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Invasions des Sarrazins en France: et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, pendant les 8e, 9e et 10e siècles de notre ère

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QUATRIÈME PARTIE.

CARACTÈRE GÉNÉRAL DES INVASIONS SARRAZINES, ET CONSÉQUENCES QUI EN FURENT LA SUITE.

Ici nous considérerons les diverses attaques des Sarrazins dans leur ensemble, et nous ferons connaître un certain ordre de faits dont nous n’avions pas encore eu occasion de parler.

Et d’abord nous parlerons des différens peuples qui prirent part à ces sanglantes invasions.

L’impulsion première ayant été donnée par les Arabes, et toutes les expéditions un peu considérables se faisant au nom de chefs appartenant à cette nation, le nom arabe a naturellement dominé. Ce sont les Arabes que les écrivains chrétiens contemporains ont voulu désigner par le nom de Sarrazins.

Le mot sarrazin ayant toujours été inconnu aux Arabes eux-mêmes, quelle est l’origine de cette dénomination? Le mot sarrazin dérivé du latin saracenus, lequel à son tour provenait du grec sarakenos, se montre pour la première fois dans les écrivains des premiers siècles de notre ère[300]. Il sert à désigner les Arabes Bédouins, qui occupaient l’Arabie Pétrée et les contrées situées entre l’Euphrate et le Tigre, et qui, placés entre la Syrie et la Perse, entre les Romains et les Parthes, s’attachaient tantôt à un parti, tantôt à un autre, et faisaient souvent pencher la victoire. On a écrit un grand nombre d’opinions sur l’origine de ce nom; mais aucune ne se présente d’une manière tout-à-fait plausible; celle qui a réuni le plus de suffrages fait dériver le mot sarrazin de l’arabe scharky ou oriental. En effet, les Arabes nomades de la Mésopotamie et de l’Arabie Pétrée bornaient à l’orient l’empire romain. Un écrivain grec, qui pénétra en Arabie dans le sixième siècle de notre ère, parlant des divers peuples qu’il avait eu occasion de rencontrer, a soin de distinguer les Homérites ou habitans de l’Yemen des Sarrazins proprement dits[301]. Quant à l’opinion des chrétiens du moyen-âge qui, d’après l’autorité de saint Jérôme[302], faisaient dériver le mot sarrazin de Sara, épouse d’Abraham, il n’est pas besoin de s’y arrêter. Les Arabes n’ont jamais rien eu de commun avec Sara, mère d’Isaac.

Les Arabes sont encore nommés par les écrivains chrétiens du moyen-âge Ismaélites, c’est-à-dire fils d’Ismaël. C’est une descendance que les Arabes admettent, du moins pour un certain nombre de leurs tribus, notamment celle à laquelle appartenait Mahomet. Ce fait est reconnu par tous leurs auteurs et ne paraît pas susceptible de doute. Seulement, comme on l’a déjà remarqué, les Arabes n’avouent pas qu’Ismaël fût fils d’une esclave, et qu’Isaac eût la moindre supériorité sur lui. D’abord, dans l’opinion des musulmans, il n’y a pas de différence entre le fils d’une esclave et le fils d’une femme libre; si le père est libre, il suffit que le père reconnaisse son enfant pour que celui-ci le soit aussi. D’ailleurs, les mahométans mettent sur le compte d’Ismaël tout ce que la Bible raconte au sujet d’Isaac.

Par une suite de la même idée, les auteurs chrétiens du moyen-âge donnent aux Arabes le titre d’agareni, c’est-à-dire de descendans d’Agar. Dans leur pensée ce titre a quelque chose d’humiliant, par suite de l’état d’infériorité où les chrétiens placent les personnes réduites à l’esclavage. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que cette dénomination est inconnue aux Arabes eux-mêmes.


Après les Arabes, les peuples qui prirent le plus de part aux expéditions des Sarrazins, ce sont sans contredit les peuples d’Afrique, vulgairement appelés Berbers. On entend par Berbers les nations indigènes du mont Atlas et des contrées voisines, depuis les oasis de l’Égypte jusqu’à l’océan Atlantique, depuis la mer Méditerranée jusqu’aux pays des Nègres. On les distingue à leur teint olivâtre, leur nez droit, leurs lèvres minces, leur visage arrondi. On croit que ces peuples précédèrent en Afrique l’établissement des Tyriens à Carthage, et même l’émigration de certaines peuplades du pays de Chanaan, du tems de Josué et de David. Jamais ces peuples ne furent entièrement asservis; à l’abri de leurs montagnes, ils ont conservé leur nationalité et leurs usages. Les Grecs et les Romains les désignèrent par le nom général de Barbares, d’où probablement s’est formé le nom de Berber[303]. Pour les Berbers, ils s’appellent eux-mêmes amazyghs ou nobles, mot qui paraît répondre aux mazyces des Grecs et des Romains[304].

Ni l’une ni l’autre de ces dénominations n’a été connue des auteurs chrétiens du moyen-âge. Les Berbers et les Africains en général, y compris les restes des populations carthaginoise, romaine et vandale, sont confondus sous la désignation générale de Mauri ou Maures, Afri ou Africains, Pœni ou Carthaginois, fusci ou basanés[305], etc.


Entre les diverses nations qui prirent part aux invasions de la France, il y avait des peuples d’origine germaine et slave. On sait qu’à la suite de la grande migration des peuples, dans les quatrième et cinquième siècles de notre ère, les Slaves qui habitaient primitivement les contrées situées au nord de la mer Noire et du Danube, s’avancèrent peu à peu vers le centre et le midi de l’Europe, et occupèrent, sous les divers noms d’Esclavons, de Croates, de Serbes, de Moraves, de Bohêmes, les contrées appelées plus tard la Pologne, la Bohême, la Servie, la Dalmatie et même une partie de la Grèce. Les Slaves, à mesure qu’ils s’avancèrent, eurent à combattre les peuples dont ils voulaient soumettre le territoire, particulièrement les Saxons, les Huns, etc.; de plus, les uns et les autres se trouvèrent en état d’hostilité avec Charles-Martel, Pepin, Charlemagne et les enfans de Charlemagne, dont les domaines étaient continuellement menacés par ces hordes sauvages. Ces guerres terribles ne cessèrent que lorsque les peuples de la Germanie, soit Germains, soit Slaves, eurent embrassé le christianisme. Or, il a de tout tems été admis dans le droit public des barbares de disposer des prisonniers comme d’un vil bétail. Tacite raconte que, de son tems, les peuples qui habitaient la Hollande actuelle étaient dans l’usage de vendre leurs prisonniers, et que ces prisonniers se répandaient ensuite, soit comme soldats, soit comme esclaves, dans toutes les provinces de l’empire romain[306]. Cette coutume inhumaine s’établit en France et dans les contrées voisines. Le commerce d’esclaves y était devenu un genre d’industrie autorisé, et il ne cessa qu’après que les Germains, les Slaves et les autres barbares du nord eurent pris place dans la grande famille chrétienne[307].

Ce commerce prit surtout de l’extension après que la Syrie, l’Égypte, l’Afrique et l’Espagne furent tombées au pouvoir des Sarrazins. L’on sait que, de tout tems, l’esclavage a subsisté chez les Arabes, et que, parmi ce peuple, les travaux les plus pénibles, particulièrement les travaux mécaniques et ceux de l’agriculture, sont mis à la charge d’hommes privés de leur liberté. A la vérité, d’après la législation musulmane, l’esclavage ne laisse après lui aucune marque d’infériorité, et l’esclave qui fait preuve de capacité ou que la fortune favorise parvient aux mêmes emplois que l’homme libre. L’usage de vendre aux Sarrazins des captifs et des enfans de l’un et de l’autre sexe se propagea de très-bonne heure.

Les marchands allaient acheter les esclaves germains et slaves sur les côtes d’Allemagne, à l’embouchure du Rhin, de l’Elbe et d’autres rivières. On en trouvait aussi sur les bords de la mer Adriatique[308], ainsi que sur les côtes de la mer Noire, où, jusqu’à ces derniers tems, les peuples de la Circassie et de la Géorgie ont été dans l’usage de donner leurs enfans en échange des objets qui leur manquaient. Un marché pour ces derniers existait à Constantinople. Enfin il arrivait un grand nombre de ces esclaves en France, soit qu’ils provinssent des guerres entre les Français et les nations du nord, soit qu’ils eussent été achetés par des spéculateurs.

Bientôt même les Sarrazins, par une suite de l’esprit de jalousie inné chez les peuples du midi, commencèrent à mutiler une partie des esclaves en bas-âge, afin de les rendre propres à certains emplois dans les sérails et les harems des princes et des hommes riches. Cet usage ne tarda pas à donner naissance en France à un nouveau genre d’industrie. Au dixième siècle, il s’était formé à Verdun en Lorraine une espèce de grande manufacture d’eunuques; et les enfans qui survivaient à cette cruelle opération étaient envoyés en Espagne, où les grands les achetaient fort cher[309]. Ce commerce d’eunuques était devenu si commun, qu’on faisait présent d’un être ainsi dégradé, comme on offrirait maintenant un cheval ou un bijou. Un écrivain arabe rapporte qu’en 966, les seigneurs français de la Catalogne, voulant se rendre favorable le khalife de Cordoue, lui offrirent entre autres présens vingt jeunes Slavons faits eunuques[310].

Les auteurs arabes attribuent à tous les esclaves germains et slavons une origine slave, et les appellent du nom général de saclabi, terme d’où est probablement dérivé notre mot esclave[311]. Une grande partie de la garde des émirs et des khalifes de Cordoue se composait de saclabis. Il y avait encore beaucoup de saclabis mêlés aux Sarrazins de Sicile, notamment à Palerme, où un quartier particulier portait leur nom. On en remarquait également en Afrique, en Syrie[312]; et dans toutes ces contrées, les saclabis étaient quelquefois investis des fonctions les plus importantes. C’est ainsi qu’il faut expliquer les nombreux passages des chroniques arabes, où il est fait mention des saclabis, et qui, sans cela, seraient inintelligibles.


Les Arabes et les Berbers comptaient dans leurs rangs non seulement un grand nombre de payens du nord de l’Europe, mais, on est honteux de le dire, beaucoup d’hommes nés au sein du christianisme, en Italie et en France. Les juifs, spéculant sur la misère des peuples, se faisaient vendre des enfans de l’un et de l’autre sexe, et les conduisaient dans les ports de mer; là, des navires grecs et vénitiens venaient les chercher, pour les transporter chez les Sarrazins. Ce scandaleux trafic, proscrit par l’autorité ecclésiastique et l’autorité civile, se faisait jusque dans la capitale du monde chrétien. En 750, le pape Zacharie fut obligé de racheter des mains des Vénitiens un grand nombre d’enfans des deux sexes, qui allaient être emmenés de Rome[313]. Le successeur de Zacharie, en 778, prit le parti de livrer aux flammes, à Civitta-Vecchia, plusieurs bâtimens grecs qui étaient venus dans ce port pour le même genre de commerce[314].

Aux chrétiens achetés comme esclaves, qui étaient admis dans les bandes sarrazines, il faut joindre les captifs de tout âge et de toute condition qui tombaient en leur pouvoir. On a vu que la chasse aux hommes était chez les Sarrazins un des grands objets de leurs invasions; à la suite de chaque expédition, les marchés des principales villes de l’Espagne et de l’Afrique regorgeaient de chrétiens à vendre. Les captifs surpris en bas-âge et séparés de leurs parens étaient élevés dans la religion et le langage des vainqueurs; s’ils faisaient de la résistance, le magistrat avait le droit de les contraindre. Une grande partie de ces enfans devenaient ensuite soldats. Quant aux chrétiens qui étaient enlevés à l’état adulte, on ne les forçait pas toujours à embrasser l’islamisme, car Mahomet a dit: «Ne faites pas violence aux hommes, à cause de leur foi.» Mais plusieurs ne laissaient pas de prendre du service dans les bandes sarrazines.

Il faut également joindre à ces indignes chrétiens quelques habitans des pays mêmes qui étaient victimes de ces courses dévastatrices. Lorsque les Arabes et les Berbers entrèrent en Espagne, ils furent aidés par beaucoup de chrétiens du pays, et par les juifs alors très-nombreux dans la Péninsule. Comme ils n’avaient pas des troupes suffisantes pour occuper les places fortes, ils confiaient en partie aux juifs la garde des villes dont ils voulaient s’assurer la fidélité. Dans leurs invasions en France et au sein des contrées voisines, ils eurent également pour auxiliaires les hommes sans foi et sans patrie, qui sont toujours prêts à profiter des malheurs publics pour s’élever. On a vu quelle part Mauronte, duc de Marseille, et d’autres personnages notables prirent aux succès des Sarrazins. Si les grands étaient aussi peu délicats, quels devaient être les petits? On ne peut douter que, dans les invasions et l’établissement des Sarrazins en Dauphiné, en Piémont, en Savoie et en Suisse, une partie de la population ne fût d’intelligence avec eux et n’eût part à leurs rapines. Les écrivains contemporains ne le disent pas expressément; ils se contentent de se plaindre de la cupidité et de la perfidie de certains chrétiens, de leur manque de foi; mais comment expliquer autrement la facilité que les barbares eurent à envahir ces âpres contrées et à s’y maintenir? comment leurs bandes placées à de si grandes distances les unes des autres, à une époque surtout où les communications étaient si difficiles, auraient-elles pu correspondre ensemble? Les envahisseurs, bien que parlant une langue à part et professant des croyances toutes différentes, avaient fini par se mêler avec le reste de la population. L’on en a vu un exemple[315] dans ce que le chroniqueur de l’abbaye de Novalèse rapporte au sujet de son oncle, qui tomba au pouvoir des Sarrazins. Un combat est livré aux environs de Verceil; les Sarrazins sont vainqueurs et entrent paisiblement dans la ville avec leurs prisonniers; les prisonniers sont exposés dans les rues; chaque passant est libre de les examiner et d’en offrir un prix. Pendant ce tems, les parens et les amis de ces infortunés vont chez l’évêque, chez les notables; c’est comme de nos jours, lorsqu’un marchand arrive dans une ville pour y vendre ses marchandises.


Nous allons examiner quelle fut la politique des juifs du midi de la France, lorsque les Sarrazins envahirent ces belles contrées. On lit dans une vie de saint Théodard, archevêque de Narbonne[316], que, lors de la première entrée des Sarrazins dans le Languedoc, les juifs se déclarèrent pour eux et leur ouvrirent les portes de la ville de Toulouse. L’auteur ajoute que Charlemagne, pour punir cette trahison, ordonna que chaque année, aux trois principales fêtes, un juif de Toulouse serait souffleté publiquement devant la porte de la cathédrale. L’usage du soufflet n’est que trop certain[317]. Mais il n’en est pas de même de la trahison des juifs; car les Sarrazins, comme on l’a vu, ne sont jamais entrés dans Toulouse; peut-être l’auteur a-t-il voulu parler de l’occupation de la capitale du Languedoc par les Normands, en 850, occupation à laquelle il serait possible que les juifs eussent contribué, comme ils avaient contribué, quelques années auparavant, à l’entrée des mêmes barbares dans la ville de Bordeaux.


Si des races nous passons au langage et à la religion des envahisseurs, nous y remarquerons la même diversité. Une partie seulement parlait la langue arabe; le reste faisait usage du berber ou de tout autre idiome[318]. On se rappelle que les Sarrazins qui, en 1019, firent une tentative contre Narbonne, ne parlaient pas arabe.

Il n’y avait également qu’une partie des agresseurs qui professassent la religion musulmane; les autres étaient juifs, payens et même chrétiens. On a vu que la bande qui, vers l’an 730, envahit le Velay, était probablement idolâtre[319]. Nous avons peu de détails au sujet du culte pratiqué par les Berbers, qui prirent tant de part aux conquêtes faites par les Sarrazins en Espagne et en France. On sait seulement que plusieurs de leurs tribus étaient chrétiennes et juives; d’autres adoraient le feu et les astres, ou étaient adonnées au culte des idoles. Le culte des astres et du feu, parmi les peuplades de l’Atlas, remonte à une haute antiquité. Des médailles du roi de Numidie, Bocchus, présentent les mêmes emblêmes que certains monumens de l’ancienne Perse[320], et l’on se rappelle à cette occasion le témoignage de Salluste qui, d’après des livres puniques, affirme qu’à une époque extrêmement reculée, une troupe d’aventuriers composée en grande partie de Mèdes et de Perses, vint s’établir en Afrique[321]. Les écrivains arabes accusent aussi les tribus berbères qui n’avaient pas encore embrassé l’islamisme, de rendre un culte au feu et aux astres[322]; d’ailleurs ils leur donnent le titre de Sabéens, mot qui s’applique ordinairement aux adorateurs des astres. Enfin l’idolâtrie proprement dite n’était pas inconnue parmi les tribus de l’Atlas. Un écrivain latin du sixième siècle de notre ère, nous fournit des détails précieux sur les pratiques religieuses mises en usage en Afrique, antérieurement à la conquête arabe[323]. C’est ce qui fait que les écrivains arabes comprennent les tribus berbères qui n’étaient pas encore soumises à l’Alcoran, sous la dénomination générale de Madjous, mot qu’ils appliquent aussi aux nations payennes du nord, notamment aux Normands. Ce ne fut que long-tems après la conquête de l’Afrique par les musulmans, que les tribus berbères embrassèrent en masse l’islamisme[324].

Les auteurs chrétiens du moyen-âge enveloppent toutes les classes des envahisseurs sous l’épithète vague de payens. Ce n’est pas que les chrétiens instruits ne sussent dès lors, que rien n’est plus éloigné du polythéisme et de l’idolâtrie que l’islamisme; en effet, les musulmans n’admettent qu’un seul Dieu créateur du ciel et de la terre, et, dans leur horreur pour les pratiques du paganisme, ils s’interdisent, à l’exemple des juifs, toute représentation d’être animé; mais il n’en était pas de même d’une partie des peuples qui s’étaient joints aux conquérans; d’ailleurs, dans l’opinion du vulgaire, le respect des musulmans pour le fondateur de leur religion, avait dégénéré dans une espèce d’idolâtrie. Enfin, l’on sait qu’au moyen-âge les épithètes d’idolâtres et surtout de payens s’appliquaient indistinctement aux peuples qui ne professaient pas le christianisme.

On lit dans la prétendue chronique de l’archevêque Turpin[325], qu’en Espagne, sur les bords de la mer, s’élevait au haut d’une immense colonne une statue en bronze, fabriquée par Mahomet lui-même, et à laquelle les musulmans rendaient hommage. Philoméne, dans son histoire romanesque de la conquête du Languedoc par Charlemagne[326], fait mention d’une statue de Mahomet, en vermeil, que les musulmans de Narbonne, à l’époque où ils occupaient encore cette ville, avaient érigée dans une espèce de chapelle, et qu’ils regardaient comme le plus ferme soutien de leur autorité. D’un autre côté, il est parlé dans le jeu de Saint-Nicolas, espèce de pièce de théâtre qui eut beaucoup de cours dans le moyen-âge[327], d’un prince musulman d’Afrique, dont les hommages s’adressaient à une idole appelée Tervagant, et qui recouvrait les joues de l’idole de feuilles d’or, lorsqu’il en avait obtenu quelque grâce signalée. Enfin, d’après un poème français relatif aux exploits de Roland, les Sarrazins de Saragosse avaient fait choix d’une grotte pour servir de temple à leurs dieux; dans la grotte étaient des statues en or, tenant un sceptre à la main, et portant une couronne sur la tête. C’est là que les Sarrazins se rassemblaient, quand ils voulaient se rendre le ciel favorable[328].

Le nom de Tervagant, changé quelquefois en Termagant, et les noms d’Apolin et d’autres êtres chimériques reviennent fort souvent dans nos vieux romans, et dans les autres monumens de notre ancienne littérature[329]; or, ces noms en général paraissent s’appliquer à de prétendues divinités musulmanes. Telle était la prévention de nos pères à cet égard, que, dans le jeu de Saint-Nicolas, une statue du saint, qui suivant l’usage est représentée ayant la mitre sur la tête, est appelée un Mahomet cornu, et que les temples d’idoles avaient reçu le nom générique de mahomerie. Étrange effet des destinées humaines! Ce n’est pas là l’objet que se proposait Mahmoud le gaznevide, lorsque faisant, vers l’an 1025, la conquête des plus riches contrées idolâtres de l’Inde, il refusa de rendre aux habitans une idole qu’on offrait de racheter au poids de l’or, et la fit placer sur le seuil de la porte de la principale mosquée de sa capitale, afin que tous ceux qui entreraient dans le temple, fissent acte de religion en la foulant aux pieds et en crachant dessus[330].

Quelle est l’origine de la fausse opinion de nos pères? quelques auteurs ont pensé que les Normands et les autres peuples payens du nord ayant été au moyen-âge compris sous la dénomination générale de Sarrazins, c’est dans le nord de l’Europe qu’il faut chercher la patrie des noms Tervagant, Apolin, etc.,[331]. Mais comme les Berbers partageaient en quelque sorte les grossières pratiques des peuples septentrionaux, ne pourrait-on pas aussi bien chercher l’origine de ces noms en Afrique?

Au reste, dans les ouvrages que nous avons cités, le prétendu respect des musulmans pour des dieux de bois, de pierre, ou de métal est toujours subordonné aux avantages immédiats qu’ils en attendaient; à la moindre disgrâce, ils se précipitaient contre les idoles, les couvraient d’outrages, les renversaient et les mettaient en pièces.

En somme, le nom arabe et la religion musulmane parmi les conquérans ont dû dominer. Les Berbers, les Slavons ne nous ont transmis aucun souvenir de leurs exploits; leurs enfans, sinon eux-mêmes, embrassèrent l’islamisme; tout ce que nous savons sur les vainqueurs, nous le tenons des Arabes et des écrivains mahométans.


Une grande diversité devait également exister dans les motifs qui faisaient agir les conquérans. Chez plusieurs, c’étaient la soif des richesses, le goût des aventures, l’amour des plaisirs; mais chez d’autres, on remarquait le désir de propager la religion musulmane, et l’espérance d’obtenir les faveurs attachées à une œuvre si méritoire. Mahomet s’exprime ainsi dans l’Alcoran: «Grands et petits, marchez à la guerre sainte, et consacrez vos jours et vos richesses à la défense de la foi. Il n’est point pour vous de sort plus glorieux[332].» Il a dit de plus: «Celui dont les pieds se couvrent de poussière pour la cause de Dieu, Dieu le préservera du feu de l’enfer.»

Les musulmans en état de porter les armes, se croyaient obligés de se dévouer au triomphe de leur religion; ceux qui ne l’étaient pas, espéraient acquérir les mêmes mérites par le sacrifice de leurs biens. Mahomet s’exprime ainsi: «Annoncez à ceux qui entassent l’or et l’argent dans leurs coffres, et qui refusent de l’employer au soutien de la foi, qu’ils souffriront d’horribles tourmens[333]

Tout musulman qui mourait les armes à la main était censé aller au paradis. On lit dans l’Alcoran: «Ne dis pas que ceux qui ont été tués pour la cause de Dieu, sont morts; ils sont vivans et reçoivent leur nourriture des mains du Tout-Puissant[334].» Les mahométans donnent à ceux d’entre eux qui scellent ainsi de leur sang leur amour pour l’islamisme, le titre de schahyd ou de martyr, c’est-à-dire de témoin, par un sentiment tout-à-fait analogue à celui qui a fait appeler chez nous martyrs, les personnes mortes pour le triomphe du christianisme.

Un mahométan mort les armes à la main n’avait pas besoin, comme le reste des fidèles, d’être lavé ni couvert d’un linceul. Le sang dont il était couvert l’avait purifié de toute souillure; l’habit dans lequel il était mort faisait son plus bel ornement. Mahomet a dit: «Inhumez les martyrs comme ils sont morts, avec leur habit, leurs blessures et leur sang. Ne les lavez pas; car leurs blessures, au jour du jugement, auront l’odeur du musc.»


La loi voulait qu’avant de commencer les hostilités, le chef fît une sommation aux peuples qu’on devait attaquer, et leur proposât d’embrasser l’islamisme ou de payer le tribut[335]. Cette sommation devait être conçue en termes modérés, conformément à ces paroles de Mahomet: «Invite-les à la voie de ton Seigneur, avec adresse, avec prudence, avec des exhortations douces et persuasives.» Il est probable que cette sommation se fit à la première entrée des musulmans sur le sol français; mais, comme les habitans ne s’empressèrent pas de se soumettre au joug, les conquérans eurent recours à l’épée[336].


On dépeint ainsi le costume et les armes des premiers conquérans: une épée au côté; une massue appuyée sur le cheval; à la main une lance, à laquelle était attaché un drapeau; un arc suspendu à l’épaule et un turban sur la tête. Mais ce costume changea avec le tems, et les musulmans cherchèrent à imiter les chrétiens; abandonnant l’usage de l’arc et de la massue, ils adoptèrent le bouclier, la cuirasse et la longue lance propre à percer. Ils recherchaient aussi les épées de Bordeaux, alors très-fameuses[337], et leurs guerriers, renonçant au turban, portaient un bonnet indien. Avec les vingt eunuques slavons que les seigneurs français de la Catalogne donnèrent au khalife de Cordoue, étaient dix cuirasses slavonnes et deux cents épées françaises. Le même khalife, le jour de l’installation de son hageb ou premier ministre, qui du reste était d’origine slavonne, lui fit présent de cent guerriers français, à cheval, armés de l’épée, de la lance, de la cuirasse, du bouclier et du bonnet indien[338]. Chez la plupart des musulmans, grands et petits, les armes, les tuniques d’écarlate, les selles et les drapeaux étaient faits à l’imitation de ce qui se pratiquait dans l’Europe chrétienne[339]. Il est à croire pourtant qu’en général, l’équipement des guerriers sarrazins conserva toujours quelque chose de la légèreté qui les distinguait, lors de leurs premières invasions.


Nous avons dit que parmi les conquérans, plusieurs étaient excités par l’appât du butin. Pendant long-tems, les guerriers sarrazins n’eurent pas d’autre moyen de se dédommager de leurs dépenses et de leurs fatigues. Le guerrier qui agissait isolément était maître de tout ce qui tombait entre ses mains. Celui qui faisait partie d’un corps, portait ce qu’il prenait dans un lieu désigné par les chefs; le butin était mis en commun, et, quand l’expédition était terminée, on procédait au partage.

Le butin se composait des métaux précieux, monnayés ou non monnayés, des étoffes, des pierreries, des ustensiles de tout genre, des bestiaux et des captifs de tout sexe et de tout âge. Les captifs formaient toujours la meilleure partie du butin, par la facilité qu’on avait, soit de les vendre, soit d’en tirer un service personnel. On les estimait d’après leur âge, leur sexe, leurs forces physiques et la forme de leurs traits.

Le chef commençait par prélever, pour le souverain, le cinquième de tout le butin, appelé le lot de Dieu, et le souverain disposait de ce cinquième comme il voulait; mais il en convertissait ordinairement une partie en bonnes œuvres, comme secours aux pauvres, etc.,[340]. Tout le reste était distribué aux soldats, de manière que le cavalier eût le double du fantassin[341].

Aussitôt le partage fini, il s’établissait une espèce de marché, où ceux qui n’étaient pas contens de leur lot le vendaient ou l’échangeaient. A la suite des armées se trouvaient des marchands et des spéculateurs, et les objets vendus étaient ensuite répandus dans toutes les provinces de l’empire.


C’est ici le lieu de parler, avec quelques détails, des chrétiens français des deux sexes qui eurent le malheur de tomber entre les mains des barbares. On a vu qu’il fallait bien se garder de confondre ces captifs avec ce qu’on nomme aujourd’hui des prisonniers de guerre.

Dès qu’un chrétien était pris, on lui attachait les mains derrière le dos; c’est ce qui fait qu’on l’appelait assyr[342], d’un mot arabe qui signifie garrotté, à peu près comme les Romains nommaient leurs captifs vinctus. Le partage du butin ayant eu lieu, celui entre les mains duquel le chrétien était tombé, devenait son maître; il pouvait l’employer à son service, le vendre, le battre ou même le tuer. Le chrétien devenu esclave était alors appelé mamlouk[343], c’est à dire possédé, parce qu’en effet il ne s’appartenait plus à lui-même; on le nommait aussi ricc[344] ou mince, parce que ses facultés étaient fort restreintes; car il ne pouvait posséder, et tout ce qu’il gagnait devenait la propriété de son maître. On le transmettait par héritage, de la même manière qu’un champ ou une maison, et ses enfans étaient destinés au même sort que lui.

Quelquefois le maître, s’il était zélé pour l’islamisme, sollicitait son esclave de se faire musulman. Si le chrétien y consentait, il était ordinairement mis en liberté; si non, il avait l’espoir d’être racheté par d’autres pieux musulmans; car Mahomet a dit: «Le fidèle qui affranchit son semblable, s’affranchit lui-même des peines de cette vie et des tourmens du feu éternel.» Le nouveau musulman, bien qu’affranchi, ne laissait pas d’être obligé à certains devoirs envers celui qui lui avait rendu la liberté; mais il était admis dans le sein de la société, et pouvait prétendre aux mêmes avantages que les hommes les plus favorisés. Le titre par lequel il était distingué, était commun à son ancien maître et à lui; c’est celui de maula[345], mot arabe qui signifie être sous la protection de quelqu’un, et qui exprimait d’une manière touchante les devoirs réciproques imposés au patron et à l’affranchi[346].

Si le chrétien résistait aux sollicitations, aux menaces et même quelquefois aux violences, on lui mettait ordinairement les fers aux pieds, et le maître l’occupait à la culture de ses terres, à quelque travail mécanique, en un mot, à tout ouvrage qui pouvait lui rapporter du profit.

On a vu, au reste, que les captifs chrétiens devenus musulmans ou demeurés fidèles aux lois de l’Évangile, étaient très-recherchés pour leur bravoure, et qu’ils figuraient dans toutes les expéditions sarrazines. Il s’en trouvait dans les armées, dans la garde particulière des émirs et des khalifes de Cordoue, et à la suite des seigneurs. Nous avons déjà parlé du hageb de Cordoue, à qui le khalife Hakam II fit présent de cent mamelouks français armés de pied en cap. Il a été également fait mention de captifs chrétiens, rendus eunuques ou conservés intacts, employés dans le palais des rois et dans celui des grands.

Les esclaves restés fidèles aux lois du christianisme ne perdaient pas tout espoir de recouvrer leur liberté. Les princes et les riches, parmi les mahométans, quand il leur arrivait quelque événement heureux, ne connaissaient pas de meilleure manière de témoigner leur reconnaissance à Dieu, que de mettre leurs esclaves en liberté. Le fameux Almansor, en l’an 997, ayant appris que les troupes de Cordoue avaient remporté de grands succès en Afrique, fit briser, en actions de grâces, les fers de dix-huit cents chrétiens des deux sexes[347].

Les chrétiens devaient exciter encore plus d’intérêt dans leur propre patrie, auprès de leurs parens, de leurs amis et des personnes qui partageaient leurs sympathies. Tous les ans, il partait de France des hommes munis d’argent, qui allaient en Espagne et en Afrique, racheter un père, un frère ou un ami. Souvent le prince s’interposait dans la négociation, et payait une partie du prix du rachat. Plus tard l’esprit de charité, qui caractérise le christianisme, donna naissance à ces touchantes confréries qui ont subsisté jusqu’à la révolution, et qui se vouaient à la rédemption des captifs. Quitter ses foyers et renoncer à toutes ses commodités pour aller dans des pays barbares, au secours de frères malheureux, au risque de partager leur sort, était regardé comme le comble de l’héroïsme, et l’était en effet. L’histoire a conservé le souvenir du dévouement d’Isarn, abbé de Saint-Victor à Marseille, qui, en 1047, se rendit en Espagne, pour racheter quelques chrétiens enlevés par des pirates, sur les côtes de Provence. Isarn était alors affaibli par une longue maladie; il eut à vaincre les instances de ses moines, qui ne voulaient pas le laisser partir. Vinrent ensuite les fatigues du voyage; Isarn eut beaucoup de peine à parvenir dans les lieux où les captifs avaient été déposés; enfin, quand les chrétiens eurent recouvré leur liberté, et qu’ils se furent mis en mer pour retourner dans leur patrie, d’autres pirates se présentèrent, qui les enlevèrent. Là-dessus, nouvelles courses, nouvelles sollicitations; tels furent les obstacles qu’eut à surmonter Isarn, qu’à peine de retour avec les captifs à Marseille, il succomba à ses fatigues[348].

Les femmes surtout étaient à plaindre, dans ces déplacemens forcés de populations. Faibles et vouées, par la nature de leur sexe, à une vie retirée, elles ne pouvaient pas toujours, comme les hommes, continuer à fixer les regards de leurs parens et de leurs amis. Quelquefois elles étaient employées dans les harems et les sérails, auprès des épouses de leur maître, en qualité de femmes de chambre. Celles qui se faisaient remarquer par leurs attraits, leurs dispositions pour la danse, la musique, la broderie, étaient achetées par des femmes qui leur faisaient donner une éducation soignée, et les revendaient à haut prix. C’était le don le plus précieux qu’on pût faire aux khalifes et aux grands. Ces femmes, ainsi que les captives d’un rang illustre, partageaient quelquefois le lit de leur maître. Qui sait si Lampégie, fille d’Eudes, duc d’Aquitaine, n’éprouva pas la même destinée?

En général, les captives jeunes se trouvaient à la merci de l’homme qui les possédait, et finissaient par être associées à son sort. Nous avons dit que, chez les musulmans, la loi ne tient presque aucun compte de la condition dans laquelle est née la femme. On sait d’ailleurs que cette loi, qui a été faite pour des climats ardens, permet aux hommes, non seulement d’avoir quatre épouses, mais de cohabiter avec toutes les esclaves qu’ils peuvent se procurer. Il est rare que chez les musulmans, un homme épouse quatre femmes à la fois; ces quatre épouses seraient un grand embarras, même dans un pays où la femme est censée occuper un rang inférieur; mais il y a peu d’hommes qui n’aient quelque esclave; les plus pauvres ont une esclave qui leur tient lieu d’épouse et de servante.

Si le maître admettait son esclave au rang d’épouse, elle devenait par cela même libre, et les enfans l’étaient aussi. La mère et les enfans participaient aux mêmes avantages que les personnes nées dans le rang le plus illustre. Si le maître, tout en ne contractant pas de lien avec son esclave, reconnaissait les enfans qu’il en avait eus, les enfans étaient censés nés libres; de plus, la mère était affranchie par le fait même; mais elle restait sous le pouvoir du maître; seulement, à sa mort elle recevait de droit la liberté; en attendant, on ne la traitait plus en esclave; elle était appelée ommveled ou mère d’enfant. Les khalifes de Damas, de Bagdad, de Cordoue, avaient, dans leur sérail, de ces mères d’enfant. Tous les enfans d’Aaron-alraschid, à l’exception d’un seul, n’avaient pas d’autre origine. Mais si les enfans que le maître avait de son esclave n’étaient pas reconnus par lui, ils étaient censés bâtards; eux et leur mère restaient dans la servitude. Alors, ils étaient traités à peu près comme un vil bétail.

Pour donner une idée des étranges destinées réservées aux chrétiens des deux sexes, qui furent emmenés de France, nous nous bornerons à citer les traits suivans: Un guerrier des environs de Toulouse, appelé Raymond, vers la fin du dixième siècle, s’était mis en mer pour aller visiter les saints lieux. En route, son vaisseau fit naufrage sur les côtes d’Afrique, et il tomba au pouvoir des Sarrazins. Réduit à l’esclavage, son maître l’occupa à la culture de ses terres. Alors Raymond, qui n’était pas habitué à ce genre de travail, avoua qu’il avait été élevé pour la gloire des combats. On l’admit donc au nombre des guerriers du pays, et il ne tarda pas à se signaler. Il prit part aux différentes guerres qui eurent lieu parmi les peuples de l’Afrique, étant quelquefois fait prisonnier, et chaque fois s’attachant avec le même zèle aux intérêts de ses nouveaux maîtres; enfin la fortune des armes l’amena en Espagne. Il se trouvait présent, avec beaucoup d’autres chrétiens, à la bataille qui fut livrée en 1009, aux environs de Cordoue; c’est là, qu’après quinze années de courses et d’aventures, il fut repris et mis en liberté par Sanche, comte de Castille[349]. Quelque tems auparavant, une captive chrétienne, prise fort jeune, avait été formée aux arts de la danse, du chant et de la musique. Conduite en Arabie, elle avait fait le charme des amateurs de Médine et d’autres villes d’orient; à son retour, le roi de Cordoue l’avait attachée à sa personne, et en avait fait sa femme favorite[350]. Enfin, pour compléter le tableau, quelques chrétiens, employés à la même époque dans le palais des princes de Cordoue, se rendaient dignes de la palme du martyre.


Le sort des musulmans qui tombaient entre les mains des Français se rapprochait beaucoup de celui qu’avaient à subir les captifs chrétiens. On a vu que l’esclavage était admis, en France, à l’égard des captifs germains, slaves et autres payens du nord de l’Europe; il devait l’être aussi pour les captifs sarrazins. La principale différence entre les captifs français au pouvoir des Sarrazins, et les captifs sarrazins au pouvoir des Français, c’est qu’en France, il y a toujours eu une ligne de démarcation entre les hommes nés esclaves ou traités comme tels, et les personnes de condition libre. La loi mettait même alors une grande différence entre les simples bourgeois et les gentilshommes.

Parmi les captifs sarrazins, plusieurs étaient rachetés, soit par leurs parens, soit par leurs amis, soit par leur souverain, soit enfin à l’aide de legs que faisaient pour cet objet de pieux mahométans. En effet, tandis qu’il s’était formé, en France, des établissemens pour la rédemption des captifs, des établissemens analogues avaient pris naissance chez les musulmans d’Espagne. Quelqu’un demandant à Mahomet ce qu’il devait faire pour mériter le ciel, le prophète répondit: «Délivrez vos frères des chaînes de l’esclavage.» Un auteur arabe nous apprend que, du tems de Charlemagne, sous l’émir de Cordoue, Hescham, les armes musulmanes furent une année si heureuses, qu’on ne trouva pas à employer l’argent légué pour cet effet[351].

Les captifs musulmans destinés à être vendus étaient amenés à Arles, à Marseille, à Narbonne, où se rendaient des agens de leur nation. Quelquefois, les guerriers sarrazins profitaient des descentes qu’ils faisaient sur nos côtes, pour réclamer les captifs qui s’y trouvaient[352]. D’autres fois, les princes chrétiens qui voulaient se rendre les chefs favorables les leur envoyaient en présent.

A l’égard des musulmans qui n’avaient pas de rançon à offrir, ils étaient, à l’exemple des juifs et des payens, réduits à l’état d’esclavage. Les esclaves attachés au service d’un maître, et les serfs rangés parmi les dépendances des fermes et des terres, formaient dans l’Europe chrétienne une grande partie de la population des villes et des campagnes; ils ne pouvaient ni posséder ni tester, et constituaient une partie de la richesse. On pouvait les vendre, les battre, ou même les mettre à la torture. La plupart des serfs étaient chargés de chaînes, afin qu’ils ne pussent s’échapper. Heureusement, l’intérêt, à défaut de la charité, vint au secours de l’humanité souffrante. Comme les serfs et les esclaves, lorsqu’ils étaient maltraités, prenaient la fuite, et que les seigneurs, dans leurs guerres entre eux, s’efforçaient de se les enlever réciproquement, les maîtres furent obligés d’user de quelques ménagemens.

Les serfs et les esclaves sarrazins, non plus que les serfs et les esclaves juifs et payens, ne pouvaient s’allier avec des femmes chrétiennes, même réduites à l’état de servage; celles qui avaient la faiblesse de céder étaient privées de la sépulture ecclésiastique. Pendant long-tems, il ne fut pas même permis aux serfs de la même religion de se marier entre eux; seulement les deux sexes, avec la permission du maître, pouvaient cohabiter ensemble, et les enfans qui naissaient de cette union étaient, ainsi que les parens, la propriété du maître.

L’esclavage paraît avoir fini en Europe dès le douzième siècle; mais il continua dans quelques contrées pour les peuples non chrétiens, notamment pour les Sarrazins; c’est du moins ce qu’indiquent plusieurs faits du douzième siècle et des siècles suivans[353].

Pour le servage, il se maintint beaucoup plus long-tems. Néanmoins il diminua à mesure que les mœurs se polirent, et que l’esprit de l’évangile, qui a proclamé tous les hommes frères, reçut son développement. Les hommes pieux se firent, en certaines occasions, notamment quand il leur survenait un événement heureux, un devoir de mettre leurs serfs en liberté. D’un autre côté, l’usage s’établit de considérer comme libre tout serf qui demandait le baptême. Les serfs finirent par se fondre dans le reste de la population.

Ordinairement les serfs sarrazins étaient attachés aux fermes appartenant, soit à des particuliers, soit à des églises et à des monastères. D’autres fois ils étaient attachés à la personne du maître, et l’accompagnaient partout où il allait. On a vu qu’une partie des captifs sarrazins qui, en 1019, furent pris devant Narbonne, furent cédés à des églises ou distribués à des particuliers. Il avait dû en être de même des Sarrazins de Provence, qui survécurent au désastre de leur nation, en 975, et en général de tous les détachemens sarrazins qui, dans le cours de leurs expéditions en France, avaient été séparés du corps de l’armée.

Le nombre des serfs et des esclaves sarrazins fut sans doute alimenté, soit par les guerres des croisades proprement dites, soit par les guerres des Français contre les Maures d’Espagne et contre les autres peuples musulmans établis sur les bords de la mer Méditerranée, soit enfin par le commerce[354]; il est certain que leur existence en France se prolongea fort long-tems. Arnaud, archevêque de Narbonne en 1149, légua des Sarrazins de ses domaines à l’évêque de Béziers[355]. Vers l’an 1250, Roméo de Villeneuve, ministre des comtes de Provence, ordonna par son testament de vendre les Sarrazins des deux sexes qui étaient dans ses terres[356]. Deux cents ans après, il est fait mention de trois serfs maures achetés par le roi René[357].

Voici quelques traits qui achèveront de faire connaître le sort réservé aux Sarrazins qui tombaient au pouvoir des Français, et qui n’étaient pas rachetés par leurs frères.

Un article du concile de Taragonne en 1239, et un statut de l’évêque de Béziers en 1368, voulaient que les Sarrazins de l’un et l’autre sexe, ainsi que les juifs, portassent un habillement particulier, et pour la couleur et pour la forme[358].

Le commerce entre Sarrazins d’un sexe différent, qui avait lieu dans certaines localités, scandalisant beaucoup de personnes pieuses, un statut de l’ordre de Cîteaux, en 1195, défendit aux maisons de l’ordre de réunir dans la même habitation des Sarrazins et des Sarrazines. Il y avait même des établissemens religieux où il était défendu de recevoir des serfs sarrazins[359].

On a vu que les Sarrazins qui se faisaient baptiser devenaient par là même libres. Comme il arrivait quelquefois que la demande faite par les serfs de recevoir le baptême, cachait une ruse, et que devenus libres, ils retournaient à leurs égaremens, les maîtres eurent la faculté de les éprouver pendant quelque tems[360]. Mais alors on vit des chrétiens inhumains, pour n’être pas frustrés d’un vil avantage, gêner leurs serfs dans les efforts qu’ils faisaient pour être admis au sein du christianisme[361]; on les vit même, après que leurs serfs étaient baptisés, les retenir malgré les lois sous le joug et user des plus cruelles violences. Il existe une lettre foudroyante du pape Clément IV, adressée, en 1266, à Thibaud, roi de Navarre, dans laquelle le souverain pontife s’élève contre un abbé du monastère de Saint-Benoist de Mirande, lequel avait fait mettre à la torture un riche Sarrazin converti, sous prétexte que sa conversion n’était pas sincère, et qui s’était emparé des biens de cet infortuné, au détriment de ses enfans[362].

On voit qu’outre les serfs sarrazins, il y avait en France des Sarrazins propriétaires. La plupart, à l’exemple des juifs, s’occupaient de finances et prêtaient à intérêt; plus d’une fois, lorsque la fureur populaire éclata contre les juifs usuriers, les Sarrazins furent enveloppés dans leurs désastres[363].

Ces Sarrazins, non plus que les serfs de la même nation, ne pouvaient épouser des femmes chrétiennes, ni les donner comme nourrices à leurs enfans. Eux et toute chrétienne qui aurait cohabité avec eux, étaient privés de la sépulture ecclésiastique. Ils payaient la dîme de leurs biens comme les chrétiens; de plus, ils étaient obligés d’observer les fêtes chrétiennes, et ne pouvaient ces jours-là se livrer à aucun ouvrage servile[364]. Il ne reste plus maintenant de trace de cette classe infortunée.


Sans doute il y eut en France beaucoup de musulmans qui embrassèrent le christianisme. C’était une suite naturelle de l’état de choses qui existait alors. Mais il y eut malheureusement beaucoup plus de Français qui se firent musulmans. Les premières invasions des Sarrazins en France, et l’abominable commerce d’enfans chrétiens des deux sexes qui se faisait dans toute l’Europe, durent conduire chez les musulmans un nombre incalculable d’individus. D’ailleurs, il ne faut pas se le dissimuler, l’extrême facilité avec laquelle les musulmans ont de tout tems accueilli les chrétiens qui se présentaient, jointe aux avantages que les renégats et les aventuriers ont toujours rencontrés chez eux, multiplia nécessairement les apostasies.


Passons maintenant à la manière dont les Sarrazins, en s’établissant en France, traitèrent les peuples vaincus, et à la politique qui les dirigea dans l’administration civile et religieuse et dans les impôts. On sent bien qu’il ne s’agit pas ici des courses à main armée que firent les Sarrazins, et qui furent accompagnées de violences et d’excès de tout genre. Nous excluons non seulement les premières invasions des Sarrazins dans le midi de la France, mais encore le long séjour que ces barbares firent plus tard en Provence, en Dauphiné, en Piémont, en Savoie et dans la Suisse. En effet, comme on l’a vu, ce séjour, si on excepte quelques positions fortifiées, fut toujours précaire. Dans aucune de ces contrées, les Sarrazins n’occupèrent le pays tout entier. Tandis que certaines bandes étaient maîtresses des passages des montagnes et des rivières, et se bornaient à rançonner les voyageurs, les hommes paisibles cultivaient les vallées fertiles, et consentaient même quelquefois à payer un tribut au prince du pays. Quant à la partie de la Provence qui était située aux environs de leur château-fort du Fraxinet, les Sarrazins ne conçurent pas d’autre politique que d’y tout détruire et de s’entourer de ruines. On ne peut mieux comparer les bandes sarrazines, à cette époque, qu’aux troupes de brigands qui, dans les dernières années, ont désolé une partie des états du pape et du roi de Naples.

Les observations que nous avons à faire s’appliquent uniquement à la forme de gouvernement que les Sarrazins établirent en Languedoc, lorsqu’ils se trouvèrent maîtres paisibles de cette province, entre les années 724 et 758, sous le règne de Charles-Martel et de Pepin-le-Bref. Les renseignemens nous manquent pour ces tems reculés; mais on a vu qu’à la suite des guerres intestines qui ne tardèrent pas à s’élever parmi les vainqueurs, c’est-à-dire à partir de l’année 737, les chrétiens goths du Languedoc avaient repris une partie de leur ancien crédit, et qu’ils avaient leurs comtes particuliers, leurs viguiers et leurs lois nationales[365]. D’un autre côté, Isidore de Beja, écrivain contemporain, nous apprend, sous la date de 734, que le gouverneur de l’Espagne, Ocba, avait coutume d’appliquer à chacun des peuples qui étaient soumis à son autorité leur législation particulière. Enfin, il nous reste une ordonnance rendue à la même époque par un gouverneur sarrazin de Coïmbre, et qui montre que les chrétiens du Portugal étaient assujétis à une administration analogue. Voici ce que porte cette ordonnance:

«Les chrétiens de Coïmbre auront leur comte particulier, qui les régira d’une bonne manière, et comme les chrétiens ont coutume d’être régis. Ce sera au comte de régler leurs différends; seulement il ne pourra condamner personne à mort sans l’ordre du magistrat musulman. Il sera obligé de conduire le prévenu devant le magistrat; on donnera lecture du texte de la loi chrétienne, et si le magistrat y consent, on mettra le prévenu à mort. Les petites villes auront aussi leur juge particulier, qui les gouvernera équitablement, et tâchera de prévenir les altercations. Si un chrétien offense un musulman, le magistrat lui appliquera la loi musulmane; si un chrétien porte atteinte à l’honneur d’une musulmane non mariée, il embrassera l’islamisme, et épousera la musulmane; sinon il sera mis à mort. Si la musulmane était mariée, son séducteur sera tué sans rémission[366]

Ces divers témoignages nous montrent quel fut le système d’administration adopté par les Sarrazins pour le Languedoc; et ce système était à peu près le même partout.


Si de l’administration politique nous passons à l’administration religieuse, nous manquons également de renseignemens positifs; mais, à l’aide d’inductions tirées de ce que les mahométans pratiquèrent ailleurs, on pourra se faire une opinion raisonnée.

La masse de la population à Narbonne et dans les villes voisines resta chrétienne; et cette masse était nombreuse, puisqu’elle suffit plus tard pour exterminer la garnison musulmane. Les Sarrazins avaient donc respecté la religion du pays, et ils avaient laissé aux habitans des chapelles et des églises pour exercer leur culte; il était de plus resté des ecclésiastiques pour desservir ces églises.

Mais là, ce nous semble, se bornèrent les concessions; et ce serait une erreur de croire que les Sarrazins agirent avec Narbonne et les autres villes frontières, comme ils le faisaient à l’égard de Cordoue et des autres contrées situées au centre de l’empire. A Cordoue, les Sarrazins s’étaient bornés à s’emparer des églises principales, et à dépouiller les autres de leurs biens; ces dernières étaient restées au pouvoir des chrétiens, et ceux-ci avaient conservé leurs évêques, ou du moins des préposés ecclésiastiques d’un ordre supérieur. Ils avaient même conservé des monastères de l’un et de l’autre sexe; en un mot, les Sarrazins leur avaient laissé l’usage des cloches, faveur qu’ils n’avaient accordée aux chrétiens ni en Afrique ni en Asie[367].

Rien de semblable ne se voit ni à Narbonne, ni dans les villes voisines. On n’y aperçoit ni évêques, ni couvens. Il est vrai que le désordre qui se manifeste à cette époque dans la plupart des églises du midi de la France n’était pas seulement l’ouvrage des Sarrazins; il existait depuis plus de cinquante ans, ainsi que le reconnaît saint Boniface, archevêque de Mayence, dans une lettre qu’il écrivit en 742, au pape Zacharie[368]; et c’était une suite des bouleversemens occasionés par les guerres entre les enfans de Clovis. Mais ce désordre ne s’était pas jusque-là fait remarquer dans les provinces septentrionales de l’Espagne, et il se manifeste avec l’arrivée même des Sarrazins; il y a plus, il ne finit qu’à mesure que les Sarrazins évacuent le pays[369].

On lit, dans une vie anonyme de Louis-le-Débonnaire[370], qu’en 802, lorsque les Français enlevèrent Barcelone aux Sarrazins, Louis, avant de prendre possession de la ville, se rendit dans l’église de Sainte-Croix, pour y remercier Dieu d’une conquête si importante. Comme l’église de Sainte-Croix sert encore aujourd’hui de cathédrale, le savant de Marca avait induit de ce passage que les chrétiens de Barcelone, sous la domination musulmane, avaient conservé leur principale église, et par conséquent leur évêque et leur haut clergé. Mais, dans le passage correspondant du poème d’Ermoldus Nigellus, déjà cité, et qui n’a été publié que long-tems après de Marca, il est dit que Louis, avant de se rendre à l’église, la fit purifier; par conséquent, dans l’intervalle, l’église de Sainte-Croix avait été convertie en mosquée. En effet, pour nous servir de l’expression du poète, la cathédrale de la capitale de la Catalogne avait été vouée au culte du démon[371].

Nous pensons que les musulmans mirent leur politique à écarter des villes frontières les évêques et le haut clergé, et à restreindre, le plus qu’ils purent, les relations des chrétiens de leurs domaines avec ceux des autres contrées. Ce qui le prouve, c’est l’importance que Charlemagne, à mesure que son pouvoir s’étendit, mit à favoriser ces relations, et à s’en charger lui-même.

On peut, du reste, à certaines restrictions près, juger des rapports religieux qui durent se former entre les chrétiens de France et les Sarrazins, par ce qui eut lieu en Espagne.

Le nombre des églises laissées aux chrétiens avait été déterminé au moment de la conquête, et il leur était défendu d’en construire de nouvelles. Mahomet a dit: «Ne laissez pas élever, par les infidèles, des synagogues, des églises et des temples nouveaux; mais qu’il leur soit libre de réparer les anciens édifices, et même de les rebâtir, pourvu que ce soit sur l’ancien sol[372]

Les chrétiens ne pouvaient faire de procession en public, et les offices sacrés devaient se célébrer les portes fermées. Si un chrétien voulait se faire musulman, il était défendu aux autres chrétiens d’y mettre obstacle[373].

Nous avons dit que les chrétiens de Cordoue et des autres villes de l’Andalousie étaient en général traités avec douceur, et que, de leur côté, les chrétiens avaient pour les musulmans certaines déférences: par exemple, ils circoncisaient leurs enfans, et s’abstenaient de chair de porc[374]. Néanmoins, à s’en tenir au témoignage d’un chrétien de Cordoue, qui, à la vérité, écrivait au moment de la persécution de l’année 850, il existait une haine profonde entre les musulmans et les chrétiens, surtout en ce qui concernait les pratiques extérieures du christianisme. Cet auteur s’exprime ainsi: «Aucun de nous n’ose manifester ouvertement ses croyances; quand quelque devoir sacré oblige les ecclésiastiques à paraître en public, sitôt que les mahométans voient en eux les marques de leur ordre, ils éclatent en propos outrageans; et, non contens de leur adresser des injures et des railleries, ils les poursuivent à coups de pierres. S’ils entendent le bruit de la cloche, ils se répandent en malédictions contre la religion chrétienne[375].» Plusieurs d’entre les musulmans auraient cru être souillés, si un chrétien les eût approchés.

De leur côté, les chrétiens, de l’aveu de saint Euloge, qui fut lui-même victime de la persécution de 850[376], quand ils entendaient les crieurs musulmans appeler du haut des mosquées les fidèles à la prière, croyaient entendre la voix de l’antechrist, et se hâtaient de faire le signe de la croix.


A l’égard des impôts établis par les Sarrazins, on a vu que le gouverneur d’Espagne, Alsamah, fut le premier qui, en 720, mit de l’ordre dans les finances, et qu’il étendit successivement les mêmes mesures à l’Espagne et au Languedoc. Jusque-là, la plus grande confusion s’était fait remarquer dans l’assiette des impôts et la solde des troupes[377].

Alsamah commença par distribuer aux guerriers et aux familles musulmanes pauvres une partie des terres enlevées aux chrétiens, terres dont quelques hommes puissans s’étaient arrogés les revenus. Le reste fut laissé au fisc, et les revenus en furent déposés dans le trésor public.

Les biens distribués aux vainqueurs furent taxés au dixième du produit; ceux qui furent laissés aux chrétiens payèrent le cinquième, c’est-à-dire le double[378]. Dans les commencemens, pour attirer les chrétiens, il fut décidé que ceux qui se soumettraient volontairement seraient traités comme les musulmans eux-mêmes; mais cette faveur ne fut pas maintenue.

Indépendamment de ce tribut de vingt pour cent, qui devait être fort lourd, si on en juge par la nature de certains terrains, les chrétiens avaient à acquitter une espèce de capitation ou d’imposition personnelle, qui variait suivant la fortune des individus. Cette imposition n’atteignait que les chrétiens mâles parvenus à l’âge adulte, qui pouvaient vivre soit du revenu de leurs biens, soit du travail de leurs mains; elle portait le nom de djizyé, ou compensation, et était regardée par les musulmans comme un dédommagement de la faveur qu’ils avaient faite aux chrétiens, en leur laissant la vie et l’exercice de leur religion. Tout chrétien qui embrassait l’islamisme était par cela même affranchi de cette charge[379].

Enfin, les chrétiens payaient un droit pour les marchandises et les biens meubles. Ce droit, qui était pour les musulmans de deux et demi pour cent, a varié pour les chrétiens suivant les tems et les lieux. Il était, à cette époque, pour ces derniers, de cinq pour cent. Ce droit était appelé ordinairement zekat, c’est-à-dire purification, et était censé rendre licite l’usage des biens eux-mêmes. En effet, les musulmans, témoins chaque jour des excès du despotisme, sont persuadés que le bien mal acquis ne porte pas bonheur; et ils croient se mettre en garde contre les chances auxquelles nous sommes continuellement sujets, en sacrifiant une partie de leurs richesses. Le zekat payé par les musulmans est regardé comme un sacrifice volontaire, et doit être abandonné aux pauvres. Quant à celui qui était acquitté par les chrétiens, il était employé en partie à secourir les pauvres et à racheter les captifs[380].


On sera peut-être curieux de savoir de quelle manière les auteurs arabes désignent les peuples chrétiens avec lesquels leur nation a été si long-tems en rapport, soit de guerre, soit d’amitié. Les chrétiens soumis à la domination musulmane sont appelés moahid[381], ou confédérés, et ahl-aldzimmet[382], ou protégés. En effet, du moment que les chrétiens obtenaient la vie et l’exercice de leur religion, et qu’ils se soumettaient à payer tribut, il y avait obligation réciproque entre les deux parties, et promesse de la part des vainqueurs de protéger les vaincus. Les Arabes donnent encore aux chrétiens, surtout à ceux qui ne reconnaissaient pas leur autorité, les titres de eledj[383], ou professant une autre religion; adjemy[384], ou appartenant à une autre race. Ils les nomment aussi moschrik[385], ou polythéistes; en effet, les musulmans sont persuadés que les chrétiens, en admettant un Dieu en trois personnes, admettent trois Dieux différens[386].


Les vainqueurs et les vaincus parlant un langage différent, quel moyen avaient-ils de communiquer ensemble? Les Arabes n’ont jamais eu de goût pour les langues étrangères. De leur côté, les chrétiens, dans ces tems d’ignorance et de barbarie, ne pouvaient guère songer à apprendre la langue arabe. L’histoire ne cite, à cet égard, qu’un abbé du monastère de Saint-Gall, appelé Hartmote, lequel en 880 joignit l’étude de l’arabe à celle du grec et de l’hébreu[387]. Ce ne fut que plus tard, au tems des croisades, que les lumières ayant fait des progrès, nos pères commencèrent à s’occuper de la langue et des croyances d’un peuple, qui avait si long-tems été maître d’une partie de leur territoire. Pour cette étude, on se rendait de préférence en Espagne, où le latin et l’arabe étaient également cultivés, et où l’on était sûr de trouver tous les secours nécessaires. Ce fut à Tolède, qu’en 1142, Pierre le vénérable, abbé de Cluny, fit faire la première traduction latine de l’Alcoran que l’on connaisse; c’est là qu’il entreprit une réfutation de la religion musulmane, qui fut le signal de beaucoup d’autres ouvrages du même genre[388].

Mais on ne saurait douter que, dès le principe, il n’y eût en France un grand nombre de personnes qui parlaient l’arabe. Nous avons dit que les premiers conquérans, à mesure qu’un pays était subjugué, choisissaient un certain nombre d’otages parmi les familles les plus notables, et les envoyaient au centre de l’empire[389]. Une partie de ces otages revirent nécessairement leur patrie. Il en fut de même des captifs et des esclaves chrétiens qui avaient recouvré leur liberté; enfin, il y avait les serfs sarrazins disséminés sur tout notre territoire.

Nous ferons encore mention des pélerins et des marchands qui, même à l’époque des invasions les plus sanglantes, se rendaient en Égypte, en Syrie et dans les autres pays musulmans. On peut citer l’Anglais saint Guillebaud, qui, vers l’an 730, se mit en route à travers la France et l’Italie, et qui se trouvait en Syrie vers l’an 734. Ces pélerins et ces marchands auraient pu nous fournir les renseignemens les plus curieux sur la politique et les ressources des princes mahométans, à cette époque, et sur les dispositions de leurs peuples; en effet, combien il eût été important de savoir ce qui se disait à Damas, de la marche des armées musulmanes en occident, des effets que l’on attendait de conquêtes si merveilleuses. Malheureusement, les pélerins et les marchands ne nous ont rien transmis. Saint Guillebaud, à son arrivée en Syrie, avait d’abord été arrêté comme espion; il fit voir que son unique objet était la visite des lieux sanctifiés par les mystères de notre religion, et on le mit en liberté. Il parcourut donc la Palestine, la Phœnicie et la Syrie. A Damas, il parla au khalife; mais nulle part, dans la relation qui nous reste de ses voyages, et qui a été écrite par une de ses cousines, il n’est dit un mot des choses que nous aurions tant d’intérêt à savoir.

A cette époque, la disposition des esprits devait empêcher les personnes pieuses d’apporter une attention convenable à ces malheureux événemens. On était persuadé que ces horribles invasions étaient un effet du courroux céleste, excité par les péchés des hommes. Or, la piété dirigée d’une certaine manière tient en quelque chose à l’esprit de fatalisme. Les personnes préoccupées de cette idée négligeaient les moyens humains, et se résignaient à un sort qu’elles auraient peut-être évité sans cela[390]. Quelle différence entre cet abattement et l’entraînement qui plus tard amena le mouvement des croisades!

On a vu que les Sarrazins, dans leurs courses dévastatrices, s’emparaient des femmes et des enfans des deux sexes. Les garçons devenaient soldats; pour les femmes et les filles, elles servaient à perpétuer la race des envahisseurs. Cette manière d’entretenir leurs forces, indépendamment des secours qu’ils recevaient continuellement d’Espagne et d’Afrique, entrait d’avance dans leurs calculs. On en peut juger par ce qui eut lieu lors de leur établissement dans l’île de Crète. Nous avons dit, qu’à la suite d’une rébellion des faubourgs de Cordoue, quinze mille habitans furent obligés de s’expatrier, et qu’après avoir fait une descente sur les côtes d’Égypte, ils se dirigèrent, avec d’autres aventuriers, vers l’île de Crète. Le chef de l’expédition, charmé de la beauté du climat et de la fertilité du sol, résolut d’y former une colonie, et mit le feu à sa flotte. A la vue des flammes, ses compagnons étonnés demandèrent comment ils pourraient désormais communiquer avec leurs femmes et leurs enfans. Là-dessus, le chef leur dit: «Je vous donne une nouvelle patrie; elle vous fournira des femmes; c’est à vous à vous procurer des enfans[391].

Les Sarrazins, à leur première entrée en France, ne pensaient à rien moins qu’à subjuguer cette belle contrée, et à la soumettre, ainsi que le reste de l’Europe, aux lois de l’Alcoran. Mais plus tard, leurs bandes eurent uniquement pour mobiles l’amour du pillage, la soif de la vengeance et le goût des aventures. L’établissement des Sarrazins en Provence, à la fin du neuvième siècle, et leurs incursions dans les montagnes des Alpes, furent un événement purement fortuit. Au témoignage de l’historien Liutprand, on peut joindre la manière dont les mahométans subjuguèrent l’île de Sicile. Deux années s’étaient écoulées depuis la mort de Charlemagne (en 816), et le nom de ce grand prince était encore un objet de terreur pour les barbares. Le gouverneur grec de l’île de Sicile, s’étant révolté contre l’empereur de Constantinople, envoya demander du secours au prince africain de Cayroan. Le prince consulta les notables du pays; tous furent d’avis qu’on envoyât du secours au gouverneur; mais ils voulaient qu’on ne fît aucun établissement dans l’île, et qu’on se bornât à enlever les richesses faciles à emporter. Tous étaient persuadés que l’île, étant si rapprochée du continent italien, serait secourue, soit par les Grecs, soit par les Français, et que jamais un peuple qui parlait une langue et professait des croyances différentes ne parviendrait à s’y fixer d’une manière solide. «Quelle est, demanda quelqu’un, la distance qui sépare l’île du continent?» On lui dit qu’une même personne pouvait aller deux ou trois fois en un jour, de l’île sur le continent et du continent dans l’île. «Et quelle est, reprit le premier, la distance de la Sicile à l’Afrique?» On lui dit qu’il y avait pour un jour et une nuit de navigation. «En ce cas, répliqua l’autre, fussé-je un oiseau, je ne me hasarderais pas à prendre ma demeure dans cette île[392].» En effet, ce ne fut qu’après coup, que les Sarrazins d’Afrique songèrent à occuper la Sicile; et ce qui les y décida, ce ne fut pas seulement la richesse du pays, ce fut encore l’anarchie qui désolait l’île. On en peut dire autant de leur établissement dans l’Italie méridionale. Ce furent les princes du pays, divisés entre eux, qui les y appelèrent et les y maintinrent.


Telles sont les considérations qui nous ont paru propres à jeter du jour sur le caractère général des invasions des Sarrazins en France, et sur les circonstances qui les accompagnèrent; elles se plaçaient d’autant plus convenablement ici, qu’elles serviront à éclaircir les questions qui nous restent à examiner. Et d’abord, quel vestige trouve-t-on du séjour des Sarrazins dans le royaume et dans les contrées voisines?

Nous croyons que les premières invasions des Sarrazins, si on fait abstraction des dévastations qui en furent la suite immédiate, ne laissèrent qu’une trace assez légère. Ce n’est pas que l’esprit religieux eût aveuglé les habitans du midi de la France, au point de leur fermer les yeux sur les exploits et les travaux de guerriers qui, à l’exemple des Romains, se croyaient destinés à la conquête du monde. L’espèce d’éloignement des hommes du midi de la France pour les hommes du nord d’une part, et de l’autre le désordre qui existait dans toutes les classes de la société, avaient éteint presque tout patriotisme.

Le peu de traces que les Sarrazins laissèrent d’abord de leur séjour nous semble tenir à une autre cause. C’est que sortant à peine de leur désert, ils étaient encore étrangers à toute idée de civilisation, et qu’ils ne purent par eux-mêmes rien édifier de grand. En effet, à Narbonne, où ils se maintinrent pendant quarante ans, et qui était devenue leur boulevart en France, il ne reste pas le moindre vestige de monument élevé par eux. Apparemment ils se bornèrent à augmenter les fortifications de la ville, et à en faire une place imprenable. Dans une cité où l’on rencontre à chaque pas des débris de la domination romaine, il n’existe plus aucun pan de muraille, aucune inscription qu’on puisse rattacher d’une manière certaine aux Sarrazins, et il ne paraît pas qu’aucun écrivain en ait jamais mentionné.

On a parlé d’un édifice qui sert aujourd’hui d’église au village de Planès, dans la Cerdagne française, aux environs de Mont-Louis; et on a dit que cet édifice avait été élevé par les Sarrazins, à l’époque où, antérieurement à Charlemagne, les mahométans étaient maîtres de cette partie des Pyrénées; on a ajouté qu’il leur servait de mosquée; mais cet édifice, encore parfaitement conservé, n’a rien qui ressemble à une mosquée: c’est un triangle équilatéral, ayant à chacune de ses faces un cercle dont la circonférence va passer par le centre d’un quatrième cercle qui forme la coupole supérieure. Ce ne peut pas non plus être, comme on l’a dit[393], le mausolée de Munuza, chef sarrazin, qui, ainsi qu’on l’a vu, fut pendant quelque tems à la tête du gouvernement des Pyrénées[394]. L’édifice n’a nullement la forme d’un tombeau. D’ailleurs, qui aurait élevé ce tombeau? ce ne seraient pas les chrétiens, qui avaient à reprocher à Munuza d’avoir fait brûler vif un de leurs évêques; ce ne seraient pas non plus les musulmans, qui regardaient Munuza comme un traître, et qui machinèrent sa mort. Cet édifice est d’une construction postérieure à l’occupation du pays par les Sarrazins. L’absence de tout ornement d’architecture ne permet pas d’en fixer la date précise; mais tout porte à croire qu’il fut élevé par les chrétiens, postérieurement au dixième siècle[395].

La seule chose qui nous reste des premières invasions des Sarrazins, ce sont des médailles arabes, ayant primitivement servi de monnaies. On trouve assez souvent de ces monnaies en Languedoc et en Provence; malheureusement elles ne portent ni nom de souverain ni nom de gouverneur de province, et ne sont d’aucun secours pour l’histoire[395].


Lorsqu’à la fin du neuvième siècle, les Sarrazins s’établirent en Provence et se répandirent de là en Dauphiné, en Savoie et en Suisse, ils avaient fait dans l’intervalle de grands progrès dans les sciences et les arts, et ils en faisaient chaque jour de nouveaux. On ne peut nier que les mahométans de l’Espagne, de la Sicile et même de l’Afrique, ne fussent alors plus avancés que les chrétiens de France et des contrées voisines, en proie à l’anarchie et à tous les malheurs qui en sont la suite. Il serait inutile de tracer ici le tableau des merveilles que la civilisation enfanta chez les Maures d’Espagne. Qui n’a entendu parler de la magnifique mosquée de Cordoue, servant aujourd’hui de cathédrale, et qui fut élevée dans la dernière moitié du huitième siècle? Qui ne connaît les ponts, les canaux d’irrigation et les monumens de tout genre, qui furent érigés en Espagne, à partir de cette époque? Ce n’était pas seulement dans les arts proprement dits que se montrait la supériorité des Sarrazins; elle se manifestait aussi dans les sciences, sans lesquelles il ne peut y avoir de véritable civilisation. Les Sarrazins possédaient dans la langue arabe des traductions des ouvrages d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien, de Dioscoride, de Ptolemée; ils avaient même ajouté aux découvertes des savans de l’antiquité.

Leur supériorité était avouée par les chrétiens eux-mêmes. L’histoire a conservé le souvenir de Sanche, prince de Léon, qui, vers l’an 960, étant attaqué d’une maladie incurable, demanda un sauf-conduit au khalife Abd-alrahman III, et se rendit à Cordoue, pour y consulter les médecins arabes. L’histoire ajoute que Sanche trouva dans le savoir de ces médecins tous les secours qu’il en attendait, et que le reste de sa vie, il se montra reconnaissant du généreux accueil qu’il avait reçu[396]. Vers la même époque, un moine auvergnat, Gerbert, devenu plus tard pape sous le nom de Sylvestre II, allait en Espagne pour s’y former à l’étude des sciences physiques et mathématiques; et ses progrès furent tels, qu’à son retour, le vulgaire le prit pour un sorcier.

Mais un très-petit nombre de personnes, en France, pouvait puiser à cette source d’instruction, et la masse du peuple croupissait dans l’ignorance. De quel secours pouvaient être pour nos pères les bandes sarrazines qui, le fer et la flamme à la main, dévastaient nos plus belles provinces? On l’a déjà vu: ces bandes se composaient d’aventuriers, venus de tous les pays, et ces hommes avaient pour unique objet de s’enrichir de butin. La véritable influence exercée par la civilisation arabe ne commença que plus tard, c’est-à-dire à partir seulement du douzième siècle, à la suite des guerres des croisades, lorsque la religion chrétienne et la religion musulmane, l’Orient et l’Occident, étant pour ainsi dire en présence, les peuples de France, d’Angleterre, d’Allemagne, sortirent enfin de leur léthargie, et manifestèrent le désir de prendre part aux avantages de la civilisation sarrazine. La connaissance du grec étant alors perdue en Occident, et les traités grecs se trouvant traduits en arabe, des chrétiens de France et des contrées voisines se rendirent en Espagne, pour transporter en latin les versions arabes. C’est d’après ces traductions que, jusqu’au quinzième siècle, on étudia dans nos universités la plupart des écrits légués par l’antiquité grecque.


Disons cependant quelques mots de certains souvenirs qui se rattachent plus ou moins directement à la seconde occupation de notre territoire par les Sarrazins. Ces souvenirs, quelque frappans qu’ils aient pu être d’abord, doivent l’être moins, aujourd’hui que les monumens qui devaient les perpétuer ont nécessairement été altérés par le tems.

Il est à regretter que le château élevé par les Sarrazins, au fond du golfe de Saint-Tropès, ait été détruit. Les travaux exécutés dans le roc, et dont il reste encore des vestiges, donnent une haute idée de la patience des hommes qui l’occupaient. Mais nulle part on n’aperçoit d’inscription; nulle part on ne distingue de ces signes écrits que les Grecs et les Romains n’oubliaient pas en pareil cas, et que les Arabes eux-mêmes surent employer en Espagne et ailleurs.

On a cité quelques châteaux forts, construits sur les lieux élevés, et on les a attribués aux envahisseurs; on a également rapporté à ces derniers les nombreuses tours qui, dans une grande partie de la France et de l’Italie, particulièrement sur les côtes, couronnent les montagnes et les collines; on a dit que de ces hauteurs les bandes sarrazines, soit à l’aide de feux allumés pendant la nuit, soit de toute autre manière, se faisaient part des nouvelles qui les intéressaient, et concertaient leurs mouvemens[397]. En effet, les auteurs arabes font mention des rebaths, ou lieux d’observation, élevés dans le Languedoc par Ocba, vers l’an 734[398]. Ainsi, l’opinion qui a été émise au sujet de ces tours n’est pas sans quelque fondement; mais en général, ne serait-il pas plus naturel d’attribuer les tours bâties près des côtes aux chrétiens, qui étaient sans cesse menacés par les descentes des pirates, et qui n’ayant pas de moyen de se défendre, étaient par là instruits de leur approche et avaient le tems de pourvoir à leur sûreté.

Nous ne nous arrêterons pas à divers objets conservés jadis précieusement en France, et dont on faisait remonter l’origine aux Sarrazins. Ces objets consistaient en étoffes de soie, en coffrets d’ivoire ou d’argent, en calices de cristal, en armes, etc. Une partie de ces objets existe encore dans les trésors des églises ou dans les cabinets des curieux. Le prix qu’on y mettait montre la haute idée qu’on avait de l’habileté des artistes sarrazins; mais il ne prouve pas que pour le moment nos pères cherchassent à les imiter[399]. D’ailleurs, la plupart de ces objets sont postérieurs au huitième siècle[400].

Le second séjour des Sarrazins n’a pas dû être sans influence sur l’agriculture. On ne trouve ni en Provence ni en Dauphiné aucune trace de ces magnifiques canaux d’irrigation, qui font encore la richesse de Murcie, de Valence, de Grenade. Mais sans doute, dans le cours d’une si longue occupation, il se trouva parmi les envahisseurs quelques hommes amis de l’humanité, qui cherchaient à faire jouir leur nouvelle patrie des avantages de l’ancienne.

On dit que le blé noir, autrement appelé blé-sarrazin, qui forme aujourd’hui une des productions les plus importantes de nos campagnes, est originaire de la Perse; que de là il passa en Égypte, et qu’après avoir parcouru, avec les conquérans arabes, tout le littoral de l’Afrique, il pénétra avec eux en Espagne et de là en France. Chacun sait que cette plante précieuse peut servir à la fois d’engrais et de fourrage, et que sa graine fournit une farine qu’on peut convertir en bouillie.

On attribue aux Sarrazins établis en Provence l’art d’exploiter le chêne-liège, très-abondant dans la forêt qui a retenu d’eux le nom de forêt des Maures; cet arbre était depuis long-tems cultivé en Catalogne, et il constitue encore aujourd’hui une des principales richesses des environs du Fraxinet[401].

Les Sarrazins donnèrent peut-être une nouvelle activité à l’art d’extraire du pin maritime, de tout tems très-commun en Provence, notamment dans la forêt des Maures, la résine réduite à l’état de goudron, et servant à calfater les navires. Le nom de quitran, que le goudron porte encore en Provence, vient des Arabes. Il est à croire que les Sarrazins entretenaient une marine au fond du golfe de Saint-Tropès, afin d’avoir leurs communications libres par mer[402].

On a, dans un autre genre, attribué aux Sarrazins le renouvellement de la race des chevaux du midi de la France, notamment de la Camargue. Il paraît qu’en effet les chevaux actuels de la Camargue proviennent d’un croisement entre les jumens du pays et des chevaux andalous. Or, les flottes sarrazines, lorsqu’elles se mettaient en mer, devaient emmener des chevaux, afin qu’arrivés à leur destination, les hommes de l’équipage pussent faire des courses dans l’intérieur des terres. Une lettre du pape Léon III à Charlemagne fait mention d’une escadre sarrazine qui était descendue dans une île voisine de la côte de Naples, ayant à bord quelques chevaux maurisques[403]. Il est vrai que le pape ajoute que l’escadre étant obligée de remettre à la voile sans pouvoir ramener les chevaux, ces malheureux animaux furent mis à mort[404]. En effet, un des articles du code militaire des mahométans est ainsi conçu: «Lorsque vous vous retirerez d’un pays ennemi, vous n’y laisserez ni chevaux, ni bestiaux, ni fourrages, ni provisions, ni rien de ce qui pourrait tourner à la défense de l’ennemi[405]

Nous penchons à croire que c’est plus tard qu’eut lieu le renouvellement de la race des chevaux de Provence; c’est-à-dire à l’époque où ce pays et la Catalogne appartenant au même prince, il était facile de les faire participer aux avantages l’un de l’autre. Ce qui le prouve, c’est que la race actuelle est désignée par les habitans sous le nom d’egos, mot qui est le même que l’espagnol yegua, appliqué à la jument. D’ailleurs il est fait mention, dans une charte de l’an 1184, c’est-à-dire de l’époque dont nous parlons, de deux taureaux catalans qui se trouvaient dans une des fermes de la Camargue[406].

On peut également faire remonter le renouvellement de la race des chevaux du pays des Landes à l’époque où les guerriers de la Gascogne allant presque toutes les années au-delà des Pyrénées, pour seconder les chrétiens leurs frères dans leurs efforts contre les Maures, avaient la facilité de s’y procurer tout ce qui pouvait enrichir leur patrie.

La Provence offre encore à l’attention des curieux divers usages particuliers au pays, et qu’on a cru un reste du séjour des Sarrazins. Ce sont certaines danses qui s’exécutent le soir et dans la nuit; ces danses varient suivant les localités; mais elles s’accordent en ce qu’on y voit figurer un danseur entre deux danseuses, présentant alternativement une orange à chacune d’elles; ou bien ce sont des hommes et des femmes placés sur deux files, et qui dansent en se croisant. La personne placée à la tête de chaque file fait des gestes qui sont successivement imités par les autres. Il existe encore une espèce de danse guerrière, dans laquelle deux hommes brandissent chacun une épée, et s’agitent de manière à figurer des guerriers qui veulent enlever une bergère, ou qui essaient de la défendre contre son ravisseur[407].

Ou ces danses n’ont pas été introduites par les Sarrazins, ou bien elles ont perdu leur caractère primitif. En Orient et dans les contrées du Midi, l’esprit de jalousie ne permet pas aux femmes et aux filles de se mêler ainsi avec les hommes; les femmes figurent dans les danses et les fêtes, mais elles figurent seules; d’ailleurs ce sont des femmes exclues du sein de la société. Quant à la danse guerrière, c’est un reste des usages des anciens, chez qui ces sortes de danses étaient fort recherchées[408].


C’est ici le lieu d’examiner si, à la suite des invasions des Sarrazins, il se forma quelque colonie de ce peuple chez nous. On a cité plusieurs de ces colonies; et en effet, il est probable que dans le cours d’invasions souvent malheureuses, quelques détachemens sarrazins furent coupés du gros de l’armée et obligés de mettre bas les armes. Mais l’histoire ne nous ayant transmis le souvenir d’aucune de ces colonies, quel moyen avons-nous aujourd’hui de suppléer à son silence? Les Sarrazins ne sont pas les seuls qui aient envahi notre territoire. Sans parler des hordes barbares qui les avaient précédés, les Normands et les Hongrois ne se montrèrent-ils pas aussi acharnés qu’eux? On peut également citer les peuples de race germaine, notamment les Saxons, dont un grand nombre de familles, d’après le témoignage de l’histoire, furent transplantées par Charlemagne dans différentes provinces de l’empire. Pour distinguer ces différentes races, il faudrait que leurs descendans eussent conservé quelques restes de leur langage et de leurs usages. Mais, dans un pays comme la France, où toutes les provinces se tiennent, et où tout tend à la longue à prendre une physionomie uniforme, comment ces différences se seraient-elles maintenues si long-tems? D’ailleurs, ainsi qu’on l’a vu, les bandes sarrazines comptaient dans leur propre sein plusieurs races et plusieurs croyances particulières.

Nous ne pensons pas qu’il existe maintenant en France de population dont on puisse, d’une manière certaine, faire remonter l’origine aux bandes sarrazines. On a cité une peuplade qui habite les bords de la Saône, entre Mâcon et Lyon, particulièrement celle qui est établie sur la rive gauche, et on a prétendu que cette peuplade provient d’un détachement qui, sous Charles-Martel, ne put, avec le reste de l’armée, regagner les Pyrénées. On a fait mention de quelques usages particuliers à cette peuplade; on a même relevé quelques expressions qu’on a cru d’origine arabe[409]. Mais les expressions qui ont été signalées dérivent du latin ou du vieux français, ou ont une origine absolument inconnue. Quant aux usages, ils ne renferment rien qui ne puisse s’appliquer aussi bien aux Bohémiens ou à toute autre race étrangère[410].

Il y a plus, si nous consultons l’histoire, elle nous dira que jamais colonie de Sarrazins n’exista là où l’on place celle-ci. Dans la première moitié du dixième siècle, à l’époque où les Sarrazins, les Normands et les Hongrois, s’étaient, pour ainsi dire, donné rendez-vous dans notre infortunée patrie, et que chacun de leur côté, ils entassaient ruines sur ruines, l’histoire affirme que les environs de Tournus et de Mâcon, par un privilége particulier, furent à l’abri de ces épouvantables dévastations; et que c’est là que les évêques et les moines accouraient de toutes les parties de la France avec les reliques des saints, et les trésors des églises[411]. Si une colonie sarrazine s’était trouvée dans le pays, comme l’éloignement qu’on a cru remarquer entre la population actuelle et les populations voisines aurait été alors encore plus sensible, est-ce là que les chrétiens pressés de toute part auraient cherché un refuge?

Nous rejetons également l’opinion de ceux qui ont rattaché aux invasions sarrazines la classe d’hommes établis dans le Bigorre et dans les contrées voisines des Pyrénées, et qu’on appelle Cagots. Les Cagots, qui ont subsisté jusqu’à ces derniers tems, formaient une classe à part, et passaient pour être en proie à des maladies contagieuses. Le savant de Marca supposa qu’ils étaient un reste des Sarrazins, et il faisait dériver leur nom de caas-goths, ou chasseurs de goths. Mais les Cagots sont appelés dans le pays du nom de Christaas, ou de chrétiens; ce qui a donné lieu à un savant de nos jours de penser que c’étaient des chrétiens primitifs, qui n’étaient jamais sortis de leurs montagnes, et qui, n’adoptant pas les pratiques mises plus tard en usage par le reste de la population, avaient fini par se trouver isolés[412]. Quoi qu’il en soit, l’opinion de Marca est insoutenable, et on pourrait tout au plus rattacher les Cagots à ce grand nombre de peuplades éparses en Bretagne, en Auvergne et ailleurs, sous les noms de Caqueux, Cacous, Capots, etc.,[413].

Nous ne parlons pas ici des Maures d’Espagne, qui, sous Henri IV, émigrèrent en France, particulièrement dans les provinces méridionales du royaume. On sait que le roi d’Espagne, Philippe III, ne voulant plus tolérer dans ses états des hommes qui étaient en opposition avec la religion dominante, et qui, bien que faisant la richesse et la force du pays, pouvaient, par leurs relations avec l’empire ottoman, alors formidable, mettre le royaume en danger, ces hommes, au nombre de plus d’un million, furent obligés de renoncer à leur patrie. Cent cinquante mille d’entre eux franchirent les Pyrénées et entrèrent en France. Mais le gouvernement leur permit seulement de traverser le royaume. Presque tous se rendirent en Afrique ou dans les provinces de l’empire ottoman; ceux qui restèrent en France embrassèrent le christianisme et se fondirent dans la masse de la population[414].


La littérature arabe n’a-t-elle exercé aucune influence sur la littérature des peuples du midi de l’Europe? On a attribué aux nomades de l’Arabie le premier emploi de la rime, des poésies amoureuses et des chants de guerre. En effet, c’est vers les derniers tems du séjour des Sarrazins en France, que commencèrent à se former la langue d’oc et la langue d’oil; la langue latine n’existait plus que dans les livres, et la langue germanique était tombée en désuétude. L’influence arabe dut s’exercer principalement sur la langue d’oc, commune aux peuples du midi de la France et de la Catalogne, d’abord parce que ce furent les pays où les Sarrazins se maintinrent plus long-tems; de plus, parce que la littérature des troubadours paraît avoir précédé les autres littératures de l’Europe moderne. Mais cette influence ne dut devenir vraiment sensible qu’après l’entière expulsion des Arabes du sol français. Les monumens de la littérature romane qui nous sont parvenus, sont tous postérieurs à la première moitié du dixième siècle; et sans doute, l’occupation d’une partie du royaume par les Sarrazins n’eut d’abord d’autre effet que d’entraver le développement d’une civilisation qui tendait à se communiquer à toute la société chrétienne de cette époque[415].

A l’égard des mots d’une origine incontestablement arabe qui se sont introduits dans la langue française, par exemple l’expression salam alayk (salamalek), qui signifie salut à toi, et à laquelle l’interlocuteur répond alayk alsalam, ou sur toi le salut, ces mots ont pu s’introduire en France postérieurement aux invasions des Sarrazins, et pendant les guerres des croisades. Il ne faut pas oublier que les relations entre la France et les Sarrazins n’ont pas cessé avec les invasions de ces derniers; bien au contraire, ces relations n’ont fait que s’accroître, et leurs effets ont dû être d’autant plus puissans, qu’en général, à la différence des anciennes, elles reposaient sur des rapports de commerce et d’amitié.

Un effet de la domination passagère des Sarrazins que l’on ne saurait méconnaître, c’est la création d’une foule de seigneuries et de fortunes dont il existe encore des débris. Les Sarrazins s’étaient mis en possession de vallées fertiles et riches; d’autres contrées, par suite d’une politique barbare, avaient été entièrement dévastées; il était naturel que les personnes qui avaient aidé à l’expulsion des barbares eussent part aux terres conquises. C’est ce qui eut lieu dans les diocèses de Grenoble, de Gap, et dans la Basse-Provence[416]. C’est ce qui avait déjà été mis en usage dans les provinces septentrionales de l’Espagne.

Cette manière d’arriver à l’opulence paraissait tellement naturelle, que les princes et les grands s’en étaient fait comme une branche de revenu, et qu’on spéculait sur une expédition tentée contre les infidèles, comme maintenant on spéculerait sur l’armement d’un navire. En 1034, le comte d’Urgel, Ermengaud IIe, fait don à un monastère de ses états de la dîme de toutes les prises qu’il fera sur les mécréans[417]. En 1074, le pape Grégoire VII écrit aux grands d’Espagne pour leur annoncer qu’il investissait d’avance Ebles II, comte de Roucy, de toutes les terres que celui-ci parviendrait à enlever aux Sarrazins, à condition qu’Ebles déclarerait les tenir du saint-siége, et qu’il lui paierait un tribut annuel[418].


En somme, il semble que l’influence exercée directement par les Sarrazins ne fut pas aussi considérable qu’on serait tenté de le croire d’abord. Les dégâts mêmes qu’ils commirent, quelque affreux qu’ils fussent, s’affaiblirent en présence de ceux des Normands et des Hongrois; ils furent même inférieurs à ceux des Normands, puisque ceux-ci, bien que venus plus tard, eurent un théâtre plus vaste, et se maintinrent avec moins d’interruption. D’ailleurs, ce n’est pas le souvenir des maux causés par les Sarrazins qui resta gravé le plus profondément dans les esprits; pendant long-tems on songea de préférence aux lumières, aux exploits et à la puissance des Sarrazins; ce fut au point que le nom de sarrazin et les noms de païen et de romain, se confondirent dans les esprits[419], et que le vulgaire attribua aux Sarrazins tout ce qui apparaissait de grand et de colossal. On sait que la ville d’Orange offre encore des restes imposans de la domination romaine. Un poème manuscrit fait de ce magnifique monument un ouvrage sarrazin. Il en a été de même des anciens murs romains de Vienne en Dauphiné[420]. Encore aujourd’hui, dans le midi de la France, chaque fois qu’on retire de la terre quelqu’une de ces larges briques, par lesquelles les Romains avaient coutume de recouvrir la toiture de leurs édifices, le peuple, dans les pays mêmes où les mahométans n’ont peut-être jamais mis les pieds, ne manque pas de donner à ces débris le nom de tuile sarrazine.

Le souvenir des invasions des Normands et des Hongrois n’existe plus que dans les livres. D’où vient que le souvenir des Sarrasins est resté présent à tous les esprits? Les Sarrazins se montrèrent en France avant les Normands et les Hongrois, et leur séjour se prolongea après les incursions des uns et des autres. Les premières invasions des Sarrazins sont empreintes d’un tel caractère de grandeur, qu’on ne peut en lire le récit sans émotion. Les Sarrazins, à la différence des Normands et des Hongrois, marchèrent long-tems à la tête de la civilisation; de plus, lorsqu’ils eurent cessé d’occuper notre territoire, ils continuaient à être un sujet d’épouvante pour nos côtes; enfin, les guerres qu’ils soutinrent pendant les croisades en Espagne, en Afrique et en Asie, durent ajouter à leur nom un nouvel éclat. Mais toutes ces raisons seraient insuffisantes pour expliquer la grande place que le nom sarrazin remplit encore en Europe dans la mémoire des hommes. La cause, la véritable cause d’un fait si singulier, c’est l’influence qu’exercèrent au moyen-âge les romans de chevalerie, influence qui s’est maintenue plus ou moins jusqu’à nos jours.


Maintenant que les romans de chevalerie sont presque oubliés, nous avons de la peine à nous rendre compte de l’effet qu’ils produisirent. Mais au moyen-âge, ces romans formaient presque l’unique lecture de la noblesse et même du peuple. C’est là que les guerriers et les hommes qui se piquaient d’élévation dans les sentimens, allaient chercher des leçons de valeur et de générosité; c’est là que les personnes de l’un et de l’autre sexe se formaient à la galanterie, qualité qui tenait alors une place très-importante dans les mœurs publiques. En général, les monumens de l’antiquité classique étaient perdus de vue; on dédaignait même les chroniques nationales qui auraient pu mettre sur la voie de la vérité.

Les romans de chevalerie, dont une partie seulement nous est parvenue, furent écrits dans les onzième, douzième et treizième siècles. La plupart étaient en vers, et n’étaient pas seulement lus des personnes de toutes les classes; des chanteurs ambulans, nommés jongleurs, allaient de ville en ville, de bourg en bourg, et les récitaient en présence du peuple assemblé. Il n’y avait presque pas de fête dans les châteaux et dans les villages, où quelque morceau de ce genre ne fût exposé à l’admiration populaire. Ce sont ces mêmes récits qui, plus tard, reproduits par la plume des poètes italiens, surtout de l’Arioste, ont continué, sous une nouvelle forme, à circuler dans toutes les bouches.

On sait que les guerres de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne, qui forment le sujet d’une grande partie des romans de chevalerie, furent principalement dirigées contre les Frisons, les Bavarois, les Saxons et les autres peuples germains et slaves, qui sans cesse menaçaient de forcer les barrières de l’empire. Mais, à l’époque où les romans de chevalerie furent composés, il n’existait plus d’empire français; la France était à peu près réduite à ses limites actuelles; et les hommes qui voulaient signaler leur valeur allaient combattre les mécréans, soit sur les bords de l’Èbre, du Tage, ou du Guadalquivir, soit sur ceux du Jourdain, de l’Oronte et du Nil. Comme les auteurs de romans de chevalerie écrivaient surtout pour les gens de guerre et pour les personnes qui aimaient à figurer dans les tournois et les exercices militaires, ils se crurent obligés de mettre en scène les idées et les mœurs de leur tems. Dès lors, les noms de Roland et des héros qui, depuis Charlemagne, étaient pour ainsi dire en possession d’enflammer les imaginations, ne furent plus qu’une espèce de thème, auquel venaient se rattacher les grands coups de lance et les triomphes des guerriers de l’époque. Les poètes avaient même fini par comprendre, sous la dénomination de Sarrazins, les Saxons et les autres peuples du Nord, qui avaient été successivement en lutte avec la France[421].

Il fut donc admis en principe que tous les exploits des paladins et des braves de l’âge héroïque de notre histoire avaient eu lieu contre les Sarrazins. Il ne s’agit plus que de multiplier les occasions où ces braves pourraient se signaler. Presque chaque ville du midi de la France et de l’Italie fut censée avoir eu son émir et son prince sarrazin, ne fût-ce que pour ménager aux preux de la chrétienté le mérite de les déposséder[422]. On fit même intervenir les Sarrazins dans les combats et les tournois des chrétiens, en un mot, dans tous les lieux de la terre où il y avait quelque laurier à cueillir. Il y a plus, afin de relever la gloire des chevaliers chrétiens, qui naturellement finissaient par l’emporter, on rehaussa le caractère de quelques-uns des chevaliers sarrazins; on en fit des modèles de noblesse et de générosité[423]; enfin on ne reconnut de supérieur à leur courage que le courage surhumain de Renaud et de Roland.

Ici encore on retrouve la preuve de la supériorité morale des Maures d’Espagne. Quelques chroniqueurs espagnols rapportent que, vers l’an 890, le roi des Asturies, Alphonse-le-Grand, ne trouvant point parmi les chrétiens d’homme assez éclairé pour élever dignement son fils et héritier présomptif, fit venir de Cordoue deux Sarrazins pour lui servir de précepteurs. Une idée analogue se retrouve peut-être dans un roman de chevalerie relatif à Charlemagne, où il est dit que Charles, encore enfant, se rendit chez les Maures, ce qui donna probablement lieu de croire à nos pères que ce prince, à l’aide des lumières qui distinguaient alors les mahométans, s’était mis en état de renouveler la face de l’occident[424].

Ce n’est guère que depuis quelques siècles qu’on est revenu à l’étude des documens originaux de l’histoire nationale; et c’est seulement depuis environ cent cinquante ans que la critique a pour toujours fait justice des contes mis en circulation par les romans de chevalerie. On est étonné de voir l’illustre Mabillon hésiter sur la fausseté de certains épisodes du poème de Guillaume-au-Court-Nez, et ranger dans le domaine de l’histoire la prétendue occupation du midi de la France par les Sarrazins, sous Charlemagne[425].

Assurément, si les Moussa, les Tharec, les Abd-alrahman et les Almansor revenaient au monde, ils seraient bien étonnés de voir le changement qui s’est opéré en Europe dans la position respective des chrétiens et des musulmans. Mais cette première impression effacée, ils seraient agréablement surpris de la large place que nos vieux romanciers ont accordée à leurs exploits; et leur ame, habituée aux grandes choses, rendrait hommage à un sentiment de courtoisie qui ennoblit les mœurs barbares de nos pères, et qui semble disparaître chaque jour.

FIN.

ADDITIONS ET CORRECTIONS.

Page 3. La note deuxième doit être ainsi conçue: «Procope, Histoire de la guerre des Vandales, liv. II, ch. 10; et M. Dureau de Lamalle, Recherches sur l’histoire de la partie de l’Afrique septentrionale, connue sous le nom de régence d’Alger, par une commission de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres; Paris, 1835, t. I, p. 114 et suiv.»

Ibid. Lisez ainsi la note 3: «Voy. les témoignages mentionnés par Ibn-Khaldoun, dans l’extrait déjà cité, p. 127, 132 et 141, bien qu’Ibn-Khaldoun lui-même ne partage pas cette opinion. Voy. aussi l’article berber de l’Encyclopédie Pittoresque, par M. d’Avezac.»

Page 21. Le premier alinéa doit commencer ainsi: «Des documens qui remontent à une assez haute antiquité, font mention de la destruction du monastère de Saint-Bausile, près de Nîmes, etc.»

Page 51. Au bas de la page, ajoutez en note: «Voyez Conde, Historia, t. I, p. 89.»

Page 176. A la fin du dernier alinéa, ajoutez en note: «On lit dans une charte de l’abbaye de Saint-Victor, à Marseille, à l’année 1005, ces paroles: Cum omnipotens Deus vellet populum christianum flagellare per sævitiam paganorum, gens barbara in regno provinciæ irruens, circumquaque diffusa vehementer invaluit, ac munitissima quæque loca obtinens et inhabitans, cuncta vastavit, ecclesias et monasteria plurima destruxit, et loca quæ prius desiderabilia videbantur in solitudinem redacta sunt, et quæ dudum habitatio fuerat hominum, habitatio postmodum cœpit esse ferarum. Voy. dom Martenne, Amplissima collectio, t. I, p. 369. D’un autre côté, voici quel était, en 975, l’état de l’église de Fréjus, d’après une charte rédigée au moment où le pays fut enfin délivré de la présence des barbares: Civitas Forojuliensis acerbitate Saracenorum destructa atque in solitudinem redacta, habitatores quoque ejus interfecti, seu timore longius fuerunt effugati; non superest aliquis qui sciat vel prædia, vel possessiones quæ ecclesiæ succedere debeant; non sunt cartarum paginæ, desunt regalia præcepta. Privilegia quoque, seu alia testimonia, aut vetustate consumpta aut igne perierunt, nihil aliud nisi tantum solo episcopatus nomine permanente. Gallia Christiana, t. I. Instrumenta, p. 82.»

Page 230, note. A propos de l’origine du mot sarrazin, ajoutez ces mots: «Notre savant confrère, M. Letronne, nous a fait observer que d’après le témoignage de Strabon, de Diodore de Sicile, etc., la partie de l’Égypte située entre le Nil et la mer Rouge était dès avant notre ère, comme elle l’est encore de nos jours, habitée par des tribus arabes, et qu’elle portait le nom d’Arabie. Il serait donc également possible que la dénomination d’orientaux eût servi à distinguer les nomades restés dans la presqu’île, de ceux qui avaient traversé la mer Rouge. Encore aujourd’hui que l’Égypte est occupée par les Arabes, la contrée située à l’orient du Delta est nommée scharkyé ou orientale, et la partie comprise dans le Delta, gharbyé ou occidentale. C’est ainsi que les Goths, dès avant leur départ des pays qu’ils occupaient au nord de l’Europe, s’étaient divisés en Ostrogoths ou Goths de l’est, et Visigoths ou Goths de l’ouest; mais la difficulté qui résulte du passage de Nonnosus existe toujours.»

TABLE DES MATIÈRES.

  Pag.
Dédicace v
Introduction ix
Première partie. Premières invasions des Sarrazins en France, jusqu’à leur expulsion de Narbonne et de tout le Languedoc, en 759 1
Deuxième partie. Invasions des Sarrazins en France, depuis leur expulsion de Narbonne jusqu’à leur établissement en Provence, en 889 85
Troisième partie. Établissement des Sarrazins en Provence, et incursions qu’ils font de là en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, jusqu’à leur expulsion totale de France 157
Quatrième partie. Caractère général des invasions sarrazines, et conséquences qui en furent la suite 229
Des peuples qui prirent part à ces invasions: les Arabes 229
— les Berbers 232
— les Germains, les Slaves, etc. 233
Commerce des esclaves 235
Les juifs prirent-ils part à ces invasions? 241
Langages et religions des envahisseurs 242
Motifs qui faisaient agir les conquérans 249
Costume des conquérans 251
Partage du butin 253
Sort des chrétiens qui tombaient entre les mains des Sarrazins 254
Sort des Sarrazins qui tombaient entre les mains des chrétiens 262
Servage et esclavage en France 265
Système d’administration établi par les Sarrazins 270
Impôts 279
Manière dont s’opéraient les invasions sarrazines 286
Traces qui restent de ces invasions 289
Progrès dans l’agriculture 296
Races des chevaux 298
Danses 300
Colonies sarrazines en France 301
Influence des Arabes sur la littérature française 306
L’influence des invasions sarrazines en général exagérée 309
Cette exagération est l’ouvrage des romans de chevalerie 311
Grande place que les Sarrazins occupent dans ces romans 313
Additions et corrections 319
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