Invasions des Sarrazins en France: et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, pendant les 8e, 9e et 10e siècles de notre ère
DEUXIEME PARTIE.
INVASIONS DES SARRAZINS EN FRANCE, DEPUIS LEUR EXPULSION DE NARBONNE JUSQU’A LEUR ÉTABLISSEMENT EN PROVENCE, EN 889.
L’époque que nous allons parcourir offre un caractère tout différent de celle qui précède. On a vu que les Sarrazins, en pénétrant en France, avaient non seulement l’intention de la conquérir et d’y faire fleurir l’islamisme, mais que leur projet était de subjuguer tout le reste de l’Europe, et de faire de cette partie du monde qui, sous les Romains, avait menacé d’envahir l’Univers, une simple province du nouvel empire. Il ne faut pas oublier que les chefs de l’armée conquérante étaient en général originaires de l’Arabie, de la Syrie et de la Mésopotamie; le centre de leur religion et celui de leur puissance était en Orient; et leurs pensées ainsi que leurs souvenirs devaient les ramener vers les mêmes lieux. Aucune difficulté n’arrêtait des hommes qui avaient pris part à des conquêtes sans exemple. Plus une contrée était vaste et peuplée, plus ils y voyaient des chances de gloire et de mérite aux yeux de Dieu.
Le tableau change avec l’époque que nous allons retracer. Le nouveau dominateur de l’Espagne avait vu sa famille renversée du trône en Syrie, et périr de mort violente. Retiré en Espagne, il n’apercevait en général que des ennemis dans l’Afrique et les autres parties de l’empire, qui avaient si largement contribué aux succès précédens. La Péninsule, d’ailleurs, par la situation où elle se trouvait, était loin de pouvoir fournir les moyens de se livrer à des entreprises hardies. A la suite des guerres intestines qui la désolaient depuis si long-tems, l’esprit de faction ne cessait de faire des progrès, et les chrétiens des provinces septentrionales de l’Espagne avaient profité du désordre pour prendre une attitude menaçante; enfin, le souvenir des échecs précédens était présent à tous les esprits.
D’un autre côté, la France, objet immédiat de ces invasions, acquérait chaque jour plus d’ascendant. Sous Pepin et Charlemagne, toute cette vaste contrée obéissait à un même chef; et l’avantage qu’elle avait de pouvoir, au besoin, appeler à son secours les guerriers de l’Allemagne, de la Belgique et de l’Italie, la mettait à l’abri de toute agression. Aussi, ce ne furent pas en général les Sarrazins d’Espagne qui attaquèrent les chrétiens de France; ce furent plutôt les chrétiens de France qui attaquèrent les Sarrazins d’Espagne. Pepin et Charlemagne se mettant en relation avec les chrétiens de la Catalogne, de l’Aragon et de la Navarre, les habituèrent peu à peu à recourir à leur haut patronage; en même tems, ils favorisèrent de tous leurs moyens les tentatives des émirs sarrazins et des gouverneurs de provinces, qui voulaient se rendre indépendans du souverain de Cordoue. Bientôt même, Charlemagne et ses enfans entrèrent à main armée en Espagne, et pendant long-tems les provinces voisines de l’Èbre furent une dépendance de la France. Plus tard, lorsque les chrétiens du nord de la péninsule s’occupèrent de reconquérir le pays de leurs pères, les guerriers du midi de la France, dont la plupart se vantaient d’avoir la même origine qu’eux, accoururent pour les seconder.
Chose remarquable, et qui montre de quoi sont capables les passions humaines! L’émir de Cordoue et les khalifes d’orient étaient plus occupés de se nuire entre eux que de faire de nouvelles conquêtes sur les chrétiens d’Europe; tandis que les princes de Cordoue s’unissaient d’intérêt avec les empereurs de Constantinople, presque toujours en guerre avec les mahométans de la Syrie, de la Perse et de l’Égypte, les khalifes d’orient firent alliance avec les princes français. A cette époque, comme dès l’origine du commerce national, des navires partis de Marseille, de Fréjus et d’autres villes, allaient se pourvoir, dans les ports de Syrie et d’Égypte, d’épiceries, d’étoffes de soie, de parfums, etc.[122]. Aux relations commerciales, s’étaient joints les motifs de piété, qui portaient alors une foule de personnes à braver tous les dangers, pour aller visiter les lieux sanctifiés par les mystères de notre religion. Au plus fort même des ravages des Sarrazins en France, vers l’an 733, des pélerins partis de l’occident circulaient librement à Jérusalem, à Nazareth, à Damas, à la cour même du khalife, soit que le prince n’eût qu’une idée confuse des pays d’où ces hommes venaient, soit que, connaissant le motif qui les amenait, il dédaignât de faire attention à eux[123].
Les princes abbassides adoptèrent la politique la plus amicale envers la France; et si plus tard, les lieutenans auxquels ils avaient confié les côtes d’Afrique se livrèrent à d’horribles déprédations sur nos rivages, c’est que ces gouverneurs, séparés du centre de l’empire par d’affreux déserts et d’immenses distances, profitèrent de la première occasion pour se rendre indépendans.
Depuis la prise de Narbonne jusqu’à la mort de Pepin en 768, aucune hostilité n’eut lieu entre la France et les Sarrazins. Pepin regardait les Pyrénées comme la frontière naturelle de la France, et Abd-alrahman était occupé à soumettre les émirs qui refusaient de reconnaître son autorité. Mais Pepin ne négligeait rien pour entretenir l’esprit de faction parmi les Sarrazins. Dès l’année 759, un an après l’occupation de Narbonne par les Français, le gouverneur musulman de Barcelonne et de Gironne, appelé Solinoan ou plutôt Soleyman, entra en relation avec Pepin[124]. A en croire les chroniqueurs français, Soleyman se rangeait sous la puissance du fils de Charles-Martel. Il est plus naturel de croire que l’émir sarrazin, visant à l’indépendance, cherchait seulement un appui dans le roi des Français. On verra bientôt se développer la politique des émirs musulmans du nord de la Péninsule, lesquels recouraient à la France, lorsqu’ils étaient pressés par l’émir de Cordoue, et qui retournaient à l’émir de Cordoue, lorsque les Français se montraient exigeans.
Ce qui favorisait les tentatives de ces émirs, ainsi que celles des chrétiens des provinces septentrionales de l’Espagne, c’est la nature du terrain. On sait que la Catalogne, l’Aragon, la Navarre, etc., sont hérissés de montagnes, et qu’il est facile à une petite troupe aguerrie de s’y maintenir contre des armées innombrables. Les Arabes n’ayant occupé la plupart de ces contrées qu’en passant, leurs écrivains n’en ont eu qu’une idée confuse. Ils appellent ordinairement la Vieille-Castille et l’Alava actuel le pays d’Alaba et des châteaux[125], région défendue en effet par des positions extrêmement fortes. D’un autre côté, la Navarre est appelée pays des Baschones. Quelquefois, dans la pensée des écrivains arabes, cette dénomination comprend la partie de la Gascogne située en-deçà des Pyrénées, laquelle était en communauté d’origine et de langage avec la Navarre.
A l’égard de la chaîne des Pyrénées proprement dite, les Arabes l’appellent la Montagne des Ports[126], du mot latin portus, et de l’espagnol puerto, signifiant passage, parce qu’en effet c’est par les Pyrénées qu’il faut passer pour communiquer de l’Espagne avec le Continent. Les Arabes distinguent quatre ports ou passages qui, disent-ils, sont à peine assez larges pour donner entrée à un cavalier. Ces quatre passages sont, 1o la route de Barcelonne à Narbonne par la ville actuelle de Perpignan; 2o la route de Puycerda à travers la Cerdagne; 3o la route qui conduit de Pampelune à Saint-Jean-Pied-de-Port; 4o enfin la route de Tolosa à Bayonne[127]. La chaîne des Pyrénées, au moyen-âge, était moins accessible qu’aujourd’hui. Le récit des Arabes s’en est ressenti, et il y a plusieurs de leurs dénominations géographiques qu’il nous a été impossible de rétablir.
Au tems dont il est question ici, les gouverneurs de province et des grandes villes, chez les Arabes d’Espagne, étaient revêtus du titre de visir ou de porteur. Nos vieilles chroniques leur donnent le titre de roi, parce que le plus souvent ils affectaient l’indépendance. Quant aux commandans de villes d’un ordre secondaire, ils se contentaient du titre d’alcayd ou de conducteur.
Tandis que Pepin cherchait à tenir les différens partis en Espagne en échec les uns par les autres, la discorde était attisée par le khalife d’Orient. Almansor venait de fonder la ville de Bagdad, et était impatient de rétablir dans l’empire l’unité politique et religieuse, qui se trouvait rompue par l’élévation d’Abd-alrahman. Déjà il avait fait partir une flotte des côtes d’Afrique, et plusieurs émirs espagnols espérant, à la faveur d’une si grande distance, exercer une autorité moins restreinte, s’étaient déclarés pour lui. Pepin, qui n’avait rien à craindre d’Almansor, et qui pouvait en être aidé au besoin, se hâta d’entrer en relation directe avec lui. Nos chroniqueurs désignent le prince musulman par son titre d’émir-almoumenyn, ou de commandeur des croyans. En 765, des députés envoyés par Pepin se rendirent à Bagdad, et revinrent au bout de trois ans accompagnés des députés du khalife. Les uns et les autres débarquèrent à Marseille. Pepin accueillit très-bien les députés de Bagdad; il leur fit passer l’hiver à Metz; puis les fit venir au château de Sels, sur les bords de la Loire. Les députés furent congédiés, chargés de présens, par la voie de Marseille[128].
La politique de Pepin fut suivie par son fils Charlemagne. Dès que ce prince entreprenant vit son autorité affermie, il rechercha l’amitié des personnages les plus influens de l’Espagne, musulmans et chrétiens. Aux uns il montrait le désir de les affranchir du joug de l’émir de Cordoue, et de les rendre tout-à-fait indépendans; aux autres il se présentait lui-même comme le protecteur naturel du christianisme, comme le défenseur du pape contre la tyrannie des rois lombards, et comme l’ami le plus ardent des saines doctrines, attaquées par les novateurs et les hérétiques.
Les Arabes, en subjuguant l’Espagne, avaient laissé aux chrétiens le libre exercice de leur religion. Il existait des évêques, ou du moins des préposés ecclésiastiques à Cordoue, à Tolède, et dans les autres villes du premier ordre. Mais dans les provinces frontières, dans les contrées qui étaient tantôt au pouvoir des chrétiens et tantôt au pouvoir des musulmans, il ne paraît pas qu’il y eût d’évêques. C’est Charlemagne qui se chargea de pourvoir aux besoins spirituels des habitans. La ville métropolitaine de Tarragone ayant été détruite par les Sarrazins, les chrétiens de la Catalogne furent placés sous la juridiction de l’archevêque de Narbonne; de son côté, l’archevêque d’Auch eut sous sa surveillance les chrétiens d’Aragon[129]. S’élevait-il quelque conflit entre les chrétiens d’Espagne, Charlemagne apparaissait comme arbitre. Ces chrétiens avaient-ils quelque réclamation à faire auprès du pape, Charlemagne offrait sa puissante médiation.
Sur ces entrefaites, en 777, deux émirs sarrazins des environs de l’Èbre se trouvant en guerre avec l’émir de Cordoue, franchirent les Pyrénées, et se rendirent avec une grande suite auprès de Charlemagne, en Westphalie, dans la ville de Paderborn, où se tenait alors une diète solennelle[130]. Un des deux émirs se nommait Solyman, et avait été gouverneur de Saragosse[131]. Dans un combat livré aux troupes de Cordoue, il avait fait leur chef prisonnier, et il en fit hommage à Charlemagne. Nos chroniqueurs ajoutent même qu’il se soumit à la puissance du prince français.
Charlemagne, qui ne demandait pas mieux que d’étendre son autorité, crut l’occasion favorable pour se rendre maître d’une partie de l’Espagne. Il fit un appel aux guerriers de la France, de l’Allemagne et de la Lombardie, et se disposa à franchir les Pyrénées. On était alors en 778. Il ne doutait pas qu’à son approche les populations n’accourussent se ranger sous sa puissance; mais les chefs sarrazins, qui dans leurs démarches avaient eu uniquement pour but de consolider leur indépendance, se préparèrent à résister. Il en fut de même des chrétiens des montagnes, qui avaient juré de ne plus reconnaître de joug étranger. Quand Charlemagne arriva de l’autre côté des Pyrénées, il fut obligé d’entreprendre le siége de Pampelune, qui ne se rendit qu’après une bataille sanglante. Saragosse résista également[132]. Les gouverneurs de Barcelonne, de Gironne, de Huesca, se contentèrent d’envoyer des otages.
Tout-à-coup l’on annonce que les Saxons, qui ne voulaient pas abjurer les pratiques du paganisme, avaient repris les armes. Charles se hâta de retourner en France; mais à son passage à travers les Pyrénées, son arrière-garde fut attaquée dans la vallée de Roncevaux, par les chrétiens montagnards, aidés peut-être par les musulmans, et un grand nombre de ses plus illustres guerriers furent tués. C’est là, dit-on, que périt Roland[133].
Le pays que, dès ce moment, la France se trouva posséder de l’autre côté des Pyrénées varia d’étendue suivant les époques. C’est le pays qui fut appelé Marche, c’est-à-dire frontière, parce qu’en effet il servait de position avancée à la France du côté de l’Espagne. Il fit partie du royaume d’Aquitaine, que Charlemagne ne tarda pas à fonder en faveur de son jeune fils Louis, et dont la capitale était Toulouse. Les écrivains arabes le comprennent sous la dénomination générale de Pays des Francs, ce qui est une nouvelle source de confusion dans leur récit[134].
Il n’est pas de notre sujet de raconter au long les événemens qui furent la suite de la politique ambitieuse de Charlemagne. Notre plan a pour objet les invasions des Sarrazins en France, et non les invasions des Français en Espagne. Il suffira de faire connaître les résultats de ces nouvelles entreprises.
Après le départ de Charlemagne, la plupart des villes, qui s’étaient abaissées sous son autorité, secouèrent le joug. Les Sarrazins surtout se regardèrent comme humiliés de cette soumission, et pour se venger, ils tournèrent leurs efforts contre les chrétiens de leur voisinage. Les chrétiens, habitués à une vie dure, et vêtus de peaux d’ours, se retirèrent au haut des montagnes ou au fond des vallées, et s’y défendaient avec leurs haches ou leurs faulx. Mais beaucoup de personnes riches, ne pouvant plus se maintenir dans leurs biens, furent obligées de s’expatrier, et vinrent demander un asile à Charlemagne. Il existait alors aux environs de Narbonne de vastes campagnes qui avaient été plusieurs fois ravagées dans les guerres précédentes, et qui se trouvaient désertes. Ce prince distribua ces campagnes aux réfugiés, leur imposant pour unique charge l’obligation du service militaire. Il paraît que parmi ces réfugiés il y avait des musulmans devenus chrétiens; c’est du moins ce qu’indiquent leurs noms[135]. Plusieurs réfugiés devinrent dans la suite des personnages importans. Il existe encore des familles illustres qui font remonter jusqu’à eux leur origine[136].
L’émir de Cordoue, Abd-alrahman Ier, mourut en 788. Les auteurs français du tems le représentent comme un homme cruel, qui fit mettre à mort un grand nombre de ses sujets arabes et africains; ils ajoutent que les chrétiens et les juifs eurent tellement à souffrir de ses exactions, qu’ils furent contraints de vendre leurs propres enfans pour subsister[137]. Il est certain que ce prince, forcé de conquérir son royaume, et obligé de résister à des attaques sans cesse renaissantes, ne put pas toujours préserver la fortune et la vie de ses sujets; mais il était naturellement doux, ami des arts et des lettres, et c’est à ses grandes qualités qu’il faut faire remonter la civilisation maure en Espagne. Il ne paraît pas qu’Abd-alrahman ait eu des relations directes avec Charlemagne. Un chroniqueur arabe rapporte que ce prince demanda à Charlemagne, qu’il appelle simplement Carlé, une de ses filles en mariage[138]; mais il veut probablement parler d’Abd-alrahman II, qui entretint des rapports politiques avec Charles-le-Chauve, et qui vivait à une époque où ces sortes d’alliances n’excitaient pas les mêmes scrupules qu’autrefois.
Abd-alrahman Ier avait choisi pour successeur son troisième fils, Hescham, de préférence aux deux aînés. Cette circonstance ne tarda pas à amener de nouveaux troubles. Hescham s’occupa d’abord de faire reconnaître son autorité à Cordoue et dans les provinces voisines; ensuite il s’avança du côté de l’Èbre pour faire rentrer les émirs rebelles dans le devoir.
L’ordre étant à peu près rétabli, Hescham crut que le meilleur moyen d’extirper l’esprit de faction qui avait causé tant de maux en Espagne, était d’exprimer au dehors une grande pensée, une pensée propre à rallier tous les esprits. Il avait à se venger des désordres que la politique de Pepin et de Charlemagne avait excités de l’autre côté des Pyrénées; de plus il commençait à s’effrayer de l’aspect menaçant que prenaient les chrétiens des Asturies et des autres provinces septentrionales de l’Espagne. Il forma donc le dessein d’attaquer les chrétiens par tous les côtés, et il voulut que toutes les ressources de l’empire concourussent au succès d’une si importante entreprise. En effet, les pieux mahométans se plaignaient depuis long-tems de voir les forces musulmanes tournées les unes contre les autres. Plusieurs étaient allés jusqu’à dire qu’on n’était pas obligé de payer d’impôt à des princes qui ne savaient faire la guerre qu’aux disciples du prophète, et ils citaient malignement l’exemple des khalifes de Bagdad, qui, par leurs guerres continuelles avec les empereurs de Constantinople, jetaient le plus grand éclat sur l’islamisme[139].
Hescham, voulant donner à cette guerre la plus imposante solennité, la présenta comme une entreprise religieuse, et fit publier dans toute l’Espagne musulmane l’algihad[140], c’est-à-dire la guerre contre les ennemis de l’Alcoran. Par ses ordres, on lut le vendredi dans les mosquées, pendant que le peuple y était assemblé pour rendre hommage à l’Éternel, une invitation aux fidèles de se lever pour la défense de la religion. Ceux qui étaient en état de porter les armes devaient marcher sur-le-champ vers les Pyrénées; ceux qui ne l’étaient pas devaient concourir de leur argent et de leurs autres moyens au succès de l’expédition. Le discours qui fut lu en chaire était en prose rimée, et susceptible d’être chanté; il était entremêlé de passages de l’Alcoran propres à en augmenter l’effet. Voici la traduction d’une partie de ce discours:
«Louanges à Dieu, qui a relevé la gloire de l’islamisme par l’épée des champions de la foi, et qui, dans son livre sacré, a promis aux fidèles, de la manière la plus expresse, son secours et une victoire brillante. Cet Être à jamais adorable s’est ainsi exprimé: O vous qui croyez, si vous prêtez assistance à Dieu, Dieu vous secourra et affermira vos pas. Consacrez donc au Seigneur vos bonnes actions; lui seul peut par son aide rallier vos drapeaux. Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu; il est unique et n’a pas de compagnon; Mahomet est son apôtre et son ami chéri. O hommes! Dieu a bien voulu vous mettre sous la conduite du plus noble de ses prophètes, et il vous a gratifiés du don de la foi. Il vous réserve dans la vie future une félicité que jamais œil n’a vue, que jamais oreille n’a entendue, que jamais cœur n’a sentie. Montrez-vous dignes de ce bienfait; c’était la plus grande marque de bonté que Dieu pût vous donner. Défendez la cause de votre immortelle religion, et soyez fidèles à la droite voie; Dieu vous le commande dans le livre qu’il vous a envoyé pour vous servir de guide. L’Être-Suprême n’a-t-il pas dit: O vous qui croyez, combattez les peuples infidèles qui sont près de vous, et montrez-vous durs envers eux. Volez donc à la guerre sainte, et rendez-vous agréables au maître des créatures. Vous obtiendrez la victoire et la puissance; car le Dieu très-haut a dit: C’est une obligation pour nous de prêter secours aux fidèles[141].»
A ce discours, les pieux musulmans des diverses provinces de l’Espagne sentirent leur zèle se réveiller, et les plus ardens coururent aux armes. L’appel fait aux fidèles devait être d’autant mieux entendu, qu’il n’y avait pas alors chez les Sarrazins d’armées permanentes: les personnes qui prenaient les armes ne s’engageaient que pour une campagne, et la campagne terminée, elles étaient libres de rentrer dans leurs foyers. Mais le tems n’était plus où, au seul mot de guerre contre les chrétiens, les masses entières se levaient spontanément. Les enfans des conquérans de l’Espagne étaient en possession de terres considérables, et la plupart n’étaient pas empressés de quitter la vie agréable qu’ils menaient pour s’exposer à toute sorte de dangers. D’ailleurs, ce qui aidait le plus à former les anciennes armées des conquérans, c’étaient les hommes de bonne volonté qui accouraient de l’Afrique, de l’Arabie et de la Syrie, et maintenant ces contrées étaient presque fermées à l’Espagne.
On était alors dans l’année 792. Cette espèce de croisade n’attira pas cent mille hommes sous les drapeaux. Les Sarrazins furent divisés en deux corps; l’un marcha contre les chrétiens des Asturies, et n’obtint que de faibles succès; l’autre, commandé par le visir Abd-almalek, s’avança en Catalogne, et se disposa à entrer de là en France.
Cette invasion eut lieu en 793. Charlemagne se trouvait alors sur les bords du Danube, occupé à faire la guerre aux Avares; et les meilleures troupes du midi de la France s’étaient rendues en Italie, avec Louis, roi d’Aquitaine. Aux approches des Sarrazins, les habitans des plaines allèrent se cacher dans les cavernes, ou se réfugièrent sur les lieux élevés. Les Sarrazins se dirigèrent vers Narbonne, impatiens de reconquérir un boulevart où ils s’étaient maintenus si long-tems. Trouvant la ville en état de défense, ils mirent le feu aux faubourgs, puis se portèrent du côté de Carcassonne[142].
Cependant le comte de Toulouse, Guillaume, à qui Louis avait confié la garde de la Septimanie, avait fait un appel aux comtes et aux seigneurs du pays. De toute part les chrétiens en état de porter les armes accoururent se ranger sous son étendard. Les deux armées en vinrent aux mains sur les bords de la rivière d’Orbieux, au lieu nommé Villedaigne, entre Carcassonne et Narbonne. L’action fut extrêmement vive. Guillaume fit des prodiges de valeur; mais les Français, ayant essuyé de grandes pertes, se retirèrent. De leur côté, les Sarrazins, qui avaient perdu un de leurs chefs, n’osèrent pas aller plus avant, et, contens du riche butin qu’ils avaient fait, ils retournèrent en Espagne, où ils furent reçus comme en triomphe. Dans toutes les mosquées de l’Espagne, les musulmans rendirent à Dieu des actions de grâces pour un succès auquel depuis long-tems ils n’étaient plus accoutumés[143].
La cinquième partie du butin réservée par la loi au souverain, se monta à quarante-cinq mille mitscals d’or, ce qui fait environ sept cent mille francs de notre monnaie actuelle, valeur intrinsèque, et ce qui en ferait neuf fois plus, si on avait égard au peu d’argent monnayé qui circulait alors. Cette somme paraîtra considérable, si on se rappelle que le pays qui servit de théâtre à cette guerre ou était naturellement pauvre, ou avait été dévasté plusieurs fois. Hescham voulant sanctifier en quelque sorte les fruits de cette expédition, les employa à terminer la grande mosquée de Cordoue, commencée par son père, et qui sert aujourd’hui de cathédrale. Ce qui avait surtout attiré à la partie de la mosquée bâtie par Abd-alrahman le respect des musulmans, c’est qu’elle avait été entièrement construite du produit du butin fait sur les chrétiens. Un auteur arabe raconte que, lorsque les nouvelles constructions furent achevées, les musulmans refusèrent d’y prendre place pour offrir leurs vœux à Dieu; et comme Hescham étonné demanda le motif de ce refus, on lui dit que c’était parce que l’autre partie de l’édifice provenait de l’argent pris sur les chrétiens, et qu’on était bien plus sûr d’y voir ses prières exaucées. Là-dessus, le prince déclara qu’il en était de même de la partie de la mosquée qui était son ouvrage, et il fit venir le cadi et d’autres personnes graves, pour attester la vérité de ce qu’il disait[144].
Quelques auteurs ajoutent que les fondations de cette partie de la mosquée furent assises sur une terre provenant des dernières conquêtes, et que cette terre fut apportée de la Galice et du Languedoc, c’est-à-dire d’une distance de près de deux cents lieues, soit sur des chars, soit sur le dos des malheureux captifs chrétiens[145].
Si on en croyait certains auteurs arabes, et Roderic Ximenès qui les a copiés, les Sarrazins dans cette expédition auraient repris Narbonne. Mais le récit de ces écrivains est fort confus, et le nom de pays des Francs qu’ils donnent à la fois aux provinces chrétiennes situées en-deçà et au-delà des Pyrénées, les empêche de se rendre un compte exact de la marche des troupes musulmanes[146]. Si une ville telle que Narbonne était retombée au pouvoir des Sarrazins, les auteurs chrétiens du tems en auraient parlé, ne fût-ce que pour dire comment les Français y étaient rentrés. Il faut faire attention qu’à l’époque où l’invasion eut lieu, Charlemagne avait établi un ordre parfait dans ses états, et que les chroniqueurs du tems nous apprennent, année par année, tout ce qui se faisait d’important.
Mais, tandis que les écrivains chrétiens contemporains ne disent rien de la prise de Narbonne par les musulmans, des écrivains postérieurs supposent les Sarrazins maîtres, non seulement de cette antique cité, mais de tout le midi de la France. On a vu que le chef chrétien qui se distingua le plus dans le cours de cette guerre, fut le comte Guillaume. Guillaume appartenait à une famille illustre; et il s’était rendu digne du haut rang qu’il occupait, par sa piété autant que par sa valeur. C’est le même qui, quelques années plus tard, contribua le plus à la conquête de Barcelonne, par les Français. Guillaume, las des grandeurs de ce monde, se retira dans le monastère de Gellone, situé aux environs de Lodève et qu’il avait lui-même fondé. Il y mourut dans les plus vifs sentimens de religion, et mérita d’être rangé au nombre des saints. Ces diverses circonstances, au milieu d’un siècle très-porté à la piété, rendirent le nom de Guillaume très-populaire dans le midi de la France. Un auteur, qui a écrit sa vie et qui vivait vers le dixième siècle, nous apprend que, de son tems, on chantait dans les églises et dans toutes les réunions un peu nombreuses la gloire de Guillaume et ses exploits contre les Sarrazins[147]. Peu de tems après, lorsque les poètes français se mirent à célébrer les grandes actions, les unes vraies, les autres fabuleuses, de Charlemagne et de ses paladins, ils n’oublièrent pas le comte de Toulouse. Nous possédons encore en français un poème intitulé poème de Guillaume au court-nez, dans lequel on représente Nîmes, Orange et Arles comme se trouvant au pouvoir des Sarrazins, et comme ayant dû leur délivrance au courage invincible de ce héros[148]. D’un autre côté, une inscription latine que l’on conservait avant la révolution aux environs d’Arles, dans l’abbaye de Mont-Major, portait que Charlemagne fut obligé de venir en personne à Arles, pour aider à l’expulsion des musulmans.
Ces divers récits n’ont pas le moindre fondement. On sait que les auteurs des romans de chevalerie n’ont jamais été très-scrupuleux sur la fidélité historique; de plus, l’inscription de l’abbaye de Mont-Major est fausse. Cette inscription, en disant que Charlemagne se rendit à Arles, ajoute que le prince voulut immortaliser le triomphe qu’il venait de remporter, par la fondation de l’abbaye; or, l’abbaye ne fut fondée que plus de cent cinquante ans après; il est évident que le faussaire, en fabriquant l’inscription qui reposait du reste sur des bruits alors populaires, avait surtout en vue de faire croire le monastère plus ancien qu’il n’était réellement, et de lui donner une origine qui ne lui appartenait pas[149].
Le roi de Cordoue, Hescham, mourut en 796, et eut pour successeur son fils Hakam. Aussitôt, les deux oncles du nouveau prince, qui, en leur qualité d’aînés, avaient déjà tenté de s’emparer du pouvoir, reprirent les armes. Hakam fut obligé de consacrer ses premiers soins à dompter les rebelles.
L’année suivante, tandis que Charlemagne était à Aix-la-Chapelle, on vit venir dans cette ville le gouverneur musulman de Barcelonne, qui implorait son appui. On y vit également arriver Abd-allah, oncle de l’émir de Cordoue, qui avait succombé dans ses tentatives pour s’emparer du trône, et qui invoquait l’assistance de la France[150]. La même année, le fils de Charlemagne, Louis, roi d’Aquitaine, dans la diète qu’il tint, suivant l’usage, à Toulouse, reçut un député d’Alphonse, roi de Galice et des Asturies, qui demandait que toutes les forces chrétiennes se réunissent contre l’ennemi commun. Il vint aussi à la diète un député d’un émir sarrazin des environs de Huesca, appelé Bahaluc, qui demandait à vivre en bonne intelligence avec les chrétiens[151].
Le moment parut favorable pour se venger des dégâts faits par les Sarrazins dans le Languedoc, et pour assurer le triomphe des armes françaises de l’autre côté des Pyrénées. Déjà Louis et son frère Charles avaient fait quelques incursions du côté de l’Èbre, mettant tout à feu et à sang. Louis passa de nouveau les Pyrénées, du côté de l’Aragon, et pressa le siége de Huesca, dont le gouverneur avait envoyé les clefs à Charlemagne, et qui cependant refusait de recevoir les Français. En même tems Abd-allah, oncle de l’émir de Cordoue, se rendait maître de la ville de Tolède, et son autre oncle, Soleyman, s’établissait dans Valence.
Dans ces circonstances critiques, Hakam fit marcher son armée contre Tolède. Pour lui, prenant sa cavalerie, il vola vers les Pyrénées, fit rentrer dans le devoir Barcelonne et la plupart des autres villes qui s’étaient soulevées; puis s’avançant contre les chrétiens des Pyrénées, il fit les plus horribles dégâts sur leurs terres, massacrant les hommes en état de porter les armes, et emmenant les femmes et les enfans esclaves[152]. Parmi ces enfans, plusieurs furent faits eunuques; car Hakam, naturellement jaloux, recherchait, au grand scandale de beaucoup de musulmans, les hommes mutilés pour certains emplois de son palais. Les autres furent admis dans la garde qui veillait autour de sa personne. En effet, Hakam s’était, le premier en Espagne, formé une garde particulière; et cette garde, pour qu’elle fût plus dévouée, se composait de captifs pris à la guerre, et d’esclaves achetés à prix d’argent.
Les succès remportés par Hakam sur les chrétiens lui avaient fait donner par ses soldats le titre d’almodaffer ou de victorieux[153]. A son retour devant Tolède, la ville ouvrit ses portes; Soleyman fut tué dans une bataille, et Abd-allah se retira en Afrique, attendant qu’il se présentât une nouvelle occasion de reparaître sur la scène.
Pendant ce tems, Alphonse, roi de Galice, avait fait une expédition aux environs de Lisbonne. A son retour il envoya à Charlemagne, comme trophée de ses succès, quelques captifs sarrazins montés sur des mulets et couverts de leur cuirasse. De son côté le roi d’Aquitaine avait pillé les environs de Huesca[154].
Ces succès partagés n’offraient pas de résultat, et la conséquence la plus immédiate de ces guerres continuelles, était la ruine des contrées qui faisaient l’objet de la querelle. Le plus grand obstacle pour les Français venait de ce que les gouverneurs sarrazins, après les avoir appelés, refusaient de les recevoir, et que, si on avait recours à la force, ils invoquaient l’appui de l’émir de Cordoue. Les Sarrazins étant restés maîtres des villes les plus fortes, telles que Barcelonne, Tortose, Saragosse, étaient sûrs de trouver un asile au besoin; et de là, s’ils voulaient se venger, ils avaient la facilité de faire des courses sur les terres chrétiennes. Aucune ville, sous ce rapport, n’était mieux située que Barcelonne. Cette place, extrêmement fortifiée, était rapprochée des frontières de France, et soit par mer, soit par terre, elle pouvait répandre la terreur dans les environs. L’émir sarrazin qui y commandait, et que nos vieilles chroniques appellent Zadus ou Zaton, avait plusieurs fois rendu hommage pour sa principauté à Charlemagne; mais il s’était toujours défendu d’y laisser entrer les Français.
De l’avis de Guillaume, comte de Toulouse, Louis résolut de tout tenter pour s’emparer de cette ville. On était alors en 800; Charlemagne se trouvait à Rome, occupé à se faire donner la couronne impériale. Louis, à la diète de Toulouse, annonça ses intentions aux comtes et aux seigneurs, et chacun reçut ordre, dès que la belle saison serait venue, de marcher avec ses hommes d’armes vers la capitale de la Catalogne.
Il nous reste, au sujet des incidens de ce siége, de nombreux détails dans le poème latin d’Ermoldus Nigellus déjà cité; et comme ces détails jettent du jour sur la manière dont la guerre se faisait alors, tant chez les musulmans que chez les chrétiens, nous allons en rapporter quelques fragmens[155].
«Barcelonne, dit le poète, était devenue pour les Maures un boulevart assuré. C’est de là que partaient, sur des chevaux légers, les guerriers qui en voulaient aux terres chrétiennes; c’est là qu’ils revenaient avec leur butin. En vain, pendant deux ans, les Français firent d’horribles ravages autour de ses murailles: rien ne put décider le commandant à se soumettre.
«Les guerriers de l’Aquitaine étant arrivés devant la ville, chacun s’occupe de remplir la tâche qui lui avait été imposée. Celui-ci prépare des échelles, celui-là enfonce des pieux en terre. L’un apporte des armes, un autre entasse des pierres; les traits pleuvent de toutes parts, les murs retentissent sous les coups du bélier, la fronde cause les plus terribles ravages. Le gouverneur, voulant raffermir le courage des siens, annonce que des secours sont partis de Cordoue; ensuite, montrant de la main les Français: «Vous voyez, leur dit-il, ces hommes de haute stature, qui ne laissent pas de repos à la ville; ils sont courageux, habiles à manier les armes, endurcis au danger, et pleins d’agilité; toujours ils ont les armes à la main; elles plaisent à leur jeunesse, et leur vieillesse ne s’en rebute pas. Défendons bravement nos remparts.»
L’armée chrétienne avait été divisée en trois corps. Le premier était chargé d’attaquer la ville; le second, commandé par le comte Guillaume, devait disputer le passage aux Sarrazins qui venaient de Cordoue. Louis, avec le troisième, s’était placé au sommet des Pyrénées, prêt à se porter partout où les circonstances l’exigeraient. Les troupes qui s’avançaient au secours de la place, trouvant le passage fermé, se portèrent contre les chrétiens des Asturies, qui les mirent en fuite. Alors Guillaume revint devant Barcelonne, et le siége fut repris avec une nouvelle vigueur. Zadon, se voyant hors d’état de résister plus long-tems, sortit de la ville et tomba au pouvoir des chrétiens. A la fin les Français montèrent à l’assaut, et la ville ouvrit ses portes.
La prise de Barcelonne eut lieu en 801. Cette ville était restée quatre-vingt-dix ans au pouvoir des Sarrazins. Les mosquées furent purifiées et converties en églises. Louis envoya à son père une partie du butin fait dans la ville. Ces présens se composaient de cuirasses, de casques ornés de cimiers, de chevaux superbement enharnachés.
Les possessions françaises en Espagne furent alors divisées en deux Marches, la Marche de Gothie ou de Septimanie, qui répondait à la Catalogne actuelle, et qui eut Barcelonne pour capitale, et la Marche de Gascogne, qui comprenait les villes françaises de Navarre et d’Aragon.
La même année, Charlemagne reçut une ambassade du célèbre Aaron-Alraschid. Quelque tems auparavant, Charles avait envoyé en députation au khalife un juif appelé Isaac, accompagné de deux chrétiens français. Les députés avaient ordre, en se rendant à Bagdad, de passer par Jérusalem, qui était devenu à la fois un lieu de pélerinage et de commerce, et après s’être assurés de l’état des saints lieux, de solliciter du khalife toutes les faveurs qui pourraient en relever l’éclat, et rendre leur accès plus facile aux pélerins et aux marchands qui y affluaient de toutes les parties du monde. De plus, ils devaient demander un éléphant, animal qu’on n’avait peut-être plus vu en France depuis Annibal, et qui était de nature à frapper vivement la curiosité. Le khalife accueillit très-bien les députés français. Il accorda à Charles le droit de veiller à la sûreté des saints lieux; en même tems, il lui envoya un éléphant, le seul qui fût alors dans sa ménagerie. Enfin il lui fit présent d’une tente magnifique, d’étoffes en coton et en soie, alors fort rares en France, de parfums et d’aromates de tout genre, de deux candélabres en laiton d’une grandeur colossale, et d’une horloge aussi en laiton qui se mouvait par la force de l’eau, et qui marquait les douze heures du jour. L’éléphant et les autres présens ayant débarqué à Pise, furent transportés avec un grand appareil à Aix-la-Chapelle, séjour favori de l’empereur. Les députés étaient chargés de présenter à Charles les complimens du khalife, et de lui dire qu’Aaron-Alraschid mettait son amitié au-dessus de celle de tous les rois[156].
Les députés français avaient eu ordre, en revenant, de se diriger vers les ruines de Carthage, et de solliciter du lieutenant du khalife en ces parages, Ibrahym, de la famille des Aglabites, la permission d’emporter les corps de saint Cyprien et d’autres martyrs qui avaient arrosé de leur sang le sol de cette ancienne capitale de l’Afrique. Ibrahym accorda sans peine ce qu’on lui demandait; il envoya même à la suite des députés français un ambassadeur qui devait offrir à l’empereur ses salutations. On peut juger de la vive impression que de tels événemens produisirent au milieu de peuples presque sans communications avec le dehors, et dans l’opinion desquels toute la terre semblait rendre hommage à l’éclat extraordinaire qui brillait sur la personne du souverain[157].
Pendant ce tems la guerre continuait en Aragon, en Catalogne et en Navarre avec des succès partagés. Sans doute Charlemagne n’avait pas le tems de porter son attention sur cette partie de ses frontières, ou bien ses instructions n’étaient pas suivies. Il est certain que ce grand homme fut loin d’obtenir de ce côté les mêmes succès que partout ailleurs. On aura une idée de la singulière situation où il s’était placé, et de la politique de l’émir de Cordoue par le fait suivant.
En 809, le comte Auréole, qui commandait pour les Français en Aragon, étant mort, l’émir musulman de Saragosse, appelé Amoros, prit possession des places qu’il occupait, dans l’intention apparente de les remettre à Charlemagne; mais, lorsque les troupes françaises se présentèrent, il refusa de les recevoir, disant qu’il remplirait sa promesse à la diète prochaine; et comme sur ces entrefaites il fut privé de son gouvernement par l’émir de Cordoue, les villes d’Auréole restèrent au pouvoir des musulmans. Tel est le récit des auteurs français[158]. Or, voici, d’après un auteur arabe, quel homme était Amoros. Cet émir était né à Huesca, d’un père musulman et d’une mère chrétienne, genre d’alliance qui était alors fort commun en Espagne, surtout dans les provinces septentrionales, habitées en grande partie par des chrétiens. Les hommes nés ainsi de deux personnes de religion différente étaient appelés par les Arabes du nom de moallad[159]. Ces hommes, en général, n’avaient aucun principe de religion, et ils se déclaraient toujours pour le parti le plus avantageux[160]. Quelques années auparavant, la ville de Tolède, remplie de personnes de cette caste, avait menacé de lever l’étendard de la révolte. Aussitôt l’émir de Cordoue, qui était sûr du dévouement d’Amoros, fit choix de lui pour réprimer les habitans. Amoros, après avoir concerté avec l’émir le plan de conduite qu’il devait tenir, se présenta aux habitans comme un homme mécontent qui partageait leurs dispositions, et qui n’attendait que la première occasion pour se révolter. D’accord avec les habitans, il fit bâtir à l’endroit le plus élevé de la ville une forteresse qui devait être le boulevart le plus sûr de leur liberté; mais, dès que le château fut construit, il invita comme pour une fête les principaux d’entre eux, et à mesure qu’ils entraient dans le château, on leur coupait la tête. Quatre cents, d’autres disent cinq mille, furent ainsi massacrés, et il en serait mort un bien plus grand nombre, si les habitans ne s’étaient aperçus à tems de cette boucherie. Voilà l’homme qui avait pris possession des villes du comte Auréole, dans l’intention, disait-il, de les remettre aux Français[161].
Nous parlerons maintenant des progrès que la marine des Sarrazins d’Espagne et d’Afrique avait faits à cette époque, et des conséquences funestes qui en résultèrent pour la France.
On a vu que, lorsque par suite de la chute des khalifes ommiades et de l’établissement d’Abd-alrahman Ier à Cordoue, l’Espagne se trouva former un état distinct du reste des provinces musulmanes, les khalifes de Bagdad firent plusieurs tentatives pour y établir leur autorité, et que ces tentatives avaient lieu par mer et à l’aide de flottes parties des côtes d’Afrique. Cette circonstance obligea les émirs de Cordoue à donner une attention particulière à leur marine.
Dès l’année 773, Abd-alrahman Ier avait fait construire des arsenaux dans les ports de Tarragone, Tortose, Carthagène, Séville, Almerie, etc., et déjà avant cette époque les îles Baléares, la Sardaigne et la Corse se trouvaient exposées aux déprédations des pirates. Ces îles, abandonnées, pour ainsi dire, à elles-mêmes, finirent par se placer sous la protection de Charlemagne[162], et dès lors les Sarrazins d’Espagne, en y exerçant leurs ravages, outre qu’ils s’enrichissaient de butin, se vengeaient d’un prince avec lequel ils étaient en guerre ouverte. Aussi n’y avait-il pour eux rien de sacré. Les hommes en état de porter les armes étaient ou faits captifs ou mis à mort, les femmes et les enfans emmenés en esclavage. Les vieillards seuls et les infirmes étaient épargnés, comme ne pouvant opposer de résistance, ni être d’aucune utilité.
En 806, les Sarrazins mettant tout à feu et à sang dans l’île de Corse, Pepin, à qui son père Charlemagne avait confié le gouvernement de l’Italie, fit partir une flotte pour les chasser. Les Sarrazins n’attendirent pas les chrétiens, et se retirèrent; mais dans le trajet, Adémar, comte de Gênes, les ayant attaqués imprudemment, fut défait et tué. Les barbares emmenèrent avec eux soixante moines, qu’ils allèrent vendre en Espagne, et dont quelques-uns furent plus tard rachetés par l’empereur[163].
En 808, d’autres pirates espagnols qui avaient fait une descente en Sardaigne, ayant été repoussés de cette île par les habitans, déchargèrent leur fureur sur la Corse; mais attaqués à l’improviste par le connétable Burchard, ils perdirent treize de leurs navires. Les chrétiens regardèrent cet important succès comme un juste châtiment que Dieu avait voulu infliger aux cruautés sans nombre commises par les barbares[164].
Néanmoins l’année suivante les Sarrazins d’Afrique firent une descente dans l’île de Sardaigne; en même tems les Sarrazins d’Espagne, s’introduisant le jour de Pâques dans l’île de Corse, y mirent tout à feu et à sang[165]. Ils retournèrent dans l’île de Corse en 813. Mais, en se retirant, ils tombèrent dans une embuscade que leur avait dressée Ermengaire, comte d’Ampourias, près de la ville actuelle de Perpignan. Le comte leur enleva huit vaisseaux, dans lesquels étaient entassés plus de cinq cents malheureux captifs. Les Sarrazins, pour se venger, allèrent dévaster les environs de Nice, en Provence, et ceux de Centocelle, aujourd’hui Civita-Vecchia, dans le voisinage de Rome[166].
Ce redoublement de brigandages et d’atrocités annonçait assez que de nouveaux combattans s’étaient présentés dans l’arène, et que si l’empereur ne prenait des mesures extraordinaires, c’en était fait de l’empire qu’il avait élevé avec tant de peine. On a vu que les côtes d’Afrique reconnaissaient, au moins de nom, l’autorité des khalifes de Bagdad, et que la France était en relation d’amitié avec les princes abbassides. Tant qu’Aaron-Alraschid vécut, le prince aglabite de Cayroan, par un reste de considération pour lui, respecta les côtes de l’empire; mais à peine eut-il fermé les yeux (en 809), la guerre s’étant élevée entre ses deux fils aînés, pour savoir qui lui succéderait, le prince aglabite se crut dispensé de tous ménagemens, et les ports de Tunis, de Sousa, etc., devinrent des repaires de pirates. Un gouverneur de Sicile se plaignant à un député aglabite des cruautés qui chaque jour se commettaient au mépris de la foi jurée, le député répondit: «Depuis la mort du commandeur des croyans, ceux qui étaient esclaves ont voulu être libres; ceux qui étaient libres, mais pauvres, ont voulu être riches;» et les pirates, pour être plus à l’aise, allaient chercher des richesses là où il s’en trouvait. Le commerce qui continuait à se faire entre la France et l’Italie, d’une part, l’Égypte, la Syrie et l’Asie-Mineure, de l’autre, devait être un appât pour les aventuriers africains[167].
Aux pirates d’Afrique s’étaient joints les pirates normands. A cette époque, le Jutland et les bords de la mer Baltique, où se maintenaient encore les grossières pratiques du paganisme, regorgeaient d’une population pauvre et aguerrie; et comme dans ces contrées barbares le moyen le plus sûr d’arriver à la gloire était de verser le sang et de se charger de butin, tous les hommes d’un caractère entreprenant aspiraient à se mesurer avec les peuples amollis du Midi. Déjà leurs barques légères commençaient à se montrer sur les côtes françaises de l’Océan[168]. Charlemagne, qui ne se dissimulait pas le danger des circonstances, ordonna, en 810, aux comtes et aux gouverneurs de provinces de faire construire des tours et des forteresses à l’embouchure des rivières par où les pirates avaient coutume de pénétrer dans l’intérieur des terres. Il voulut de plus qu’on tînt des flottes prêtes dans les principaux ports de mer, afin de donner la chasse aux escadres ennemies. Tant que vécut ce grand prince, ces mesures suffirent pour préserver le continent français[169].
Cependant les deux partis commençaient à se lasser de ces hostilités continuelles, qui ne pouvaient tourner qu’au désavantage de l’un et de l’autre. Il fut question d’une trève, et c’est la première fois que les chroniqueurs du tems parlent d’une négociation de ce genre entre les souverains de la France et les émirs de Cordoue[170]. Il s’agissait seulement d’une paix momentanée. En effet, d’après l’esprit de l’islamisme, il ne peut pas y avoir de paix permanente entre les vrais-croyans et les chrétiens qui habitent des pays limitrophes. Mahomet s’est ainsi exprimé dans l’Alcoran: «Combattez les infidèles jusqu’à ce qu’il n’y ait plus lieu aux disputes; combattez jusqu’à ce que la religion de Dieu domine seule sur la terre[171].» C’est par une simple tolérance que les musulmans, dans les divers pays qu’ils ont conquis, ont laissé aux chrétiens et aux peuples d’une autre religion que l’islamisme, l’exercice de leur culte; et toutes les fois qu’il est parlé d’un traité à conclure entre eux et les chrétiens, ils se servent d’un mot particulier qui répond à celui de trève[172].
Une première trève, convenue en 810, ayant été violée, on en conclut une autre deux ans après. Un député sarrazin, qui est peut-être l’amiral Yahya-ben-Hakem, personnage que les écrivains arabes représentent comme un homme d’esprit[173], se rendit pour cet objet à Aix-la-Chapelle auprès de l’empereur. On convint d’une trève de trois ans; mais elle ne fut pas mieux observée que l’autre; car on a vu les Sarrazins faire, en 813, une descente dans l’île de Corse, et dans le même tems Abd-alrahman, fils de l’émir de Cordoue, se dirigeait vers les Pyrénées, mettant tout à feu et à sang. Les musulmans s’avancèrent jusqu’aux frontières de France, et c’est peut-être alors qu’ils mirent à mort saint Aventin, qui habitait aux environs de Bagnères-de-Luchon, dans le département actuel de la Haute-Garonne[174].
La mort de Charlemagne, en 814, apporta d’abord peu de changement à la situation de la France par rapport aux Sarrazins. Son fils, Louis-le-Débonnaire, qui lui succéda dans la dignité d’empereur, et qui depuis long-tems agissait sous sa direction, tâcha de suivre la même politique. Malheureusement, pendant que la guerre ne discontinuait presque pas sur les bords de l’Èbre, la piraterie sarrazine faisait sans cesse de nouveaux progrès. Un événement qui se passa à cette époque en Espagne contribua singulièrement à donner de l’extension aux courses des pirates.
On a vu que Hakam avait formé autour de lui une garde permanente, ce qui l’obligea à faire de nouvelles dépenses et à établir de nouveaux impôts. Hakam était détesté de ses sujets à cause de sa cruauté et de son humeur farouche. Une révolte ayant éclaté dans les faubourgs de Cordoue, Hakam se précipita avec sa garde sur les habitans, et pendant plusieurs jours le sang coula par torrens. Quand la rébellion eut été domptée, le prince fit raser les maisons des faubourgs, et ordonna à tous ceux qui avaient échappé au massacre d’aller chercher une patrie ailleurs. Une partie de ces infortunés, au nombre de plus de quinze mille, firent voile pour l’Égypte et entrèrent de force dans Alexandrie. Acceptant ensuite une somme d’argent que leur offrit le gouverneur, ils se dirigèrent, accompagnés d’une foule d’aventuriers de tous les pays, vers l’île de Crète, alors au pouvoir des Grecs[175]. En vain les habitans opposèrent de la résistance. Les exilés s’établirent dans l’île. Bientôt même des Sarrazins d’Espagne se rendirent maîtres des îles Baléares, et ceux d’Afrique de l’île de Sicile, de manière que toute la mer Méditerranée ne fut plus qu’un vaste théâtre de violences et de brigandages.
En 816, des députés sarrazins se rendirent auprès de l’empereur à Compiègne, de la part d’Abd-alrahman, à qui son père Hakam avait remis le timon des affaires. De là ces députés allèrent attendre l’empereur à Aix-la-Chapelle où il devait se tenir une diète[176]; mais la trève dont on convint ne fut observée ni d’un côté ni de l’autre. Une flotte sarrazine partie, en 820, de Tarragone, fit une descente dans l’île de Sardaigne; et une flotte chrétienne s’étant présentée pour la combattre, fut mise en déroute. Huit navires chrétiens furent submergés et plusieurs autres brûlés[177].
La même année Hakam mourut, et son fils, Abd-alrahman II, lui succéda. Hakam, par suite de ses cruautés, avait reçu de ses sujets arabes le surnom d’Aboulassy[178] ou de méchant. C’est de là que nos vieilles chroniques le désignent ordinairement par le mot barbare abulaz[179].
A la mort de Hakam, son oncle, Abd-allah, le même qui plusieurs fois avait essayé de se saisir du trône, et qui avait invoqué l’appui de Charlemagne, accourut d’Afrique où il s’était retiré, et fit une nouvelle tentative. Les Français profitèrent d’une occasion aussi favorable pour pénétrer dans les parties de la Catalogne et de l’Aragon qui ne reconnaissaient pas leur autorité, et y mirent tout à feu et à sang. Mais déjà les liens divers qui tenaient les différentes parties de l’empire unies ensemble, et que la main puissante de Charlemagne avait eu tant de peine à rapprocher, commençaient à se relâcher. De toutes parts les mécontentemens éclataient, les ambitions se montraient exigeantes. En 820, Bera, gouverneur de Barcelonne, fut accusé de félonie, c’est-à-dire probablement d’intelligence avec les Sarrazins, qu’il était chargé de combattre. Bera était du sang goth; son accusateur l’était aussi. Comme les preuves manquaient à l’accusation, on suivit l’usage établi en pareil cas chez les Goths, et qui ne tarda pas à s’introduire chez les Sarrazins d’Espagne. On fit battre ensemble les deux adversaires; et Bera ayant été vaincu fut considéré comme coupable[180].
Peu de tems après, les chrétiens de la Navarre, qui apparemment avaient à se plaindre de la domination française, firent alliance avec les musulmans et leur livrèrent la ville de Pampelune. Deux comtes ayant été envoyés par l’empereur pour étouffer la rébellion, furent attaqués à leur passage dans les Pyrénées par les chrétiens des montagnes. Asnar, l’un des deux, qui était d’origine gasconne, fut respecté; mais l’autre, nommé Eble, qui était Français, fut livré à l’émir de Cordoue[181].
Louis était impatient de venger les outrages faits à sa puissance. Sur ces entrefaites, en 826, la ville de Merida, en Estramadure, où de tout tems il avait régné des dispositions peu bienveillantes pour les émirs de Cordoue, ayant de nouveau pris les armes sous prétexte de mauvais traitemens de la part du gouverneur[182], Louis se hâta de se mettre en relation avec les habitans. Voici la lettre qu’il leur écrivit:
«Au nom du Seigneur Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ, Louis, par la grâce divine, empereur auguste, aux primats et au peuple de Merida, salut en notre Seigneur. Nous avons appris vos tribulations et tout ce que vous avez à souffrir de la cruauté du roi Abd-alrahman, qui ne cesse de vous opprimer et de convoiter vos richesses. Il fait comme faisait son père Aboulaz, lequel voulait vous obliger à payer des sommes que vous ne deviez pas, et qui de ses amis avait fait ses ennemis, des hommes obéissans des hommes rebelles. Il veut vous priver de votre liberté, vous accabler d’impôts de tout genre, et vous humilier de toutes les manières. Heureusement vous avez bravement repoussé l’injustice de vos rois, vous avez courageusement résisté à leur barbarie et à leur avidité. Cette nouvelle nous est arrivée de différens côtés; en conséquence nous avons cru devoir vous écrire cette lettre pour vous consoler, et pour vous exhorter à persévérer dans la lutte que vous avez entreprise pour la défense de votre liberté; et comme ce barbare roi est notre ennemi aussi bien que le vôtre, nous vous proposons de combattre de concert sa méchanceté. Notre intention est, l’été prochain, avec le secours du Dieu tout puissant, d’envoyer une armée au-delà des Pyrénées, et de la mettre à votre disposition. Si Abd-alrahman et ses troupes essaient de marcher contre vous, notre armée fera une diversion puissante. Nous déclarons que si vous êtes décidés à vous affranchir de son autorité et à vous donner à nous, nous vous rendrons votre ancienne liberté, sans y porter la moindre atteinte, et que nous ne vous demanderons aucun tribut. Vous choisirez la loi sous laquelle vous voulez vivre, et nous vous traiterons comme des amis et comme des personnes qui veulent bien s’associer à la défense de notre empire. Nous prions Dieu de vous conserver en bonne santé[183].»
Dans la diète générale que Louis tint à Aix-la-Chapelle, et où s’étaient rendus son fils Pepin, devenu roi d’Aquitaine, et les comtes des diverses provinces voisines de l’Espagne, l’empereur annonça l’intention de faire les plus grands efforts pour punir l’insulte faite à ses armes; mais avant même que la diète fût levée, un seigneur goth, nommé Aïzon, qu’on soupçonnait d’intelligence avec les Sarrazins, et qu’on avait mandé pour cet objet à Aix-la-Chapelle, prit la fuite, franchit les Pyrénées, et se mettant à la tête des mécontens de la Catalogne et de l’Aragon, s’empara de la ville d’Ausone, d’où il fit du dégât dans les pays occupés par les Français[184].
En vain l’armée française se mit en marche au printems de l’année 827. Aïzon, qui déjà avait envoyé demander du secours à l’émir de Cordoue, se rendit lui-même dans cette capitale pour presser le départ des troupes. Abd-alrahman fit partir quelques-uns de ses meilleurs soldats, entre autres une portion de sa garde commandée par son parent Obeyd-allah. Comme l’armée française s’avançait très-lentement, Aïzon et ses alliés eurent le tems de dévaster les territoires de Barcelonne et de Gironne, et de s’avancer jusqu’en Cerdagne et dans le Val-Spir, en deçà des Pyrénées, où ils commirent d’horribles ravages[185].
Pendant ce tems les habitans de Merida faisaient les plus grands efforts pour soutenir leur rébellion. Au bout de trois ans, n’étant pas secourus, ils furent obligés d’ouvrir leurs portes.
A la même époque, les Normands, quittant les contrées sauvages du nord, devenues trop petites pour leur grand nombre, faisaient chaque année des descentes sur les côtes de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre et de l’Espagne. De leur côté les pirates d’Espagne et d’Afrique ne laissaient pas de repos aux côtes du midi de la France ni à celles de l’Italie. En 828, Boniface, gouverneur de l’île de Corse, pour se venger de ces continuelles déprédations, dirigea une expédition en Afrique, entre Carthage et Utique, et parcourut tout le pays le fer et la flamme à la main[186].
Les ports de l’Espagne et de l’Afrique, d’où partaient les navires de pirates, étant en général situés dans le bassin de la mer Méditerranée, c’est dans l’enceinte de ce bassin qu’ordinairement leurs entreprises avaient lieu. Il est cependant parlé à cette époque d’un vaisseau sarrazin d’une grandeur telle qu’on l’aurait pris de loin pour une muraille, lequel fit une descente dans l’île d’Oye, en Bretagne, vers l’embouchure de la Loire[187]. Sans doute ce navire ne laissa pas beaucoup de traces de son passage; car il n’en est point fait mention dans les histoires particulières du pays[188].
La situation de l’empire devenait chaque jour plus effrayante, et Louis, à qui l’histoire a donné le titre peu honorable de Débonnaire, était hors d’état de s’élever au-dessus des circonstances fâcheuses où sa propre faiblesse l’avait placé. Après avoir eu l’imprudence de partager de son vivant ses vastes états à ses trois fils aînés, il eut encore l’imprudence de changer le partage qu’il avait fait, et de réserver une quatrième part pour le plus jeune de ses fils. Les trois aînés, irrités, crièrent à l’injustice et prirent les armes. Louis, tantôt vaincu, tantôt vainqueur, déposé du trône, puis rétabli, perdit toute considération aux yeux de ses propres sujets.
L’anarchie et les maux qui en sont la suite allant toujours croissant, les personnes pieuses crurent reconnaître dans cette décadence générale une marque de la colère céleste, excitée par la corruption qui s’introduisait dans toutes les classes. Louis, dans une lettre adressée à tous les évêques, et datée de l’année 828, s’exprime en ces termes: «La famine, la peste, tous les genres de fléaux ont fondu sur les peuples de notre empire. Qui ne voit que Dieu a été irrité par nos actions perverses[189]?» Là-dessus l’empereur commande un jeûne général, et ordonne aux évêques de s’assembler en concile dans les quatre principales villes de l’empire, au nombre desquelles était Toulouse, afin d’aviser aux moyens de faire cesser ce déplorable état de choses. Les mêmes désordres affligeaient l’Espagne musulmane, et l’émir de Cordoue avait continuellement à combattre quelque rébellion nouvelle.
Les relations commerciales entre l’empire français et les provinces d’Égypte et de Syrie n’avaient jamais été interrompues. Les rapports politiques qui avaient existé entre Charlemagne et Aaron-alraschid durent être repris avec Bagdad, dès que l’orient eut recouvré la tranquillité. Il est fait mention, à l’année 831, de l’arrivée en France de trois députés envoyés de delà les mers par le khalife Mamoun, fils d’Aaron-alraschid. Deux de ces députés étaient musulmans, et le troisième chrétien. Ils offrirent à l’empereur, entre autres présens, des parfums et des étoffes[190].
La guerre continuait toujours au-delà des Pyrénées. En 838, Obeyd-allah, parent de l’émir de Cordoue, fit de grands dégâts sur les provinces occupées par les Français; de leur côté les Français pénétrèrent en Castille et y mirent tout à feu et à sang.
Pendant ce tems, une flotte partie de Tarragone et renforcée par les navires des îles Maïorque et Iviça faisait une descente aux environs de Marseille, et se rendant maîtresse des faubourgs, emmenait tous les hommes laïques et ecclésiastiques en état de porter les armes[191]. C’est peut-être en cette occasion qu’eut lieu le fait attribué à sainte Eusébie, abbesse d’un couvent de Marseille, et à ses quarante religieuses, lesquelles ne voulant pas être exposées à la brutalité des barbares, se mutilèrent le nez et se rendirent la figure difforme; d’où elles furent appelées dans le pays les denazzadas[192].
Louis-le-Débonnaire mourut en 840, et aussitôt la guerre éclata parmi ses enfans. L’Europe se trouvait alors sous le poids d’un de ces terribles châtimens qui, suivant l’expression de Bossuet, font sentir leur puissance à des nations entières, et par lesquels la Providence frappe souvent le bon avec le méchant, l’innocent avec le coupable. Les Sarrazins profitèrent de la confusion générale pour s’introduire en Provence, par l’embouchure du Rhône, et dévastèrent les environs d’Arles[193]. Dans le même tems un gouverneur de Tudèle en Navarre, appelé Moussa, pénétra dans la Cerdagne, et y fit de grands ravages[194]. De leur côté les Normands, à l’aide de leurs barques légères, s’avançaient au centre de la France, par l’embouchure de l’Escaut, de la Seine, de la Loire et de la Garonne, et commençaient à faire du royaume presque un monceau de ruines. L’histoire de cette époque n’est qu’un tissu d’intrigues ambitieuses, de honteuses trahisons et de calamités de tout genre; on a la plus grande peine à en suivre le cours dans les chroniques contemporaines. Charles-le-Chauve, fils de Louis, avait reçu en partage la France actuelle presque tout entière; mais à la suite des guerres intestines, les provinces changeaient de maître presque chaque année. On ne laissait pas même de province intacte; et comme si on avait voulu anéantir toute espèce de relation et de commerce, le Languedoc et la Provence avaient été partagés entre l’empereur Lothaire, le roi Charles-le-Chauve et le jeune Pepin, fils de Pepin, ancien roi d’Aquitaine. Bientôt même un seigneur, appelé Folcrade, prit les armes contre Lothaire, et se déclara comte d’Arles et de Provence[195].
Le relâchement de tous les liens sociaux en vint au point que les princes et les chefs de parti, pour accroître leur influence, perdirent toute retenue, et que certains descendans de Charles-Martel, de Pepin-le-Bref et de Charlemagne, firent un appel aux barbares et les associèrent à leurs propres querelles.
L’Italie n’était pas plus heureuse. Les Sarrazins étaient maîtres de l’île de Sicile; d’autres Sarrazins avaient été appelés sur le continent par deux seigneurs chrétiens qui se disputaient la principauté de Bénévent. Enfin les pirates d’Espagne et d’Afrique ne laissaient pas de repos aux côtes. En 846, ces pirates remontèrent le Tibre, et vinrent piller les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul aux portes de Rome. Les parages de la rivière de Gênes avaient tellement à souffrir de ces déprédations, que les prêtres et les moines eux-mêmes prirent les armes pour aider à la délivrance du pays[196].
Enfin l’Espagne musulmane elle-même était frappée de tous les genres de fléaux. Les factions s’y succédaient les unes aux autres. D’un autre côté, les Normands, qui commençaient à ne plus trouver les mêmes richesses sur les côtes de France, faisaient successivement des descentes à Lisbonne, à Séville et dans d’autres cités opulentes. Pour surcroît de malheur, une horrible sécheresse fit périr une partie des récoltes et des troupeaux; des nuées de sauterelles, venues d’Afrique, détruisirent ce qui avait résisté au manque d’eau; mais du moins Abd-alrahman, dans des circonstances si fâcheuses, fit ce qui était en son pouvoir pour adoucir le sort de ses sujets.
En 848, tandis que des pirates sarrazins dévastaient de nouveau Marseille et toute la côte jusqu’à Gênes[197], le jeune Pepin, qui était en guerre avec son oncle, Charles-le-Chauve, pour la possession du Languedoc, et qui déjà une fois avait appelé à son secours les Normands, ne craignit pas de recourir à l’appui des Sarrazins. Celui dont il fit choix pour cette négociation était Guillaume, comte de Toulouse, petit-fils du Guillaume qui, cinquante-cinq ans auparavant, s’était signalé par son zèle pour la religion et la patrie. Guillaume se rendit à Cordoue et fut bien reçu du prince musulman. A l’aide des troupes qu’il en obtint, il enleva aux lieutenans de Charles, en Catalogne, Barcelonne et quelques autres villes[198].
Quelques pirates sarrazins, ayant pénétré de nouveau aux environs d’Arles, furent retenus sur la côte par les vents contraires; et les habitans accourant en armes les massacrèrent. Mais pendant ce tems, une armée musulmane, commandée par Moussa, gouverneur de Saragosse, s’avançait du côté d’Urgel et de Ribagorse, et pénétrait jusqu’en France, mettant tout à feu et à sang. Telle était la frayeur des habitans, qu’ils offrirent d’eux-mêmes leur argent et tout ce qui était à leur disposition pour avoir la vie sauve. Charles-le-Chauve fut obligé de demander la paix, et ne l’obtint qu’en donnant de riches présens[199].
En ce tems-là (850) les chrétiens d’Espagne eurent à éprouver une vive persécution de la part du gouvernement de Cordoue, et le bruit de cette persécution arriva jusqu’en France. Voici ce qui donna lieu à ces vexations.
D’après la législation musulmane, il y a liberté de conscience pour les chrétiens, et ils sont seulement soumis au tribut. Mais il faut qu’ils soient nés de père et de mère chrétiens; si l’un des époux a été musulman, l’enfant doit l’être aussi, conformément à cette maxime de Mahomet, que les musulmans interprètent à l’avantage de leur religion: «L’enfant suit nécessairement celui de ses père et mère dont la religion est la meilleure[200].» Il en est de même des enfans mineurs d’un chrétien ou d’une chrétienne qui a embrassé l’islamisme; si l’enfant parvenu à sa majorité refuse de professer la religion mahométane, le magistrat a le droit de l’y contraindre[201]. Il faut en second lieu que les chrétiens n’aient jamais fait profession de l’islamisme: eussent-ils simplement levé la main et prononcé les mots: Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète, les eussent-ils prononcés pour se jouer ou en état d’ivresse, ils sont censés musulmans, et ils ne sont plus libres de suivre un autre culte. Ils ne doivent pas non plus avoir commerce avec une femme musulmane. Enfin il faut que les chrétiens s’abstiennent de toute injure contre Mahomet et sa religion; s’ils manquent à un seul de ces points, ils n’ont pas d’autre alternative que l’islamisme ou la mort.
Or on a vu que les alliances entre les musulmans et les chrétiens étaient assez communes en Espagne. Il arrivait souvent que les mères inculquaient à leurs enfans, surtout aux filles, les dogmes du christianisme: ce qui avait déjà plus d’une fois donné lieu à des scènes sanglantes.
Il y avait alors à Cordoue un prêtre fort instruit dans les lettres chrétiennes et arabes, appelé Parfait. Le bruit courait que ce prêtre, dans un moment d’oubli, avait prononcé la profession de foi mahométane. Quelques musulmans l’ayant un jour rencontré dans une rue de Cordoue lièrent conversation avec lui, et lui demandèrent ce qu’il pensait de leur prophète et de la religion qu’il avait établie. Parfait refusa d’abord de répondre, craignant que ces questions ne cachassent quelque piége; mais comme ces hommes insistaient, il s’exprima librement, et traita Mahomet d’imposteur et de suppôt de l’enfer. D’abord les musulmans ne lui répondirent rien; mais à quelques jours de là, l’ayant rencontré au milieu d’une grande foule, ils le dénoncèrent comme une personne qui avait mal parlé du prophète. Aussitôt la foule se jeta sur lui et le conduisit devant le cadi ou l’alcade, que nous appelons juge. Le cadi interrogea Parfait, et comme le prêtre ne voulut pas rétracter ce qu’il avait dit, il fut condamné à mort.
On se trouvait alors dans le mois de ramadan, qui est le mois du jeûne des musulmans. Pour donner à cette exécution plus de solennité, il fut décidé qu’elle n’aurait lieu qu’à la fin du mois, époque où les musulmans, voulant se dédommager de leurs privations, se livrent à la joie la plus vive. Au jour fixé, Parfait fut amené au milieu d’une grande plaine, sur les bords du Guadalkivir, et là, en présence d’une foule innombrable, il eut la tête tranchée[202].
Cet événement causa une sensation extraordinaire: les chrétiens étaient alors fort nombreux en Espagne, même à Cordoue, siége de l’empire. Non seulement on leur avait laissé une partie des églises de la ville; mais ils avaient des monastères de l’un et de l’autre sexe, surtout dans les montagnes situées au nord de la cité. La religion chrétienne avait pénétré jusque dans le palais du roi, à la suite du grand nombre d’esclaves de tous les pays qui remplissaient une partie des emplois de la cour. Les musulmans zélés crurent faire une bonne œuvre en dénonçant les chrétiens qui rentraient dans une des trois catégories dont nous avons parlé. Bientôt même on vit au sein d’une même famille des frères accuser leurs sœurs pour avoir leurs biens. Le jugement n’était pas long: on demandait à l’accusé s’il persistait dans le christianisme: s’il répondait affirmativement, on le mettait à mort. Ordinairement les martyrs étaient attachés à un pieu; on brûlait leur corps, puis on jetait les cendres dans le fleuve, afin que les chrétiens ne pussent pas les recueillir et les conserver comme des reliques. Quelquefois on donnait les corps à manger aux chiens[203].
Ces barbaries produisirent un effet bien différent de celui que le gouvernement en attendait. Le courage que montraient les martyrs était si remarquable, qu’il devint l’objet de l’admiration générale. Plusieurs chrétiens qui ne se trouvaient dans aucune des trois catégories se présentèrent d’eux-mêmes pour partager le sort de leurs frères. Parmi eux nous citerons un Français, nommé Sanche, originaire d’Alby, qui occupait un emploi dans le palais, et qui probablement avait été fait captif dans sa jeunesse; il y avait également deux eunuques. Les femmes surtout se distinguèrent en cette occasion. On vit des vierges timides qui jusque-là n’avaient pas osé s’éloigner des regards de leurs parens, accourir à pied vers Cordoue de plusieurs lieues à la ronde, et demander à grands cris le martyre. Il suffisait pour cela qu’elles proférassent quelque injure contre le prophète.
La chose en vint au point que beaucoup de musulmans furent effrayés des suites d’une telle effusion de sang. D’ailleurs les évêques du pays s’assemblèrent, et, malgré quelques prêtres ardens, décidèrent qu’autant il fallait savoir endurer la rage des persécuteurs de la foi quand elle s’excitait elle-même, autant il était contraire à l’esprit de l’Évangile de la provoquer. Enfin Charles-le-Chauve, qui avait été sollicité par les chrétiens des provinces septentrionales de l’Espagne chez qui les mêmes violences commençaient à s’exercer, interposa sa médiation[204].
Abd-alrahman avait d’abord paru aussi irrité qu’étonné du grand nombre de chrétiens établis au cœur de ses états; dans sa colère il chassa de son palais tous ceux qui y remplissaient quelque emploi. Mais plus le nombre des chrétiens était grand, plus les moyens que l’on prenait pour en réduire la quantité étaient dangereux. Abd-alrahman II mourut sur ces entrefaites (852) et eut pour successeur son fils Mohammed.
Abd-alrahman avait un goût très-vif pour les arts et pour les plaisirs, et sous son règne Cordoue devint le séjour des lettres, de la musique, du chant et des fêtes de tout genre. A l’exemple de son père, de son grand-père et des anciens Arabes en général, il cultivait la poésie. Voici la traduction de quelques vers qu’il composa dans une de ses expéditions contre les chrétiens. Ils étaient adressés à sa femme favorite, et ils donneront une idée de l’esprit qui dominait à cette époque:
«Pendant que je suis loin de toi, je me trouve en face de l’ennemi, et je lui envoie des flèches qui ne manquent jamais leur but!
»Que de chemins j’ai foulés! que de défilés j’ai traversés après d’autres défilés!
»Mon visage a été exposé à toute l’ardeur du soleil, tandis que les cailloux embrasés se fondaient de chaleur.
»Mais Dieu a relevé par mes mains sa religion véritable. Je lui ai donné une nouvelle vie, et j’ai renversé la croix sous mes pieds.
»J’ai marché avec mon armée contre les infidèles, et mes troupes ont rempli les lieux escarpés et les lieux unis[205].»
Le successeur d’Abd-alrahman se montra d’abord fort sévère contre les chrétiens. Il fit abattre toutes les églises bâties depuis l’occupation du pays par les musulmans; il ne respecta pas davantage les portions qui avaient été ajoutées aux anciens édifices. Dans son zèle fanatique, il eut un instant l’idée de chasser de ses états non seulement les chrétiens, mais les juifs qui en toute occasion s’étaient montrés les ennemis acharnés du christianisme. Heureusement les révoltes qui ne tardèrent pas à éclater et la crainte de voir ses revenus diminuer donnèrent à ses vues une autre direction.
La guerre continuait toujours en Catalogne et aux environs de l’Èbre. Moussa, qui les années précédentes avait remporté quelques succès contre les chrétiens, fut vaincu par le roi des Asturies; l’émir de Cordoue, pour le punir, ayant voulu lui ôter son gouvernement, il se tourna du côté des chrétiens; il donna même sa fille en mariage à Garcie, comte de Navarre; et comme sur ces entrefaites la ville de Tolède leva de nouveau l’étendard de la révolte, l’émir de Cordoue fut hors d’état de rien entreprendre.
De quelque côté qu’on jette les yeux, on ne voit que guerres, pillages, calamités. En 859, les Normands franchissant le détroit de Gibraltar, s’emparent de Narbonne qui, un siècle auparavant, avait résisté à toutes les forces de la France; puis entrant dans le Rhône, ils s’avancent jusqu’aux portes de Valence, mettant tout le pays à feu et à sang[206]. Gérard de Roussillon, dont le nom revient souvent dans nos romans de chevalerie, les força de se remettre en mer. A la même époque, les Sarrazins faisaient de nouveaux dégâts dans les îles de Sardaigne et de Corse.
Voici le tableau de la France qu’on trouve dans un document presque contemporain: «Sur toutes les côtes les églises étaient renversées, les villes saccagées, les monastères dévastés. Telle était la rage des barbares que les chrétiens qui tombaient entre leurs mains étaient mis à mort ou obligés de se racheter à prix d’argent. Plusieurs chrétiens abandonnèrent leurs propriétés et quittèrent leur pays pour vivre dans les lieux fortifiés ou dans l’intérieur des terres; mais plusieurs aimèrent mieux mourir que de renoncer à leurs biens. Il y en eut encore chez qui la foi avait jeté des racines moins profondes et qui ne rougirent pas de se joindre aux barbares. Ceux-là étaient les pires de tous; car ils connaissaient le pays, et il n’était pas possible de se soustraire à leurs investigations. A la fin les lieux les plus célèbres se convertirent en déserts, et les édifices les plus fameux disparurent sous les ronces et les épines[207].»
Un certain Omar, fils de Hafsoun, chrétien d’origine et ancien tailleur, avait pénétré avec une troupe d’aventuriers et de vagabonds dans la chaîne des Pyrénées; et s’unissant d’intérêt avec les chrétiens du pays, s’était emparé de plusieurs places fortes, d’où il bravait toute la puissance des émirs de Cordoue[208]. Mohammed, qui était menacé de perdre toutes ses provinces septentrionales, demanda la paix à Charles-le-Chauve, qui n’était guère en état de lui faire la guerre; il fut convenu que les Français resteraient maîtres de la Catalogne, mais qu’ils s’abstiendraient de prêter secours aux rebelles. On était alors en 866. Les députés envoyés en cette occasion à Cordoue par Charles revinrent amenant des chameaux chargés de litières, d’étoffes de divers genres, de parfums, etc.[209].
L’Espagne était dans l’état le plus déplorable: la sécheresse, la famine, la peste, les tremblemens de terre, les guerres, les révoltes, tout semblait conspirer à la perte de ce malheureux pays. Sur ces entrefaites une éclipse de lune ayant couvert le ciel d’épaisses ténèbres, les musulmans crurent que c’en était fait de leur empire; et comme les personnes pieuses d’entre eux attribuaient ces maux à la colère céleste, elles pensèrent que le meilleur moyen de se rendre Dieu favorable était de faire une guerre à mort aux chrétiens. Les provinces soumises à l’émir de Cordoue furent sur le point de se soulever, parce qu’ayant à combattre plusieurs gouverneurs rebelles, l’émir ne voulait pas s’attirer ce nouvel ennemi sur les bras.
Dans cette disposition des esprits, la politique des rois était impuissante pour maîtriser les passions des particuliers. En 869, des pirates sarrazins firent une nouvelle descente en Provence, dans la Camargue, île formée par le Rhône, et où ils s’étaient ménagé une espèce de port. En ce moment, l’archevêque d’Arles, Roland, se trouvait dans l’île où il possédait de grands biens, et où, faute de pierres, il s’était fait bâtir une maison en terre. Les Sarrazins descendant de leurs navires attaquèrent la maison; plus de trois cents serviteurs de l’archevêque furent tués et lui-même fut pris. Les pirates le garrottèrent, et après l’avoir conduit à bord d’un de leurs navires, ils fixèrent sa rançon à cent cinquante livres d’argent, cent cinquante manteaux, cent cinquante épées et cent cinquante esclaves, genre de marchandise qui, comme on le verra plus tard, avait alors cours sur tous les marchés; mais dans l’intervalle l’archevêque mourut, sans doute d’effroi; et les Sarrazins, pour n’être pas frustrés de la rançon, tenant cette mort secrète, pressèrent le plus qu’ils purent la remise du prix convenu. Dès que leur avidité eut été satisfaite, ils déposèrent à terre le corps de l’archevêque, vêtu des mêmes habits que le jour où il avait été pris, et mirent à la voile; de manière que les chrétiens qui étaient venus pour féliciter le prélat de sa délivrance n’eurent plus à s’occuper que de ses funérailles[210].
Charles-le-Chauve mourut en 876; il se disposait à aller combattre les Sarrazins d’Italie, qui, devenus maîtres de tout le midi de la presqu’île, menaçaient le pape jusque dans Rome. Prince sans capacité, sans courage, et toujours disposé à entreprendre sur les états d’autrui, il fut une des principales causes de la dissolution sociale qui avait éteint les forces de la France et des contrées voisines. En effet, les peuples abattus ne savaient plus de quel côté tourner leurs regards. Les Normands et les Sarrazins avaient pour ainsi dire juré de ne rien laisser debout; et pendant ce tems les guerres continuaient entre les princes et les chefs de factions, comme s’il se fût agi de se disputer les plus riches provinces. L’état de la France, de l’Italie et de l’Espagne septentrionale, semblait être arrivé au dernier degré de l’abaissement et de la misère; mais des épreuves encore plus terribles étaient réservées à ces malheureux pays.
TROISIÈME PARTIE.
ÉTABLISSEMENT DES SARRAZINS EN PROVENCE, ET INCURSIONS QU’ILS FONT DE LA EN SAVOIE, EN PIÉMONT ET DANS LA SUISSE, JUSQU’A LEUR EXPULSION TOTALE DE FRANCE.
La dernière époque qui nous reste à parcourir présente de grandes analogies avec celle qui précède; c’est la même violence dans l’attaque, ce sont les mêmes scènes de pillage et de cruauté; mais les premières calamités ne frappaient en général que les côtes de la France et les provinces frontières, au lieu que celles-ci vont s’étendre à travers le Dauphiné jusqu’aux limites de l’Allemagne. Les premières étaient passagères; celles-ci partent d’un point fixe et menacent de ne plus cesser. Oh! combien on a besoin, en parcourant ces tems lamentables, de se retremper dans le souvenir de ce qui a été fait de grand et de patriotique en France, soit avant, soit après cette période fatale! Comme on se sent humilié de voir les plus vastes contrées, des contrées d’où sont sortis tant de braves et de héros, livrées à la merci de quelques hordes avides, dont aucun penchant généreux ne rachetait les excès!
On se trouvait aux environs de l’année 889. La Provence et le Dauphiné appartenaient à Boson, qui s’était fait donner le titre de roi d’Arles. Malheureusement Boson n’était pas issu du sang impérial de Charlemagne; et son élévation, regardée comme une usurpation, lui attirait des attaques fréquentes. De leur côté les hommes riches et puissans ne songeaient qu’à profiter de la confusion générale pour se créer des seigneuries et des principautés. Ainsi les barbares ne devaient rencontrer aucun obstacle.
Voici de quelle manière l’établissement des Sarrazins en Provence est raconté par les historiens contemporains, dont nous avons nous-mêmes vérifié le récit sur les lieux[211].
Vingt pirates partis d’Espagne sur un frêle bâtiment, et se dirigeant vers les côtes de Provence, furent poussés par la tempête dans le golfe de Grimaud, autrement appelé golfe de Saint-Tropès, et débarquèrent au fond du golfe sans être aperçus. Autour de ce bras de mer s’étendait au loin une forêt qui subsiste encore en partie, et qui était tellement épaisse que les hommes les plus hardis avaient de la peine à y pénétrer. Vers le nord était une suite de montagnes s’élevant les unes au-dessus des autres, et qui, arrivées à une distance de quelques lieues, dominaient une grande partie de la Basse-Provence. Les Sarrazins envahirent pendant la nuit le village le plus rapproché de la côte, et, massacrant les habitans, se répandirent dans les environs. Quand ils furent arrivés sur les hauteurs qui couronnent le golfe du côté du nord, et que de là leur regard s’étendit d’un côté vers la mer et de l’autre vers les Alpes, ils comprirent tout de suite la facilité qu’un tel lieu devait leur offrir pour un établissement fixe. La mer leur ouvrait son sein pour recevoir tous les secours dont ils auraient besoin; la terre leur livrait passage dans des contrées qui n’avaient pas encore été pillées, et où il n’avait été pris aucune mesure de défense. L’immense forêt qui environnait les hauteurs et le golfe leur assurait une retraite au besoin.
Les pirates firent un appel à tous leurs compagnons qui parcouraient les parages voisins; ils envoyèrent aussi demander du secours en Espagne et en Afrique; en même tems ils se mirent à l’ouvrage, et en peu d’années les hauteurs furent couvertes de châteaux et de forteresses. Le principal de ces châteaux est nommé par les écrivains du tems Fraxinetum, du nom des frênes qui probablement occupaient les environs. On croit que Fraxinetum répond au village actuel de la Garde-Frainet, qui est situé au pied de la montagne la plus avancée du côté des Alpes. Il est certain que la position occupée par ce village dut paraître fort importante; car c’est le seul passage par lequel il soit possible de communiquer en ligne directe du fond du golfe avec le plat pays, en se dirigeant vers le nord. D’ailleurs on aperçoit encore au haut de la montagne des vestiges de travaux formidables. Ce sont des portions de murs taillées dans le roc, une citerne également taillée dans le roc et quelques pans de muraille[212].
Quand les travaux furent terminés, les Sarrazins commencèrent à faire des courses dans le voisinage. Ils n’eurent garde d’abord de s’éloigner du centre de leurs forces; mais bientôt les seigneurs les associèrent à leurs querelles particulières. Ils aidèrent à abattre les hommes puissans; ensuite, se débarrassant de ceux qui les avaient appelés, ils se déclarèrent les maîtres du pays; en peu de tems une grande partie de la Provence se trouva exposée à leurs ravages. Telle était la terreur qu’ils inspiraient que, suivant l’expression d’un écrivain contemporain, on vit se vérifier en eux ces mots souvent cités: Un d’entre eux mettra mille hommes en fuite, deux en feront fuir deux mille[213].
La terreur devint bientôt générale[214]; le plat pays étant dévasté, les Sarrazins s’avancèrent vers la chaîne des Alpes. Le neuvième siècle touchait à sa fin. Le royaume d’Arles était occupé par Louis, fils de Boson; mais Louis avait été appelé en Italie par les ennemis de Béranger, roi de la Lombardie, et avait abandonné la défense de ses états pour en aller conquérir d’autres. Fait prisonnier par son rival, il eut les yeux crevés, et ne fut plus en état de s’occuper des soins de son royaume. Dans le même tems les Normands continuaient leurs ravages au cœur de la France. Quelques années auparavant ils avaient assiégé Paris, qui aurait été pris sans le dévouement d’une poignée de guerriers[215]. D’autres barbares, également payens, les Hongrois, repoussés des environs du Danube, parcouraient l’Allemagne et l’Italie, le fer et la flamme à la main, et attendaient aussi une occasion pour envahir la France.
Dès l’année 906, les Sarrazins avaient traversé les gorges du Dauphiné, et franchissant le Mont-Cenis, s’étaient emparés de l’abbaye de Novalèse, sur les limites du Piémont, dans la vallée de Suse. Les moines eurent à peine le tems de se retirer à Turin, avec les reliques des saints et les autres objets précieux, y compris une bibliothèque fort riche pour le tems, particulièrement en livres classiques. Les Sarrazins, à leur arrivée, ne trouvant que deux moines qui étaient restés pour veiller à la sûreté du monastère, les chargèrent de coups. Le couvent et le village situé dans les environs furent pillés, et les églises livrées aux flammes[216]. En vain les habitans, qui n’étaient pas en état de résister, se réfugièrent dans les montagnes, entre Suse et Briançon, là où était le couvent d’Oulx. Les Sarrazins les y suivirent et tuèrent un si grand nombre de chrétiens, que ce lieu porta le nom de champ des martyrs[217].
Ce n’est pas qu’en certains endroits les chrétiens ne se réunissent pour combattre les envahisseurs. Plusieurs Sarrazins faits prisonniers furent conduits à Turin; mais une nuit ces barbares, brisant leurs chaînes, mirent le feu au couvent de Saint-André dans lequel ils avaient été enfermés, et une grande partie de la ville fut sur le point de devenir la proie des flammes[218].
Bientôt les communications entre la France et l’Italie furent interceptées. En 911, un archevêque de Narbonne, que des intérêts pressans appelaient à Rome, ne put se mettre en route à cause des Sarrazins[219]. Les barbares occupaient tous les passages des Alpes; et si on tombait en leur pouvoir, on risquait d’être mis à mort, ou du moins on était taxé à une forte rançon. Ils ne tardèrent même pas à faire des excursions dans les plaines du Piémont et du Montferrat[220].
Sur ces entrefaites (en 908), quelques pirates sarrazins firent une descente sur les côtes du Languedoc, aux environs d’Aiguemortes, et saccagèrent l’abbaye de Psalmodie qui, déjà détruite une fois sous Charles-Martel, avait été rebâtie[221].
L’Espagne musulmane était depuis long-tems en proie aux factions. En 912, le trône de Cordoue échut à Abd-alrahman III, qui, par ses imposantes actions, mérita le nom de Grand. Ce prince, à la suite d’un règne de cinquante ans, réunit sous son pouvoir toutes les provinces musulmanes, et porta au plus haut degré la prospérité et la gloire des Maures d’Espagne. C’est lui qui le premier, dans la Péninsule, prit le titre de khalife et de commandeur des croyans.
Sanche-Garcie, roi de Navarre, et Ordogne, roi de Léon, s’étant réunis à Kaleb, fils de Hafsoun, maître de Tolède et des bords de l’Èbre, et aidés par les guerriers du midi de la France, résistèrent d’abord avec succès aux armes d’Abd-alrahman; leurs efforts étaient la meilleure défense des frontières de France de ce côté. Mais en 920, l’oncle du khalife, appelé comme lui Abd-alrahman, et surnommé Almodaffer ou le Victorieux, franchit, à la suite d’une grande victoire, la chaîne des Pyrénées, et ravagea une partie considérable de la Gascogne, jusqu’aux portes de Toulouse. Les guerres terribles qui ne discontinuaient pas de l’autre côté des Pyrénées, amenaient de tems en tems des incursions semblables. Dans celle-ci, Almodaffer fut surpris à son retour par Garcie, fils de Sanche, qui lui reprit tout le butin[222].
En Provence et en Dauphiné, ainsi que dans la chaîne des Alpes, un cri d’indignation se faisait entendre contre les brigandages des Sarrazins. En vain quelques hommes courageux essayèrent, à défaut de prince qui voulût prendre en main la cause des peuples, de s’opposer à ce torrent dévastateur; en vain, du haut de certains lieux élevés, commencèrent-ils à donner la chasse aux barbares. Comme ils agissaient sans concert, ils virent leurs efforts échouer, et la plupart moururent malheureusement.
Les environs de la Garde-Frainet se trouvaient entièrement dévastés, et les barbares s’étaient montrés d’autant plus impitoyables, que les ruines qui les entouraient de toutes parts étaient pour eux un nouveau gage de sûreté. Marseille, à son tour, vit sa principale église détruite; Aix fut également envahie, et les barbares, dans leur fureur, y écorchèrent plusieurs personnes vivantes[223]. L’évêque, nommé Odolricus, s’enfuit à Reims où on le chargea de l’administration du diocèse. Les barbares enlevaient les femmes du pays, et menaçaient de perpétuer leur race; on croira d’ailleurs sans peine que plus d’un chrétien, foulant aux pieds les lois de la religion et de l’honneur, faisaient cause commune avec eux et avaient part à leurs rapines.
Telle était la terreur répandue par les Sarrazins, que les hommes riches et puissans étaient obligés de tout quitter pour mettre leur vie hors de danger. On ne se croyait à l’abri qu’au haut des montagnes, au fond des forêts ou dans des lieux situés à une grande distance. Saint Mayeul, né de parens riches, aux environs d’Avignon, et qui possédait de grands biens à Valençoles, dans le département actuel des Basses-Alpes, se retira en Bourgogne auprès d’un de ses parens[224]. Les églises de Sisteron et de Gap furent en proie aux plus grands ravages. A Embrun, les Sarrazins mirent à mort l’archevêque, saint Benoît, avec l’évêque de la Maurienne et beaucoup d’habitans des contrées voisines qui y avaient cherché un refuge[225]. Un acte ancien signale auprès d’Embrun trois tours fortifiées où les Sarrazins s’étaient établis et d’où ils dominaient dans les environs[226]. Saint Libéral, successeur de saint Benoît, fut obligé de s’en retourner à son pays, Brives-la-Gaillarde.
A cette malheureuse époque, le commerce était nul et les pays communiquaient peu entre eux. L’usage s’était pourtant maintenu parmi les personnes pieuses de France, d’Espagne et d’Angleterre, d’aller, au moins une fois dans sa vie, en pélerinage à Rome, pour y visiter les tombeaux des apôtres. Il existait également des relations habituelles entre les divers évêques de la chrétienté et le saint-siége. Mais depuis l’occupation des passages des Alpes par les Sarrazins, les voyageurs étaient exposés à des accidens aussi fâcheux que fréquens; vainement se munissaient-ils d’armes et se réunissaient-ils en caravanes; il n’est pas d’année où les chroniques du tems ne fassent mention de quelque scène sanglante[227].
Les Normands, devenus paisibles possesseurs de la Normandie actuelle, commençaient à prendre des habitudes pacifiques; mais les Hongrois franchirent les Alpes, et, traversant avec la rapidité de l’éclair le Dauphiné et la Provence, ils mirent le Languedoc à feu et à sang! Les Hongrois, originaires du pays des anciens Scythes, étaient, à l’exemple de leurs ancêtres et des Tartares actuels, toujours à cheval, et ne se battaient qu’à coups de flèches. Ils ne savaient ni faire des siéges, ni combattre de pied ferme; mais ils chargeaient leurs ennemis avec furie, et se dispersaient aussitôt. Les auteurs contemporains nous les représentent comme vivant de viande crue, étanchant leur soif avec du sang, et coupant par morceaux le cœur de leurs ennemis vaincus. Comme ils étaient venus par les extrémités du nord de l’Europe et de l’Asie, le vulgaire crut reconnaître en eux les peuples de Gog et de Magog dont il est parlé dans les prophéties d’Ézechiel et dans l’Apocalypse, et qui doivent venir à la fin du monde pour faire justice des crimes des humains. Ce qui ajoutait à l’erreur, c’est qu’on approchait de l’an 1000, et que beaucoup de chrétiens, à l’exemple des anciens Millenaires, croyaient que le monde était trop corrompu pour pouvoir subsister plus long-tems. Un évêque de Verdun, pour éclaircir ses doutes, consulta à ce sujet un religieux, qui le rassura en disant que Gog et Magog devaient être secondés dans leur épouvantable mission par plusieurs autres peuples barbares, et que les Hongrois formaient une nation isolée[228]. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Hongrois, en très-peu de tems, couvrirent le Languedoc de ruines, et firent presque oublier les excès commis avant eux.
Hugues, régent du royaume d’Arles, au nom du roi Louis, s’exprime ainsi dans la charte de fondation d’un monastère qu’il fit bâtir auprès de la ville de Vienne, dans l’année 924: «La vénérable religion des chrétiens et l’honneur de l’église ont été privés, par l’excès de nos péchés, de leur ancien éclat, et il n’en reste presque plus de traces. Comme ces maux se sont fait sentir au long et au large, non seulement par suite de la cruelle persécution des païens, mais encore par la cupidité de beaucoup de perfides chrétiens, nous avons jugé convenable, etc.[229].»
Le Piémont et le Montferrat n’étaient pas à l’abri des ravages des Sarrazins. Le chroniqueur de l’abbaye de Novalèse[230] raconte qu’un de ses oncles, qui s’était adonné à la carrière militaire, ayant à se rendre de la Maurienne à Verceil, fut surpris par une bande de Sarrazins, dans une forêt située près de cette ville. On en vint aux mains; plusieurs hommes furent blessés de part et d’autre; mais les Sarrazins, plus nombreux, l’emportèrent. Un certain nombre de chrétiens étant tombés en leur pouvoir, ils retinrent ceux qui étaient en état de payer une rançon. Parmi eux se trouvaient l’oncle du chroniqueur et son domestique. L’un et l’autre furent garrottés et conduits dans la ville. Le grand-père du chroniqueur, se rendant par hasard chez l’évêque, vit le domestique enchaîné dans la rue; comme il ne connaissait pas l’événement qui l’avait amené là, il donna, pour le racheter, une cuirasse à triple tissu qu’il portait sur lui. Apprenant ensuite que son fils était aussi prisonnier, il fut obligé de parcourir toute la ville, et de faire un appel à la générosité de ses amis pour lui trouver une rançon.
Le chroniqueur ajoute qu’à cette époque les Sarrazins s’avançaient jusque sur les frontières de la Ligurie. En effet, on lit dans Liutprand, écrivain contemporain, à l’année 935, que les barbares qui déjà une fois, vers l’an 906, avaient envahi Aqui, ville du Montferrat, célèbre par ses bains, y revinrent sous la conduite d’un chef appelé Sagitus. Heureusement ils furent repoussés par les habitans et taillés tous en pièces. Le même auteur parle, sous la même date, de quelques pirates venus d’Afrique, qui, ayant pénétré dans la ville de Gênes, massacrèrent les hommes et emmenèrent les femmes et les enfans en esclavage[231].
Pendant ce tems les Hongrois, franchissant les barrières du Rhin, envahissaient l’Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, la Champagne, où ils assiégèrent Sens; ensuite, ils s’avancèrent sur les bords de la Loire. Ebbon et les guerriers de la Touraine et du Berry, leur livrèrent combat auprès d’Orléans et les obligèrent à rebrousser chemin; mais alors les barbares se replièrent vers la Suisse d’où ils dévastèrent toutes les contrées voisines[232].
Jusque-là, le Valais, contrée qui, au milieu d’un climat sévère, présente un aspect riant, et qui réunit les productions des pays tempérés et des pays froids, avait été à l’abri d’invasions si terribles. C’est dans ces régions reculées que le successeur de saint Libéral au siége épiscopal d’Embrun et plusieurs autres évêques, avec une partie de leur clergé, avaient cherché un refuge. En 939, les Sarrazins pénétrèrent dans la vallée et y mirent tout à feu et à sang. La célèbre abbaye d’Agaune, sanctifiée par le martyre de saint Maurice et de la légion Thébéenne, et que la munificence de Charlemagne et d’autres grands princes s’était plû à embellir, fut presque renversée de fond en comble[233].
La Tarantaise se trouvait en proie aux mêmes ravages; chaque jour les barbares devenaient plus entreprenans. Une nombreuse caravane, qui se rendait de France en Italie, s’étant présentée pour franchir le passage, fut obligée de rebrousser chemin. Dans le combat qui eut lieu, plusieurs chrétiens furent tués, d’autres blessés[234].
Toute la Suisse se vit envahie à la fois par les Hongrois et les Sarrazins. Les Sarrazins, maîtres du Valais, s’avancèrent jusqu’au centre du pays des Grisons. L’abbaye de Disentis, fondée par un disciple de saint Colomban, et qui était célèbre dans toute la Suisse, fut dépouillée de tous ses biens[235]. Il en fut de même de l’église de Coire[236]. On dit même que les Sarrazins, se rapprochant du lac de Genève, marchèrent vers le Jura. A cette époque la Suisse faisait partie du royaume de la Bourgogne transjurane, et la mère du jeune roi Conrad, Berthe, se retira dans une tour solitaire, à l’endroit où est aujourd’hui Neuchâtel[237].
A la même époque, une guerre acharnée avait lieu entre les rois des Asturies et de la Navarre, et le khalife de Cordoue. Dans une lutte qui s’engagea pour la possession de la ville de Zamora, il périt plus de cent mille hommes[238]. Les chrétiens avaient acquis de l’ascendant; mais Abd-alrahman, qui enfin avait étouffé les rébellions sans cesse renaissantes, et qui pouvait disposer de toutes les forces musulmanes de l’Espagne, était devenu un adversaire formidable. Un auteur arabe rapporte que ce prince, en fait de guerre sacrée, avait la main blanche de Moïse, c’est-à-dire la main avec laquelle, dans l’opinion des Orientaux, le législateur des hébreux faisait jaillir l’eau des rochers, fendait les flots de la mer, et s’était rendu maître de la nature entière. Il ajoute qu’Abd-alrahman porta l’étendard musulman plus loin qu’aucun de ses prédécesseurs[239]. Heureusement pour les chrétiens que sur ces entrefaites, des révolutions étant survenues dans les provinces de l’Afrique qui répondent à l’empire actuel de Maroc, Abd-alrahman éprouva le désir d’étendre son autorité au-delà des mers. Comme à la même époque il s’était formé du côté de Tunis un nouvel empire, appelé Fatimide, à cause de la prétention qu’avaient les princes de cette dynastie de descendre de Mahomet par sa fille Fatime, les provinces en état de révolution devinrent comme un sujet de discorde entre les deux royaumes; de manière que les forces d’Abd-alrahman et de ses successeurs se trouvèrent partagées.
En 940, Fréjus, ville alors assez considérable, parce que les navires continuaient encore à entrer dans son port, fut tellement maltraitée par les Sarrazins, que la population entière fut obligée de s’expatrier, et qu’il n’y resta pas même de traces des propriétés. Il en fut de même de Toulon, aujourd’hui l’effroi des barbares. Les chrétiens placés entre la mer et les Alpes abandonnèrent leurs demeures et se réfugièrent au haut des montagnes. Les Sarrazins ne mirent plus de bornes à leurs cruautés, et firent de la plus grande partie d’un pays naguère florissant une affreuse solitude. Les villes les plus importantes furent renversées, les châteaux détruits, les églises et les couvens réduits en cendres. Le séjour de l’homme, est-il dit dans une vieille charte, était devenu le repaire des bêtes féroces. En effet, on lit dans les chroniques du tems, que les loups s’étaient tellement multipliés, qu’on ne pouvait plus voyager en sûreté[239a].
Sur ces entrefaites, Hugues, devenu comte de Provence, et que l’exemple du roi Louis n’avait pas éclairé, s’était rendu en Italie pour y disputer la couronne du royaume de Lombardie. Les cris de ses sujets l’ayant enfin rappelé de ce côté des Alpes, il annonça l’intention de chasser entièrement les Sarrazins. Il s’agissait de s’emparer d’abord du château Fraxinet, à l’aide duquel les Sarrazins se maintenaient en relation avec l’Espagne et l’Afrique, et d’où ils dirigeaient leurs expéditions dans l’intérieur des terres. Comme il fallait que ce château fût attaqué par mer et par terre, Hugues envoya demander une flotte à l’empereur de Constantinople, son beau-frère; il demandait aussi du feu grégeois, l’arme alors la plus efficace pour combattre les flottes sarrazines[240].
En 942, la flotte grecque jeta l’ancre dans le golfe de Saint-Tropès; en même tems Hugues accourut avec une armée. Les Sarrazins furent attaqués avec la plus grande vigueur; leurs navires et tous leurs ouvrages du côté de la mer furent détruits par les Grecs. De son côté, Hugues força l’entrée du château, et obligea les barbares à se retirer sur les hauteurs voisines[241]. C’en était fait de la puissance des Sarrazins en France; mais tout-à-coup Hugues apprit que Béranger, son rival à la couronne d’Italie, qui s’était enfui en Allemagne, se disposait à venir lui disputer le trône. Alors, ne songeant plus aux maux qui pesaient sur ses malheureux sujets, il renvoya la flotte grecque, et maintint les Sarrazins dans toutes les positions qu’ils occupaient, à la seule condition que, s’établissant au haut du grand Saint-Bernard et sur les principaux sommets des Alpes, ils fermeraient le passage de l’Italie à son rival. C’est à ce sujet que Liutprand interrompt son récit pour adresser cette apostrophe à Hugues: «Voilà une étrange manière de défendre tes états! Hérode, pour n’être pas privé d’un royaume terrestre, ne craignit pas de faire tuer un grand nombre d’innocens; toi, au contraire, pour arriver au même but, tu laisses échapper des hommes criminels et dignes de mort. Sans doute tu ignores quelle fut la colère du seigneur contre le roi d’Israël, Achab, qui avait épargné la vie du roi de Syrie, Benadab; le seigneur lui dit: Puisque tu as laissé vivre un homme que j’avais condamné à perdre la vie, ton ame paiera pour son ame et ton peuple pour son peuple.» Liutprand se tournant ensuite vers la montagne du Grand-Saint-Bernard, lui adresse ces vers: «Tu laisses périr les hommes les plus pieux, et tu offres un abri aux scélérats appelés du nom de Maures. Misérable! tu ne rougis pas de prêter ton ombre à des gens qui répandent le sang humain et qui vivent de brigandage! Que dirai-je? puisses-tu être consumée par la foudre, ou brisée en mille pièces et plongée dans le chaos éternel[242]!»
Dès ce moment les Sarrazins montrèrent encore plus de hardiesse qu’auparavant, et l’on dut croire qu’ils étaient établis pour toujours dans le cœur de l’Europe. Non seulement ils épousèrent les femmes du pays; mais ils commencèrent à s’adonner à la culture des terres. Les princes de la contrée se contentèrent d’exiger d’eux un léger tribut; ils les recherchaient même quelquefois[243]. Quant à ceux qui occupaient les hauteurs, ils donnaient la mort aux voyageurs qui leur déplaisaient, et exigeaient des autres une forte rançon. «Le nombre des chrétiens qu’ils tuèrent fut si grand, dit Liutprand, que celui-là seul peut s’en faire une idée, qui a inscrit leurs noms dans le livre de vie[244].»
Le grand Saint-Bernard, appelé jadis Mont-de-Jupiter, d’où on a fait ensuite Montjoux, a toujours, par sa situation entre le Valais et la vallée d’Aoste, servi de communication entre la Suisse et l’Italie. Maîtres de cette position importante et des autres passages des Alpes, les Sarrazins se répandirent dans les contrées voisines.
Les mêmes ravages furent commis dans le comté de Nice, qui dépendait alors du royaume d’Arles, ainsi que sur toute la côte de Gênes. Il paraît qu’un corps sarrazin s’était établi dans Nice même. Un quartier de la ville porte encore le nom de Canton des Sarrazins[245].
Enfin les barbares occupèrent Grenoble avec la riche vallée du Graisivaudan, et l’évêque de Grenoble se retira, avec les reliques des saints et les richesses de son église, du côté du Rhône, au prieuré de Saint-Donat, à quelques lieues au nord de Valence[246].
Il y a lieu de croire que les Sarrazins du Piémont s’étaient ménagé dans la contrée une ou plusieurs forteresses, d’où ils dirigeaient leurs nombreuses expéditions, et qui leur servaient d’asile au besoin. Le chroniqueur de l’abbaye de Novalèse fait mention d’un château de ce genre qu’il appelle Frascenedellum; peut-être est-ce Frassineto, lieu situé près du Pô, à une petite distance de Casal, et qu’on avait appelé Fraxinetum, soit à cause du voisinage de quelque bois de frêne, soit à l’imitation du fameux Fraxinetum de Provence; ou bien est-ce la forteresse appelée aujourd’hui Fenestrelle. Quoi qu’il en soit, voici ce que raconte le chroniqueur de Novalèse, qui, vivant sur les lieux, a dû être bien informé. A l’époque où les Sarrazins occupaient le château de Frascenedellum, et que de là ils se répandaient dans les environs, un homme du pays, appelé Aymon, se fit admettre dans leurs rangs. Les barbares enlevaient les femmes et les enfans des deux sexes, les jumens, les vaches, les bijoux, etc. Un jour, parmi le butin, il se trouva une femme d’une grande beauté. Aymon se la fit donner en partage; mais un des chefs survenant, la réclama et l’enleva de force. Pour se venger, Aymon alla trouver le comte Rotbaldus qui, à cette époque, dominait sur la Haute-Provence[247]; et dans le plus grand secret, car les Sarrazins avaient partout des affidés, il lui fit part de son projet de se dévouer à la délivrance du pays. Le comte accueillit sa proposition avec le plus grand empressement. Un appel fut fait aux seigneurs et aux guerriers de la contrée. On attaqua les barbares dans le lieu de leur retraite, et le pays fut affranchi de leur joug. Le chroniqueur ajoute que la famille d’Aymon existait encore de son tems[248].
Sur ces entrefaites (952), les Hongrois ayant de nouveau envahi l’Alsace et menaçant toutes les contrées voisines du mont Jura, Conrad, maître de la Bourgogne, de la Franche-Comté, de la Suisse et du Dauphiné, imagina de mettre aux prises les Sarrazins avec les Hongrois. Il écrivit en ces termes aux Sarrazins: «Voilà les pillards de Hongrois qui, ayant entendu parler de la fertilité des terres que vous cultivez, demandent à les occuper. Joignez-vous à moi et exterminons-les de concert.» En même tems il fit dire ces mots aux Hongrois: «Pourquoi vous en prenez-vous à moi? Les Sarrazins occupent les vallées les plus riches. Aidez-moi à les chasser, et je vous établirai à leur place.» Conrad indiqua aux barbares un lieu où ils devaient se rencontrer. Lui-même se rendit en ce lieu avec toutes ses troupes. Ensuite, quand il vit les barbares aux prises les uns avec les autres, et leurs forces affaiblies, il se précipita sur eux et en fit un horrible carnage. Ceux qui échappèrent au massacre furent envoyés à Arles et vendus comme esclaves[249].
On ignore où cet événement qui, au premier aspect, pourrait paraître invraisemblable, a eu lieu. Les Sarrazins ayant le centre de leurs forces en Provence, et les Hongrois arrivant par l’Alsace et la Franche-Comté, il est à croire que la rencontre des deux peuples se fit dans un pays intermédiaire, tel que la Savoie. Le fait est que cette contrée, appelée alors Maurienne, fut long-tems occupée par les Sarrazins[250], à tel point que certains écrivains instruits n’ont pas craint de dire que le nom de Maurienne était une dérivation de celui des Maures, bien que le nom de Maurienne fût en usage dès le sixième siècle[251]. Peut-être c’est l’événement qui, à quelques différences de noms près, a été longuement raconté dans le Roman de Garin le Loherain. D’après le roman, la Maurienne était alors sous les lois d’un prince appelé Thierry; ce prince étant vivement pressé par quatre rois sarrazins, eut recours à l’appui du roi de France[252], qui fit un appel à ses guerriers. Les Français, parmi lesquels se distinguaient les Lorrains, se rendirent auprès de Lyon et descendirent le Rhône jusqu’auprès de l’Isère; là, dirigeant leurs pas vers le nord-est, ils trouvèrent les Sarrazins postés dans une vallée nommée Valprofonde et les taillèrent en pièces[253].
A cette époque les Sarrazins parcouraient librement toute la Suisse, et s’avançaient jusqu’aux portes de la ville de Saint-Gall, près du lac de Constance, où ils perçaient de leurs traits les moines qui sortaient pour se livrer à leurs exercices religieux. Devenus familiers avec la guerre des montagnes, ils surpassaient, dit un écrivain du tems, les chevreuils par la légèreté de leurs pas. D’ailleurs ils s’étaient sans doute construit dans le pays plusieurs tours dont on croit reconnaître encore les restes. Telle fut l’étendue des maux qu’ils causèrent aux chrétiens, qu’on eût pu, dit le même auteur, en composer un gros livre. Enfin un doyen de l’abbaye, appelé Walton, se dévouant pour le salut commun, prit avec lui un certain nombre d’hommes courageux, armés de lances, de faulx et de haches, et surprenant les barbares pendant qu’ils étaient endormis, les tailla en pièces. Quelques-uns furent faits prisonniers, le reste prit la fuite. Les prisonniers amenés à l’abbaye, ayant refusé de boire et de manger, moururent tous de faim[254].
Ce succès, joint à une grande victoire que les Allemands remportèrent sur les Hongrois, et qui réduisit désormais ces barbares à l’impuissance, promettait quelque repos à la Suisse et aux régions voisines; mais il ne rendait que plus sensibles les calamités qui pesaient sur le Dauphiné, la Provence et une partie des Alpes. D’ailleurs, tant que les Sarrazins auraient pied en France, comme ils avaient la facilité de recevoir du secours par mer, le pays ne pouvait se croire à l’abri de leurs dévastations. Le prince chrétien qui jouait alors le rôle le plus important dans la politique de l’Europe, était Othon, roi de Germanie, le même qui devint plus tard empereur, et à qui ses brillantes qualités ont fait donner le titre de grand. Othon s’était mis en relation avec les principaux souverains de son tems, notamment avec le khalife de Cordoue, qui passait pour le protecteur de la colonie sarrazine du Fraxinet. Un écrivain contemporain parle avec admiration des présens qu’Othon recevait de toutes les parties du monde, et cite entre autres des lions, des chameaux, des singes, des autruches, en un mot des animaux étrangers à la France et à l’Allemagne[255]. Othon, prenant en main la cause des chrétiens, résolut d’envoyer une ambassade au khalife. Malheureusement Abd-alrahman, dans une lettre qu’il avait envoyée précédemment à Othon, s’était servi de quelques expressions injurieuses pour le christianisme, de manière que le prince se crut obligé de faire choix pour une mission à laquelle il attachait tant de prix, d’un théologien et d’un homme qui fût en état de soutenir la controverse, et qui même essayât de convertir le khalife. Celui sur lequel le choix tomba était un moine de l’abbaye de Gorze, aux environs de Metz, lequel se nommait Jean.
On était alors en 956. Les auteurs arabes et chrétiens s’accordent à vanter l’éclat que jetait la cour de Cordoue. Les beaux-arts, l’industrie, la politesse des manières avaient fait de cette ville un objet d’admiration pour l’Europe chrétienne. Abd-alrahman était en relation directe avec l’empereur de Constantinople, le pape et les divers princes chrétiens de l’Espagne, de la France, de l’Allemagne et des pays slaves. Les monarques chrétiens, disent les auteurs arabes, tendaient la main de l’obéissance au khalife, et tenaient à grand honneur que le khalife voulût bien donner sa main à baiser à leurs députés. Lorsqu’il arrivait une de ces ambassades, surtout lorsque c’était une députation de l’empereur grec, Abd-alrahman déployait une magnificence extraordinaire. Les rues par lesquelles l’ambassadeur passait étaient tendues de riches tapis. La garde du roi, au nombre de plusieurs mille hommes, se rangeait sur deux files, et les princes ainsi que les grands fonctionnaires de l’état se plaçaient près du trône. Ensuite les imams des mosquées retraçaient en chaire, devant le peuple assemblé, des scènes si glorieuses pour l’islamisme; et les poètes, dont les écrits étaient alors accueillis avec transport par toutes les classes de la société, célébraient dans leurs vers les traits les plus propres à faire de l’effet sur la multitude[256].
L’ambassade du moine de Gorze n’eut pas le même éclat. Cependant elle ne fut pas dénuée de toute solennité; et comme la relation qui nous en reste, et qui fut écrite par un disciple même du moine, jette une vive lumière sur l’état respectif de la France et de l’Espagne, nous en citerons quelques fragmens.
Jean partit accompagné seulement d’un autre moine, et les présens qu’il était, suivant l’usage, chargé de présenter au khalife, furent fournis par son abbaye. Il fit sa route à pied jusqu’à Vienne en Dauphiné. Là il s’embarqua sur le Rhône, d’où il se rendit par mer à Barcelonne. A cette époque la Catalogne était une dépendance de la France, et la ville qui donnait entrée dans les états du khalife était Tortose. Le gouverneur musulman de Tortose, à qui on avait fait connaître l’arrivée de l’ambassadeur, ayant donné son agrément, le moine se remit en route. Il traversa une grande partie de la Péninsule, et, suivant l’antique hospitalité arabe, il arriva à Cordoue défrayé de tout. A Cordoue on le reçut magnifiquement, et il fut logé dans une maison située à deux milles du palais.
Dans l’intervalle le khalife avait appris la nature des instructions dont le moine était chargé. Voulant prévenir toute espèce de discussion religieuse, qui nécessairement lui aurait été désagréable, il fit proposer au moine de supprimer la lettre d’Othon et de la regarder comme non avenue. Il était, disait-il, peu convenable à deux personnages de ce rang d’entrer en discussion sur de pareilles matières; d’ailleurs, les lois du pays défendaient à qui que ce fût, même au prince, de mal parler de Mahomet[257]. Toutes ces remontrances furent inutiles. L’évêque de Cordoue s’étant présenté à son tour, le moine lui reprocha avec aigreur sa mollesse et certaines condescendances des chrétiens du pays pour les musulmans, telles que de s’abstenir du porc et de circoncire les enfans. Alors le khalife refusa de recevoir l’ambassadeur; et comme celui-ci insistait, le khalife lui dit qu’un évêque qu’il avait envoyé précédemment à Othon, avait été retenu par ce prince pendant trois ans, et que lui entendait le garder neuf années, apparemment parce qu’il se mettait trois fois au-dessus du roi de Germanie.
Cependant l’ambassadeur s’excusait sur les instructions qu’il avait reçues, et il fut convenu que le khalife enverrait à Othon un nouveau député, pour savoir s’il était toujours dans les mêmes intentions. Mais on eut beaucoup de peine à trouver quelqu’un qui voulût se charger du message. Aucun musulman n’était disposé à braver les ennuis d’un si long voyage. En effet, de tout tems les musulmans, dont la religion est surchargée de pratiques minutieuses, ont répugné à se rendre parmi des peuples qu’ils traitent d’infidèles[258]. En général, les députés sarrazins étaient des chrétiens, particulièrement des ecclésiastiques qui, par leurs croyances et leurs habitudes, avaient moins de peine à se mettre en harmonie avec les pays dans lesquels ils allaient entrer. Enfin il se présenta un chrétien laïque qui parlait le latin et l’arabe, et qui, en récompense, fut plus tard nommé évêque[259].
Sur ces entrefaites, le fils et le gendre d’Othon, à qui le prince, suivant l’usage de ces tems, avait cédé une partie de ses états en apanage, se révoltèrent, et Othon eut besoin de toutes ses forces pour dompter les rebelles. Aussi, lorsque le député espagnol lui exposa l’état des choses, Othon fit toutes les concessions qu’on voulut. Le khalife consentit donc à recevoir le moine de Gorze. On convint du jour de l’audience.
Le moine, pendant son séjour à Cordoue, avait vécu avec la plus grande simplicité. Le khalife, voulant donner de l’éclat à sa réception, lui fit proposer de faire ce jour-là exception à la sévérité de sa règle et de mettre de beaux habits; le moine répondit qu’il n’en connaissait pas de plus beaux que ceux de son ordre. Le prince crut qu’il manquait de moyens d’en acheter d’autres, et lui envoya dix livres d’argent, c’est-à-dire un peu plus de 7,000 fr. de notre monnaie actuelle[260]; mais le moine distribua cet argent aux pauvres; et alors le khalife lui fit dire qu’il le laissait libre, s’il voulait, de venir couvert d’un sac, qu’il ne l’en recevrait pas moins bien.
Au jour fixé, toute la ville de Cordoue fut en mouvement. Des troupes rangées sur deux files bordaient le passage. Ici étaient des hommes à pied de race slavonne, tenant une lance plantée en terre; là se trouvaient d’autres hommes brandissant un javelot. D’un côté étaient des guerriers montés sur des mules et armés à la légère; de l’autre, des hommes caracolant à cheval. L’ambassadeur vit surtout avec étonnement des Maures vêtus d’une manière bizarre, et qui faisaient toutes sortes de contorsions. On était alors dans l’été; et, comme apparemment les rues n’étaient point pavées, ces hommes excitaient sur leurs pas une poussière incommode. C’étaient probablement des derviches et des moines mahométans, qui accompagnent les troupes musulmanes, et qui figurent dans toutes les cérémonies publiques.
A l’arrivée de l’ambassadeur devant le palais, les principaux dignitaires de l’état vinrent à sa rencontre. Le seuil du palais et l’intérieur des appartemens étaient couverts de riches tapis. L’ambassadeur fut introduit dans la salle où se trouvait le khalife, et où il se tenait seul, comme un Dieu dans son sanctuaire. Le prince, placé sur un trône, était accroupi à la manière orientale. Dès qu’il aperçut l’ambassadeur, il lui présenta sa main à baiser en dedans, ce qui était la plus grande politesse qu’il pût lui faire; ensuite il le fit asseoir. Après les premiers complimens d’usage, on se mit à parler des affaires de l’Europe. Abd-alrahman s’étendit beaucoup sur la puissance d’Othon, sur ses victoires et la grande considération qu’il s’était acquise. Néanmoins, comme il avait été instruit, par ses agens, de la position difficile où la révolte du fils et du gendre d’Othon avait mis ce prince, il ne put s’empêcher de témoigner sa désapprobation de la politique qui avait dirigé le roi allemand, disant qu’un souverain ne doit jamais se dessaisir de l’autorité. En effet, quelques années auparavant, un fils d’Abd-alrahman ayant fait mine de vouloir se frayer le chemin du trône, le père l’avait fait aussitôt étouffer[261].
Enfin on en vint à l’objet principal de l’ambassade. Les auteurs arabes, du moins ceux que nous connaissons, ne disent pas un mot de l’établissement des Sarrazins sur les côtes de Provence et de leurs courses dans l’intérieur des terres, ce qui ferait croire qu’on n’attachait pas en Espagne une grande importance à cette colonie. Néanmoins Liutprand, écrivain contemporain, affirme que cette colonie était protégée par le khalife[262], et l’auteur de la relation dit positivement que l’objet de l’ambassade était de mettre un terme aux dévastations commises par les Sarrazins de France et d’Italie. Malheureusement la relation s’arrête au moment le plus intéressant, au milieu même d’une phrase, et l’on ne peut guère en espérer davantage; car le manuscrit qui la renferme est unique et paraît autographe[263].
Vers l’an 960, les Sarrazins furent chassés du mont Saint-Bernard. L’histoire ne nous a pas conservé les détails de cet événement. Il paraît que les Sarrazins opposèrent une vive résistance; car c’est dans cette partie des Alpes que certains écrivains postérieurs, plus occupés des récits romanesques qui avaient cours de leur tems que de la fidélité historique, ont placé le théâtre des guerres de Charlemagne contre les Sarrazins et les exploits de Roland[264]; il paraît encore que saint Bernard de Menthone, qui bientôt construisit un hospice au haut de la montagne et qui donna son nom à la chaîne entière, ne fut pas étranger à ce triomphe; car les mêmes auteurs parlent du rude combat que le saint fut obligé de livrer aux démons et aux faux dieux alors maîtres de la montagne[265].
Abd-alrahman III mourut en 961, et son fils, Hakam II, qui depuis long-tems était associé à son autorité, lui succéda. Hakam était un prince pacifique et ami des lettres. Sous son règne les arts et les sciences furent cultivés avec le plus grand succès. L’industrie et l’agriculture reçurent des encouragemens et enfantèrent des merveilles. La férocité des premiers conquérans avait fait place à la politesse; il s’établit même une espèce de galanterie chez ces peuples, où les femmes ont toujours eu à se plaindre du rang indigne d’elles qu’elles occupent; et l’on vit des personnes du sexe briller à la cour et dans les réunions particulières par leurs grâces naturelles et les ornemens de leur esprit[266].
Dans les commencemens de son règne, Hakam, pour gagner la confiance des musulmans les plus ardens, fit la guerre aux chrétiens de la Galice, des Asturies et de la Catalogne; mais les chrétiens ayant témoigné le désir de renouveler la paix, il s’empressa d’accéder à leur demande; et comme ensuite ses visirs et ses généraux lui donnaient le conseil de rompre le traité, disant que les bons musulmans étaient impatiens de signaler leur zèle pour la religion, il s’y refusa, et répondit par ces belles paroles de l’Alcoran: «Gardez religieusement votre parole; car Dieu vous en demandera compte[267].» En ce qui concerne le comte de Barcelonne et les seigneurs catalans, Hakam leur imposa pour conditions de raser les forteresses voisines de ses états, et de ne pas prendre parti pour les princes chrétiens avec lesquels il serait en guerre.
Les Sarrazins continuaient à occuper la Provence et le Dauphiné, et leur aspect était encore menaçant. Souvent, dans les querelles entre les chefs chrétiens, la décision qu’ils prenaient était de quelque poids dans la balance. A cette époque, Othon, vainqueur des Hongrois et maître de toute l’Allemagne, cherchait à étendre son autorité en Italie. Béranger, roi de Lombardie, avait été obligé d’abandonner ses états, et le prince allemand avait forcé le pape de lui ceindre la couronne impériale; mais déjà la politique italienne, qui, en haine du joug étranger, devait plus tard amener tant de guerres et de révolutions, commençait à se dessiner. Le fils de Béranger, Adalbert, impatient de recouvrer les états de son père, alla, suivant quelques auteurs[268], implorer l’appui des Sarrazins du Fraxinet, et le pape Jean XII, le même qui avait couronné Othon, se déclara pour les mécontens.
En 965, les Sarrazins furent chassés du diocèse de Grenoble. On a vu que les évêques de cette ville s’étaient retirés à Saint-Donat, du côté de Valence. Cette année, Isarn, impatient de reprendre possession de son siége, fit un appel aux nobles, aux guerriers et aux paysans de la contrée; et comme les Sarrazins occupaient les cantons les plus fertiles et les plus riches, il fut convenu que chaque guerrier aurait sa part des terres conquises, à proportion de sa bravoure et de ses services. Après l’expulsion des Sarrazins de Grenoble et de la vallée du Graisivaudan, le partage eut lieu, et certaines familles du Dauphiné, telles que celle des Aynard ou Montaynard, font remonter l’origine de leur fortune à cette espèce de croisade.
Isarn se hâta de rétablir l’ordre dans son diocèse qui était dans la plus grande confusion. En vertu de son droit de conquête, il se déclara le souverain de la ville et de la vallée, et ses successeurs se maintinrent dans une partie de ces priviléges jusqu’à la révolution[269].
Tous ces succès annonçaient que les affaires des Sarrazins allaient en déclinant, et ne faisaient qu’irriter davantage le désir qui se manifestait de tous côtés d’en être tout-à-fait délivré. En 968, l’empereur Othon, alors retenu en Italie, annonça l’intention de se dévouer à une entreprise si patriotique[270]; mais Othon mourut sans avoir rempli sa promesse, et il fallut que les Sarrazins se portassent à un nouvel attentat, pour que les peuples se décidassent à en faire eux-mêmes justice.
Un homme s’était rencontré, qui jouissait d’une considération universelle; il suffisait de le nommer pour attirer le respect des nations et des rois. C’est saint Mayeul, dont il a déjà été parlé, et qui était devenu abbé de Cluny, en Bourgogne. Telle était la réputation qu’il avait acquise par ses vertus, qu’on songea un moment à le faire pape. Mayeul s’était rendu à Rome pour satisfaire sa dévotion aux églises des saints, et pour visiter quelques couvens de son ordre. A son retour, il s’avança par le Piémont, et résolut de rentrer dans son monastère par le mont Genèvre et les vallées du Dauphiné. En ce moment, les Sarrazins étaient établis entre Gap et Embrun, sur une hauteur qui domine la vallée du Drac, en face du pont d’Orcières[271]. A l’arrivée du saint au pied de la chaîne des Alpes, un grand nombre de pélerins et de voyageurs, qui depuis long-tems attendaient une occasion favorable pour franchir le passage, crurent qu’il ne pouvait pas s’en présenter de plus heureuse. La caravane se met donc en route; mais, parvenue sur les bords du Drac, dans un lieu resserré entre la rivière et les montagnes, les barbares au nombre de mille, qui occupaient les hauteurs, lui lancent une grêle de traits. En vain les chrétiens, pressés de toutes parts, essaient de fuir; la plupart sont pris, entre autres le saint; celui-ci est même blessé à la main, en voulant garantir la personne d’un de ses compagnons.
Les prisonniers furent conduits dans un lieu écarté; la plupart étant de pauvres pélerins, les barbares s’adressèrent au saint, comme au personnage le plus important, et lui demandèrent quels étaient ses moyens de fortune. Le saint répondit ingénument que, bien que né de parens fort riches, il ne possédait rien en propre, parce qu’il avait abandonné toutes ses possessions pour se vouer au service de Dieu; mais qu’il était abbé d’un monastère qui avait dans sa dépendance des terres et des biens considérables. Là-dessus les Sarrazins, qui voulaient avoir chacun leur part, fixèrent la rançon de lui et du reste des prisonniers à mille livres d’argent, ce qui faisait environ quatre-vingt mille francs de notre monnaie actuelle[272]. En même tems le saint fut invité à envoyer le moine qui l’accompagnait, à Cluny, pour apporter la somme convenue. Ils fixèrent un terme, passé lequel tous les prisonniers seraient mis à mort.
Au départ du moine, le saint lui remit une lettre commençant par ces mots: «Aux seigneurs et aux frères de Cluny, Mayeul, malheureux, captif et chargé de chaînes; les torrens de Bélial m’ont entouré, et les lacets de la mort m’ont saisi[273].» A la lecture de cette lettre, toute l’abbaye fondit en larmes. On se hâta de recueillir l’argent qui se trouvait dans le monastère; on dépouilla l’église du couvent de ses ornemens; enfin l’on fit un appel à la générosité des personnes pieuses du pays, et on parvint à réunir la somme exigée. Elle fut remise aux barbares un peu avant le terme fixé, et tous les prisonniers furent mis en liberté.
Le saint, au moment où il était tombé au pouvoir des Sarrazins, avait essayé de les ramener à une vie moins criminelle. S’armant, dit un de ses biographes, du bouclier de la foi, il s’efforça de percer les ennemis du Christ avec la pointe de la parole divine. Il voulut prouver aux Sarrazins la vérité de la religion chrétienne, et leur représenta que celui qu’ils honoraient ne pourrait ni les affranchir du joug de la mort de l’ame, ni leur être d’aucun secours. A ces paroles, les barbares entrèrent en fureur, et garrottant le saint, ils l’enfermèrent au fond d’une caverne; mais ensuite ils s’apaisèrent, et touchés du calme inaltérable de leur prisonnier, ils cherchèrent à adoucir son sort. Quand il eut besoin de manger, un d’entre eux, après s’être lavé les mains, prépara un peu de pâte sur son bouclier, et la faisant cuire, il la lui présenta respectueusement. Un autre ayant jeté par terre le livre de la Bible que le saint portait habituellement sur lui, et s’en servant pour un usage profane, ses compagnons témoignèrent leur improbation, disant qu’on devait avoir plus de respect pour les livres des prophètes. Là-dessus un auteur contemporain fait remarquer avec raison que les musulmans honorent comme nous les saints de l’Ancien-Testament, et qu’ils regardent Notre-Seigneur comme un grand prophète; mais qu’ils le mettent au-dessous de Mahomet, disant qu’à Mahomet était réservé d’éclairer les hommes de la lumière qui doit les guider jusqu’à la fin des siècles. Le même auteur ajoute que Mahomet, dans l’opinion des musulmans, descendait d’Ismaël, fils d’Abraham, et qu’à les en croire, ce n’était pas Isaac qui était fils de l’épouse légitime, mais Ismaël[274].
La prise de saint Mayeul eut lieu en 972. Cet événement causa une sensation extraordinaire; de toutes parts les chrétiens grands et petits se levèrent pour demander vengeance d’un tel attentat. Il y avait alors aux environs de Sisteron, dans le village des Noyers, un gentilhomme appelé Bobon ou Beuvon, qui déjà plus d’une fois avait signalé son zèle pour l’affranchissement du pays. Profitant de l’enthousiasme général, et ralliant à lui les paysans, les bourgeois, en un mot tous les hommes amis de la religion et de la patrie, qui voulaient prendre part à la gloire de l’entreprise, il fit construire, non loin de Sisteron, un château situé en face d’une forteresse occupée par les Sarrazins. Son intention était d’observer de là tous leurs mouvemens, et de profiter de la première occasion pour les exterminer. Dans l’ardeur de son zèle pieux, il avait fait vœu à Dieu, s’il venait à bout de chasser les barbares, de consacrer le reste de sa vie à la défense des veuves et des orphelins. En vain les Sarrazins essayèrent de le troubler dans ses efforts; toutes leurs tentatives furent inutiles. La montagne où s’élevait le château occupé par les Sarrazins se nommait Petra Impia, et s’appelle encore dans le langage du pays Peyro Empio. Peu de tems après, le chef des Sarrazins de la forteresse ayant enlevé la femme de l’homme préposé à la garde de la porte, celui-ci, pour se venger, offrit à Bobon de lui en faciliter l’entrée. Une nuit, Bobon se présenta avec ses guerriers et entra sans obstacle. Tous les Sarrazins qui voulurent résister, furent passés au fil de l’épée; les autres, y compris le chef, demandèrent le baptême[275].
A la même époque, les habitans de Gap se délivrèrent de la présence des barbares. On lit dans l’ancien bréviaire de cette ville, que, par suite d’un accord fait entre un chef appelé Guillaume et les guerriers du pays, les Sarrazins furent attaqués dans toutes les positions qu’ils occupaient et exterminés. Les guerriers se réservèrent la moitié de la ville et des terres, et abandonnèrent l’autre moitié à l’évêque et aux églises[276].
Le Dauphiné était libre; la Provence ne pouvait tarder à l’être aussi. Il est bien à regretter que l’histoire ne nous ait presque rien transmis sur un événement aussi intéressant. On sait seulement qu’à la tête de l’entreprise était Guillaume, comte de Provence[277], le même peut-être qui avait figuré dans l’expulsion des Sarrazins de Gap; en effet, cette ville dépendait alors de la Provence[278].
Guillaume se faisait chérir de ses sujets par son amour de la justice et de la religion. Faisant un appel aux guerriers de la Provence, du Bas-Dauphiné et du comté de Nice, il se disposa à attaquer les Sarrazins jusque dans le Fraxinet. De leur côté les Sarrazins, qui se voyaient poursuivis dans leurs derniers retranchemens, réunirent toutes leurs forces, et descendirent de leurs montagnes en bataillons serrés. Il paraît qu’un premier combat fut livré aux environs de Draguignan, dans le lieu appelé Tourtour, là où il existe encore une tour qu’on dit avoir été élevée en mémoire de la bataille[279]. Les Sarrazins ayant été battus, se réfugièrent dans le château-fort. Les chrétiens se mirent à leur poursuite. En vain les barbares opposèrent la plus vive résistance; les chrétiens renversèrent tous les obstacles. A la fin les barbares, étant pressés de toutes parts, sortirent du château pendant la nuit et essayèrent de se sauver dans la forêt voisine. Poursuivis avec vigueur, la plupart furent tués ou faits prisonniers, le reste mit bas les armes[280].
Tous les Sarrazins qui se rendirent furent épargnés. Les chrétiens laissèrent également la vie aux mahométans qui occupaient les villages voisins. Plusieurs demandèrent le baptême et se fondirent peu à peu dans la population; les autres restèrent serfs et attachés au service, soit des églises, soit des propriétaires de terres; leur race se conserva long-tems, comme on le verra plus tard.
La prise du château de Fraxinet eut lieu vers l’an 975. Ce château était resté plus de quatre-vingts ans au pouvoir des Sarrazins, et comme c’était le chef-lieu de toutes les possessions des Sarrazins dans l’intérieur de la France, l’Italie septentrionale et la Suisse, on doit croire qu’il s’y trouvait des richesses immenses. Tout le butin fut distribué aux guerriers. En même tems, comme la contrée située à plusieurs lieues à la ronde était entièrement dévastée, le comte Guillaume récompensa le zèle des chefs par le don de terres considérables. On cite parmi les hommes qui eurent part à ces distributions, Gibelin de Grimaldi, qui était d’origine génoise, et qui reçut les terres situées au fond du golfe de Saint-Tropès, d’où le golfe porte encore le nom de Golfe de Grimaud[281].
On cite encore un guerrier chrétien, qui devint seigneur de la ville de Castellane, dans le département actuel des Basses-Alpes. Peut-être l’origine de la fortune de la maison de Castellane provenait-elle de conquêtes particulières faites sur les lieux mêmes, par un membre de cette famille. Il faut faire également une mention à part de la délivrance de la ville de Riez, située dans le même département, et qui célèbre tous les ans, aux fêtes de la Pentecôte, son affranchissement, par des combats simulés[282].
On pense bien que, dans ces largesses, les églises ne furent pas oubliées. En effet, le clergé avait eu plus à souffrir des ravages des Sarrazins qu’aucune autre partie de la population; et, dans toutes les tentatives faites pour affranchir le pays, il s’était mis à la tête du mouvement. Les évêques de Fréjus, de Nice, etc., reçurent des terres fort étendues[283].
Dans certains cantons qui se trouvaient sans habitans, par exemple à Toulon, la foule se présenta pour occuper les terres vacantes; on a vu qu’il ne restait plus de traces des anciennes propriétés, et chacun élevait ses prétentions. Guillaume accourut d’Arles où il faisait habituellement sa résidence, et fit la part des bourgeois, des seigneurs et des églises[284]. Peu à peu les villes détruites se relevèrent de leurs ruines; les populations, qui pendant si long-tems étaient restées sans communications, reprirent leurs anciennes relations.
Le dévouement dont Guillaume fit preuve dans tout le cours de sa carrière, lui gagna l’attachement de ses sujets; et quand il mourut, la voix publique lui décerna le glorieux titre de Père de la patrie.
On a vu que le château de Fraxinet fut repris par les chrétiens, vers l’an 975. Les Sarrazins ne possédaient plus rien sur le sol français[285]; et comme les chrétiens des provinces septentrionales de l’Espagne se maintenaient dans les conquêtes faites depuis deux siècles, il semblait que la cause de l’Évangile en France n’avait plus rien à redouter des entreprises des disciples de l’Alcoran: il semblait que la France n’avait plus à craindre que quelques incursions de pirates, dont le pays ne serait tout-à-fait débarrassé que lorsque les barbares auraient été poursuivis jusqu’au fond de leur repaire; mais, en 976, le khalife de Cordoue, Hakam II, mourut, et sous son fils, réduit à l’état d’imbécillité, la conduite des affaires se trouva remise à un homme actif et vaillant, à un homme qui, faisant revivre les idées des premiers conquérans et y joignant les lumières d’un siècle plus policé, menaça le christianisme, en Espagne et dans les contrées voisines, d’une ruine totale. Cet homme s’appelait Mohammed, et il reçut de ses exploits le titre d’Almansor ou de Victorieux. La dignité dont il était revêtu était celle de hageb ou de chambellan, et ce titre équivalait pour lui à celui de maire de palais. Almansor, dès qu’il eut saisi le timon de l’état, se hâta de mettre ordre aux affaires des provinces d’Afrique, où la domination des princes de Cordoue avait beaucoup de peine à se maintenir; il tira de ces vastes contrées un grand nombre de guerriers; en même tems il fit un appel aux hommes robustes de l’Espagne et aux jeunes gens qui depuis long-tems se plaignaient d’être laissés dans l’inaction. Une trève existait en ce moment entre les chrétiens et les musulmans; mais Almansor, fidèle à l’esprit de l’Alcoran, qui défend de sacrifier aucun de ses avantages, lorsqu’il s’agit de peuples d’une autre religion que l’islamisme, était impatient de faire sortir l’épée du fourreau.
Les musulmans d’Espagne, presque tous originaires d’Afrique et d’autres contrées situées dans un climat chaud, supportaient difficilement la température rigoureuse des pays du nord; d’ailleurs, à l’exception de la garde particulière du khalife, les troupes ne faisaient pas de service permanent, et ne s’engageaient que pour une campagne. En conséquence toutes les expéditions d’Almansor, à l’exception d’une seule, eurent lieu pendant l’été. Néanmoins, en vingt-sept ans, le nombre de ces expéditions s’éleva à cinquante-six; et, suivant l’expression d’un auteur arabe, dans aucune son drapeau ne fut abattu et son armée ne tourna le dos.
Les musulmans étaient presque tous à cheval; se dirigeant vers les lieux où ils n’étaient pas attendus, ils massacraient les hommes en état de porter les armes, faisaient les femmes et les enfans esclaves, enlevaient ce qu’ils pouvaient emporter et détruisaient tout le reste. A la suite de chacune de ces expéditions, les marchés de Cordoue, de Séville, de Lisbonne, de Grenade, regorgeaient de chrétiens des deux sexes à vendre; et ces chrétiens étaient ensuite emmenés en Afrique, en Égypte et dans les autres pays mahométans. Almansor regardait ses efforts contre les disciples de l’Évangile comme son plus beau titre à la faveur divine, et se faisait toujours accompagner de la caisse où il devait être enterré. A l’issue de chaque bataille, il secouait sur la caisse la poussière dont ses habits étaient encore couverts, et il espérait faire de cette poussière une couche de terre avec laquelle il serait élevé tout droit au paradis[286].
Les provinces chrétiennes de Castille, de Léon, de Navarre, d’Aragon et de Catalogne, jusqu’aux frontières de la Gascogne et du Languedoc, furent tour à tour en proie aux plus horribles dévastations. Almansor porta ses armes là où jamais l’étendard musulman n’avait flotté. Saint-Jacques de Compostelle, en Galice, le sanctuaire des chrétiens d’Espagne, tomba au pouvoir des Sarrazins; la ville fut livrée aux flammes, et les vainqueurs emportèrent les cloches de l’église de Saint-Jacques, à Cordoue, où elles furent suspendues dans la grande mosquée pour y servir de lampes. Almansor, pour rendre sa victoire plus éclatante, voulut que les captifs chrétiens portassent les cloches sur leurs épaules, pendant un espace de près de deux cents lieues; il est vrai que plus tard les chrétiens, en entrant dans Cordoue, firent reporter les cloches en Galice, sur les épaules des captifs musulmans[287].
C’en était fait des chrétiens d’Espagne, s’ils ne mettaient enfin un terme à leurs querelles particulières, et s’ils n’étaient secourus par leurs frères de l’autre côté des Pyrénées. Les rois de Léon et de Navarre, le comte de Castille et les autres chefs chrétiens abjurèrent tout esprit de discorde, et firent le serment de se dévouer à la cause commune. Les prêtres et les moines prirent aussi les armes, et demandèrent à marcher à la tête des combattans[288]; en même tems on fit un appel aux guerriers de la Gascogne, du Languedoc, de la Provence et des autres provinces de France. Une armée formidable se réunit sur les frontières de la Vieille-Castille; de son côté Almansor rassembla toutes les forces dont il pouvait disposer. De part et d’autre on était disposé à vaincre ou à périr. Les deux armées se rencontrèrent aux environs de Soria, près des sources du Duero. L’action fut terrible et dura tout le jour. Le sang coulait par torrens, et aucun parti ne voulait céder; mais les chrétiens, bardés de fer eux et leurs chevaux, se garantissaient plus facilement. La nuit étant venue, Almansor, qui avait reçu plusieurs blessures, se retira dans sa tente pour recommencer le combat le lendemain. Il attendit quelque tems ses émirs et ses généraux, pour concerter avec eux un nouveau plan d’attaque. Ne les voyant pas arriver, il demanda la cause de ce retard; on lui répondit que les émirs et les généraux étaient restés parmi les morts. Alors se reconnaissant vaincu et ne pouvant survivre à sa défaite, il refusa toute assistance, et mourut au bout de quelques jours. On l’ensevelit avec les habits qu’il portait le jour du combat; on l’enterra dans la caisse qu’il avait destinée à cet usage. Son tombeau se voit encore dans la ville de Medina-Cœli[289].
On était alors en 1002. Abd-almalek, fils d’Almansor, lui succéda dans la conduite des affaires; mais il mourut en 1008, et avec lui finirent les beaux jours de l’Espagne mahométane. La guerre civile ne tarda pas à déchirer le pays; les gouvernemens se renversèrent les uns les autres; l’esprit de patriotisme s’affaiblit, et l’islamisme ne cessa plus de décliner.
Au milieu de telles circonstances, il eût été facile aux chrétiens des provinces septentrionales de l’Espagne de rentrer dans le pays de leurs pères; mais ils étaient eux-mêmes divisés entre eux. Il n’y avait pas plus d’union entre la Navarre et la Galice, qu’entre ces deux états et les musulmans, leurs ennemis naturels. Dans les guerres qui eurent lieu entre les Sarrazins, les chrétiens furent souvent appelés à y prendre part. Ils se décidaient d’après le plus ou moins d’avantages qu’on leur offrait, et quelquefois ils se trouvaient aux prises les uns avec les autres. Les évêques eux-mêmes figuraient dans ces tristes débats. En 1009, dans un combat entre musulmans, livré aux environs de Cordoue, celui des deux partis qui était soutenu par les chrétiens de Castille, remporta une victoire complète. Le parti vaincu fit un appel aux chrétiens de la Catalogne, et ceux-ci s’avancèrent à leur tour au centre de l’Andalousie; mais dans l’action qui eut lieu, il périt trois évêques, ainsi que le comte d’Urgel, appelé Ermangaud, lequel avait auparavant rempli le pays du bruit de ses exploits.
La plupart des musulmans voyaient ces alliances avec horreur; et dans le cours de la guerre, lorsque quelque chrétien leur tombait dans les mains, ils se montraient sans pitié. Un chroniqueur français rapporte que, dans la dernière bataille, les Sarrazins coupèrent la tête d’Ermangaud, et que leur chef, après avoir fait couvrir le crâne d’or, le porta comme trophée dans toutes ses guerres[290].
Nous ne pousserons pas plus loin notre récit. Les Sarrazins d’Espagne n’étaient plus en état de faire des invasions en France, et la France venait d’entrer dans une nouvelle ère qui, à la longue, devait lui rendre sa prospérité et sa gloire. En 987, la faiblesse des indignes enfans de Charlemagne avait fait place à la vigueur naissante de la race de Hugues-Capet. D’un autre côté, les Normands avaient embrassé le christianisme, et, fixés dans le riche pays auquel ils ont donné leur nom, ils trouvaient plus d’avantage à cultiver les terres qu’à les ravager. Il en avait été de même des Hongrois établis sur les bords du Danube. Bientôt l’Europe chrétienne ne forma plus qu’une espèce de vaste république, où les passions humaines continuèrent à jouer leur rôle inévitable; mais où il se formait peu à peu un droit des gens qui devait la placer à la tête de la civilisation[291].
Néanmoins les côtes du midi de la France et de l’Italie continuèrent à souffrir des courses des pirates. En 1003, les Sarrazins d’Espagne avaient fait une descente aux environs d’Antibes, et emmené entre autres infortunés plusieurs religieux. En 1019, d’autres Sarrazins espagnols abordèrent de nuit devant la ville de Narbonne, espérant, dit une chronique contemporaine, la prendre sans peine, sur la foi de quelques devins. Ils essayèrent de forcer l’entrée de la cité; mais les habitans, guidés par le clergé, firent une communion générale; et tombant sur les barbares, les taillèrent en pièces. Tous ceux qui ne furent pas tués, restèrent leurs prisonniers, et furent vendus comme esclaves. Vingt d’entre eux, qui étaient d’une grandeur colossale, furent envoyés à l’abbaye de Saint-Martial, à Limoges. L’abbé en retint deux qui furent employés au service de l’abbaye, et distribua les autres à divers personnages étrangers qui se trouvaient alors à Limoges. Le chroniqueur fait observer que le langage de ces prisonniers n’était pas sarrazin, c’est-à-dire arabe, et qu’en parlant ils semblaient japper comme de petits chiens[292]. En 1047, l’île de Lerins, qui, trois cents ans auparavant, avait eu tant à souffrir des ravages des Sarrazins, fut encore une fois envahie par les barbares; une partie de ses moines furent emmenés en Espagne. Isarn, abbé de Saint-Victor, à Marseille, se rendit dans la Péninsule pour les délivrer[293].
Ce redoublement de violence, de la part des pirates sarrazins, était l’effet des guerres sanglantes qui avaient lieu parmi les musulmans en Espagne. Quelques chefs sarrazins, se trouvant tour à tour vainqueurs et vaincus, et victimes de leurs efforts malheureux, prirent le parti de se confier à la mer et d’aller tenter la fortune sur les côtes chrétiennes. Parmi ces chefs les chroniques contemporaines citent principalement un homme appelé Modjahed, qui s’était emparé de Denia et des îles Baléares, et qui, sous le nom altéré de Muget ou Musectus, devint la terreur des îles de Corse et de Sardaigne, des côtes de Pise et de Gênes. Telles étaient les richesses enlevées par les soldats de Modjahed, qu’à l’exemple des soldats du grand Alexandre, ils portaient des carquois d’or ou d’argent. Dans un combat qui eut lieu, les pirates ayant été défaits, les guerriers chrétiens, pour sanctifier en quelque sorte leur victoire, envoyèrent une partie du butin à l’abbaye de Cluny[294].
Les pirateries sarrazines, en France, se sont maintenues jusqu’au grand développement de la marine française, et ne devaient tout-à-fait cesser qu’à la glorieuse conquête d’Alger. Les côtes de Provence et de Languedoc offraient aux barbares des lieux de retraite commode, d’où ils pouvaient diriger leurs courses dans l’intérieur des terres. La ville de Maguelone, depuis Charles-Martel, était restée ensevelie sous ses ruines; mais le port était si souvent visité par les barbares, qu’il avait reçu le nom de Port Sarrazin. Cet état de choses cessa vers l’an 1040, époque où l’évêque Arnaud fit reconstruire la ville, et donna une nouvelle direction au port; mais lorsque Maguelone s’abattit de nouveau pour ne plus se relever, les mêmes circonstances durent se renouveler. On peut citer encore le Martigues, ville auprès de laquelle sont quelques constructions qu’on a cru sarrazines, ainsi que les environs de Hyères, etc.[295].
Cependant, à partir du milieu du onzième siècle, les incursions des Sarrazins commencèrent à être moins fréquentes. En 961, l’île de Crête était retombée au pouvoir des Grecs. Vers l’an 1050, les Sarrazins furent chassés de l’Italie méridionale par une poignée de guerriers normands, et perdirent leur domination en Sicile. Les chrétiens de Sicile firent même des descentes sur les côtes d’Afrique, et y virent long-tems flotter leur pavillon. Enfin, d’une part, les chrétiens du nord de l’Espagne, malgré leurs cruelles discordes, envahirent successivement les villes de Tolède, Cordoue, Séville, etc.; de l’autre, les innombrables armées des croisés obligèrent les musulmans d’Asie et d’Afrique à se tenir sur leur propre territoire.
A la fin les Sarrazins perdirent tout espoir de rentrer en France et dans la partie sud-ouest de l’Europe. Déjà en 960, l’écrivain arabe, Ibn-Haucal, représentait les musulmans d’Espagne comme un peuple mou et léger. Ibn-Sayd, écrivain du douzième siècle, fait à ces musulmans les mêmes reproches, et s’étonne que les chrétiens ne les eussent pas encore entièrement chassés de la Péninsule[296]. On se fera une idée exacte de la disposition d’esprit où étaient les musulmans, et de l’opinion qui leur était restée des peuples chrétiens avec lesquels ils avaient été si long-tems en guerre, par les deux faits suivans:
Les auteurs arabes rapportent que lorsque Moussa, premier conquérant de l’Espagne, fut de retour en Syrie, le khalife s’empressa de recevoir un homme qui s’était illustré par des exploits si merveilleux, et qu’il l’interrogea au sujet des divers peuples qu’il avait rencontrés sur son passage. Moussa dit, en parlant des Francs, que chez eux étaient le nombre et la vigueur, le courage et la fermeté[297]. Il n’est pas possible que Moussa ait tenu ce langage, parce que, supposé qu’il se soit avancé jusque dans le Languedoc, comme l’affirment les Arabes, il n’eut pas affaire aux Francs, mais aux Goths, alors maîtres du pays. Néanmoins ces mots nous offrent l’expression fidèle de la manière de voir des musulmans d’Espagne, depuis qu’ils eurent occasion de se mesurer soit avec les guerriers de Charles-Martel et de Charlemagne, soit avec les Français, que l’enthousiasme religieux et l’amour de la gloire entraînèrent plus tard de l’autre côté des Pyrénées, pour y faire refleurir les lois de l’Évangile.
Le second fait qui conduit à la même conclusion, c’est la description que font les auteurs arabes d’une statue érigée dans la ville de Narbonne, le bras levé, avec cette inscription: «O enfans d’Ismaël, n’allez pas plus loin et retournez sur vos pas; sinon vous serez exterminés[298].»
D’après quelques auteurs musulmans, les Français étant exclus d’avance du paradis, Dieu a voulu les dédommager en ce monde par le don de pays riches et fertiles, où le figuier, le châtaignier, le pistachier étalent leurs fruits savoureux[299].