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Invasions des Sarrazins en France: et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, pendant les 8e, 9e et 10e siècles de notre ère

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The Project Gutenberg eBook of Invasions des Sarrazins en France

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Title: Invasions des Sarrazins en France

Author: Joseph Toussaint Reinaud

Release date: July 26, 2013 [eBook #43306]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Bibimbop and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK INVASIONS DES SARRAZINS EN FRANCE ***

Note de transcription:

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La Table des matières se trouve ici.

INVASIONS
DES SARRAZINS
EN FRANCE
ET
DE FRANCE EN SAVOIE, EN PIÉMONT ET EN SUISSE.

Ouvrage du même auteur se trouvant à la même librairie:

Monumens arabes, persans et turcs, du cabinet de M. le duc de Blacas et d’autres cabinets; considérés et décrits d’après leurs rapports avec les croyances, les mœurs et l’histoire des nations musulmanes.

Paris, 1828, deux vol. in-8o, avec dix planches. Prix: 18 fr.


IMPRIMERIE DE VEUVE DONDEY-DUPRÉ,
Rue Saint-Louis, No 46, au Marais.


INVASIONS
DES SARRAZINS
EN FRANCE
ET
DE FRANCE EN SAVOIE, EN PIÉMONT ET DANS LA SUISSE,
PENDANT LES 8e, 9e ET 10e SIÈCLES DE NOTRE ÈRE,
D'APRÈS LES AUTEURS CHRÉTIENS ET MAHOMÉTANS,

Par M. REINAUD,

MEMBRE DE L’INSTITUT (ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES), CONSERVATEUR-ADJOINT DES MANUSCRITS ORIENTAUX DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE, ETC.

PARIS,
A LA LIBRAIRIE ORIENTALE DE Ve DONDEY-DUPRÉ,
Rue Vivienne, 2.


1836.


A
Monsieur Raynouard,
MEMBRE DE L’INSTITUT,

L’ILLUSTRE ÉDITEUR DES POÉSIES DES TROUBADOURS, LE RESTAURATEUR DES MONUMENS DE LA LITTÉRATURE ROMANE.

HOMMAGE DE SON CONFRÈRE.


INTRODUCTION.

Il fut un tems où la France était continuellement exposée aux attaques et aux violences d’un peuple étranger; et ce peuple, qui déjà avait subjugué l’Espagne et quelques autres contrées voisines, amenait avec lui un nouveau langage, une nouvelle religion et de nouvelles mœurs. Il s’agissait, pour la France et pour les pays de l’Europe qui n’avaient pas encore subi le joug, de savoir s’ils conserveraient tout ce que les hommes ont de plus cher: le culte, la patrie et les institutions.

On s’était plus d’une fois demandé quel était le caractère de ces attaques qui furent accompagnées de l’occupation d’une partie de notre territoire, d’où elles venaient, quelles en furent les circonstances et les vicissitudes. Les envahisseurs appartenaient-ils à une seule et même nation, à la nation arabe? ou bien remarquait-on dans leurs rangs des hommes de divers pays? Les envahisseurs, qui s’accordaient tous dans le même but, professaient-ils la même religion? ou bien y avait-il parmi eux des juifs, des idolâtres et même des chrétiens? Enfin, quels furent les résultats d’invasions si souvent répétées, et en reste-t-il encore des traces?

Une partie de ces questions avait déjà été plus d’une fois examinée; mais personne, ce nous semble, n’avait essayé de les envisager toutes et d’en tirer des conséquences générales[1]. Pour traiter un pareil sujet dans toute son étendue, il était indispensable de réunir aux témoignages des écrivains chrétiens occidentaux, ceux des écrivains arabes; aux témoignages des peuples vaincus, ceux des peuples vainqueurs.

Depuis bien des années on avait remarqué l’insuffisance des récits des écrivains de l’Europe chrétienne. L’époque des invasions des Sarrazins en France se lie précisément aux tems les plus désastreux et les plus obscurs de notre histoire. Lorsque ces invasions commencèrent, vers l’an 712 de notre ère, la France était morcelée entre les Francs du Nord, lesquels occupaient la Neustrie, l’Austrasie et la Bourgogne; les Francs du Midi, qui étaient maîtres de l’Aquitaine, depuis la Loire jusqu’aux Pyrénées, et les débris des Visigoths qui avaient conservé une partie du Languedoc et de la Provence. Or, depuis long-tems la faiblesse des souverains et l’ambition des grands avaient mis le désordre dans le gouvernement et dans la société; une foule d’intérêts divers partageaient les populations. Aussi, ne nous est-il parvenu que des notions très-imparfaites sur cette partie de nos annales. Avec Pepin et Charlemagne, à mesure que l’unité politique se rétablit, l’horizon historique s’étend et s’éclaire d’une lumière nouvelle; mais dès lors les Sarrazins sont repoussés loin de notre territoire. Lorsqu’ensuite, sous les fils de Louis-le-Débonnaire et leurs descendans, les Sarrazins se montrèrent de nouveau en-deçà de nos frontières, l’anarchie et tous les maux qui en sont la suite avaient encore fondu sur notre belle patrie. Aussi, l’horizon historique recommença-t-il à se rembrunir, à tel point que la France, étant alors devenue comme un vaste champ de pillage et de massacre, où les Sarrazins, les Normands et les Hongrois s’étaient donné rendez-vous, on a souvent de la peine à démêler ce qui fut l’ouvrage des uns et ce qui fut l’ouvrage des autres.

Le récit des écrivains arabes sur des tems si éloignés, surtout pour ce qui concerne les invasions des Sarrazins en France, n’est pas toujours plus satisfaisant. Les auteurs arabes, ceux du moins dont les ouvrages nous sont parvenus, ont écrit long-tems après les événemens. Sans doute il y eut dès l’origine, parmi les conquérans, des hommes empressés de transmettre à la postérité des faits si merveilleux, si honorables en général pour la nation arabe. La bibliographie orientale fait mention d’une histoire de Moussa, conquérant de l’Espagne, écrite par son petit-fils[2], et d’un poème sur Tarec, rival de gloire de Moussa, composé également deux générations après lui[3]. Mais le récit que ces hommes laissèrent par écrit était sans doute bien imparfait, puisque les auteurs postérieurs ont le plus souvent l’air de parler d’après des traditions orales[4]. Il ne faut pas oublier que les Arabes, à cette époque d’enthousiasme et de gloire, étaient presque uniquement occupés de ce qui pouvait relever l’éclat de leur religion. La seule branche de la littérature qui attirât leurs hommages était la poésie. Aussi, la même disette de monumens se fait-elle sentir pour les exploits et les succès des conquérans de la Syrie, de l’Égypte et du reste de l’Ancien-Monde.

Les récits historiques des Arabes, surtout en ce qui se rapporte à notre sujet, sont postérieurs au neuvième siècle de notre ère, et appartiennent par conséquent à une époque où le souvenir des événemens était en partie effacé. Il y a d’ailleurs des séries considérables de faits dont ils n’ont rien dit.

Les Arabes avaient bien des moyens de connaître l’intérieur de la France et des contrées voisines. Ils en occupèrent long-tems une partie; plus tard, les relations qu’ils entretinrent avec ces pays furent presque continuelles. On verra, dans le cours de cet ouvrage, qu’indépendamment des incursions à main armée qu’ils y faisaient, des ambassadeurs se rendaient fréquemment d’une contrée à l’autre. On sait d’ailleurs, par Massoudi, que vers l’an 939 de Jésus-Christ, un évêque de Gironne, en Catalogne, appelé Godmar, ayant été envoyé en députation auprès du khalife de Cordoue, Abd-alrahman III, composa, pour Hakam, fils et héritier présomptif du prince, et connu par son zèle éclairé pour tous les genres de lumières, une Histoire de France depuis Clovis jusqu’à son tems[5]. La Catalogne, depuis Charlemagne, était sous la domination française, et l’évêque de Gironne reconnaissait l’autorité de Louis-d’Outremer; ainsi on peut croire que cette Histoire de France était exacte. Massoudi déclare avoir vu un exemplaire de cet ouvrage en Égypte; malheureusement il ne nous est connu que par le peu de mots qu’il en dit.

Une cause qui dut rebuter les écrivains arabes eux-mêmes, ce fut la multitude de noms d’hommes et de lieux qui se présentaient sous leur plume, et qui étaient nouveaux pour leurs lecteurs. Les Arabes, en écrivant, ne sont pas dans l’usage de marquer les voyelles; quelquefois même, pour les lettres de l’alphabet qui se ressemblent, les copistes omettent les points placés en-dessus ou en-dessous qui doivent servir à les distinguer. Aussi un grand nombre des noms propres qui n’ont pas d’analogue dans leur langue, sont-ils méconnaissables pour les nationaux eux-mêmes.

A défaut d’autres témoignages, les monnaies frappées par les vainqueurs auraient pu être de la plus grande utilité. On sait de quel secours, en général, sont ces monumens pour fixer les noms d’hommes et de lieux, ainsi que les dates. Mais jusqu’au dixième siècle, les Sarrazins d’Espagne et de France ne connurent qu’un hôtel des monnaies, celui de Cordoue; et les monnaies antérieures à cette époque, qui nous sont parvenues, renferment seulement quelques passages de l’Alcoran, sans nom de souverain ni de gouverneur de province.

On peut juger par là des nombreuses difficultés que présentent les premiers tems de l’établissement des Sarrazins en Espagne, et à plus forte raison de leur établissement en France. Il existe, au sujet de l’occupation de l’Espagne par les Maures, un ouvrage espagnol publié il y a quelques années et qui renferme des renseignemens précieux. C’est l’Histoire de la domination des Arabes en Espagne par Conde[6]. L’auteur a eu à sa disposition les manuscrits arabes de la bibliothèque de l’Escurial et de quelques bibliothèques particulières d’Espagne; et bien que certains écrits qui se trouvent à la Bibliothèque royale de Paris lui soient restés inconnus, il a, en général, puisé à des sources plus abondantes qu’il ne serait possible de le faire ailleurs. Malheureusement Conde n’a pas eu le tems de mettre la dernière main à son travail. Peut-être aussi manquait-il de la critique nécessaire pour une tâche aussi difficile. On peut citer un autre ouvrage espagnol que Conde paraît n’avoir pas connu, et qui lui aurait été fort utile. C’est un recueil de lettres servant à éclaircir l’histoire de l’Espagne sous les Arabes[7]. Cet ouvrage, publié à Madrid en 1796, est destiné à combattre certains passages du douzième volume de l’Histoire d’Espagne de Masdeu. L’auteur laisse trop souvent percer l’envie qu’il a de trouver en faute l’écrivain qu’il attaque. D’ailleurs une partie des passages arabes qu’il allégue paraissent altérés. Néanmoins il fait souvent preuve de beaucoup de sagacité; et les questions qu’il soulève au sujet des différentes races dont se composaient les armées des conquérans, des diverses religions qu’ils professaient, des déchiremens qui furent la suite presque immédiate d’élémens aussi hétérogènes, auraient mérité de fixer l’attention de Conde.

En nous livrant à ce travail, nous ne nous sommes pas dissimulé les nombreux obstacles qui devaient ralentir notre marche; mais il nous a semblé qu’il était possible d’ajouter à la masse des faits déjà connus. Une autre circonstance nous a encouragé; c’est que, même pour certaines expéditions des Sarrazins sur lesquelles il n’existe d’autres ressources que les témoignages des écrivains chrétiens du pays, nous avons cru pouvoir aller beaucoup plus loin que les Muratori, les dom Bouquet et d’autres érudits non moins éminens.

Voici la marche que nous avons suivie. Au milieu des récits souvent incohérens que l’histoire nous a conservés, nous avons tâché de démêler les témoignages contemporains, ou du moins les témoignages les plus rapprochés des événemens. Sous ce rapport, nous devons nous hâter de dire que les récits des écrivains chrétiens de l’époque, quelque défectueux qu’ils soient, nous ont paru, en général, dignes de beaucoup de considération. Quand ces témoignages et ceux des Arabes s’accordent ensemble, nous avons cru y reconnaître le caractère de la vérité; quand ils ne s’accordent pas, nous les avons rapportés les uns et les autres, en indiquant ce qui nous paraissait le plus probable. Nous avons d’ailleurs, autant qu’il nous a été possible, puisé aux sources. Pour les auteurs originaux que nous n’avons pu consulter, nous avons eu soin d’en avertir; c’est ce qui nous est arrivé pour certains événemens que Conde a fait connaître d’après les écrivains arabes. Sans doute, il eût mieux valu pouvoir vérifier ces faits sur les originaux eux-mêmes, qui doivent exister encore en Espagne. Mais Conde a négligé ordinairement d’indiquer les ouvrages auxquels il faisait des emprunts[8].

A la fin de l’ouvrage, nous parlons des différens peuples qui, mêlés aux Arabes, furent sur le point de soumettre toute l’Europe aux lois de l’Alcoran. Pour le moment, il nous suffit de dire que nous avons désigné ces peuples, tantôt par le nom générique de Sarrazins, mot dont l’origine n’est pas bien connue, mais qui s’appliquait alors aux nomades en général; tantôt par celui de Maures, parce que c’est par l’Afrique que les Arabes s’introduisirent en Espagne, et que beaucoup de guerriers africains se joignirent à eux. Nous avons eu soin d’ailleurs de distinguer les invasions des Sarrazins de celles des Normands, des Hongrois et des autres peuples barbares, qui, après la mort de Charlemagne, fondirent de toutes parts sur les provinces de son vaste empire, et s’en disputèrent les tristes lambeaux.

A l’époque où les Sarrazins traversaient la France, le fer et la flamme à la main, et dévastaient le nord de l’Italie et la Suisse, d’autres bandes, venues des mêmes contrées, régnaient en maîtres dans la Sicile et la partie méridionale de l’Italie. Ces dernières invasions se détachant tout-à-fait des premières, nous avons dû nous borner à indiquer l’influence que des attaques, disséminées sur un si large théâtre, exercèrent quelquefois les unes sur les autres.

Il existe dans les divers pays qui ont été occupés, plus ou moins long-tems, par les Sarrazins, des traditions relatives à cette occupation même. Ici, on montre l’emplacement d’une forteresse d’où ils répandaient la terreur dans les campagnes voisines. Là, est le passage d’une rivière où ils rançonnaient les habitans du pays. Dans cette vallée est une grotte où ils avaient coutume d’enfermer leur butin. Sur ces montagnes est une suite de tours du haut desquelles leurs bandes formidables, au moyen de signaux particuliers, étaient dans l’usage de concerter leurs mouvemens. Pour celles de ces traditions qui ne reposent sur aucun monument contemporain, nous nous sommes cru dispensé d’en parler. Nous citerons, comme exemple, l’opinion qui a cours au sujet de Castel-Sarrazin, nom d’une ville située sur les bords de la Garonne. Il n’est presque personne, surtout dans le midi de la France, qui n’ait la conviction que cette place a été ainsi appelée parce qu’elle servit jadis de position fortifiée aux Sarrazins; et cependant cette dénomination n’est qu’une altération d’un nom jadis en usage dans le pays[9].

Nous avons également évité de nous appesantir sur certains épisodes, au sujet desquels des écrivains postérieurs n’ont pas craint de donner les détails les plus circonstanciés, et dont les auteurs contemporains n’ont quelquefois pas dit un seul mot. Ces épisodes sont l’ouvrage de quelques esprits amis du merveilleux, notamment des auteurs de romans de chevalerie, ou bien ils reposent sur des opinions évidemment erronées; il nous a semblé qu’il suffisait d’en indiquer l’objet et la source.

A cette occasion nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots de certains de ces épisodes, qui tiennent directement à notre sujet, et qui, ayant servi de base à une partie des monumens de notre vieille littérature, formèrent long-tems l’opinion générale de nos pères.

Les Sarrazins sont souvent appelés par les écrivains contemporains du nom de payens, parce qu’on remarquait dans leurs rangs beaucoup d’idolâtres, et parce que d’ailleurs, aux yeux du vulgaire ignorant, les disciples de Mahomet rendaient au fondateur de leur religion un culte divin. Plus tard, à l’époque des croisades, lorsque les restes du paganisme furent éteints en Europe, les chrétiens d’Occident, n’ayant plus d’ennemis à combattre que les musulmans, les mots islamisme et paganisme devinrent synonymes; et on appela indifféremment du nom de payens et de Sarrazins, non seulement les sectateurs de l’Alcoran, mais encore les peuples idolâtres antérieurs à Mahomet, tels que les Francs qui avaient envahi la France, avant Clovis, et même les Grecs et les Romains. Un chapitre de la chronique de Guillaume de Nangis commence ainsi: «Ci commencent les chroniques de tous les rois de France, chrétiens et sarrazins[10]

Par une idée analogue, dans le roman français de Parthenopeus, dont l’action est censée se passer sous Clovis, plusieurs chefs sarrazins se trouvent en scène[11]. Il n’est pas étonnant d’après cela que, dans plus d’un écrit du moyen-âge, les restes imposans de la domination romaine à Orange, à Lyon, à Vienne en Dauphiné, portent le nom d’ouvrage sarrazin. Il n’est pas étonnant non plus qu’à la fin le nom sarrazin eût couvert tous les autres noms, et que les véritables sources de notre histoire étant négligées, les longues guerres de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne contre les peuples de la Germanie, eussent, pour ainsi dire, disparu sous les interminables récits de leurs exploits, la plupart fabuleux, contre les disciples du prophète des Arabes.

Ce ne fut pas la seule source d’erreurs: le grand nom de Charlemagne avait fini par éclipser les noms de ses indignes successeurs, et même ceux de son aïeul Charles-Martel et de son père Pepin. Plusieurs auteurs de romans de chevalerie, et après eux, la plupart des chroniqueurs, mirent sur le compte de ce prince les événemens les plus importans qui l’avaient précédé ou suivi. C’est ainsi que la prétendue chronique de l’archevêque Turpin[12] place sous le règne de Charlemagne l’ensemble des invasions sarrazines en France, à partir de Charles-Martel jusqu’au dixième siècle, et même le mouvement qui, vers la fin du onzième siècle, précipita les guerriers de la France en Espagne, pour secourir les chrétiens de la Péninsule, menacés à la fois par les musulmans du pays et les populations armées de l’Afrique[13]. Il en est à peu près de même du roman de Philomène[14], qui suppose sous Charlemagne les Sarrazins maîtres de tout le midi de la France, à peu près comme ils l’avaient été un moment sous Charles-Martel, et qui fait honneur à Charlemagne de leur expulsion opérée long-tems avant lui. Il n’est pas besoin d’ajouter que chacun de ces écrivains, en déplaçant ainsi les événemens, a employé dans ses tableaux les couleurs qui étaient propres à son tems.

D’un autre côté, des auteurs qui écrivaient au moment de la lutte de nos rois avec leurs principaux vassaux, tout en plaçant arbitrairement les événemens dont nous parlons sous les règnes de Pepin et de Charlemagne, ont attribué l’honneur du triomphe aux aïeux vrais ou supposés des seigneurs de qui ils dépendaient. C’est l’idée qui domine dans le poème de Guillaume au-court-nez, ainsi appelé du nom de Guillaume comte de Toulouse, qui en est le principal héros, et à qui le poète attribue le mérite d’avoir chassé les Sarrazins de Nismes, d’Orange et d’autres cités du midi de la France[15]. C’était une manière de célébrer la part réelle que les guerriers de ces contrées prirent plus tard, non seulement à l’entière expulsion des mahométans, mais à la conquête successive de l’Espagne sous les Maures.

On comprend à quel point ces récits, amplifiés dans la suite par les poètes italiens, notamment par l’Arioste, durent égarer les esprits. Voici une autre source de confusion. On sait que les Hongrois, dans la première moitié du dixième siècle, quittant les bords du Danube où était établie leur demeure, franchirent les barrières du Rhin, et mirent presque toute la France à feu et à sang. Leurs brigandages, par le vaste théâtre où ils s’exercèrent autant que par leurs effets désastreux, rappelèrent l’invasion des Vandales, qui, cinq cents ans auparavant, étaient partis des mêmes lieux et avaient, par rapport à la France, suivi presque les mêmes chemins. Or, dans les rangs des Hongrois, se trouvaient plusieurs tribus slaves appelées Venèdes ou Wendes. Il paraît que les écrivains allemands et français, particulièrement les poètes, voulant établir un rapprochement entre les Hongrois et les Vandales, dont le nom désigne encore tout ce que la barbarie peut enfanter de plus monstrueux, s’attachèrent de préférence au mot Wandes, qu’ils écrivirent aussi Vandres et Vandales, et l’appliquèrent aux Hongrois. Jacques de Guise, écrivain belge du quatorzième siècle[16], parlant des peuples qui, aux huitième, neuvième et dixième siècles, couvrirent la France de ruines, dit que le mot Vandale, dans les langues du Nord, est synonyme de coureur et de vagabond; et que, comme ces peuples, avant de se fixer dans un pays, couraient d’une contrée à l’autre, on les avait tous compris sous cette dénomination[17].

Jacques de Guise paraît surtout avoir fait des emprunts au roman de Garin le Loherain, poème français composé vers le douzième siècle[18]. Dans le roman de Garin, l’invasion des Vandales est placée sous Charles-Martel, et les héros du poème sont censés avoir fait plus tard partie des paladins de Charlemagne[19]. Mais d’un côté, le poète raconte le martyre de saint Nicaise, évêque de Rheims, et la mort de saint Loup, évêque de Troyes, deux prélats qui vivaient au cinquième siècle; d’un autre côté, les détails du poème appartiennent au dixième siècle, et même aux siècles postérieurs. En effet, au moment où se passe l’action, Paris obéissait à un duc particulier, et le roi de France s’était retiré à Laon. Le pays situé entre la Champagne et l’Alsace, et d’où le principal héros du poème a reçu son surnom de Loherain, portait déjà le nom de Lotharingia ou de Lorraine, mot dérivé du nom de Lothaire, petit-fils de Charlemagne. De plus, il existait des ducs particuliers de Metz et d’autres villes; ajoutez à cela que, dans le poème, les Vandales sont quelquefois nommés Hongres ou Hongrois. Enfin, les Sarrazins étaient alors maîtres de la Maurienne, appelée aujourd’hui Savoie[20].

Maintenant, il se présente une question. Les Sarrazins furent-ils entièrement étrangers aux invasions du peuple appelé du nom de Vandales? et s’ils n’y furent pas étrangers, quelle est la part qu’on doit leur attribuer? De cette question, dépend la fixation des limites entre lesquelles les courses des Sarrazins eurent lieu. Plusieurs passages de martyrologes et de légendes de saints, à la vérité, d’une origine postérieure au huitième siècle, font mention, à ce même siècle, d’églises détruites et de saints personnages mis à mort par les Vandales. Or, sous les règnes de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne, les contrées situées entre le Rhin, les Pyrénées, les Alpes et la mer, n’eurent à souffrir des incursions d’aucun autre peuple étranger que les Sarrazins. D’un autre côté, les Vandales, dans le roman de Garin, la chronique de Jacques de Guise et le roman du Renard le contrefait, sont plus d’une fois appelés Sarrazins. Enfin, les véritables Sarrazins, notamment les Sarrazins d’Afrique, sont quelquefois appelés Vandales, sans doute par allusion aux Vandales qui avaient été conduits en Afrique par Genseric[21].

La question fut examinée, il y a cent cinquante ans, par le P. Lecointe, dans son histoire ecclésiastique de France[22]. Ce savant oratorien n’hésita pas à voir des Sarrazins dans les Vandales, et son opinion fut adoptée par dom Mabillon, le P. Pagi, dom Vaissette, dom Bouquet, en un mot par les hommes les plus érudits. Mais, c’est dans les derniers tems seulement, qu’on s’est occupé de mettre en lumière les monumens de notre vieille littérature, où les invasions des Vandales sont décrites avec le plus de détail et de suite. Ces ouvrages supposent que les Vandales envahirent non seulement le midi et le centre de la France, où les Sarrazins ont réellement pénétré, mais encore les environs de Paris, la Lorraine, la Flandre et les divers pays riverains du Rhin, qui n’ont jamais vu flotter l’étendard du prophète. C’est le cas de dire que ce qui prouve trop, ne prouve quelquefois rien.

Nous le répétons: aucun des témoignages relatifs à l’invasion d’un peuple vandale en France, au huitième siècle, n’est contemporain. Tous ces témoignages sont postérieurs au dixième siècle. Là, où les Vandales sont appelés Sarrazins, le mot sarrazin ne peut-il pas être synonyme de payen. Déjà, dom Mabillon[23] et dom Vaissette[24] avaient remarqué que certains faits, relatifs aux prétendus Vandales du huitième siècle, appartenaient à une autre époque[25].

En vain dira-t-on que ces faits ont été admis dans les grandes chroniques de Saint-Denis, qui jouirent de la plus haute estime chez nos pères. Les chroniques de Saint-Denis n’ont commencé à être mises par écrit, que vers le milieu du douzième siècle; et pour les événemens antérieurs, le rédacteur s’est borné à reproduire les récits qui avaient cours de son tems. N’a-t-il pas également adopté les contes absurdes de la chronique de Turpin?

Tout cela vient à l’appui de ce qu’on savait déjà. C’est que, pendant long-tems, les véritables sources de notre histoire restèrent délaissées, et que jusqu’au dix-septième siècle, c’est-à-dire jusqu’au rétablissement des études historiques, le roman de Garin et les ouvrages analogues furent presque les seules autorités consultées. C’est là ce qui explique la confusion qui avait passé des romans dans les chroniques, et des chroniques dans beaucoup de légendes de saints.

Maintenant, revenons à notre ouvrage. Il ne s’agit pas ici de ces sujets qui ne forment qu’un objet de curiosité ou qui n’intéressent que de petites localités. Pendant plus ou moins long-tems, une grande partie de la France fut en proie aux funestes effets des invasions des Sarrazins. Plus tard, ces effets se firent sentir en Savoie, en Piémont et en Suisse; et les barbares occupèrent les lieux les mieux fortifiés du centre de l’Europe, depuis le golfe de Saint-Tropès jusqu’au lac de Constance, depuis le Rhône et le mont Jura jusqu’aux plaines du Mont-Ferrat et de la Lombardie. Sans doute le souvenir des ravages faits par les Sarrazins ne fut pas étranger aux guerres des croisades, à ce mouvement général, qui précipita l’Europe chrétienne sur l’Asie et l’Afrique, et qui mit pendant plusieurs siècles en présence l’Évangile et l’Alcoran. D’ailleurs, dans toutes les contrées occupées par les Sarrazins, et même au-delà, le nom sarrazin est resté présent à tous les esprits, et il se mêle encore aux diverses traditions de l’antiquité et du moyen-âge.

Les faits sont disposés dans un ordre chronologique. Si quelques événemens ont échappé à nos recherches, il sera facile de les insérer à leur place; s’il y en a qui ne soient pas présentés sous leur véritable jour, on pourra leur restituer leur vrai caractère. A cet égard, nous invoquons le zèle et les lumières des personnes que de si grands événemens ne trouveront pas indifférentes, et qui, à portée des lieux mêmes où les faits se passèrent, auront à leur disposition des documens inconnus. L’écrit que nous publions, et qui, bien qu’assez court, nous a coûté de longues recherches, peut être considéré comme le cadre où viendront successivement prendre place les divers épisodes du sujet que nous traitons. La longue distance qui nous sépare de ces tems éloignés ne permet pas d’espérer qu’on parvienne à remplir toutes les lacunes qui existent encore; mais sans doute il se présentera de nouveaux faits. Dans tous les cas, si on jugeait que cet écrit a jeté quelque lumière sur la partie la plus obscure et la plus difficile de nos annales, nous nous croirons suffisamment dédommagé de toutes nos peines.

L’ouvrage est divisé en quatre parties. Dans la première, il est parlé des invasions des Sarrazins, venant surtout d’Espagne, à travers les Pyrénées, jusqu’à leur expulsion de Narbonne et de tout le Languedoc par Pepin-le-Bref, en 759. La deuxième partie est consacrée aux invasions des Sarrazins venant par terre et par mer, jusqu’à leur établissement sur les côtes de Provence, vers l’an 889. La troisième fait voir comment les mahométans pénétrèrent par la Provence en Dauphiné, en Savoie, en Piémont et dans la Suisse. Nous montrons, dans la quatrième, quel fut le caractère général de ces invasions, et quelles en furent les suites.

PREMIÈRE PARTIE.

PREMIÈRES INVASIONS DES SARRAZINS EN FRANCE JUSQU’A LEUR EXPULSION DE NARBONNE ET DE TOUT LE LANGUEDOC, EN 759.

Un auteur arabe, racontant la conquête de l’Espagne par ses compatriotes, rapporte d’abord ces paroles, qu’il place dans la bouche de Mahomet: «Les royaumes du monde se sont présentés devant moi, et mes yeux ont franchi la distance de l’Orient et de l’Occident. Tout ce que j’ai vu fera partie de la domination de mon peuple[26] On put croire, en effet, que tout l’univers allait fléchir sous le joug du prophète. En quelques années, la Mésopotamie, la Syrie, la Perse, l’Égypte et l’Afrique jusqu’à l’Océan atlantique, furent soumises par le glaive. D’une part, les guerriers arabes envahissaient l’Espagne, et, s’avançant à travers la France, menaçaient de subjuguer le reste de l’Europe; de l’autre, franchissant l’Oxus et l’Indus, ils semblaient ne vouloir reconnaître d’autres bornes que celles que la nature elle-même a données à la terre que nous habitons.

Le centre de cet immense empire était en Syrie, dans l’antique ville de Damas. La souveraine puissance, tant pour le spirituel que pour le temporel, se trouvait entre les mains des khalifes ommiades; celui qui régnait alors se nommait Valid.

Les Arabes, en pénétrant dans l’Afrique, avaient rencontré dans l’intérieur, particulièrement dans les chaînes du mont Atlas, d’innombrables tribus nomades, appelées du nom général de Berbers. Ces peuplades, qui avaient successivement défendu leur liberté contre les Carthaginois et les Romains, professaient, les unes le judaïsme, les autres le christianisme, quelques-unes le culte des idoles. La plupart de ces peuplades parlaient une langue particulière appelée le berber, qui subsiste encore. Mais quelques-unes faisaient usage d’un langage qui se rapprochait de l’arabe, de l’hébreu et du phénicien[27], soit que ces tribus fussent des restes des peuples du pays de Chanaan et de la Phénicie qui, du tems de Josué et dans les tems postérieurs, s’embarquèrent pour les parages d’Afrique[28], soit que, comme le disent les plus savans d’entre les écrivains arabes, dans les premiers siècles de notre ère, plusieurs tribus de l’Yémen ou Arabie Heureuse, qui professaient le judaïsme, ayant été obligées de s’expatrier pour échapper aux persécutions des Éthiopiens, alors maîtres de cette partie de la presqu’île, se fussent réfugiées à travers les provinces romaines dans ces régions éloignées[29]: quoi qu’il en soit, ces rapports de langage ne contribuèrent pas peu à hâter les succès des Arabes; et, bien que les Berbers continuassent en général à professer la religion qu’ils avaient suivie jusque-là, ils furent d’un immense secours aux vainqueurs pour les nouvelles conquêtes qu’ils étaient sur le point d’entreprendre. En effet, les uns et les autres étaient habitués à la vie nomade, à une vie dure et sauvage, qui se prêtait admirablement à une guerre d’enthousiasme et de triomphes.

Dès que la puissance des vainqueurs en Afrique commença à être affermie, ils songèrent à traverser le petit détroit qui sépare cette partie du monde de l’Europe. On était alors dans l’année 710. Celui qui gouvernait l’Afrique au nom du khalife s’appelait Moussa, fils de Nossayr. Né dans les dernières années du règne du khalife Omar, Moussa avait pour ainsi dire sucé avec le lait les idées de prosélytisme et de guerre qui caractérisaient l’islamisme. Il était alors âgé de près de quatre-vingts ans; mais il avait encore toute l’ardeur d’un jeune guerrier. Quant à l’Espagne, elle était au pouvoir des Goths, et le prince qui régnait s’appelait Rodéric. La monarchie des Goths, qui comprenait dans ses limites le Roussillon et une partie du Languedoc et de la Provence, renfermait des villes florissantes, des armées nombreuses. Mais l’esprit de faction s’était emparé de chacun, et la corruption générale avait énervé les courages. Il était facile de voir qu’un royaume, en apparence très-puissant, succomberait devant un petit nombre d’enthousiastes et de sectaires, excités par la soif du butin et qui se croyaient envoyés de Dieu même.

Moussa fit faire une première tentative par quelques Berbers, qui, débarquant au lieu où fut bâti plus tard Tharifa[30], parcoururent les côtes de l’Andalousie, enlevant les troupeaux et pillant les villes ouvertes. Comme les Berbers ne rencontrèrent pas de résistance, Moussa, l’année suivante (711), fit partir une nouvelle expédition beaucoup plus nombreuse. Celle-ci, composée de douze mille hommes, presque tous Berbers, était commandée par son affranchi Tharec, fils de Zyad, le même qui donna son nom au rocher de Gibraltar, près duquel il débarqua[31]. Pour les musulmans pieux, la guerre qu’on allait entreprendre devait accroître le nombre des fidèles, et ils s’assuraient à eux-mêmes le paradis; pour ceux qui ne visaient qu’à la gloire, aux richesses ou aux plaisirs, ils entraient dans un pays riche et fertile, où ils trouveraient tout ce qui excite ordinairement les désirs des hommes.

La petite armée de Tharec suffit pour renverser l’armée des Goths. Le roi fut vaincu, et sa tête envoyée comme trophée à la cour de Damas. En moins d’un an, Tharec s’empara de Cordoue, de Malaga et de Tolède. Un écrivain arabe rapporte que, pour inspirer plus de terreur, il avait fait tuer quelques-uns de ses captifs, et après les avoir fait cuire, les avait donnés à manger à ses soldats[32]. Une des principales causes de ces succès sans exemple, ce fut l’appui que les vainqueurs trouvèrent dans les juifs, alors très-nombreux en Espagne. Les juifs étaient impatiens de se venger des vexations auxquelles ils étaient en butte de la part des chrétiens, et d’ailleurs ils voyaient des frères dans une partie des conquérans.

A la nouvelle de progrès si glorieux, Moussa éprouva le désir d’en partager l’honneur. Il accourut du fond de l’Afrique avec une autre armée composée d’Arabes et de Berbers, comptant d’autant plus sur le succès, qu’on remarquait dans ses rangs un des compagnons du prophète, âgé de près de cent ans, et plusieurs enfans des compagnons de Mahomet. Moussa porta ses pas d’un autre côté que son lieutenant, et subjugua successivement Mérida, Saragosse et d’autres cités. Puis se disposant à s’éloigner encore plus du centre de ses forces, il prit avec lui une troupe d’élite armée à la légère. Les fantassins, du reste en petit nombre, ne portaient que leurs armes. Les cavaliers, qui formaient la meilleure portion de l’armée, et qui étaient montés en partie sur les chevaux des vaincus, n’avaient avec leurs armes qu’un petit sac pour les provisions et une écuelle en cuivre. Chaque escadron et chaque bataillon reçut un nombre déterminé de mulets pour le transport des bagages.

Suivant les auteurs arabes, Moussa porta ses courses jusqu’en France. A Narbonne, il trouva dans une église sept statues équestres en argent; et, à Carcassonne, l’église de Sainte-Marie offrit à son avidité sept colonnes d’argent de grandeur colossale[33]. Les Arabes donnent à la France le surnom de grande terre, désignant par là toute la contrée située entre les Pyrénées, les Alpes, l’Océan, l’Elbe et l’empire grec, vaste contrée, qui en effet répond à la France du tems de Charles-Martel, de Pepin, et surtout de Charlemagne, et où, suivant la remarque des auteurs arabes, il se parlait un grand nombre de langues.

Ce qui étonnait le plus les chrétiens, c’était de voir leurs ennemis presque partout en même tems. Quand un pays se soumettait de lui-même, les vainqueurs respectaient les propriétés et le culte établi. Seulement ils s’emparaient d’une partie des églises qu’ils convertissaient en mosquées, et prenaient les richesses des églises, les terres vacantes, et les biens dont les propriétaires s’étaient expatriés: ils s’emparaient également des armes et des chevaux qui leur étaient si utiles dans cette carrière de guerres et d’aventures continuelles; enfin ils imposaient aux habitans un tribut qui variait suivant les circonstances, et ils se faisaient donner des otages comme un garant de fidélité. Pour les pays qui ne s’étaient soumis qu’à la force, ils étaient exposés à toute la violence de la conquête, et le tribut qui leur était imposé s’élevait au double des autres[34]. Quelquefois les vainqueurs jugeaient nécessaire de laisser une garnison; et cette garnison se composait en partie de juifs espagnols dont la haine pour les chrétiens était un gage assuré de dévouement.

Les auteurs arabes ajoutent que le projet de Moussa était de s’en retourner à Damas auprès du khalife son maître, à travers l’Allemagne, le détroit de Constantinople et l’Asie-Mineure, menaçant de ne faire de la mer Méditerranée qu’un grand lac qui aurait servi de voie de communication aux diverses provinces de cet immense empire[35].

Quant aux auteurs chrétiens, ils ne font aucune mention de l’entrée de Moussa en France, et il est probable que cette invasion se borna à quelques légères incursions. Mais il est certain que la chrétienté courait en ce moment le plus grand danger, et l’on frémit à l’idée de ce qui aurait pu arriver, si la discorde ne s’était mise de bonne heure parmi les vainqueurs.

Moussa, dès l’origine de la conquête de l’Espagne, avait vu avec un vif sentiment de jalousie la gloire dont se couvrait son lieutenant Tharec. D’ailleurs il aurait voulu s’approprier la meilleure partie du butin, se réservant de satisfaire, par le don de quelques objets précieux, au précepte de l’Alcoran qui attribue au souverain le cinquième des richesses prises sur l’ennemi. Tharec, au contraire, qui désirait exécuter le précepte dans toute sa rigueur, mettait fidèlement le cinquième du butin à part, et distribuait le reste aux soldats. La querelle en vint au point que le khalife crut devoir appeler les deux rivaux devant son tribunal.

La conquête de l’Espagne et d’une partie du Languedoc s’était faite en moins de deux ans. Moussa choisit pour le remplacer dans les pays subjugués son fils Abd-alazyz, qui fixa sa résidence à Séville, et il le mit sous la surveillance d’un autre de ses fils, à qui il avait donné le gouvernement de l’Afrique. Celui-ci résidait à Cayroan, ville située à quelques journées de Tunis, dans l’intérieur des terres.

Comme Moussa n’avait pas à sa disposition de flotte qui pût le conduire en Syrie, il prit la voie de terre. Traversant le détroit de Gibraltar, il longea la côte d’Afrique jusqu’en Egypte. Il était suivi des otages, au nombre de trente mille, qu’il s’était fait livrer par les peuples vaincus. Parmi ces otages, on remarquait quatre cents personnes choisies dans les familles les plus illustres, et qui, au rapport des auteurs arabes, avaient le droit de porter une ceinture et une couronne d’or. Quant au butin, il était immense. Une partie était portée sur des chars, une autre à dos d’animaux[36].

Le débat entre Moussa et son lieutenant n’était pas encore réglé, lorsque le khalife Valid mourut. On était alors en 715. Soliman, frère et successeur de Valid, qui s’était laissé prévenir contre Moussa, accueillit fort mal le vieux guerrier; et non content de le soumettre à une amende très-forte pour laquelle le vainqueur de l’Espagne fut obligé de recourir à la générosité de ses amis, il déclara une guerre implacable à ses enfans. Abd-alazyz, gouverneur de l’Espagne, après s’être distingué par sa bravoure, se faisait chérir par sa justice et sa douceur envers les vaincus. Mais Abd-alazyz, à l’exemple de plusieurs d’entre ses compagnons, s’était empressé d’épouser une femme du pays. Celle dont il fit choix était la veuve même de Roderic. Ses égards pour son épouse et le soin qu’il avait de ménager les peuples confiés à sa garde, fournirent à ses ennemis un prétexte pour l’accuser d’aspirer au trône. Il fut mis à mort, et sa tête ayant été envoyée dans du camphre à Damas, le khalife ne craignit pas de la montrer à Moussa, que tant d’ingratitude n’avait pas encore fait renoncer à ses projets d’ambition. A ce spectacle, le père, saisi d’horreur, maudit le jour où il avait sacrifié son repos et son sang pour des maîtres aussi barbares, et alla mourir dans son pays, aux environs de Médine. Quant à Tharec, il finit ses jours dans l’obscurité.

Ces événemens jetèrent quelque trouble parmi les conquérans, et leurs progrès durent s’en ressentir. D’ailleurs l’attention du khalife et des Sarrazins d’Asie et d’Afrique était alors portée vers Constantinople, qui était assiégée par une armée de cent vingt mille guerriers et une flotte de dix-huit cent voiles, venue des ports de Syrie et d’Egypte. Cependant les auteurs arabes[37] font mention de quelques nouvelles incursions faites en Languedoc sous le gouvernement d’Alhaor, en 718. Les vainqueurs, d’après leur récit, s’avancèrent jusqu’à Nîmes sans rencontrer d’obstacle, et repassèrent les Pyrénées emmenant captifs un grand nombre de femmes et d’enfans. L’usage était alors dans les armées chrétiennes et mahométanes, et c’est encore l’usage des mahométans de nos jours, que chaque guerrier eût sa part des objets pris sur l’ennemi; et les captifs, par la facilité que les vainqueurs avaient de les employer à leur usage personnel ou de les vendre, formaient en général la portion la plus précieuse du butin.

Les provinces méridionales de la France se trouvaient hors d’état d’opposer une résistance efficace. On était au tems des rois fainéants; le Languedoc, appelé Gothie, à cause du long séjour des Goths, et Septimanie à cause de ses sept principales villes, Narbonne, Nîmes, Agde, Béziers, Lodève, Carcassonne et Maguelone, se trouvait en partie dans la limite des pays échus à Eudes, duc d’Aquitaine. Mais Eudes, qui se glorifiait d’être issu du sang de Clovis, et qui par conséquent était parent des princes du nord de la France[38], voyait avec ombrage l’ascendant que les maires du palais prenaient dans cette partie de l’empire; et toute sa politique consistait à empêcher ces ministres ambitieux de supplanter leurs maîtres. De leur côté, les maires du palais ne songeaient qu’à accroître leur autorité; et d’ailleurs occupés à maintenir la domination des Francs qui s’étendait alors fort loin en Allemagne, ils voyaient avec quelque indifférence les progrès des Sarrazins dans le midi.

Au milieu de ces circonstances, le Languedoc et la Provence, jusque-là au pouvoir des Goths, se trouvaient pour ainsi dire abandonnés à eux-mêmes. La masse de la population, issue des anciens Gaulois et des colons romains, portait encore le nom des antiques maîtres du monde; mais la classe dominante appartenait aux Goths. Les deux races conservaient entre elles une ligne de démarcation, et avaient chacune leurs lois et leurs usages. Il s’était même formé divers partis qui voulaient s’arroger toute l’autorité.

Ce qui défendait le mieux le midi de la France, c’était le désordre qui n’avait pas tardé à se mettre parmi les vainqueurs. On a vu que le gouvernement de l’Espagne relevait du gouvernement de l’Afrique, lequel relevait à son tour du khalifat de Damas. Il était impossible qu’une autorité ainsi partagée, et dont le siége se trouvait dans plusieurs contrées à la fois, maintînt dans le devoir des hommes élevés au milieu du tumulte des armes. La division éclata entre les différens peuples qui avaient pris part à la conquête, entre les Arabes et les Berbers, entre les musulmans et ceux qui ne l’étaient pas. Comme les terres enlevées aux chrétiens avaient été la proie de quelques hommes puissans, les guerriers se plaignirent de n’avoir pas été récompensés dignement de leurs services, et se portèrent plus d’une fois à des violences sanglantes.

Une autre circonstance fort heureuse pour la France, ce fut la résistance que quelques chrétiens d’Espagne commencèrent dès lors à opposer aux oppresseurs de leur patrie. Une poignée de guerriers, fidèles à leur culte et à leur pays, se réfugièrent dans les montagnes des Asturies, de la Galice et de la Navarre, et là, sous la conduite de Pélage, entreprirent une lutte qui ne devait finir qu’à l’entière expulsion des disciples du prophète[39].

Le nouveau khalife de Damas, Omar, fils d’Abd-alazyz, s’étant fait instruire de l’état des choses, choisit, pour remédier à ces maux, Alsamah, qui s’était fait remarquer en Espagne par son zèle et ses talens. Alsamah, également célèbre comme administrateur et comme guerrier, était chargé de rétablir l’ordre dans les finances et de donner satisfaction aux troupes. En effet, des terres considérables, provenant des dernières conquêtes, leur furent distribuées, et le reste des biens fut confié à des hommes intègres qui devaient en verser le revenu dans le trésor public. Alsamah avait de plus ordre de faire un recensement exact des pays subjugués, et d’en indiquer la population respective et les ressources[40].

Le khalife, qui était très-pieux, et qui s’effrayait du grand nombre de personnes restées fidèles à leur ancienne religion, aurait voulu qu’on forçât tous les chrétiens de l’Espagne et de la Septimanie à quitter leur patrie, et à venir dans le centre de l’empire, où leur présence n’inspirerait pas les mêmes craintes. Alsamah rassura le prince, en disant que le nombre des nouveaux musulmans s’accroissait chaque jour, et que bientôt l’Espagne ne reconnaîtrait plus d’autres lois que celle de Mahomet. Les auteurs arabes, de qui nous empruntons ce récit, et qui écrivaient à une époque où les chrétiens, descendus de leurs montagnes, avaient commencé à se répandre dans les provinces méridionales de l’Espagne, déplorent la faiblesse d’Alsamah, et regrettent que la pensée du khalife n’eût pas été mise à exécution[41].

Enfin Alsamah avait ordre de ranimer parmi les guerriers le zèle contre les chrétiens un peu refroidi, depuis que tant d’ambitions étaient parvenues à se satisfaire. Il devait présenter la guerre sacrée comme l’action la plus agréable à Dieu, comme la source de toutes les faveurs célestes en cette vie et en l’autre.

Dès que l’ordre eut été rétabli, Alsamah résolut de signaler son ardeur par quelque exploit éclatant. Il aurait pu tourner ses efforts contre les chrétiens retranchés dans les montagnes du nord de l’Espagne, et les accabler avant qu’ils eussent le tems de s’y fortifier; il préféra se porter en France, se flattant d’exécuter ce que n’avait pu accomplir Moussa. On était alors en 721, sous le règne du khalife Yezyd: onze ans s’étaient écoulés depuis la première entrée des Arabes en Espagne. C’est à ce moment que les chroniqueurs français commencent à parler des bandes sarrazines et de leur chef, qu’ils appellent Zama. D’après leur récit, les Sarrazins venaient accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, dans l’intention d’occuper le pays. En effet, il arrivait continuellement en Espagne des familles pauvres d’Arabie, de Syrie, d’Égypte et d’Afrique, et les chefs comptaient sur les conquêtes futures pour satisfaire des besoins si nombreux[42].

Alsamah, à l’exemple de ses prédécesseurs, s’avança dans le Languedoc, et forma le siége de Narbonne, qui sans doute avait été fortifiée dans l’intervalle. La ville ayant été obligée d’ouvrir ses portes, les hommes furent passés au fil de l’épée, les femmes et les enfans emmenés en esclavage. Narbonne, par sa situation près de la mer et au milieu de marais, offrait un accès facile aux navires qui venaient d’Espagne, et était en état, du côté de terre, d’opposer une longue résistance. Alsamah résolut d’en faire la place d’armes des musulmans en France, et il en augmenta les fortifications. Il fit de plus occuper les villes voisines; puis il marcha du côté de Toulouse. Cette ville était alors la capitale de l’Aquitaine. Eudes, craignant pour sa capitale, accourut avec toutes les troupes qu’il put rassembler. Les Sarrazins avaient commencé le siége de la ville, et ils mettaient en usage les machines qu’ils avaient apportées. De plus, avec leurs frondes, ils cherchaient à repousser les habitans de dessus les remparts; la ville était sur le point de se rendre lorsque Eudes arriva. Au rapport des auteurs arabes, telle était la multitude des chrétiens, que la poussière soulevée par leurs pas obscurcissait la lumière du jour. Alsamah, pour rassurer les siens, leur rappela ces paroles de l’Alcoran: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Les deux armées, ajoutent les Arabes, s’avancèrent l’une contre l’autre avec l’impétuosité de torrens qui se précipitent du haut des montagnes, ou comme deux montagnes qui cherchent à se rencontrer. La lutte fut terrible et le succès long-tems incertain. Alsamah se montrait partout; semblable à un lion que l’ardeur anime, il excitait les siens de la voix et du geste, et on reconnaissait son passage aux longues traces de sang que laissait son épée; mais pendant qu’il se trouvait au plus épais de la mêlée, une lance l’atteignit et le renversa de cheval. Les Sarrazins l’ayant vu tomber, le désordre se mit dans leurs rangs, et ils se retirèrent laissant le champ de bataille couvert de leurs morts. Cette bataille se donna au mois de mai de l’année 721, et il y périt un grand nombre d’illustres Sarrazins, notamment de ceux qui avaient eu part aux conquêtes précédentes[43]. Abd-alrahman, appelé par nos vieilles chroniques Abdérame, prit le commandement des troupes, et les ramena en Espagne.

Ce succès rendit le courage aux chrétiens du Languedoc et des Pyrénées, qui se hâtèrent de secouer le joug. Malheureusement les Sarrazins restaient maîtres de Narbonne, et de cette place avancée, ils avaient la facilité de faire des courses dans les contrées voisines. Des secours leur ayant été envoyés d’Espagne, ils reprirent l’offensive, et mirent presque tout le Languedoc à feu et à sang.

A cette époque, le clergé était tout-puissant, et les églises et les monastères passaient pour receler de grandes richesses. Les Sarrazins devaient d’ailleurs décharger de préférence leur fureur sur ces asiles de la piété, comme sur des lieux d’où partait le plus souvent le signal de la résistance. D’un autre côté, les courts récits qui nous sont parvenus sur cette déplorable partie de notre histoire sont en général l’ouvrage des moines et des ecclésiastiques. Il n’est donc pas étonnant que les églises et les couvens figurent presque exclusivement dans les récits lamentables qu’ils nous ont transmis de cette époque.

Des documens qui remontent à une assez haute antiquité, font mention de la destruction du monastère de Saint-Bausile, près de Nîmes, du couvent de Saint-Gilles, près d’Arles, là où a été bâtie plus tard une ville du même nom, de la riche abbaye de Psalmodie, aux environs d’Aiguemortes. Ce dernier monastère était, dit-on, ainsi appelé, parce que les moines s’étaient imposé pour règle de chanter jour et nuit et à tour de rôle les louanges du Seigneur. L’arrivée des Sarrazins fut si précipitée, que, dans ces divers couvens, les moines eurent à peine le tems de se retirer ailleurs, et d’emporter avec eux les reliques des saints[44]. Les barbares avaient soin de briser les cloches des églises ou plutôt les instrumens analogues avec lesquels on était alors dans l’usage d’appeler les fidèles à la prière[45].

Sans doute les Sarrazins rencontrèrent de la part des habitans quelque résistance, ou bien les incursions étaient l’ouvrage de quelques bandes isolées. Il est certain qu’en général les Sarrazins n’avaient pas exercé les mêmes violences dans les pays qui s’étaient soumis de plein gré.

En 724, le nouveau gouverneur d’Espagne, Ambissa, franchit lui-même avec une nombreuse armée les Pyrénées, et résolut de pousser la guerre avec vigueur. Carcassonne fut prise et livrée à toute la fureur du soldat. Nîmes ouvrit ses portes, et des otages choisis parmi ses habitans furent envoyés à Barcelonne pour y répondre de leur fidélité[46]. Les conquêtes d’Ambissa, suivant Isidore de Beja, furent plutôt l’ouvrage de l’adresse que de la force; et telle fut l’importance de ces conquêtes, que sous le gouvernement d’Ambissa l’argent enlevé de la Gaule fut le double de ce qui en avait été retiré les années précédentes[47]. Le cours de ces dévastations fut un moment ralenti par la mort d’Ambissa, qui fut tué dans une de ses expéditions, en 725; son lieutenant, Hodeyra, fut obligé de ramener l’armée sur la frontière; mais bientôt la guerre reprit avec une nouvelle fureur, et de grands secours étant venus d’Espagne, les chefs, enhardis par le peu de résistance qu’ils rencontraient, ne craignirent pas d’envoyer des détachemens dans toutes les directions. Le vent de l’islamisme, dit un auteur arabe, commença dès-lors à souffler de tous les côtés contre les chrétiens. La Septimanie jusqu’au Rhône, l’Albigeois, le Rouergue, le Gévaudan, le Velay, furent traversés dans tous les sens par les barbares, et livrés aux plus horribles ravages. Ce que le fer épargnait était livré aux flammes. Plusieurs d’entre les vainqueurs eux-mêmes furent indignés de tant d’atrocités. Les barbares ne conservaient que les objets précieux qu’ils pouvaient emporter, ou les armes, les chevaux, et ce qui, en épuisant le pays, devait accroître leurs forces.

Parmi les lieux qui eurent le plus à souffrir de ces dévastations, on cite le diocèse de Rhodès. Les barbares s’étaient établis dans un château-fort, que les uns croient répondre à celui de Roqueprive, et les autres à celui de Balaguier[48]. Aidés par des hommes du pays, ils parcouraient impunément tous les environs. Il nous reste à ce sujet le témoignage d’un poète qui écrivait au commencement du neuvième siècle, et ce témoignage est trop important pour que nous ne l’insérions pas ici. Il y est parlé d’un jeune homme appelé Datus ou Dadon, qui, à l’approche des Sarrazins, avait pris les armes, et qui, laissant sa mère seule, s’était retiré à quelque distance avec les guerriers du pays. Pendant son absence, les barbares envahirent sa maison, et après avoir tout dévasté, ils se retirèrent emmenant sa mère et le reste du butin dans leur château-fort. A cette nouvelle, Dadon accourt avec quelques-uns de ses compagnons; il était monté sur un cheval, et armé de pied en cap. Ici nous allons laisser parler le poète.

«Dadon et ses amis étaient disposés à forcer l’entrée du château; mais de même que le cruel épervier, après avoir enlevé le timide oiseau qui s’était aventuré dans les airs, se retire avec sa proie et laisse les compagnons de sa victime faire retentir le ciel de leurs gémissemens, de même les Maures, tranquilles à l’abri de leurs remparts, se rient des menaces de Dadon et de ses efforts. A la fin, cependant, un d’entre eux adresse la parole à Dadon, et, d’un ton railleur, lui demande ce qui l’a amené. «Si, ajoute-t-il, si tu veux que nous te rendions ta mère, donne-nous le cheval sur lequel tu es monté; sinon ta mère va être égorgée sous tes yeux.» Dadon, irrité, répond qu’on peut faire de sa mère ce qu’on voudra, que jamais il ne cèdera son cheval. Là-dessus le barbare amène la mère de Dadon sur le rempart, et lui coupant la tête, il la jette au fils en disant: «Voilà ta mère!» A ce spectacle, Dadon recule d’horreur. Il pleure, il gémit, il court ça et là en criant vengeance; mais comment forcer l’entrée de la forteresse?» A la fin, il s’éloigne, et, disant adieu au monde, il se retire dans une solitude sur les bords du Dourdon, dans le lieu où s’éleva plus tard le monastère de Conques[49].

Un autre fait, en l’absence de témoignages plus nombreux, servira encore à faire connaître le caractère des épouvantables invasions auxquelles une grande partie de la France fut alors en proie; c’est ce qui arriva au monastère du Monastier, dans le Velay. Les Sarrazins avaient envahi les diocèses du Puy et de Clermont, et dévasté l’église de Brioude[50]. Les barbares, approchant du Monastier, saint Théofroi, autrement appelé saint Chaffre, abbé du monastère, assembla ses moines, et les exhorta à se retirer dans les bois des environs avec ce que le couvent renfermait de plus précieux, et à y rester jusqu’à ce que des tems meilleurs leur permissent de reprendre leurs anciennes occupations; pour lui, il déclara qu’il était décidé à subir les traitemens que les barbares voudraient lui faire éprouver, heureux si par ses exhortations il pouvait les ramener dans la bonne voie; plus heureux encore si, par sa mort, il obtenait la palme du martyre. A ces mots, les moines se mirent à fondre en larmes, demandant qu’il s’enfuît avec eux dans la forêt, ou qu’il leur permît de mourir avec lui; mais le saint persista dans sa résolution, et, pour ce qui les concernait, il leur représenta qu’il était plus conforme à la volonté divine de se dérober à un danger qu’on pouvait éviter, lorsque surtout on avait l’espoir de se rendre plus tard utile à la religion. Là-dessus il leur cita l’exemple de saint Paul, qui, étant poursuivi à Damas par les juifs, ses ennemis, se fit descendre la nuit dans une corbeille hors des murs de la ville; ainsi que celui de saint Pierre, qui, en butte aux fureurs de Néron, eut également pris la fuite, si Dieu lui-même n’était venu à sa rencontre pour arrêter ses pas. Pour ce qui le regardait personnellement, il fit voir qu’il était quelquefois du devoir d’un pasteur de se dévouer pour le salut de son troupeau; que peut-être il aurait le bonheur d’ouvrir les yeux des barbares à la vérité, et que s’il était mis à mort, son sang désarmerait la colère céleste, irritée sans doute par les péchés des hommes.

A la fin les moines se résignèrent, et leur départ fut fixé pour le lendemain. Après qu’ils eurent entendu la messe, l’abbé leur fit une nouvelle exhortation; ensuite ils se chargèrent des objets les plus précieux du couvent, et s’éloignèrent. Deux d’entre eux seulement restèrent secrètement, et allèrent se placer au haut d’une montagne qui domine le monastère, afin d’être témoins de ce qui arriverait.

Les barbares ne tardèrent pas à se présenter. Comme l’abbé s’était retiré dans un coin, occupé à prier Dieu, ils ne firent aucune attention à lui, et se mirent à visiter le monastère, espérant faire un riche butin. Leur projet était de s’emparer des moines les plus jeunes et les plus vigoureux, et de les vendre en Espagne comme esclaves. Quand ils reconnurent que les moines étaient partis, et que les objets les plus précieux avaient été enlevés, ils entrèrent en fureur, et l’abbé s’étant enfin offert à leurs yeux, ils l’accablèrent de coups.

Ce jour-là était pour les barbares un jour de fête, où ils avaient coutume d’offrir un sacrifice à Dieu. Le chroniqueur d’après lequel nous parlons ne dit pas en quoi consistait ce sacrifice. Il paraît seulement qu’il consistait en libations; d’où on pourrait induire que la bande sarrazine qui envahit le Velay n’était pas mahométane, mais se composait de Berbers, dont plusieurs étaient encore plongés dans les ténèbres de l’idolâtrie. Quoi qu’il en soit, les barbares s’étant retirés à l’écart pour s’acquitter de leurs devoirs religieux, le saint, qui s’en aperçut, crut que c’était une occasion favorable pour les faire rentrer en eux-mêmes. Là-dessus, il s’approcha d’eux, et leur représenta qu’au lieu de se prostituer ainsi au culte des démons, ils feraient bien mieux de réserver leurs hommages pour l’auteur de toutes choses, pour celui qui a créé les élémens et tout ce qui existe. Mais cette exhortation ne fit que redoubler la fureur des barbares; ils tournèrent leur rage contre lui, et l’homme qui célébrait le sacrifice, saisissant un gros caillou, le lui jeta à la tête, et le fit tomber par terre presque sans vie. Les Sarrazins se disposaient même à mettre le feu au monastère, et à n’y pas laisser pierre sur pierre, lorsqu’on annonça l’approche de troupes chrétiennes, ou plutôt, si on en croit l’auteur d’après lequel nous parlons, lorsque le Seigneur, justement irrité d’un tel attentat, suscita une horrible tempête, accompagnée de grêle et de tonnerre, qui força les barbares à prendre la fuite. Le saint mourut quelques jours après; mais les moines purent revenir en toute sûreté[51].

C’est probablement à la même époque, bien que les écrivains arabes ne s’expriment pas clairement, et que les auteurs chrétiens varient entre eux, qu’il faut placer l’invasion des Sarrazins en Dauphiné, à Lyon et dans la Bourgogne. Un écrivain mahométan s’exprime ainsi: «Dieu avait jeté la terreur dans le cœur des infidèles. Si quelqu’un d’eux se présentait, c’était pour demander merci. Les musulmans prirent du pays, accordèrent des sauvegardes, s’enfoncèrent, s’élevèrent, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à la vallée du Rhône. Là, s’éloignant des côtes, ils s’avancèrent dans l’intérieur des terres[52]

On ne connaît les lieux où pénétrèrent les Sarrazins que par les souvenirs des dégâts qu’ils y commirent. Aux environs de Vienne, sur les bords du Rhône, les églises et les couvens n’offrirent plus que des ruines. Lyon, que les arabes appellent Loudoun, eut à déplorer la dévastation de ses principales églises[53]; Mâcon et Châlons-sur-Saône furent saccagées[54]; Beaune fut en proie à d’horribles ravages; Autun vit ses églises de Saint-Nazaire et de Saint-Jean livrées aux flammes; le monastère de Saint-Martin, auprès de la ville, fut abattu[55]; à Saulieu, l’abbaye de Saint-Andoche fut pillée[56]; près de Dijon, les Sarrazins abattirent le monastère de Bèze[57].

Ces diverses incursions des Sarrazins, qui, suivant l’opinion commune, se seraient étendues beaucoup plus loin[58], étaient faites sans un plan arrêté d’avance; néanmoins elles ne rencontrèrent qu’une faible résistance, ce qui montre l’état déplorable où se trouvait la France, et l’absence de tout gouvernement tutélaire. Mais si on les compare à ce qui s’était passé quelques années auparavant en Espagne, elles font voir que nulle part, si on excepte quelques individus sans religion et sans patrie, les envahisseurs ne trouvèrent de la sympathie, que nulle part une portion notable de la population ne fit cause commune avec eux. Dans les villes mêmes telles que Narbonne, Carcassonne, où les Sarrazins s’établirent d’une manière fixe, la masse resta fidèle aux lois de l’Évangile.

Pendant tout ce tems, il n’est rien dit d’Eudes, duc d’Aquitaine, ni de Charles-Martel, qui était alors maire du palais du royaume d’Austrasie. Eudes n’étant pas, comme dans les années précédentes, attaqué au centre de ses états, hésitait à armer de nouveau un aussi formidable ennemi contre lui. Quant à Charles, il était occupé à soumettre les Frisons, les Bavarois et les Saxons, qui menaçaient sans cesse de passer le Rhin et de s’établir au siége même de sa puissance. Voilà sans doute le motif qui l’empêcha de se venger de la tentative faite par les Sarrazins contre la Bourgogne, province qui reconnaissait son autorité. D’ailleurs Eudes et Charles, quoique ayant fait la paix, s’observaient mutuellement avec jalousie, et il était facile de voir que l’un serait obligé de céder à l’autre. Les auteurs arabes, qui ne savaient rien de cette funeste politique, et qui avaient appris à connaître la vigueur avec laquelle Charles-Martel, qu’ils nomment Karlé[59], repoussait les injures, éprouvaient le besoin de s’expliquer cette apparente inaction, et ils font le récit suivant:

«Plusieurs seigneurs français étant allés se plaindre à Charles de l’excès des maux occasionés par les musulmans, et parlant de la honte qui devait rejaillir sur le pays, si on laissait ainsi des hommes armés à la légère, et en général dénués de tout appareil militaire, braver des guerriers munis de cuirasses et armés de tout ce que la guerre peut offrir de plus terrible, Charles répondit: «Laissez-les faire; ils sont au moment de leur plus grande audace; ils sont comme un torrent qui renverse tout sur son passage. L’enthousiasme leur tient lieu de cuirasse, et le courage de place forte. Mais quand leurs mains seront remplies de butin, quand ils auront pris du goût pour les belles demeures, que l’ambition se sera emparée des chefs, et que la division aura pénétré dans leurs rangs, nous irons à eux, et nous en viendrons à bout sans peine[60]

En 730, le gouvernement de l’Espagne fut déféré à Abd-alrahman, le même qui, à la mort d’Alsamah devant Toulouse, avait ramené l’armée musulmane en Espagne. Dans l’intervalle, il avait exercé le commandement d’une partie de la Péninsule du côté des Pyrénées. Homme sévère et juste, Abd-alrahman se faisait chérir des troupes par le désintéressement avec lequel il leur abandonnait le butin fait sur l’ennemi. De plus, il était l’objet de la vénération des pieux musulmans, parce qu’il avait eu l’avantage de vivre dans l’intimité d’un des fils d’Omar, deuxième khalife, ce qui l’avait mis à même de s’instruire d’une foule de particularités relatives au prophète[61].

Abd-alrahman était impatient de venger les échecs partiels essuyés les années précédentes par les armes musulmanes en France. Il voulait subjuguer cette contrée tout entière, et une fois cet obstacle surmonté, il se flattait de pouvoir joindre l’Italie, l’Allemagne et l’empire grec aux autres conquêtes déjà si vastes, faites par les champions de l’Alcoran. Comme l’enthousiasme religieux était encore dans sa force, que d’ailleurs l’Espagne et le midi de la France, par la douceur du climat et la fertilité du sol, offraient les habitations les plus attrayantes, il arrivait continuellement des guerriers et des aventuriers de tous les pays, particulièrement des chaînes de l’Atlas et des lieux sablonneux de l’Afrique et de l’Arabie. A mesure que ces hommes arrivaient, on les façonnait au maniement des armes. En attendant que les préparatifs fussent terminés, Abd-alrahman, dont la résidence ordinaire était Cordoue, devenue le siége du gouvernement, visita les diverses provinces de l’Espagne, pour faire droit aux réclamations qui s’élevaient de toutes parts. Les cayds ou gouverneurs de place, qui avaient prévariqué, furent destitués et remplacés par des hommes probes. Musulmans et chrétiens, tous furent traités, sinon de la même manière, du moins d’après les lois et les conventions jurées. Abd-alrahman restitua aux chrétiens les églises qu’on leur avait injustement enlevées; mais il fit abattre celles que la vénalité de certains gouverneurs leur avait laissé construire. En effet, il a de tout tems été de la politique musulmane de ne pas laisser bâtir de nouveaux temples pour un autre culte que le leur; souvent même elle n’a pas permis de réparer les anciens.

Sans doute, dans l’intervalle, les Sarrazins, maîtres de Narbonne, de Carcassonne et du reste de la Septimanie, continuèrent à faire des courses dans les contrées voisines. Une circonstance singulière dut néanmoins préserver pendant quelque tems une partie des provinces chrétiennes. Celui qui commandait pour les musulmans dans la Cerdagne et dans le voisinage des Pyrénées était, suivant Isidore de Beja et Roderic Ximenès, un de ces guerriers d’Afrique qui, unissant leurs efforts à ceux des Arabes, avaient puissamment contribué à la conquête de l’Espagne. Ce gouverneur, appelé Munuza, s’était d’abord montré impitoyable envers les chrétiens du pays, et avait fait brûler vif un évêque appelé Anambadus. Dans les querelles qui s’élevèrent entre les Berbers et les Arabes, il prit naturellement parti pour ses compatriotes, qu’il regardait comme victimes de la plus horrible injustice. Il fit même alliance avec Eudes, duc d’Aquitaine, qui, pour se l’attacher, lui donna en mariage sa fille, appelée par quelques auteurs Lampegie, et célèbre par sa beauté[62].

Conde, sans doute d’après quelque écrivain arabe, raconte cet événement un peu autrement. Munuza, qu’il confond avec un personnage d’origine arabe, appelé Osman fils d’Abou-Nassa, lequel avait à deux reprises différentes exercé le gouvernement de l’Espagne, était en rivalité de puissance avec Abd-alrahman, et se croyait plus de titres que lui au poste de gouverneur. Dans une de ses courses, il fit Lampegie prisonnière. Épris de sa beauté, il l’épousa, et s’unit d’intérêt avec Eudes. Aussi, quand Abd-alrahman manifesta l’intention de pénétrer de nouveau les armes à la main jusqu’au cœur de la France, Munuza se crut obligé d’opposer les liens qui l’unissaient à Eudes; et comme Abd-alrahman refusait de reconnaître un traité qu’il n’avait pas lui-même dicté, disant qu’il ne pouvait pas exister entre les musulmans et les chrétiens d’autre intermédiaire que le glaive, Munuza se hâta d’instruire son beau-père de ce qui se passait, afin qu’il eût le tems de se mettre sur la défensive[63].

Quoi qu’il en soit, Abd-alrahman, informé des relations qui existaient entre son lieutenant et les chrétiens, résolut de le prévenir, de peur qu’il ne devînt plus tard un obstacle à ses projets. Des troupes choisies s’avancèrent vers les Pyrénées et attaquèrent Munuza au moment où il s’y attendait le moins. Vivement pressé, et hors d’état de résister, il s’enfuit dans les montagnes, accompagné de Lampegie. Ses ennemis se mirent à sa poursuite sans lui laisser le tems de se reconnaître; enfin, poursuivi de rocher en rocher, couvert de blessures, souffrant de la soif et de la faim, et ne pouvant compter sur l’appui des chrétiens, qu’il avait si cruellement offensés, il se précipita du haut d’une roche. Aussitôt on lui coupa la tête, qui fut envoyée à Damas. On fit également partir pour Damas Lampegie, qui fut admise dans le sérail du khalife. L’événement qu’on vient de lire se passa à Puycerda ou dans les environs[64].

A la même époque, si on en croit Roderic Ximenès, les troupes sarrazines du Languedoc firent une tentative contre la ville d’Arles. La ville était alors très-florissante, et elle opposa une vive résistance. Roderic parle d’un sanglant combat qui fut livré sur les bords du Rhône, et où un grand nombre de chrétiens perdirent la vie. Plusieurs furent emportés par les eaux du Rhône; les autres furent recueillis respectueusement et enterrés dans l’Aliscamp, nom de l’antique cimetière d’Arles, où encore du tems de Roderic, c’est-à-dire au commencement du treizième siècle, les fidèles allaient visiter dévotement leurs tombeaux[65]. La ville d’Arles n’est pas positivement nommée par les auteurs arabes. Ils font néanmoins mention d’une ville qui est peut-être cette illustre cité. «Parmi les lieux, dit un d’entre eux, où les musulmans portèrent leurs armes, était une ville située en plaine, dans une vaste solitude, et célèbre par ses monumens.» Un autre auteur ajoute que cette ville était bâtie sur un fleuve, sur le plus grand fleuve du pays, à deux parasanges ou trois lieues de la mer. Les navires pouvaient y venir de la mer. Les deux rives communiquaient l’une à l’autre par un pont de construction antique, si vaste et si solide, qu’on avait pratiqué dessus des marchés. Les environs étaient couverts de moulins et coupés par des chaussées[66].

L’attaque faite devant Arles n’avait probablement pour objet que de détourner l’attention des chrétiens. Les préparatifs auxquels Abd-alrahman travaillait depuis deux ans étant terminés, l’armée se dirigea vers les Pyrénées. Les auteurs varient sur l’époque où cette expédition eut lieu. On se trouvait probablement au printems de l’année 732. L’armée était nombreuse et pleine d’enthousiasme. Il paraît qu’Abd-alrahman prit sa route à travers l’Aragon et la Navarre, et qu’il entra en France par les vallées du Bigorre et du Béarn[67]. C’est d’ailleurs ce qu’indiquent les traces des dévastations qui se commirent sur son passage. Partout les églises étaient brûlées, les monastères détruits, les hommes passés au fil de l’épée. Les abbayes de Saint-Savin, près de Tarbe, et de Saint-Sever-de-Rustan, en Bigorre, furent rasées; Aire, Bazas, Oleron, Bearn se couvrirent de ruines[68]. L’abbaye de Sainte-Croix, près de Bordeaux, fut livrée aux flammes[69].

Bordeaux n’opposa qu’une légère résistance. En vain Eudes, qui avait eu le tems d’assembler toutes ses forces, essaya-t-il d’arrêter les Sarrazins au passage de la Dordogne; il fut battu, et le nombre des chrétiens tués fut si grand que, suivant l’expression d’Isidore de Beja, Dieu seul put s’en faire une idée. Eudes n’étant plus en état de tenir la campagne, alla invoquer l’appui de Charles-Martel, dont les états étaient à la veille d’être envahis, et qui déjà avait appelé ses vieilles bandes des bords du Danube, de l’Elbe et de l’Océan. Rien ne pouvait satisfaire la rage des barbares. Aux environs de Libourne, ils détruisirent le monastère de Saint-Emilien; à Poitiers, ils brûlèrent l’église de Saint-Hilaire[70].

Les auteurs arabes parlent d’un comte de la contrée qui, ayant osé soutenir la présence des Sarrazins, fut vaincu, pris et décapité. Les vainqueurs firent dans sa capitale un riche butin, dans lequel on remarquait des topazes, des hyacinthes et des émeraudes. Tel était leur enthousiasme et leur impétuosité, que leurs propres auteurs les comparent à une tempête qui renverse tout, à un glaive pour qui rien n’est sacré[71].

Les Sarrazins se disposaient à faire subir un sort semblable à la ville de Tours, où ils étaient attirés par le riche trésor de l’abbaye de Saint-Martin, lorsqu’on annonça l’arrivée de Charles-Martel sur les bords de la Loire. Aussitôt les deux armées se préparèrent à en venir aux mains. Jamais de plus grands intérêts ne furent en présence. Pour les chrétiens, il s’agissait de sauver leur religion, leurs institutions, leurs propriétés, leur vie même. Pour les musulmans, outre l’intime persuasion où ils étaient qu’ils défendaient la cause même de Dieu, ils avaient à conserver le riche butin dont ils s’étaient emparés; ils voyaient de plus que la victoire seule pouvait leur assurer une retraite honorable.

Un auteur arabe rapporte qu’aux approches de Charles, Abd-alrahman fut effrayé du relâchement qui, par suite des immenses richesses que ses soldats traînaient après eux, s’était introduit dans leurs rangs, et qu’il eut un instant l’idée de les engager à abandonner une partie de leur butin. Il craignait qu’au moment de l’action, ces biens acquis au prix de tant de fatigues et d’excès ne devinssent un embarras. Néanmoins il ne voulut pas, dans un moment si critique, mécontenter ses troupes, et s’en reposa sur leur bravoure et sur sa fortune; et cette faiblesse, ajoute l’auteur, eut bientôt les suites les plus fatales.

Le même auteur raconte qu’en présence même de Charles, les musulmans se précipitèrent sur la ville de Tours, et que, semblables à des tigres furieux, ils s’y gorgèrent de sang et de pillage; ce qui sans doute, ajoute-t-il, irrita Dieu contre eux, et occasiona leur prochain désastre[72]. Les auteurs chrétiens, dont, il est vrai, le récit est extrêmement défectueux, ne font aucune mention de la prise de Tours, et supposent que le trésor de Saint-Martin resta intact; d’où l’on peut induire que les faubourgs seuls furent un instant livrés à la merci des barbares.

Enfin, après huit jours passés à s’observer réciproquement, et après quelques légères escarmouches, les deux armées se disposèrent à une action générale. La relation arabe déjà citée donne à entendre que la bataille s’engagea aux environs de Tours; et c’est l’opinion qu’a suivie Roderic Ximenès, qui écrivait surtout d’après le récit des Arabes[73]. D’un autre côté, la plupart des chroniques françaises, notamment celle de l’abbaye de Moissac, rédigée à l’époque même de l’événement, affirment que le combat eut lieu près de Poitiers, ou même dans un faubourg de Poitiers. On pourrait concilier ces deux opinions en disant que la première rencontre des deux armées se fit aux portes de Tours, où déjà les faubourgs avaient été livrés au pillage; que, dans l’engagement qui eut lieu aux environs de cette ville, les Sarrazins perdirent du terrain, mais que leur ruine se consomma sous les murs de Poitiers[74].

On était alors, suivant quelques auteurs, au mois d’octobre de l’année 732. Ce furent les Sarrazins qui commencèrent l’action par une charge de toute leur cavalerie. Les Français étaient soutenus par le souvenir de leurs victoires passées et par la présence de Charles-Martel, qui se portait partout où le danger était le plus pressant. Vainement les Sarrazins, par la légèreté de leurs mouvemens, cherchèrent à mettre le désordre dans les rangs; les chrétiens, pesamment armés, et, suivant l’expression d’un écrivain contemporain, semblables à un mur, ou à une glace qu’aucun effort ne peut rompre[75], virent se briser devant eux les attaques les plus impétueuses. Le combat dura tout le jour, et la nuit seule sépara les deux armées. Le lendemain, l’action recommença. Les guerriers musulmans, altérés de sang, et qui ne s’attendaient pas à une telle résistance, redoublèrent d’efforts. Tout-à-coup leur camp se trouva envahi par un détachement chrétien, probablement dirigé par le duc d’Aquitaine[76]. A cette nouvelle, les Sarrazins quittèrent leurs rangs pour voler à la défense de leur butin. En vain Abd-alrahman accourut pour rétablir l’ordre; ses efforts furent inutiles; il fut lui-même atteint d’un trait lancé par les chrétiens, et tomba expirant. Dès ce moment, un désordre effroyable se mit parmi les Sarrazins; ils parvinrent à délivrer leur camp; mais une grande partie d’entre eux resta sans vie sur le champ de bataille.

La nuit étant venue, Charles se disposa à recommencer le combat le lendemain; mais les Sarrazins, qui s’étaient avancés en France dans l’intention de la subjuguer, et qui se voyaient désormais hors d’état de faire une conquête aussi difficile, jugèrent inutile d’en venir de nouveau aux mains. Profitant des ténèbres de la nuit, ils reprirent en toute hâte le chemin des Pyrénées. Telle était leur précipitation, qu’ils ne se donnèrent pas la peine d’abattre leurs tentes ni d’emporter le butin qu’ils avaient fait.

Le lendemain, Charles se présenta avec son armée, pour tenter de nouveau la fortune des armes. Instruit de ce qui s’était passé, il fit occuper le camp ennemi, et distribua à ses soldats les richesses qui y étaient amoncelées. Mais il négligea de poursuivre les barbares, soit qu’il craignît que cette retraite subite ne cachât quelque piége, soit que, voyant ses états dorénavant à l’abri de tout danger, il dédaignât de terrasser ses ennemis vaincus. Il est certain qu’immédiatement après la bataille il repassa la Loire, et se dirigea vers le nord, fier de l’éclatant triomphe qu’il venait de remporter, et joignant à son nom de Charles, déjà illustré par tant de victoires, le titre de martel ou de marteau, à cause de la part qu’il avait, suivant son usage, prise en personne au succès obtenu à cette occasion, et parce que, suivant la chronique de Saint-Denis, «comme li martiaus debrise et froisse le fer et l’acier, et tous les autres métaux, aussi froissait-il et brisait-il par la bataille tous ses ennemis et toutes autres nations[77]

Tel fut le résultat des immenses efforts qui avaient été faits pendant plusieurs années par le gouvernement arabe d’Espagne. On ne peut pas admettre le récit de certains chroniqueurs chrétiens, qui font monter le nombre des Sarrazins tués dans le combat à trois cent soixante et quinze mille hommes. Tous les Sarrazins ne périrent pas dans la bataille: où donc trouver une armée de quatre ou cinq cent mille hommes, à une époque de guerres intestines et de désordres, comme celle où l’on était alors? Et supposé que cette armée eût existé, comment aurait-elle pu se nourrir et s’entretenir dans un pays tel que l’Aquitaine, qui avait été dévasté plusieurs fois, soit à la suite des précédentes invasions des Sarrazins, soit dans le cours des guerres sanglantes qui avaient eu lieu entre Charles et Eudes? Mais on ne saurait nier que l’armée d’Abd-alrahman ne fût la plus nombreuse et la mieux aguerrie de toutes celles que les musulmans dirigèrent contre notre belle patrie; et rien ne le prouve mieux que les efforts faits par la France tout entière, et que la place que ce grand événement n’a pas cessé d’occuper dans la mémoire des hommes.

Les écrivains arabes, qui n’avaient qu’une idée confuse du théâtre de cette guerre, et pour lesquels il n’existait pas, non plus que pour les chrétiens, de relation détaillée de cette expédition, n’ont pu donner de notions précises sur la marche de leurs troupes. Ils se contentent d’appeler le lieu où se livra la principale bataille Pavé des Martyrs[78]. En effet, un très-grand nombre de disciples de Mahomet y perdirent la vie. Ils ajoutent qu’on y entend encore le bruit que les anges du ciel font dans un lieu si saint, pour y inviter les fidèles à la prière.

Les débris de l’armée sarrazine s’étaient dirigés vers les Pyrénées, détruisant tout sur leur passage. Un de leurs détachemens traversa la Marche, près de Guéret[79], ainsi que le Limousin, où il détruisit l’abbaye de Solignac[80]. Peut-être est-ce à cette retraite désespérée des Sarrazins qu’il faut attribuer une partie des ravages dont nous avons parlé à l’occasion de leur entrée en France. Un auteur arabe suppose qu’ils furent poursuivis l’épée dans les reins par les chrétiens, jusque sous les murs de Narbonne[81]. Il serait possible qu’Eudes, non content de rentrer dans ses états, eût cherché à se venger des violences qui y avaient été commises par les barbares.

La nouvelle du désastre éprouvé par les armes musulmanes en France produisit en Espagne un effet bien différent sur les chrétiens et les musulmans. Les chrétiens des Pyrénées et des provinces septentrionales de l’Espagne crurent voir dans cet événement une marque de la protection du ciel, et ils se hâtèrent de prendre les armes pour assurer leur indépendance[82]. Les musulmans, au contraire, que leurs succès précédens avaient enflés d’orgueil, tombèrent dans l’abattement et la tristesse. Ceux d’entre eux qui nourrissaient des sentimens pieux, profitèrent de l’occasion pour s’élever contre la corruption qui s’était introduite dans les rangs des disciples du prophète. En effet, l’amour du luxe et des plaisirs avait pénétré chez des hommes occupés jusque-là de la gloire de l’islamisme, et chacun ne songeait qu’à satisfaire ses passions.

Le lieutenant d’Abd-alrahman à Cordoue s’était hâté de mander ce malheureux événement au gouverneur d’Afrique et au khalife de Damas. Un nouveau gouverneur fut envoyé d’Afrique avec des renforts. Ce gouverneur se nommait Abd-almalek. Il avait ordre du khalife de ne rien négliger pour venger le sang musulman, si abondamment répandu. Abd-almalek marcha sans s’arrêter, vers les Pyrénées, et voyant ces guerriers, naguères si superbes, en proie à une sombre terreur, il chercha à ranimer leur courage: «Les plus beaux jours qui luisent pour les vrais croyans, leur dit-il, ce sont les jours de combat, les jours consacrés à la guerre sainte: c’est là l’échelle du paradis. Le prophète ne s’appelait-il pas le Fils de l’Épée? Ne se vantait-il pas d’aspirer au repos, à l’ombre des drapeaux pris sur les ennemis de l’islamisme? La victoire, la défaite et la mort sont dans les mains de Dieu; il les distribue comme il lui plaît. Tel qui fut vaincu hier, triomphe aujourd’hui.» Ces paroles ne produisirent pas tout l’effet que les bons musulmans en attendaient[82a].

On a vu que les chrétiens des provinces septentrionales de l’Espagne avaient tous repris les armes. Un auteur arabe parle même d’une expédition partie de France à travers les Pyrénées, et à la suite de laquelle les Français se seraient emparés de Pampelune et de Gironne[83]. En effet, les chrétiens du nord de l’Espagne et ceux du midi de la France obéissaient à la même foi; ils s’attribuaient même une origine commune, et ils se rappelaient encore l’époque où une nombreuse colonie, partie des bords de l’Èbre, vint s’établir en Gascogne[84].

Abd-almalek dirigea ses premiers efforts contre la Catalogne, l’Aragon et la Navarre; ensuite il pénétra dans le Languedoc, et mit les villes occupées par les Sarrazins en état de défense. Il ne tarda même pas à reprendre l’offensive. Les invasions des Sarrazins en France n’avaient pas pu se faire sans relâcher tous les liens de la société. Le désordre fut surtout sensible en Septimanie et en Provence. Ces deux provinces, depuis la chute du gouvernement des Goths d’Espagne, se trouvant privées de toute espèce de gouvernement, quelques hommes ambitieux du pays avaient profité des circonstances pour se créer des principautés. Sous le titre de comtes et de ducs, ils s’étaient rendus maîtres des villes principales, et ils avaient chacun leurs partisans et leurs intérêts. Pour que l’ordre fût rétabli, il fallait que ces chefs se missent sous la dépendance soit du duc d’Aquitaine, soit de Charles-Martel, et ils redoutaient également l’un et l’autre. Ils firent donc un appel aux Sarrazins de Narbonne, et s’allièrent avec eux. Parmi ces chefs, on remarquait Mauronte, auquel nos vieilles chroniques donnent le titre de duc de Marseille, et dont l’autorité s’étendait sur presque toute la Provence.

Pendant ce tems, Charles-Martel était occupé à faire reconnaître son autorité en Bourgogne et dans le Lyonnais, deux provinces qui ne se trouvaient que tout nouvellement comprises dans la dépendance du royaume d’Austrasie, et où d’ailleurs l’invasion récente des Sarrazins avait introduit les plus grands désordres. Il confia les postes les plus importans du pays à ses leudes ou fidèles, et se fit rendre hommage par toutes les personnes notables. Ensuite il marcha contre les Frisons, qui avaient de nouveau pris les armes. Il est à déplorer que la position où se trouvait Charles ne lui permit pas de tourner tous ses efforts contre les Sarrazins. Parvenu par la violence à la place éminente de maire du palais, et ayant à se défendre à la fois contre les ennemis du dehors et du dedans, il avait été obligé de tout sacrifier pour s’assurer le dévouement de ses soldats. Faute d’autres moyens, il abandonnait à ses guerriers les biens des églises et des monastères, et il s’était aliéné le clergé, alors très-puissant. De plus, il existait une ligne de démarcation entre les habitans d’une partie du midi de la France, Goths ou Romains, et les habitans du nord, Francs ou Bourguignons. Voilà comment Charles rencontra en général si peu de sympathie parmi les populations mêmes qui lui devaient leur délivrance.

En 734, le gouverneur sarrazin de Narbonne, Youssouf, d’accord avec Mauronte, passe le Rhône avec des forces considérables, et s’empare, sans coup férir, d’Arles, où il fait saccager les couvens des Saints-Apôtres et de la Vierge et détruire le tombeau de Saint-Césaire[85]. Ensuite il s’avance au cœur de la Provence, et s’empare, après un long siége, de la ville de Fretta, aujourd’hui Saint-Remi. Il se dirige de là vers Avignon. En vain les guerriers de cette ville essayèrent de lui disputer le passage de la Durance; les Sarrazins surmontèrent tous les obstacles[86]. Avignon se bornait alors au rocher où fut bâti plus tard le palais des papes; c’est le lieu que les auteurs arabes paraissent désigner par le nom de Roche d’Anyoun. Une partie de la Provence se trouva en proie aux ravages des barbares, et cette occupation dura près de quatre ans[87].

Eudes étant mort en 735, Charles-Martel accourut en Aquitaine, et se fit rendre hommage par ses deux fils.

Sur ces entrefaites, Abd-almalek, satisfait de la tournure que les affaires des Sarrazins avaient prise en France, était retourné dans les montagnes des Pyrénées pour achever de dompter les habitans, qui continuaient à opposer de la résistance. Mais s’étant laissé surprendre pendant la saison des pluies au milieu des montagnes, il essuya une défaite complète. A cette nouvelle, le khalife donna le gouvernement de l’Espagne à Ocba, et il ne resta à Abd-almalek que le commandement des provinces situées dans le voisinage des Pyrénées.

Les auteurs arabes représentent Ocba comme un homme plein de zèle pour l’islamisme. Ayant eu le choix entre plusieurs provinces, il préféra l’Espagne, uniquement par la facilité que ce gouvernement lui procurerait de se signaler contre les chrétiens. Quand il faisait un prisonnier, il ne manquait jamais de le solliciter de se faire musulman. Sous son gouvernement, les Sarrazins du Languedoc établirent des positions fortifiées dans tous les lieux susceptibles de défense jusqu’aux rives du Rhône[88]. Ces positions, appelées par les Arabes rebath[89], étaient garnies de troupes, et les musulmans pouvaient observer de là tout ce qui se passait chez les chrétiens.

C’est sans doute à cette époque que les Sarrazins renouvelèrent leurs incursions dans le Dauphiné. Saint-Paul-Trois-Châteaux et Donzère se couvrirent de ruines[90]; Valence fut occupée, et toutes les églises voisines de Vienne, sur l’une et l’autre rive du Rhône, qui avaient échappé aux dévastations précédentes, furent réduites en cendres. Les barbares essayèrent même de se venger sur les provinces de Charles-Martel de la défaite que ce grand capitaine leur avait fait essuyer quelques années auparavant. Leurs détachemens, occupant de nouveau Lyon, envahirent la Bourgogne.

Charles-Martel ne pouvait laisser de tels attentats impunis. En 737, se voyant tranquille du côté du nord et de l’Orient, il fit partir pour Lyon une armée commandée par son frère Childebrand, qui l’avait puissamment secondé dans toutes ses guerres. En même tems, il écrivit à Luitprand, roi des Lombards, en Italie, pour réclamer son secours[91]. Il paraît que les Sarrazins de Provence, favorisés par Mauronte, s’étaient établis jusque dans les montagnes du Dauphiné et du Piémont, et que, sans le concours d’une armée venue des bords du Pô, il eût été impossible aux chrétiens d’éloigner les Barbares. Childebrand chassa les Sarrazins devant lui, et descendant le Rhône, commença le siége d’Avignon. Cette ville était alors très-forte, et Childebrand fut obligé de recourir aux machines en usage dans ce tems-là. Bientôt Charles lui-même s’avança avec une nouvelle armée. En même tems Luitprand attaqua les Sarrazins du côté de l’Italie[92]. La ville d’Avignon fut prise d’assaut, et les Sarrazins qui la défendaient furent passés au fil de l’épée[93]. Charles se hâta de traverser le Rhône, et s’avança jusqu’à Narbonne. Celui qui commandait dans cette célèbre cité se nommait, suivant nos vieilles chroniques, Athima. Les passages des Pyrénées étant interceptés par la population chrétienne en armes, l’Espagne et la Septimanie ne communiquaient entre elles que par mer. A la nouvelle du danger qui menaçait Narbonne, Ocba envoya par eau une armée commandée par Amor[94]. Cette armée débarqua à quelque distance de la ville, du côté du midi. Aussitôt Charles marcha à sa rencontre avec une partie de ses forces. L’action eut lieu un dimanche, sur les bords de la rivière de Berre, dans la vallée de Corbière, à quelques lieues de Narbonne. L’armée musulmane était postée sur un lieu élevé, et l’émir qui la commandait, fier du nombre de ses soldats, avait négligé de prendre aucune précaution. Charles ne lui laissa pas le tems de se reconnaître, et l’attaqua avec la plus grande impétuosité. La défaite des Sarrazins fut complète; leur chef lui-même resta parmi les morts. En vain ceux qui avaient échappé au carnage essayèrent de regagner leurs vaisseaux à travers les étangs qui avoisinent la cité. Les Francs, montant sur des barques, les poursuivirent à coup de traits, et bien peu parvinrent à se sauver dans la ville[95].

Malgré ce brillant succès, la garnison de Narbonne continua à se défendre, et Charles, dont le caractère ne s’accommodait pas des lenteurs d’un siége, qui d’ailleurs était appelé d’un autre côté par le caractère indomptable des Frisons et des Saxons qu’il avait si souvent vaincus, renonça à prendre une ville dont tout concourait alors à rendre l’accès difficile. Mais en s’éloignant, il résolut de désarmer la population chrétienne du pays dont les dispositions lui étaient suspectes, et de mettre les Sarrazins dans l’impossibilité de s’établir d’une manière solide ailleurs qu’à Narbonne. Il fit raser les fortifications de Béziers, d’Agde et d’autres cités considérables. Nîmes, chose déplorable, Nîmes vit ses magnifiques portes renversées, et une partie de son amphithéâtre qui, par ses dimensions et sa solidité, aurait pu servir de boulevart aux barbares, livrée aux flammes. Le même traitement fut fait à Maguelone, ville qui, à une époque où Montpellier n’existait pas encore, présentait un aspect imposant, et qui d’ailleurs, par la commodité de son port, offrait un lieu de retraite aux navires sarrazins venus d’Espagne et d’Afrique. Telle était la défiance de Charles, qu’il emmena avec lui, outre un grand nombre de prisonniers sarrazins, plusieurs otages choisis parmi les chrétiens du pays[96].

Il est certain que l’autorité de Charles fut vue de très mauvais œil, dans le midi de la France. Les populations qui se glorifiaient d’avoir conservé une partie des institutions et de la civilisation romaines, regardaient comme des barbares les hommes du nord, encore empreints de la rudesse germanique. Le clergé surtout, tant dans le nord que dans le midi, ne pardonnait pas à Charles la manière arbitraire dont il disposait des biens ecclésiastiques. Les Sarrazins, dans leurs invasions, avaient dévasté la plupart des églises et des couvens, et avaient aliéné les biens affectés à ces établissemens. Charles, en chassant les Sarrazins, ne rétablit pas le clergé dans ses possessions; mais il distribua les terres et les maisons à ses hommes d’armes. Au grand scandale des personnes pieuses, la plupart des siéges épiscopaux et des monastères restèrent vacans, faute de moyens d’entretien. L’histoire fait mention de Wilicarius, évêque de Vienne, qui, après l’expulsion des Sarrazins, essaya de reprendre possession de son siége. Mais, trouvant tous les biens des églises au pouvoir des laïques, il se retira dans le Valais, où on le nomma abbé du monastère de Saint-Maurice[97]. Ces abus ne furent réformés que peu à peu et quelques années après, sous Pepin et sous Charlemagne.

Dans un autre tems, le clergé, menacé dans son existence, aurait fait un appel au zèle des fidèles; mais à en juger par le peu de témoignages qui nous restent de cette époque reculée, les ecclésiastiques en général se bornèrent à représenter les fléaux sous lesquels la chrétienté gémissait, comme une juste punition de Dieu, pour la corruption des hommes, et à exhorter les pécheurs à revenir au sentier de la vertu[98]. Il y eut pourtant des ecclésiastiques qui, entraînés par leur humeur belliqueuse, s’attachèrent à la personne de Charles, et l’accompagnèrent dans ses guerres contre les ennemis de la foi. Tel fut Hainmarus, évêque d’Auxerre, dont les vastes propriétés s’étendaient sur une grande partie de la Bourgogne, et qui, dédaignant de s’assujétir au service des autels, laissa à un autre l’administration de son diocèse, et alla signaler la vigueur de son bras du côté des Pyrénées[99].

Après le départ de Charles, Mauronte qui avait pris la fuite, se montra de nouveau en Provence, et renoua ses relations avec les Sarrazins. Charles l’ayant appris, résolut de purger tout-à-fait cette contrée des germes de troubles qui la désolaient depuis si long-tems. En 739, il reparut dans le pays avec son frère Childebrand. Mauronte fut chassé de toutes les positions qu’il occupait. Les côtes de la mer où les hommes turbulens auraient pu se cacher, furent visitées avec le plus grand soin. Charles fit occuper Marseille par une partie de ses troupes, et les Sarrazins de Narbonne n’osèrent plus s’avancer au-delà du Rhône[100].

On manque de renseignemens certains sur la manière dont les Sarrazins s’étaient conduits dans l’intérieur de la Provence. Il est probable que, par considération pour Mauronte, qui les avait appelés et qui aspirait à être maître du pays, ils ne se livrèrent pas aux mêmes violences qu’en d’autres contrées[101].

Malheureusement, il se forma alors pour la Provence et le Languedoc une autre source de calamités, qui, pendant plusieurs siècles, ne laissèrent presque pas de repos aux côtes du midi de la France. Nous voulons parler des descentes que les Sarrazins d’Espagne et d’Afrique commencèrent à faire par mer.

Les Arabes, à l’époque de leur plus grand enthousiasme guerrier, n’avaient pas songé à profiter de la voie que leur offrait la mer, pour aller porter la guerre chez les ennemis de leur foi. De tout tems les nomades de l’Arabie ont eu de l’éloignement pour l’élément humide. Habitués à la vie indépendante du désert, ils croiraient faire outrage à leur liberté, s’ils consentaient à s’enfermer dans un frêle bâtiment. Aussi, toutes les tentatives qui, dans l’antiquité, furent faites pour établir des flottes sur la mer Rouge et le golfe Persique, furent-elles l’ouvrage des Phéniciens et d’autres peuples étrangers. Cette répugnance pour la mer était partagée par Mahomet, et telle est encore la manière de voir de beaucoup de ses disciples. Les musulmans, façonnés en général à l’esprit de fatalisme, ne peuvent voir sans pitié les mouvemens continuels que se donnent certains hommes pour accroître leur fortune ou pour satisfaire leur curiosité; et quelques docteurs sont allés jusqu’à dire que, dès l’instant qu’un homme s’est décidé plusieurs fois à se mettre en mer, il peut être considéré comme étant privé de son bon sens, et comme n’étant plus recevable à faire admettre son témoignage en justice[102].

Cependant quand les Arabes eurent conquis la Syrie, l’Égypte et l’Afrique, et que l’étendard des nomades flotta dans les ports de Tyr, de Sidon, d’Alexandrie et de Carthage, ils eurent une marine à leur disposition; et il était naturel que les renégats et les aventuriers de tous les pays leur donnassent l’idée de se livrer à des expéditions maritimes. Dès l’année 648, quinze ans après la mort du prophète, le gouverneur de Syrie, Moavia, fit faire une descente dans l’île de Chypre. Une autre expédition fut faite, en 669, dans l’île de Sicile; et depuis ce moment les provinces maritimes de l’empire grec, sans excepter Constantinople, dans les guerres des empereurs avec les musulmans, eurent autant à souffrir des attaques faites par mer que des attaques faites par terre.

Dans l’origine les navires sarrazins furent montés en général par des renégats et des aventuriers de toutes les religions. Mais bientôt les musulmans prirent part à ces expéditions, sources inépuisables de richesses; et comme la plupart d’entre eux, tout en faisant du butin, croyaient faire une action agréable à Dieu, plus l’entreprise leur présentait de danger, plus elle leur parut méritoire. On a vu que le prophète n’avait jamais songé à ce moyen d’étendre sa religion. Néanmoins les personnes pieuses qui avaient besoin d’être excitées, ne tardèrent pas à pouvoir invoquer en faveur de leur zèle nouveau plusieurs témoignages propres à redoubler leur enthousiasme. On commença à raconter que le prophète s’étant un jour endormi dans la maison d’un de ses compagnons d’armes, avait vu dans son sommeil quelques-uns des siens faisant des courses sur mer pour le triomphe de l’islamisme, et que, dans la joie qu’il eut de les voir entourés de captifs, il s’éveilla en sursaut, célébrant la gloire d’une telle entreprise. Aussi quelques années après, lorsque Moavia fit son expédition contre l’île de Chypre, Omm-Heram, veuve de ce compagnon du prophète, voulut avoir part aux mérites d’une tentative si sainte; et comme Omm-Heram mourut dans le cours de l’expédition, les musulmans lui élevèrent un tombeau, où dans la suite ils allaient implorer la miséricorde de Dieu, lorsque la terre manquait d’eau.


On rapportait encore qu’en 716, lorsque la grande flotte qui alla assiéger Constantinople partit d’Alexandrie, un des fils du khalife Omar, qui se trouvait alors dans le port, demanda à l’amiral ce qu’il pensait des péchés dont la plupart des hommes de l’équipage devaient avoir l’ame chargée; l’amiral ayant répondu qu’à l’exemple de chacun de nous, ils devaient avoir leurs péchés pendus au cou: «Non pas pour ces hommes-ci, s’écria le fils d’Omar; j’en jure par celui qui tient mon ame dans ses mains, ils ont laissé leurs péchés sur le rivage.»

D’après le récit des docteurs musulmans, Mahomet aurait dit que la guerre sacrée faite par mer a dix fois plus de mérite que la guerre faite par terre, et que ceux qui devaient venir après lui étant privés de la faveur de combattre sous ses yeux, jouiraient des mêmes avantages s’ils se livraient aux expéditions maritimes. Mahomet aurait encore dit que le musulman qui meurt en combattant sur terre éprouve l’effet d’une piqûre de fourmi, tandis que celui qui meurt sur mer reçoit la même sensation que l’homme à qui, au moment d’une soif ardente, on présente de l’eau fraîche mêlée avec du miel. C’est par une suite de la même idée qu’on fait dire à Ayescha, femme chérie du prophète, que, si elle avait été homme, elle se serait vouée à la guerre sacrée sur mer[103].

Les premières expéditions maritimes faites par les musulmans partirent des ports de Syrie et d’Égypte, et furent surtout dirigées contre les provinces de l’empire grec, presque en guerre continuelle avec les khalifes. Lorsque la ville de Carthage tomba au pouvoir des Arabes, il ne paraît pas que les vainqueurs songeassent d’abord aux avantages que leur offrait cette fameuse cité pour se rendre maîtres du bassin de la mer Méditerranée. Ils y songeaient si peu que leur chef, voulant bâtir une ville qui leur servît d’asile au besoin, choisit l’emplacement de Cayroan, à plusieurs journées de la côte[104]. Moussa, gouverneur d’Afrique, à l’époque où il envahit l’Espagne, n’avait à sa disposition que quatre navires, et il fallut que ces navires allassent et revinssent plusieurs fois pour transporter l’armée musulmane d’un côté du détroit de Gibraltar à l’autre[105]. Mais Moussa comprit tout de suite la nécessité d’avoir une flotte à ses ordres pour maintenir les communications libres entre la Péninsule et les rivages africains; aussi il se hâta de faire construire des vaisseaux dans tous les ports de son vaste gouvernement. Depuis Barcelonne jusqu’à Cadix, les côtes espagnoles offraient plusieurs ports excellens. Il en était de même des bords africains, depuis le détroit de Gibraltar jusqu’à Tripoli de Barbarie. En 736, un gouverneur d’Afrique fit construire à Tunis un arsenal formidable. C’est alors que Carthage vit disparaître son antique renommée devant la nouvelle cité.

En Espagne, il y avait un émir chargé spécialement de la direction des flottes. Cet émir portait le titre d’émir-alma, ou d’émir de l’eau. C’est probablement de là qu’est venu notre mot amiral[106].

Les auteurs arabes font mention d’une expédition envoyée par Moussa dans l’île de Sardaigne, dès l’année 712. Les auteurs chrétiens parlent d’une descente faite deux ans auparavant dans l’île de Corse[107]. Ces deux îles, ainsi que celle de Sicile, avaient long-tems dépendu des empereurs de Constantinople; mais à mesure que la puissance de ces princes s’affaiblit, des pays aussi éloignés du siége de l’empire se trouvèrent abandonnés à leurs propres forces; aussi les flottes sarrazines, pour qui ces îles étaient un lieu de relâche commode, durent n’y rencontrer qu’une faible résistance. Les barbares se bornèrent d’abord à piller les églises et les maisons des riches. Ces moyens commençant à s’épuiser, ils firent des courses dans l’intérieur, massacrant les hommes qui résistaient, et emmenant les femmes et les enfans en esclavage.

La première descente que les Sarrazins firent sur les côtes de France eut lieu dans l’île de Lerins, aux environs d’Antibes; mais on est incertain sur l’année où cette descente eut lieu. Les auteurs varient depuis l’an 728 jusqu’en 739. Voici de quelle manière ce malheureux événement est raconté.

L’île de Lerins était alors célèbre dans toute la chrétienté par son couvent de moines, qui ne cessait pas de fournir à l’Église des docteurs, des évêques et des martyrs. En ce moment, le couvent était sous la conduite de saint Porcaire, et l’on y comptait cinq cents moines venus de la France, de l’Italie et des autres contrées de l’Europe, non compris un certain nombre d’enfans qui venaient s’y former à la culture des lettres. Aux approches des pirates, saint Porcaire fit embarquer les enfans et les plus jeunes des religieux pour l’Italie. Quant au reste des moines, le saint, qui n’avait peut-être ni le tems ni les moyens de les conduire ailleurs, les assembla et les exhorta à attendre les Sarrazins, se résignant d’avance au sort que ces barbares voudraient leur réserver; tous consentirent à rester, excepté un seul, qui alla se cacher dans une grotte. Les Sarrazins, en arrivant, se mirent à parcourir l’île, croyant y trouver de grandes richesses. Comme ils ne rencontrèrent que de vils habits et d’autres objets de peu de valeurs, ils déchargèrent leur fureur sur les moines, qu’ils accablèrent de coups. En même tems ils se mirent à briser les croix, renversèrent les autels et détruisirent les édifices. Ne pouvant tirer aucun parti des vieux religieux, ils voulurent au moins emmener les jeunes; et, pour les forcer à embrasser l’islamisme, ils se livrèrent devant eux à l’égard des vieux à tout ce que la violence peut suggérer; mais leurs menaces comme leurs promesses furent inutiles; jeunes et vieux, tous restèrent fidèles à leur religion. Alors les barbares les mirent à mort, et ne laissèrent en vie que les quatre plus jeunes et les mieux faits, qu’ils embarquèrent sur leurs navires. Heureusement le vaisseau sur lequel les moines étaient montés aborda sur la côte voisine, au port d’Aguay[108], et les quatre religieux profitèrent de l’occasion pour se sauver dans les bois, d’où retournant dans l’île de Lerins, ils rétablirent le couvent[109].

Charles-Martel étant mort en 741, son fils Pepin-le-Bref, qui lui succéda dans le poste de maire du palais, consacra les premières années de sa puissance à faire reconnaître son autorité, tant dans l’Aquitaine, possédée par les enfans d’Eudes, que dans la France septentrionale et les provinces situées au-delà du Rhin. Les Sarrazins auraient pu profiter d’une aussi belle occasion pour renouveler leurs funestes tentatives contre les provinces méridionales de la France; mais il survint parmi eux des divisions qui les mirent pour long-tems hors d’état de rien entreprendre.

On a vu que dans le principe les armées des conquérans s’étaient formées des élémens les plus hétérogènes. Chaque détachement avait son langage particulier, ses croyances, ses intérêts. La discorde ne tarda pas à éclater entre les Arabes et les Berbers. Les Berbers prétendaient avoir contribué autant que les autres aux conquêtes précédentes, et ils se plaignaient de n’avoir pas été traités aussi bien.

Les Arabes eux-mêmes ne s’entendaient pas entre eux. On sait que de tout tems les nomades ont mis une grande importance à connaître la race et la tribu à laquelle ils appartiennent. C’est ce qui fait que, dans leurs chroniques nationales, le nom de chaque individu est accompagné de celui de son père et du nom de la tribu à laquelle il doit son origine. Les Arabes admettent parmi eux deux races bien distinctes, l’une descendant de Yactan ou Kahtan, petit-fils de Sem, fils de Noé, et l’autre d’Ismaël, fils d’Abraham. Les Kahtanites, pour se distinguer des autres, reçurent le titre d’Ariba ou d’Arabes par excellence. Ils occupaient jadis l’est et le sud-ouest de l’Arabie, particulièrement le Yémen ou Arabie-Heureuse, d’où ils furent encore surnommés Yemenis. Les Ismaélites, descendant d’Ismaël par ses rejetons Cayssy et Modhar, furent désignés par les titres de Cayssys et de Modharys. Ils s’étaient établis de préférence dans le Hedjaz, auprès de la Mecque et de Médine, et ils rappelaient avec orgueil l’honneur qu’ils avaient eu de compter Mahomet dans leurs rangs. De tout tems un vif sentiment de jalousie exista entre les deux races, et l’esprit de faction, après avoir ensanglanté l’Arabie, l’Égypte, la Syrie, pénétra jusqu’en Espagne et en France.

Tout-à-coup les conquérans coururent aux armes, et Arabes et Berbers, Cayssys et Yemenys, chaque faction se décida pour le parti qui convenait le mieux à ses intérêts. Le signal de cette vaste conflagration partit de l’Afrique. Dans les premiers tems de la conquête, les généraux arabes voulant attirer les populations, s’étaient relâchés de leur sévérité envers les hommes qui se soumettaient volontairement. Non seulement ils avaient laissé les Berbers libres de professer leur religion, mais ils avaient réduit l’impôt que ceux-ci étaient obligés de payer; ils les avaient même quelquefois exemptés de toute charge, se contentant d’enrôler les hommes en état de porter les armes. A l’époque dont il est question ici, c’est-à-dire en 737, le gouverneur d’Afrique, pensant qu’il était tems de faire disparaître toutes ces distinctions, annonça l’intention de suivre dans toute leur rigueur les leçons laissées par le prophète, et voulut obliger les Berbers à acquitter le droit établi par la loi[110]. Or, ce droit consistait à payer deux et demi pour cent pour les biens meubles, tels que le bétail et l’argent, seule richesse qui puisse exister chez les nomades[111]. Les Berbers, habitués à toute l’indépendance du désert, traitèrent ce droit de tyrannique, et prirent les armes pour s’en affranchir. On les vit accourir du fond des déserts situés au midi de l’Atlas, nus jusqu’à la ceinture, et montés sur leurs chevaux, petits de taille, mais très-légers à la course, montrant la plus grande valeur pour la défense de leur liberté.

Les Berbers ne pouvant être domptés, le gouverneur de l’Espagne, Ocba, traversa le détroit pour aider à les ramener à l’obéissance, et cette retraite ne contribua pas peu à faciliter les succès de Charles-Martel dans le midi de la France. Ocba étant mort, son prédécesseur Abd-almalek le remplaça.

Cependant les efforts des Berbers n’avaient pu être réprimés, et une partie des troupes arabes, battues sur tous les points, avaient été obligées de chercher un refuge en Espagne. A cette nouvelle, les Arabes et les Berbers établis dans la Péninsule et en France, et qui, en récompense de leurs exploits, avaient reçu des terres considérables, craignirent que l’arrivée de ces nouveaux venus n’occasionât un second partage des terres. Aussitôt ils coururent aux armes et se disposèrent à repousser par la force les Arabes d’Afrique. Un seul fait donnera une idée de l’acharnement qui régnait parmi les conquérans. Le gouverneur Abd-almalek étant tombé au pouvoir du parti opposé, fut attaché à un gibet sur le pont de Cordoue, et sa tête fut exposée entre un cochon et un chien. Le commandant de Narbonne, Abd-alrahman, s’était déclaré pour Abd-almalek. Impatient de venger sa mort, il prit avec lui toutes les troupes dont il pouvait disposer, et se rendit à marches forcées en Andalousie. L’action eut lieu aux environs de Cordoue. L’armée d’Abd-alrahman se montait, dit-on, à cent mille hommes. Au plus fort du combat, Abd-alrahman, qui était un très-habile tireur, lança un trait au général ennemi, et le tua. Après cet exploit, il rentra dans Narbonne[112].

Les khalifes de Damas étaient hors d’état de rétablir l’ordre à une distance si éloignée. Des partis rivaux se formaient dans les provinces orientales de l’empire, et les nombreuses armées envoyées du côté de l’Occident avaient fini par épuiser les khalifes eux-mêmes[113].

Ces guerres cruelles, malgré l’inaction de Pepin, ne restèrent pas sans influence sur le sort de la Septimanie. Les Sarrazins de Narbonne avaient repris possession de Nîmes et des villes voisines; mais ces villes finirent par se dégarnir presque de troupes, et les commandans furent obligés de s’en remettre sur beaucoup de points aux chrétiens du pays. Les Goths, qui formaient encore la partie principale de la population, recouvrèrent une partie de leur ancien crédit. C’est alors qu’on voit les villes du Languedoc, telles que Béziers, Nîmes, Maguelone, bien que soumises au pouvoir des Sarrazins, avoir leur comte particulier et une administration qui leur était propre[114].

Un changement analogue eut lieu chez les chrétiens des Asturies, de la Navarre et des autres provinces septentrionales de l’Espagne. Ces hommes généreux commencèrent à combiner leurs efforts, et jouirent enfin de quelque indépendance. En 747, un émir appelé Youssouf étant parvenu, non sans peine, à se mettre à la tête du gouvernement de l’Espagne, il fit partir son fils Abd-alrahman pour les Pyrénées, afin de soumettre les populations chrétiennes en armes; mais les chrétiens résistèrent avec succès.

Les communications entre les Sarrazins de Narbonne et le siége du gouvernement étant interceptées, la Septimanie ne pouvait tarder à secouer le joug musulman. Ce pays était également convoité par le fils d’Eudes, Vaifre, duc d’Aquitaine, et par Pepin. En 751, Vaifre fit une incursion du côté de Narbonne. Mais tel était l’ascendant que prenait chaque jour Pepin, que lui seul pouvait offrir aux habitans quelque garantie de repos et de prospérité. Il venait de se faire accorder par le pape le titre de roi, et ce titre que Charles-Martel, malgré ses victoires, n’avait osé s’arroger, le relevait encore aux yeux des peuples.

En 752 Pepin se rendit avec une armée en Languedoc, et un seigneur goth, appelé Ansemundus, lui livra les villes de Nîmes, Agde, Maguelone et Béziers[115]. Tous les efforts de Pepin purent alors se diriger contre Narbonne; et comme cette ville était en état d’opposer une longue résistance, il se contenta de laisser quelques troupes, commandées par Ansemundus, pour en faire le blocus. Une circonstance qui ralentit beaucoup les progrès des troupes françaises, ce fut d’une part la mort d’Ansemundus qui se laissa surprendre par les Sarrazins dans une embuscade, de l’autre une horrible famine qui désola le midi de la France et l’Espagne. La disette des vivres devint telle, que les mouvemens des armées en furent suspendus[116].

Sur ces entrefaites les khalifes ommiades, qui, ainsi qu’on l’a vu, résidaient à Damas, furent renversés, et firent place à une famille rivale qui descendait d’Abbas, oncle du prophète. Les nouveaux khalifes ne tardèrent pas à s’établir à Bagdad, sur les bords du Tigre; ce sont eux qui portèrent la gloire du nom musulman au plus haut degré. Quant à la dynastie vaincue, elle fut proscrite, et disparut au milieu des supplices. Un seul rejeton de cette famille, qui avait tant contribué à étendre les conquêtes de l’islamisme, échappa aux recherches des bourreaux. Réfugié en Afrique, il resta quelque tems caché parmi les tribus berbères. Apprenant ensuite les désordres qui avaient lieu en Espagne, il se mit en relation avec quelques émirs; bientôt même, il débarqua sur les côtes de Malaga, et les enfans des conquérans, établis la plupart en Andalousie, le reçurent comme un libérateur. On était alors en 755. Le prince s’appelait Abd-alrahman, ce qui signifie en arabe le serviteur du miséricordieux[117]. En effet, tel était alors l’esprit qui dominait chez les musulmans, que leur nom renfermait le plus souvent un sens pieux, par exemple, Abd-allah ou serviteur de Dieu, etc.

Abd-alrahman et ses descendans, étaient destinés à donner le plus grand éclat à la domination mahométane en Espagne. C’est sous eux que se forma la civilisation maure, dont il reste encore des monumens si imposans; jusque-là, les conquérans avaient été trop occupés de leurs croyances fanatiques ou de leurs guerres intestines, pour rien édifier de grand. Mais Abd-alrahman et ses enfans devaient avoir long-tems à combattre en Espagne l’esprit de faction irrité par la différence des races et la diversité des intérêts. D’ailleurs tous les pays musulmans, sans excepter l’Afrique jusqu’à l’Océan atlantique, s’étaient soumis sans résistance à la révolution qui venait de s’opérer dans les provinces orientales de l’empire. Abd-alrahman, bien qu’investi d’une autorité indépendante, qui comprenait le spirituel aussi bien que le temporel, se trouva réduit à une partie de l’Espagne; voilà sans doute ce qui l’empêcha de s’arroger le titre de khalife, et qui jusqu’au commencement du dixième siècle engagea ses successeurs à se contenter du simple titre d’émir[118]. La capitale de ces princes était Cordoue, qui ne tarda pas à devenir le centre des lumières et des arts.

Dès qu’Abd-alrahman vit son autorité un peu raffermie, il songea à la ville de Narbonne qui était vivement pressée par les soldats de Pepin. Un corps considérable de troupes, commandé par un chef nommé Soleyman, s’avança vers les Pyrénées, pour porter secours à la place. Mais les Sarrazins furent surpris au milieu des montagnes et taillés en pièces.

Enfin, les chrétiens de Narbonne qui formaient la masse de la population, et qui avaient beaucoup à souffrir du blocus, prirent la résolution de s’affranchir du joug qui pesait sur eux. On ignore les détails de cet événement[119]. On sait seulement qu’ils entrèrent secrètement en négociation avec Pepin, et qu’ils obtinrent de lui la promesse qu’on les laisserait libres de se gouverner d’après leurs lois gothes. Alors ils profitèrent d’un moment où les soldats sarrazins n’étaient pas sur leurs gardes, et les massacrèrent; en même tems ils ouvrirent les portes de la ville aux Français[120]. On était alors en 759. Dès ce moment, le royaume fut entièrement purgé de la présence des barbares, et Pepin laissa des troupes considérables dans le pays, pour en défendre l’accès[121].

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