quand je ne vous vois pas, je regarde ce portrait, etc. 637». La dernière strophe, adressée à la chanson même, est naïve, et se termine en quelque sorte par la signature de l'auteur. «Ma jolie chanson, lui dit-il, chante une chose nouvelle: va le matin trouver la plus belle fleur de tout le jardin d'amour, et dis-lui: Vous qui êtes plus blonde que l'or fin; votre amour, qui est d'un si haut prix, donnez-le au notaire natif de Lentino 638».
Les sonnets ont, comme je l'ai dit, la forme à peu près aussi régulière que ce genre de poésie l'eut dans le siècle suivant. Seulement, entre les imperfections du style, l'idée n'y est pas aussi bien conduite, et les tercets tombent presque toujours languissamment et gauchement. Déjà aussi, l'on y remarque une certaine recherche de pensées, un goût pour des similitudes peu naturelles et pour des comparaisons tirées de loin, qui naquit pour ainsi dire avec ce genre, d'où il se répandit dans tous les autres. «Celui qui n'aurait jamais vu de feu, dit le notaire poëte dans son premier sonnet, ne croirait pas qu'il pût brûler; son éclat, lorsqu'il l'apercevrait, lui paraîtrait au contraire un objet d'amusement et un jeu; mais, s'il le touche en quelque endroit, il verra bien qu'il brûle cruellement. Le feu d'amour m'a un peu touché; maintenant il me brûle, etc. 639. En regardant, dit-il, dans le second, le basilic venimeux qui fait périr l'homme par son regard, et l'aspic, cet envieux serpent, qui, par ruse, donne la mort, et le dragon qui est si rempli d'orgueil qu'il ne laisse jamais échapper ceux qu'il a pu saisir, je leur compare l'amour, qui est une source de douleur, qui tourmente et fait languir 640». Dans le troisième, une dame et l'amour passent, en courant, par ses yeux, et pénètrent dans son âme avec tant de force que l'âme sent la dame aller se reposer dans son cœur; et cette âme charge un soupir douloureux d'aller annoncer au dehors ce qu'elle a souffert, lui qui en a été témoin 641. Dans plusieurs autres sonnets, il s'exprime d'une manière aussi métaphysiquement alambiquée que quelques Troubadours, comme nous l'avons vu, l'avaient fait avant lui, et que le firent malheureusement, depuis, les meilleurs lyriques italiens, sans en excepter le plus grand de tous.
Note 640: (retour)Guardando il basilisco velenoso
Col suo guardare face l'huom perire,
E l'aspide, serpente invidioso
Che per ingegno altrui mette a morire,
E lo dracone che è si orgoglioso,
Cui elli prende non lassa partire,
Alloro assembro l'amor che è doglioso
Che altrui tormentando fa languire.
Nous avons vu aussi des Troubadours mêler le sacré avec le profane, préférer la présence de leur dame aux joies du paradis, et renoncer à ce lieu de délices, s'il faut qu'ils ne l'y voient pas. Un sonnet du même poëte dit absolument la même chose: il y déclare que, sans sa dame, le paradis ne lui ferait aucun plaisir. «J'ai résolu dans mon cœur, dit-il, de servir Dieu, afin de pouvoir aller en paradis, dans ce saint lieu où j'ai entendu dire qu'existent pour toujours le plaisir, les jeux et les ris. Je n'y voudrais pourtant pas aller sans ma dame, sans celle qui a la tête blonde et un si beau teint, car je ne pourrais jouir de rien si j'étais séparé d'elle. Je ne dis pas que je voulusse y faire d'autre péché que de voir son noble maintien, son beau visage et son tendre regard; mais j'éprouverais un grand bonheur à la voir elle-même comblée de joie 642.
Note 642: (retour) Je mettrai ici le sonnet entier, tant à cause de sa singularité, que parce que, si le style en a vieilli, la forme en est meilleure, et la conduite mieux soutenue que celle des autres.Io m'agio posto in core a Dio servire
Com'io potesse gire in Paradiso,
Al santo loco c'agio audito dire
Ove si mantiene sollazzo, gioco e riso.
Senza la mia donna non vi vorria gire
Quella c'a la blonda testa el claro viso,
Che senza lei non porzeria gaudire
Estando da la mia donna diviso.
Ma non lo dico a tale intendimento
Perche peccato ci volesse fare
Se non vedere lo suo bello portamento.
E lo bello viso el morbido sguardare;
Che lo mi tiria in gran consolamento
Vegendo la mia donna in gioia stare.
En voilà plus qu'il n'en fallait peut-être pour donner une idée de ces anciens poëtes siciliens, que les Italiens reconnaissent pour les fils aînés de la Muse italienne. Mais on doit ajouter à leurs noms peu célèbres le nom plus doux et plus aimable d'une certaine Nina 643, que son amour pour la poésie rendit amoureuse d'un poëte qu'elle n'avait jamais vu. Il était de Majano en Toscane, et s'appelait Dante, quoiqu'il n'eût rien de commun avec le grand poëte de ce nom. Ses poésies avaient alors beaucoup de réputation: elles touchèrent le cœur de Nina, qui composa pour lui des vers fort tendres, et qui était si fière de son amant, qu'elle se faisait appeler la Nina di Dante 644.
Note 644: (retour) Il s'est conservé fort peu de ses poésies. Crescimbeni, ubi suprà, en cite un seul sonnet. C'est une réponse que Nina fait au poëte qui lui avait adressé le premier, sans se nommer, une déclaration d'amour en vers. On y voit en effet, à travers les expressions surannées, beaucoup de douceur et de tendresse.Qual sete voi, si cara proferenza
Che fate a me senza voi mostrare?
Molto m'agenzeria vostra parvenza
Perche meo cor podesse dichiarare, etc.
Le signal donné par la Sicile avait été bientôt suivi sur le continent. Des poëtes italiens s'étaient fait entendre à Bologne, à Pérouse, à Florence, à Padoue et dans plusieurs villes de Lombardie. Parmi les poëtes de Bologne, on distingue surtout Guido Guinizzelli, qui, selon la croyance commune, partage avec Brunetto Latini l'honneur d'avoir été le maître du véritable Dante. On ne sait rien de la vie de ce poëte, qui florissait avant la moitié du treizième siècle, sinon qu'il était homme de guerre et d'une famille noble de Bologne, qui en fut chassée pour son attachement au parti de l'empereur 645. Il fut le premier à donner au style poétique plus de force et de noblesse. Quoiqu'il ne traitât guère, selon le goût du temps, que des sujets d'amour, il répandit dans ses poésies des sentiments élevés et des maximes de philosophie platonique 646 adaptées à cette passion; c'est sans doute ce qui lui fit donner le titre de très-grand (Massimo) par son élève 647, qui devait bientôt mériter ce titre mieux que lui.
Note 647: (retour) Dante, de Vulg. Eloq. En appelant ici le Dante élève de Guido, je parle selon l'opinion commune; je dois dire cependant que Crescimbeni, loin de l'adopter, prouve qu'elle est fausse, par le passage même du Dante, dont on se sert pour la soutenir. Le poëte trouve Guido dans le purgatoire, cant. 26. Dès qu'il l'a entendu se nommer, il l'appelle son père, et celui des autres poëtes qui ont composé des vers d'amour pleins de douceur et de grâce:Quando i' udi nomar se stesso il padre
Mio e d'altri miei miglior, che mai
Rime d'amore usar dolci e leggiadre.Guido lui demande quelle est la cause qui le fait lui parler et le regarder avec tant de tendresse: «Ce sont, lui répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera d'aimer tant que durera le style moderne:
Dimmi che è cagion perchè dimostri
Nel dire e nel guardar d'avermi caro?
Ed io a lui: li dolci detti vostri,
Che quanto durerà l'uso moderno,
Faranno cari ancora i loro inchiostri.On s'est arrêté au premier de ces deux traits, et l'on n'a pas vu que le dernier prouve évidemment que le Dante, non seulement n'avait pas eu Guido pour maître, mais qu'il ne l'avait jamais vu, et qu'il n'avait appris de lui à rimer, qu'en lisant ses vers.
On nous a conservé de Guido Guinizzelli quelques sonnets et quatre Canzoni 648. (Je demande la permission d'employer désormais ce mot, que celui de Chanson, en français, ne rend pas). Dans presque tous ses sonnets, l'idée principale est une comparaison; ce sont même souvent plusieurs comparaisons de suite, dont on voit que l'une a fait naître dans son esprit l'idée de l'autre, sans qu'il y ait pourtant de grands rapports entre les deux. Dans l'un, c'est le trait de l'amour qui, pour aller à son cœur, passe par ses yeux, comme le tonnerre qui entre par la fenêtre d'une tour, et qui fend et met en pièces tout ce qu'il trouve au dedans. «Je reste, dit le poëte, comme une statue de bronze où il n'y a ni âme ni vie, si ce n'est qu'elle imite une figure d'homme 649». Dans l'autre, après avoir comparé sa maîtresse à l'astre de Diane, qui a pris la forme d'une face humaine, l'éclat de son teint lui donne l'idée d'un visage de neige coloré de grenade 650. Dans un troisième, il est abattu et renversé par la rencontre de l'amour, comme le tonnerre frappe un mur (on voit que cette idée du tonnerre le poursuit), ou comme le vent abat les arbres par ses coups redoublés. Le même quatrain, dont les deux premiers vers contiennent ces deux comparaisons, offre dans les deux derniers une querelle entre les yeux et le cœur. «Le cœur dit aux yeux: C'est par vous que je meurs; les yeux disent au cœur: C'est toi qui nous as perdus 651». Assurément le défaut de cette poésie n'est ni le vide ni la prolixité.
Ce poëte conserve dans ses canzoni le même goût pour les comparaisons. Il y en a une qui commence ainsi: «Dans ces régions placées sous l'étoile du nord se trouvent les montagnes d'aimant qui donnent à l'air la propriété d'attirer le fer; mais parce que cet aimant est éloigné, il a besoin du secours d'une pierre de même nature pour le faire agir et diriger l'aiguille vers l'étoile polaire. Vous, madame, vous possédez les sources fécondes de toutes les qualités qui peuvent inspirer l'amour, et l'éloignement n'en détruit pas la force; car elles agissent de loin et sans secours 652». Ce n'est là ni de la saine physique ni de la poésie naturelle; mais cela ne laisse pas d'être ingénieux, et l'on est surtout frappé, en lisant le texte italien, du progrès qu'avait déjà fait cette langue, née depuis moins d'un siècle, et à qui il fallait moins de temps encore pour se perfectionner et se fixer.
Note 652: (retour)In quelle parti sotto tramontana
Sono li monti della calamita,
Che dan virtute all' aere D
Di trarre il ferro; ma perchè lontana,
Vole di simil pietra aver aita,
A far la adoperare,
E dirizzar lo ago in ver la stella.
Ma voi pur sete quella
Che possedete i monti del valore E
Onde si spande amore:
E già per lontananza non è vano,
Che senza aita adopera lontano.
Mais ce qui nous est resté de meilleur de Guinizelli est une autre de ses canzoni, dont je ne puis me dispenser de citer les quatre premières strophes 653. «C'est toujours dans un noble cœur que se réfugie l'amour, comme dans une forêt un oiseau, se réfugie sous la verdure 654. La nature ne créa point l'amour avant un cœur noble, ni de cœur noble avant l'amour, c'est ainsi qu'aussitôt que le soleil exista, aussitôt resplendit la lumière, et qu'elle ne fut point avant le soleil; l'amour prend naissance dans la noblesse du cœur, précisément comme la chaleur dans la clarté du feu.
Note 654: (retour)Al cor gentil ripara sempre amore
Si come augello in selva a la verdura:
Non fe amore anzi che gentil core
Ne gentil core anzi ch' amor, natura.
Ch' adesso com' fu'l sole
Si tosto lo splendore fue lucente;
Nè fue davanti al' sole:
E prende amore in gentillezza luoco,
Cosi propiamente
Com' il calore in clarità del foco.
Fuoco d'amore in gentil cor s'apprende
Come vertute in pietra preziosa;
Che da la stella valor non discende
Anzi che'l sol la faccia gentil cosa, etc.
«Le feu d'amour naît dans un noble cœur, comme la vertu cachée dans une pierre précieuse; cette vertu ne descend point des étoiles avant que le soleil ait ennobli la pierre qui doit la recevoir. Après qu'il en a tiré par la force de ses rayons ce qui était vil, les étoiles lui communiquent leur vertu; ainsi quand la nature a rendu un cœur délicat, noble et pur, la femme, comme une étoile, lui communique l'amour.
«L'amour est placé dans un cœur noble comme la flamme au sommet d'un flambleau 655; il brille pour ce qu'il aime d'un feu clair et délicat; il ne pourrait se placer autrement, tant il a de fierté. Une nature rebelle ne peut rien contre l'amour, pas plus que l'eau contre le feu, que le froid rend plus ardent. L'amour fait son séjour dans un cœur noble, parce que ce lieu est de même nature que lui, comme le diamant dans une mine».
Dans la quatrième strophe le poëte perd de vue l'amour, et s'élève par d'autres comparaisons à des sujets moraux d'un autre ordre. «Le soleil frappe la fange pendant tout le jour 656; elle reste vile, et le soleil ne perd rien de sa chaleur. L'homme plein d'orgueil dit: Je deviens noble de race; il ressemble à la fange, et la noble valeur au soleil. On ne doit pas croire qu'il y ait de la noblesse sans courage, même dans la dignité d'un roi, si la vertu ne lui donne pas un noble cœur. Il ressemble à l'eau qui réfléchit des rayons; mais le ciel retient ses étoiles et sa splendeur».
Note 656: (retour)Fere lo sol lo fango tutto il giorno,
Vile riman; ne'l sol perde colore.
Dice huomo alter: nobil per schiatta torno;
Lui sembra'l fango, e'l sol gentil valore.
Che non dè dare huom fè
Che grandezza sia fuor di coraggio
In degnità di Rè,
Se da vertute non ha gentil core.
Com' aigua porta raggio,
E'l ciel ritien le stelle e lo splendore.
Voilà sans doute un entassement de figures et de comparaisons fatigant et de mauvais goût; mais voilà aussi des pensées nobles, des images vives, une élévation et une force qui dans aucun siècle ne sont communes, et qui, rendues comme elles le sont dans l'original, en strophes de dix vers assez harmonieux et dans un style qui a déjà beaucoup perdu de sa rudesse, doivent paraître fort surprenantes dans un poëte du treizième siècle.
La première forme de ces odes ou canzoni était comme on l'a vu, empruntée des Provençaux; à leur exemple, les poëtes italiens avaient, dès l'origine, donné aux strophes des entrelacements harmonieux de rimes et de mesures de vers; elles étaient dès lors telles à peu près qu'elles sont restées depuis. Il n'en était pas ainsi du sonnet, né sicilien, et qui, au commencement de ce siècle, était encore dans une sorte d'enfance. Les plus anciens poëtes siciliens et italiens avaient d'abord donné ce titre à une espèce particulière de poésie qui varia selon leur caprice. Les uns y employaient deux quatrains suivis de deux tercets; les autres, sous le nom de sonnets doubles, doppii ou rinterzati, mettaient deux strophes de six vers, ou une seule de douze, et ensuite deux autres de six, de cinq ou de quatre vers 657. Il paraît constant que ce fut Guittone d'Arezzo qui leur donna des formes plus fixes, et qui enchaîna par des lois plus sévères la liberté dont les poëtes avaient joui jusqu'alors. C'est à lui et non pas aux rimeurs français, qu'Apollon dicta ces rigoureuses lois, que Boileau, en se trompant sur ce point de fait, a exprimées en si beaux vers 658.
Note 658: (retour)On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre (Apollon)
Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
Inventa du sonnet les rigoureuses lois;
Voulut qu'en deux quatrains de mesure pareille,
La rime avec deux sons frappât huit fois l'oreille,
Et qu'ensuite six vers, artistement rangés,
Fussent en deux tercets par le sens partagés.
Le Menzini, dans son Art poétique, postérieur de peu d'années à celui de Boileau, a aussi attribué à Apollon l'invention du sonnet, non pour pousser à bout, mais pour soumettre à la plus forte épreuve les poëtes du plus grand génie.
Apollo stesso, come lidia pietra
Da porre i grandi ingegni al paragone, l. IV.
Guittone d'Arezzo, qui florissait dans le même temps que Guido Guinizzelli, et peut-être même plutôt, est un des poëtes dont la Toscane, s'honora le plus dans ce siècle. On l'appelle ordinairement Fra Guittone, parce qu'il était d'un ordre religieux et militaire qui s'est éteint 659. Il nous reste de lui environ trente sonnets, où l'on peut en effet remarquer plus de régularité dans la forme, et du progrès dans le style. L'amour est, comme à l'ordinaire, le sujet de presque tous; la dévotion, de quelques-uns, et, dans quelques uns aussi, la dévotion et l'amour se trouvent ensemble; par exemple, s'il est arrivé à l'auteur de nier son amour pour sa dame, il espère obtenir le pardon de cette déloyauté, parce que saint Pierre avait renié Dieu tout puissant, et que cependant il a obtenu le Paradis; parce que Paul devint un saint, même après qu'il eut tué saint Etienne 660. On reconnaît dans plusieurs de ses sonnets un goût d'harmonie, une coupe de vers, et aussi un certain tour sentimental qui n'étaient point connus avant lui, et qui sembleraient avoir servi de modèle au style de Pétrarque. Ne dirait-on pas que celui-ci serait un des sonnets de l'amant de Laure 661?
Note 659: (retour) C'était l'ordre des Cavalieri Gaudenti. Son origine est funeste. Il fut institué en Langudoc, en 1208, pendant la croisade barbare contre les Albigeois. Mais quand Guitton y fut admis, la croisade était finie, et l'hérésie éteinte, c'est-à-dire, les hérétiques exterminés. L'ordre des Gaudenti, des Jouissants, fut sans doute ainsi nommé, parce qu'on y jouissait en effet de la vie, et qu'il n'imposait aucune privation. Il n'avait de sévérité que pour les preuves de noblesse. C'est le premier ordre où les dames furent admises, sous les titres de Militisse et de Cavalleresse. Giamb. Corniani, i Secoli della letter. ital. etc. t. I, p. 154.
Note 660: (retour)Se di voi, donna, mi negai servente,
Pero'l mio cor da voi non fù diviso:
Che san Pietro nego'l padre potente,
E poi il fece haver del Paradiso;
E santo fece Paulo similmente
Da poi santo Stefano have' occiso, etc.Racolta de' Giunti, 1527. Tout le huitième livre de ce Recueil est de Fra Guittone d'Arezzo.
«Déjà mille fois pressé par l'amour, j'ai couru pour me donner la mort, ne pouvant résister à la douleur âpre et cruelle que je sens dans mon sein... Mais quand je suis prêt à m'en aller vers une autre vie, votre immense bonté me retient et me dit: Ne presse pas ta fuite prématurée: ta jeunesse et ta fidélité te le défendent; elle m'invite et me prie de rester sur la terre. J'espère donc qu'avec le temps je pourrai goûter le bonheur». En lisant surtout le texte des deux tercets, on est surpris de leur ressemblance avec quelques vers de Pétrarque: