Histoire littéraire d'Italie (1/9)
Vostra immensa pietà mi tiene, e dice:
Non affrettar l'immatura partita.
La verde età, tua fideltà il disdisce;
Ed a ristar di quà mi priega, e'noita;
Sicch'eo 662 spero col tempo esser felice.
Ces tercets d'un autre sonnet y ressemblent peut-être encore davantage. 663:
Il qual leggendo i miei sospiri in rima,
Si dolerà della mia dura sorte.
E chi sa sei colei ch'or non mi estima
Visto con il mio mal giunto il suo danno,
Non deggia lagrimar della mia morte?
Note 663: (retour) En y joignant les deux quatrains qui les précèdent, on a un sonnet tout-à-fait petrarquesque, du moins pour le tour des pensées, si ce n'est pour le style.Quanto più mi destrugge il meo pensiero,
Chè la durezza altrui produsse al mondo,
Tanto ogahor, lasso, in lui più mi profondo,
E co'l fuggir de la speranza spero.
Eo parlo meco, e riconosco in vero
Chè mancherò sotto si grave pondo:
Ma'l meo fermo disio tant'è giocondo
Ch'eo bramo e seguo la cagion ch'eo pero.
Ben forse alcun, etc.
Peut-être, après quelques années, viendra-t-il quelqu'un qui, lisant mes soupirs retracés dans mes vers, plaindra la cruauté de mon sort. Et qui sait si celle qui maintenant ne fait de moi aucune estime, voyant, avec ce que j'aurai souffert, la perte qu'elle aura faite, ne donnera point de larmes à ma mort»?
Trois grandes canzoni, sont jointes à ces sonnets. Le progrès de l'art et celui de la langue y sont moins sensibles. Ce sont des strophes de quatorze, seize et de dix-huit vers de différentes mesures, bien combinés entre eux, et dont les rimes sont disposées assez harmonieusement; mais pour ne dire, en cinq ou six de ces longues strophes, que des choses assez communes, et pour les dire sans mouvement et sans vivacité de style, sans idées piquantes et sans images poétiques. Il est donc inutile d'en rien citer: il vaut mieux dire quelque chose d'un ouvrage plus curieux, du même auteur. On a conservé long-temps manuscrites, et enfin imprimé dans le dernier siècle, environ quarante lettres de Guittone d'Arezzo, sur divers sujets de morale, et quelquefois de simple amitié. C'est un des premiers, peut-être même le premier monument de la prose italienne, et le recueil le plus ancien de lettres que l'on ait rassemblé et publié en langue vulgaire. Elles sont peu importantes pour le fond; mais elles servent à connaître plus particulièrement ce qu'était la langue italienne dans ces premiers temps. Le savant Bottari les a accompagnées de notes très-utiles pour ce genre d'étude 664. Parmi ces lettres, il s'en trouve quelques unes en vers libres, ou rimés avec beaucoup de licence. C'est de la prose un peu plus cadencée, ou de la poésie un peu plus que fugitive.
Un poëte de ce temps, qui eut encore plus de renommée, ce fut Guido Cavalcanti. Sa famille était une des plus illustres et des plus puissantes de Florence. Guido fut un ardent Gibelin, et devint plus ardent encore en épousant la fille de Farinata degli Uberti, alors chef de cette faction. Corso Donati, chef du parti des Guelfes, homme alors fort en crédit en Florence, et personnellement ennemi de Guido, voulut le faire assassiner. Guido l'ayant su, l'attaqua à force ouverte; mais il fut abandonné de ceux qui étaient avec lui; Corso, mieux accompagné, le repoussa et le mit en fuite. La commune de Florence, fatiguée de ces dissensions, exila les chefs des deux partis. Guido Cavalcanti fut relégué à Sarzane, où l'air était très-malsain. Il y tomba malade, et, ayant obtenu son rappel, il mourut à Florence 665 de la maladie qu'il avait gagnée dans son exil. Il était né d'un père 666 qui passait pour philosophe épicurien, et pour athée. Quant à lui, quoique philosophe aussi, un fait démontre que, malgré les bruits publics, il n'était pas de la même secte que son père 667; quand son ennemi voulut le faire assassiner, il allait en pélerinage à Saint-Jacques en Galice, où les Epicuriens ne vont guère. Au reste, tout le fruit que l'on croit qu'il tira de ce pélerinage fut de devenir éperduement amoureux, à Toulouse, d'une certaine Mandetta, dont il fit la dame de ses pensées, et, sans la nommer, si ce n'est peut-être une seule fois, l'objet de ses vers.
Note 667: (retour) Boccace dit plaisamment de lui, qu'étant sans cesse plongé dans des méditations philosophiques, et passant pour épicurien, le peuple disait que ses méditations n'avaient pour objet que de chercher si l'on pouvait trouver que Dieu n'existait pas. Si diceva fra la gente volgare, che queste sue speculazioni eran solo in cercare se trovar si potesse che Idio non fosse. Decam. Giorn. VI, nov 9.
Ils ont, comme tous ceux de ce temps-là, pour unique sujet l'amour et la galanterie; mais avec une teinte de mélancolie et quelquefois de bizarrerie poétique qui leur donne un caractère particulier 668. On reconnaît l'une et l'autre à la manière dont est amenée l'idée de la mort dans le sonnet suivant 669: «Madame, avez-vous vu celui qui tenait la main sur mon cœur, quand je vous répondais si faiblement et si bas, par la crainte que j'avais de ses coups? C'était l'amour, qui, vous ayant trouvée, s'arrêta près de moi. Il venait de loin, comme un léger archer de Syrie, qui se prépare à tuer quelqu'un avec ses traits. Il tira ensuite de mes yeux des soupirs, qui se jetèrent avec tant de force hors de mon cœur, que je partis en fuyant et rempli d'effroi. Alors il me sembla que je suivais la mort, accompagné de ces souffrances qui nous consument en nous faisant verser des larmes».
La bizarrerie, il en faut convenir, va souvent jusqu'à l'extravagance; par exemple, il dit, en finissant un sonnet, que son âme affligée et pleine de crainte, pleure sur les soupirs qu'elle trouve dans son cœur; qu'ils en sortent baignés de larmes, et il ajoute: Alors il me semble que je sens tomber dans ma pensée une figure de femme pensive, qui vient pour voir mourir mon cœur 670».
L'auteur est plus naturel et plus simple dans ses Ballades, genre de poésie qu'il semble avoir affectionnée, car on en trouve ici dix à douze. C'est dans l'une de ces ballades qu'il nomme sa jolie Toulousaine. Il était tout occupé de ses pensées d'amour quand il rencontre deux bergerettes qui lui font quelques agaceries. Ne me méprisez pas, leur dit-il, pour le coup que j'ai reçu; mon cœur est mort au plaisir depuis mon voyage de Toulouse 671. L'une des deux se moque de lui, l'autre le plaint. Celle-ci lui demande s'il a conservé un fidèle souvenir des yeux de sa belle: «Je me souviens, répond-il, qu'à Toulouse, je vis paraître une dame élégamment parce, à qui l'Amour donne le nom de Mandetta, etc. 672». Mais il paraît que l'absence eut sur lui son effet ordinaire, et que Mandetta fit place à une autre, ou plutôt à d'autres beautés. Une de ses ballades, qui ressemble tout-à-fait aux pastourelles provençales, nous le représente rencontrant dans un bosquet une bergère plus belle à ses yeux que l'étoile du matin: ses cheveux étaient blonds et légèrement bouclés; son teint, de rose: une houlette à la main, elle menait paître ses agneaux, sans chaussure, et les pieds baignés de rosée, chantant d'une voix amoureuse, ornée enfin de tout ce qui peut inviter au plaisir 673: il l'aborde, il l'interroge: elle répond et avoue que quand les oiseaux chantent, son cœur désire un amant. Ils entrent sous le feuillage: les oiseaux se mettent à chanter; tous deux entendent ce signal, et s'empressent d'y obéir.
Note 673: (retour)In un boschetto trovai pastorella
Più che la stella bella a'l mio parere;
Capegli havea biondetti e ricciutelli;
E gli occhi pien d'amor, cera rosata:
Con sua verghetta pastorava agnelli,
E scalza, e di rugiada era bagnata:
Cantava come fosse innamorata;
Era adornata di tutto piacere, etc.
Celle de ses ballades où il y a le plus de naturel, et même de sentiment, est celle qu'il paraît avoir faite à Sarzane pendant la maladie qui le fit rappeler de son exil, circonstance que je ne crois pas avoir encore été remarquée, et qui contribue à rendre cette petite pièce intéressante. C'est à sa ballade même qu'il s'adresse: «Puisque je n'espère plus, dit-il, retourner jamais en Toscane, va légèrement et doucement trouver ma dame, qui te fera un bon accueil 674; tu lui rendras compte de mes soupirs, pleins de tristesse et de crainte; mais garde-toi d'être vu de personne qui soit ennemi des nobles penchants de la nature: elle en souffrirait elle-même; elle t'en voudrait, et ce serait pour moi un sujet de peine qui me suivrait jusqu'après ma mort. Tu vois que la mort me presse, que la vie m'abandonne, etc.». Il recommande à sa ballade de conduire son âme auprès de sa maîtresse, quand elle s'échappera de son cœur, de la lui présenter, de lui dire: «Cette âme, votre esclave, vient se fixer auprès de vous, ayant quitté celui qui fut esclave de l'amour». Cela est encore excessivement recherché, mais conforme aux idées d'amour et au langage de ce temps.
Note 674: (retour)Perch'io nò spero di tornar già mai,
Ballatetta, in Toscana,
Và tù leggiera e piana,
Dritta à la donna mia,
Cher per sua cortesia
Ti farà molto honore.
Tu porterai novelle de' sospiri
Piene di doglia e di molta paura;
Ma guarda che persona non ti miri
Che sia nemica di gentil natura.
.......................................
Tu senti, Ballatetta, che la morte
Mi stringe sì, che vita m'abbandona, etc.
La canzone de Guido Cavalcanti, sur la nature de l'amour, où il paraît avoir voulu rassembler et professer, pour ainsi dire, tout ce que la doctrine de cette passion avait de plus abstrait 675, eut alors tant de célébrité que plusieurs beaux esprits de son temps l'enrichirent de commentaires. Elles en aurait un peu moins aujourd'hui. C'est une espèce de traité métaphysique. L'auteur en propose le sujet dans une strophe, et le développe méthodiquement dans les quatre autres. Ce sont des définitions et des divisions subtiles, énoncées en termes qui sont plutôt de la langue de l'école que de celle de l'amour 676. C'est une thèse, si l'on veut, et qui méritait, tout autant que bien d'autres, le baccalaureat, ou même le doctorat; mais ce n'est ni du sentiment, ni de la poésie: et comment se passer de l'un et de l'autre, quand on parle d'amour en vers? Si j'en juge par deux des commentaires qui furent faits sur cette pièce, l'un par le cardinal Egidio Colonna, qu'on appelait de son temps le Prince des Théologiens 677; l'autre par le chevalier Paolo del Rosso; il s'en fallut beaucoup que la pièce en devînt plus claire. Elle l'était si peu, qu'il resta indécis si l'auteur y traitait de l'amour naturel ou de l'amour platonique. Philippe Villani, dans sa Vie de Guido 678, est de la première opinion, tandis que Marsile Ficin est de la seconde 679.
Note 676: (retour)Vien da veduta forma, che s'intende,
Che prende nel possibile intelletto,
Come in suggetto, luoco e dimoranza.
In quella parte mai non ha posanza
Perchè da qualitate non discende, etc.C'est sur ce ton que la pièce entière est écrite, et c'est encore là un des endroits les moins obscurs.
La Toscane eut, dans ce même temps, plusieurs autres poëtes, tels que les deux Buonagiunta, l'un séculier, l'autre moine 680; Guido Orlandi, Chiaro Davanzati, Salvino Doni, d'autres encore, parmi lesquels il faut distinguer Dante da Majano, si cher à sa Nina sicilienne. C'est le dernier sur lequel nous nous arrêterons. On nous a conservé un livre entier de ses poésies 681; quarante sonnets, cinq ballades et trois grandes canzoni, ne permettent pas de ne faire que le nommer; mais on serait embarrassé pour trouver dans tant de pièces de quoi justifier la réputation que l'auteur paraît avoir eue pendant sa vie, et le tendre enthousiasme de Nina.
Dans ces poésies, toutes amoureuses, on sent toujours l'effort et le travail, presque jamais le génie poétique ni l'amour. Son premier sonnet annonce le projet de chanter pour prouver son savoir faire 682; c'est plutôt montrer, dès le début, qu'il en manquait absolument. La plupart de ses sonnets ne contiennent que des éloges communs ou exagérés de sa dame, des plaintes de ce qu'il souffre, des prières d'avoir pitié de ses maux; des comparaisons qu'il fait d'elle avec les fleurs, les roses, avec des peintures brillantes, et quelquefois aussi des comparaisons historiques: il l'aime plus que Pâris n'aima Hélène 683; ou bien elle surpasse Iseult et Blanchefleur 684. La fée Morgane était alors en si grande réputation de beauté, comme nous l'avons déjà pu voir, que notre auteur en fait un adjectif, et appelle Gola morganata le cou de sa maîtresse 685. Nous avons aussi vu, sans pouvoir le comprendre, la panthère figurer, pour la bonne odeur qu'elle exhale, dans des comparaisons galantes; la voici employée dans un sonnet, pour la lumière qu'elle répand: «Noble panthère, dit le poëte à celle qu'il aime, quand je pense à votre lumière qui m'a élevé si haut que je suis véritablement monté dans les airs, et que je porte la lumière du monde et l'astre du jour 686»! Exagérations hyperboliques avec lesquelles il est impossible de voir le rapport que peut avoir une panthère. Quelquefois cependant il y a de la délicatesse dans les sentiments et dans les expressions: «Je ne vous demande pas autre chose, dit-il à la fin d'un sonnet, si non qu'il ne vous soit pas désagréable que je vous aime et que je vous sois fidèle: je craindrais d'en demander davantage; mais c'est faire un double don à celui qui est dans le besoin que de lui donner sans qu'il demande 687».
Les ballades et les canzoni du même poëte, n'ont rien de remarquable que cette surabondance de vers et de rimes, vides d'idées, qui n'a été que trop commune même dans de meilleurs temps, mais qui est plus fatigante dans les poëtes de cette première époque, parce qu'ils ne savaient point encore la déguiser par l'harmonie des vers et par les grâces du langage.
En finissant cette revue des premiers essais de poésie italienne, on ne peut se dispenser de faire une réflexion. C'était beaucoup sans doute que d'avoir enfin consacré par la poésie cette langue vulgaire qui jusque-là ne servait qu'à l'usage du peuple, d'avoir abandonné aux écoles, aux tribunaux et aux chancelleries le latin dégénéré qui y était encore admis, et d'avoir, dès le treizième siècle, plié l'idiome naissant à ces formes gracieuses qui devaient nécessairement le perfectionner et le polir; mais quel dommage que, dans ces essais, un peuple si sensible, et en général si susceptible d'affections vives et de passions fortes, environné d'une nature si riche et placé sous un ciel si beau, n'ait pas songé a célébrer les objets réels, les mouvements et les vicissitudes de ces affections et de ces passions; à peindre ce beau ciel, cette riche nature; et, si ce n'est dans des descriptions suivies, à s'en servir au moins dans des comparaisons et dans les autres ornements du style poétique et figuré.
Les Arabes, malgré le désordre de leur imagination déréglée, au milieu de leurs rêveries et de leurs contes extravagants, eurent de la passion et de la vérité; ils peignirent admirablement les objets naturels, et racontèrent de la manière la plus vraie et la plus animée, ou les grandes actions ou les moindres faits. Les Provençaux eurent à peu près les mêmes qualités, autant du moins que le leur permettaient des mœurs moins simples et moins grandes à-la-fois, une langue moins riche et encore inculte, une galanterie plus rafinée. Ils chantèrent les exploits guerriers, les aventures d'amour, les plaisirs de la vie. Ils furent louangeurs adroits, satiriques mordants, conteurs licencieux, mais pleins de sel et de vérité. Les premiers poëtes siciliens et italiens ne furent rien de tout cela. Un seul sujet les occupe, c'est l'amour, non tel que l'inspire la nature, mais tel qu'il était devenu dans les froides extâses des chevaliers, passionnés pour des beautés imaginaires, et dans les galantes futilités des cours d'amour. Chanter est une tâche qu'ils remplissent; toujours force leur est de chanter, c'est leur dame qui l'exige, ou c'est l'amour qui l'ordonne, et ils doivent dire prolixement et en canzoni bien longues et bien traînantes, ou en sonnets rafinés et souvent obscurs, les incomparables beautés de la dame et leur intolérable martyre. De temps en temps, ils laissent échapper quelques expressions naïves, qui portent avec elles un certain charme; mais le plus souvent, ce sont des ravissements ou des plaintes à ne point finir, et des recherches amoureuses et platoniques à dégoûter de Platon et de l'amour. Ils ont sous les yeux les mers et les volcans, une végétation abondante et variée, les majestueux et mélancoliques débris de l'antiquité, l'éclat d'un jour brûlant, des nuits fraîches et magnifiques: leur siècle est fécond en guerres, en révolutions, en faits d'armes; les mœurs de leur temps provoquent les traits de la satire; et ils chantent comme au milieu d'un désert, ne peignent rien de ce qui les entoure, ne paraissent rien sentir ni rien voir.
De tous les sujets traités par les Arabes et par les Troubadours ils n'en choisissent qu'un seul; et dans ce sujet qui appartient à tous les temps et à tous les hommes, ils n'empruntent de leurs modèles que ces pointilleries et ces subtilités vagues qu'il aurait fallu leur laisser, même en imitant tout le reste; ils ne peignent rien de vrai, d'existant; on ne voit point leur maîtresse, on ne la connaît point: c'est un être de raison, une sylphide si l'on veut, jamais une femme. On n'entend point les mots qu'ils se sont dits, les serments qu'ils se sont faits, leurs querelles, leurs raccommodements, leurs ruptures. On ne les voit ni attendre rien de réel, ni jouir, ni regretter; et ils trouvent le moyen de parler sans cesse d'amour, sans les espérances que l'amour donne, sans transports et sans souvenirs.
Ce fut là, pendant tout un siècle, la seule poésie connue en Italie; le goût en étant devenu général, ce fut là aussi ce qui donna aux esprits ce penchant pour l'exagéré, pour le vague et pour le faux, qui s'étendit jusqu'aux opinions sur les choses et sur les faits, qui corrompit l'histoire, écarta long-temps de l'étude de la nature, et ne s'attacha qu'à des questions de mots, à des puérilités et à des riens sonores. À mesure que la langue et le style se perfectionnaient, l'oreille apprit à jouir seule, sans que l'esprit fût intéressé par des idées justes et claires, ni l'âme par des sentiments vrais. Dans la suite, l'esprit et l'âme eurent aussi leurs jouissances, mais peut-être toujours un peu subordonnées à celles de l'oreille; et si, du moins en poésie, il y eut trop souvent dans les plus beaux génies et dans les plus beaux siècles, quelque chose dont un goût pur et sévère ne peut s'accommoder, quelque chose d'étranger à ce beau simple et naturel que les anciens seuls ont connu, et qu'ils nous apprennent à préférer à tout, il faut, pour en trouver la cause, remonter jusqu'à ces premiers temps, et chercher dans ces premiers hommes de la poésie italienne la tache originelle dont leurs descendants ont eu tant de peine à se laver complètement.
CHAPITRE VII.
LE DANTE.
Notice sur sa vie; Coup-d'œil général sur ses différents ouvrages; Poésies diverses; la Vita nuova; Il Convito; Traités de la Monarchie et de l'Éloquence vulgaire; la Divina Comedia; Idées préliminaires sur ce Poëme.
Dans le chapitre précédent on a vu plusieurs fois reparaître un de ces noms auxquels s'attachent de grandes idées, le nom d'un de ces hommes qui suffisent pour illustrer un siècle, une nation et toute une littérature. J'ai nommé le Dante; j'ai parlé de ses maîtres en philosophie et dans l'art des vers. Il est temps de le montrer lui-même, et de nous élever avec lui jusqu'aux hauteurs du Parnasse italien, dont les poëtes qui l'ont précédé n'occupèrent que les avenues. Il y marcha quelque temps avec eux; mais, au milieu de sa carrière, il prit un vol inattendu, et s'élança jusqu'au sommet, où aucun de ses rivaux n'a pu l'atteindre. Je commencerai par une notice abrégée de sa vie, dont les vicissitudes sont liées aux événements politiques de son temps.
Dante Alighieri naquit à Florence, en 1265 688, d'une famille ancienne, riche et considérée, attachée au parti des Guelfes, et qui avait été chassée deux fois de sa patrie dans les mouvements de guerre civile que les papes et les empereurs y entretenaient sans cesse 689. Il reçut en naissant le nom de Durante: on s'habitua pendant son enfance à y substituer le petit nom de Dante qui lui est resté 690. L'astrologie prétendit avoir tiré à sa naissance l'horoscope de sa gloire 691, et l'on dit aussi que sa mère crut avoir fait un songe qui la lui annonçait 692. Il en a été ainsi de plusieurs grands hommes nés dans des siècles superstitieux. Il semble que leurs contemporains, forcés de reconnaître en eux une supériorité qui les humilie, s'en consolent en les entourant de prodiges, et en les plaçant comme à part de l'ordre ordinaire de la nature.
Note 689: (retour) Selon quelques généalogistes florentins, le plus ancien nom de la famille du Dante était des Elisei; ils lui donnaient pour première tige un certain Eliseus qui vint s'établir à Florence au temps de Charlemagne; d'autres reculent même cet Eliseus jusqu'au temps de Jules-César. L'un de ses descendans prit, dans le douzième siècle, le nom de Cacciaguida; c'est lui que les généalogistes raisonnables regardent comme la vraie tige de cette famille. Le Dante lui-même le reconnaît pour tel en se faisant adresser par lui ces deux vezs, Parad.; c. XV, v. 88:O fronda mia in che io compiacemmi,
Pure aspettando, io fui la tua radice.Cacciaguida eut pour femme une Aldighieri de Ferrare, et les noms de famille n'étant pas encore fixes, leur fils fut appelé Aldighiero, ou Allighiero, du nom de sa mère. L'un des trois petit-fils de cet Allighiero porta aussi le même nom, en sorte que Dante, fils de ce petit-fils, était des Alighieri de Florence, au quatrième degré, depuis la femme Cacciaguida.
Note 690: (retour) Régulièrement, il faudrait donc l'appeler Dante et non pas Le Dante, puisque l'article honorifique il ne se met en italien que devant les noms de famille. En Italie, on dit toujours Dante sans article, ou bien l'Alighieri: mais en France, on est habitué à dire Le Dante. Il y a des cas où il serait dur de parler autrement. De Dante et à Dante, par exemple, produisent un son désagréable. Je me suis permis d'écrire tantôt Dante, tantôt Le Dante, selon l'occasion.
Note 691: (retour) Le soleil se trouvait dans la constellation des gémeaux; Brunetto Latini, qui était alors à Florence, et qui joignait à des connaissances réelles la science imaginaire de l'astrologie, tira l'horoscope de l'enfant, et lui pronostiqua une destinée glorieuse dans la carrière des sciences et des talents. C'est pour cela sans doute que Dante se fait dire par lui, dans la troisième partie de son poëme, Parad., c. XV, v. 55:Se tu segui tua stella,
Non puoi fallire a glorioso porto,
Se ben m'accorsi nella vita bella.
Dante était encore enfant lorsqu'il perdit son père. Sa mère Bella eut le plus grand soin de son éducation. Il eut pour maître dans ses études Brunetto Latini, après que ce poëte philosophe fut revenu du voyage qu'il avait fait en France. Il fit des progrès rapides en grammaire, en philosophie, en théologie et dans les sciences politiques, où Brunetto excellait; quant aux belles-lettres et à la poésie, il y fut lui-même son premier maître. Il se forma une très belle écriture, soin que les gens de lettres négligent trop souvent, et cultiva les beaux arts dans sa jeunesse, principalement la musique et le dessin, dont il semblerait que le goût, assez rare parmi les poëtes, y dut être fort commun, puisque la poésie est aussi une musique et une peinture.
Ce fut l'amour qui lui dicta ses premiers vers; et en cela il ressemble davantage à la plupart des autres poëtes. Dès l'âge de neuf ans 693 il avait vu dans une fête de famille une jeune enfant du même âge, fille de Folco Portinari, que ses parents nommaient Bice, diminutif du nom de Béatrice, qu'il répéta depuis si souvent, et dans sa prose et dans ses vers. Il prit pour elle un de ces goûts d'enfance que l'habitude de se voir change souvent en passions. Il a décrit dans un de ses ouvrages et dans plusieurs pièces de vers les agitations et les petits événements de ce premier amour. Une mort prématurée lui en enleva l'objet. Ils n'avaient que vingt-cinq ans l'un et l'autre quand Béatrix mourut. Dante ne l'oublia jamais, et il lui a élevé dans son grand poëme un monument que le temps ne peut effacer.
Sa jeunesse se partagea donc toute entière entre les soins de son amour et des études graves, adoucies par la culture des arts. Son tempérament porté à la mélancolie lui faisait surtout un besoin de la musique, et s'il eut des liaisons d'amitié avec Guido Cavalcanti et d'autres poëtes de son temps, avec le célèbre Giotto et d'autres peintres par qui l'art commençait à fleurir, il en eut aussi avec le musicien Casella 694 et avec tout ce que Florence avait des musiciens habiles; il se plaisait singulièrement à les entendre et à chanter ou jouer des instruments avec eux.
Ces occupations et ces amusements ne le détournèrent point du premier devoir imposé à tout citoyen d'une république, celui de servir sa patrie.
Dès sa jeunesse, il se fit inscrire, ou, selon l'expression consacrée, immatriculer sur le registre de l'un des arts ou métiers entre lesquels les lois de Florence exigeaient que se partageassent tous les citoyens qui voulaient pouvoir être admis aux emplois publics 695. Il prit les armes dans une expédition que firent les Guelfes de Florence contre les Gibelins d'Arezzo, et se distingua aux premiers rangs de la cavalerie dans la bataille de Campaldino 696, où, après une résistance opiniâtre, les Arétins furent vaincus. Il servit encore contre les Pisans, l'année suivante, année fatale pour lui par la perte qu'il fit de Béatrix. Il chercha, un an après, sa consolation dans un mariage qui ne lui procura que des chagrins. Quelques historiens de sa vie assurent que sa femme, qu'il avait prise dans l'une des plus puissantes familles du parti guelfe 697, fut à peu près pour lui ce que Xantippe avait été pour Socrate 698; mais peut-être n'eut-il pas la même patience à la souffrir.
Note 695: (retour) Le nombre de ces arts ou métiers était d'abord de quatorze, et s'éleva ensuite à vingt-un. On les distinguait en majeurs et mineurs. Le sixième des arts majeurs était celui des médecins et des pharmaciens. C'est celui dans lequel Dante se fit inscrire, soit qu'il y eût dans sa famille quelque pharmacien, soit qu'il eût eu d'abord le dessein de professer la médecine, science à laquelle on dit qu'il n'était pas étranger.
Ses services militaires furent, dit-on, suivis de plusieurs ambassades dans diverses cours ou républiques d'Italie; ce qui est le plus certain, c'est qu'il fut élu à l'âge de trente-cinq ans l'un des magistrats suprêmes de Florence, qui portaient alors le titre de Prieurs; mais cet honneur eut pour lui des suites fatales, et fut la source tous ses malheurs.
Les Guelfes étaient depuis long-temps restés maîtres de Florence, et les Gibelins en avaient été chassés; mais parmi les Guelfes mêmes il s'éleva de nouveaux troubles entre les deux familles des Cerchi et des Donati. Il y en eut vers ce même temps de pareils à Pistoie entre deux branches d'une seule famille (celle des cancellieri) qui, pour se distinguer, elles et les deux factions qu'elles formèrent, prirent les titres de Blancs et de Noirs 699. Les chefs des deux partis, voulant, comme dit Machiavel 700, ou mettre fin à leurs divisions, ou les accroître en les mêlant à des divisions étrangères, se rendirent à Florence. Les Florentins, qui ne pouvaient s'accorder entre eux, entreprirent d'accorder ceux de Pistoie. La première chose que firent ceux-ci fut, comme on aurait dû le prévoir, de se lier, les Blancs avec les Cerchi et les Noirs avec les Donati, ce qui augmenta considérablement la fermentation et le tumulte. Les deux partis enrôlés désormais sous les noms de Blancs et de Noirs se livrèrent aux plus grands excès. Les Noirs se réunirent dans l'église de la Trinité. Le résultat de leur délibération fut quelque temps secret; mais on sut ensuite qu'ils avaient traité avec le pape Boniface VIII, pour qu'il engageât le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois, que ce pontife attirait en Italie dans d'autres vues 701, à venir à Florence apaiser les troubles et réformer l'état. Les Blancs irrités de cette résolution, s'assemblent, prennent les armes, vont trouver les prieurs, et accusent leurs ennemis d'avoir, dans un conseil privé, osé délibérer sur l'état de la république. Les Noirs s'arment de leur côté, vont se plaindre aux prieurs de ce que leurs adversaires ont osé se réunir et s'armer sans l'ordre des magistrats, et demandent qu'ils soient punis comme perturbateurs du repos public. Les deux factions étaient sous les armes, et la ville dans le trouble et dans la terreur. Les prieurs embarrassés suivirent le conseil du Dante, qui montra dans cette occasion la prudence et la fermeté d'un magistrat. Ils exilèrent les chefs de deux partis, les Noirs à la Piève, près de Pérouse, et les Blancs à Sarzane. Ces derniers eurent, peu de jours après, la permission de rentrer à Florence, sous le prétexte que leur fournit la santé de Guido Cavalcanti, l'un d'entre eux, qui était tombé malade à Sarzane 702. Les Noirs exilés à la Piève accusèrent le Dante de n'avoir songé dans toute cette affaire qu'à favoriser les Blancs, dont il avait embrassé le parti, et à rendre sans effet la délibération qui appelait à Florence Charles de Valois.
Note 699: (retour) On dit que l'une des deux branches était déjà distinguée par le nom de Blanche, parce que leur ancêtre commun avait eu deux femmes, dont l'une s'appelait Blanche. «Les enfants de celle-ci avaient pris son nom, et avaient donné aux enfants de l'autre le nom de la couleur opposée». Histor. des Répub. ital. du moyen âge, ch. 24.
Note 701: (retour) Boniface voulait se servir de ce prince pour chasser de Sicile le jeune Frédéric d'Aragon, choisi pour roi par les Siciliens, et qui y tenait tête au roi de Naples, Charles II, protégé du pape. Celui-ci avait promis, pour récompense, à Charles de Valois, de lui conférer le titre et la dignité de roi des Romains, qu'il roulait ôter à Albert d'Autriche, et de le mettre en possession de l'empire d'Orient, auquel Charles avait cru acquérir des droits en épousant Catherine de Courtenay, petite-fille du dernier empereur latin, Baudouin II. Muratori, Annal. d'Ital., an. 1301.
Le vieux pape 703, qui voyait que les Cerchi ou les Blancs prenaient le dessus, et qui savait que parmi eux il y avait un assez grand nombre de Gibelins, craignait que les Donati ou les Noirs, qui étaient presque tous Guelfes, ne succombassent entièrement et ne fussent enfin écartés du gouvernement de la république; il avait donc résolu que Charles de Valois entrerait à Florence avec ses troupes. Charles y entra, et, au mépris des conventions faites, il s'y rendit maître absolu. D'après le parti que Dante avait pris, il ne pouvait paraître innocent ni au prince, ni moins encore aux Donati, qui étaient revenus triomphants de leur exil. Il était alors en ambassade auprès du pape, pour tâcher de le fléchir et de le ramener à des conseils de modération et de paix. Tandis qu'il servait sa patrie à Rome, on excita contre lui le peuple de Florence, qui courut à sa maison, la pilla, la rasa même entièrement et dévasta ses propriétés. Sa perte une fois résolue, on lui trouva facilement des crimes. Il fut condamné au bannissement, et à une amende de 8,000 liv. N'ayant pu la payer, ses biens furent confisqués, quoique déjà pillés d'avance. La fureur du parti victorieux ne fut point encore assouvie par son exil et par sa ruine: une seconde sentence le condamna par contumace, lui et ses adhérents, à être brûlés vifs 704. Aucun historien, aucun auteur impartial ne l'a cru coupable des malversations qu'il fut accusé d'avoir commises dans l'exercice de sa charge et qui servirent de prétexte à sa proscription; mais dans des temps de troubles et de dissensions politiques, il n'y a rien d'étonnant ni dans ces calomnies ni dans leur succès.
Note 704: (retour) Cette seconde sentence fut rendue par le même juge que la première. C'était un certain Conte de' Gabrielli, alors potestat de Florence, qui s'intitule Nobilem et potentem militem. C'était un noble et puissant juge de tribunal révolutionnaire. Sa sentence, écrite en latin barbare et presque macaronique, conservée dans les archives de Florence, y fut découverte en 1772, par le comte Louis Savioli, sénateur de Bologne; c'est de lui que Tiraboschi en tenait une copie authentique. Il l'a insérée toute entière dans une note de sa vie du Dante, Stor. della Letter. ital., t. V, liv. III, p. 386. Il y est dit littéralement: ut si quis predictorum (Dante et ses quatorze co-accusés) ullo tempore in fortiam (au pouvoir) dicti communis (de la commune de Florence) pervenerit, talis perveniens igne comburatur, sic quod moriatur.
Au premier bruit de sa sentence, Dante partit de Rome, très irrité contre Boniface, qu'il soupçonna de l'avoir arrêté auprès de lui, tandis qu'il ourdissait cette trame à Florence. Si l'on se rappelle le caractère de ce pape, on n'aura pas de peine à le croire. On voit comme il se servait pour ses desseins de Charles de Valois, frère du roi de France, et, dans ce même temps, il préparait contre ce roi des menées sourdes, bientôt suivies de ces querelles scandaleuses qui finirent par la captivité dans Anagni, par les accès de frénésie à Rome, et par la mort violente de ce pontife ambitieux 705. Dante se rendit d'abord à Sienne, pour prendre une connaissance plus particulière des faits. Quand il en fut instruit, il partit pour Arrezzo, où il joignît ceux du parti des Blancs qui étaient exilés comme lui. C'est là qu'il se lia d'amitié avec Boson de Gubbio, qui lui rendit quelque temps après de grands services. Boson était Gibelin, et avait été lui-même chassé de Florence, deux ans auparavant, avec ceux de ce parti. Dante et ses amis étaient forcés, par les persécutions du pape, à devenir aussi Gibelins; malheureuse condition d'hommes assez énergiques pour désirer l'indépendance, mais trop faibles pour y atteindre sans l'appui d'un pouvoir étranger!
Quelque temps après 706, les exilés firent une tentative pour rentrer dans leur patrie à main armée. Ils parvinrent à rassembler seize cents cavaliers et neuf mille hommes de pied. Ils se présentèrent à deux milles de Florence et y jetèrent l'épouvante; ils pénétrèrent même dans la ville, mais les opérations furent mal dirigées, et la confusion s'étant mise parmi les différents corps, ils furent définitivement forcés à la retraite. On croit que Dante fut de cette expédition, dont le mauvais succès lui ôta tout espoir de rentrer dans sa patrie. Alors il se retira d'abord à Padoue, puis dans la Lunigiane, chez le marquis Malaspina, ensuite à Gubbio, chez son ami le comte Boson; enfin à Vérone, auprès des Scaligeri, ou des seigneurs de la Scala, qui y tenaient une cour brillante 707. Il reçut d'eux l'accueil et les traitements les plus honorables; mais la fierté de son caractère, que le malheur exaltait au lieu de l'abattre, le rendait peu propre à vivre dans une cour. La liberté de ses manières, et plus encore celle de ses discours ne tardèrent pas à déplaire. Un jour l'un des deux princes lui demanda, au milieu d'un grand nombre de courtisans, pourquoi beaucoup de gens trouvaient plus agréable un bouffon, sot et balourd, que lui qui avait tant d'esprit et de sagesse. Dante répondit sans hésiter: Il n'y a rien d'étonnant à cela, puisque c'est la sympathie et la ressemblance des caractères qui engendre les amitiés 708. Dès qu'il s'aperçut qu'on se refroidissait pour lui, il se retira sans se brouiller, et conservant tous ses sentiments pour l'un des Scaliger, célèbre sous le nom de Can grande, il lui dédia la troisième partie de son poëme, comme il dédia la seconde au marquis de Malaspina.
Cet ouvrage l'occupait alors tout entier; il changeait souvent de séjour, et si plusieurs villes ne peuvent se disputer sa naissance, comme autrefois celle d'Homère, plusieurs au moins se disputent la gloire d'avoir en quelque sorte donné le jour au poëme qui, pendant long-temps, a le plus honoré l'Italie. Florence prétend qu'il en avait fait les sept premiers chants dans ses murs, avant son exil. Vérone réclame la composition de la plus grande partie du poëme. Gubbio prouve, par une inscription, qu'il y travailla chez son ami Boson; et, par une autre, qu'il en fit aussi plusieurs chants dans un monastère des environs 709, où l'on fait voir encore aux étrangers l'appartement du Dante. D'autres donnent pour patrie à son poëme la ville d'Udine, ou un château de Tolmino, dans le Frioul; d'autres, enfin, la ville de Ravenne.
Au milieu de tous ces déplacements, qui prouvent une inquiétude d'esprit, bien naturelle dans la position où était le Dante, mais qui prouvent aussi l'empressement que mettaient à l'attirer chez eux les amis que lui avaient fait ses talents et sa renommée, il vit briller un nouveau rayon d'espérance. L'empereur Albert d'Autriche étant mort assassiné, Philippe-le-Bel voulut faire passer la couronne impériale sur la tête de son frère Charles de Valois, à qui Boniface VIII l'avait promise: mais Clément V, quoiqu'il fût la créature de Philippe, et pour ainsi dire, sous sa main 710, effrayé de cet accroissement de la maison de France, et conseillé par le cardinal de Prato, amusa le roi par des promesses, et dirigea secrètement le choix des électeurs sur Henri de Luxembourg. Henri, en traversant l'Italie pour aller se faire couronner à Rome, releva, dans toutes les villes de Lombardie, le courage des Gibelins. Dante se crut encore une fois prêt de rentrer dans sa patrie. Il quitta dès-lors avec les Florentins le ton suppliant qu'il avait pris depuis son exil. Il avait écrit plusieurs fois, et à des membres du gouvernement, et au peuple lui-même, pour solliciter son rappel. Dans une de ses lettres, il empruntait ces mots du Prophète 711: O mon peuple! que t'ai-je fait? Mais alors il changea de langage, et ne fit plus entendre que des reproches et des menaces. Il écrivit aux rois, aux princes d'Italie, au sénat de Rome, pour les inviter à bien recevoir Henri. Il écrivit à l'empereur lui-même, pour l'animer contre Florence 712, et se rendit personnellement auprès de lui.
Le peu de succès qu'eut ce prince en Italie, et la mort qu'il y trouva bientôt après 713, ôtèrent à notre poëte tout espoir de retour. On croit que ce fut alors qu'il vint à Paris; il fréquenta l'université, et y soutint publiquement une thèse, vivement disputée, sur différentes questions de Théologie; ce qui est d'autant plus à remarquer, que Paris était alors pour cette science, le théâtre le plus brillant de l'Europe. De retour en Italie, il fut quelque temps sans se fixer: il séjourna successivement dans les terres de plusieurs seigneurs. Vérone était comme le point central où il revenait le plus souvent. Il y soutint au commencement de l'an 1320, dans l'église de Sainte-Hélène, devant une assemblée nombreuse, une thèse célèbre sur deux éléments, la terre et l'eau 714. La même année, il se rendit à Ravenne, chez Guido Novello da Polenta, seigneur qui protégeait les lettres et les cultivait lui-même. Là, il goûta enfin quelque repos. Devenu l'ami plutôt que le protégé d'un prince éclairé et vertueux, il eut bientôt dans Ravenne une existence honorable, des admirateurs, des disciples et des amis.
On a dû remarquer dans sa vie une fatalité singulière. Chaque bienfait de la fortune était pour lui comme l'annonce d'un nouveau malheur. Son élévation à la magistrature avait commencé le cours de ses disgrâces; son ambassade auprès du pape avait été l'époque de sa ruine: une nouvelle ambassade devint celle de sa mort. Guido Novello était en guerre avec les Vénitiens; il leur députa Dante pour traiter de la paix. N'ayant pas réussi dans cette ambassade, il revint fort triste à Ravenne. Le chagrin de n'avoir pu servir le prince son ami, dans cette négociation importante, abrégea ses jours; il tomba malade, et mourut peu de temps après, à l'âge de cinquante-six ans 715.
Guido Novello le fit enterrer honorablement, et, selon l'historien Villani, en habit de poëte, quelque fût alors cet habit. Les citoyens les plus distingués de Ravenne portèrent le corps jusqu'au couvent des Frères Mineurs, où sa sépulture était préparée. Elle était simple et sans inscriptions. Guido, après la cérémonie, prononça lui-même, dans son palais, l'éloge du grand poëte qu'il avait accueilli, honoré et chéri dans son infortune. Il comptait lui faire élever un magnifique mausolée, mais les disgrâces où il se trouva bientôt enveloppé ne lui permirent pas d'exécuter ce dessein. Bernard Bembo, père du célèbre cardinal, remplit ce devoir plus de cent soixante ans après 716, lorsqu'il eut été nommé préteur de Ravenne pour la république de Venise. Le tombeau qu'il fit élever à la même place est orné d'inscriptions, parmi lesquelles on distingue l'épitaphe en six vers latins rimés, composés, selon Paul Jove, par Dante lui-même, dans sa dernière maladie 717. Avant la fin du siècle où il mourut, la république de Florence, qui avait traité avec tant de rigueur ce citoyen illustre, eut l'idée de lui consacrer un monument; mais ce projet n'eut point de suite. Dans le quinzième et dans le seizième siècles, les Florentins firent plusieurs tentatives pour obtenir des habitants de Ravenne un trésor dont ils avaient appris enfin à sentir la valeur; mais ceux de Ravenne, qui l'avaient sentie de tous temps, résistèrent à toutes les instances; ainsi sont toujours restées hors de sa patrie les cendres d'un grand homme qu'elle ne sut point honorer comme il le méritait pendant sa vie, et qu'elle désira en vain de posséder après sa mort.
Note 717: (retour) Paul Jove, Elog. Doctor. vir., c. 4. Voici les six vers:Jura monarchiœ, superos, phlegelonta, lacusque
Lustrando cecini voluerunt fata quousque:
Sed quia pars cessit melioribus hospita castris,
Auctoremque suum petiit felicior astris,
Hic Claudor Dantes patriis extorris ab oris,
Quem genuit parvi Florentia mater amoris.
Sa femme, Gemma Donati, qu'il ne voulut point emmener dans son exil, ou qui ne voulut point l'y suivre, lui donna cinq fils, et une fille qu'il nomma Beatrix, en mémoire de son premier amour. Trois de ses fils moururent jeunes, et même en bas âge: Pietro, son fils aîné, devint un jurisconsulte célèbre. Il cultiva la poésie, et fut le premier commentateur du poëme de son père: son commentaire, écrit en latin, n'existe qu'en manuscrit dans quelques bibliothèques. Son second fils, Jacopo, commenta aussi la première partie de ce poëme, et en fit de plus un abrégé en vers, de la même mesure que l'ouvrage. Malgré le mérite de ces deux fils d'un grand homme, on peut leur appliquer, plus justement que notre Louis Racine ne se l'appliquait à lui-même, ce vers de son père, le grand Racine:
L'histoire et les beaux-arts nous ont conservé les traits du Dante: tout doit intéresser dans l'extérieur même d'un homme de ce génie et de ce caractère. Il était d'une taille moyenne; dans ses dernières années, il marchait un peu courbé, mais toujours d'un pas grave et plein de dignité. Il avait le visage long, le teint brun, le nez grand et aquilin, les yeux un peu gros, mais pleins d'expression et de feu, la lèvre inférieure avancée, la barbe et les cheveux noirs, épais et crépus; habituellement l'air pensif et mélancolique. Plusieurs médailles frappées en son honneur, qui ornent les cabinets des curieux, et un grand nombre de portraits, tant en marbre que sur la toile, qui se trouvent à Florence, sont très ressemblants entre eux, et annoncent tous le même caractère. Ses manières étaient nobles et polies: la hauteur et le ton dédaigneux qu'on lui reproche 718 ne lui étaient point naturels, et, s'il les eut, ce ne fut du moins que depuis ses malheurs; une persécution injuste peut produire cet effet dans une âme élevée.
Il étudiait et travaillait beaucoup, parlait peu, mais ses réponses étaient pleines de sens et de finesse. Il se plaisait dans la solitude, loin des conversations communes, sans cesse appliqué à augmenter ses connaissances et à perfectionner son talent; il était sujet à des distractions fréquentes, surtout lorsqu'il était occupé de quelque étude. À Sienne, étant entré dans la boutique d'un apothicaire, il y trouva un livre qu'il cherchait depuis long-temps. Il se mit à le lire, appuyé sur un banc qui était devant la boutique, et avec une telle attention, qu'il resta immobile à la même place depuis midi jusqu'au soir. Il ne s'aperçut même pas du grand bruit et du mouvement occasionés par le cortège d'une noce, ou, selon Boccace, d'une fête publique, qui vint à passer dans la rue.
Il est difficile, dans l'éloignement où nous sommes, de prononcer entre sa patrie et lui. Il est certain qu'il l'aima passionnément, qu'il la servit de toutes ses facultés et au risque de sa vie; il l'est encore qu'il en fut banni injustement, et pour avoir voulu la soustraire au joug d'un prince étranger. Le reste doit être mis sur le compte des passions et des ressentiments dont les esprits les plus sages, dans de pareilles circonstances, savent si rarement se garantir.
Doué d'un génie vaste, d'un esprit pénétrant et d'une imagination ardente, il joignit à des connaissances étendues une vivacité de pensées, une profondeur de sentiment, un art d'employer d'une manière neuve des expressions communes, et d'en inventer de nouvelles, un talent de peindre et d'imiter, un style serré, vigoureux, sublime, qui, malgré les défauts qu'on ne doit imputer qu'au temps où il vécut, lui ont toujours conservé la place que lui décerna l'admiration de son siècle. L'ouvrage qui la lui a donnée mérite une attention ou plutôt une étude particulière: je parlerai d'abord de ses autres productions. Elles sont bien inférieures sans doute; mais rien de ce qui est sorti d'un génie de cet ordre n'est indiffèrent pour l'histoire des lettres.
Le Recueil des poésies du Dante ou de ses rimes 719 est composé, selon l'usage, de sonnets et de Canzoni. Les sonnets n'ont en général rien de bien remarquable; on peut tout au plus en distinguer deux ou trois. Dans l'un il s'adresse à ses poésies elles-mêmes 720; il paraît désavouer un sonnet qui lui était attribué; il les engage à ne le pas reconnaître pour leur frère, à se rendre auprès de sa dame, et à lui dire: «Nous venons vous recommander celui qui se plaint, en répétant sans cesse: où est celle que mes yeux désirent»? dans l'autre il est brouillé avec sa maîtresse: il maudit le jour où il a vu pour la première fois ses traîtres yeux, et l'instant où elle est venue tirer son âme hors de lui 721; il maudit l'amoureuse lime qui a poli les vers qu'il a rimés pour elle, et qui la rendent à jamais célèbre dans le monde; il maudit enfin son âme endurcie, qui s'obstine à garder en elle ce qui le tue, etc. L'expression dans ce sonnet n'est pas toujours naturelle, il s'en faut bien; mais le mouvement est passionné, c'est beaucoup; dans les poëtes italiens, souvent la passion est vraie, même quand l'expression ne l'est pas.
Le mérite particulier des canzoni du Dante, c'est une force, une élévation jusqu'alors peu connues: elles sont d'un philosophe autant que d'un poëte: on y apperçoit un style plus ferme, des pensées plus grandes et plus claires, plus d'images, de comparaisons, en un mot de poésie, que dans les vers de ses contemporains; et quand il n'eût pas fait sa Divina Commedia, il serait encore au premier rang parmi les poëtes du même âge. Ce n'est pas que dans sa manière de traiter l'amour, il ne se perde quelquefois comme eux en jeux d'esprit et en vaine recherche d'expressions; il s'étend avec complaisance sur des détails que le goût doit abréger; mais le goût n'était pas né encore. Par exemple, c'est dans une canzone de cinq grandes strophes, chacune de dix-sept vers, qu'il fait le portrait de la beauté qu'il aime. La première strophe est toute entière sur les cheveux 722, la seconde sur la bouche, le front, le regard, les dents, le nez, les cils des yeux 723; son penser se fixe surtout sur cette belle bouche, et lui en dit de si belles choses, qu'il n'a rien au monde qu'il ne donnât pour qu'elle voulût bien lui dire un oui 724. Toute la troisième est sur le cou. Ici le poëte donne à ses abstractions platoniques une direction moins idéale, et tant soit peu matérielle. Son penser, qui l'enlève toujours à lui-même, lui dit que ce serait un grand plaisir que de tenir ce cou, de le serrer et d'y imprimer un petit signe. Ce même penser ajoute, en l'avertissant d'écouter avec attention: «Si les parties extérieures sont si belles, que doivent paraître celles qui sont couvertes et cachées? Ce sont les beaux effets que produisent dans le ciel le soleil et les autres astres, qui font croire que c'est là qu'est le Paradis; de même, si tu y regardes bien, tu dois penser que tous les plaisirs de la terre se trouvent dans ce que tu ne peux voir 725». Dans la quatrième strophe ce sont les bras, les mains, les doigts; et son penser lui dit encore: «Si tu étais entre ces bras, dans ce lieu où ils se partagent, tu goûterais un tel plaisir que je ne puis rien imaginer qui l'égale 726». La taille, la démarche et le maintien sont le sujet de la cinquième. Nous n'aimerions pas en français qu'un poëte comparât sa maîtresse à un beau paon, et encore moins qu'il la peignît droite comme une grue 727; mais il faut avoir égard à la différence des langues et à celle des temps.
Note 725: (retour)Apri lo'ngegno:
Se le parti di fuor son così belle,
L'altre che den parer che s'asconde e copre?
Che sol per le belle opre
Che fanno in cielo il sole e l'altre stelle
Dentro in lui si crede il Paradiso,
Così se guardi fiso,
Pensar ben dei ch'ogni terren piacere
Si trova dove tu non puoi vedere.
Note 726: (retour) On peut difficilement méconnaître dans tous ces discours du penser sur les beautés cachées, la source où le Tasse a pris l'idée de cet amoroso pensier qui pénètre dans tous les secrets des beautés d'Armide, qui s'y étend, qui les contemple, et vient ensuite les décrire et les raconter au désir. Gérusal. liber., c. IV, st. 31 et 32.
Dans une canzone, qu'on voit qu'il fit pendant la maladie de Béatrix, il s'adresse à la Mort pour tâcher de la fléchir: chacune des cinq grandes strophes, dont cette pièce remplie de très-beaux vers est composée, commence par une invocation à la Mort, et contient toutes les raisons que son esprit peut trouver pour arrêter le coup fatal. «Hâte-toi, lui dit-il enfin, si tu dois te laisser toucher; car je vois déjà le ciel s'ouvrir, et les anges de Dieu descendre pour emporter avec eux l'âme sainte 728». La Mort fut inflexible, et le poëte déplora cette perte cruelle par une canzone, dont plusieurs vers dans chaque strophe commencent par l'exclamation plaintive Oimè, hélas!--Hélas! ces tresses blondes, dont l'or brillait avec tant d'éclat! Hélas! cette belle figure et ces yeux au doux regard! hélas! cet aimable sourire 729! etc. Figure de style vive et expressive, si elle était moins répétée, et que je remarque surtout ici, parce qu'elle paraît avoir été imitée par Pétrarque, après la mort de Laure 730.
Une ode ou canzone que Dante composa dans son exil contient une fiction singulière, où l'on voit l'état de son âme, fière dans le malheur, et qui le préfère au vice et à la honte. C'est un très-beau morceau de poésie morale. L'amour habite dans son cœur, dont il est toujours maître: trois femmes se présentent pour y chercher asyle 731; leurs habits sont déchirés; la douleur est peinte sur leur visage et dans toute leur personne: on voit que tout leur manque à-la-fois; que la noblesse et la vertu leur sont inutiles. Il y eut un temps où elles furent honorées; mais, à les entendre, tout le monde aujourd'hui les méprise; elles viennent se réfugier chez un ami 732. L'amour les interroge; l'une d'elles se fait connaître, elle et ses sœurs: c'est la Droiture; et les deux autres sont la Générosité et la Tempérance, bannies et persécutées par les hommes, et réduites à une vie pauvre, errante et malheureuse. L'amour les écoute, les accueille: «Et moi, dit le poëte, qui entends, dans ce divin langage, se plaindre et se consoler de si nobles exilées, je tiens pour honorable l'exil où je suis condamné..... C'est un sort digne d'envie que de tomber avec les gens de bien 733». Belle maxime, et qui, dans les circonstances difficiles de la vie, doit être celle de tout homme d'honneur et de courage!
On trouve parmi ses canzoni une sixtine avec toute la régularité du retour inverse des rimes dans les six strophes, telle que l'avaient créée les poëtes provençaux 734. Il paraît que c'est la première qui ait été faite en langue italienne, du moins ne s'en trouve-t-il aucune dans ce qui nous est resté des poëtes antérieurs au Dante, ni même de ceux de son temps. Il était grand admirateur et imitateur des Troubadours, dont il possédait parfaitement la langue, comme on le voit dans plusieurs endroits de son poëme. On le voit aussi dans une de ses canzoni, dont l'idée est plus bizarre qu'heureuse. Les vers de chaque strophe sont alternativement provençaux, latins et italiens 735; en la finissant il s'adresse, selon l'usage, à sa chanson même; elle peut, dit-il, aller partout le monde; il a parlé en trois langues pour que tout le monde puisse apprendre et sentir ce qu'il souffre; peut-être celle qui le tourmente en aura-t-elle pitié 736. On ne voit pas trop ce que sa dame pouvait trouver là de touchant; cela ne paraîtrait aujourd'hui et ne parut peut-être même alors qu'une bigarrure de mauvais goût.
Toutes ses poésies ne sont pas dans ce recueil. Celles de sa première jeunesse sont insérées dans une espèce de roman qu'il composa peu de temps après la mort de Béatrix, et qu'il intitula Vie nouvelle, Vita nuova: c'est celui où il raconte toutes les circonstances de leurs amours. Il met chacun à leur place, les sonnets et les autres pièces de vers qu'il avait faits pour elle, et prend toujours soin de dire en combien de parties ces pièces sont divisées, et ce qu'il a voulu dire dans la première, et quelle est l'intention de la seconde, etc. On voit en un mot qu'il n'a fait ce récit en prose que pour y encadrer ses vers, et comme une espèce de monument élevé à la mémoire de celle qu'il avait aimée; mais il trouve cet hommage trop peu digne d'elle, et il annonce, en finissant, que s'il peut vivre quelques années, il dira d'elle des choses qui n'ont jamais été dites d'une femme 737. On sait qu'il remplit cet engagement dans sa Divina Commedia; et s'il est vrai que la Vita nuova fut écrite en 1295 738, on voit par-là qu'il avait, dès l'âge de trente ans, formé le dessein et peut-être même commencé l'exécution de ce grand ouvrage.
Parmi des tableaux quelquefois intéressants par leur naïveté, quelquefois aussi couverts d'une teinte de mélancolie qui était l'état habituel de son âme, on trouve dans la Vita nuova un songe tel qu'il arrive à tout homme sensible d'en avoir, dans ces moments où le cœur, rempli d'une passion profonde, imprime à l'imagination des couleurs sombres ou riantes, au gré de tous ses mouvements. Peut-être, cependant, aimera-t-on ce tableau; car c'est surtout aux hommes qui sont hors de toute comparaison par le génie, qu'on aime à ressembler au moins par les faiblesses.
«Dante était tourmenté d'une maladie douloureuse, et s'en occupait moins que de Béatrix. S'il fallait qu'elle souffrit ce que je souffre!... si j'étais réduit à la perdre! Il s'endormit au milieu de ces idées, et ses rêves furent tels que ceux d'un homme attaqué de phrénésie. «Je voyais, dit-il, des femmes échevelées marcher autour de mon lit; l'une me disait: Tu mourras; l'autre: Tu es mort; au même instant le soleil s'obscurcit, la terre trembla. Un ami s'approcha de moi, et me dit: Béatrix n'est plus. À ces mots je pleurai. Mon malheur n'était qu'un songe; mes larmes étaient réelles, et coulaient en abondance. Je jetai un cri; on vint à moi, je m'éveillai et racontai mon rêve; mais je tus le nom de Béatrix 739». Il fit de cette espèce de vision ou de songe le sujet d'une canzone, l'une des meilleures de celles qu'il a encadrées dans cet ouvrage 740. Une autre encore qu'il écrivit peu de temps après la mort de Béatrix 741 et quelques sonnets de la même époque, ont du naturel, de la douceur, un ton de mélancolie et de tristesse qu'il paraît avoir su donner, mieux que tout autre poëte avant Pétrarque, à la poésie italienne. On ne reconnaît pas sans quelque surprise que certaines figures de style, certains tours passionnés, qui paraissent crées par Pétrarque, avaient été dictés long-temps avant lui au Dante par une douleur peut-être plus profonde que la sienne, et par un aussi véritable amour.
Dans un âge plus avancé, pendant son exil, et même, à ce qu'il paraît, dans les dernières années de sa vie, Dante commença un autre ouvrage en prose, auquel il donna le titre de Banquet, Convivio ou Convito. C'est un ouvrage de critique dans lequel il comptait donner un commentaire sur quatorze de ses canzoni; mais il n'exécuta ce dessein que sur trois seulement. Il voulut faire entendre par le titre que ce serait une nourriture pour l'ignorance. Il semble en effet y étaler comme à plaisir l'étendue de ses connaissances en philosophie platonique, en astronomie et dans les autres sciences que l'on cultivait de son temps. Les formes en sont toutes scholastiques; la lecture en est fatigante; mais on le lit avec un intérêt de curiosité philosophique. On aime à reconnaître l'effet des méthodes adoptées, dans le tour qu'elles donnent aux esprits les plus distingués: or, cet ouvrage prouve très évidemment que l'auteur avait une force d'esprit et des connaissances au-dessus de son siècle, et que les méthodes suivies alors dans les études étaient détestables. Voici un abrégé de la manière dont il annonce le dessein de son ouvrage 742.
«La science étant pour notre âme le dernier degré de perfection, et le comble de la félicité, nous en avons tous naturellement le désir. Mais plusieurs n'y peuvent atteindre par diverses raisons, dont les unes sont dans l'homme, les autres hors de lui. Dans l'homme il peut y avoir deux défauts: l'un vient du corps, l'autre de l'âme; le premier existe quand les parties du corps sont mal disposées et ne peuvent rien recevoir, comme dans les sourds et les muets; le second, quand les mauvais penchants entraînent l'âme vers les plaisirs du vice, et la dégoûtent de tout le reste. Hors de l'homme il peut de même y avoir deux causes, dont la première engendre la nécessité, et la seconde la paresse. La première de ces causes consiste dans les soins domestiques et civils, qui enchaînent le plus grand nombre des hommes et leur ôtent le loisir de se livrer aux études spéculatives: la seconde est dans le lieu où la personne est née et nourrie, ce lieu étant quelquefois non seulement privé de toute instruction, mais éloigné des gens instruits. Il en résulte que ce n'est qu'un très-petit nombre d'hommes qui peut parvenir à l'objet désiré, et que le nombre de ceux qui sont privés de cette nourriture, faite pour tous, est innombrable. Heureux le petit nombre qui s'assied à la table où l'on se nourrit du pain des anges; et malheureux ceux qui ont avec les animaux une nourriture commune! Mais ceux qui sont admis à la table choisie, ne voient pas sans pitié le commun des hommes paître, comme de vils troupeaux, l'herbe et le gland; et ils sont toujours disposés à leur faire part de leurs richesses. Pour moi, ajoute-t-il, qui ne m'assieds point à cette table, mais qui fuis cependant la pâture vulgaire, je ramasse, aux pieds de ceux qui y sont assis, ce qu'ils laissent tomber. Je connais la vie misérable que mènent ceux que j'ai laissés derrière moi, et sans m'oublier moi-même, j'ai préparé pour eux un banquet général de tout ce que j'ai pu recueillir ainsi».
Il continue, sous cette même figure, d'expliquer les dispositions qu'il faut apporter à son banquet, et quels sont les quatorze mets qu'il se propose d'y servir. Si le repas n'est pas aussi splendide que pourraient le désirer les convives, ce n'est point sa volonté qu'ils doivent en accuser, mais sa faiblesse. Il s'excuse ensuite, mais avec des divisions et d'autres formes de l'école qu'il serait trop long de citer; premièrement, de ce qu'il ose parler de lui-même; secondement, de ce qu'il va donner de ses propres ouvrages des explications trop approfondies. Il ne dissimule point qu'a ce dernier égard il a principalement pour but de se relever, aux yeux des hommes, de l'état d'abaissement où on l'a plongé; et ici, quittant l'argumentation pour se livrer au sentiment: «Ah! dit-il, plût au régulateur de l'univers que ce qui fait mon excuse n'eût jamais existé, que l'on ne se fût pas rendu si coupable envers moi, et que je n'eusse pas souffert injustement la peine de l'exil et la pauvreté! Il a plu aux citoyens de Florence, de cette belle et célèbre fille de Rome, de me jeter hors de son sein, où je suis né, où j'ai été nourri toute ma vie, où enfin, si elle le permet, je désire de tout mon cœur aller reposer mon ame fatiguée, et finir le peu de temps qui m'est accordé. Dans tous les pays où l'on parle notre langue, je me suis présenté errant, presque réduit à la mendicité, montrant malgré moi les plaies que me fait la fortune, et qu'on a souvent l'injustice d'imputer à celui qui les reçoit. J'étais véritablement comme un vaisseau sans voiles, sans gouvernail, jeté dans des ports, des golfes, et sur des rivages divers par le vent rigoureux de la douleur et de la pauvreté. Je me suis montré aux yeux de beaucoup d'hommes, à qui peut-être un peu de renommée avait donné une toute autre idée de moi; et le spectacle que je leur ai offert a non-seulement avili ma personne, mais peut-être rabaissé le prix de mes ouvrages..... C'est pourquoi je veux relever ceux-ci autant que je pourrai par les pensées et par le style, pour leur donner plus de poids et d'autorité».
Il explique ensuite très-longuement pourquoi il a fait cet écrit, non en latin, mais en langue vulgaire, et il donne de très-bonnes raisons de sa préférence et de son attachement pour cette langue à laquelle il croit avoir tant d'obligations, mais qui lui en a eu en effet de bien plus grandes. C'est après tous ces préambules qu'il place enfin sa première canzone 743, et qu'il en fait le commentaire. Je n'essaierai point d'en donner ici une idée; l'extrait le plus resserré entraînerait trop de longueurs, car il entreprend d'expliquer et le sens littéral et le sens allégorique de chaque pièce, de chaque vers, et presque de chaque mot. C'est ainsi qu'il a comme donné l'exemple de la terrible méthode qu'ont suivie ses commentateurs. Si le texte du Dante se perd souvent et disparaît en quelque sorte sous leurs prolixes commentaires, ils n'ont fait sur sa Divina Commedia que ce qu'il avait fait lui-même sur les trois odes de son Banquet 744. Mais ce qu'il est plus important de remarquer, c'est qu'avant de s'engager dans ces explications, il prédit, d'une manière claire et positive, quoique figurée, la gloire à laquelle était sur le point de s'élever la langue italienne, encore si près de sa naissance, gloire que lui présageait la chûte même de la langue latine, qu'on ne parlait plus. «Telle est, dit-il, la nourriture solide dont des milliers d'hommes vont se rassasier, et que je vais leur servir en abondance; ou plutôt tel est le nouveau jour, le nouveau soleil qui s'élèvera, dès que le soleil accoutumé sera parvenu à son déclin. Il rendra la lumière à ceux qui sont dans les ténèbres, parceque l'ancien soleil ne luit plus pour eux».
Note 743: (retour)Voi che'ntendendo, il terzo ciel movete,
Udite il ragionar ch'è nel mio core, etc.Cette première canzone n'a que quatre strophes de treize vers. La deuxième, qui commence par ce vers:
Amor, che nella mente mi ragiona,a cinq strophes de dix-huit vers. La troisième en a sept de vingt vers; elle commence par ceux-ci:
Le dolci rime d'amor, ch'i sotia
Cercar ne' miei pensieri.
Quand cet illustre exilé crut que l'empereur Henri VII pourrait le faire rentrer dans sa patrie, il employa, comme nous l'avons vu, toutes sortes de moyens pour soutenir les prétentions de ce prince et renforcer son parti en Italie. Un de ces moyens fut de composer en latin un traité qu'il intitula de Monarchiâ, de la Monarchie 745. Dans cet ouvrage, divisé en trois livres, il examine: 1°. Si la monarchie (et par-là il entendait la monarchie universelle) est nécessaire au bonheur du monde; 2°. si le peuple romain avait eu le droit d'exercer cette monarchie; 3°. si l'autorité du monarque dépend de Dieu immédiatement, ou d'un autre ministre ou vicaire de Dieu. Il décide affirmativement la première question; il résout dans le même sens la seconde; mais c'est surtout pour la troisième qu'il s'est fait, parmi les papistes italiens, un grand nombre d'ennemis. Il y soutient la dépendance immédiate où le monarque est de Dieu, et borne par conséquent la puissance du pape à son autorité spirituelle. Il réfute l'un après l'autre tous les arguments tirés de l'ancien et du nouveau Testament, de la prétendue donation de Constantin et de celle de Charlemagne, dont s'étayaient les partisans de la souveraineté temporelle des papes. Il prouve ensuite que l'autorité ecclésiatique n'est pas la source de l'autorité impériale, puisque l'église n'existant pas, ou n'opérant point encore, l'empire avait eu toute sa force; et il le prouve par une argumentation réduite aux termes du calcul, ou, comme on dit communément, par A et par B 746.
Note 746: (retour) Sit ecclesia a, imperium b, autoritas sive virtus imperii c. Si non existente a, c est in b, impossibile est a esse caussam ejus quod est c esse in b; cum impossibile sit effectum prœcedere caussam in esse. Adhuc, si nihil operante a, c est in b, necesse est a non esse caussam ejus quod est c esse in b, cum necesse sit ad productionem effectus prœoperari caussam, prœsertim efficientem, de qua intenditur.
Ce livre fit beaucoup de bruit, et il en fit long-temps: près de vingt ans après la mort du Dante, un légat du pape Jean XXII 747, voyant que l'antipape Pierre Corvara, établi par l'empereur Louis de Bavière, se servait de ce livre pour soutenir la validité de son élection, ne se contenta pas de le prohiber et de soumettre tous ceux qui le liraient aux censures de l'église, il voulut de plus que l'on exhumât les os de son auteur, qu'on les jetât au feu, et qu'on imprimât à sa mémoire une ignominie éternelle. Des gens sensés 748 s'opposèrent à cette violence; et c'est à ce fougueux légat, plus qu'à la mémoire du Dante, qu'il épargnèrent une ignominie.
Un autre ouvrage du Dante, aussi écrit en latin, a donné lieu à des disputes d'une autre espèce; c'est celui qui a pour titre de Vulgari Eloquentiâ, de l'Éloquence vulgaire 749. Il n'y avait guère plus d'un siècle que la langue italienne était née, et déjà elle comptait un nombre considérable d'écrivains et surtout de poëtes, qui lui avaient fait faire de grands progrès, et l'un d'eux, dans un ouvrage immortel, l'avait presque portée au terme où elle devait se fixer. C'était à lui, sans doute, qu'il appartenait de parler de cette langue, d'apprécier les hommes qui l'avaient rendue éloquente, et d'en présager les destinées. Son ouvrage devait avoir quatre livres; mais il n'eut pas le temps de l'achever, et les deux premiers livres seulement étaient faits lorsqu'il mourut. Dans le premier, après des considérations générales sur les langues, telles que l'état des connaissances de son siècle pouvait les lui permettre, il recherche quel est celui de tous les dialectes récemment nés dans toutes les parties de l'Italie, qui mérite par excellence d'être appelé la langue italienne ou vulgaire. Il rejette d'abord, même du concours, comme trop grossiers et tout-à-fait informes, ceux des Romains, des Milanais, des Bergamasques et plusieurs autres, à la base de l'Italie.
Note 749: (retour) Il fut imprimé pour la première fois à Paris, en 1577, sous ce titre: Dantis Aligerii præcellentiss. poëtæ de vulgari Eloquentiâ libri duo, nunc primum ad vetusti et unici scripti codicis exemplar editi; ex libris Corbinelli, etc. Il est inséré dans les deux éditions de Venise, déjà citées, avec la traduction italienne, dont il sera parlé plus bas.
Les Toscans avaient dès-lors de grandes prétentions à la suprématie du langage; Dante la leur refuse, et leur reproche avec aigreur des locutions basses et corrompues comme leurs mœurs; il rejette également les Gênois, et passant à la partie gauche de l'Apennin, il ne traite pas moins sévèrement la Romagne, Ancône, Mantoue, Vérone, Vicence, Padoue, Venise. Il n'est tenté de se laisser fléchir que pour Bologne; mais quoique le langage y fût meilleur (avantage que cette ville est bien loin d'avoir conservé) 750 il ne reconnaît point encore là ce vulgaire italien qu'il cherche. C'est que ce parler, dit-il enfin, n'appartient à aucune ville en particulier, mais qu'il appartient à toutes, et qu'il est comme une mesure commune avec laquelle on doit comparer tous les autres. Il donne à ce parler les titres d'illustre, de cardinal, c'est-à-dire fondamental, d'aulique, de courtisan, et il allégue pour tous ces titres des raisons qu'il importe peu de savoir. C'est celui-là qui est par excellence l'italien vulgaire; c'est celui qu'ont employé dans leurs vers tous les poëtes siciliens, apuliens, toscans ou lombards, et c'est par cette solution qu'il termine son premier livre.
Dans le second, il examine l'emploi fait et à faire de ce langage, les matières où il doit être employé, les auteurs qui en ont fait usage, les genres de poésie qui ne doivent pas en avoir d'autres. Il met au premier rang l'ode ou canzone, et, dans tout le reste du livre, il s'attache à considérer en détail tout ce qui regarde ce poëme, le style, le nombre des vers, leurs mesures diverses, l'entrelacement des rimes, la structure variée de la strophe ou stance, en tirant toujours ses exemples des poëtes alors les plus célèbres. Il aurait sans doute ainsi traité de tous les autres genres de poésie, si la mort n'eût mis fin à ses travaux et à ses malheurs.
Cet ouvrage, resté imparfait, fut inconnu pendant deux siècles. Il en parut une traduction italienne dans le seizième, et cette publication causa de violents débats. La langue était alors perfectionnée et fixée. Les Toscans prétendaient, non sans fondement, que c'était à eux qu'en appartenait la gloire, qu'en un mot la langue italienne était leur propre langue. On a vu comment Dante les avait traités dans son livre. Plusieurs autres particularités de cet ouvrage, et l'idée même qui en faisait la base leur déplaisaient également: ils prirent le parti de nier que Dante en fut l'auteur: Gelli, Varchi, Borghini, plusieurs autres savants critiques soutinrent cette négative. On joignit à la traduction, la publication du texte même; ils écrivirent contre le texte et contre la traduction: d'autres en prirent la défense. Les uns voulaient que la prétendue traduction fût un original qu'on avait fait exprès pour injurier la langue toscane, et que le prétendu original latin, ne fût lui-même qu'une traduction; les autres, par un excès contraire, assuraient que non seulement le texte latin était du Dante, mais que c'était lui-même qui s'était traduit; et dans le dernier siècle le savant Fontanini a encore soutenu cette opinion 751; mais il est enfin généralement reconnu que l'ouvrage latin est du Dante, et que la traduction est du Trissin 752.
Pour ne rien oublier des productions de ce poëte, il faut rappeler même sa Paraphrase des sept psaumes pénitentiaux, ouvrage de ses dernières années, composé en tercets ou terzine, comme la Divina Commedia, mais en style aussi languissant et aussi faible que celui de ce poëme est fort et sublime 753. On y joint ordinairement ce qu'on appèle le Credo du Dante; c'est un morceau du même genre et écrit en même style, composé d'une paraphrase du Credo, de l'explication des sept sacrements, de celle des sept péchés capitaux; enfin, de la paraphrase du Pater et de l'Ave. Tout cela mis à la suite l'un de l'autre, forme un ensemble très-édifiant sans doute, mais d'une faiblesse affligeante, et qu'on a peine à croire sorti de la même veine qui produisait le poëme extraordinaire, dont il nous reste à parler.
Note 753: (retour) On a cru long-temps que cette paraphrase n'avait point été imprimée, et Crescimbeni n'en parle que comme d'un ouvrage resté en manuscrit. Stor. della vulg. poës., v. I, l. VI, p. 402. Elle avait été cependant publiée dans un volume in-4°., où étaient réunis quelques autres écrits de piété, sans date, ni nom d'imprimeur, mais que le Quadrio, à qui un savant oratorien en donna connaissance, jugea être d'environ l'an 1480. Voyez ce qu'il en dit Stor. e rag. d'ogni poesia, v. VII, p. 120. Il publia lui-même ces psaumes, ainsi que le Credo, etc., accompagnés du texte latin, avec des sommaires, des explications et des notes; Bologne, 1753, in-4°. Pic. Zatta a inséré cette publication entière du Quadrio dans son édition du Dante, vol. IV, part. II, à la fin.
Dante avait eu d'abord le projet de composer en latin ce poëme: il l'avait même commencé; Boccace et d'autres auteurs en rapportent les premiers vers 754; mais soit qu'il se défiât d'autant plus de son style dans cette langue, qu'il connaissait mieux et qu'il étudiait plus assidûment Virgile; soit qu'il ambitionnât une gloire toute nouvelle, en écrivant en langue vulgaire un grand ouvrage, ce dont personne n'avait encore eu l'idée; soit enfin qu'il craignît que la langue vulgaire s'accréditant tous les jours davantage en Italie, s'il écrivait dans une langue qu'on ne parlait plus, il ne fût bientôt oublié comme elle, il changea de pensée, et se mit à écrire en italien. J'ai dit, dans la notice sur sa vie, qu'il avait commencé son poëme à Florence, et qu'il en avait fait les sept premiers chants avant son exil. Boccace le dit expressément. Il rapporte que ces sept chants s'étaient trouvés parmi les papiers que la femme du Dante avait cachés quand le peuple, excité contre lui, vint piller sa maison; elle les remit à un assez bon poëte et historien de ce temps, nommé Dino Compagni, intime ami de son mari, et qui les lui fit passer chez le marquis Malaspina, où il était réfugié, pour qu'il pût continuer son ouvrage. Ce que Franco Sacchetti raconte, dans deux de ses Nouvelles 755, de deux aventures que le Dante eut avec un forgeron et avec un ânier qui, l'un en battant le fer, l'autre en menant ses ânes, chantaient et estropiaient des morceaux de son poëme, comme ils auraient fait des chansons des rues 756, prouve qu'il s'était déjà répandu des copies de ce qu'il en avait fait, et qu'elles couraient même parmi le peuple. S'il y a dans ces sept chants quelques passages qui ne peuvent avoir été faits que depuis son exil, c'est qu'ils furent ajoutés dans la suite, lorsqu'il eut repris son travail, et à mesure que les circonstances de sa vie lui donnaient l'idée de placer dans ces premiers chants de nouveaux personnages, ou des allusions à de nouveaux faits 757].
Note 756: (retour) Dante, s'approchant de la boutique du forgeron chanteur, prit son marteau, ses tenailles, tous ses autres outils, et les jeta, l'un après l'autre, dans la rue; puis il dit: «Si tu ne veux pas que je gâte tes affaires, ne gâte pas les miennes.--Que vous ai-je gâté, reprit le forgeron?--Tu chantes mon livre, reprit le Dante, et tu ne le dis pas comme je l'ai fait: ce sont mes outils, à moi, et tu me les gâtes». Le forgeron, tout en colère, n'ayant rien à répondre, ramasse ses outils et retourne à son ouvrage; et s'il voulut chanter ensuite, ce fut les aventures de Tristan et de Lancelot. Nouv. 114. Une autre fois, se promenant par la ville, le bras armé, comme on l'avait alors, Dante rencontra un ânier qui, tout en conduisant devant lui ses ânes, chantait aussi son poëme; et quand il en avait chanté quelques vers, il fouettait ses ânes, en disant arri! Dante lui donna un coup de brassard sur les épaules, et lui dit: «Je ne l'ai pas mis cet arri, etc.» nouv. 115.
Il y a eu parmi les auteurs italiens de grandes discussions sur le titre de ce poëme et sur les raisons qui purent l'engager à intituler Comédie un ouvrage qui certainement n'a rien de comique. La Tasse 758, Mafféi 759, et après eux Fontanini 760 paraissent en avoir donné la véritable explication, qui rend inutile tout le verbiage des autres dissertateurs. Dans son livre de l'Éloquence vulgaire 761 Dante distingue trois styles différents, le tragique, le comique et l'élégiaque; il entend, dit-il, par la tragédie le style sublime, par la comédie celui qui est au-dessous, et par l'élégie le style plaintif, qui convient aux malheureux. Il est clair, d'après ces définitions, qu'il a donné à son poëme le titre de Comédie parce qu'il croyoit en avoir écrit la plus grande partie dans ce style moyen qui est au-dessous du sublime et au-dessus de l'élégiaque. Il se défiait trop, et de son propre génie, et de celui de cette langue vulgaire qui n'avait encore traité que des sujets frivoles, à qui il donnait le premier une destination plus noble, un caractère et un style assortis à cette destination nouvelle; c'était un aigle qui ne s'apercevait en quelque sorte ni de la hardiesse de son essor, ni de la hauteur de son vol. Ses compatriotes ne tardèrent pas à lui rendre plus de justice qu'il ne s'en était rendu lui-même.
La parque l'eût rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée 762.
Son poëme parut, non-seulement si sublime par le style, mais tellement rempli de connaissances rares, de conceptions profondes, d'abstractions philosophiques, d'allusions cachées, d'allégories et presque de mystères, que la république de Florence ordonna par un décret 763 qu'il fût nommé un professeur payé par le trésor public pour lire et expliquer ce poëme. Boccace, qui était alors regardé à juste titre comme un des pères de la langue italienne, fut le premier jugé digne de cet honneur. Après quelque résistance, il consentit à l'accepter, et moins de deux mois après le décret 764 il ouvrit le cours de ses explications, un dimanche dans une église 765. Il remplit le même emploi jusqu'à sa mort, arrivée deux ans après 766; il nous est resté de son travail un commentaire grammatical, philosophique et oratoire, seulement sur les seize premiers chants de l'Enfer, et qui ne laisse pas de remplir deux assez gros volumes. Après Boccace, d'autres furent nommés pour le remplacer, et l'on compte parmi eux des écrivains d'un très-grand mérite, tels que Philippe Villani, François Philelphe, etc. Dans des temps postérieurs, l'académie florentine renouvela en quelque sorte cet usage. Ses membres les plus distingués se firent gloire d'y lire des explications, qu'ils appellent Lezioni, sur les endroits les plus difficiles du Dante; la plupart de ces leçons sont imprimées. Il n'est pas sûr qu'il n'y ait pas dans tout cela beaucoup de fatras, que souvent même l'auteur expliqué n'en soit devenu plus obscur; mais cela prouve du moins une admiration qui n'a existé pour aucun autre poëte moderne, et un enthousiasme soutenu qui honore à la fois et le poëte et sa patrie.
Ce ne fut pas seulement à Florence que de tels honneurs lui furent rendus. Avant la fin du même siècle on voit à Bologne, à Pise, à Venise et à Plaisance Dante expliqué dans les chaires publiques 767.
Note 767: (retour) A Bologne, en 1375, par Benvenuto de' Rambaldi da Imola, qui remplit dix ans cette chaire, et qui a laissé sur Dante un ample commentaire latin; à Pise, en 1385, par Fr. di Bartolo da Buti, dont on conserve à Florence les commentaires manuscrits; à Venise, par Gabriel Squaro, de Vérone; à Plaisance, en 1398, par Filippo da Reggio. Voy. Tirab., t. V, p. 398.
Bientôt les copies de son poëme furent dans toutes les bibliothèques publiques et particulières; et avant même que l'invention de l'imprimerie en eût pu rendre la multiplication plus grande et plus rapide, il était partout en Italie l'objet des éloges, des études, des disputes et des commentaires; l'imprimerie dès sa naissance s'en empara avec une telle ardeur, que dans la seule année 1472 il s'en fit presque à la fois trois éditions 768, et qu'on en a depuis compté plus de soixante: avant la fin du quinzième siècle, il avait déjà paru avec trois différents commentaires, et il y en a eu plusieurs autres depuis. Ce serait un bon moyen, pour ne point entendre le Dante, que de les consulter tous; car la plupart se contredisent, et dans les leçons qu'ils suivent, et dans les explications qu'ils donnent. Si ce premier des poëtes modernes jouit, au au moins dans sa patrie, du même respect que les anciens, il partage avec eux le malheur d'être souvent devenu moins intelligible par le pédantisme des interprètes et par leur nombre.
Un autre sort commun entre lui et les anciens, c'est d'avoir été le sujet des controverses les plus animées et des plus âcres disputes entre les savants; elles furent surtout très-chaudes dans le seizième siècle. Le Varchi y donna le premier sujet, en osant mettre, dans son Ercolano, Dante au-dessus d'Homère. Un certain Castravilla, personnage réel ou supposé, ce qu'on n'a jamais bien pu savoir, pour venger Homère, mit le poëme du Dante non-seulement au-dessous de l'Illiade et de l'Odyssée, mais au-dessous des plus mauvais poëmes. Mazzoni lui répondit par une défense en règle du Dante; Bulgarini l'attaqua par des considérations; Mazzoni répliqua par un ouvrage plus gros que le premier, qui lui attira une forte duplique; d'autres se jetèrent dans la mêlée, les uns pour, les autres contre; enfin les écrits qui attaquèrent et qui défendirent alors notre poëte, et ceux qui l'ont attaqué ou défendu depuis, lui forment dans les bibliothèques italiennes un cortége imposant et nombreux. Il serait infiniment réduit, comme tous les cortéges de cette espèce, si l'on n'y voulait admettre que des éclaircissements utiles, les objections fondées ou les réponses péremptoires.
Plusieurs auteurs italiens ont voulu découvrir où Dante avait pris l'idée principale de son poëme; les uns, comme Fontanini 769, pensent que de son temps il y avait plusieurs vieux romans déjà traduits en italien, tels que ceux de la Table ronde, des Pairs de France, et celui de Guérin, surnommé il Meschino. C'est dans ce dernier qu'un certain puits de saint Patrice, très-célèbre en Irlande, pouvait avoir donné au Dante, par sa forme, l'idée de celle de son Enfer. D'autres croient, avec M. l'abbé Denina 770, qu'il a pu imiter deux de nos anciens fabliaux du treizième siècle, l'un de Raoul de Houdan, intitulé Songe ou Voyage de l'Enfer 771, où l'auteur feint être descendu et avoir trouvé des gens qu'il nomme; l'autre, qui a pour titre du Jongleur qui va en Enfer 772, le même M. Denina croit voir dans un événement arrivé à Florence vers ce temps-là une autre source où Dante put puiser 773. Dans une fête publique, donnée pour célébrer l'arrivée d'un légat du pape, on offrit au peuple un spectacle digne de ce siècle. On représenta l'Enfer avec ses feux et tous ses supplices. Des hommes étaient vêtus en démons et d'autres en âmes damnées. Les premiers faisaient souffrir aux autres diverses sortes de tourments.
Le théâtre était au milieu d'un pont de bois jeté sur l'Arno; le reste du pont était rempli d'une foule de curieux. Il rompit sous le poids, et il se noya beaucoup de monde, démons, damnés et spectateurs 774. Ce triste spectacle put, selon M. Denina, donner au poëte la première idée de son Enfer; mais cette conjecture ne s'accorde point avec les dates. L'événement arriva en 1304: Dante avait été banni de Florence plus de deux ans auparavant, et nous avons vu que dès avant son exil il avait fait les sept premiers chants de son poëme. Il est beaucoup plus vraisemblable que ces sept chants, lus par Dino Campagni, avant qu'il les renvoyât à leur auteur, et sans doute communiqués à plusieurs autres personnes, exaltèrent l'imagination de ceux qui en entendirent parler, et firent naître l'idée de cette étrange et malheureuse fête 775.
Note 774: (retour) Cet événement est raconté par Jean Villani, 1. VIII, c. 70 de son Histoire. La fête avait été précédée d'une proclamation qui invitait à se rendre sur ce pont et au bord de l'Arno, tous ceux qui voudraient savoir des nouvelles de l'autre monde: l'historien tire de cette annonce une plaisanterie par laquelle il termine le récit de cette catastrophe, et qui n'est pas trop assortie au sujet, ni à la dignité de l'histoire. «Ce qui n'était qu'un jeu et une moquerie, dit-il, devint une chose sérieuse; et, comme on l'avait proclamé, beaucoup de gens qui y périrent, allèrent savoir des nouvelles de l'autre monde». Siche il giuoco da beffe tornò a vero, come era ito il bando, che molti per morte n'andarono a sapere dell' altro monde.
Je m'étonne que jusqu'ici personne n'ait soupçonné une autre origine, non pas, il est vrai, à la fiction particulière de l'Enfer, mais à la fiction générale, qui est comme la machine poétique de tout l'ouvrage. C'est le Tesoretta ou petit Trésor de Brunetto Latini, maître du Dante 776. L'analyse que j'en ferai, en examinant toutes les sources où le génie du Dante a pu puiser, ne laissera là-dessus aucun doute.
Note 776: (retour) Un seul auteur italien l'a soupçonné, c'est M. Giam. Corniani, dans ses Secoli della Letter. ital. Il y dit, vol l, p. 196, qu'il n'est pas improbable que l'idée de l'introduction du poëme ait été suggérée au Dante par le Tesoretto de son maître Brunetto Latini; mais l'ouvrage de M. Corniani n'a été imprimé qu'en 1804; et c'était au commencement de cette même année que j'écrivais ceci, et que je le lisais publiquement.
Quoi qu'il en soit, l'idée générale d'un poëme dont toute l'action se borne à une espèce de voyage dans l'Enfer, dans le Purgatoire et dans le Paradis, est nécessairement triste, et paraît au premier coup-d'œil trop différente des sujets traités par tous les autres grands poëtes; mais en convenant de cette tristesse et de cette différence, le judicieux Denina soutient que cette idée ne pouvait être plus heureuse si l'on considère les temps où Dante écrivait 777. J'en suis fâché pour les admirateurs de ces temps et pour ceux qui, dès que l'on exprime ou son indignation ou son mépris pour les opinions et les pratiques superstitieuses, crient que c'est la religion qu'on attaque; mais voici les propres expressions de ce très-religieux et très-sage écrivain. «Alors, dit-il, à la crédulité la plus universelle et la plus profonde se joignaient toutes sortes de vices et de crimes publics et particuliers. Dante ne pouvait donc manquer de sujets célèbres à représenter dans les scènes de son poëme. La superstition dominante donnait à ses fictions la plus grande probabilité». Voyons donc enfin quelles sont ces fictions et quelle est la conception extraordinaire où elles sont employées. Examinons la Divina Commedia avec plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici, mais avec la défiance qu'on doit toujours avoir de soi-même en jugeant un auteur célèbre, surtout quand cet auteur est étranger.