Histoire littéraire d'Italie (1/9)
CHAPITRE IV.
De la Littérature des Arabes, et de son influence sur la renaissance des Lettres en Europe 315.
Note 315: (retour) Ce chapitre a été lu dans deux séances de la Classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut. «Le but de l'auteur (comme je l'ai dit, pag. 43 de mon Rapport, fait en séance publique, le Ier. juillet 1808, sur les travaux de cette Classe) était de solliciter les avis et les instructions de ses savants confrères, et surtout des célèbres orientalistes que la Classe renferme dans son sein, et il avoue avec reconnaissance qu'il a eu le bonheur de les obtenir.» En réimprimant ici ce passage, j'ai voulu donner en même temps, et plus de publicité à ma gratitude, et plus d'autorité à cette partie de mon travail.
Dans cette partie de l'immense presqu'île de l'Arabie, à qui l'on a donné le nom d'heureuse, des peuplades d'hommes nomades, mais guerriers; hospitaliers et généreux, quoique adonnés au brigandage; simples dans leur religion comme dans leurs mœurs, livrés entre eux à des guerres continuelles, à d'implacables vengeances, mais forts et réunis contre tout ennemi commun; libres, et trop amis de l'indépendance pour être possédés de l'esprit de conquête, vivaient depuis un nombre de siècles que l'on n'a plus la présomption de compter, soumis aux mêmes usages qui leur tenaient lieu de lois. Peu connus des nations voisines, ils les connaissaient encore moins, et n'étaient pour elles d'aucun danger, parce qu'ils ne leur portaient aucune envie. Tout-à-coup s'élève parmi eux un de ces hommes que la nature semble produire quand elle est lasse du repos. Il crée pour eux une religion exclusive et intolérante, et leur inspire le double fanatisme de la superstition et de la guerre. Il persuade à ses nouveaux sectateurs, nés dans le sein de l'idolâtrie, qu'ils sont nés pour convertir ou pour exterminer tous les idolâtres. À la tête d'un petit nombre de fanatiques, Mahomet conquit et convertit d'abord son pays même; il y devint bientôt maître absolu, et quand il fut à la tête de tribus nombreuses, quand il en eut fait des armées, quand il leur eut fait croire que chaque soldat était un apôtre, et qu'au défaut de la victoire la gloire des martyrs et d'éternelles récompenses les attendaient, il n'y eut plus de repos ni de paix à espérer, partout où ses armées pouvaient atteindre. Les califes ses successeurs, pontifes et conquérants comme lui, ne laissèrent pas se refroidir un instant le fanatisme militaire de leurs sujets; et un siècle après la naissance de cette religion fatale; ils avaient soumis par leurs lieutenants, depuis les frontières de l'Inde jusqu'à l'océan Atlantique; la Perse, la Syrie, l'Égypte, l'Afrique occidentale et l'Espagne 316.
Une autre cause que l'influence du génie de Mahomet et de sa religion, se fait sentir dans la conquête de celles de ces contrées qui obéissaient encore à l'empire d'Orient, c'est la faiblesse des successeurs des Césars. Les timides irrésolutions d'Héraclius ne contribuèrent pas moins à la ruine de la Syrie et de l'Égypte, que l'active et féroce valeur de Caled et d'Amrou.
Le nom de ce dernier et celui du calife Omar, son maître, rappellent une des pertes les plus célèbres et les plus douloureuses que les lettres aient jamais faites, celle de la riche bibliothèque d'Alexandrie: mais dans notre siècle, où l'on examine tout, où l'on ne croit plus ni le bien, ni même le mal, sans preuves, on a révoqué en doute l'ordre d'Omar, et la distribution des volumes grecs entre les 4,000 bains de la ville, et le feu de ces bains entretenu pendant plus de six mois par l'incendie de ces volumes. Il importe peu qu'Omar et son lieutenant Amrou aient commis, il y a près de douze siècles, en Égypte, un acte de barbarie de plus ou de moins; mais il importe beaucoup de fixer les idées des amis des lettres sur une perte aussi cruelle, et de leur faire au moins entrevoir quel est le fondement réel, et quelle doit être l'étendue de leurs regrets.
D'abord il faut faire remonter beaucoup plus haut le dommage. César, qui était un conquérant mais non pas un barbare, est le premier coupable; ce fut lui qui, assiégé dans Alexandrie, brûla, sans le vouloir, en se défendant, la grande bibliothèque de 700,000 volumes, fondée par les Ptolémées 317. Il en existait une seconde qui était comme un supplément de la première, et placée dans le Serapium, ou Temple de Jupiter Sérapis. On y réunit 200,000 volumes, qu'Antoine avait trouvés à Pergame, dans la bibliothèque fondée par les Attales, et dont il fit présent à Cléopâtre. Auguste en fonda une troisième, dont on vante la richesse, l'emplacement et les magnifiques accessoires. Elle fut détruite sous l'empereur Aurélien, dans les troubles civils d'Alexandrie, au troisième siècle. Ce qu'on put sauver de livres, fut joint à la bibliothèque du Sérapium. Environ un siècle après, vint l'expédition fanatique du patriarche Théophile, dont j'ai parlé dans le premier chapitre de cet ouvrage, et qui ne laissa plus aucune trace de livres anciens dans Alexandrie.
Tandis qu'un zèle aveugle exterminait ainsi les productions païennes, la fureur des Ariens, secte violente et destructive, en faisait autant des livres chrétiens. Les richesses littéraires de tout genre qui y avaient été accumulées à différentes époques, en avaient donc entièrement disparu, à la fin du quatrième siècle. Il est impossible, il est vrai, que quelques livres n'aient pas échappé à ces ravages. Pendant les deux siècles et demi qui suivirent, jusqu'à l'invasion des Arabes, on s'occupa encore en Égypte de philosophie, de sciences, de littérature. L'astronomie, la médecine, l'alchimie, la théologie, et surtout la controverse y furent cultivées avec autant d'activité que jamais. Les habitants d'Alexandrie continuèrent le commerce, très-lucratif pour eux, de papier d'Égypte et de livres; tout n'était donc pas anéanti. De nouveaux ouvrages sans doute augmentaient encore peu à peu ce nouveau trésor, et sans être, par sa composition, aussi précieux que les anciens, peut-être cependant, avait-il, au moins par sa masse, quelque chose d'imposant, lors de la conquête d'Amrou.
J'ai pour garants d'une partie de ces faits les recherches de deux de mes savants confrères, MM. de Sainte-Croix et Langlès 318. L'historien Gibbon, qui pense comme eux, ajoute que la métropole et la résidence des patriarches avait peut-être en effet une bibliothèque, mais que si les volumineux ouvrages des controversistes chauffèrent alors les bains publics, ce sacrifice utile au genre humain, peut exciter le sourire du philosophe 319; mais il va plus loin, et révoque en doute le fait en lui-même. Un des deux savants que j'ai cités 320 le rejette comme lui, tandis que l'autre trouve dans sa vaste érudition orientale des motifs pour l'admettre, en le réduisant à ces termes 321. Mais il faut avouer qu'ainsi réduit, il perd presque toute son importance, et qu'après les autres désastres que nous avons vu les sciences éprouver dans ce même lieu, si le philosophe ne va pas pour celui-ci jusqu'au sourire de Gibbon, il peut du moins aller jusqu'à une sorte d'indifférence.
L'immense pouvoir des califes, et l'étendue démesurée de leur empire, eurent leurs suites ordinaires, le luxe, les factions rivales, et les démembrements. Le grand schisme qui divisa les Alides et les Ommiades, ne fut pas l'unique source des guerres civiles. Les Abassides renversèrent les Ommiades. Un Ommiade 322, échappé au massacre de sa famille, enleva l'Espagne aux Abassides. Les Fatimites s'établirent plus tard en Afrique, mais n'y régnèrent pas avec moins d'éclat. Les califes de Bagdad; de Cordoue et de Cairoan s'excommuniaient mutuellement comme vicaires du Prophète, comme chefs de la religion, et comme auraient pu faire dans la nôtre, des papes et des anti-papes; mais ils rivalisèrent aussi de pouvoir, de goût et de magnificence. Les Abassides furent les premiers qui mirent au nombre de leurs jouissances les plaisirs de l'esprit. Les savants se rappellent encore, et aucun siècle n'effacera jamais les noms illustres d'Almansor, d'Haroun-al-Raschid et surtout de son fils Almamon 323.
Dès l'antiquité la plus reculée, les Arabes eurent un goût particulier pour la poésie, qui, chez presque tous les peuples, a ouvert la route aux études les plus relevées et les plus abstraites. Leur langue riche, souple et abondante, favorisait leur imagination féconde, leur esprit vif et sententieux; leur éloquence naturelle et dépourvue d'art 324. Ils déclamaient avec énergie les morceaux qu'ils avaient le plus travaillés; ou plutôt ils les chantaient, accompagnés d'instruments, et sur des airs très-expressifs 325; car ils ne conçoivent point l'art des vers, séparé de ce cortége lyrique, qu'ils regardent comme de son essence. Ces poésies faisaient sur des auditeurs simples et sensibles, un effet prodigieux. Un poète naissant recevait des éloges de sa tribu et des tribus alliées, qui célébraient son génie et son mérite. On préparait un festin solennel. Des femmes vêtues de leurs plus beaux habits de fêtes, chantaient en chœur, devant leurs fils et leurs époux, le bonheur de leur tribu.
Note 325: (retour) Il existe une volumineuse collection de ces anciennes chansons nationales des Arabes, intitulée Aghâny, et formée par Aboul-Faradge Aly, fils d'Al-Hhoiéïn, natif d'Ispahan, mort en 966 de l'ère vulgaire. Ce savant a ajouté, à la plupart des chansons des commentaires qui contiennent les renseignements les plus curieux et les plus exacts sur les mœurs des anciens Arabes. M. Langlès a acquis, il y a peu d'années, pour la Bibliothèque impériale, un exemplaire de ce précieux recueil, en 4 gros vol. in-folio.
Pendant une foire annuelle, où se rendaient les tribus éloignées ou même ennemies, on employait trente jours, non-seulement aux échanges du commerce, mais à réciter des morceaux d'éloquence et de poésie. Les poètes s'y disputaient le prix; et les ouvrages couronnés étaient déposés dans les archives des princes et des émirs. Les meilleurs étaient peints ou brodés en lettres d'or, sur des étoffes de soie, et suspendus au temple de la Mecque. Sept de ces poëmes avaient obtenu cet honneur au temps de Mahomet. Ils existent encore aujourd'hui 326 les savants les regardent comme des chefs-d'œuvre d'éloquence arabe; et l'on sait que Mahomet lui-même fut flatté de voir un des chapitres du Koran comparé à ces sept poëmes, et jugé digne d'être affiché avec eux.
Pendant les premiers siècles du mahométisme, les Musulmans, emportés, comme il arrive d'ordinaire, par le zèle fanatique d'une religion nouvelle, et par une férocité contractée dans le fracas des armes, suivirent partout un système de destruction, et sévirent également contre la religion des infidèles, et contre les productions de leur esprit, qu'ils regardaient toutes comme infectées de leurs erreurs. Ce fut lorsque les califes se furent affermis, lorsqu'ils jouirent, au centre d'une immense domination, des douceurs de la paix, d'une opulence et d'une autorité sans bornes, qu'ils purent cultiver les dispositions naturelles de leurs peuples, avec tous les avantages que leur donnaient leur position, leurs nouvelles mœurs et leur puissance.
Almansor 327, qui fut le second des Abassides, aimait la poésie et les lettres, était très-savant dans les lois, cultivait la philosophie, et particulièrement l'astronomie. On dit qu'en bâtissant sur les bords de l'Euphrate la fameuse ville de Bagdad, il prit pour l'exposition des principaux édifices, les conseils de ses astronomes. Abulfarage raconte qu'un médecin chrétien, nommé Georges Bakhtishua, ayant guéri ce calife des suites dangereuses d'une indigestion, reçut de lui les plus grandes distinctions et les traitements les plus honorables: ce fut ce qui introduisit parmi les Arabes l'étude de la médecine. Ce médecin était très-versé dans les langues syriaque, grecque, et persanne. Almansor lui ordonna de traduire plusieurs bons livres de médecine, écrits dans ces trois langues; et il enrichit ses états de ces traductions. Jamais indigestion d'un souverain n'eut une telle influence sur son empire.
Haroun-al-Raschid régna peu de temps après. Sa renommée a rempli le monde. Son amour pour les lettres, et pour ceux qui les cultivent, était si grand, que, selon le témoignage de l'historien Elmacin, il ne se mettait jamais en voyage, sans emmener avec lui un grand nombre de savants. Il appela auprès de lui tous ceux qu'il put découvrir, et les combla de bienfaits. La poésie fit ses délices; on le vit plus d'une fois verser des larmes d'attendrissement en lisant de beaux vers, et ce qui fit faire à sa nation encore plus de progrès, c'est qu'en faisant bâtir des mosquées, il joignit à chacune une école publique.
Mais le véritable protecteur, le père chéri des lettres, fut le fils et le successeur d'Haroun, le fameux Almamon 328. Poètes, philosophes, médecins, mathématiciens trouvèrent en lui une protection égale. Il prit un soin particulier du progrès de toutes les sciences, et ne négligea aucun moyen de les encourager et de les répandre dans ses états.
Le Koran était alors la principale lecture des Arabes 329. Abou-Beker, successeur immédiat du Prophète, en avait le premier rassemblé les feuilles éparses; mais à mesure que les copies s'en multipliaient, elles devenaient plus irrégulières. Les points, sans lesquels, dans la langue arabe, il est souvent difficile de déterminer la prononciation des mots et le sens des phrases, étaient dans la plus grande confusion. Les grammairiens les plus habiles, et les plus célèbres imans, furent employés à rétablir le texte dans sa première pureté. Ils durent le faire avec beaucoup de scrupule; puisque Mahomet avait menacé les grammairiens du feu éternel pour le déplacement d'une seule lettre. La langue elle-même était corrompue par le mélange des dialectes; les caractères en étaient presque dénaturés. Almamon fit épurer la langue et réformer les caractères. Il anoblit l'étude de la grammaire par les distinctions qu'il accorda aux grammairiens. Il les admettait à ses entretiens familiers, se montrait passionné pour les beautés de la langue arabe, et souffrait impatiemment qu'on l'altérât en sa présence. Il ne damnait pas comme Mahomet, mais il aurait presque disgracié un courtisan pour une faute de langue.
Note 329: (retour) Quelques-uns des détails suivants sont extraits d'un mémoire manuscrit sur l'État des Sciences et Arts chez les Arabes, etc., par M. Pigeon de Sante-Paterne, mémoire couronné à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1781, et dont j'ai dû la communication à l'obligeance de mon confrère, M. Dacier, alors secrétaire perpétuel de cette compagnie, et maintenant de la classe d'Histoire et de Littérature ancienne de l'Institut.
Il s'occupa avec moins de succès de la théologie. La Sounna, ou le recueil des traditions de Mahomet, divisait alors les croyants. Chaque iman prétendait à l'honneur de former une secte. Les plus savants d'entre eux, et ceux qu'on crut les plus sages, furent chargés du soin de ramener les incrédules. Abou-Abdallah publia, en dix gros volumes, les traditions de Mahomet et des autres chefs de l'islamisme. Elles étaient au nombre de 267,000. Cet ouvrage énorme ne fit qu'augmenter le schisme. La théologie mystique s'éleva de toutes parts. Les traités ascétiques se multiplièrent. Les derviches inventèrent des amulettes et des prières mystérieuses, qu'ils attribuèrent à Mahomet, à sa femme Cadige, à Ali. Ils attribuèrent même quelques-unes de ces formules à David, à Salomon, et à Jésus-Christ. On entassa volumes sur volumes, et la Bibliothèque des controversistes musulmans, ne le céda ni en nombre, ni en obscurité, à la Bibliothèque des nôtres.
Almamon avait fait, dès sa jeunesse, une étude particulière du droit, sous un jurisconsulte célèbre 330; et l'on doit penser qu'il ne se refroidit pas pour la science des lois, lorsqu'il fut devenu le législateur d'un grand peuple. La médecine lui dut aussi un nouvel éclat. Il acheva ce qu'avaient commencé Almansor et Haroun. Il enrichit l'école de médecine de nouveaux dons et de nouveaux livres. Il pensionna des médecins pour traduire les ouvrages qui n'étaient point encore traduits, et pour en écrire d'originaux dans leur langue. Il en fit même composer un sur l'utilité des animaux, où l'on vit, pour la première fois, des figures dessinées de quadrupèdes, de volatiles et de poissons; mais son étude de prédilection fut celle de l'astronomie. Il fit traduire pour son usage, tous les ouvrages grecs qui traitaient de cette science. Il combla les traducteurs de bienfaits particuliers; et l'espoir des distinctions et des récompenses, fit éclore de tous côtés des astronomes. Almamon fit construire, près de Bagdad, un magnifique observatoire, et un autre dans le voisinage de Damas. Son exemple fut suivi par sa fille, princesse aussi célèbre par son esprit et son savoir que par sa beauté 331. Elle fit bâtir une tour sur la rive orientale du Tigre. Elle employa les plus habiles architectes à sa construction. Plusieurs savants riches devinrent les émules du calife et de sa fille. Ces édifices se multiplièrent à Bagdad et dans son territoire, et l'on y vit s'élever un grand nombre d'observatoires qui portèrent les noms de leurs savants fondateurs. L'observatoire du calife n'était jamais vacant; il y passait souvent les nuits à observer. Il fit rédiger sous ses yeux des tables astronomiques, les plus parfaites que l'on ait eues jusqu'alors. On perfectionna, par ses ordres, le Quart-de-cercle et l'Astrolabe. L'Almageste de Ptolomée fut traduit du grec en arabe, par l'astronome Ben-Honaïn 332. Les ouvrages élémentaires devinrent meilleurs et plus nombreux; enfin Almamon dirigea et paya généreusement la grande opération de la mesure d'un degré du méridien, pour déterminer avec précision la grandeur de la terre; et Bailly, dans son Histoire de l'astronomie, parle d'un sextant de métal, avec lequel fut observée l'obliquité de l'écliptique, et qui avait quarante coudées de rayon 333.
Deux sciences qui tiennent à l'astronomie, eurent part aussi aux générosités d'Almamon: la géographie, qui était encore très-imparfaite, et malheureusement l'astrologie judiciaire, qui n'était déjà que trop en crédit. On croit cependant qu'il n'encouragea point cette partie de la prétendue science, qui se donne pour disposer de la destinée des hommes, mais celle qui, d'après le lever et le coucher des astres, croit pouvoir annoncer les températures et l'état du ciel. Il ne crut point aux cabalistes, mais seulement aux faiseurs d'éphémérides 334, ce qui est encore beaucoup trop.
Note 334: (retour) J'entends des Éphémérides astrologiques, dans lesquelles on prétend annoncer d'avance les températures et les phénomènes de chaque jour, telles que celles de notre Antoine Mizauld, par exemple: Ephemerides aëris perpetuœ, seu popularis et rustica tempestatum astrologia, etc. Ce Mizauld était un médecin du seizième siècle, né à Montluçon, dans le Bourbonnais. Il a laissé plusieurs autres ouvrages du même genre que celui-ci.
Un grand nombre de savants chrétiens, chassés de Constantinople par les querelles de religion et par les troubles de l'Empire, se réfugièrent auprès des califes de Bagdad, emportant avec eux leurs manuscrits. La plupart étaient Syriens d'origine. Haroun, et surtout Almamon, les employèrent à traduire du grec en syriaque et en arabe, des livres de science et de philosophie. Les œuvres d'Aristote et des fragments considérables de Platon se répandirent ainsi chez les Arabes. Ces traductions, accompagnées de commentaires, furent bientôt entre les mains de tous les hommes lettrés. Aristote et Platon partageaient avec Socrate et Pythagore le surnom de Divin. Almamon était passionné pour leur étude, et les savants à qui leur philosophie était familière, ou qui en avaient fait le sujet de quelque ouvrage, étaient ceux dont il préférait l'entretien, et qu'il paraissait distinguer le plus. Ces distinctions furent si marquées, qu'elles excitèrent les plaintes des zélés Musulmans 335. À les entendre, ce genre d'étude pouvait refroidir la pitié, peut-être même égarer la religion des fidèles. Il les laissa se plaindre, et continua de cultiver et d'honorer la philosophie et les philosophes.
L'Inde avait concouru avec la Grèce à donner des leçons de sagesse aux Arabes; ils possédaient dans leur langue, une traduction des fables indiennes de Bidpaï, où la philosophie morale et politique était tracée avec une simplicité noble et touchante, dans les dialogues entre différents animaux. On connaissait aussi depuis long-temps à Bagdad des fables de Lokman, que quelques auteurs ont cru le même qu'Esope 336. On savait que l'apologue était né dans l'Orient; mais, dit un savant orientaliste 337, on ne croyait pas, comme nous l'avons imaginé, qu'il dût sa naissance aux misères de l'esclavage. La servitude, ajoute-t-il, flétrit en même temps le corps et l'âme, et il est plus naturel de penser que le premier sage qui put persuader au peuple, qu'il renouvelait le prodige de Salomon et d'Apollonius de Thyane, à qui les anciens attribuaient le talent d'entendre le langage des animaux, se servit de cette arme ingénieuse pour faire la guerre aux vices et aux ridicules de son temps.
Note 336: (retour) M. Sylvestre de Sacy croit que les Fables connues sous le nom de Lokman, transplantées de l'Inde ou de la Grèce sur le sol de l'Arabie, long-temps après Mahomet, furent attribuées à Lokman, à cause de sa réputation de sagesse, et qui le fit surnommer le Sage. Il distingue, ainsi que les Arabes eux-mêmes, ce Lokman de l'ancien Lokman, fils d'Ad, dont la sagesse était célèbre dès le temps de Mahomet. M. de Sacy donne aussi d'excellentes raisons pour ne pas admettre l'opinion que ces Fables sont nées en Arabie. Voyez sa Notice sur les Fables de Lokman, traduites par M. Marcel, dans le Magasin encyclopédique, IXe. année, t. I, p. 382. Nous reviendrons bientôt, avec plus de détail, sur les Fables de Bidpaï.
Almamon se plaisait à ces récits. On composait, pour lui faire la cour, des dialogues de même genre; tantôt entre le bœuf et le renard, tantôt entre un chat et un singe, ou entre un perroquet et un moineau. Le génie des Arabes porté à l'invention et au merveilleux, imagina de mettre en narration les tableaux de la vie humaine, en y ajoutant des couleurs empruntées de la fable; et c'est à l'histoire, ainsi altérée, que l'on attribue la naissance du roman. Telles furent les Aventures de la ville d'Airain, et celles du jeune esclave Touvadoud. La dévotion ajouta ses visions aux fictions romanesques. On représenta un des compagnons de Mahomet, transporté sur les cornes d'un taureau, dans une île mystérieuse 338. La fécondité du génie oriental se manifesta dans des contes de génies et de fées, tels que les voyages imaginaires de Sin-bad et de Hind-bad, qu'on feignit avoir été, l'un un célèbre navigateur, l'autre un porte-fardeaux, et qui représentaient allégoriquement, dit-on, le premier, le vent du Sind ou du Mackeran; et le second, le vent de l'Inde. Il faut avouer qu'en lisant ce conte dans la traduction du bonhomme Galland, on saisit difficilement l'allégorie; mais cela n'ôte rien à l'agrément de la narration. C'est de récits fabuleux de cette espèce, inventés par différents auteurs, qu'on forma ensuite le recueil si connu sous le titre des Mille et une nuits, recueil composé de trente-six parties dans l'original arabe, et si volumineux, que les six tomes de la traduction française, donnée par Galland, n'en contiennent que la première.
J'ai parlé du goût passionné que les Arabes eurent de tous temps pour la poésie. Les troubles et les guerres civiles l'avaient refroidi. Haroun et son fils le ranimèrent. La cour d'Almamon retentissait chaque jour du chant des poètes, et de leurs combats lyriques, dont il payait libéralement le prix. Enfin il n'y eut aucune partie des sciences et de la littérature, pour laquelle ce calife illustre ne montrât autant de goût que s'il s'en était exclusivement occupé. Sous son règne, Bagdad devint un vrai foyer de lumières. On ne s'y occupait que d'études, de livres, de littérature. Les lettrés seuls pouvaient obtenir la faveur du calife; tous les savants dont il avait connaissance, il les appelait à sa cour, et les y comblait de récompenses, de distinctions et d'honneurs. Le principal emploi de ses ministres était de protéger les sciences. La Syrie, l'Arménie, l'Égypte, tous les pays qui possédaient des livres de quelque importance, devenaient tributaires de son amour pour les lettres; il y envoyait ses ministres pour y recueillir et en rapporter à tout prix ces richesses littéraires. On voyait entrer à Bagdad des chameaux, uniquement chargés de livres; et tous ceux de ces livres étrangers, que les savants jugeaient dignes d'être mis à la portée du peuple, il les faisait traduire en arabe, et répandre avec profusion. Sa cour était composée de maîtres dans tous les arts, d'examinateurs, de traducteurs, de collecteurs de livres; elle ressemblait plutôt à une académie de sciences, qu'à la cour d'un monarque guerrier; et lorsqu'il fit, en vainqueur, la paix avec l'empereur de Bysance, Michel III, il exigea de lui, comme une des conditions du traité, des livres grecs de toute espèce.
Bientôt la nation entière obéit à cette impulsion puissante. Des écoles, des colléges, des sociétés savantes s'élevaient dans toutes les villes; des hommes instruits semblaient germer de toutes parts. Il se forma des académies célèbres, d'où sortaient chaque jour les compositions les plus élégantes en prose et en vers, et qui eurent pour membres des hommes illustres dans toutes les branches de la littérature et des sciences. L'Afrique et l'Égypte suivirent cet exemple. Alexandrie fut vengée par les Arabes, amis des lettres, des maux que lui avaient faits leurs ancêtres encore barbares. Elle eut jusqu'à vingt écoles à-la-fois, où accouraient de toutes les parties de l'Orient les amateurs de la philosophie et des sciences. En un mot, elle vit presque renaître sous les fatimites, les beaux jours des Ptolemées. Fez et Maroc, aujourd'hui retombées dans un état presque sauvage, devinrent des villes toutes lettrées. De superbes établissements, des édifices magnifiques y furent élevés en faveur des sciences; et l'érudition européenne garde le souvenir de leurs opulentes bibliothèques, qui ont enrichi les nôtres de manuscrits si précieux, et nous ont fourni des connaissances si curieuses et si utiles.
Mais c'est peut-être en Espagne que les sciences des Arabes eurent le plus d'éclat; c'est là que se fixa, pour ainsi dire, le règne de leur littérature et de leurs arts. Cordoue, Grenade, Valence, Séville se distinguèrent à l'envi par des écoles, des colléges, des académies, et par tous les genres d'établissements qui peuvent favoriser les progrès des lettres. L'Espagne possédait soixante-dix bibliothèques ouvertes au public, dans différentes villes, quand tout le reste de l'Europe, sans livres, sans lettres, sans culture, était enseveli dans l'ignorance la plus honteuse. Une foule d'écrivains célèbres enrichit dans tous les genres la littérature arabico-espagnole; et l'ouvrage qui contient les titres et les notices de leurs innombrables productions en médecine, en philosophie, dans toutes les parties des mathématiques, en histoire, et principalement en poésie, forme en Espagne une volumineuse Bibliothèque.
L'influence des Arabes sur les sciences et les lettres, se répandit bientôt dans l'Europe entière. C'est à eux qu'elle doit aussi plusieurs inventions utiles. L'abbé Andrès a prouvé très-longuement 339, mais à ce qu'il me paraît avec autant d'évidence que d'étendue, qu'elle leur doit le papier de coton et le papier de lin, qui remplacèrent si heureusement le papyrus d'Égypte. Depuis notre savant Huet 340, dont l'opinion n'a pas eu de sectateurs, personne ne leur conteste le don qu'ils nous ont fait des chiffres, et de la manière de compter qu'ils avaient, de leur propre aveu, appris des savants de l'Inde. Les premiers, depuis les anciens, ils bâtirent des observatoires, c'est-à-dire, des édifices élevés et construits exprès pour exécuter avec exactitude et commodité les observations astronomiques. Outre ceux qu'ils élevèrent en si grand nombre à Bagdad et à Damas, la fameuse tour de Séville, qui résiste encore aux coups du temps, prouve qu'ils en bâtirent aussi en Espagne. Ils eurent en architecture un style qui leur appartient, et qui réunit la hardiesse et l'élégance à la plus étonnante solidité. Partout où l'on a laissé le temps seul agir contre les monuments d'architecture moresque, il n'a pu encore les détruire: partout où l'on a voulu ajouter à ces monuments des constructions modernes, quelques siècles ont suffi pour ruiner ces constructions, et la partie moresque des édifices est encore debout.
La chimie leur dut non-seulement ses progrès, mais sa naissance, puisqu'ils inventèrent l'alambic de distillation, qu'ils analysèrent les premiers les substances des trois règnes, et qu'aussi les premiers, ils observèrent les distinctions et les affinités des alcalis et des acides, et apprirent à tirer de minéraux et d'autres substances, destructives de la vie et de la santé, des remèdes pour sauver l'une et rétablir l'autre. Quelque bien et quelque mal qu'on puisse dire de l'invention de la poudre à feu, si l'on en recherche l'origine, on verra qu'elle est assez communément donnée à un moine allemand, nommé Schwartz; les Anglais la réclament pour leur Roger Bacon; d'autres l'attribuent aux Indiens ou aux Chinois; mais l'abbé Andrès soutient qu'elle appartient aux Arabes, ou du moins que c'est en combattant contre eux, en Égypte, que les Européens en ont connu, pour la première fois, les effets 341. Il ne balance point à leur faire honneur de l'invention de l'aiguille aimantée et de la boussole, et non pas à Gioja d'Amalfi, ni à Paul de Venise, ni à aucun autre Italien, encore moins à quelque Allemand, Anglais ou Français que ce puisse être: et sur ce point il a pour garant, outre toutes les autorités qu'il allègue, celle d'un auteur italien, extrêmement jaloux de la gloire de son pays, et qui montre dans tout son ouvrage, autant de jugement et d'impartialité que de savoir, je veux dire le savant Tiraboschi 342. Andrès ne s'arrête pas là, il prétend que l'usage du pendule pour la mesure du temps, dont l'Italie et la Hollande se disputent l'invention, était connu des Arabes avant l'existence de Galilée et de Huighens, et il rapporte entre autres preuves, un passage des Transactions philosophiques 343, qui l'affirme positivement.
Note 341: (retour) Andrès, chap. 10. M. Langlès a démontré, dans une Notice sur l'origine de la Poudre à canon, insérée dans le Magasin Encyclopédique, 4e. année (1798), t. I., p. 333, que les Maures d'Espagne connaissaient, dès le treizième siècle, l'usage de la poudre pour lancer des pierres et des boulets de fer, et qu'ils en faisaient usage dans leurs guerres contre les Espagnols. M. Koch, dans son Tableau des Révolutions de l'Europe, est de la même opinion, qu'il appuie sur les mêmes faits, et pense que de l'Espagne cette invention passa en France; t. II, p. 30 et 31. On sait que la poudre ne fut connue en France qu'en 1338.
Mais l'Europe leur eut des obligations plus évidentes et plus faciles à prouver. L'Italie et la France étaient alors égarées plutôt que conduites par une dialectique barbare, dont il faut avouer que les Arabes eux-mêmes augmentèrent les ténèbres par leurs obscurs commentaires sur les obscurités d'Aristote; mais elles reçurent d'eux, comme en dédommagement, Hippocrate, Dioscoride, Euclide, Ptolémée et d'autres lumières des sciences; elles apprirent à se diriger dans les observations astronomiques; à examiner et à décrire les productions de la nature; à en tirer les éléments de la matière médicale, et rouvrirent au charme des vers et des inventions poétiques, des oreilles endurcies par les cris de l'école, et par le bruit des armes.
Il n'est pas inutile de remarquer que parmi tant de livres de sciences, traduits du grec par les Arabes, et qu'ils firent les premiers connaître aux peuples modernes, il ne s'en trouve, pour ainsi dire, aucun de littérature. Homère, lui-même, qui cependant fut traduit en syriaque, sous l'empire d'Haroun-al-Raschid, ne le fut, dit-on, jamais en arabe. On n'y fit passer ni Sophocle, ni Euripide, ni Sapho, ni Anacréon, malgré la passion des poëtes arabes pour les sujets d'amour; ni Hésiode, ni Aratus, malgré leur penchant à traiter les sujets didactiques; ni Isocrate, ni Démosthène; enfin aucun orateur, aucun historien, excepté Plutarque; aucun poëte, aucun auteur purement littéraire 344. Quelle que soit la cause de cette singularité 345, le résultat fut que leur littérature garda son caractère original, que ses beautés comme ses défauts lui appartinrent, et qu'au lieu d'avoir une littérature grecque en caractères arabes, comme on en avait eu une, ou à peu près en caractères latins, l'on eut, et l'on a encore, une littérature proprement et spécialement arabe.
Note 345: (retour) Selon une observation de mon savant confrère, M. Sylvestre de Sacy, recueillie et citée par M. Œlsner, dans son Mémoire sur les effets de la religion de Mohammed, couronné en 1809 à l'Institut, par la classe d'histoire et de littérature ancienne, cette indifférence pour les poètes grecs naissait, dans les Sarrazins, de l'horreur qu'ils avaient pour l'idolâtrie; elle était telle, qu'ils n'osaient pas même prononcer les noms des faux dieux. Voyez Des Effets de la Rel. de Moham. Paris, 1810, p. 133. D'autres pensent, et M. Langlès est notamment de cet avis, que l'horreur pour l'idolâtrie n'ayant pas empêché les Musulmans de conserver des documents sur la religion et les idoles des Arabes avant Mahomet, ni d'étudier la religion des Hindous, leur ignorance dans la mythologie grecque ne doit être attribuée qu'à l'impossibilité où ils étaient de connaître les ouvrages originaux. «Toutes les traductions arabes des ouvrages grecs ont été faites sur de très-mauvaises versions syriaques. Les textes ne sont pas moins défigurés que les noms propres. Il n'existe peut-être pas un seul ouvrage traduit immédiatement du grec en arabe. Toutes les traductions arabes que l'on connaît semblent faites en dépit du sens commun, et ne peuvent donner aucune idée des auteurs originaux». (Note manuscrite de M. Langlès.)
Ils conservèrent aussi dans toute sa pureté le genre de leur musique, art dans lequel on prétend qu'ils excellèrent, et dont la théorie était chez eux fort compliquée, quoiqu'elle le fût moins que chez les Chinois. Leurs ouvrages sont remplis d'éloges de la musique et de ses merveilleux effets. Ils en attribuaient de très-puissants, non-seulement à la musique chantée, mais aux sons de quelques instruments, à certaines cordes instrumentales, comme à certaines inflexions de la voix. Ils raffinèrent beaucoup sur la musique; mais quoiqu'on ait tâché de nous faire connaître la manière dont ils la pratiquaient, c'est celui de leurs arts que nous connaissons le moins 346.
Note 346: (retour) On trouve un très-long chapitre sur la Musique arabe, dans l'Essai de M. de La Borde, t. I., p. 175; il est de M. Pigeon de Sainte-Paterne, alors interprète des langues orientales, le même dont j'ai cité plus haut un Mémoire manuscrit. Ce chapitre est peu utile pour ceux qui ne savent pas l'arabe, et peu satisfaisant, dit-on, pour ceux qui le savent. Casiri, t. I de sa Bibliothèque, donne les titres de plusieurs ouvrages arabes sur la pratique et sur la théorie de cet art.
C'est principalement par leurs fables ou romans, et par leur poésie, qu'ils ont influé sur le goût de la littérature moderne, comme ils ont influé par leurs traductions sur les sciences. Quelques discussions se sont élevées au sujet des romans. Saumaise leur en attribue l'invention. Huet la leur dispute, et veut qu'elle appartienne aux Anglais ou aux Français; et des auteurs français plus récents, ont exclusivement réclamé cet honneur pour la France. Quoiqu'il en soit de ce point de critique, sur lequel nous aurons occasion de revenir, on ne saurait nier que le goût des inventions fabuleuses ne fût très-ancien chez les Arabes, ni que la plupart des auteurs de romans, de contes et de nouvelles, ne leur aient emprunté un nombre infini de fictions et d'aventures. Quant à leur poésie, sans nous étendre autant que l'exigerait peut-être un sujet aussi riche, mais qui ne se présente à nous que comme accessoire, essayons du moins d'en donner une idée, et d'en tracer les principaux caractères.
Il y en a un général et commun à toute la poésie orientale; et ce caractère, ou ce génie, est encore assez imparfaitement connu en Europe, où l'on en a un tout contraire. Nous prenons soin d'adoucir, de mitiger les expressions figurées; les Asiatiques s'étudient à leur donner plus d'audace et plus de témérité: nous exigeons que les métaphores aient une sorte de retenue, et qu'elles s'insinuent, pour ainsi dire, sans effort: ils aiment qu'elles se précipitent avec violence. Nous voulons qu'elles aient non seulement de l'éclat, mais de la facilité, de la grâce, et qu'elles ne soient pas tirées de trop loin: ils négligent les objets, les circonstances qui sont à la portée de tout le monde, et vont quelquefois prendre très-loin des images qu'ils entassent jusqu'à la satiété. Enfin les poètes européens recherchent surtout le naturel, l'agrément, la clarté; les poètes asiatiques, la grandeur, le luxe, l'exagération. Il s'ensuit que si l'on compare avec des poésies arabes ou persannes, les poésies les plus sublimes de notre Europe, des yeux européens voient les premières gonflées, gigantesques et presque folles, tandis qu'à des yeux orientaux, les secondes semblent couler terre à terre, timides et presque rampantes 347.
Le monument le plus ancien qui existe de la poésie des Indiens, qui sont eux-mêmes les plus anciens peuples de l'Asie, est celui dont j'ai déjà parlé, et qui est principalement connu en Europe sous le nom de Fables de Bidpay. Il n'y a point d'ouvrage qui ait éprouvé plus de vicissitudes. Je dois les rappeler ici, quoiqu'elles soient assez connues. Bidpay était, dit-on, un brachmane, ami de Dabychelim, roi de l'Inde, successeur de ce Porus, qui fut vaincu par Alexandre. Il composa ce livre pour diriger le roi, son ami, dans le chemin de la sagesse. Le livre resta caché dans la famille des descendants de ce roi, pendant plusieurs générations; mais enfin la renommée s'en répandit dans tout l'Orient. Le fameux roi de Perse Khosrou Nouchirwan, ou Cosroës, voulut le connaître; il chargea son médecin Busurviah de faire un voyage dans l'Inde, pour s'en procurer une copie à tout prix. Busurviah n'y réussit qu'après plusieurs années de séjour. Il le traduisit aussitôt en pehlvy, qui était l'ancienne langue persanne, et vint le présenter à Khosrou, qui le combla de dignités et de récompenses. Après la mort de ce monarque, l'ouvrage fut conservé d'abord dans sa famille, d'où il se répandit ensuite dans la Perse, et de là chez les Arabes. Le second calife Abasside, Aboujafar, le fit traduire du pehlvy, et sur cette version arabe, il en fut fait une autre en persan moderne, puis une seconde, et enfin une troisième. Il fut aussi traduit en langue turque, et l'a été dans presque toutes les langues de l'Europe. C'est dans ces traductions successives qu'il a pris la parure poétique et les ornements merveilleux dont il est embelli. Dans la première version arabe, qui est exacte et littérale, on dit qu'il manque absolument de couleur et de poésie. Cela tient sans doute à son extrême antiquité; car l'on assure qu'elle remonte beaucoup plus haut que Bidpay; que ce nom même est supposé, et que tout le fond de l'ouvrage appartient à l'ancien brachmane, Vichmou-Sarma, qui, dans son livre intitulé Hitopadès, conçut le premier l'idée de faire donner aux hommes, par des bêtes, des préceptes qu'ils n'auraient pas écoutés de la bouche de leurs semblables 348. Ce livre existe: il a été traduit en anglais; et une partie l'a aussi été dans notre langue, par M. Langlès. On y reconnaît le premier type des fables attribuées à Bidpay, à Lokman et à Esope. C'est sans doute dans ces fictions antiques et ingénieuses, que nos vieux auteurs du treizième siècle avaient pris le sujet de leur roman du Renard, 349, roman mis en vers allemands par le célèbre Goëthe, traduit depuis de l'allemand en français, et publié comme si l'original eût été une production germanique; c'est là aussi sans doute que le célèbre Casti avait puisé la première idée de son poëme ou de sa satyre politique, intitulée: Les animaux parlants.
Les Indiens Musulmans, ou modernes, qu'il faut bien distinguer des Hindous, habitants autochtones de l'Inde, ont tout écrit en langue persanne depuis la dynastie des Mogols, établie par les descendants de Timour 350; ainsi l'on ne doit point séparer leur poésie de la poésie des Persans, celui peut-être de tous les peuples, à l'exception des Arabes, qui a le plus cultivé cet art. Les Arabes et les Persans ont eu un si grand nombre de poètes, que la vie d'un homme ne suffirait pas, à ce qu'on assure, pour parcourir tous leurs ouvrages.
Le climat habité par ces deux peuples, paraît avoir eu la plus grande influence sur le caractère de leur poésie. Il est impossible que les images les plus agréables ne s'offrent pas abondamment à des poètes qui passent leur vie dans des champs, des bois, des jardins délicieux, qui se livrent tout entiers aux voluptés et à l'amour, qui habitent des contrées où l'éclat et la sérénité du ciel sont rarement obscurcis par des nuages, où la nature comblée, pour ainsi dire, d'une surabondance de fleurs et de fruits, n'étale que luxe et jouissances; où enfin, comme le dit un ancien poète latin, on voit de toutes parts les moissons offrir leurs richesses, les arbres fleurir, les sources jaillir, les prés se revêtir d'herbes et de fleurs 351. La plupart des ornements de la poésie se tirent des images prises dans les choses naturelles; or, la plus grande partie de la Perse et toute cette Arabie qui reçut des anciens le surnom d'Heureuse, sont les régions du monde les plus fertiles, les plus riantes, les plus fécondes en toutes sortes de délices. L'Arabie qu'on appelle Déserte est, au contraire, remplie d'objets d'où l'on peut tirer les images de crainte et de terreur, et qui n'en sont que plus propres à inspirer le sublime. Aussi voit-on souvent dans les poëmes des anciens Arabes, des héros marchant à travers des routes escarpées, des cavernes formées de rocs hérissés, suspendus, énormes, et remplis de ténèbres épaisses qui ne se dissipent jamais 352.
C'est à ces propriétés de la nature qui les environne, et à leur manière de vivre, que les Arabes et les Persans durent, selon le célèbre orientaliste William Jones 353, cette profusion d'images et de figures, dont ils sont si prodigues, et c'est pour les mêmes causes qu'ils cultivèrent avec tant d'ardeur la poésie, qui se nourrit surtout de figures et d'images.
Les Persans emploient, pour signifier l'art des vers, une expression figurée très-belle dans leur langue, et qui veut dire former un fil de perles. Leur goût pour cet art est très-ancien; mais ils n'en ont conservé aucun monument antérieur au septième siècle. Quand ils furent conquis par les Arabes, les mœurs, les usages, les lois, la religion, tout fut modifié et réglé par les vainqueurs: quant aux sciences et aux lettres, tout fut d'abord détruit, et ne put renaître que quand les Arabes en donnèrent le signal dans tout leur vaste Empire. L'écriture antique et indigène fut elle-même changée en caractères arabes, et beaucoup de mots arabes furent introduits dans la langue. Aucun des livres qui existent en langue persanne ne doit donc être rapporté à un temps antérieur à cette époque, si l'on en excepte cependant un petit nombre d'ouvrages, écrits dans l'ancienne langue appelée pehlvi, et attribués aux anciens mages, tels que Zend-Avesta 354 et le Sadder, qui contiennent les dogmes et les préceptes de l'antique religion des Guèbres, et dont quelques-uns de nos savants ont, presque avec aussi peu de succès que les savants du pays même, tâché d'éclaircir les épaisses ténèbres. La poésie persanne, telle qu'elle existe, n'a donc d'autre origine que la poésie arabe. Les principes de l'art métrique y sont les mêmes, et il y a presque autant de ressemblances dans le génie des poètes que dans les genres de poésie et dans la mesure des vers 355.
Mais avec ces rapports communs, ils ont aussi des différences. Il en existe surtout dans les deux langues. La langue arabe est expressive, forte et sonore; la persanne, remplie de douceur et d'harmonie 356. Joignant à sa propre richesse les mots qu'elle a reçus de la langue arabe, elle a sur celle-ci l'avantage des mots composés, auxquels les Arabes sont si contraires, qu'ils emploient pour les éviter de longues circonlocutions. Les lois de la rime leur sont communes, mais dans les deux langues, la quantité des rimes est si abondante, qu'elle gêne peu le poète, et ne fait que donner un utile aiguillon à son génie. C'est pour cela qu'ils excellent plus qu'aucune autre nation, et peut-être être plus que les Italiens eux-mêmes, à faire des vers impromptus.
Mais voici une contradiction assez forte entre les Orientalistes. Les uns vantent cette facilité des compositions poétiques et en citent des exemples; les autres expliquent les règles de la poésie arabe de manière à y faire voir les plus grandes difficultés 357. On peut les accorder, en disant que dans les poésies soutenues et faites à loisir, les poètes suivent toutes ces règles; mais que dans les impromptus, à l'exception de la rime, il s'en dispensent. En effet, le vers arabe est composé de pieds d'une mesure et d'un nombre déterminés 358. Il a cette ressemblance avec l'ancienne poésie des Grecs et des Latins, et cette supériorité sur la versification moderne, dont il ne se rapproche que par la rime, ou plutôt qui l'a empruntée de lui. Elle a chez les Arabes des difficultés particulières. On exige à la fin de leurs vers la consonnance de plusieurs syllabes, et quelquefois même de cinq. De plus, dans certains poëmes, composés d'un assez grand nombre de distiques, la rime doit être constamment la même. Quant aux pieds et aux mesures, ils admettent vingt-cinq combinaisons diverses de pieds, tant simples que composés, dont ils forment jusqu'à seize différentes espèces de vers 359. Ce ne sont pas là des entraves dont on puisse se jouer dans des poésies improvisées; mais si elles sont pénibles pour le poëte, il faut avouer qu'elles doivent produire, pour des oreilles exercées à les sentir, beaucoup d'harmonie et de variété.
De toutes ces sortes de vers, ils forment des poëmes de plusieurs espèces. La Casside est une des plus anciennes. C'est une espèce d'idylle ou d'élégie; mais dans l'acception étendue que les anciens donnaient à ces deux titres, et qui peut, en quelque façon, convenir à toutes sortes de sujets. Les deux premiers vers riment ensemble, et ensuite, dans tout le cours du poëme, la même rime revient à chaque second vers. On n'a point d'égard au premier, qui n'est regardé que comme un hémistiche. Le poëme ne doit pas avoir plus de cent distiques, ni moins de vingt. L'amour en est le sujet le plus ordinaire. La vie nomade et guerrière des Arabes, les obligeait à des déplacements continuels: aussi, la plupart des cassides commencent par les regrets d'un amant séparé de sa maîtresse. Ses amis essayent de le consoler, mais il repousse leurs secours. Il décrit la beauté de celle qu'il aime. Il ira la visiter dans la nouvelle demeure de sa tribu, dût-il en trouver les passages défendus par des lions ou gardés par des guerriers jaloux. Alors il amène ordinairement la description de son chameau ou de son cheval; et ce n'est qu'après tout cet exorde qu'il en vient à son principal objet. Les sept poëmes suspendus au temple de la Mecque sont presque tous de ce genre. On vante surtout celui qui commence ainsi: «Demeurons, donnons quelques larmes au souvenir du séjour de notre bien-aimée dans les vallées sablonneuses qui sont entre Dahul et Houmel». Le dessin en est absolument conforme à celui que je viens de tracer. On y trouve cette jolie comparaison: «Quand ces deux jeunes filles se levèrent, elles répandirent une agréable odeur, comme le zéphir lorsqu'il apporte le parfum des fleurs de l'Inde 360». Le poëte trouve le moyen d'amener le récit d'une aventure galante de sa jeunesse, qu'il décrit avec toute la vivacité et tous les ornements de la langue arabe. Parmi les autres descriptions, celles de son passage à travers un désert, de son cheval, de sa chasse, d'un orage, sont d'une beauté que les Orientaux ne se lassent point d'admirer.
La Ghazèle est une espèce d'ode amoureuse ou galante, semée d'images et de pensées fleuries. Le sujet en est ordinairement enjoué. Il respire, en quelque sorte, les parfums et le vin. Les maximes qu'on y professe sont celles d'une volupté philosophique. Elle conclut de la brièveté de la vie que nous ne devons en laisser échapper aucune fleur, sans la connaître et sans en jouir 361. C'est, comme on voit, précisément le genre de l'ode anacréontique, et quoiqu'on assure qu'Anacréon n'a jamais été traduit en arabe ni en persan, il est probable que les premiers poëtes persans ou arabes qui donnèrent ce caractère à la ghazèle, avaient eu quelque connaissance des poésies du vieillard de Théos.
La mesure des vers et la disposition des rimes sont absolument les mêmes 362 dans la ghazèle que dans la casside; mais la première ne doit pas s'étendre au-delà de treize distiques. Le désordre est tellement de sa nature, que chacun de ces distiques doit renfermer un sens entier, et n'a presque jamais aucun rapport avec ceux qui précèdent et qui suivent. Il est probable 363 que ce désordre est venu de ce que ce genre de poésie étant ordinairement né parmi la joie et la bonne chère, le génie du poëte, échauffé par le vin, saisissait tout à coup chaque image qui s'offrait à lui, la quittait pour une autre, et celle-ci pour une autre encore, sans garder aucun ordre entre elles. Il est encore du caractère particulier de ce poëme qu'au dernier distique le poëte s'adresse la parole à lui-même, en s'appelant par son nom. Il tâche de mettre dans cette apostrophe une finesse et une élégance particulières. Ce peut avoir été le premier modèle de l'envoi qui terminait toutes les chansons provençales, et d'où les Italiens ont pris l'usage de terminer leurs odes, ou canzoni, par une apostrophe adressée à l'ode elle-même, comme ils le font presque toujours. Le sonnet est un autre emprunt que les Provençaux, et ensuite les Italiens ont fait, dit-on, à ce genre de poésie. Souvent la ghazèle, et même la casside, n'ont que quatorze vers, et c'est là ce qui a pu donner l'idée du sonnet. Nous verrons plus clairement ailleurs son origine: observons seulement ici que les quatorze vers du sonnet sont partagés en deux quatrains et deux tercets, tandis que ceux de l'ode arabe procèdent toujours par distiques; or, c'est plutôt l'arrangement des vers qui caractérise un genre de poésie que leur nombre.
La ghazèle appartient plus aux Persans qu'aux Arabes; ils l'ont cultivée avec une sorte de prédilection, tandis que les Arabes, plus graves et plus portés à la mélancolie, lui ont préféré la casside. On appelle Divan, une collection nombreuse de ghazèles, différentes par la terminaison ou la rime. Le divan est parfait lorsque le poëte a régulièrement suivi, dans les rimes de ses ghazèles, toutes les lettres de l'alphabet. Le divan d'Hafiz, le plus célèbre des poëtes persans dans ce genre, contient près de 600 ghazèles 364. Les ghazèles de chacune des divisions de ce divan ont tous leurs vers terminés par la même lettre; et la série de toutes ces divisions forme l'alphabet entier. Presque tous les poëtes italiens ont eu aussi l'ambition de former leur divan, qu'ils nomment canzonière, mais ils se sont épargné la contrainte et l'espèce de ridicule de cette tâche alphabétique.
Les poésies amoureuses des Arabes ont en général moins de mollesse, un caractère moins efféminé que celles des Persans. Des images guerrières s'y mêlent souvent aux sentiments d'amour et aux idées de galanterie, et quelquefois avec plus de bizarrerie que de goût, comme dans ces vers 365: «Je me souvenais de toi, quand les lances ennemies et les glaives de l'Inde buvaient mon sang; je souhaitais ardemment de baiser les épées meurtrières, parce qu'elles brillaient, comme les dents éclatent quand tu souris». Voici un morceau d'un meilleur goût, et qui se rapproche davantage de la poésie d'Anacréon et d'Hafiz. C'est une de ces pièces en quatorze vers, que l'on veut qui aient servi de premier modèle au sonnet; et il y a peu de sonnets meilleurs.
«Les banquets, l'ivresse, la marche ferme et légère d'un chameau vigoureux, sur lequel s'appuie péniblement son maître blessé par l'Amour en traversant une étroite vallée;
«De jeunes filles d'une blancheur éclatante, marchant avec délicatesse, semblables à des statues d'ivoire, couvertes de voiles de soie brodés d'or, et gardées soigneusement;
«L'abondance, la tranquille sécurité, et le son des lyres plaintives, sont les vraies douceurs de la vie;
«Car l'homme est l'esclave de la fortune, et la fortune est changeante. Les choses heureuses et contraires, la richesse et la pauvreté sont égales, et tout homme vivant se doit à la mort» 366.
La comparaison de ces jeunes filles avec des statues d'ivoire est un trait plein de délicatesse et de grâce. La comparaison ou similitude est la figure favorite des Arabes; mais ils les tirent plus souvent des objets de la Nature que de ceux de l'art. Leurs habitudes et leurs mœurs expliquent cette préférence. En faisant le portrait de leurs belles, ils comparent leurs boucles de cheveux à l'hyacinthe; leurs joues à la rose, leurs yeux, ou pour la couleur, aux violettes, ou pour l'aimable langueur, aux narcisses; leurs dents aux perles; leur sein aux pommes; leurs baisers au miel et au vin; leurs lèvres aux rubis; leur taille au cyprès; leur marche aux mouvements du cyprès agité par le vent; leur visage au soleil; leurs cheveux noirs à la nuit; leur front à l'aurore; elles-mêmes enfin aux chevreaux ou aux petits du chevreuil 367.
Les meilleurs poëtes arabes se plaisent à décrire les productions de la nature, et surtout les fleurs et les fruits; et de même qu'ils les emploient dans leurs comparaisons pour servir de parure à la beauté, de même ils se servent de la beauté humaine pour embellir, par des comparaisons, les fleurs ou les fruits qu'ils décrivent. «Ce fruit, dit l'un d'eux, est d'un côté blanc comme le lys; de l'autre, aussi vermeil que la pêche ou que l'anémone, comme si l'amour avait réuni la joue d'une jeune fille à celle de son amant» 368. Un autre compare la narcisse qui vient d'éclore aux dents blanches d'une jeune fille qui mord une pomme d'Arménie 369.
Dans le genre héroïque, leurs comparaisons ont quelquefois la force et la grandeur de celles d'Homère. Ils disent d'une troupe de guerriers: «Ils se précipitent comme un torrent rapide quand la nue ténébreuse, et tombant avec violence, a gonflé ses eaux» 370. Ils disent à un général marchant à la tête de ses troupes: «Ton armée agitait autour de toi ses deux ailes, comme un aigle noir qui prend son vol» 371. Un guerrier s'avance comme un éléphant farouche; il s'élance comme un lion au milieu d'un troupeau. Enfin, dans ces moments terribles où Homère entasse comparaisons sur comparaisons pour mieux exprimer l'ardeur et le désordre des combats, il n'a rien de plus chaud ni de plus animé que ce tableau de Ferdoussy représentant un héros dans la mêlée. «Tantôt il se courbe sur son coursier; tantôt, s'élevant comme une montagne, il frappe de sa lance ou de son épée dure comme le diamant; tantôt il s'avance comme le nuage qui verse la pluie. Vous diriez: est-ce le ciel, ou le jour, ou l'éclair, ou le torrent des eaux printannières? Vous diriez: c'est un arbre chargé de fer; il agite ses deux bras comme les ruisseaux du platane» 372.
Ils ne sont pas moins féconds en métaphores, ou plutôt ils parlent presque toujours métaphoriquement: tout ce qui vient d'un objet est chez eux son fils ou sa fille; tout ce qui produit une chose est son père ou sa mère: les choses liées ou semblables entre elles sont frères ou sœurs. Un poëte appelle le chant des colombes le fils de la tristesse; les mots sont les fils de la bouche; les larmes, les filles des jeux; l'eau est la fille des nuages; le vin, le fils des grappes; et l'hymen du fils des grappes avec la fille des nuages n'est que du vin trempé d'eau. Ils disent l'odeur et le doux parfum de la victoire; ils font un fréquent et singulier usage des verbes verser et puiser; ils osent dire: «L'échanson de la mort s'approcha d'eux avec la coupe du trépas: il en arrosa le jardin de leur vie, et ils furent anéantis» 373.
Presque toutes les autres figures de pensées et de mots sont connues des Arabes. Leur langue se prête singulièrement à ces dernières. Celle qui consiste à prendre le même mot dans deux acceptions différentes, ou à faire jouer ensemble deux mots presque semblables, revient très-fréquemment dans leurs vers; mais cette figure, ou plutôt ce jeu de mots, disparaît dans les traductions. Parmi les figures de pensées, la prosopopée est une de celles qu'ils emploient le plus heureusement et le plus souvent. Ils lui donnent une vivacité merveilleuse, et une grâce presque magique 374. Chez eux, tout est vivant et animé. Les fleurs, les oiseaux, les arbres parlent; les qualités abstraites, la beauté, la justice, la gaîté, la tristesse, sont personnifiées; les prés rient; les forêts chantent; le ciel se réjouit; la rose charge le zéphyr de messages pour le rossignol; le rossignol décrit les beautés de la rose; les amours de rose et du rossignol forment une mythologie charmante qui revient à chaque instant dans leurs vers; la Nature entière est comme un théâtre où il n'y a plus rien d'inanimé, de muet ni d'insensible.
On a vu, par quelques citations, qu'ils connaissent la poésie héroïque. Il n'ont point cependant de véritables épopées. Leurs poëmes héroïques ne sont que des histoires écrites en vers élégants, et ornées de toutes les couleurs de la poésie: telle est surtout leur grande histoire, ou, si l'on veut, leur poëme en prose dont Timour ou Tamerlan est le héros, et dont on vante les riches images, les narrations, les descriptions, les sentiments élevés, les figures hardies, les peintures de mœurs et l'inépuisable variété 375.
Les Persans et les Turcs ont un nombre infini de ces poëmes sur les exploits et les aventures de leurs plus fameux guerriers; mais les fables extravagantes dont ils sont remplis, les font plutôt considérer comme des romans et des contes que comme des poëmes héroïques 376. On en excepte cependant les ouvrages du persan Ferdoussy, qui contiennent l'histoire de Perse, dans une suite de très-beaux poëmes. William Jones, sans vouloir le comparer à Homère, avec lequel nous venons de voir, cependant, qu'il a des traits de ressemblance, trouve de commun entre eux et le génie créateur et l'originalité. Ils puisèrent tous deux, dit-il, leurs images dans la nature elle-même; ils ne les ont pas saisies par imitation, par reflet; ils n'ont pas peint, comme les poëtes modernes, la ressemblance de la ressemblance. Au reste, les fées, les génies, les griffons-fées forment le merveilleux de ces poëmes, d'où il est évident qu'ils ont passé dans les nôtres.
Les Arabes ont un genre ou la teinte habituelle de leur imagination les rend très-propres à réussir; c'est la poésie funèbre. Ils y célèbrent par des distiques ou d'autres petits poëmes, les personnes qui leur étaient chères, ou les personnages célèbres. D'Herbelot rapporte celui-ci 377: «Mes amis me disaient: Si tu allais, pour te soulager, visiter le tombeau de ton ami. Je répondis: A-t-elle donc un autre tombeau que mon cœur»?
J'en ajouterai un autre d'un genre tout différent, et tout-à-fait extraordinaire, c'est l'épitaphe du libéral et vaillant Maâni 378.
«Approchez, mes amis, approchez de Maâni, et dites à son tombeau: Que les nuages du matin t'arrosent de pluies continuelles!
«O tombeau de Maâni! toi qui n'étais qu'une fosse creusée dans la terre, tu es maintenant le lit de la bienfaisance. O tombeau de Maâni! comment as-tu pu contenir la libéralité qui remplissait la terre et les mers? Que dis-je, tu as reçu la libéralité, mais morte: si elle eût été vivante, tu aurais été si étroit que tu te serais brisé.
«Il existait un jeune homme, que sa générosité fait vivre encore après sa mort, comme la prairie, quand un ruisseau l'a parcourue, reverdit avec plus d'éclat.
«Mais à la mort de Maâni, la libéralité est morte, et le faîte de la noblesse d'âme est abattu».
Je cite de pareilles singularités, non certes comme des objets d'imitation, mais pour que nous sachions dans la suite à qui attribuer ce faux goût, si contraire à la nature, que les anciens ne connurent jamais, et qui a si long-temps infecté le style moderne.
La poésie morale des Arabes est célèbre, ainsi que leur esprit naturellement sentencieux. Ils ont un grand nombre de vers qui renferment des pensées qu'ils aiment à citer à tout propos; et ils ne s'y livrent pas moins que dans les autres genres aux écarts de l'imagination et aux bizarreries du style. «Le cours de cette vie, dit un poëte, ressemble à une mer profonde, remplie de crocodiles; qu'ils sont tranquilles, les hommes assez sages pour demeurer sur le bord 379! La vie humaine, dit un autre, n'est qu'une ivresse; ce qu'elle a d'agréable s'évapore promptement, et la crapule reste» 380. Quelquefois ce ne sont que des espèces de proverbes, quelquefois ils ont plus d'étendue, et ce sont de petits poëmes remplis d'esprit, d'images, d'oppositions inattendues. Le génie des Persans diffère encore ici de celui des Arabes. On connaît assez les belles fables de Sadi, et son Gulistan ou Jardin des roses, où il les a en effet semées comme des fleurs. Il est le premier des poëtes dans ce genre, mais il n'est pas le seul, et les muses persannes ne sont pas moins fertiles en leçons de sagesse que de plaisir.
Les deux peuples excèlent également dans un autre genre, qui est le panégyrique ou l'éloge. Leur usage est de commencer leurs grands poëmes par louer Dieu, sa bonté, sa miséricorde, sa puissance; ensuite le prophète et sa famille; enfin ils élèvent aux nues les vertus de leur roi et des grands de sa cour: vertueux ou non, c'est une étiquette poétique qu'ils ne manquent point de suivre 383. Mais ils ont aussi des morceaux qui ont d'autre objet que la louange, et ce sont ceux où ils entassent avec le plus de profusion les idées gigantesques, les exagérations, nous dirions presque, nous autres occidentaux, les folies. Quel autre nom donner, par exemple, à ce trait d'un poëte, non pas Arabe, ni Persan, mais Indien, soit que les Indiens aient pris ce goût des Persans, ou que les Persans l'aient pris chez eux, et l'aient reporté chez les Arabes, ou plutôt qu'il soit commun à tous les peuples de l'Orient. Ce poëte, pour louer un prince distingué par son savoir autant que par sa dignité, lui dit en vers boursoufflés: «Dès que tu presses les flancs de ton coursier rapide, la terre s'agite et tremble; et les huit éléphants, ces vastes soutiens du monde, se courbent sous un si noble poids». Notre médecin voyageur Bernier, homme aussi enjoué que savant, se trouvait à cette audience, et conservant son caractère français, il dit à l'oreille du prince: «Gardez-vous bien, seigneur, de monter trop souvent à cheval: vos pauvres peuples souffriraient trop de si fréquents tremblements de terre». Le prince entendit la plaisanterie, et y répondit comme aurait fait un Français même: C'est pour cela, dit-il à Bernier, que je vais presque toujours en palanquin 384.
Les Arabes et les Persans se dédommagent en quelque sorte de leurs adulations poétiques par des satyres violentes; on pourrait plutôt les nommer des invectives que des satyres. C'est un guerrier que le poëte accuse d'être lâche; c'est un homme puissant à qui il reproche d'être injuste, ou même un roi qu'il taxe de vices honteux. Dans le poëme arabe des Amours d'Antara et d'Abla 385, on trouve, dès le commencement, une satyre mordante que les orientalistes admirent 386. Les esclaves d'Abla l'adressent, en chantant, à Almarah, qui aime aussi leur maîtresse, et veut supplanter Antara. «Almarah! renonce à l'amour des jeunes vierges; cesse de te présenter aux yeux de la beauté. Tu ne sais pas repousser l'ennemi; tu n'es pas un brave cavalier au jour du combat. Ne désire pas de voir Abla: tu verras plutôt le lion de la vallée qui répand la terreur. Ni les brillantes épées, ni les noires lances poussées avec force ne peuvent approcher d'elle. Abla est une jeune chevrette qui prend le lion à la chasse avec ses yeux languissants. Mais toi, tu ne t'occupes que de ton amour pour elle, et tu remplis tous ces lieux de tes plaintes. Cesse de la poursuivre avec importunité, ou Antara versera sur toi la coupe de la mort. Tu ne te lasses point de la chercher: tu te présentes couvert d'armes par-dessus tes riches habits. Les jeunes filles rient de toi, comme à l'envi; l'écho des collines et des vallées leur répond: tu es devenu la fable de tous ceux qui les écoutent, et leur jouet soir et matin. Tu reviens à nous avec des habits plus magnifiques; elles redoublent leurs ris et leurs plaisanteries. Si tu t'approches encore, il viendra le lion que craignent les lions de la vallée: il ne te laissera pour ton partage que la haine, et tu retourneras couvert de mépris, etc.».
Le même Ferdoussy, célèbre par son grand poëme historique, s'est aussi distingué parmi les satyriques persans. C'est par ordre de son roi Mahmoud, qu'il avait composé ce poëme; il y employa trente années, et il en attendait de grandes récompenses. Mais ce Mahmoud, surnommé le Gaznevide, grand roi, grand homme de guerre, le premier pour qui fut inventé le titre de sultan, était un homme sans goût et excessivement avare. Fils d'un esclave, il conservait des inclinations moins conformes à son rang qu'à sa naissance; il écouta des ennemis du poëte. Bref, il ne lui donna rien, ou si peu de chose, que c'était plutôt une marque de mépris que de munificence. Le poëte irrité ne put contenir sa colère; elle lui dicta, contre le sultan, une virulente satyre qu'il lui fit remettre cachetée, mais après avoir pris la précaution de se sauver à Bagdad. «La chose la plus vile, dit-il, est meilleure qu'un pareil roi qui n'a ni piété, ni religion, ni mœurs. Mahmoud n'a point d'intelligence, puisque son âme est ennemie de la libéralité. Le fils d'un esclave a beau être père de plusieurs princes, il ne peut agir comme un homme libre. Vouloir agrandir, par des éloges, la tête étroite des méchants, c'est jeter de la poudre dans ses yeux, ou réchauffer dans son sein un serpent. «Ici il entasse les figures pour dire qu'un arbre, dont les fruits sont d'une espèce amère, quand même il serait transplanté dans le jardin du Paradis pour y recevoir une culture miraculeuse et toute céleste, ne donnerait pourtant à la fin que des fruits amers; qu'un œuf de corneille, quand il serait placé sous le paon du jardin des cieux, ne produirait jamais qu'une corneille; que la vipère qu'on a trouvée dans un chemin, on a beau la nourrir de fleurs et lui donner tout ce qu'il lui plaît, elle n'en vaudra pas mieux, et n'en finira pas moins par piquer et empoisonner son bienfaiteur; que si un jardinier prend le petit d'un hibou, et le couche pendant la nuit sur un lit de roses et d'hyacinthes, l'oiseau, dès le point du jour, ne s'enfuira pas moins dans un trou» 387. Il faut convenir que ce n'est pas là tout-à-fait la satyre d'Horace ni celle de Boileau.
Je pourrais ainsi parcourir tous les différents genres que ces peuples ont traités, et montrer, par des citations choisies, quel caractère le génie oriental leur a donné; mais ce serait me jeter dans trop de longueurs, et trop m'écarter du but que je me suis proposé. Cette littérature est un champ immense que je n'ai pas eu la présomption de parcourir. J'ai voulu seulement donner un léger aperçu de son histoire, des richesses qu'elle renferme, du goût particulier qui y règne, et de l'influence qu'elle a exercée sur la littérature moderne, à laquelle il est temps de revenir.
CHAPITRE V. 388
Des Troubadours provençaux, et de leur influence sur la renaissance des lettres en Italie.
Note 388: (retour) Ce chapitre a été considérablement augmenté; il est ici double de ce qu'il était quand je le lus à l'Athénée de Paris, et j'ai dû le partager en deux sections. L'obligation où j'ai été, pour un autre travail, de recourir aux sources et aux manuscrits provençaux, m'a engagé à lui donner cette étendue, et m'en a fourni les moyens.
Section Ire.
Historiens des Troubadours; origine et révolutions de leur poésie; naissance de la rime; Troubadours de tous les rangs; leurs aventures; leur célébrité; décadence et courte durée de la poésie des Troubadours.
La plus ancienne histoire des Troubadours qui ait été écrite en français, est celle de Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, procureur au parlement de Provence, frère du célèbre médecin et astrologue Michel Nostradamus, et oncle de César Nostradamus, auteur d'une histoire de Provence, où il a fondu tout ce que cet oncle avait inséré dans ses Vies des Poëtes provençaux 389. Jean Nostradamus les publia la seconde année du règne de Henri III 390; c'est plutôt un roman qu'une histoire. L'auteur y a rassemblé sans discernement, et sans le plus léger esprit de critique, les récits les plus fabuleux et souvent les plus contradictoires, sans égard pour la chronologie, et sans respect pour la vraisemblance. Il invoque cependant un garant de ce qu'il raconte: c'est l'ouvrage d'un bon religieux connu dans la littérature provençale, sous le nom de Monge, ou moine des Isles-d'Or. Ce moine, qui florissait vers la fin du quatorzième siècle, était de l'ancienne et noble famille génoise des Cibo. L'amour de l'étude l'engagea, dès sa jeunesse, à entrer dans le monastère de Saint-Honorat, sur les côtes de Provence, dans l'une des deux îles de Lerins 391. Son savoir et ses talents le firent mettre à la tête de la bibliothèque du couvent, autrefois remplie des livres les plus précieux et les plus rares, mais qui avait été bouleversée et dilapidée pendant les guerres de Provence. Il parvint en peu de temps à y remettre l'ordre, et même à y rétablir les manuscrits qui en avaient été distraits.
L'un des plus curieux qu'il y trouva était un recueil qu'Alphonse II, roi d'Aragon et comte de Provence 392, avait autrefois fait rédiger par un autre moine de ce couvent nommé Hermentère. L'orgueil avait présidé à la première partie de ce recueil: elle contenait les titres, les alliances et les armoiries de toutes les nobles et illustres familles de Provence, d'Aragon, d'Italie et de France; les goûts poétiques de ce roi troubadour avaient fait réunir dans la seconde les œuvres des meilleurs poëtes provençaux, avec un abrégé de leurs vies. Le moine des Isles-d'Or possédait entre autres talents celui d'écrire, dessiner, et enluminer avec une grande perfection. Son ordre avait, aux îles d'Hières, un hermitage et une petite église qu'on lui donna à desservir. Il s'y retirait pendant quelques jours, au printemps et à l'automne, avec un autre religieux qui avait les mêmes goûts que lui, «pour ouïr, dit l'auteur de sa vie, le doux et plaisant murmure des petits ruisseaux et fontaines, le chant des oiseaux; contemplant la diversité de leurs plumages, et les petits animaux tous différents de ceux de la mer, les contrefaisant au naturel».
Il peignit ainsi un recueil considérable d'oiseaux, d'animaux, de paysages, et de vues des côtes délicieuses de ces îles, que l'on trouva parmi ses livres après sa mort 393; mais il prit un soin particulier de copier et d'embellir, de tous les ornements de son art, les poésies et les vies des poëtes provençaux qu'il avait trouvées dans le recueil d'Hermentère. Il en épura le texte qui était fort corrompu. Les vies étaient écrites en rouge, et les poésies en noir, sur parchemin, le tout orné de figures enluminées en or, rouge et azur, selon le luxe de ce temps-là. Il envoya une de ces copies à Louis II, père du fameux René, roi de Naples, de Sicile, et comte de Provence. La cour provençale fut enchantée de cet ouvrage, et plusieurs gentilshommes, qui conservaient du goût pour leur ancienne poésie, obtinrent la permission de le faire copier dans la même forme et avec les mêmes ornements.
Il est vraisemblable que ce sont ces élégantes copies, faites d'après celle du moine des Isles-d'Or, qui se répandirent ensuite à Naples et en Sicile, et dans le reste de l'Italie. Crescimbeni croit 394 que c'est l'original même, écrit de la main du moine des Isles-d'Or, qui se trouvait dans la bibliothèque Vaticane sous le N°. 3204. Mais ce manuscrit avait appartenu à Pétrarque, ensuite au cardinal Bembo, et est enrichi de quelques notes de ces deux hommes célèbres. Or, on sait que Pétrarque mourut en 1374, et le moine des Isles-d'Or ne fleurit, selon Crescimbeni lui-même 395, que plusieurs années après. Quoi qu'il en soit, ce manuscrit était, dans la bibliothèque du Vatican, le monument le plus curieux de l'ancienne poésie provençale 396. On en était si jaloux à Rome, que les pères Mabillon et Montfaucon n'avaient pu en obtenir la communication, et qu'il fallut un bref spécial du pape pour l'accorder à M. de Sainte-Palaye. Il est maintenant déposé à notre Bibliothèque impériale 397, et ce n'est pas un des fruits les moins précieux que nous ait procurés la victoire.
Depuis le seizième siècle, on avait cessé en France de s'occuper des Troubadours. Un savant qu'on pourrait dire tout Français, ce même Sainte-Palaye que je viens de nommer, en fit dans le dernier siècle l'objet constant de ses recherches, de ses voyages, de ses travaux. Tout ce qui restait d'eux, disséminé dans les bibliothèques de France et d'Italie, fut rassemblé dans ses immenses recueils, expliqué par des notes, par des dissertations sur leur langage, par des glossaires, des tables raisonnées, et des vies de tous les poëtes provençaux. Mais tout restait enseveli dans vingt-cinq volumes in-folio de manuscrits 398 qui n'avaient pu voir le jour. L'abbé Millot rendit aux lettres le service d'en publier un extrait. Son Histoire littéraire des Troubadours 399, quoique très-imparfaite, peut donner cependant une idée générale de cette littérature singulière.
Avant eux, et presque au commencement du dix-huitième siècle, Crescimbeni avait donné en italien, dans le second volume de son Histoire de la Poésie vulgaire, une traduction de l'ouvrage de Nostradamus, avec des notes et des additions considérables tirées de divers manuscrits 400. Ces secours seraient insuffisants pour qui voudrait donner une histoire complète des Troubadours: il lui faudrait s'enfoncer de nouveau dans les manuscrits originaux et dans la volumineuse collection de Sainte-Palaye. Mais pour le but que je me propose, c'est-à-dire, pour faire connaître le génie de la poésie provençale, ses différentes formes, et surtout son influence sur les premiers essais de la poésie italienne, c'est assez d'avoir sous les yeux les Vies de Nostradamus; quoiqu'il faille y avoir peu de foi, la traduction, ou plutôt les notes et les additions de Crescimbeni, l'Histoire de l'abbé Millot, et seulement quelques uns des meilleurs manuscrits.
Note 400: (retour) Ce second volume de l'Istoria della volgar poesia de Giovan Mario Crescimbeni, parut en 1710; le premier avait paru dès 1698. On avait déjà une traduction italienne des Vies de Nostradamus, par Giovan. Giudice, imprimée à Lyon la même année que l'ouvrage original, 1575, mais si mal écrite et si remplie de fautes, ajoutées à celles de l'auteur français, qu'elle ne pouvait être d'aucun usage. Voyez la préface de Crescimbeni.
Il est inutile de répéter tout ce qu'ont écrit nos antiquaires sur l'origine de la langue romance ou romane 401. Formée des combinaisons de la langue latique avec divers dialectes du celtique, elle était devenue celle de toute la Gaule. On fait remonter jusqu'à Hugues Capet sa séparation en plusieurs espèces de langage roman. Les seigneurs, les hauts barons qui l'avaient aidé à monter sur le trône, étaient presque aussi puissants que lui. Chacun d'eux resta dans sa seigneurie, ou si l'on veut dans ses états, les uns au nord de la France, où se forma le roman wallon; les autres au midi, où naquit le roman provençal; tandis qu'au centre, où Hugues Capet avait un petit royaume, que sa politique et celle de ses descendants trouvèrent bientôt le moyen d'agrandir, le roman, proprement dit, par des combinaisons nouvelles, devenait peu à peu le français 402. Le roman provençal, qui se parlait dans tout le midi de la France, déjà enrichi d'un grand nombre de mots grecs, anciennement apportés par les Phocéens, ne tarda pas à s'enrichir encore par le commerce de ces provinces avec l'Orient, avec l'Italie, surtout avec l'Espagne, où l'on commençait aussi à cultiver une langue nationale, et avec les Arabes ou Sarrazins qui y faisaient fleurir les arts du luxe, les sciences et les lettres.
Lorsqu'au onzième siècle 403, plusieurs seigneurs français, appelés par le roi de Castille, Alphonse VI, qui avait épousé une Française 404, l'eurent aidé à faire la guerre aux Maures et à leur reprendre Tolède 405, un grand nombre de Français, Gascons, Languedociens, Provençaux, s'établirent en Espagne. Alphonse y appela des moines français, qui fondèrent un monastère auprès de Tolède. Bernard, archevêque de cette métropole, fut nommé primat d'Espagne et de cette partie des Gaules. Il tint en cette qualité à Toulouse un concile d'évêques français; enfin il s'établit entre l'Espagne et la France méridionale des communications de toute espèce. Or, les Arabes vaincus dans Tolède n'en étaient point sortis; ils y étaient restés soumis à la domination espagnole. Les écoles célèbres qu'ils y avaient fondées continuaient de fleurir; leurs coutumes, leurs mœurs nationales s'y conservaient; la poésie, le chant, était de l'essence de ces mœurs; et les Espagnols et les Français provençaux qui s'y établirent, purent également profiter, sous ce rapport, de leur commerce avec eux. En effet, c'est à cette époque que remontent peut-être les premiers essais poétiques de l'Espagne, et que remontent sûrement les premiers chants de nos Troubadours. Mais la destinée de ces deux poésies nées de la même source, fut très-différente. Ces antiques productions des muses castillanes, si elles furent différentes de celles mêmes des Troubadours 406, restèrent tout-à-fait inconnues; tandis que la poésie provençale remplissait de ses productions ou de sa renommée toute l'Europe, et prenait chez les autres nations un tel empire, qu'un savant espagnol n'hésite pas à la regarder comme la mère de la poésie, et même de toute la littérature moderne 407. Il est vrai qu'il ajoute que cette langue et cette poésie provençales, mères et maîtresses des langues et de la poésie modernes, sont originairement espagnoles; et il serait aussi injuste de lui faire un crime de ce mouvement d'orgueil national, que difficile de lui contester les faits dont il s'appuie. Mais pour être tout-à-fait juste, il faut remonter un degré plus haut, et reconnaître dans la poésie arabe la mère et la maîtresse commune de l'espagnole et de la provençale.
Note 406: (retour) «Les Espagnols, dit l'estimable auteur de l'Essai sur la Littérature Espagnole (Paris, 1810, in-8°.), se glorifient d'avoir eu parmi eux des Troubadours, dès les douzième et treizième siècles. Raymon Vidal et Guillaume de Berguedan, tous les deux Catalans, étaient des Troubadours, ainsi que Nun (c'est-à-dire Hugues) de Mataplana». Mais ces trois poëtes, dont nous avons les chansons, écrivirent en langue provençale; et il paraît prouvé par le recueil même intitulé Poësias antiguas, imprimé à Madrid, 4 vol. in-8°., que les poésies espagnoles les plus anciennes sont du quatorzième siècle.
On aperçoit dans la poésie des Troubadours les traces de cette filiation, et l'on n'y voit aucuns vestiges de la poésie grecque ou latine. La rime, l'un des caractères qui distinguent le plus la poésie moderne de l'ancienne, paraît nous être venue des Arabes par les Provençaux. Deux savants Français, Huet et Massieu 408, le Quadrio chez les Italiens 409, et une foule d'autres auteurs l'ont reconnu. Ce n'est pas que cette opinion n'ait eu des contradicteurs, parmi lesquels Lévêque de la Ravaillière, la Borde, et l'abbé le Bœuf, peuvent faire autorité. Les uns attribuent l'invention de la rime aux Goths; d'autres aux Scandinaves; quelques uns veulent qu'elle soit venue des vers latins rimés, et de ceux qu'on appelle léonins. Il sera toujours difficile de juger définitivement la question. Voici, en attendant, à ce qu'il me semble, les faits essentiels qui peuvent l'éclairer.
L'on ne remarque rien dans l'ancienne poésie des Grecs, qui indique en eux du goût pour la consonnance de plusieurs mots dans le même vers, ou de plusieurs vers entre eux; si ce n'est peut-être dans quelques pièces de l'anthologie où cela peut avoir été un pur effet du hasard. Il n'en est pas ainsi des Latins. Les fragments de leurs plus anciens poëtes ont de ces consonnances si marquées, qu'elles auraient été des défauts insupportables si elles n'eussent pas été regardées comme des beautés. Cicéron, dans sa première Tusculane, cite deux passages du vieil Ennius, chacun de trois vers: les vers du premier finissent par trois verbes terminés en escere 410; ceux du second, par trois verbes terminés en ari 411. Ce ne peut avoir été une distraction du poëte; et s'il y mit de l'intention, il regardait donc cette consonnance comme un moyen de plaire ou de produire un effet quelconque. Dans les poëtes du meilleur temps, on trouve des vers dont le milieu forme consonnance avec la fin, ou deux vers de suite dont les derniers mots ont le même son. La consonnance entre le milieu et la fin est surtout très-fréquente dans le petit vers élégiaque. Il suffit, pour en trouver, d'ouvrir presque au hasard Tibulle, Properce ou Ovide. Il est impossible que des poëtes si soignés aient eu cette négligence ou cette affectation, si ce n'était pas une beauté.
À mesure qu'on s'éloigna des bons siècles, la cadence des vers latins devint moins régulière, les règles de la quantité furent moins observées, et dans le moyen âge les vers rhythmiques, où l'on n'avait égard qu'au nombre des syllabes et non point à leur durée, prirent presque entièrement la place des vers métriques. Les consonnances y devinrent alors plus fréquentes, comme si leur effet, facile à saisir, eût tenu lieu, pour des oreilles moins délicates, des combinaisons harmonieuses et souvent imitatives du mètre. On écrivit des poëmes entiers en vers qu'on appelle léonins, dont le milieu était toujours en consonnance avec la fin. On a prétendu que ce nom de léonins leur vint d'un certain Léon, Parisien, moine de St.-Victor, qui les inventa et en fit un grand usage au douzième siècle; mais les exemples de ces sortes de compositions rimées datent de beaucoup plus haut, et Léon ne peut avoir eu tout au plus que la gloire de perfectionner cette invention.
Fauchet fait remonter l'usage de la rime jusqu'à la langue thioise ou théotisque, qui est la source de la nôtre. Il rapporte 412 un long passage d'Ottfrid, moine de Wissembourg, écrivain du neuvième siècle, qui avait traduit en vers thiois les évangiles. Cet Ottfrid dit, dans le prologue latin de sa traduction, que la langue thioise affecte continuellement la figure omoioteleuton, c'est-à-dire, finissant de même; et que dans ces sortes de compositions les mots cherchent toujours une consonnance agréable. Plus loin, le même Fauchet dit 413 que la rime est peut-être une invention des peuples septentrionaux; que c'est depuis leur descente en Italie, pour détruire l'empire romain, que la rime a eu cours et a été reçue tant dans les hymnes de l'église, que dans les chansons et autres compositions amoureuses; et il attribue cette invention à ce que la quantité des syllabes étant alors ignorée, et la langue corrompue par la mauvaise prononciation de tant de barbares, la consonnance leur toucha plus les oreilles. Les Germains et les Francs écrivaient leurs guerres et leurs victoires en rhytmes ou rimes: Charlemagne ordonna d'en faire un recueil: Eginhart nous apprend qu'il se plaisait singulièrement à les entendre, et ce n'étaient pour la plupart que des vers thiois ou théotisques rimés. Enfin, quatre vers que Fauchet cite de la préface de cette traduction d'Ottfrid dont il a parlé, sont en langue thioise et rimés deux à deux 414.
Note 414: (retour) De la Langue et Poésie françaises. Cette traduction se trouve dans Thesaurus antiquitatum Teutonicarum, avec beaucoup d'autres poésies latines du neuvième siècle, toutes rimées. Voici les quatre vers cités par Fauchet:Nu vuill ih scriban unser heil
Evangeliono deil,
So vuir nu hiar Bigunnun
In frankisga zungun;c'est-à-dire, selon Fauchet:
Je veux maintenant écrire notre salut,
Qui consiste dans l'évangile;
Ce que nous avons commencé
En langage français.
Pasquier 415 cite cette même préface de la traduction thioise des évangiles, dans un passage de Beatus Rhenanus, savant du seizième siècle 416. Ce passage en contient même un plus grand nombre de vers, tous rimés de deux en deux 417. Pasquier en conclut aussi que la rime était dès lors connue en Germanie, d'où elle passa en France.
Muratori 418 cite un rhythme de S. Colomban, qui date du sixième siècle, et qui procède par distiques rimés; un autre de S. Boniface, en petits vers, aussi rimés de deux en deux; plusieurs autres, tirés d'un vieil antiphonaire du septième ou huitième siècle; et enfin un grand nombre d'exemples tirés d'anciennes inscriptions, épitaphes et autres monuments du moyen âge, tous antérieurs de plusieurs siècles à celui de Léon. Ces exemples deviennent plus fréquents à mesure qu'on approche du douzième siècle. C'est alors que l'usage de ces rimes, tant du milieu du vers avec la fin que des deux vers entre eux, devient presque général. On ne voit presque plus d'épitaphes, d'inscriptions, d'hymnes, ni de poëmes dont la rime ne fasse le principal ornement. C'est dans ce temps-là même que naquit la poésie provençale et, peu après, la poésie italienne. Il serait possible que ces vers latins rimés, qu'on entendait dans les hymnes de l'église, eussent donné l'idée de rimer aussi les vers provençaux et les vers italiens. Mais la communication entre les Arabes et les Provençaux est évidente et immédiate: les premiers offraient aux seconds des objets d'imitation plus attrayants: ce fut certainement des Arabes que les Provençaux prirent leur goût pour la poésie, accompagnée de chant et d'instruments; et il est probable que, frappés surtout de la rime, dont ils n'avaient jusque-là connu l'emploi que dans les chants sévères de l'église, ils l'admirent aussi dans leurs vers.
Ce n'est pas là, d'ailleurs, à beaucoup près, le seul rapport qu'on trouve entre les deux poésies.
Le goût des récits fabuleux d'aventures chevaleresques ou galantes, et celui des narrations d'où l'on fait ressortir quelque vérité morale, dominaient de tous temps dans la littérature arabe; et ce qui nous reste de poésies provençales offre beaucoup de ces récits romanesques et de ces moralités. C'était un usage presque général chez les poëtes arabes de finir leurs pièces galantes par une apostrophe, qu'ils s'adressaient le plus souvent à eux-mêmes; la plupart des chansons provençales finissent par un envoi: le Troubadour y adresse aussi la parole, ou à sa chanson elle-même, ou au jongleur qui doit la chanter, ou à la dame pour qui il l'a faite, ou au messager qui la lui porte. Rien ne devait être plus piquant dans la poésie provençale, que ces espèces de luttes entre deux Troubadours qui s'attaquaient et se répondaient, l'un soutenant une opinion, l'autre l'opinion contraire: ces combats poétiques étaient tellement en vogue chez les Arabes, qu'il n'y a presque aucun de leurs poëtes dont on ne raconte quelque particularité remarquable, et quelque trait piquant dans des circonstances de cette espèce 419.
On peut ajouter aux ressemblances entre les formes poétiques, celles qui existaient entre les mœurs et la vie des poëtes. Chez les Arabes, plusieurs princes cultivèrent la poésie; il en fut de même chez les Provençaux, surtout parmi ceux qui firent la guerre en Espagne, et qui avaient eu des objets vivants d'émulation sous les yeux. Chez les Provençaux comme chez les Arabes, le talent de la poésie était pour les personnes pauvres et de basse condition un moyen sûr d'avoir accès auprès des grands, et d'en obtenir des honneurs et des récompenses. Quelques princes arabes avaient pour usage de donner aux poëtes qui leur récitaient des vers, leurs propres habits pour récompense; les troubadours en recevaient souvent de pareilles des seigneurs dont ils visitaient les cours, et dont ils savaient flatter l'amour propre et amuser les loisirs 420. Enfin chez les deux nations, ainsi que chez les Espagnols, il n'y eut pas seulement des Troubadours, trouvères ou poëtes, mais des jongleurs, jugleors ou chanteurs, qui exécutaient les chants des poëtes, en s'accompagnant de la viole ou de quelques autres instruments.
Note 420: (retour) «Nos Trouvères, dit le président Fauchet, allaient par les cours resjouir les princes; meslans quelquefois des fabliaux qui étoient contes faits à plaisir, ainsi que des nouvelles, des servantois aussi, esquels ils reprenaient les vices, ainsi qu'en des satyres, des chansons, lais, virelais, sonnets, ballades, traitans volontiers d'amours, et par fois à l'honneur de Dieu; remportant de grandes récompenses des seigneurs, qui bien souvent leur donnaient jusques aux robes qu'ils avaient vestues; lesquelles ces jugliors ne failloient de porter aux autres cours, afin d'inviter les seigneurs à pareille libéralité». De la Langue et Poésie françaises, l. I, c. 8.
Des traits si multipliés de ressemblance peuvent-ils laisser le moindre doute, et ne reste-t-il pas prouvé que la poésie des Troubadours provençaux dut sa naissance et quelques uns de ses caractères au voisinage de l'Espagne et à l'exemple des Arabes; que leur langue se sentit aussi de ce commerce; qu'elle n'en profita peut-être guère moins que de ses anciens rapports avec le grec de Marseille, et que ces causes réunies lui donnèrent cette supériorité qu'aucune langue moderne ne pouvait lui disputer alors, mais qu'elle ne devait pas garder long-temps.
Si l'on veut avoir une idée juste de cette poésie, dont la destinée fut si brillante et si fugitive, il ne faut pas se figurer les Troubadours comme ayant toujours eu pendant ce peu de durée le même genre de talent, la même existence dans le monde et le même succès. L'art de faire des vers et celui de les chanter n'étaient point d'abord séparés. Les poëtes étaient Troubadours et jongleurs à-la-fois. Ce dernier titre fut même le seul qu'ils portèrent dans les premiers temps; et le mot jonglerie, qui fut pris ensuite dans un sens si défavorable, désignait alors le plus noble des talents et le premier des arts. C'est ce que nous voyons très-positivement dans un morceau précieux d'un Troubadour du treizième siècle 421, qui déplore la dépravation et l'avilissement de la jonglerie. Il demande s'il convient de nommer jongleurs des gens dont l'unique métier est de faire des tours, de faire jouer des singes et autres bêtes. «La jonglerie, dit-il, a été instituée par des hommes d'esprit et de savoir, pour mettre les bons dans le chemin de la joie et de l'honneur, moyennant le plaisir que fait un instrument touché par des mains habiles. Ensuite vinrent les Troubadours pour chanter les histoires des temps passés, et pour exciter le courage des braves en célébrant la bravoure des anciens. Mais depuis long-temps tout est changé. Il s'est élevé une race de gens qui, sans talents et sans esprit, prennent l'état de chanteur, de joueur d'instruments et de Troubadour, afin de dérober le salaire aux gens de mérite qu'ils s'efforcent de décrier. C'est une infamie que de pareilles espèces l'emportent sur les bons jongleurs; et la jonglerie tombe ainsi dans l'avilissement».
Note 421: (retour) Giraut Riquier. Il était de Narbonne, et fut très-favorisé du roi de Castille Alphonse X; c'est à peu près tout ce qu'on sait de lui. Le passage cité est tiré d'une pièce très-curieuse adressée à ce roi, sous le titre de Supplication au roi de Castille, au nom des jongleurs. Voyez Millot, t. III, P. 356.
On s'était si fort habitué à voir les jongleurs faire des tours d'adresse ou de passe-passe, qu'un autre Troubadour du même siècle 422 donnant dans une de ses pièces des conseils à un jongleur, lui recommande de joindre ce talent à tous les autres. «Sache, lui dit-il, bien trouver, bien rimer, bien proposer un jeu parti. Sache jouer du tambour et des cimbales, et faire retentir la symphonie. Sache jeter et retenir de petites pommes avec des couteaux; imiter le chant des oiseaux; faire des tours avec des corbeilles; faire attaquer des châteaux, faire sauter 423 au travers de quatre cerceaux, jouer de la citole 424 et de la mandore, manier la manicarde 425 et la guitare, garnir la roue avec dix-sept cordes 426, jouer de la harpe, et bien accorder la gigue 427 pour égayer l'air du psaltérion. Jongleur, tu feras préparer neuf instruments de dix cordes. Si tu apprends à en bien jouer, ils fourniront à tous tes besoins. Fais aussi retentir les lyres et résonner les grelots 428».
Note 426: (retour) Millot pense que c'était une espèce de vielle. Ce serait une horrible cacophonie, que dix-sept cordes de tons différents, touchées à la fois par des roues de vielles. L'un des dessins de la Danse aux aveugles, manuscrit du quinzième siècle, qui est à la bibliothèque impériale, représente une femme tournant de la main gauche une roue attachée par son centre à une colonne, et dont deux jantes paraissent porter des cordes tendues dans leur longueur; elle tient de la main droite une longue baguette appuyée sur son épaule, mais dont on peut croire qu'elle frappe de temps en temps les cordes tendues sur les deux jantes de la roue. La Borde, qui a fait graver très-imparfaitement ce dessin dans son Essai sur la Musique, t. I., p. 275, ne dit rien de cette roue, sinon que c'est un instrument circulaire qui lui est inconnu. Ce serait peut-être la roue à dix-sept cordes dont il est ici question. Si, ce qui est plus vraisemblable, la Roue, ou Rote, était en effet une vielle, il y a ici erreur de nombre. Le texte copié par Millot portait peut-être avec ses sept cordes, au lieu de avec dix-sept cordes; et l'on conviendra que ce serait encore beaucoup.
Note 427: (retour) Espèce de musette, selon quelques-uns, ou plutôt instrument à cordes qui s'accordait fort bien avec la harpe, comme on le voit par ces vers du Dante, cités par La Crusca, dans son Vocabulaire, au mot Giga:E come giga ed arpa, in tempra tesa
Di molte corde, fan dolce tintinno
A tal da cui la nota non è intesa.Parad., c. 14.
Pierre Vidal, au contraire 429, dans la plus longue et la meilleure pièce qui nous reste de lui, donnant aussi des conseils à un jongleur, voudrait ramener l'art à sa dignité, et ne voit que la jonglerie qui puisse corriger les vices et la corruption du siècle. Il le dit très-positivement. Ces vices ont passé des rois et des comtes à leurs vassaux. «Le sens et le savoir ont disparu chez les uns comme chez les autres; et les chevaliers, autrefois loyaux et vaillants, sont devenus perfides et trompeurs. Je ne vois qu'un remède au désordre: c'est la jonglerie; cet état demande de la gaîté, de la franchise, de la douceur et la de prudence..... N'imitez point ces insipides jongleurs qui affadissent tout le monde par leurs chants amoureux et plaintifs.
Il faut varier ses chansons..., se proportionner à la tristesse et à la gaîté des auditeurs éviter seulement de se rendre méprisable par des récits bas et ignobles 430».
Mais il ne reste point de monuments de ces temps primitifs de la poésie provençale, où le titre de jongleur annonçait ce qu'on entendit ensuite par celui de Troubadour. Ce n'est qu'à cette seconde époque de l'art que l'on en peut commencer l'histoire; et ce sont des têtes couronnées que l'on trouve, pour ainsi dire, à l'ouverture de cette ère poétique.
On met peut-être un peu gratuitement au nombre des Troubadours cet empereur Frédéric Barberousse qui, après avoir si mal employé pendant un long règne ses grands talents militaires et son courage, se croisa dans sa vieillesse, passa en Asie, à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes, et mourut de saisissement pour s'être baigné dans un petit fleuve de Silicie, dont les eaux étaient trop froides, comme autrefois Alexandre dans le Cydnus 431. Frédéric passait pour aimer la poésie et les poëtes. Lorsqu'après avoir ravagé la Lombardie, et rasé pour la seconde fois Milan, il fut reçu à Turin par Raymond Bérenger le jeune, comte de Provence, Raymond l'alla visiter, suivi d'une troupe nombreuse de gentilshommes, d'orateurs et de poëtes provençaux, et fit chanter devant lui par ses poëtes plusieurs chansons provençales. «L'empereur, dit dans son vieux langage l'historien des Troubadours, estant esbay de leurs belles et plaisantes inventions et façon de rhythmer, leur feist des beaux présens, et feist un épigramme en langue provensale à la louange de toutes les nations qu'il avait suivies en ses victoires».
Note 431: (retour) Le désir de comparer deux grands hommes a fait, dit Gibbon, que plusieurs historiens ont noyé Frédéric dans le Cydnus, où Alexandre s'était imprudemment baigné. Mais la marche de cet empereur fait plutôt juger que le Saleph, dans lequel il se jeta, est le Calycadnus, ruisseau dont la renommée est moins grande, mais le cours plus long. Decline and fall, etc., chap. 59, note 26. Ferrari, dans son Dictionnaire géographique, au mot Calycadnus, n'appelle point ce fleuve Saleph, mais Saleseus ou Salès, fleuve de Cilicie, qui traversait la ville de Séleucie, et se jetait dans la mer entre les promontoires Sarpédon et Zéphyrium.
Cette épigramme, ou plutôt ce couplet, est de dix vers sur deux seules rimes. Le galant empereur ne fait qu'exprimer dans chaque vers ce qui lui plaît le plus dans chaque nation.