Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
Elle m'embrassa, je l'embrassai, et toutes deux nous nous endormîmes.
Quand je me réveillai, il faisait jour. Je fus tirée de mon sommeil par un mouvement inaccoutumé; je regardai autour de moi, j'étais dans les bras de quelqu'un, la garde me portait; elle traversa le passage pour me ramener au dortoir. Je ne fus pas réprimandée pour avoir quitté mon lit, on était occupé de bien autre chose; on me refusa les détails que je demandais, quelques jours après j'appris que Mlle Temple, en rentrant dans la chambre, m'avait trouvée couchée dans le petit lit, ma figure appuyée sur l'épaule d'Hélène, mon bras passa autour de son cou. J'étais endormie; Hélène Burns était morte.
Son corps fut déposé dans le cimetière de Brocklebridge. Pendant quinze ans, il ne fut recouvert que d'un monticule de gazon; mais maintenant un marbre gris indique la place où elle repose.
On y lit son nom et ce seul mot:
RESURGAM,
CHAPITRE X
Jusqu'ici j'ai raconté avec détail les événements de mon existence peu variée; pour les premiers jours de ma vie il m'a fallu presque autant de chapitres que d'années; mais je n'ai pas l'intention de faire une biographie exacte, et je ne me suis engagée à interroger ma mémoire que sur les points où ses réponses peuvent être intéressantes; je passerai donc huit années sous silence; quelques lignes seulement seront nécessaires pour comprendre ce qui va avoir lieu.
Quand le typhus eut achevé sa tâche de destruction, il quitta petit à petit Lowood; mais sa violence et le nombre des victimes avaient attiré l'attention publique sur l'école; on fit des recherches pour connaître l'origine du fléau; les détails qui furent découverts excitèrent l'indignation au plus haut point. La position malsaine de l'établissement, la quantité et la qualité de la nourriture, l'eau saumâtre et fétide employée pour la préparation des aliments, l'insuffisance des vêtements, tout enfin fut dévoilé. Cette découverte, mortifiante pour M. Brockelhurst, fut très utile pour l'institution.
Plusieurs personnes riches et bienfaisantes réunirent une somme qui permit de rebâtir Lowood d'une manière plus convenable et dans une meilleure position; de nouveaux règlements remplacèrent les anciens. La nourriture et les vêtements subirent plusieurs améliorations: les fonds de l'école furent confiés à un comité.
M. Brockelhurst ne pouvait être chassé à cause de sa richesse et de la célébrité de sa famille; il resta donc trésorier, mais on lui associa des hommes d'un esprit plus large et plus sympathique. Il fut aidé dans sa charge d'examinateur par des personnes habiles à faire marcher de front la raison et la sévérité, le confort et l'économie, la bonté et la justice. L'école, ainsi améliorée, devint une institution vraiment noble et utile.
Après cette régénération, j'habitai encore huit années les murs de Lowood; six à titre d'élève, et deux à titre de maîtresse. Dans l'une et l'autre de ces positions, Je pus rendre justice à la valeur et à l'importance de cet établissement.
Pendant ces huit années ma vie fut uniforme; mais, comme elle était laborieuse, elle ne me parut pas triste. J'étais à même d'acquérir une excellente éducation. Je me sentais excitée au travail, tant par mon amour pour certaines études et mon désir d'exceller en tout, que par un besoin de plaire à mes maîtresses, surtout à celles que j'aimais. Je ne perdis donc aucun des avantages qui m'étaient offerts. J'arrivai à être l'élève la plus forte de la première classe; alors je passai maîtresse.
Je m'acquittai de ma tâche avec zèle pendant deux années; mais au bout de ce temps mes idées prirent un autre cours.
Au milieu de tous les changements dont je viens de parler, Mlle Temple était demeurée directrice de l'école, et c'était à elle que je devais la plupart de mes connaissances; j'avais toujours mis ma joie dans sa présence et dans son affection. Elle m'avait tenu lieu de mère, d'institutrice, et, dans les derniers temps, de compagne. Mais alors elle se maria avec un ministre, excellent homme et presque digne d'une telle femme. Elle partit avec son mari pour un pays éloigné, en sorte qu'elle fut perdue pour moi.
Du jour où elle me quitta, je ne fus plus la même; avec elle s'envolèrent les doux sentiments, les associations d'idées qui m'avaient rendu Lowood si cher. J'avais emprunté quelque chose à sa nature; j'avais beaucoup pris de ses habitudes. Mes pensées étaient plus harmonieuses, des sensations mieux réglées avaient pris place dans mon esprit; j'étais fidèle au devoir et à l'ordre; je me sentais calme et je me croyais heureuse; aux yeux des autres et même aux miens, je semblais disciplinée et soumise.
Mais la destinée, en la personne du révérend M. Nasmyth, vint se placer entre Mlle Temple et moi.
Peu de temps après son union, je la vis monter en toilette de voyage dans une chaise de poste. Je vis la voiture disparaître derrière la colline, après l'avoir lentement gravie; puis je rentrai dans ma chambre, où je passai seule la plus grande partie du jour de congé accordé pour cette occasion.
Je m'y promenai pendant presque tout le temps. Il me semblait que je venais simplement de faire une perte douloureuse, et que je devais chercher les moyens de la réparer. Mais quand mes réflexions furent achevées, après l'écoulement de l'après-midi et d'une partie de la soirée, je découvris autre chose. Je m'aperçus qu'une transformation venait de s'opérer chez moi. Mon esprit s'était dépouillé de tout ce qu'il avait emprunté à Mlle Temple, ou plutôt elle avait emporté avec elle cette atmosphère qui m'environnait alors qu'elle était près de moi. Maintenant que j'étais abandonnée à moi-même, je commençais à ressentir de nouveau l'aiguillon des mes émotions passées. Ce n'était pas le soutien qui m'était arraché, mais plutôt la cause de mes efforts qui m'était enlevée. Ce n'était pas la force nécessaire pour être calme qui me faisait défaut, mais celle qui avait amené ce calme n'était plus près de moi. Jusque-là, le monde, pour moi, avait été renfermé dans les murs de Lowood. Mon expérience se bornait à la connaissance de ses règles et de ses systèmes; mais maintenant je venais de me rappeler que la terre était grande et que bien des champs d'espoir, de crainte, d'émotion et d'excitation, étaient ouverts à ceux qui avaient assez de courage pour marcher en avant et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie.
Je m'avançai vers ma fenêtre; je l'ouvris et je regardai devant moi: ici étaient les deux ailes du bâtiment; là le jardin, puis les limites de Lowood; enfin, l'horizon de montagnes.
Je jetai un rapide coup d'oeil sur tous ces objets, et mes yeux s'arrêtèrent enfin sur les pics bleuâtres les plus éloignés. C'était ceux-là que j'avais le désir de franchir. Ce vaste plateau qu'entouraient les bruyères et les rochers me semblait une prison, une terre d'exil. Mon regard parcourait cette grande route qui tournait au pied de la montagne et disparaissait dans une gorge entre deux collines. J'aurais désiré la suivre des yeux plus loin encore; je me mis à penser au temps où j'avais voyagé sur cette même route, où j'avais descendu ces mêmes montagnes à la faible lueur d'un crépuscule. Un siècle semblait s'être écoulé depuis le jour où j'étais arrivée à Lowood, et pourtant depuis je ne l'avais jamais quitté; j'y avais passé mes vacances. Mme Reed ne m'avait jamais fait demander à Gateshead; ni elle ni aucun membre de sa famille n'étaient jamais venus me visiter. Je n'avais jamais eu de communications, soit par lettre, soit par messager, avec le monde extérieur. Les règles, les devoirs, les habitudes, les voix, les figures, les phrases, les coutumes, les préférences et les antipathies de la pension, voilà tout ce que je savais de l'existence, et je sentais maintenant que ce n'était point assez. En une seule après-midi, cette routine de huit années était devenue pesante pour moi; je désirais la liberté; je soupirais vers elle et je lui adressai une prière. Mais il me sembla qu'une brise fugitive emportait avec elle chacune de mes paroles. Je renonçai donc à cette espérance, et je fis une plus humble demande; j'implorai un changement de position; cette demande aussi sembla se perdre dans l'espace.
Alors, à moitié désespérée, je m'écriai: «Accordez-moi au moins une autre servitude!»
Ici la cloche du souper se fit entendre, et je descendis. Jusqu'au moment où les élèves furent couchées, je ne pus reprendre le fil de mes réflexions, et alors même une maîtresse avec laquelle j'occupais une chambre commune me détourna, par un débordement de paroles, de mes pensées et de mes aspirations.
Je souhaitais que le sommeil vînt lui imposer silence; il me semblait que, si seulement je pouvais réfléchir un peu à ce qui me préoccupait pendant que j'étais accoudée à la fenêtre, je trouverais une solution à ce problème.
Mlle Gryee se décida enfin à ronfler; c'était une lourde femme du pays de Galles, et jusque-là cette musique habituelle ne m'avait semblé qu'une gêne. Ce jour-là, j'en saluai les premières notes avec satisfaction; j'étais désormais à l'abri de toute interruption, et mes pensées à demi effacées se ranimèrent promptement.
«Une autre servitude, disais-je tout bas. Ce mot doit avoir un sens pour moi, parce qu'il ne résonne pas trop doucement à mon oreille. Ce n'est pas comme les mots de liberté, de bonheur, sons délicieux, mais pour moi vains, fugitifs et sans signification. Vouloir les écouter, c'est perdre mon temps; mais la servitude vaut la peine qu'on y pense. Tout le monde peut servir; je l'ai fait huit années ici: tout ce que je demande, c'est de servir ailleurs; ne puis-je arriver par ma seule volonté? Oh non! ce but ne doit pas être difficile à atteindre; si j'avais seulement un cerveau assez actif pour en trouver les moyens!»
Je m'assis sur mon lit, espérant ainsi exciter ce pauvre cerveau. La nuit était froide; je jetai un châle sur mes épaules et je me remis à penser de toutes mes forces.
«Qu'est-ce que je veux? me demandais-je. Un nouveau pays, une nouvelle maison, des visages, des événements nouveaux. Je ne veux que cela, parce qu'il serait inutile de rien vouloir de mieux. Mais comment doit-on faire pour obtenir une nouvelle place? Avoir recours à ses amis? Je n'en ai pas. Mais il y en a bien d'autres qui n'ont pas d'amis, qui doivent se tirer d'affaire elles-mêmes et être leur propre soutien: quelle est donc leur ressource?»
Je ne pouvais le dire; personne ne répondait à ma question. Alors j'ordonnai à mon imagination de trouver promptement une solution.
Elle travailla de plus en plus rapidement; je sentais de violentes pulsations dans mes tempes: mais pendant près d'une heure elle s'épuisa dans le vide, et aucun résultat ne suivit ses efforts.
Rendue fiévreuse par ce labeur inutile, je me levai et je me mis à marcher dans ma chambre. J'écartai le rideau pour regarder quelques étoiles; puis, saisie par le froid, je retournai à mon lit.
Pendant mon absence une bonne fée avait sans doute déposé sur mon oreiller, la réponse tant cherchée; car, au moment où je me recouchai, elle me vint à l'esprit naturellement et sans efforts. Ceux qui veulent une place, pensai-je, n'ont qu'à en donner avis au journal le Héraut du comté.
Mais comment? C'est ce que j'ignorais.
La réponse arriva d'elle-même.
Vous n'avez qu'à écrire ce que vous désirez et à mettre la lettre sous enveloppe ainsi que l'argent nécessaire à l'insertion demandée; puis vous adresserez le tout au directeur du Héraut. Par la première occasion qui s'offrira vous enverrez la lettre à la poste de Lowton. Vous indiquerez dans votre billet que la réponse doit être adressée à J. E., poste restante; vous pourrez retourner la chercher huit jours après votre envoi, et s'il y a une réponse, vous agirez selon ce qu'elle contiendra.
Je me mis à passer et repasser ce projet dans ma tête; j'y pensai jusqu'au moment où il devint clair et praticable dans mon esprit; alors, satisfaite de ce que j'avais fait, je m'endormis.
Je me levai à la pointe du jour, et avant l'heure où sonna la cloche qui devait éveiller toute l'école, ma lettre était écrite, fermée, et l'adresse mise. Voici comment elle était conçue:
«Une jeune fille habituée à l'enseignement (j'avais été maîtresse pendant deux années) désire se placer dans une famille où les enfants seraient au-dessous de quatorze ans (je pensais qu'ayant à peine dix-huit ans je ne pouvais pas prendre la direction d'élèves plus près de mon âge). Elle peut enseigner les éléments ordinaires d'une bonne éducation anglaise, montrer le français, le dessin et la musique (à cette époque, lecteur, ce catalogue restreint était regardé comme assez étendu.) Adresser à J. E., poste restante, Lowton, comté de…»
Cette missive resta enfermée dans mon tiroir pendant tout le jour. Après le thé, je demandai à la nouvelle directrice la permission d'aller à Lowton faire quelques emplettes, tant pour moi que pour les autres maîtresses. Elle me fut promptement accordée, et je partis.
J'avais deux milles à parcourir par une soirée humide, mais les jours étaient encore assez longs. J'allai dans une ou deux boutiques, et, après avoir jeté ma lettre à la poste, je revins par une pluie battante. Mes vêtements furent inondés, mais je sentais mon coeur plus léger.
La semaine suivante me sembla longue; elle eut pourtant une fin comme toute chose terrestre; et, par un beau soir d'automne, je suivais de nouveau la route qui conduit à la ville.
Le chemin était pittoresque: il longeait les bords du ruisseau et serpentait à travers les courbes de la vallée; mais, ce jour-là, la verdure et l'eau m'intéressaient peu, et je songeais plutôt à la lettre que j'allais trouver ou ne pas trouver, dans cette petite ville vers laquelle je dirigeais mes pas.
Le prétexte de ma course ce jour-là était de me commander une paire de souliers; ce fut donc la première chose que je fis. Puis, quittant la petite rue propre et tranquille du cordonnier, je me dirigeai vers le bureau de poste.
Il était tenu par une vieille dame qui portait des lunettes de corne et des mitaines noires.
«Y a-t-il des lettres pour J. E.?» demandai-je.
Elle me regarda par-dessus ses lunettes, ouvrit son tiroir et y chercha pendant longtemps, si longtemps que je commençais à perdre tout espoir; enfin elle prit un papier qu'elle tint devant ses yeux cinq minutes environ, puis elle me le présenta en fixant sur moi un regard scrutateur et où perçait le doute: la lettre portait pour adresse: J. E.
«N'y en a-t-il qu'une? demandai-je.
— C'est tout,» me répondit-elle.
Je la mis dans ma poche et je retournai à Lowood Je ne pouvais pas l'ouvrir tout de suite: le règlement m'obligeait à être de retour à huit heures, et il en était presque sept et demie.
Différents devoirs m'attendaient à mon arrivée: il fallait rester avec les enfants pendant l'heure de l'étude; c'était à moi de lire les prières, d'assister au coucher des élèves; ensuite vint le souper avec les maîtresses; enfin, lorsque nous nous retirâmes, l'inévitable Mlle Gryee partagea encore ma chambre.
Nous n'avions plus qu'un petit bout de chandelle, et je tremblais à l'idée de le voir finir avant le bavardage de ma compagne. Heureusement son souper produisit un effet soporifique; je n'avais pas achevé de me déshabiller, que déjà elle ronflait. La chandelle n'était pas encore entièrement consumée; je pris ma lettre, dont le cachet portait l'initiale F.; je l'ouvris.
Elle était courte et ainsi conçue:
«Si J. E., qui s'est fait annoncer dans le Héraut de mardi, possède les connaissances indiquées, si elle est en position de donner des renseignements satisfaisants sur son caractère et sur son instruction, une place lui est offerte; Il n'y a qu'une élève, une petite fille au-dessous de dix ans. Les appointements sont de 30 livres, J. E. devra envoyer son nom, son adresse, et tous les renseignements demandés, chez Mme Fairfax, à Thornfield, près Millcote, comté de Millcote.»
J'examinai longtemps la lettre: l'écriture, ancienne et tremblée, trahissait la main d'une dame âgée. Je me réjouis de cette circonstance. J'avais été prise d'une secrète terreur. Je craignais, en agissant ainsi moi-même et d'après ma propre inspiration, de tomber dans quelque piège, et, par-dessus tout, je voulais que le résultat de mes efforts fût honorable. Je sentais qu'une vieille dame serait une garantie pour mon entreprise.
Je me la représentais vêtue d'une robe noire et d'un bonnet de veuve, froide peut-être, mais non pas impertinente; enfin je la taillais sur le modèle des vieilles nobles anglaises. Thornfield! c'était sans doute le nom de la maison; je me la figurais jolie et arrangée avec ordre. Millcote! Je me mis à repasser dans ma mémoire la carte de l'Angleterre. Le comté de Millcote était de soixante lieues plus près de Londres que le pays où je demeurais. Je considérais cela comme un avantage; je désirais aller vers la vie et le mouvement. Millcote était une grande ville manufacturière sur les bords de l'A… Ce devait être sans doute un lieu bruyant; eh bien! tant mieux! le changement serait complet; non pas que mon imagination fût très captivée par les longues cheminées et les nuages de fumée; «mais, me disais-je, Thornfield sera sans doute à une bonne distance de la ville.»
Ici la bobèche tomba et la mèche s'éteignit. Le jour suivant, de nouvelles démarches étaient nécessaires. Je ne pouvais plus garder mes projets pour moi seule; pour les accomplir, il fallait en parler à d'autres.
Ayant obtenu une audience de la directrice pendant la récréation de l'après-midi, je lui appris que je cherchais une place où le salaire serait double de ce que je gagnais à Lowood, car, à cette époque, je ne recevais que 15 livres par an. Je la priai de parler pour moi à M. Brockelhurst ou à quelque autre membre du Comité, et de lui demander de vouloir bien répondre de moi si l'on venait à lui pour de renseignements.
Elle consentit obligeamment à se charger de cette affaire, et, le jour suivant, elle parla à M. Brockelhurst. Celui-ci déclara qu'il fallait écrire à Mme Reed, puisqu'elle était ma tutrice naturelle. Une lettre fut donc envoyée à ma tante; elle répondit que je pouvais agir comme bon me semblait, et que depuis longtemps elle avait renoncé à se mêler de ce qui me regardait. Le billet passa entre les mains de tous les membres du Comité, et, après un délai qui me parut insupportable, j'obtins la permission formelle d'améliorer ma condition si je le pouvais. Un certificat constatant que je m'étais toujours bien conduite à Lowood, tant comme maîtresse que comme élève, témoignant en faveur de mon caractère et de mes capacités, et signé des inspecteurs, devait m'être accordé prochainement.
Ce certificat, je l'obtins en effet au bout d'une semaine. J'en envoyai une copie à Mme Fairfax, et je reçus une réponse. Elle était satisfaite des détails que je lui avais donnés, et elle m'accordait un délai de quinze jours avant de prendre chez elle ma place d'institutrice. Je m'occupai de faire mes préparatifs; la quinzaine passa rapidement; je n'avais pas un grand trousseau, bien qu'il fût proportionné à mes besoins, et le dernier jour me suffit pour faire ma malle.
C'était la même que j'avais apportée huit ans auparavant en arrivant de Gateshead.
La malle était ficelée, l'adresse mise; le voiturier devait venir dans une demi-heure la chercher pour la porter à Lowton, où moi- même je devais rendre le lendemain de bonne heure pour prendre la voiture. J'avais brossé mon costume de drap noir qui devait me servir pour le voyage; j'avais préparé mon chapeau, mes gants, mon manchon; j'avais visité tous mes tiroirs pour m'assurer que je n'oubliais rien. Ayant achevé mes préparatifs, je m'assis et j'essayai de me reposer.
Mais je ne le pus pas, bien que je fusse demeurée debout toute la journée; j'étais trop excitée. Une des phases de ma vie finissait le soir, une autre allait commencer le lendemain. Impossible de dormir entre ces deux crises; et, fiévreuse, je me voyais obligée du veiller pendant que s'accomplissait le changement.
«Mademoiselle, me dit la servante en me rencontrant dans le vestibule, où j'errais comme un esprit inquiet, il y a en bas une personne qui désire vous parler.
— Le roulier sans doute,» pensai-je en moi-même; et je descendis rapidement l'escalier sans en demander plus long.
Pour arriver à la cuisine, je fus obligée de passer devant le parloir, dont la porte était à demi ouverte; quelqu'un en sortit et se précipita vers moi.
«C'est elle! j'en suis sûre; je l'aurais reconnue partout,» s'écria en me prenant la main la personne qui avait arrêté ma marche.
Je regardai, et je vis une femme habillée comme le serait une bonne élégante; jeune encore et jolie, elle avait les yeux et les cheveux noirs, le teint plein d'animation.
«En bien! qui suis-je? me demanda-t-elle avec une voix et un sourire que je reconnus à demi. Je pense que vous ne m'avez point oubliée, mademoiselle Jane?»
Une seconde après j'étais dans ses bras, la couvrant de baisers et m'écriant: «Bessie! Bessie!» C'était tout ce que je pouvais dire pendant qu'elle restait là, riante à travers ses larmes. Nous rentrâmes toutes deux dans le parloir; près du feu était un petit enfant vêtu d'une blouse et d'un pantalon à carreaux.
«C'est mon petit garçon, me dit Bessie.
— Alors vous êtes mariée?
— Oui, il y a à peu près cinq ans, à Robert Leaven, le cocher; et
Bobby a une petite soeur que j'ai appelée Jane.
— Et vous n'êtes plus à Gateshead?
— Je suis à la loge maintenant; les vieux portiers l'ont quittée.
— Et comment va-t-on? dites-moi tout ce qui concerne la famille, Bessie… D'abord, asseyez-vous; Bobby, venez vous mettre sur mes genoux.»
Mais Bobby préféra aller vers sa mère.
«Vous n'êtes pas très grande, mademoiselle Jane, ni très forte, continua Mme Leaven; ils n'ont pas pris bien soin de vous ici. Mlle Éliza a la tête de plus que vous, et Mlle Georgiana est deux fois plus forte.
— Georgiana doit être belle, Bessie?
— Oh! très belle. L'hiver dernier elle a été à Londres avec sa mère, et tout le monde l'admirait. Un jeune lord est tombé amoureux d'elle; mais comme les parents ne voulaient pas de ce mariage, savez-vous ce qu'ils ont fait? Lui et Mlle Georgiana se sont sauvés! Mais ils ont été retrouvés et arrêtés. C'est Mlle Éliza qui les a découverts; je crois qu'elle était jalouse; et maintenant les deux soeurs vivent comme chien et chat; elles se disputent toujours.
— Et que devient John Reed?
— Il ne tourne pas aussi bien que sa mère le désirerait; il est allé au collège, et il est sorti ce qu'ils appellent fruit sec. Ses oncles voulaient le voir avocat et lui ont fait étudier les lois: mais c'est un jeune homme dissipé, je ne pense pas qu'ils en fassent grand-chose de bon.
— Quel extérieur a-t-il?
— Il est très grand; quelques personnes le trouvent beau garçon, mais il a des lèvres si épaisses!
— Et Mme Reed?
— Madame a l'air assez bien; mais je crois que son esprit est troublé. La conduite de M John ne lui plaît pas du tout; il dépense tant d'argent!
— Est-ce elle qui vous a envoyée ici, Bessie!
— Non, en vérité; mais il y a longtemps que j'avais envie de vous voir; et quand j'ai entendu dire que vous aviez écrit et que vous alliez quitter le pays, je me suis décidée à partir pour vous embrasser encore une fois avant que vous soyez tout à fait loin de moi.
— Je crains, Bessie, dis-je en riant, que ma vue ne vous ait désappointée.»
En effet, le regard de Bessie, bien qu'il fût respectueux, n'exprimait en rien l'admiration.
«Non, mademoiselle Jane, vous êtes assez gentille; vous avez l'air d'une dame, et c'est tout ce que j'ai jamais attendu de vous. Vous n'étiez pas une beauté dans votre enfance.»
Je souris à la franche réponse de Bessie; je la sentais juste, mais je confesse qu'elle ne me fut pas tout à fait indifférente. À dix-huit ans, presque tout le monde désire plaire, et quand on nous apprend qu'il faut y renoncer, nous éprouvons tout autre chose que de la reconnaissance.
«Mais je crois que vous êtes savante, continua Bessie comme pour me consoler; que savez-vous faire? pouvez-vous jouer du piano?
— Un peu.»
Il y en avait un dans la chambre. Bessie l'ouvrit et me demanda de lui jouer quelques notes. J'exécutai une valse ou deux; elle fut charmée.
«Les demoiselles Reed ne jouent pas si bien que vous, s'écria-t- elle avec enthousiasme; j'ai toujours dit que vous les surpasseriez en science. Et savez-vous dessiner?
— Voilà un de mes tableaux là, au-dessus de la cheminée.»
C'était une aquarelle dont j'avais fait présent à la directrice pour la remercier de son intercession en ma faveur auprès du Comité; elle l'avait fait encadrer et recouvrir d'un verre.
«C'est magnifique, mademoiselle Jane: c'est aussi beau que ce que fait le maître de dessin des demoiselles Reed. Livrées à elles- mêmes, elles ne pourraient approcher de cela; et avez-vous appris le français?
— Oui, Bessie, je peux le lire et le parler.
— Savez-vous broder et faire de la tapisserie?
— Oui, Bessie.
— Alors vous êtes tout à fait une dame, mademoiselle Jane; je savais bien que cela devait arriver. Vous ferez votre chemin en dépit de vos parents. Ah! je voulais aussi vous demander quelque chose: avez-vous jamais entendu parler de la famille de votre, père?
— Jamais.
— Eh bien! vous savez que madame disait toujours qu'ils étaient pauvres et misérables. Il est possible qu'ils soient pauvres, mais je certifie qu'ils sont mieux élevés que les Reed. Il y a sept ans environ, un M. Eyre est venu à Gateshead; il a demandé à vous voir; madame a répondu que vous étiez dans une pension éloignée de cinquante milles. Il a eu l'air très contrarié, car, disait-il, il n'avait pas le temps de s'y rendre; il partait pour un pays très éloigné, et le bateau devait quitter Londres dans un ou deux jours. Il avait tout à fait l'air d'un gentleman; je crois qu'il était frère de votre père.
— Et vers quel pays allait-il, Bessie?
— Il allait dans une île qui est à plus de trois cents lieues d'ici et où l'on fait du vin, à ce que m'a dit le sommelier.
— Madère? demandai-je.
— Oui, c'est cela; c'est juste ce nom-là.
— Et alors, il partit?
— Oui, il n'est pas resté longtemps dans la maison; madame lui a parlé très impérieusement, et derrière son dos, elle l'a traité de vil commerçant. Mon mari pense que c'est un marchand de vins.
— Très probablement, répondis-je, ou un agent dans quelque compagnie pour les vins.»
Bessie et moi nous causâmes du passé pendant une demi-heure encore. Puis elle fut obligée de me quitter.
Le lendemain matin, je la vis quelques minutes à Lowton pendant que j'attendais la voiture; nous nous séparâmes devant la maison de M. Brockelhurst.
Chacune de nous se dirigea de son côté; elle alla rejoindre la diligence qui devait la mener à Gateshead, tandis que je montais dans celle qui allait me conduire vers une nouvelle vie et des devoirs nouveaux, dans les environs inconnus de Millcote.
CHAPITRE XI
Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans une pièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs, que vous avez devant les yeux une des chambres de l'auberge de George, à Millcote. Représentez-vous des murs recouverts d'un papier à personnages, un tapis, des meubles et des ornements de cheminée comme en possèdent toutes les auberges; enfin, en fait de tableaux, George III, le prince de Galles et la mort de Wolf. Tout cela, vous devez le voir à la lueur d'une lampe suspendue au plafond et d'un excellent feu, près duquel je me suis assise en manteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la table à côté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de l'humidité dont je me sens saisie après seize heures de voyage par une glaciale journée d'octobre. J'avais quitté Lowton à quatre heures du matin, et l'horloge de Millcote venait de sonner huit heures.
Lecteurs, quoique j'aie l'air fort bien installée, je n'ai pas l'esprit très tranquille; je pensais que quelqu'un serait là pour m'attendre à l'arrivée de la diligence, et, en descendant le marchepied de la voiture, je me mis à chercher des yeux la personne chargée de m'attendre. J'espérais entendre prononcer mon nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter à Thornfield; mais je n'aperçus rien de semblable, et quand je demandai au garçon si l'on n'était pas venu chercher Mlle Eyre, il me répondit que non. Ma seule ressource fut donc de me faire préparer une chambre et d'attendre, malgré mes craintes et mes doutes.
Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le monde, éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne, incertaine d'atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des raisons de retourner au lieu qu'elle a quitté, elle trouve pourtant dans le charme du romanesque un adoucissement à son effroi, et pour quelque temps l'orgueil ranime son courage. Mais bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi, lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin je me décidai à sonner.
«Y a-t-il près d'ici un endroit appelé Thornfield? demandai-je au garçon qui répondit à mon appel.
— Thornfield? Je ne sais pas, madame, mais je vais m'en informer.»
Il sortit, mais rentra bientôt après.
«Êtes-vous mademoiselle Eyre? dit-il.
— Oui.
— Eh bien, il y a quelqu'un ici qui vous attend.»
Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de sortir de la chambre. Je vis un homme devant la porte de l'auberge, et à la lueur d'un réverbère je pus distinguer dans la rue une voiture traînée par un cheval.
«C'est là votre bagage? dit brusquement l'homme qui m'attendait, en indiquant ma malle.
— Oui,»
Il la plaça dans l'espèce de charrette qui devait nous conduire; je montai ensuite, et, avant qu'il refermât la portière, je lui demandai à quelle distance nous étions de Thornfield.
«À six milles environ.
— Combien mettrons-nous de temps pour y arriver?
— À peu près une heure et demie.»
Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche fut lente, et j'eus le temps de réfléchir. J'étais heureuse d'être enfin si près d'atteindre mon but, et, m'adossant dans la voiture, confortable bien que fort peu élégante, je pus méditer à mon aise.
«Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du domestique et de la voiture, que Mme Fairfax n'est pas une personne aimant à briller; tant mieux. Une seule fois dans ma vie j'ai vécu chez des gens riches, et j'y ai été malheureuse. Je voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petite fille. Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je m'entendrai fort bien avec elle. Je ferai de mon mieux. Pourvu que je réussisse! En entrant à Lowood j'avais pris cette résolution, et elle m'a porté bonheur; mais, chez Mme Reed, on a toujours dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que Mme Fairfax ne soit pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pas forcée de rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercher une autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin?»
J'ouvris la fenêtre et je regardai: Millcote était derrière nous. À en juger d'après le nombre des lumières, ce devait être une ville importante, plus importante que Lowton; il me sembla que nous étions dans une espèce de commune; du reste, il y avait des maisons semées çà et là dans tout le district Le pays me parut bien différent de celui de Lowood. Il était plus populeux, mais moins pittoresque; plus animé, mais moins romantique.
Le chemin était difficile et la nuit obscure; le cocher laissait son cheval aller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux heures en route.
Enfin il se tourna sur son siège et me dit:
«Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant.»
Je regardai de nouveau; nous passions devant une église; j'aperçus ses petites tours courtes et larges, et j'entendis l'horloge sonner un quart. Je vis aussi sur le versant d'une colline une file de lumières indiquant un village ou un hameau. Dix minutes après, le cocher descendit et ouvrit deux grandes portes qui se refermèrent dès que nous les eûmes franchies. Nous montâmes lentement une côte, et nous arrivâmes devant la maison. On voyait briller des lumières derrière les rideaux d'une fenêtre cintrée; tout le reste était dans l'obscurité. La voiture s'arrêta devant la porte du milieu, qui fut ouverte par la servante; je descendis et j'entrai dans la maison.
«Par ici, madame,» me dit la bonne; et elle me fit traverser une pièce carrée, tout entourée de portes d'une grande élévation. Elle m'introduisit ensuite dans une chambre qui, doublement illuminée par le feu et par les bougies, m'éblouit un moment à cause de l'obscurité où j'étais plongée depuis quelques heures. Lorsque je fus à même de voir ce qui m'entourait, un agréable tableau se présenta à mes yeux.
J'étais dans une petite chambre. Près du feu se trouvait une table ronde; sur un fauteuil à dos élevé et de forme antique était assise la plus propre et la plus mignonne petite dame qu'on puisse imaginer. Son costume consistait en un bonnet de veuve, une robe de soie noire et un tablier de mousseline blanche: c'était bien ainsi que je m'étais figuré Mme Fairfax; seulement je lui avais donné un regard moins doux. Elle tricotait et avait un énorme chat couché à ses pieds. En un mot, rien ne manquait pour compléter le beau idéal du confort domestique. Il est impossible de concevoir une introduction plus rassurante pour une nouvelle institutrice. Il n'y avait ni cette grandeur qui vous accable, ni cette pompe qui vous embarrasse. Au moment où j'entrai, la vieille dame se leva et vint avec empressement au-devant de moi.
«Comment vous portez-vous, ma chère? me dit-elle; j'ai peur que vous ne vous soyez bien ennuyée pendant la route; John conduit si lentement! Mais vous devez avoir froid? approchez-vous donc du feu.
— Madame Fairfax, je suppose? dis-je.
— Oui, en effet. Asseyez-vous, je vous prie.»
Elle me conduisit à sa place, me retira mon châle et me dénoua mon chapeau; je la priai de ne pas se donner tout cet embarras.
«Oh! cela ne me donne aucun embarras, me répondit-elle; mais vos mains sont presque gelées par le froid, Leah, ajouta-t-elle, faites un peu de vin chaud et préparez un ou deux sandwichs: voilà les clefs de l'office.»
Elle retira de sa poche un vrai trousseau de ménagère et le donna à la servante.
«Approchez-vous plus près du feu, continua-t-elle. Vous avez apporté votre malle avec vous, n'est-ce pas, ma chère?
— Oui, madame.
— Je vais la faire porter dans votre chambre,» dit-elle.
Et elle sortit.
«Elle me traite comme une visiteuse, pensai-je. Je m'attendais bien peu à une telle réception, je croyais ne trouver que des gens froids et roides; mais ne nous félicitons pas trop vite.»
Elle revint bientôt. Lorsque Leah apporta le plateau, elle débarrassa elle-même la table de son tricot et de quelques livres qui s'y trouvaient, et m'offrit de quoi me rafraîchir. J'étais confuse en me voyant l'objet des soins les plus attentifs que j'eusse jamais reçus, et ces soins m'étaient donnés par un supérieur. Mais comme elle ne semblait pas croire qu'elle fît rien d'extraordinaire, je pensai qu'il valait mieux recevoir tranquillement ses politesses.
«Aurai-je le plaisir de voir Mlle Fairfax ce soir? demandai-je, lorsque j'eus pris ce qu'elle m'offrait.
— Que dites-vous, ma chère? je suis un peu sourde,» répondit la bonne dame en approchant son oreille de ma bouche.
Je répétai ma question plus distinctement.
«Mlle Fairfax? Oh! vous voulez dire Mlle Varens. Varens est le nom de votre future élève.
— En vérité? Elle n'est donc point votre fille?
— Non, je n'ai pas de famille.»
J'allais lui demander comment elle se trouvait liée à Mlle Varens; mais je me rappelai qu'il n'était pas poli de faire trop de questions, et d'ailleurs, j'étais sûre de l'apprendre tôt ou tard.
«Je suis si contente, me dit-elle en s'asseyant vis-à-vis de moi et en prenant son chat sur ses genoux, je suis si contente que vous soyez arrivée! Ce sera charmant d'avoir une compagne. Certainement on est toujours bien ici; Thornfield est un vieux château, un peu négligé depuis quelque temps, mais encore respectable. Cependant, en hiver, on se sentirait triste même dans le plus beau quartier d'une ville, quand on est seule. Je dis seule; Leah est sans doute une gentille petite fille; John et sa femme sont très bien aussi, mais ce ne sont que des domestiques, et on ne peut pas les traiter en égaux; il faut les tenir à une certaine distance, dans la crainte de perdre son autorité. L'hiver dernier, qui était un dur hiver, si vous vous le rappelez, quand il ne neigeait pas, il faisait de la pluie ou du vent; l'hiver dernier, il n'est venu personne ici, excepté le boucher et le facteur, depuis le mois de novembre jusqu'au mois de février. J'étais devenue tout à fait triste à force de rester toujours seule. Leah me lisait quelquefois, mais je crois que cela ne l'amusait pas beaucoup; elle trouvait cette tâche trop assujettissante. Au printemps et en été tout alla mieux, le soleil et les longs jours apportent tant de changement; puis, au commencement de l'automne, la petite Adèle Varens est venue avec sa nourrice; un enfant met de la vie dans une maison, et maintenant que vous êtes ici, je vais devenir tout à fait gaie.»
Mon coeur se réchauffa en entendant parler ainsi l'excellente dame, et je rapprochai ma chaise de la sienne; puis je lui exprimai mon désir d'être pour elle une compagne aussi agréable qu'elle l'avait espéré.
«Mais je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-elle: il est tout à l'heure minuit; vous avez voyagé tout le jour et vous devez être fatiguée; si vous avez les pieds bien chauds, je vais vous montrer votre chambre. J'ai fait préparer pour vous la chambre qui se trouve à côté de la mienne; elle est petite, mais j'ai pensé que vous vous y trouveriez mieux que dans les grandes pièces du devant. Les meubles y sont certainement plus beaux, mais elles sont si tristes et si isolées! moi-même je n'y couche jamais.»
Je la remerciai de son choix, et, comme j'étais vraiment fatiguée de mon voyage, je me montrai très empressée de me retirer. Elle prit la bougie et m'emmena. Elle alla d'abord voir si la porte de la salle était fermée, puis, en ayant retiré la clef, elle se dirigea vers l'escalier. Les marches et la rampe étaient en chêne, la fenêtre haute et grillée. Cette fenêtre, ainsi que le corridor qui conduisait aux chambres, avait plutôt l'air d'appartenir à une église qu'à une maison. L'escalier et le corridor étaient froids comme une cave, on s'y sentait seul et abandonné; de sorte qu'en entrant dans ma chambre, je fus bien aise de la trouver petite et meublée en style moderne.
Lorsque Mme Fairfax m'eut souhaité un bonsoir amical, je fermai ma porte et je regardai tout autour de moi. Bientôt l'impression produite par cette grande salle vide, ce spacieux escalier et ce long et froid corridor, fut effacée devant l'aspect plus vivant de ma petite chambre. Je me rappelai qu'après une journée de fatigues pour mon corps et d'anxiétés pour mon esprit, j'étais enfin en sûreté. Le coeur gonflé de reconnaissance, je m'agenouillai devant mon lit et je remerciai Dieu de ce qu'il m'avait donné, puis je lui demandai de me rendre digne de la bonté qu'on me témoignait si généreusement avant même que je l'eusse méritée. Enfin je le suppliai de m'accorder son aide pour la tâche que j'allais avoir à accomplir. Cette nuit-là, ma couche n'eut point d'épines et ma chambre n'éveilla aucune frayeur en moi. Fatiguée et heureuse, je m'endormis promptement et profondément. Quand je me réveillai, il faisait grand jour.
Combien ma chambre me sembla joyeuse, lorsque le soleil brillant à travers les rideaux de perse bleue de ma fenêtre me montra un tapis étendu sur le parquet et un mur recouvert d'un joli papier! Je ne pus m'empêcher de comparer cette chambre à celle de Lowood avec ses simples planches et ses murs noircis. Les choses extérieures impressionnent vivement dans la jeunesse. Aussi me figurai-je qu'une nouvelle vie allait commencer pour moi; une vie qui, en même temps que ses tristesses, aurait au moins aussi ses joies. Toutes mes facultés se ranimèrent, excitées par ce changement de scène et ce champ nouveau ouvert à l'espérance: je ne puis pas au juste dire ce que j'attendais; mais c'était quelque chose d'heureux qui ne devait peut-être pas arriver tout de suite ni dans un mois, mais dans un temps à venir que je ne pouvais indiquer.
Je me levai et je m'habillai avec soin; obligée d'être simple, car je ne possédais rien de luxueux, j'étais portée par ma nature à aimer une extrême propreté. Je n'avais pas l'habitude de dédaigner l'apparence et de ne pas songer à l'impression que je ferais; au contraire, j'avais toujours désiré paraître aussi bien que possible, et plaire autant que me le permettait mon manque de beauté. Quelquefois j'avais regretté de ne pas être plus jolie; quelquefois j'avais souhaité des joues roses, un nez droit, une petite bouche bien fraîche; j'avais souhaité d'être grande, bien faite. Je sentais qu'il était triste d'être si petite, si pâle, d'avoir des traits si irréguliers et si accentués. Pourquoi ces aspirations et ces regrets? Il serait difficile de le dire; je ne pouvais pas moi-même m'en rendre bien compte et pourtant j'avais une raison, une raison positive et naturelle.
Cependant, lorsque j'eus bien lissé mes cheveux, pris un col propre et mis ma robe noire, qui, quoique très simple, avait au moins le mérite d'être bien faite, je pensai que j'étais digne de paraître devant Mme Fairfax, et que ma nouvelle élève ne s'éloignerait pas de moi avec antipathie. Après avoir ouvert la fenêtre et examiné si tout était en ordre sur la table de toilette, je sortis de ma chambre.
Je traversai le long corridor recouvert de nattes, et je descendis le glissant escalier de chêne. J'arrivai à la grande salle, où je m'arrêtai quelques instants pour regarder les tableaux qui ornaient les murs (l'un d'eux représentait un affreux vieillard en cuirasse, et un autre, une dame avec des cheveux poudrés et un collier de perles), la lampe de bronze suspendue au plafond, et l'horloge, dont la boîte curieusement sculptée était devenue d'un noir d'ébène par le frottage. Tout cela me semblait imposant, mais il faut dire que je n'étais pas accoutumée à la grandeur. La porte vitrée était ouverte, j'en profitai pour sortir. C'était une belle matinée d'automne; le soleil brillait sans nuage sur les bosquets jaunis et sur les champs encore verts. J'avançai de quelques pas vers la pelouse et je regardai la maison. Elle avait trois étages. Sans être très vaste, elle était pourtant assez spacieuse; elle ressemblait plutôt au manoir d'un gentleman qu'au château d'un noble. Ses créneaux et sa façade grise lui donnaient quelque chose de pittoresque. Non loin de là étaient nichées de nombreuses familles de corneilles, qui, pour le moment, prenaient leurs ébats dans les airs. Elles volèrent au-dessus de la pelouse et des champs pour arriver à une grande prairie qui en était séparée par une clôture en ruine, près de laquelle on apercevait une rangée de vieux arbres noueux d'une taille gigantesque; de là venait probablement le nom de la maison. Plus loin on voyait des collines, moins élevées que celles qui entouraient Lowood, et moins semblables surtout à des barrières destinées à vous séparer du monde vivant, assez tranquilles pourtant et assez solitaires pour faire de Thornfield une espèce d'ermitage dont on n'aurait pas soupçonné l'existence si près d'une ville telle que Millcote. Sur le versant d'une des collines était étagé un petit hameau dont les toits se mêlaient aux arbres. L'église du district était plus près de Thornfield que le hameau; le haut de sa vieille tour perçait entre la maison et les portes, au-dessus d'un monticule.
Je jouissais de cet aspect calme, de cet air frais; j'écoutais le croassement des corneilles, je regardais la large entrée de la salle et je pensais combien cette maison était grande pour une seule petite dame telle que Mme Fairfax, lorsque celle-ci apparut à la porte.
«Quoi! déjà dehors? dit-elle; Je vois que vous êtes matinale.»
Je m'avançai vers elle; elle m'embrassa et me tendit la main.
«Thornfield vous plaît-il?» me demanda-t-elle.
Je lui répondis qu'il me plaisait infiniment.
«Oui, dit-elle, c'est un joli endroit; mais il perdra beaucoup si M. Rochester ne se décide pas à y demeurer ou à y faire de plus fréquentes visites. Les belles terres et les grandes maisons exigent la présence du propriétaire.
— M. Rochester! m'écriai-je; qui est-ce?
— Le propriétaire de Thornfield, me répondit-elle tranquillement; ne saviez-vous pas qu'il s'appelait Rochester?
— Certes, non, je ne le savais pas; je n'avais jamais entendu parler de lui.»
Mais la bonne dame semblait croire que l'existence de M. Rochester était universellement connue, et que tout le monde devait en avoir conscience.
«Je pensais, continuai-je, que Thornfield vous appartenait.
— À moi! Dieu vous bénisse, mon enfant; quelle idée! à moi! je ne suis que la femme de charge. Il est vrai que je suis une parente éloignée de M. Rochester par sa mère, ou du moins mon mari était un parent. Il était prêtre bénéficier de Hay, ce petit village que vous voyez là sur le versant de la colline, et cette église était la sienne. La mère de M. Rochester était une Fairfax, cousine au second degré de mon mari; mais je n'ai jamais cherché à tirer parti de cette parenté, elle est nulle à mes yeux; je me considère comme une simple femme de charge; mon maître est toujours très poli pour moi; je ne demande rien de plus.
— Et la petite fille, mon élève?
— Est la pupille de M. Rochester. Il m'a chargée de lui trouver une gouvernante. Il a l'intention, je crois, de la faire élever dans le comté de… La voilà qui vient avec sa bonne, car c'est le nom qu'elle donne à sa nourrice.»
Ainsi l'énigme était expliquée. Cette petite veuve affable et bonne n'était pas une grande dame, mais une personne dépendante comme moi. Je ne l'en aimais pas moins; au contraire, j'étais plus contente que jamais. L'égalité entre elle et moi était réelle, et non pas seulement le résultat de sa condescendance. Tant mieux, ma position ne devait s'en trouver que plus libre.
Pendant que je réfléchissais sur ma découverte, une petite fille accompagnée de sa bonne arriva en courant le long de la pelouse. Je regardai mon élève, qui d'abord ne sembla pas me remarquer: c'était une enfant de sept ou huit ans, délicate, pâle, avec de petits traits et des cheveux abondants tombant en boucles sur son cou.
«Bonjour, mademoiselle Adèle, dit Mme Fairfax. Venez dire bonjour à la dame qui doit être votre maîtresse, et qui fera de vous quelque jour une femme bien savante.»
Elle approcha.
«C'est là ma gouvernante?» dit-elle en français à sa nourrice, qui lui répondit: «Mais oui, certainement.
— Sont-elles étrangères? demandai-je, étonnée de les entendre parler français.
— La nourrice est étrangère et Adèle est née sur le continent; elle ne l'avait jamais quitté, je crois, avant de venir ici, il y a six mois environ. Lorsqu'elle est arrivée, elle ne savait pas un mot d'anglais; maintenant elle commence à le parler un peu; mais je ne la comprends pas, parce qu'elle confond les deux langues. Quant à vous, je suis persuadée que vous l'entendrez très bien.»
Heureusement que j'avais eu une maîtresse française, et comme j'avais toujours cherché à parler le plus possible avec Mme Pierrot, et que pendant les sept dernières années j'avais appris tous les jours un peu de français par coeur, en m'efforçant d'imiter aussi bien que possible la prononciation de ma maîtresse, j'étais arrivée à parler assez vite et assez correctement pour être sûre de me tirer d'affaire avec Mlle Adèle. Elle s'avança vers moi, et me donna une poignée de main lorsqu'on lui eut dit que j'étais sa gouvernante. En la conduisant déjeuner, je lui adressai quelques phrases dans sa langue. Elle répondit d'abord brièvement; mais lorsque nous fûmes à table, et qu'elle eut fixé pendant une dizaine de minutes ses yeux brun clair sur moi, elle commença tout à coup son bavardage.
«Ah! s'écria-t-elle en français, vous parlez ma langue aussi bien que M. Rochester. Je puis causer avec vous comme avec lui, et Sophie aussi le pourra; elle va être bien contente, personne ne la comprend ici; Mme Fairfax est Anglaise. Sophie est ma nourrice; elle a traversé la mer avec moi sur un grand bateau où il y avait une cheminée qui fumait, qui fumait! J'étais malade, et Sophie et M. Rochester aussi. M. Rochester était étendu sur un sofa dans une jolie pièce qu'on appelait le salon. Sophie et moi nous avions deux petits lits dans une autre chambre; je suis presque tombée du mien; il était comme un banc Ah! mademoiselle, comment vous appelez-vous?
— Eyre, Jane Eyre.
— Aire! Bah! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau s'arrêta le matin, avant que le soleil fût tout à fait levé, dans une grande ville, une ville immense avec des maisons noires et toutes couvertes de fumée; elle ne ressemblait pas du tout à la jolie ville bien propre que je venais de quitter. M. Rochester me prit dans ses bras et traversa une planche qui conduisait à terre; puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits à une grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et qu'on appelle un hôtel; nous y sommes restés près d'une semaine. Sophie et moi nous allions nous promener tous les jours sur une grande place remplie d'arbres qu'on appelait le Parc. Il y avait beaucoup d'autres enfants et un grand étang couvert d'oiseaux que je nourrissais avec des miettes de pain.
— Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite?» demanda
Mme Fairfax.
Je la comprenais parfaitement, car j'avais été habituée au bavardage de Mme Pierrot.
«Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez quelques questions sur ses parents; je désirerais savoir si elle se les rappelle.
— Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez dans cette jolie ville dont vous m'avez parlé?
— J'ai longtemps demeuré avec maman; mais elle est partie pour la Virginie. Maman m'apprenait à danser, à chanter et à répéter des vers; de beaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et alors je dansais devant eux, ou bien maman me mettait sur leurs genoux et me faisait chanter. J'aimais cela. Voulez-vous m'entendre chanter?»
Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes genoux; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un passage d'opéra. Il s'agissait d'une femme abandonnée, qui, après avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l'orgueil à son aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus brillants, de ses vêtements les plus riches; car elle a pris la résolution d'aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu attristée de son infidélité.
Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant; mais je supposai que l'originalité consistait justement à faire entendre des accents d'amour et de jalousie sortis des lèvres d'un enfant.
C'était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma pensée.
Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit:
«Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers.»
Choisissant une attitude, elle commença: «La ligue des rats, fable de La Fontaine.» Elle déclama cette fable avec emphase, et en faisant bien attention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix et ses gestes bien appropriés, chose fort rare chez les enfants, indiquaient qu'elle avait été enseignée avec soin.
«Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable? demandai-je.
— Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit: «Qu'avez- vous donc? lui dit un de ces rats, parlez!» elle me faisait lever la main, afin de me rappeler que je devais élever la voix. Maintenant voulez-vous que je danse devant vous?
— Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la
Virginie, avec qui êtes-vous donc restée?
— Avec Mme Frédéric et son mari; elle a pris soin de moi, mais elle ne m'est pas parente. Je crois qu'elle est pauvre, car, elle n'a pas une jolie maison comme maman. Du reste, je n'y suis pas restée longtemps. M. Rochester m'a demandé si je voulais venir demeurer en Angleterre avec lui, et j'ai répondu que oui, parce que j'avais connu M. Rochester avant Mme Frédéric, et qu'il avait toujours été bon pour moi, m'avait donné de belles robes et de beaux joujoux; mais il n'a pas tenu sa promesse, car, après m'avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois jamais.»
Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous retirâmes dans la bibliothèque, qui, d'après les ordres de M. Rochester, devait servir de salle d'étude. La plupart des livres étaient sous clef; une seule bibliothèque avait été laissée ouverte. Elle contenait des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances et quelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et des voyages. Il avait supposé que c'était là tout ce que pourrait désirer une gouvernante pour son usage particulier; du reste, je me trouvais amplement satisfaite pour le présent; et, en comparaison des quelques livres que je glanais de temps en temps à Lowood, il me sembla que j'avais là une riche moisson d'amusement et d'instruction. J'aperçus en outre un piano tout neuf et d'une qualité supérieure, un chevalet et deux sphères.
Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à rendre attentive. Elle n'avait pas été habituée à des occupations régulières, et je pensai qu'il serait irréfléchi de l'enfermer trop dès le commencement. Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et lui avoir donné quelques lignes à apprendre, voyant qu'il était midi, je lui permis de retourner avec sa nourrice, et je résolus de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu'à l'heure du dîner.
Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons,
Mme Fairfax m'appela.
«Votre classe du matin est achevée, je suppose,» me dit-elle.
La voix venait d'une chambre dont la porte était ouverte. J'entrai en l'entendant s'adresser à moi. J'aperçus alors une pièce magnifique, ornée d'un tapis turc. Les meubles et les rideaux étaient rouges; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond enrichi de sculptures dignes d'une aristocratique demeure; la fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres. Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle marcassite rouge placés sur le buffet.
«Quelle belle pièce! m'écriai-je en regardant autour de moi; je n'en ai jamais vu de moitié si imposante.
— C'est la salle à manger; je viens d'ouvrir la fenêtre pour faire entrer un peu d'air et de soleil; car tout devient si humide dans les appartements rarement habités! le salon là-bas a l'odeur d'une cave.»
Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la fenêtre, tendue d'un rideau semblable, relevé pour le moment. Je montai les deux marches qui se trouvaient devant l'arche, et je regardai devant moi. J'aperçus une chambre qui, pour mes yeux novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c'était tout simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un boudoir; l'un et l'autre étaient recouverts de tapis blancs, sur lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de feuilles de vigne d'un blanc de neige, qui formaient un riche contraste avec les divans rouges; d'étincelants vases de Bohême, d'un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée. Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage de neige et de feu.
«Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax! m'écriai-je; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce froid glacial, on les croirait habitées.
— Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester soient rares, elles sont toujours imprévues; quand il arrive, il n'aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le bruit d'une installation subite, de sorte que je tâche de tenir toujours les chambres prêtes.
— M. Rochester est-il exigeant et tyrannique?
— Pas précisément; mais il a les goûts et les habitudes d'un gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence.
— L'aimez-vous? est-il généralement aimé?
— Oh! oui; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps immémorial.
— Mais vous personnellement, l'aimez-vous? Est-il aimé pour lui- même?
— Je n'ai aucune raison pour ne pas l'aimer, et je crois que ses fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral; mais il n'est jamais resté longtemps au milieu d'eux.
— N'a-t-il rien de remarquable? En un mot, quel est son caractère?
— Oh! son caractère est irréprochable, à ce qu'il me semble; il est peut-être un peu étrange; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, je suis persuadée qu'il est fort savant; mais je n'ai jamais causé longtemps avec lui.
— En quoi est-il étrange?
— Je ne sais pas; ce n'est pas facile à expliquer; rien de bien frappant; mais on le sent dans ce qu'il dit; on ne peut jamais être sûr s'il parle sérieusement ou en riant, s'il est content ou non; enfin, on ne le comprend pas bien, moi du moins; mais n'importe, c'est un très bon maître.»
Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître et du mien. Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu'on puisse étudier un caractère, observer les points saillants des personnes ou des choses. La bonne dame appartenait évidemment à cette classe; mes questions l'embarrassaient, mais ne lui faisaient rien trouver. À ses yeux, M. Rochester était M. Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus; elle ne cherchait pas plus avant, et s'étonnait certainement de mon désir de le connaître davantage.
Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me montrer le reste de la maison. Je la suivis, et j'admirai l'élégance et le soin qui régnaient partout. Les chambres du devant surtout me parurent grandes et belles; quelques-unes des pièces du troisième, bien que sombres, et basses, étaient intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles des premiers étages n'avaient plus été de mode, on les avait relégués en haut, et la lumière imparfaite d'une petite fenêtre permettait de voir des lits séculaires, des coffres en chêne ou en noyer qui, grâce à leurs étranges sculptures représentant des branches de palmier ou des têtes de chérubins, ressemblaient assez à l'arche des Hébreux; des chaises vénérables à dossiers sombres et élevés, d'autres sièges plus vieux encore et où l'on retrouvait cependant les traces à demi effacées d'une broderie faite par des mains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la poussière du cercueil. Tout cela donnait au troisième étage de Thornfield l'aspect d'une demeure du passé, d'un reliquaire des vieux souvenirs. Dans le jour, j'aimais le silence et l'obscurité de ces retraites; mais je n'enviais pas pour le repos de la nuit ses grands lits fermés par des portes de chêne ou enveloppés d'immenses rideaux, dont les broderies représentaient des fleurs et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quel caractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles rayons de la lune!
«Les domestiques dorment-ils dans ces chambres? demandai-je.
— Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière de la maison; personne ne dort ici. S'il y avait des revenants à Thornfield, il semble qu'ils choisiraient ces chambres pour les hanter.
— Je le crois. Vous n'avez donc pas de revenants?
— Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant.
— Même dans vos traditions?
— Je ne crois pas; et pourtant on dit que les Rochester ont été plutôt violents que tranquilles; c'est peut-être pour cela que maintenant ils restent en paix dans leurs tombeaux.
— Oui; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je.
Mais où donc allez-vous, madame Fairfax? demandai-je.
— Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu'on a d'en haut?»
Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une échelle, terminée par une trappe, menait sur les toits. J'étais de niveau avec les corneilles, et je pus voir dans leurs nids. Appuyée sur les créneaux, je me mis à regarder au loin et à examiner les terrains étendus devant moi. Alors j'aperçus la pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison; le champ aussi grand qu'un parc; le bois triste et épais séparé en deux par un sentier tellement recouvert de mousse, qu'il était plus vert que les arbres avec leur feuillage; l'église, les portes, la route, les tranquilles collines; toute la nature semblait se reposer sous le soleil d'un jour d'automne. À l'horizon, un beau ciel d'azur marbré de taches blanches comme des perles. Rien dans cette scène n'était merveilleux, mais tout vous charmait. Lorsque la trappe fut de nouveau franchie, j'eus peine à descendre l'échelle. Les mansardes me semblaient si sombres, comparées à ce ciel bleu, à ces bosquets, à ces pâturages, à ces vertes collines dont le château était le centre, à toute cette scène enfin éclairée par les rayons du soleil et que je venais de contempler avec bonheur!
Mme Fairfax resta en arrière pour fermer la trappe. À force de tâter, je trouvai la porte qui conduisait hors des mansardes, et je me mis à descendre le sombre petit escalier. J'errai quelque temps dans le passage qui séparait les chambres de devant des chambres de derrière du troisième étage. Il était étroit, bas et obscur, n'ayant qu'une seule fenêtre pour l'éclairer. En voyant ces deux rangées de petites portes noires et fermées, on eût dit un corridor du château de quelque Barbe-Bleue.
Au moment où je passais, un éclat de rire vint frapper mes oreilles; c'était un rire étrange, clair, et n'indiquant nullement la joie. Je m'arrêtai; le bruit cessa quelques instants, puis recommença plus fort: car le premier éclat, bien que distinct, avait été très faible; cette fois c'était un accès bruyant qui semblait trouver un écho dans chacune des chambres solitaires, quoiqu'il ne partît certainement que d'une seule, dont j'aurais pu montrer la porte sans me tromper.
«Madame Fairfax, m'écriai-je, car à ce moment elle descendait l'escalier, avez-vous entendu ce bruyant éclat de rire? d'où peut- il venir?
— C'est probablement une des servantes, répondit-elle; peut-être
Grace Poole.
— L'avez-vous entendue? demandai-je de nouveau.
— Oui; et je l'entends bien souvent; elle coud dans l'une de ces chambres. Quelquefois Leah est avec elle; quand elles sont ensemble, elles font souvent du bruit.»
Le rire fut répété et se termina par un étrange murmure.
«Grace!» s'écria Mme Fairfax.
Je ne m'attendais pas à voir apparaître quelqu'un, car ce rire était tragique et surnaturel; jamais je n'en ai entendu de semblable. Heureusement qu'il était midi, qu'aucune des circonstances indispensables à l'apparition des revenants n'avait accompagné ce bruit, et que si le lieu ni l'heure ne pouvaient exciter la crainte; sans cela une terreur superstitieuse se serait emparée de moi. Cependant l'événement me prouva que j'étais folle d'avoir été même étonnée.
Je vis s'ouvrir la porte la plus proche de moi, et une servante en sortit. C'était une femme de trente ou quarante ans. Elle avait les épaules carrées, les cheveux rouges et la figure laide et dure.
«Voilà trop de bruit, Grace, dit Mme Fairfax; rappelez-vous les ordres que vous avez reçus.»
Grace salua silencieusement et rentra.
«C'est une personne que nous avons pour coudre et aider Leah, continua la veuve. Elle n'est certes pas irréprochable, mais enfin elle fait bien son ouvrage. À propos, qu'avez-vous fait de votre jeune élève, ce matin?»
La conversation ainsi tournée sur Adèle, nous continuâmes, et bientôt nous atteignîmes les pièces gaies et lumineuses d'en bas. Adèle vint au-devant de nous en nous criant:
«Mesdames, vous êtes servies.» Puis elle ajouta: «J'ai bien faim, moi!»
Le dîner était prêt et nous attendait dans la chambre de
Mme Fairfax.
CHAPITRE XII
La manière calme et douce dont j'avais été reçue à Thornfield semblait m'annoncer une existence facile, et cette espérance fut loin d'être déçue lorsque je connus mieux le château et ses habitants: Mme Fairfax était en effet ce qu'elle m'avait paru tout d'abord, une femme douce, complaisante, suffisamment instruite, et d'une intelligence ordinaire. Mon élève était une enfant pleine de vivacité. Comme on l'avait beaucoup gâtée, elle était quelquefois capricieuse. Heureusement elle était entièrement confiée à mes soins, et personne ne s'opposait à mes plans d'éducation, de sorte qu'elle renonça bientôt à ses petits accès d'entêtement, et devint docile. Elle n'avait aucune aptitude particulière, aucun trait de caractère, aucun développement de sentiment ou de goût qui pût l'élever d'un pouce au-dessus des autres enfants; mais elle n'avait aucun défaut qui pût la rendre inférieure à la plupart d'entre eux; elle faisait des progrès raisonnables et avait pour moi une affection vive, sinon très profonde. Ses efforts pour me plaire, sa simplicité, son gai babillage, m'inspirèrent un attachement suffisant pour nous contenter l'une et l'autre.
Ce langage sera sans doute trouvé bien froid par les personnes qui affichent de solennelles doctrines sur la nature évangélique des enfants et sur la dévotion idolâtre que devraient toujours leur vouer ceux qui sont chargés de leur éducation. Mais je n'écris pas pour flatter l'égoïsme des parents ou pour servir d'écho à l'hypocrisie; je dis simplement la vérité. J'éprouvais une consciencieuse sollicitude pour les progrès et la conduite d'Adèle, pour sa personne une tranquille affection, de même que j'aimais Mme Fairfax en raison de ses bontés, et que je trouvais dans sa compagnie un plaisir proportionné à la nature de son esprit et de son caractère.
Me blâmera qui voudra, lorsque j'ajouterai que de temps en temps, quand je me promenais seule, quand je regardais à travers les grilles de la porte la route se déroulant devant moi, ou quand, voyant Adèle jouer avec sa nourrice et Mme Fairfax occupée dans l'office, je montais les trois étages et j'ouvrais le trappe pour arriver à la terrasse, quand enfin mes yeux pouvaient suivre les champs, les montagnes, la ligne sombre du ciel, je désirais ardemment un pouvoir qui me fit connaître ce qu'il y avait derrière ces limites, qui me fit apercevoir ce monde actif, ces villes animées dont j'avais entendu parler, mais que je n'avais jamais vues. Alors je souhaitais plus d'expérience, des rapports plus fréquents avec les autres hommes et la possibilité d'étudier un plus grand nombre de caractères que je ne pouvais le faire à Thornfield. J'appréciais ce qu'il y avait de bon dans Mme Fairfax et dans Adèle, mais je croyais à l'existence d'autres bontés différentes et plus vives. Ce que je pressentais, j'aurais voulu le connaître.
Beaucoup me blâmeront sans doute; on m'appellera nature mécontente; mais je ne pouvais faire autrement; il me fallait du mouvement. Quelquefois j'étais agitée jusqu'à la souffrance; alors mon seul soulagement était de me promener dans le corridor du troisième, et, au milieu de ce silence et de cette solitude, les yeux de mon esprit erraient sur toutes les brillantes visions qui se présentaient devant eux: et certes elles étaient belles et nombreuses. Ces pensées gonflaient mon coeur; mais le trouble qui le soulevait lui donnait en même temps la vie. Cependant je préférais encore écouter un conte qui ne finissait jamais, un conte qu'avait créé mon imagination, et qu'elle me redisait sans cesse en la remplissant de vie, de flamme et de sentiment; toutes choses que j'avais tant désirées, mais que ne me donnait pas mon existence actuelle.
Il est vain de dire que les hommes doivent être heureux dans le repos: il leur faut de l'action, et, s'il n'y en a pas autour d'eux, ils en créeront; des millions sont condamnés à une vie plus tranquille que la mienne, et des millions sont dans une silencieuse révolte contre leur sort. Personne ne se doute combien de rébellions en dehors des rébellions politiques fermentent dans la masse d'êtres vivants qui peuple la terre. On suppose les femmes généralement calmes: mais les femmes sentent comme les hommes; elles ont besoin d'exercer leurs facultés, et, comme à leurs frères, il leur faut un champ pour leurs efforts. De même que les hommes, elles souffrent d'une contrainte trop sévère, d'une immobilité trop absolue. C'est de l'aveuglement à leurs frères plus heureux de déclarer qu'elles doivent se borner à faire des poudings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des sacs.
Quand j'étais ainsi seule, il m'arrivait souvent d'entendre le rire de Grace Poole; toujours le même rire lent et bas qui la première fois m'avait fait tressaillir. J'entendais aussi son étrange murmure, plus étrange encore que son rire. Il y avait des jours où elle était silencieuse, et d'autres où elle faisait entendre des sons inexplicables. Quelquefois je la voyais sortir de sa chambre tenant à la main une assiette ou un plateau, descendre à la cuisine et revenir (oh! romanesque lecteur, permettez-moi de vous dire la vérité entière), portant un pot de porter. Son apparence aurait glacé la curiosité la plus excitée par ses cris bizarres; elle avait les traits durs, et rien en elle ne pouvait vous attirer. Je tâchai plusieurs fois d'entrer en conversation avec elle; mais elle n'était pas causante. Généralement une réponse monosyllabique coupait court à tout entretien.
Les autres domestiques, John et sa femme Leah, chargée de l'entretien de la maison, et Sophie, la nourrice française, étaient bien, sans pourtant avoir rien de remarquable. Je parlais souvent français avec Sophie, et quelquefois je lui faisais, des questions sur son pays natal; mais elle n'était propre ni à raconter ni à décrire: d'après ses réponses vagues et confuses, on eût dit qu'elle désirait plutôt vous voir cesser que continuer l'interrogatoire.
Octobre, novembre et décembre se passèrent ainsi. Une après-midi de janvier, Mme Fairfax me demanda un jour de congé pour Adèle, parce qu'elle était enrhumée; Adèle appuya cette demande avec une ardeur qui me rappela combien les jours de congé m'étaient précieux lorsque j'étais enfant. Je le lui accordai donc, pensant que je ferais bien de ne pas me montrer exigeante sur ce point. C'était une belle journée, calme, bien que très froide; j'étais fatiguée d'être restée assise tranquillement dans la bibliothèque pendant une toute longue matinée; Mme Fairfax venait d'écrire une lettre; je mis mon chapeau et mon manteau, et je proposai de la porter à la poste de Hay, distante de deux milles: ce devait être une agréable promenade. Lorsque Adèle fut confortablement assise sur sa petite chaise, au coin du feu de Mme Fairfax, je lui donnai sa belle poupée de cire, que je gardais ordinairement enveloppée dans un papier d'argent, et un livre d'histoire pour varier ses plaisirs.
«Revenez bientôt, ma bonne amie, ma chère demoiselle Jeannette,» me dit-elle. Je l'embrassai et je partis.
Le sol était dur, l'air tranquille et ma route solitaire; j'allai vite jusqu'à ce que je me fusse réchauffée, et alors je me mis à marcher plus lentement, pour mieux jouir et pour analyser ma jouissance. Trois heures avaient sonné à l'église au moment où je passais près du clocher. Ce moment de la journée avait un grand charme pour moi, parce que l'obscurité commençait déjà et que les pâles rayons du soleil descendaient lentement à l'horizon. J'étais à un mille de Thornfield, dans un sentier connu pour ses roses sauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui même alors possédait encore quelques-uns des fruits rouges de l'aubépine; mais en hiver son véritable attrait consistait dans sa complète solitude et dans son calme dépouillé. Si une brise venait à s'élever, on ne l'entendait pas; car il n'y avait pas un houx, pas un seul de ces arbres dont le feuillage se conserve toujours vert et fait siffler le vent; l'aubépine flétrie et les buissons de noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placées au milieu du sentier pour servir de chaussée. Au loin, l'oeil ne découvrait que des champs où le bétail ne venait plus brouter, et si de temps en temps on apercevait un petit oiseau brun s'agitant dans les haies, on croyait voir une dernière feuille morte qui avait oublié de tomber.
Le sentier allait en montant jusqu'à Hay. Arrivée au milieu, je m'assis sur les degrés d'un petit escalier conduisant dans un champ; je m'enveloppai dans mon manteau, et je cachai mes mains dans mon manchon de façon à ne pas sentir le froid, bien qu'il fût très vif, ainsi que l'attestait la couche de glace recouvrant la chaussée, au milieu de laquelle un petit ruisseau gelé pour le moment avait débordé quelques jours auparavant, après un rapide dégel. De l'endroit où j'étais assise, j'apercevais Thornfield; le château gris et surmonté de créneaux était l'objet le plus frappant de la vallée. À l'est, on voyait s'élever les bois de Thornfield et les arbres où nichaient les corneilles; je regardai ce spectacle jusqu'à ce que le soleil descendit dans les arbres et disparût entouré de rayons rouges; alors je me tournai vers l'ouest.
La lune se levait sur le sommet d'une colline, pâle encore et semblable à un nuage, mais devenant de moment en moment plus brillante. Elle planait sur Hay, qui, à moitié perdu dans les arbres, envoyait une fumée bleue de ses quelques cheminées. J'en étais encore éloignée d'un mille, et pourtant, au milieu de ce silence complet, les bruits de la vie arrivaient jusqu'à moi; j'entendais aussi des murmures de ruisseaux; dans quelle vallée, à quelle profondeur? Je ne pouvais le dire; mais il y avait bien des collines au delà de Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient y couler. La tranquillité de cette soirée trahissait également les courants les plus proches et les plus éloignés.
Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à ces murmures, si clairs bien qu'éloignés; un piétinement, un son métallique effaça le doux bruissement des eaux, de même que dans un tableau la masse solide d'un rocher ou le rude tronc d'un gros chêne profondément enraciné au premier plan empêche d'apercevoir au loin les collines azurées, le lumineux horizon et les nuages qui mélangent leurs couleurs.
Le bruit était causé par l'arrivée d'un cheval le long de la chaussée. Les sinuosités du sentier me le cachaient encore, mais je l'entendais approcher. J'allais quitter ma place; mais, comme le chemin était très étroit, je restai pour le laisser passer. J'étais jeune alors, et mon esprit était rempli de toutes sortes de créations brillantes ou sombres. Les souvenirs des contes de nourrice étaient ensevelis dans mon cerveau, au milieu d'autres ruines. Cependant, lorsqu'ils venaient à sortir de leurs décombres, ils avaient plus de force et de vivacité chez la jeune fille qu'ils n'en avaient eu chez l'enfant.
Lorsque je vis le cheval approcher au milieu de l'obscurité, je me rappelai une certaine histoire de Bessie, où figurait un esprit du nord de l'Angleterre appelé Gytrash. Cet esprit, qui apparaissait sous la forme d'un cheval, d'un mulet ou d'un gros chien, hantait les routes solitaires et s'avançait quelquefois vers les voyageurs attardés.
Le cheval était près, mais on ne le voyait pas encore, lorsque, outre le piétinement, j'entendis du bruit sortir de la haie, et je vis se glisser le long des noisetiers un gros chien qui, grâce à son pelage noir et blanc, ne pouvait être confondu avec les arbres. C'était justement une des formes que prenait le Gytrash de Bessie; j'avais bien, en effet, devant les yeux un animal semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête énorme. Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me regarder avec des yeux étranges, comme je m'y attendais presque. Le cheval suivait; il était grand et portait un cavalier. Cet homme venait de briser le charme, car jamais être humain n'avait monté Gytrash; il était toujours seul, et, d'après mes idées, les lutins pouvaient bien habiter le corps des animaux, mais ne devaient jamais prendre la forme vulgaire d'un être humain. Ce n'était donc pas un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant le chemin le plus court pour arriver à Millcote. Il passa, et je continuai ma route; mais au bout de quelques pas je me retournai, mon attention ayant été attirée par le bruit d'une chute, et par cette exclamation: «Que diable faire maintenant?» Monture et cavalier étaient tombés. Le cheval avait glissé sur la glace de la chaussée. Le chien revint sur ses pas; en voyant son maître à terre et en entendant le cheval souffler, il poussa un aboiement dont sa taille justifiait la force, et qui fut répété par l'écho des montagnes. Il tourna autour du cavalier et courut à moi. C'était tout ce qu'il pouvait faire; il n'avait pas moyen d'appeler d'autre aide.
Je le suivis, et je trouvai le voyageur s'efforçant de se débarrasser de son cheval. Ses efforts étaient si vigoureux, que je pensai qu'il ne devait pas s'être fait beaucoup de mal; néanmoins, m'approchant de lui:
«Êtes-vous blessé, monsieur?» demandai-je.
Il me sembla l'entendre jurer; pourtant je n'en suis pas bien certaine; toujours est-il qu'il grommela quelque chose, ce qui l'empêcha de me répondre tout de suite.
«Que puis-je faire pour vous? demandai-je de nouveau.
— Tenez-vous de côté,» me répondit-il en se plaçant d'abord sur ses genoux, puis sur ses pieds.
Alors commença une opération difficile, bruyante, accompagnée de tels aboiements, que je fus obligée de m'écarter un peu; mais je ne voulus pas partir sans avoir vu la fin de l'aventure. Elle se termina heureusement. Le chien fut apaisé par un: «À bas, Pilote!» Le voyageur voulut marcher pour voir si sa jambe et son pied étaient en bon état; mais cet essai lui fit probablement mal, car, après avoir tenté de se lever, il se rassit promptement sur une des marches de l'escalier.
Il paraît que ce jour-là j'étais d'humeur à être utile, ou du moins complaisante, car je m'approchai de nouveau, et je dis:
«Si vous êtes blessé, monsieur, je puis aller chercher quelqu'un à
Thornfield où a Hay.
— Merci, cela ira; je n'ai pas d'os brisé, c'est seulement une foulure.»
Il voulut de nouveau essayer de marcher; mais il poussa involontairement un cri.
Le jour n'était pas complètement fini, et la lune devenait brillante. Je pus voir l'étranger. Il était enveloppé d'une redingote à collet de fourrure et à boutons d'acier; je ne pus pas remarquer les détails, mais je vis l'ensemble. Il était de taille moyenne, et avait la poitrine très large, la figure sombre, les traits durs, le front soucieux. Ses yeux et ses sourcils contractés indiquaient une nature généralement emportée, et mécontente pour le moment. Il n'était plus jeune, et n'avait pourtant pas encore atteint l'âge mûr. Il pouvait avoir trente- cinq ans; sa présence ne m'effraya nullement, et m'intimida à peine. Si l'étranger avait été un beau jeune homme, un héros de roman, je n'aurais pas osé le questionner encore malgré lui, et lui offrir des services qu'il ne me demandait pas. Je n'avais jamais parlé à un beau jeune homme; je ne sais si j'en avais vu. Je rendais un hommage théorique à la beauté, à l'élégance, à la galanterie et aux charmes fascinants; mais si jamais j'eusse rencontré toutes ces qualités réunies chez un homme, un instinct m'aurait avertie que je ne pouvais pas sympathiser avec lui, et que lui ne pouvait pas sympathiser avec moi. Je me serais éloignée de lui comme on s'éloigne du feu, des éclairs, enfin de tout ce qui est antipathique quoique brillant.
Si même cet étranger m'eût souri, s'il se fût montré aimable à mon égard, s'il m'eût gaiement remerciée pour mes offres de service, j'aurais continué mon chemin sans être le moins du monde tentée de renouveler mes questions. Mais la rudesse du voyageur me mit à mon aise, et, lorsqu'il me fit signe de partir, je restai, en lui disant:
«Mais, monsieur, je ne puis pas vous abandonner à cette heure, dans ce sentier solitaire, avant de vous avoir vu en état de remonter sur votre cheval.»
Il me regarda, et reprit aussitôt:
«Il me semble qu'à cette heure, vous-même devriez être chez vous, si vous demeurez dans le voisinage. D'où venez-vous?
— De la vallée, et je n'ai nullement peur d'être tard dehors quand il y a clair de lune. Je courrais avec plaisir jusqu'à Hay si vous le souhaitiez; du reste, je vais y jeter une lettre à la poste.
— Vous dites que vous venez de la vallée. Demeurez-vous dans cette maison surmontée de créneaux? me demanda-t-il, en indiquant Thornfield, que la lune éclairait de ses pâles rayons. Le château ressortait en blanc sur la forêt, qui, par sa masse sombre, formait un contraste avec le ciel de l'ouest.
— Oui, monsieur.
— À. qui appartient cette maison?
— À M. Rochester.
— Connaissez-vous M. Rochester?
— Non, je ne l'ai jamais vu.
— Il ne demeure donc pas là?
— Non.
— Pourriez-vous me dire où il est?
— Non, monsieur.
— Vous n'êtes certainement pas une des servantes du château: vous êtes…»
Il s'arrêta et jeta les yeux sur ma toilette, qui, comme toujours, était très simple: un manteau de mérinos noir et un chapeau de castor que n'aurait pas voulu porter la femme de chambre d'une lady; il semblait embarrassé de savoir qui j'étais; je vins à son secours.
«Je suis la gouvernante.
— Ah! la gouvernante, répéta-t-il. Le diable m'emporte si je ne l'avais pas oubliée, la gouvernante!»
Et je fus de nouveau obligée de soutenir son examen. Au bout de deux minutes, il se leva; mais, quand il essaya de marcher, sa figure exprima la souffrance.
«Je ne puis pas vous charger d'aller chercher du secours, me dit- il; mais si vous voulez avoir la bonté de m'aider, vous le pourrez.
— Je ne demande pas mieux, monsieur.
— Avez-vous un parapluie dont je puisse me servir en place de bâton?
— Non.
— Alors, tâchez de prendre la bride du cheval et de me l'amener.
Vous n'avez pas peur, je pense.»
Si j'avais été seule, j'aurais été effrayée de toucher à un cheval; cependant, comme on me le commandait, j'étais toute disposée à obéir. Je laissai mon manchon sur l'escalier, et je m'avançai vers le cheval; mais c'était un fougueux animal, et il ne voulut pas me laisser approcher de sa tête. Je fis effort sur effort, mais en vain, j'avais même très peur en le voyant frapper la terre de ses pieds de devant. Le voyageur, après nous avoir regardés quelque temps, se mit enfin à rire.
«Je vois, dit-il, que la montagne ne viendra pas à Mahomet; ainsi, tout ce que vous pouvez faire, c'est d'aider Mahomet à aller à la montagne. Venez ici, je vous prie.»
Je m'approchai.
«Excusez-moi, continua-t-il; la nécessité me force à me servir de vous.»
Il posa une lourde main sur mon épaule, et, s'appuyant fortement, il arriva jusqu'à son cheval, dont il se rendit bientôt maître; puis il sauta sur sa selle, en faisant une affreuse grimace, car cet effort avait ravivé sa douleur.
«Maintenant, dit-il en soulageant sa lèvre inférieure de la rude morsure qu'il lui infligeait, maintenant donnez-moi ma cravache qui est là sous la haie.»
Je la cherchai et la trouvai.
«Je vous remercie. À présent, portez vite votre lettre à Hay, et revenez aussi promptement que possible.»
Il donna un coup d'éperon au cheval, qui rua, puis partit au galop; le chien le suivit, et tous trois disparurent, comme la bruyère sauvage que le vent des forêts emporte en tourbillons. Je repris mon manchon, et je continuai ma route. L'aventure était terminée; ce n'était pas un roman, elle n'avait même rien de bien intéressant; mais elle avait changé une des heures de ma vie monotone: on avait eu besoin de moi, on m'avait demandé un secours que j'avais accordé.
J'étais contente, j'avais fait quelque chose; bien que cet acte puisse paraître trivial et indifférent, j'avais pourtant agi, et avant tout j'étais fatiguée d'une existence passive. Et puis une nouvelle figure était comme un nouveau portrait dans ma galerie; elle différait de toutes les autres, d'abord parce que c'était celle d'un homme, ensuite parce qu'elle était sombre et forte. Je l'avais devant les yeux lorsque j'entrai à Hay et que je jetai ma lettre à la poste, et je la voyais encore en descendant la colline qui devait me ramener à Thornfield. Arrivée devant l'escalier, je m'arrêtai; je regardai tout autour de moi et j'écoutai, me figurant que j'allais entendre le pas d'un cheval sur la chaussée, et voir un cavalier enveloppé d'un manteau, suivi d'un chien de Terre-Neuve semblable à un Gytrash: je ne vis qu'une haie et un saule émondé par le haut, qui se tenait droit comme pour recevoir les rayons de la lune; je n'entendis qu'un vent qui sifflait au loin dans les arbres de Thornfield, et, jetant un regard vers l'endroit d'où partait le murmure, j'aperçus une lumière à l'une des fenêtres du château. Je me rappelai alors qu'il était tard, et je hâtai le pas.
Je n'aimais pas le moment où il fallait rentrer à Thornfield. Franchir les portes du château, c'était reprendre mon immobilité; traverser la salle silencieuse, monter le sombre escalier, entrer dans ma petite chambre isolée, et passer une longue soirée d'hiver avec la tranquille Mme Fairfax, avec elle seule, n'y avait-il pas là de quoi détruire la faible excitation causée par ma promenade? n'était-ce pas jeter sur mes facultés les chaînes invisibles d'une existence trop monotone, d'une existence dont je ne pouvais même pas apprécier les avantages? Il m'aurait fallu les orages d'une vie incertaine et pleine de luttes, une expérience rude et amère, pour me faire aimer le milieu paisible dans lequel je vivais. Je désirais le combat, comme l'homme fatigué d'être resté trop longtemps assis sur un siège commode, désire une longue promenade, et mon besoin d'agir était tout aussi naturel que le sien.
Je flânai devant la porte; je flânai devant la prairie; je me promenai sur le pavé. Les contrevents de la porte vitrée étaient fermés; je ne pouvais pas voir l'intérieur de la maison; mes yeux et mon esprit semblaient, du reste, vouloir s'éloigner de cette caverne grise aux sombres voûtes, pour se tourner vers le beau ciel sans nuages qui planait au-dessus de ma tête. La lune montait majestueusement à l'horizon; laissant bien loin derrière elle le sommet des collines qu'elle avait d'abord éclairées, elle semblait aspirer au sombre zénith, perdu dans les distances infinies. Les tremblantes étoiles qui suivaient sa course agitaient mon coeur et brûlaient mes veines; mais il ne faut pas beaucoup pour nous ramener à la réalité; l'horloge sonna, cela suffit. Je détournai mes regards de la lune et des étoiles, j'ouvris une porte de côté et j'entrai.
La grande salle n'était pas sombre, bien que la lampe de bronze ne fût pas encore allumée; elle était éclairée, ainsi que les premières marches de l'escalier, par une lueur provenant de la salle à manger, dont la porte ouverte à deux battants laissait voir une grille où brûlait un bon feu. La lumière du feu permettait d'apercevoir des tentures rouges, des meubles bien brillants, et un groupe réuni autour de la cheminée. À peine l'avais-je entrevu, et à peine avais-je entendu un mélange de voix, parmi lesquelles je distinguais celle d'Adèle, que la porte se referma.
Je me dirigeai promptement vers la chambre de Mme Fairfax. Il y avait du feu, mais ni lumière ni dame Fairfax. À sa place, un gros chien noir et blanc, tout semblable au Gytrash, était assis sur le tapis, et regardait le feu avec gravité. Je fus tellement frappée de cette ressemblance, que je m'avançai vers lui en disant: «Pilote!» L'animal se leva et vint me flairer; je le caressai, il remua sa grande queue; il avait l'air d'un chien abandonné, et je me demandai d'où il pouvait venir; je sonnai, car j'avais besoin de lumière, et je désirais savoir également quel était ce visiteur. Leah entra.
«Quel est ce chien? demandai-je.
— Il est venu avec le maître.
— Avec qui?
— Avec le maître, M. Rochester, qui vient d'arriver.
— En vérité, et Mme Fairfax est avec lui?
— Oui, ainsi que Mlle Adèle; et John est allé chercher un médecin, car il est arrivé un accident à notre maître; son cheval est tombé, et M. Rochester a eu le pied foulé.
— Est-ce que son cheval n'est pas tombé dans le sentier de Hay?
— Oui, il a glissé en descendant la colline.
— Ah! Apportez-moi une lumière, Leah.»
Leah revint bientôt, suivie de Mme Fairfax, qui me répéta la nouvelle, ajoutant que M. Carter, le médecin, était arrivé, et qu'il était avec M. Rochester; puis elle alla donner des ordres pour le thé, et moi, je montai dans ma chambre pour me déshabiller.
CHAPITRE XIII
D'après les ordres du médecin, M. Rochester se coucha de bonne heure et se leva tard le lendemain. Il ne descendit que pour ses affaires; son agent et quelques-uns de ses fermiers étaient arrivés et attendaient le moment de lui parler.
Adèle et moi nous fûmes obligées de quitter la bibliothèque, parce qu'elle devait servir pour les réceptions d'affaires. On fit du feu dans une autre chambre; j'y portai nos livres et je l'arrangeai en salle d'étude. À partir de ce jour, le château changea d'aspect: il ne fut plus silencieux comme une église; toutes les heures on entendait frapper à la porte, tirer la sonnette ou traverser la salle. Des voix nouvelles résonnaient au- dessous de nous; depuis que Thornfield avait un maître, il n'était plus si étranger au monde extérieur. Quant à moi, j'en étais contente.
Ce jour-là, il fut difficile de donner des leçons à Adèle; elle ne pouvait pas s'appliquer. Elle sortait continuellement de la chambre pour regarder par-dessus la rampe si elle ne pouvait pas apercevoir M. Rochester. Elle trouvait toujours des prétextes pour descendre; elle désirait probablement entrer dans la bibliothèque, où l'on n'avait nul besoin d'elle; lorsque je me fâchais et que je la forçais à rester tranquille, elle se mettait à me parler de son ami, M. Édouard Fairfax de Rochester, ainsi qu'elle l'appelait (c'était la première fois que j'entendais tous ses prénoms); elle se demandait quel cadeau il pouvait lui avoir apporté. Il parait que, le soir précédent, M. Rochester lui avait annoncé une petite boîte dont le contenu l'intéresserait beaucoup et qui devait arriver de Millcote en même temps que les bagages.
«Et cela doit signifier, dit-elle, qu'il y aura dedans un cadeau pour moi, et peut-être pour vous aussi, mademoiselle. M. Rochester m'a parlé de vous; il m'a demandé le nom de ma gouvernante et si elle n'était pas une personne assez mince et un peu pâle. J'ai dit que oui, car c'est vrai; n'est-ce pas, mademoiselle?»
Moi et mon élève nous dînâmes comme toujours dans la chambre de Mme Fairfax. Comme il neigeait, nous restâmes l'après-midi dans la salle d'étude. À la nuit, je permis à Adèle de laisser ses livres et son ouvrage et de descendre; car, d'après le silence qui régnait en bas, et n'entendant plus sonner à la porte, je jugeai que M. Rochester devait être libre. Restée seule, je me dirigeai vers la fenêtre; mais il n'y avait rien à voir. Le crépuscule et les flocons de neige obscurcissaient l'air et cachaient même les arbustes de la pelouse. Je baissai le rideau et je retournai au coin du feu.
Je me mis à tracer sur les cendres rouges quelque chose de semblable à un tableau que j'avais vu autrefois, et qui représentait le château de Heidelberg, sur les bords du Rhin. Mme Fairfax, arrivant tout à coup, interrompit ma mosaïque enflammée, et empêcha mon esprit de se laisser aller aux accablantes pensées qui commençaient déjà à s'emparer de lui dans la solitude.
«M. Rochester serait heureux, dit-elle, que vous et votre élève voulussiez bien prendre le thé avec lui ce soir. Il a été si occupé tout le jour, qu'il n'a pas encore pu demander à vous voir.
— À quelle heure prend-il le thé? demandai-je.
— Oh!… à six heures. Il avance l'heure de ses repas à la campagne; mais vous feriez mieux de changer de robe maintenant; je vais aller vous aider. Tenez, prenez cette lumière.
— Est-il nécessaire de changer de robe?
— Oui, cela vaut mieux; je m'habille toujours le soir quand
M. Rochester est là.»
Cette formalité me semblait quelque peu cérémonieuse; néanmoins je regagnai ma chambre, et, aidée par Mme Fairfax, je changeai ma robe de laine noire contre une robe de soie de la même couleur, ma plus belle, et du reste la seule de rechange que j'eusse, excepté une robe gris clair, que, dans mes idées de toilette prise à Lowood, je regardais comme trop belle pour être portée, si ce n'est dans les grandes occasions.
«Il vous faut une broche,» me dit Mme Fairfax.
Je n'avais pour tout ornement qu'une petite perle, dernier souvenir de Mlle Temple. Je la mis et nous descendîmes.
Avec le peu d'habitude que j'avais de voir des étrangers, c'était une épreuve pour moi que d'être ainsi appelée en présence de M. Rochester. Je laissai Mme Fairfax s'avancer la première, et je marchai dans son ombre, lorsque nous traversâmes la salle à manger. Après avoir passé devant l'arche, dont le rideau était baissé pour le moment nous arrivâmes dans un élégant boudoir.
Deux bougies étaient allumées sur la table et deux sur la cheminée. Pilote se chauffait, à demi étendu, à la flamme d'un feu superbe; Adèle était agenouillée à côté de lui. Sur un lit de repos, et le pied appuyé sur un coussin, paraissait M. Rochester; il regardait Adèle et le chien; le feu lui arrivait en plein visage. Je reconnus mon voyageur avec ses grands sourcils de jais, son front carré, rendu plus carré encore par la coupe horizontale de ses cheveux. Je reconnus son nez plutôt caractérisé que beau; ses narines ouvertes, qui me semblaient annoncer une nature emportée; sa bouche et son menton étaient durs. Maintenant qu'il n'était plus enveloppé d'un manteau, je pus voir que la carrure de son corps s'harmonisait avec celle de son visage. C'était un beau corps d'athlète, à la large poitrine, aux flancs étroits, mais dépourvu de grandeur et de grâce.
M. Rochester devait s'être aperçu de mon entrée et de celle de Mme Fairfax; mais il paraît qu'il n'était pas d'humeur à la remarquer, car notre approche ne lui fit même pas lever la tête.
«Voilà Mlle Eyre,» dit tranquillement Mme Fairfax.
Il s'inclina, mais sans cesser de regarder le chien et l'enfant.
«Que Mlle Eyre s'asseye,» dit-il. Son salut roide et contraint, son ton impatient, bien que cérémonieux, semblaient ajouter: «Que diable cela me fait-il, que Mlle Eyre soit ici ou ailleurs? pour le moment, je ne suis pas disposé à causer avec elle.»
Je m'assis sans embarras. Une réception d'une exquise politesse m'aurait sans doute rendue très confuse. Je n'aurais pas pu y répondre avec la moindre élégance ou la moindre grâce, mais cette brutalité fantasque ne m'imposait aucune obligation, au contraire, en acceptant cette boutade, j'avais l'avantage. D'ailleurs, l'excentricité du procédé était piquante, et je désirais en connaître la suite.
M. Rochester continua de ressembler à une statue, c'est-à-dire qu'il ne parla ni ne bougea. Mme Fairfax pensa qu'il fallait au moins que quelqu'un fût aimable; elle commença à parler avec douceur comme toujours, mais comme toujours aussi avec vulgarité: elle le plaignit de la masse d'affaires qu'il avait eues tout le jour et de la douleur que devait lui avoir occasionnée sa foulure; puis elle lui recommanda la patience et la persévérance tant que le mal durerait.
«Madame, je voudrais avoir du thé,» fut la seule réponse qu'elle obtint.
Elle se hâta de sonner, et, quand le plateau arriva, elle se mit à arranger les tasses et les cuillers avec une attentive célérité. Adèle et moi, nous nous approchâmes de la table, mais le maître ne quitta pas son lit de repos.
«Voulez-vous passer cette tasse à M. Rochester? me dit
Mme Fairfax. Adèle pourrait la renverser.»
Je fis ce qu'elle me demandait. Lorsqu'il prit la tasse de mes mains, Adèle, pensant le moment favorable pour faire une demande en ma faveur, s'écria:
«N'est-ce pas, monsieur, qu'il y a un cadeau pour Mlle Eyre dans votre petit coffre?
— Qui parle de cadeau? dit-il d'un air refrogné; vous attendiez- vous à un présent, mademoiselle Eyre? Aimez-vous les présents?»
Et il examinait mon visage avec des yeux qui me parurent sombres, irrités et perçants.
«Je ne sais, monsieur, je ne puis guère en parler par expérience; un cadeau passe généralement pour une chose agréable.
— Généralement; mais vous, qu'en pensez-vous?
— Je serais obligée d'y réfléchir quelque temps, monsieur, avant de vous donner une réponse satisfaisante. Un présent a bien des aspects, et il faut les considérer tous avant d'avoir une opinion.
— Mademoiselle Eyre, vous n'êtes pas aussi naïve qu'Adèle; dès qu'elle me voit, elle demande un cadeau à grands cris; vous, vous battez les buissons.
— C'est que j'ai moins confiance qu'Adèle dans mes droits; elle peut invoquer le privilège d'une vieille connaissance et de l'habitude, car elle m'a dit que de tout temps vous lui aviez donné des jouets; quant à moi, je serais bien embarrassée de me trouver un titre, puisque je suis étrangère et que je n'ai rien fait qui mérite une marque de reconnaissance.
— Oh ne faites pas la modeste; j'ai examiné Adèle, et j'ai vu que vous vous êtes donné beaucoup de peine avec elle; elle n'a pas de grandes dispositions, et en peu de temps vous l'avez singulièrement améliorée.
— Monsieur, vous m'avez donné mon cadeau, et je vous en remercie. La récompense la plus enviée de l'instituteur, c'est de voir louer les progrès de son élève.
— Oh! oh!» fit M. Rochester; et il but son thé en silence, «Venez près du feu,» dit-il lorsque le plateau fut enlevé et que Mme Fairfax se fut assise dans un coin avec son tricot.
Adèle était occupée à me faire faire le tour de la chambre pour me montrer les beaux livres et les ornements placés sur les consoles et les chiffonnières; dès que nous entendîmes la voix de M. Rochester, nous nous hâtâmes d'obéir. Adèle voulut s'asseoir sur mes genoux, mais il lui ordonna de jouer avec Pilote.
«Il y a trois mois que vous êtes ici? me demanda-t-il.
— Oui, monsieur.
— D'où veniez-vous?
— De Lowood, dans le comté de…
— Ah! une école de charité. Combien de temps y êtes-vous restée?
— Huit ans.
— Huit ans! alors vous avez la vie dure; je croyais que la moitié de ce temps serait venu à bout de la plus forte constitution. Je ne m'étonne plus que vous ayez l'air de venir de l'autre monde; je me suis déjà demandé où vous aviez pu attraper cette espèce de figure. Hier, lorsque vous êtes venue au-devant de moi dans le sentier de Hay, j'ai pensé aux contes de fées, et j'ai été sur le point de croire que vous aviez ensorcelé mon cheval; je n'en suis pas encore bien sûr. Quels sont vos parents?
— Je n'en ai pas.
— Et vous n'en avez jamais eu, je suppose. Vous les rappelez- vous?
— Non.
— Je le pensais, en effet. Et lorsque je vous ai trouvée assise sur cet escalier, vous attendiez votre peuple.
— De qui parlez-vous, monsieur?
— Eh! mais des hommes verts. Il y avait un clair de lune qui devait leur être propice; ai-je brisé un de vos cercles, pour que vous ayez jeté sur mon passage ce maudit morceau de glace?»
Je secouai la tête.
«Il y a plus d'un siècle, dis-je, aussi sérieusement que lui, que tous les hommes verts ont abandonné l'Angleterre. Ni dans le sentier de Hay, ni dans les champs environnants, vous ne trouverez des traces de leur passage. Désormais le soleil de l'été n'éclairera pas plus leurs bacchanales que la lune de l'hiver.»
Mme Fairfax avait laissé tomber son tricot, et semblait ne rien comprendre à notre conversation.
«Eh bien! dit M. Rochester, si vous n'avez ni père ni mère, vous devez au moins avoir des oncles ou des tantes?
— Non, aucun que je connaisse.
— Quelle est votre demeure?
— Je n'en ai pas.
— Où demeurent vos frères et vos soeurs?
— Je n'ai ni frères ni soeurs.
— Qui vous a fait venir ici?
— J'ai fait mettre mon nom dans un journal, et Mme Fairfax m'a écrit.
— Oui, dit la bonne dame qui savait maintenant sur quel terrain elle était; et chaque jour je remercie la Providence du choix qu'elle m'a fait faire. Mlle Eyre a été une compagne parfaite pour moi, et une institutrice douce et attentive pour Adèle.
— Ne vous donnez pas la peine d'analyser son caractère, répondit M. Rochester. Les éloges n'influent en rien sur mon opinion; je jugerai par moi-même. Elle a commencé par faire tomber mon cheval.
— Monsieur! dit Mme Fairfax.
— C'est à elle que je dois cette foulure.»
La veuve regarda avec étonnement et sans comprendre.
«Mademoiselle Eyre, avez-vous jamais demeuré dans une ville? reprit M. Rochester.
— Non, monsieur.
— Avez-vous vu beaucoup de monde?
— Rien que les élèves et les maîtres de Lowood et les habitants de Thornfield.
— Avez-vous beaucoup lu?
— Je n'ai jamais eu qu'un très petit nombre de livres à ma disposition, et encore ce n'étaient pas des ouvrages bien remarquables.
— Vous avez mené la vie d'une nonne, et sans doute vous avez été élevée dans des idées religieuses. Brockelhurst, qui, je crois, dirige Lowood, est un ministre.
— Oui, monsieur.
— Et probablement que, vous autres jeunes filles, vous le vénériez comme un couvent de religieuses vénère son directeur.
— Oh non!
— Vous êtes bien froide; comment! Une novice qui ne vénère pas un prêtre! Voilà quelque chose de scandaleux.
— Je détestais M. Brockelhurst, et je n'étais pas la seule; c'est un homme dur et intrigant. Il nous a fait couper les cheveux, et, par économie, il nous achetait des aiguilles et du fil tels que nous pouvions à peine coudre.
— C'était une très mauvaise économie, dit Mme Fairfax, qui de nouveau put prendre part à la conversation.
— Et était-ce son plus grand crime? demanda M. Rochester.
— Avant l'établissement du Comité, et tant qu'il fut seul maître dans l'école, il ne nous donnait même pas une nourriture suffisante. Une fois chaque semaine il nous ennuyait par ses longues lectures, et tous les soirs il exigeait que nous lussions des livres qu'il avait faits sur la mort subite et le jugement. Ces livres nous effrayaient tellement que nous n'osions plus aller nous coucher.
— À quel âge êtes-vous entrée à Lowood?
— À dix ans.
— Et vous y êtes restée huit ans: alors vous avez dix-huit ans!»
Je répondis affirmativement.
«Vous voyez que l'arithmétique est utile; sans elle je n'aurais jamais pu deviner votre âge; car ce n'est pas facile à trouver, quand les traits et l'air sont si peu en rapport avec l'âge. Qu'avez-vous appris à Lowood? jouez-vous du piano?
— Un peu.
— C'est juste, c'est la réponse convenue. Entrez dans la bibliothèque!… s'il vous plaît, veux-je dire. Excusez mon ton de commandement, je suis habitué à dire: «Faites cela,» et on le fait. Je ne puis changer cette habitude pour une nouvelle venue. Entrez donc dans la bibliothèque; prenez une lumière, laissez la porte ouverte, asseyez-vous au piano, et jouez un air.»
Je partis et je suivis ses indications.
«Assez! me cria-t-il au bout de quelques minutes; je vois que vous jouez un peu, comme une pensionnaire anglaise, peut-être un peu mieux que quelques-unes, mais pas bien.»
Je fermai le piano et je revins. M. Rochester continua:
«Ce matin, Adèle m'a montré quelques esquisses qu'elle dit être de vous; je ne sais si elles sont entièrement faites par vous: un maître vous a probablement aidée?
— Non, en vérité! m'écriai-je.
— Oh! ceci pique votre orgueil; eh bien, allez chercher votre portefeuille, si vous pouvez affirmer que tout ce qu'il contient est de vous; mais n'assurez rien sans être certaine, car je m'y connais.
— Alors, monsieur, je me tairai et vous jugerez vous-même.»
J'apportai mon portefeuille.
«Approchez la table,» dit-il.
Je la roulai jusqu'à lui. Adèle et Mme Fairfax s'avancèrent pour voir les dessins.
«Ne vous pressez pas ainsi, dit M. Rochester; vous prendrez les dessins à mesure que j'aurai fini de les regarder; mais ne placez pas vos figures si près de la mienne.»
Il examina les peintures et les esquisses; il en mit trois de côté; après avoir regardé les autres, il les jeta loin de lui.
«Emportez-les sur l'autre table, madame Fairfax, dit-il, et regardez-les avec Adèle. Quant à vous, ajouta-t-il en me regardant, asseyez-vous et répondez à mes questions. Je vois bien que ces trois peintures ont été faites par là même main; cette main est-elle la vôtre?
— Oui.
— Quand avez-vous trouvé le temps de les faire? car elles ont dû demander beaucoup de temps et un peu de réflexion.
— Je les ai faites dans les deux dernières vacances que j'ai passées à Lowood, quand je n'avais pas autre chose à faire.
— Où avez-vous trouvé les originaux de ces copies?
— Dans ma tête.
— Dans cette tête que je vois sur vos épaules?
— Oui, monsieur.
— A-t-elle encore d'autres sujets du même genre?
— J'espère que oui, et j'espère même qu'ils seraient meilleurs.»
Il étendit les peintures devant lui et les regarda de nouveau.
Pendant que M Rochester est ainsi occupé, lecteurs, j'ai le temps de vous les décrire. D'abord, je dois vous avertir qu'elles n'ont rien de merveilleux. Les sujets s'étaient présentés avec force à mon esprit; ils étaient frappants, tels que je les avais conçus avant d'essayer de les reproduire; mais ma main ne put pas obéir à mon imagination, ou du moins ne reproduisit qu'une pâle copie de ce que voyait mon esprit.
C'étaient des aquarelles. La première représentait des nuages livides sur une mer agitée. L'horizon et même les vagues du premier plan étaient dans l'ombre; un rayon de lumière faisait ressortir un mât à moitié submergé, et au-dessus duquel un noir cormoran étendait ses ailes tachetées d'écume; il portait à son bec un bracelet d'or orné de pierres précieuses, auxquelles je m'étais efforcée de donner les teintes les plus nettes et les plus brillantes. Au-dessous du mât et de l'oiseau de mer flottait un cadavre qu'on n'apercevait que confusément à travers les vagues vertes. Le seul membre qu'on pût voir distinctement était le bras qui venait d'être dépouillé de son ornement.
Le second tableau avait pour premier plan une montagne couverte de gazon et de feuilles soulevées par la brise. Au delà et au-dessus s'étendait le ciel bleu fonce d'un crépuscule. Une femme, dont on ne voyait que le buste, apparaissait dans ce ciel; j'avais combiné, pour la représenter, les teintes les plus sombres et les plus douces. Son front était surmonté d'une étoile; le bas de sa figure était voilé par des brouillards; ses yeux étaient sauvages et sombres; ses cheveux flottaient autour d'elle comme des nuages obscurs déchirés par l'électricité ou l'orage; sur son cou brillait une pâle lueur semblable à un rayon de la lune. Cette lueur se répandait aussi sur les nuages légers qui entouraient cet emblème de l'Étoile du soir.
Le dernier tableau, enfin, représentait le pic d'un glacier s'élançant vers un ciel d'hiver. Les rayons du nord envoyaient à l'horizon leurs légions de dards. Sur le premier plan, on apercevait une tête colossale appuyée sur le glacier. Deux mains délicates croisées au-dessous du front couvraient d'un voile noir le bas de la figure. On ne voyait qu'un front pâle, des yeux fixes, creux et désespérés. Au-dessus des tempes, au milieu d'un turban déchiré et de draperies noires vaguement indiquées, brillait un cercle de flammes blanches parsemées de pierres précieuses d'une teinte plus vive que le reste du tableau. Cette pâle auréole était l'emblème d'un diadème royal, et elle couronnait un être qui n'avait pas de corps.
«Étiez-vous heureuse, quand vous avez fait ces dessins? me demanda
M. Rochester.
— J'étais absorbée, monsieur; oui, j'étais heureuse; peindre est une des jouissances les plus vives que j'aie connues!
— Ce n'est pas beaucoup dire. Vous avouez vous-même que vos plaisirs n'étaient pas nombreux. Vous deviez être plongée dans une sorte de rêve d'artiste, quand vous avez mélangé ces teintes étranges. Y passiez-vous longtemps chaque jour?
— C'était pendant les vacances; je n'avais rien à faire; je m'y mettais le matin et j'y restais jusqu'à la nuit; la longueur des jours d'été favorisait mon inclination.
— Et étiez-vous satisfaite du résultat de vos ardents travaux?
— Loin de là, je souffrais du contraste qu'il y avait entre mon idéal et mon oeuvre; je me sentais complètement impuissante à réaliser ce que j'avais imaginé.
— Pas tout à fait; vous avez fixé l'ombre de vos pensées, mais pas plus, probablement. Vous n'aviez pas assez de science et d'habileté technique pour les rendre complètement; cependant ces esquisses sont remarquables pour une écolière. La pensée qu'elles veulent représenter est fantastique; ces yeux de l'Étoile du soir, vous avez dû les voir dans un de vos rêves. Comment avez-vous pu les faire si clairs et pourtant si peu brillants? Que vouliez-vous dire en les faisant si profonds et si solennels? Qui vous a appris à peindre le vent? Voilà une tempête sur le ciel et sur cette hauteur. Où avez-vous vu Latmos? car c'est Latmos. Retirez ces dessins.»
J'avais à peine noué les cordons du portefeuille, que, regardant sa montre, il dit brusquement:
«Il est neuf heures; à quoi pensez-vous, mademoiselle Eyre, de laisser Adèle veiller si tard? Allez la coucher.»
Adèle embrassa son tuteur avant de quitter la chambre; il accepta ses caresses, mais ne sembla pas les goûter plus que ne l'aurait fait Pilote, moins peut-être.
«Maintenant, je vous souhaite le bonsoir à tous,» dit-il en montrant la porte; ce qui signifiait qu'il était fatigué de notre compagnie et qu'il désirait nous renvoyer.
Mme Fairfax roula son tricot. Je pris mon portefeuille; nous lui fîmes un salut auquel il répondit froidement, et nous nous retirâmes.
«Vous prétendiez que M. Rochester n'était pas très original, madame Fairfax? lui dis-je lorsque, après avoir couché Adèle, je la rejoignis dans sa chambre.
— Vous le trouvez donc bizarre?
— Je le trouve très mobile et très brusque.
— C'est vrai; il peut bien faire cet effet-là à un étranger mais moi, je suis tellement habituée à ses manières, que je n'y pense jamais: et puis, si son caractère est singulier, il faut se montrer indulgent.
— Pourquoi?
— D'abord, parce que c'est sa nature, et que personne ne peut changer sa nature; ensuite, parce qu'il est sans doute accablé de douloureuses pensées, et que c'est là ce qui lui donne un caractère inégal.
— Quelles pensées donc?
— Des luttes de famille.
— Il n'a pas de famille.
— Mais il en a eu; il a perdu son frère aîné, il y a quelques années.
— Son frère aîné?
— Oui, il n'y a que neuf ans à peu près que M. Rochester possède cette propriété.
— Neuf ans, c'est déjà passable; aimait-il donc son frère au point d'être resté inconsolable tout ce temps?
— Oh non! je crois qu'il y a eu des disputes entre eux. M. Rowland Rochester n'était pas très juste à l'égard de M. Édouard, et même il a excité son père contre lui. Le vieillard ne pouvait pas séparer en deux les biens de la famille, et il désirait pourtant que M. Édouard fût riche aussi, pour l'honneur du nom; il en résulta des démarches très fâcheuses. Le vieux M. Rochester et M. Rowland s'entendirent, et, afin d'enrichir M. Édouard, ils l'entraînèrent dans une position douloureuse. Je ne sais pas au juste ce qu'ils firent; mais toujours est-il que M. Édouard ne put pas supporter tout ce qu'il eut à souffrir. Il n'est pas indulgent; aussi rompit-il avec sa famille, et depuis longtemps il mène une vie errante. Je ne crois pas qu'il soit resté quinze jours de suite ici depuis que la mort de son frère l'a laissé maître du château. Du reste, je ne m'étonne pas qu'il évite ce lieu.
— Et pourquoi?
— Il le trouve triste peut-être.»
La réponse était vague. J'aurais désiré quelque chose de plus clair; mais Mme Fairfax ne pouvait ou ne voulait pas donner des détails plus circonstanciés sur l'origine et la nature des épreuves de M. Rochester. Elle avouait que c'était un mystère pour elle et qu'elle ne pouvait que faire des conjectures; il était évident qu'elle ne désirait plus parler de cela: je le compris et j'agis en conséquence.
CHAPITRE XIV
Les jours suivants, je ne vis que peu M. Rochester. Le matin, il était occupé par ses affaires, et dans l'après-midi, des messieurs de Millcote et du voisinage venaient le voir et restaient quelquefois à dîner avec lui. Quand son pied alla assez bien pour lui permettre l'exercice du cheval, il resta dehors une partie de la journée, probablement pour rendre les visites qu'on lui avait faites, et il ne revenait généralement que fort tard.
Pendant ce temps, il demanda rarement Adèle; quant à moi, je ne le vis que lorsque je le rencontrais par hasard dans la grande salle ou dans le corridor. Quelquefois il passait devant moi avec hauteur, daignant à peine me saluer légèrement et me jeter un regard froid; d'autres fois, au contraire, il s'inclinait et me souriait avec affabilité. Ce changement d'humeur ne m'offensait nullement, parce que je voyais que je n'y étais pour rien; le flux et le reflux provenaient de causes tout à fait indépendantes de ma volonté.
Un jour qu'il avait eu du monde à dîner, il avait envoyé chercher mon portefeuille, sans doute pour en montrer le contenu. Les invités partirent tôt pour se rendre à une assemblée publique à Millcote; comme le temps était humide, M. Rochester ne les accompagna pas. Après leur départ, il sonna, et on vint m'avertir que j'eusse à descendre avec Adèle. J'habillai Adèle, et, après m'être assurée que j'étais bien moi-même dans mon costume de quakeresse, où rien ne pouvait être retouché, car tout était trop simple et trop plat, y compris ma coiffure, pour que la plus petite chose pût se déranger, nous descendîmes. Adèle se demandait si son petit coffre était enfin arrivé; car grâce à quelque erreur, on ne l'avait point encore reçu. Elle ne s'était pas trompée; en entrant dans la salle à manger, nous aperçûmes sur la table un petit carton qu'elle sembla reconnaître instinctivement.
«Ma boîte! ma boîte! s'écria-t-elle.
— Oui, voilà enfin votre boîte. Emportez-la dans un coin, vraie fille de Paris, et amusez-vous à la déballer, dit la voix profonde et railleuse de M. Rochester, qui était assis dans un fauteuil au coin du feu; mais surtout ne m'ennuyez pas avec les détails de votre procédé anatomique. Que votre opération se fasse en silence. Tiens-toi tranquille, enfant, comprends-tu?»
Adèle semblait ne point avoir besoin de l'avertissement; elle se retira sur un sofa avec son trésor, et se mit à défaire les cordes qui entouraient la boîte. Après avoir soulevé le couvercle et retiré un certain papier d'argent, elle s'écria:
«Oh! ciel, que c'est beau! et elle demeura absorbée dans sa contemplation.
— Mademoiselle Eyre est-elle ici? demanda le maître en se levant à demi et en regardant de mon côté. Ah! bon; venez et asseyez-vous ici, ajouta-t-il en approchant une chaise de la sienne; je n'aime pas le babillage des enfants. Le murmure de leurs lèvres ne peut rien rappeler d'agréable à un vieux célibataire comme moi; ce serait une chose intolérable pour moi que de passer toute une soirée en tête-à-tête avec un marmot. N'éloignez pas votre chaise, mademoiselle Eyre; asseyez-vous juste où je l'ai placée, comme cela, s'il vous plaît. Je ne veux point de ces politesses; moi je les oublie sans cesse, je ne les aime pas plus que les vieilles dames dont l'intelligence est trop bornée. Pourtant il faut que je fasse venir la mienne; elle est une Fairfax, ou du moins a épousé un Fairfax; je ne dois pas la négliger. On dit que le sang est plus épais que l'eau.»
Il sonna et demanda Mme Fairfax, qui arriva bientôt avec son tricot.
«Bonsoir, madame, dit-il. Je vous demanderai de me rendre un service. J'ai défendu à Adèle de me parler du cadeau que je lui ai fait; je vois qu'elle en a bien envie: ayez la bonté de lui servir d'interlocutrice; vous n'aurez jamais accompli un acte de bienveillance plus réel.»
En effet, à peine Adèle eut-elle aperçu Mme Fairfax, qu'elle l'appela, et jeta sur elle la porcelaine, l'ivoire et tout ce que contenait sa boîte, en manifestant son enthousiasme par des phrases entrecoupées, car elle ne possédait l'anglais que très imparfaitement.
«Maintenant, dit M. Rochester, j'ai accompli mes devoirs de maître de maison; j'ai mis mes invités à même de s'amuser réciproquement, et je puis songer à mon propre plaisir. Mademoiselle Eyre, avancez un peu votre chaise; vous êtes trop en arrière, je ne puis pas vous voir sans me déranger, ce que je n'ai nullement l'intention de faire.»
Je fis ce qu'il me disait, bien que j'eusse infiniment préféré rester un peu en arrière; mais M. Rochester avait une manière si directe de donner un ordre, qu'il semblait impossible de ne pas lui obéir promptement.
Nous étions dans la salle à manger, comme je l'ai déjà dit le lustre qu'on avait allumé pour le dîner éclairait toute la pièce. Le feu était rouge et brillant; les rideaux pourpres retombaient avec ampleur devant la grande fenêtre et l'arche plus grande encore; tout était tranquille; on n'entendait que le babillage voilé d'Adèle, car elle n'osait pas parler haut, et la pluie d'hiver qui battait les vitres.
M. Rochester, ainsi étendu dans son fauteuil de damas, me sembla différent de ce que je l'avais vu auparavant. Il n'avait pas l'air tout à fait aussi sombre et aussi triste. J'aperçus un sourire sur ses lèvres; le vin lui avait probablement procuré cette gaieté relative, mais je ne puis pourtant pas l'affirmer; son caractère de l'après-dînée était plus expansif que celui du matin. Cependant il avait encore quelque chose d'effrayant lorsqu'il appuyait sa tête massive contre le dossier rembourré du fauteuil, et que la lumière du feu, arrivant en plein sur ses traits de granit, éclairait ses grands yeux noirs; car il avait de fort beaux yeux noirs qui, changeant quelquefois tout à coup de caractère, exprimaient, sinon la douceur, du moins un sentiment qui s'en rapprochait beaucoup. Pendant deux minutes environ il contempla le feu, et, lorsqu'il se retourna, il aperçut mon regard fixé sur lui.
«Vous m'examinez, mademoiselle Eyre, me dit-il; me trouveriez-vous beau?»
Si j'avais eu le temps de réfléchir, j'aurais fait une de ces réponses conventionnelles, vagues et polies; mais les paroles sortirent de mes lèvres presque à mon insu.
«Non, monsieur, répondis-je.
— Savez-vous qu'il y a quelque chose d'étrange en vous? me dit- il. Vous avez l'air d'une petite nonne, avec vos manières tranquilles, graves et simples, vos yeux généralement baissés, excepté lorsqu'ils sont fixés sur moi, comme maintenant, par exemple; et quand on vous questionne ou quand on fait devant vous une remarque qui vous force à parler, votre réponse est sinon impertinente, du moins brusque.
— Pardon, monsieur, j'ai été trop franche; j'aurais dû vous dire qu'il n'était pas facile d'improviser une réponse sur les apparences, que les goûts diffèrent, que la beauté est de peu d'importance, ou quelque chose de semblable.
— Non, vous n'auriez pas dû répondre cela. Comment! la beauté de peu d'importance! Ainsi, sous prétexte d'adoucir le coup, vous enfoncez la lame plus avant! Continuez; quel défaut me trouvez- vous, je vous prie? Il me semble que mes membres et mes traits sont faits comme ceux des autres hommes.
— Veuillez oublier, monsieur, ma réponse; je n'ai nullement eu l'intention de vous blesser, c'est pure étourderie de ma part.
— Justement, c'est ce que je pense aussi; mais vous êtes responsable de cette étourderie; critiquez-moi. Mon front vous déplaît-il?»
Il souleva ses cheveux noirs qui descendaient sur ses yeux, et laissa voir un front large et intelligent, mais où rien n'indiquait la bienveillance.
«Eh bien! madame, suis-je un idiot? me demanda-t-il.
— Loin de là, monsieur; mais vous me trouverez peut-être trop brusque lorsque je vous demanderai si vous êtes un philanthrope.
— Encore une pointe, et cela parce que j'ai déclaré ne pas aimer la société des enfants et des vieilles femmes… Ça, parlons plus bas… Non, jeune fille, je ne suis généralement pas un philanthrope; mais j'ai une conscience, ajouta-t-il en posant son doigt sur la bosse qui, à ce qu'on prétend, indique cette faculté, et qui chez lui était assez volumineuse, et donnait une grande largeur à la partie supérieure de la tête; même autrefois j'ai eu une sorte de tendresse dans le coeur. À votre âge, je sentais, j'avais pitié des faibles et de ceux qui souffrent; mais la fortune m'a frappé de ses mains vigoureuses, et maintenant je puis me flatter d'être aussi dur qu'une balle de caoutchouc, pénétrable peut-être par deux ou trois endroits, mais n'ayant plus qu'un seul point sensible. Croyez-vous qu'on puisse encore espérer pour moi?
— Espérer quoi, monsieur?
— Mais que le caoutchouc redeviendra chair.
— Décidément, il a bu trop de vin,» pensai-je, et je ne savais quelle réponse faire à sa question. Comment pouvais-je dire s'il était capable d'être transformé?
«Vous avez l'air embarrassé, me dit-il, et, quoique vous ne soyez pas plus jolie que je ne suis beau, cependant un air embarrassé vous va bien: d'ailleurs cela me convient, c'est un moyen d'éloigner de ma figure vos yeux scrutateurs et de les reporter sur les fleurs du tapis. Ainsi donc je vais continuer à vous embarrasser, jeune fille; je suis disposé à être communicatif aujourd'hui.»
En disant ces mots, il se leva et appuya son bras sur le marbre de la cheminé, je pus voir distinctement son corps, sa figure et sa poitrine, dont le développement n'était pas en proportion avec la longueur de ses membres. Presque tout le monde l'aurait trouvé laid; mais il avait dans son port tant d'orgueil involontaire, tant d'aisance dans ses manières; il semblait s'inquiéter si peu de son manque de beauté et être si intimement persuadé que ses qualités personnelles étaient bien assez puissantes pour remplacer un charme extérieur, qu'en le regardant on partageait son indifférence, et qu'on était presque tenté de partager aussi sa confiance en lui-même.
«Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c'est pourquoi je vous ai envoyé chercher; le feu et le chandelier n'étaient pas des compagnons suffisants, Pilote non plus, car il ne parle pas; Adèle me convenait un peu mieux, mais ce n'était pas encore là ce qu'il me fallait, pas plus que Mme Fairfax. Quant à vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que je voulais; vous m'avez intrigué le premier soir où je vous ai vue; depuis, je vous avais presque oubliée; d'autres idées vous avaient chassée de mon souvenir; mais, aujourd'hui, je veux éloigner de moi ce qui me déplaît et prendre ce qui m'amuse. Eh bien, cela m'amuse d'en savoir plus long sur votre compte; ainsi donc, parlez.»
Au lieu de parler, je souris; et mon sourire n'était ni aimable ni soumis.
«Parlez, répéta-t-il.
— Sur quoi, monsieur?
— Sur ce que vous voudrez; je vous laisse le choix du sujet, et vous pourrez même le traiter comme il vous plaira.»
En conséquence de ses ordres, je m'assis et ne dis rien. «Il s'imagine que je vais parler pour le plaisir de parler; mais je lui prouverai que ce n'est pas à moi qu'il devait s'adresser pour cela.» pensai-je.
«Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre?»
Je persistai dans mon silence; il pencha sa tête vers moi et plongea un regard rapide dans mes yeux.
«Opiniâtre et ennuyée, dit-il; elle persiste; mais aussi j'ai fait ma demande sous une forme absurde et presque impertinente. Mademoiselle Eyre, je vous demande pardon; sachez, une fois pour toutes, que mon intention n'est pas de vous traiter en inférieure, c'est-à-dire, reprit-il, je ne veux que la supériorité que doivent donner vingt ans de plus et une expérience d'un siècle. Celle-là est légitime et j'y tiens, comme dirait Adèle, et c'est en vertu de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d'avoir la bonté de me parler un peu et de distraire mes pensées qui souffrent de se reporter toujours sur un même point où elles se rongent comme un clou rouillé.»
Il avait daigné me donner une explication, presque faire des excuses; je n'y fus pas insensible, et je voulus le lui prouver.
«Je ne demande pas mieux que de vous amuser, monsieur, si je le puis. Mais comment voulez-vous que je sache ce qui vous intéresse? Interrogez-moi, et je vous répondrai de mon mieux.
— D'abord acceptez-vous que j'aie le droit d'être un peu le maître? Acceptez-vous que j'aie le droit d'être quelquefois brusque et exigeant à cause des raisons que je vous ai données: d'abord parce que je suis assez âgé pour être votre père; ensuite parce que j'ai l'expérience que donne la lutte; que j'ai vu de près bien des hommes et bien des nations; qu'enfin, j'ai parcouru la moitié du globe, pendant que vous êtes toujours restée tranquillement chez les mêmes individus et dans la même maison?
— Faites comme il vous plaira, monsieur.
— Ce n'est pas une réponse, ou du moins c'en est une très irritante, parce qu'elle est évasive; répondez clairement.
— Eh bien, monsieur, je ne pense pas que vous ayez le droit de me donner des ordres, simplement parce que vous êtes plus vieux et que vous connaissez mieux le monde que moi; votre supériorité dépend de l'usage que vous avez fait de votre temps et de votre expérience.
— Voilà qui est promptement répondu. Mais je n'admets pas votre principe; il me serait trop défavorable, car j'ai fait un usage nul, pour ne pas dire mauvais, de ces deux avantages. Mettons de côté toute supériorité; je vous demande simplement d'accepter de temps en temps mes ordres sans vous blesser de mon ton de commandement: dites, le voulez-vous?»
Je souris. «M. Rochester est étrange, pensai-je en moi-même; il semble oublier qu'il me paye trente livres sterling par an pour recevoir ses ordres.
— Voilà un sourire qui me plaît, dit-il, mais cela ne suffit pas; parlez.
— Je pensais tout à l'heure, monsieur, répondis-je, que bien peu de maîtres s'inquiètent de savoir si les gens qu'ils payent sont ou non contents de recevoir leurs ordres.
— Les gens qu'ils payent! est-ce que je vous paye? Ah! oui, je l'avais oublié; eh bien, alors, pour cette raison mercenaire, voulez-vous me permettre d'être un peu le maître?
— Pour cette raison, non, monsieur; mais parce que vous avez oublié que je dépendais de vous. Oui, je consens du fond du coeur à ce que vous me demandez, parce que vous cherchez à savoir si le serviteur est heureux dans sa servitude.
— Et vous consentez à me dispenser des formes conventionnelles, sans prendre cette omission pour une impertinence?
— Je suis sûre, monsieur, de ne jamais confondre le manque de forme avec l'impertinence: j'aime la première de ces choses; quant à l'autre, aucune créature libre ne peut la supporter, même pour de l'argent.
— Erreur! La plupart des créatures libres acceptent tout pour de l'argent. Je vous conseille donc de ne pas proclamer des généralités dont vous êtes incapable de juger l'exactitude. Néanmoins, je vous sais gré de votre réponse, tant pour elle-même que pour la manière dont vous l'avez faite: car vous avez parlé avec sincérité, ce qui n'est pas commun; l'affectation, la froideur, ou une manière stupide de comprendre votre pensée, voilà ce qui, en général, répond à votre franchise. Sur cent sous- maîtresses, pas une peut-être ne m'eût répondu comme vous. Mais ne croyez pas que je veuille vous flatter. Si vous avez été faite dans un moule différent des autres, vous n'en êtes nullement cause; c'est l'oeuvre de la nature. Et, d'ailleurs, je ne puis pas conclure encore; peut-être n'êtes-vous pas meilleure que les autres; peut-être avez-vous des défauts intolérables pour balancer vos quelques bonnes qualités.
— Peut-être en avez-vous vous-même,» pensai-je. Et à ce moment mon regard rencontra le sien; il lut ma pensée, et y répondit comme si je l'avais exprimée par des paroles.
«Oui, oui, vous avez raison, dit-il; j'ai bon nombre de défauts moi-même, je le sais, et je ne cherche pas à m'excuser. Je n'ai pas le droit d'être trop sévère pour les autres; mes actes et la nature de ma vie passée devraient arrêter le sourire sur mes lèvres; je devrais ne pas critiquer trop sévèrement mon voisin, et reporter mes regards sur mon propre coeur. J'entrai, ou plutôt, car les pécheurs aiment à jeter le blâme sur la fortune ou les circonstances, je fus précipité à l'âge de vingt ans dans une route dangereuse, et depuis je n'ai jamais repris le droit chemin; mais j'aurais pu être différent de ce que je suis; j'aurais pu être aussi bon que vous, plus expérimenté, peut-être presque aussi pur; j'envie la paix de votre esprit, la pureté de votre conscience et votre passé sans tache. Enfant, un passé sans tache doit être un trésor exquis, une source inépuisable de bonheur, n'est-ce pas?
— Quel était votre passé à dix-huit ans, monsieur?
— Il était beau et limpide; aucune eau impure ne l'avait transformé en mare fétide! J'étais votre égal à dix-huit ans; la nature m'avait fait pour être bon, mademoiselle Eyre, et vous voyez que je ne le suis pas; vos yeux me disent que vous ne le voyez pas (car, à propos, prenez garde à l'expression de votre regard; je suis rapide à l'interpréter). Croyez ce que je vais vous dire: je ne suis pas méchant; n'allez pas voir en moi un de ces princes du mal. Non; grâce aux circonstances plutôt qu'à ma nature, je suis un pécheur vulgaire, plongé dans toutes les misérables dissipations que recherchent les riches pour égayer leur vie. Ne vous étonnez pas si je vous avoue toutes ces choses; sachez que, dans le cours de notre vie à venir, vous vous trouverez souvent choisie pour être la confidente involontaire de bien des secrets. Beaucoup sentiront instinctivement comme moi que vous n'êtes pas faite pour parler de vous, mais pour écouter les autres parler d'eux; ils comprendront aussi que vous ne les écoutez pas avec un mépris malveillant, mais avec une sympathie naturelle qui console et encourage, bien qu'elle ne se manifeste pas très vivement.
— Comment pouvez-vous savoir, comment avez-vous pu deviner tout cela, monsieur?
— Je le sais, et c'est pourquoi je continue aussi librement que si j'écrivais mes pensées sur mon journal. Vous me direz que j'aurais dû dominer les circonstances, c'est vrai, mais, vous le voyez, je ne l'ai pas pu; quand la fortune m'a frappé, j'aurais dû demeurer froid, et je suis tombé dans le désespoir. Alors a commencé mon abaissement; et maintenant, quand un imbécile vicieux excite mon dégoût par ses honteuses débauches, je ne puis pas me vanter d'être meilleur que lui. Je suis obligé de confesser que lui et moi nous sommes sur le même niveau. Que ne suis-je resté ferme! Dieu sait si je le désire. Craignez le remords, quand vous serez tentée de succomber, mademoiselle Eyre; le remords est le poison de la vie.
— On dit que le repentir en est le remède, monsieur.
— Non; le seul remède possible, c'est une conduite meilleure, et je pourrais y arriver; j'ai encore assez de force si… Mais pourquoi y penser, accablé et maudit comme je le suis? et d'ailleurs, puisque le bonheur m'est refusé, j'ai droit de chercher le plaisir dans la vie, et je le trouverai à n'importe quel prix.
— Alors, monsieur, vous tomberez encore plus bas.
— C'est possible; et pourtant non, si je trouve un plaisir frais et doux; et j'en trouverai un aussi frais et aussi doux que le miel sauvage recueilli par l'abeille sur les marais.
— Prenez garde, monsieur, qu'il ne vous semble bien amer.
— Qu'en savez-vous? vous ne l'avez jamais goûté. Comme votre regard est sérieux et solennel! et vous êtes aussi ignorante de tout ceci que cette tête de porcelaine, dit-il en en prenant une sur la cheminée. Vous n'avez pas le droit de me prêcher, néophyte qui n'avez pas passé le seuil de la vie, et qui ne connaissez aucun de ses mystères.
— Je ne fais que vous rappeler vos propres paroles, monsieur; vous avez dit que la faute conduisait au remords, et que le remords était le poison de la vie.
— Eh! qui parle de faute? je ne pense pas que l'idée que je viens de concevoir soit une faute; c'est plutôt une inspiration qu'une tentation; oh! elle était douce et calmante! la voilà qui revient encore. Ce n'est pas l'esprit du mal qui me l'a inspirée, ou bien alors il a revêtu la robe d'un ange; il me semble que je dois admettre un tel hôte lorsqu'il me demande l'entrée de mon coeur.
— Défiez-vous de lui, monsieur, ce n'est pas un ange véritable.
— Encore une fois, qu'en savez-vous? Par quel instinct prétendez- vous distinguer le séraphin déchu du messager de l'Éternel; le guide, du séducteur?
— J'ai jugé d'après votre apparence, qui était troublée au moment où vous avez dit que la même pensée vous revenait, et je suis persuadée que, si vous agissez selon votre désir, vous deviendrez plus malheureux encore.
— Pas du tout; cet ange m'a apporté le plus gracieux message du monde. Du reste, vous n'êtes pas chargée de ma conscience, ainsi donc ne vous troublez pas. Entre, joyeux voyageur!»
Il semblait parler à une vision aperçue de lui seul; puis il croisa ses bras sur sa poitrine comme pour embrasser l'être invisible.
«Maintenant, continua-t-il en s'adressant à moi, j'ai reçu le pèlerin; je crois que c'est une divinité déguisée; il m'a déjà fait du bien: mon coeur était tout charnel, le voilà devenu un reliquaire.
— À dire vrai, monsieur, je ne vous comprends pas du tout; je ne puis pas continuer cette conversation, elle n'est plus à ma portée. Je ne sais qu'une chose: c'est que vous n'êtes pas aussi bon que vous le désirez et que vous regrettez votre imperfection; je n'ai compris qu'une chose: c'est que les souillures de votre passé étaient une torture pour vous. Il me semble que, si vous le vouliez, vous seriez bientôt digne d'être approuvé par vous-même et que si, à partir de ce jour, vous preniez la résolution de modifier vos actes et vos pensées, au bout de quelques années vous auriez un passé pur et que vous pourriez contempler avec joie.
— Bien pensé et bien dit, mademoiselle Eyre, et dans ce moment je pave l'enfer de bonnes intentions.
— Monsieur?
— Oui, je prends de bonnes résolutions que je crois aussi durables que le bronze. Mes actes seront différents de ce qu'ils ont été jusqu'ici.
— Et meilleurs?
— Oui, meilleurs. Vous semblez douter de moi, et pourtant moi, je ne doute pas; je connais mon but et mes motifs; et, dès ce moment, je fais une loi inaltérable comme celle des Mèdes et des Perses, pour déclarer que l'un et les autres sont droits.
— Ils ne le sont pas, monsieur, puisque vous avez besoin pour eux de lois nouvelles.
— Vous vous trompez, mademoiselle Eyre; des combinaisons et des circonstances inouïes demandent des lois inouïes.
— C'est une maxime dangereuse, monsieur; car il est facile d'en abuser.
— Vous avez raison, philosophe sentencieux; mais je jure sur tout ce qui m'appartient que je n'en abuserai pas.
— Vous êtes homme et faillible.
— Oui, de même que vous; eh bien! après?
— Les hommes faillibles ne devraient pas s'arroger un pouvoir qui ne peut être sûrement confié qu'aux êtres parfaits et divins.
— Quel pouvoir?
— Celui de dire de toute action, quelque étrange qu'elle soit: Ce sera bien.
— Oui, repartit M. Rochester, vous l'avez dit, je déclare que ce sera bien.
— Dieu fasse que ce soit bien!» répondis-je en me levant, car je trouvais inutile de continuer une conversation si obscure pour moi.
Je comprenais d'ailleurs que je ne pouvais arriver à pénétrer le caractère de mon interlocuteur, du moins pour le moment, et je sentais enfin cette incertitude, ce vague sentiment de malaise qu'entraîne toujours la conviction de son ignorance.
«Où allez-vous? me demanda M. Rochester.
— Coucher Adèle, répondis-je; il est plus que temps.
— Vous avez peur de moi, parce que mes paroles ressemblent à celles du Sphinx.
— Vous parlez en effet par énigmes; mais, bien que je sois étonnée, je n'ai pas peur.
— Si, vous avez peur; votre amour-propre craint une méprise.
— Dans ce sens-là, oui, j'ai peur; je désire ne pas dire de sottises.
— Si vous en disiez, ce serait d'une manière si tranquille et si grave, que je ne m'en apercevrais pas. Est-ce que vous ne riez jamais, mademoiselle Eyre? Ne vous donnez pas la peine de répondre; je vois que vous riez rarement, mais que néanmoins vous pouvez le faire, et même avec beaucoup de gaieté. Croyez-moi, la nature ne vous a pas plus faite austère qu'elle ne m'a fait vicieux; vous vous ressentez encore de la contrainte de Lowood, vous composez votre visage, vous voilez votre voix, vous serrez vos membres contre vous, et vous craignez devant un homme qui est votre frère, votre père, votre maître, ou ce que vous voudrez enfin, vous craignez que votre sourire ne soit trop joyeux, votre parole trop libre, vos mouvements trop prompts. Mais bientôt, je l'espère, vous apprendrez à être naturelle avec moi, parce qu'il m'est impossible de ne pas l'être avec vous; alors vos mouvements et vos regards seront plus vifs et plus variés. Quelquefois, vous jetez autour de vous un coup d'oeil curieux comme celui de l'oiseau qui regarde à travers les barreaux de sa cage; vous ressemblez à un captif remuant, résolu, qui, s'il était libre, volerait jusqu'aux nuages; mais vous êtes encore courbée sur votre route.
— Monsieur, neuf heures ont sonné.
— N'importe, attendez une minute. Adèle n'est pas prête à aller se coucher. Je viens d'examiner ce qui se passait ici; pendant que je vous parlais, j'ai regardé Adèle de temps en temps (j'ai mes raisons pour la croire curieuse à étudier, et ces raisons je vous les dirai un jour). Il y a dix minutes environ, elle a tiré de sa boite une petite robe de soie rose; aussitôt ses traits se sont illuminés. La coquetterie coule dans son sang, remplit son cerveau et nourrit la moelle de ses os. «Il faut que je l'essaye,» s'est- elle écriée, et, à l'instant même, elle est sortie de la chambre pour aller se faire habiller par Sophie; dans quelques minutes elle rentrera. Je le sais, je vais voir une miniature de Céline Varens dans le costume qu'elle portait sur le théâtre au commencement de… Mais n'y pensons plus, et pourtant ce qu'il y a de plus tendre en moi va recevoir un choc, je le pressens; restez ici pour voir si j'ai raison.»
Au bout de quelques minutes, on entendit les pas d'Adèle dans la grande salle. Elle entra transformée comme me l'avait annoncé son tuteur: une robe à satin rose très courte et très ornée dans le bas avait remplacé sa robe brune; une couronne de boutons de roses entourait son front; elle était chaussée de bas de soie et de souliers de satin blanc.
«Est-ce que ma robe va bien? s'écria-t-elle en bondissant, et mes souliers, et mes bas? tenez, je crois que je vais danser.»
Et, étalant sa robe, elle se mit à sauter dans la chambre. Arrivée près de M. Rochester, elle fit une pirouette sur la pointe des pieds, puis se mit à genoux devant lui.
«Monsieur, je vous remercie mille fois de votre bonté,» s'écria-t- elle; puis, se relevant, elle ajouta: «C'est comme cela que maman faisait, n'est-ce pas, monsieur?
— Ex-ac-te-ment! répondit-il, et c'est ainsi qu'elle a charmé mes guinées et les a fait sortir de mes culottes britanniques. J'ai été jeune, mademoiselle Eyre; certes mon visage a eu autant de fraîcheur que le vôtre. Mon printemps n'est plus, mais il m'a laissé cette petite fleur française. Il y a des jours où je voudrais en être débarrassé; car je n'attache plus aucune valeur au tronc qui l'a produite, parce que j'ai vu qu'une poussière d'or pouvait seule lui servir d'engrais. Non, je n'aime pas cette enfant, surtout quand elle est aussi prétentieuse que maintenant. Je la garde peut-être conformément au principe des catholiques, qui croient expier par une seule bonne oeuvre de nombreux péchés; mais je vous expliquerai tout ceci plus tard. Bonsoir.»
CHAPITRE XV
M. Rochester me l'expliqua en effet.
Une après-midi que je me promenais dans les champs avec Adèle, je le rencontrai et il me pria de le suivre dans une avenue de hêtres qui était devant nous, tandis que mon élève jouerait avec Pilote et ses volants.
Il me raconta alors qu'Adèle était la fille d'une danseuse de l'Opéra français, Céline Varens, pour laquelle il avait eu ce qu'il appelait une grande passion. Céline avait feint d'y répondre par un amour plus ardent encore. Il se croyait idolâtré, quelque laid qu'il fût; il se figurait, me dit-il, qu'elle préférait sa taille d'athlète à l'élégance de l'Apollon du Belvédère.
«Et je fus si flatté, mademoiselle Eyre, de la préférence de la sylphide française pour son gnome anglais, que je l'installai dans un hôtel et lui donnai un établissement complet, domestiques, voiture, cachemires, diamants, dentelles, etc. En un mot, j'étais en train de me ruiner, dans le style adopté, comme le premier venu. Je n'avais même pas l'originalité de chercher une route nouvelle pour me conduire à la bonté et à la ruine; mais je suivais la vieille ornière avec une stupide exactitude, et je ne m'écartais pas d'un pouce du sentier battu. J'eus, comme je le méritais, le sort de tous les dissipateurs; je vins un soir où Céline ne m'attendait pas; elle était sortie. La nuit était chaude; fatigué d'avoir couru dans tout Paris, je m'assis dans son boudoir, heureux de respirer l'air consacré par sa présence. J'exagère; je n'ai jamais cru qu'il y eût autour de sa personne quelque vertu sanctifiante; non, elle n'avait laissé derrière elle que l'odeur du musc et de l'ambre. Le parfum des fleurs, mêlé aux émanations des essences, commençait à me monter à la tête, lorsque j'eus l'idée d'ouvrir la fenêtre et de m'avancer sur le balcon. Il faisait clair de lune, et le gaz était allumé; la nuit était calme et sereine; quelques chaises se trouvaient sur le balcon, je m'assis et je pris un cigare. Je vais en prendre un, si vous voulez bien me le permettre.»
Il fit une pause, tira un cigare de sa poche, l'alluma, le plaça entre ses lèvres, jeta une bouffée d'encens havanais dans l'air glacé, et reprit:
«J'aimais aussi les bonbons à cette époque, mademoiselle Eyre; je croquais des pastilles de chocolat et je fumais alternativement, regardant défiler les équipages le long de cette rue à la mode, voisine de l'Opéra, lorsque j'aperçus une élégante voiture fermée, traînée par deux beaux chevaux anglais, et qu'éclairaient en plein les brillantes lumières de la ville. Je reconnus la voiture que j'avais donnée à Céline. Elle rentrait; mon coeur bondit naturellement d'impatience sur la rampe de fer où je m'appuyais. La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel; ma flamme (c'est le mot propre pour une inamorata d'Opéra) s'alluma. Quoique Céline fût enveloppée d'un manteau, embarras bien inutile pour une si chaude soirée de juin, je reconnus immédiatement son petit pied, qui sortit de dessous sa robe au moment où elle sauta de voiture; penché sur le balcon, j'allais murmurer: «Mon ange,» mais d'une voix que l'amour seul eût pu entendre, lorsqu'une autre personne enveloppée également d'un manteau sortit après elle; mais cette fois ce fut un talon éperonné qui frappa le pavé, et ce fut un chapeau d'homme qui passa sous la porte cochère de l'hôtel.
«Vous n'avez jamais senti la jalousie, n'est-ce-pas, mademoiselle Eyre? Belle demande! puisque vous ne connaissez pas l'amour. Vous avez à éprouver ces deux sentiments; votre âme dort, vous n'avez pas encore reçu le choc qui doit la réveiller. Vous croyez que toute l'existence coule sur un flot aussi paisible que celui où a glissé jusqu'ici votre jeunesse; les yeux fermés, les oreilles bouchées, vous vous laissez bercer au courant sans voir les rochers qui montent sous l'eau et les brisants qui bouillonnent. Mais, je vous le dis et vous pouvez me croire, un jour vous arriverez aux écueils, un jour votre vie se brisera dans un tourbillon tumultueux en une bruyante écume; alors vous volerez sur les pics des rochers comme une poussière liquide, ou bien, soulevée par une vague puissante, vous serez jetée dans un courant plus calme.
«J'aime cette journée, j'aime ce ciel d'acier, j'aime l'immobilité et la dureté de ce paysage sous cette gelée; j'aime Thornfield, son antiquité, son isolement, ses vieux arbres, ses buissons épineux, sa façade grise et les lignes de ses fenêtres sombres qui réfléchissent ce ciel métallique; et cependant j'en ai longtemps abhorré la seule pensée, je l'ai évité comme une maison maudite et que je déteste encore!…»
Il serra les dents et se tut; il s'arrêta et frappa du pied le sol durci; une pensée fatale semblait l'étreindre si fortement qu'il ne pouvait faire un pas.
Nous montions l'avenue lorsqu'il s'arrêta ainsi. Le château était devant nous; il jeta sur les créneaux un regard comme je n'en ai jamais vu de ma vie: la douleur, la honte, la colère, l'impatience, le dégoût, la haine, semblèrent lutter un moment dans sa large prunelle dilatée sous son sourcil d'ébène. Le combat fut terrible; mais un autre sentiment s'éleva et triompha: c'était quelque chose de dur, de cynique, de résolu et d'inflexible. Il dompta son émotion, pétrifia son attitude et poursuivit:
«Pendant que je gardais le silence, mademoiselle Eyre, je réglais un compte avec ma destinée; elle était là, près de ce tronc de hêtre, comme une des sorcières qui apparurent à Macbeth sur la bruyère des Forres. «Vous aimez Thornfield,» me disait-elle, en levant le doigt; et elle écrivait dans l'air un souvenir qui courait s'imprimer en hiéroglyphes lugubres sur la façade du château; «aimez-le si vous le pouvez! aimez-le si vous l'osez! — Oui, je l'aimerai, répondis-je, j'ose l'aimer!»
Et il ajouta avec emportement: «Je tiendrai ma parole, je briserai les obstacles qui m'empêchent d'être heureux et bon; oui, bon; je voudrais être meilleur que je n'ai été jusqu'ici, que je ne suis. De même que la baleine de Job brisa la lance et le dard, de même ce que les autres regarderaient comme des barrières de fer tombera sous ma main comme de la paille ou du bois pourri.»
À ce moment, Adèle vint se jeter dans ses jambes avec son volant.
«Éloigne-toi d'ici, enfant, s'écria-t-il durement, ou va jouer avec Sophie!»
Puis il continua à marcher en silence. Je hasardai de le rappeler au sujet dont il s'était écarté.
«Avez-vous quitté le balcon lorsque Mlle Varens entra?»lui demandai-je.
Je m'attendais presque à une rebuffade pour cette question intempestive; mais, au contraire, sortant de sa rêverie, il tourna les yeux vers moi, et son front sembla s'éclaircir.
«Oh! j'avais oublié Céline, me dit-il. Eh bien, lorsque je vis ma magicienne escortée d'un cavalier, le vieux serpent de la jalousie se glissa en sifflant sous mon gilet et en un instant m'eut percé le coeur. Il est étrange, s'écria-t-il en s'interrompant de nouveau, il est étrange que je vous choisisse pour confidente de tout ceci, jeune fille; il est plus étrange encore que vous m'écoutiez tranquillement, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde qu'un homme tel que moi racontât l'histoire de ses maîtresses à une jeune fille simple et inexpérimentée comme vous; mais cette dernière singularité explique la première: avec cet air grave, prudent et sage, vous avez bien la tournure d'une confidente; d'ailleurs je sais avec quel esprit mon esprit est entré en communion; c'est un esprit à part et sur lequel la contagion du mal ne peut rien. Heureusement je ne veux pas lui nuire, car, si je le voulais, je ne le pourrais pas; nos conversations sont bonnes; je ne puis pas vous souiller, et vous me purifiez.»
Après cette digression, il continua:
«Je restai sur le balcon. Ils viendront sans doute dans le boudoir, pensai-je; préparons une embuscade. Passant ma main à travers la fenêtre ouverte, je tirai le rideau; je laissai seulement une petite ouverture pour faire mes observations, je refermai aussi la persienne en ménageant une fente par laquelle pouvaient m'arriver les paroles étouffées des amoureux, puis je me rassis au moment où le couple entrait. Mon oeil était fixé sur l'ouverture; la femme de chambre de Céline alluma une lampe et se retira; je vis alors les amants. Ils déposèrent leurs manteaux; Céline m'apparut brillante de satin et de bijoux, mes dons sans doute; son compagnon portait l'uniforme d'officier, je le reconnus: c'était le vicomte ***, jeune homme vicieux et sans cervelle que j'avais quelquefois rencontré dans le monde; je n'avais jamais songé à le haïr, tant il me semblait méprisable. En le reconnaissant, ma jalousie cessa; mais aussi mon amour pour Céline s'éteignit; une femme qui pouvait me trahir pour un tel rival n'était pas digne de moi, elle ne méritait que le dédain, moins que moi pourtant qui avais été sa dupe.
«Ils commencèrent à causer; leur conversation me mit complètement à mon aise: frivole, mercenaire, sans coeur et sans esprit, elle semblait faite plutôt pour ennuyer que pour irriter. Ma carte était sur la table; dès qu'ils la virent, ils se mirent à parler de moi, mais ni l'un ni l'autre ne possédait assez d'énergie ou d'esprit pour me travailler d'importance; ils m'outrageaient de toutes leurs forces. Céline surtout brillait sur le chapitre de mes défauts et de mes laideurs, elle qui avait témoigné une si fervente admiration pour ce qu'elle appelait ma beauté mâle, en quoi elle différait bien de vous, qui m'avez dit à bout portant, dès notre première entrevue, que vous ne me trouviez pas beau; ce contraste m'a frappé alors, et…
À ce moment, Adèle accourut encore vers nous: «Monsieur, dit-elle,
John vient de dire que votre intendant est arrivé et vous demande.
— Ah! dans ce cas, il faut que j'abrége. J'ouvris la fenêtre et je m'avançai vers eux. Je libérai Céline de ma protection, je la priai de quitter l'hôtel et lui offris ma bourse pour faire face aux exigences du moment, sans me soucier de ses cris, de ses protestations, de ses convulsions, de ses prières. Je pris un rendez-vous au bois de Boulogne avec le vicomte.
«J'eus le plaisir de me battre avec lui le lendemain; je logeai une balle dans l'un de ses pauvres bras étiolés et faibles comme l'aile d'un poulet étique, et alors je crus en avoir fini avec toute la clique; mais malheureusement, six mois avant, Céline m'avait donné cette fillette qu'elle affirmait être ma fille: c'est possible, bien que je ne retrouve chez elle aucune preuve de ma laide paternité; Pilote me ressemble davantage. Quelques années après notre rupture, sa mère l'abandonna et s'enfuit en Italie avec un musicien ou un chanteur. Je n'admets pas que je doive rien à Adèle, et je ne lui demande rien, car je ne suis pas son père; mais, ayant appris son abandon, j'enlevai ce pauvre petit être aux boues de Paris et je le transportai ici, pour l'élever sainement sur le sol salubre de la campagne anglaise. Mme Fairfax a eu recours à vous pour son éducation; mais maintenant que vous savez qu'Adèle est la fille illégitime d'une danseuse de l'Opéra, vous n'envisagerez peut-être plus de la même manière votre tâche et votre élève; vous viendrez peut-être quelque jour à moi en me disant que vous avez trouvé une place, et que vous me priez de chercher une autre gouvernante.
— Non, monsieur; Adèle n'est pas responsable des fautes de sa mère et des vôtres; puisqu'elle n'a pas de parents, que sa mère l'a abandonnée, et que vous, monsieur, vous la reniez, eh bien! je m'attacherai à elle plus que jamais. Comment pourrais-je préférer l'héritier gâté d'une famille riche, qui détesterait sa gouvernante, à la pauvre orpheline qui chercha une amie dans son institutrice?
— Oh! si c'est là votre manière de voir… Mais il faut que je rentre maintenant, et vous aussi, car voici la nuit.»
Je restai encore quelques minutes avec Adèle et Pilote; je courus un peu avec elle, et je jouai une partie de volant. Lorsque nous fûmes rentrées et que je lui eus retiré son chapeau et son manteau, je la pris sur mes genoux et je la laissai babiller une heure environ; je lui permis même quelques petites libertés qu'elle aimait tant à prendre pour se faire remarquer; car là se trahissait en elle le caractère léger que lui avait légué sa mère, et qui est si différent de l'esprit anglais. Cependant elle avait ses qualités, et j'étais disposée à apprécier au plus haut point tout ce qu'il y avait de bon en elle. Je cherchai dans ses traits et son maintien une ressemblance avec M. Rochester, mais je ne pus pas en trouver; rien en elle n'annonçait cette parenté: j'en étais fâchée. Si seulement elle lui avait ressemblé un peu, il aurait eu meilleure opinion d'elle.
Ce ne fut qu'au moment de me coucher que je me mis à repasser dans ma mémoire l'histoire de M. Rochester. Il n'y avait rien d'extraordinaire dans le récit lui-même: la passion d'un riche gentleman pour une danseuse française, la trahison de celle-ci, étaient des faits qui devaient arriver chaque jour; mais il y avait quelque chose d'étrange dans son émotion au moment où il s'était dit heureux d'être revenu dans son vieux château. Je réfléchis sur cet incident, mais j'y renonçai bientôt, le trouvant inexplicable, et je me mis alors à songer aux manières de M. Rochester. Le secret qu'il avait jugé à propos de me révéler semblait un dépôt confié à ma discrétion; du moins je le regardais comme tel et je l'acceptai. Depuis quelques semaines, sa conduite envers moi était plus égale qu'autrefois, je ne paraissais plus le gêner jamais. Il avait renoncé à ses accès de froid dédain. Quand il me rencontrait, il me souriait et avait toujours un mot agréable à me dire; quand il m'invitait à paraître devant lui, il me recevait cordialement, ce qui me prouvait que j'avais vraiment le pouvoir de l'amuser, et qu'il recherchait ces conversations du soir autant pour son plaisir que pour le mien.
Je parlais peu, mais j'avais plaisir à l'entendre; il était communicatif; il aimait à montrer quelques scènes du monde à un esprit qui ne connaissait rien de la vie, il ne me mettait pas sous les yeux des actes mauvais et corrompus; mais il me parlait de choses pleines d'intérêt pour moi, parce qu'elles avaient lieu sur une échelle immense et qu'elles étaient racontées avec une singulière originalité. J'étais heureuse lorsqu'il m'initiait à tant d'idées neuves, qu'il faisait voir de nouvelles peintures à mon imagination, et qu'il révélait à mon esprit des régions inconnues; il ne me troublait plus jamais par de désagréables allusions.
Ses manières aisées me délivrèrent bientôt de toute espace de contrainte; je fus attirée à lui par la franchise amicale avec laquelle il me traita. Il y avait des moments où je le considérais plutôt comme un ami que comme un maître; cependant quelquefois encore il était impérieux, mais je voyais bien que c'était sans intention. Ce nouvel intérêt ajouté à ma vie me rendit si heureuse, si reconnaissante, que je cessai de désirer une famille; ma destinée sembla s'élargir; les vides de mon existence se remplirent; ma santé s'en ressentit, mes forces augmentèrent.
Et M. Rochester était-il encore laid à mes yeux? Non. La reconnaissance et de douces et agréables associations d'idées faisaient que je n'aimais rien tant que de voir sa figure. Sa présence dans une chambre était plus réjouissante pour moi que le feu le plus brillant; cependant je n'avais pas oublié ses défauts; je ne le pouvais pas, car ils apparaissaient sans cesse: il était orgueilleux, sardonique, dur pour toute espèce d'infériorité. Dans le fond de mon âme, je savais bien que sa grande bonté pour moi était balancée par une injuste sévérité pour les autres; il était capricieux, bizarre. Plus d'une fois, lorsqu'on m'envoya pour lui faire la lecture, je le trouvai assis seul dans la bibliothèque, la tête inclinée sur ses bras croisés, et, lorsqu'il levait les yeux, j'apercevais sur ses traits une expression morose et presque méchante; mais je crois que sa dureté, sa bizarrerie et ses fautes passées (je dis passées, car il semblait y avoir renoncé), provenaient de quelque grand malheur. Je crois que la nature lui avait donné des tendances meilleures, des principes plus élevés, des goûts plus purs que ceux qui furent développés chez lui par les circonstances et que la destinée encouragea. Je crois qu'il y avait de bons matériaux en lui, quoiqu'ils fussent souillés pour le moment; je dois dire que j'étais affligée de son chagrin, et que j'aurais beaucoup donné pour l'adoucir.
J'avais éteint ma chandelle et je m'étais couchée; néanmoins, je ne pouvais pas dormir, et je pensais toujours à l'expression de sa figure au moment où il s'était arrêté dans l'avenue et où, disait- il, sa destinée l'avait défié d'être heureux à Thornfield.
«Et pourquoi ne le serait-il pas? me demandai-je. Qu'est-ce qui l'éloigne de cette maison? La quittera-t-il encore bientôt, Mme Fairfax m'a dit qu'il y restait rarement plus de quinze jours; et voilà huit semaines qu'il demeure ici. S'il part, quel triste changement! S'il s'absente pendant le printemps, l'été et l'automne, le soleil et les beaux jours ne pourront apporter aucune gaieté au château.»
Je ne sais si je m'endormis ou non; mais tout à coup j'entendis au-dessus de ma tête un murmure vague, étrange et lugubre qui me fit tressaillir. J'aurais désiré une lumière, car la nuit était obscure, et je me sentais oppressée; je me levai, je m'assis sur mon lit et j'écoutai; le bruit avait cessé.
J'essayai de me rendormir; mais mon coeur battait violemment: ma tranquillité intérieure était brisée. L'horloge de la grande salle sonna deux heures. À ce moment, il me sembla qu'une main glissait sur ma porte comme pour tâter son chemin le long du sombre corridor, «Qui est là?» demandai-je. Personne ne répondit; j'étais glacée de peur.
Je me dis que ce pouvait bien être Pilote qui, lorsque la cuisine se trouvait ouverte, venait souvent se coucher à la porte de M. Rochester. Moi-même je l'y avais quelquefois trouvé le matin en me levant. Cette pensée me tranquillisa un peu; je me recouchai. Le silence calme les nerfs, et, comme je n'entendis plus aucun bruit dans la maison, je me sentis de nouveau besoin de sommeil; mais il était écrit que je ne dormirais pas cette nuit. Au moment où un rêve allait s'approcher de moi, il s'enfuit épouvanté par un bruit assez effrayant en effet.
Je veux parler d'un rire diabolique et profond qui semblait avoir éclaté à la porte même de ma chambre. La tête de mon lit était près de la porte, et je crus un instant que le démon qui venait de manifester sa présence était couché sur mon traversin je me levai, je regardai autour de moi; mais je ne pus rien voir. Le son étrange retentit de nouveau, et je compris qu'il venait du corridor. Mon premier mouvement fut d'aller fermer le verrou; mon second, de crier: «Qui est là?»
Quelque chose grogna; an bout d'un instant j'entendis des pas se diriger du corridor vers l'escalier du troisième, dont la porte fut bientôt ouverte et refermée; puis tout rentra dans le silence.
«Est-ce Grace Poole? Est-elle possédée? me demandai-je. Impossible de rester seule plus longtemps, il faut que j'aille trouver Mme Fairfax.»
Je mis une robe et un châle, je tirai le verrou et j'ouvris la porte en tremblant.
Il y avait une chandelle allumée dans le corridor. Je fus étonnée, mais ma surprise augmenta bien davantage lorsque je m'aperçus que l'air était lourd et rempli de fumée; je regardais autour de moi pour comprendre d'où cela pouvait venir, quand je sentis une odeur de brûlé.
J'entendis craquer une porte; c'était celle de M. Rochester, et c'était de là que sortait un nuage de fumée. Je ne pensais plus à Mme Fairfax, ni à Grace Poole, ni au rire étrange. En un instant je fus dans la chambre de M. Rochester; les rideaux étaient en feu, et M. Rochester profondément endormi au milieu de la flamme et de la fumée.
«Réveillez-vous!» lui criai-je en le secouant.
Il marmotta quelque chose et se retourna; la fumée l'avait à moitié suffoqué, il n'y avait pas un moment à perdre; le feu venait de se communiquer aux draps. Je courus à son pot à l'eau et à son aiguière; heureusement que l'une était large, l'autre profond, et que tous deux étaient pleins d'eau; j'inondai le lit et celui qui l'occupait, puis j'allai dans ma chambre chercher d'autre eau; enfin je parvins à éteindre le feu.
Le sifflement des flammes mourantes, le bruit que fit mon pot à l'eau en s'échappant de mes mains et en tombant à terre, et surtout la fraîcheur de l'eau que j'avais si libéralement répandue, finirent par réveiller M. Rochester; bien qu'il fît très sombre, je m'en aperçus en l'entendant fulminer de terribles anathèmes lorsqu'il se trouva couché dans une mare.
«Y a-t-il une inondation? s'écria-t-il.
— Non, monsieur, répondis-je; mais il y a eu un incendie. Levez- vous; vous êtes sauvé; maintenant je vais aller vous chercher une lumière.
— Au nom de toutes les fées de la chrétienté, est-ce vous, Jane Eyre? demanda-t-il; que m'avez-vous donc fait, petite sorcière? qui est venu dans cette chambre avec vous? avez-vous juré de me noyer?
— Je vais aller vous chercher une lumière, monsieur; mais, au nom du ciel, levez-vous; quelqu'un en veut à votre vie, vous ne pouvez pas trop vous hâter de découvrir qui.
— Me voilà levé; attendez une minute que je trouve des vêtements secs, si toutefois il y en a encore. Ah! voilà ma robe de chambre; maintenant courez chercher une lumière.»
Je partis, et je rapportai la chandelle qui était restée dans le corridor; il me la prit des mains et examina le lit noirci par la flamme, ainsi que les draps et le tapis couvert d'eau.
«Qui a fait cela?» demanda-t-il.
Je lui racontai brièvement ce que je savais; je lui parlai du rire étrange, des pas que j'avais entendus se diriger vers le troisième, de la fumée et de l'odeur qui m'avaient conduite à sa chambre, de l'état dans lequel je l'avais trouvé; enfin, je lui dis que pour éteindre le feu j'avais jeté sur lui toute l'eau que j'avais pu trouver.
Il m'écouta sérieusement; sa figure exprimait plus de tristesse que d'étonnement; il resta quelque temps sans parler.
«Voulez-vous que j'avertisse Mme Fairfax? demandai-je.
— Mme Fairfax? Non, pourquoi diable l'appeler? Que ferait-elle?
Laissez-la dormir tranquille.
— Alors je vais aller éveiller Leah, John et sa femme.
— Non, restez ici; vous avez un châle. Si vous n'avez pas assez chaud, enveloppez-vous dans mon manteau et asseyez-vous sur ce fauteuil; maintenant mettez vos pieds sur ce tabouret, afin de ne pas les mouiller; je vais prendre la chandelle et vous laisser quelques instants. Restez ici jusqu'à mon retour; soyez aussi tranquille qu'une souris; il faut que j'aille visiter le troisième; mais surtout ne bougez pas et n'appelez personne.»
Il partit, et je suivis quelque temps la lumière; il traversa le corridor, ouvrit la porte de l'escalier aussi doucement que possible, la referma, et tout rentra dans l'obscurité. J'écoutai, mais je n'entendis rien Il y avait déjà longtemps qu'il était parti; j'étais fatiguée et j'avais froid, malgré le manteau qui me couvrait; je ne voyais pas la nécessité de rester, puisqu'il était inutile d'aller réveiller personne. J'allais risquer d'encourir le mécontentement de M. Rochester en désobéissant à ses ordres, lorsque j'aperçus la lumière et que j'entendis ses pas le long du corridor. «J'espère que c'est lui,» pensai-je.
Il entra pâle et sombre.
«J'ai tout découvert, dit-il, en posant sa lumière sur la table de toilette; c'était bien ce que je pensais.
— Comment, monsieur?»
Il ne répondit pas; mais, croisant les bras, il regarda quelque temps à terre; enfin, au bout de plusieurs minutes, il me dit d'un ton étrange:
«Avez-vous vu quelque chose au moment où vous avez ouvert la porte de votre chambre?
— Non, monsieur, rien que le chandelier.
— Mais vous avez entendu un rire singulier; ne l'aviez-vous pas déjà entendu, ou du moins quelque chose qui y ressemble?
— Oui, monsieur, il y a ici une femme appelée Grace Poole, qui rit de cette manière; c'est une étrange créature.
— Oui, Grace Poole; vous avez deviné; elle est étrange, comme vous le dites. Je réfléchirai sur ce qui vient de se passer; en attendant, je suis content que vous et moi soyons seuls à connaître les détails de cette affaire. N'en parlez jamais; j'expliquerai tout ceci, ajouta-t-il en indiquant le lit. Retournez dans votre chambre; quant à moi, le divan de la bibliothèque me suffira pour le reste de la nuit. Il est quatre heures; dans deux heures les domestiques seront levés.
— Alors, bonsoir, monsieur,» dis-je en me levant.
Il sembla surpris, bien que lui-même m'eût dit de partir.
«Quoi! s'écria-t-il, vous me quittez déjà, et de cette manière?
— Vous m'avez dit que je le pouvais, monsieur.
— Mais pas ainsi, sans prendre congé, sans me dire un seul mot, et de cette manière sèche et brève. Vous m'avez sauvé la vie; vous m'avez arraché à une mort horrible, et vous me quittez comme si nous étions étrangers l'un à l'autre; donnez-moi au moins une poignée de main.»
Il me tendit sa main; je lui donnai la mienne, qu'il prit d'abord dans une de ses mains, puis dans toutes les deux.
«Vous m'avez sauvé la vie, et je suis heureux d'avoir contracté envers vous cette dette immense; je ne puis rien dire de plus. J'aurais souffert d'avoir une telle obligation envers toute autre créature vivante; mais envers vous, c'est différent. Ce que vous avez fait pour moi ne me pèse pas, Jane.»
Il s'arrêta et me regarda; les paroles tremblaient sur ses lèvres, et sa voix était émue.
«Encore une fois, bonsoir, monsieur; mais il n'y a ici ni dette, ni obligation, ni fardeau.
— Je savais, continua-t-il, qu'un jour ou l'autre vous me feriez du bien; je l'ai vu dans vos yeux la première fois que je vous ai regardée. Ce n'est pas sans cause que leur expression et leur sourire…» Il s'arrêta, puis continua rapidement: «me firent du bien jusqu'au plus profond de mon coeur. Le peuple parle de sympathies naturelles et de bons génies; il y a du vrai dans les fables les plus bizarres. Ma protectrice chérie, bonsoir!»
Sa voix avait une étrange énergie, et ses yeux brillaient d'une flamme singulière.
«Je suis heureuse de m'être trouvée éveillée, dis-je en me retirant.
— Comment! vous partez!
— J'ai froid, monsieur.
— C'est vrai, et vous êtes là dans l'eau; allez, Jane, allez!»
Mais il tenait toujours ma main, et je ne pouvais partir. Je pris un expédient.
«Il me semble, monsieur, dis-je, que j'entends remuer Mme Fairfax.
— Alors, quittez-moi.» Il lâcha ma main et je partis.
Je regagnai mon lit, mais sans songer à dormir. Le matin arriva au moment où je me sentais emportée sur une mer houleuse dont les vagues troublées se mélangeaient aux ondes joyeuses; il me semblait voir au delà de ces eaux furieuses un rivage doux comme les montagnes de Beulah. De temps en temps une brise rafraîchissante éveillée par l'espoir me soutenait et me menait triomphalement au but; mais je ne pouvais pas l'atteindre, même en imagination. Un vent contraire m'écartait de la terre et me repoussait au milieu des vagues. En vain mon bon sens voulait résister à mon délire, ma sagesse à ma passion; trop fiévreuse pour m'endormir, je me levai aussitôt que je vis poindre le jour.
CHAPITRE XVI
Le jour qui suivit cette terrible nuit, j'avais à la fois crainte et désir de voir M. Rochester; j'avais besoin d'entendre sa voix, et je craignais son regard. Au commencement de la matinée, j'attendais de moment en moment son arrivée. Il n'entrait pas souvent dans la salle d'étude, mais il y venait pourtant quelquefois, et je pressentais qu'il y ferait une visite ce jour- là.
Mais la matinée se passa comme de coutume; rien ne vint interrompre les tranquilles études d'Adèle. Après le déjeuner, j'entendis du bruit du côté de la chambre de M. Rochester; on distinguait les voix de Mme Fairfax, de Leah, de la cuisinière, et l'accent brusque de John. «Quelle bénédiction, criait-on, que notre maître n'ait pas été brûlé dans son lit! C'est toujours dangereux de garder une chandelle allumée pendant la nuit Quel bonheur qu'il ait pensé à son pot à l'eau! Pourquoi n'a-t-il éveillé personne? Pourvu qu'il n'ait pas pris froid en dormant dans la bibliothèque!»
Après ces exclamations, on remit tout en état. Lorsque je descendis pour dîner, la porte de la chambre était ouverte et je vis que le dégât avait été réparé; le lit seul restait encore dépouillé de ses rideaux; Leah était occupée à laver le bord des fenêtres noirci par la fumée; je m'avançai pour lui parler, car je désirais connaître l'explication donnée par M. Rochester; mais en approchant j'aperçus une seconde personne: elle était assise près du lit, et occupée à coudre des anneaux à des rideaux. Je reconnus Grace Poole.
Elle était là taciturne comme toujours, habillée d'une robe de stoff brun, d'un tablier à cordons, d'un mouchoir blanc et d'un bonnet. Elle semblait complètement absorbée par son ouvrage; ses traits durs et communs n'étaient nullement empreints de cette pâleur désespérée qu'on se serait attendu à trouver chez une femme qui avait tenté un meurtre, et dont la victime avait été sauvée et lui avait déclaré connaître le crime qu'elle croyait caché à tous; j'étais étonnée, confondue. Elle leva les yeux pendant que je la regardais: ni tressaillement, ni pâleur, rien, en un mot, ne vint annoncer l'émotion, la conscience d'une faute ou la crainte d'être trahie. Elle me dit: «Bonjour, mademoiselle,» d'un ton bref et flegmatique comme toujours, et, prenant un autre anneau, elle continua son travail.
«Je vais la mettre à l'épreuve, pensai-je, car je ne puis comprendre comment elle est aussi impénétrable… Bonjour, Grace, dis-je. Est-il arrivé quelque chose ici? il me semble que je viens d'entendre les domestiques parler tous à la fois.
— C'est simplement notre maître qui a voulu lire la nuit dernière. Il s'est endormi avec sa bougie allumée, et le feu a pris aux rideaux. Heureusement il s'est réveillé avant que les draps et les couvertures fussent enflammés, et il a pu éteindre le feu.
— C'est étrange, dis-je plus bas et en la regardant fixement. Mais M. Rochester n'a-t-il éveillé personne? personne ne l'a-t-il entendu remuer?»
Elle leva les yeux sur moi, et cette fois leur expression ne fut plus la même; elle m'examina attentivement, puis répondit:
«Les domestiques dorment loin de là, mademoiselle, et ils n'ont pas pu entendre. Votre chambre et celle de Mme Fairfax sont les plus voisines; Mme Fairfax dit qu'elle n'a rien entendu; quand on vieillit, on a le sommeil dur.»
Elle s'arrêta, puis elle ajouta avec une indifférence feinte et un ton tout particulier:
«Mais vous, mademoiselle, vous êtes jeune, vous avez le sommeil léger; peut-être avez-vous entendu du bruit?
— Oui, répondis-je en baissant la voix afin de ne pas être entendue de Leah, qui lavait toujours les carreaux: j'ai d'abord cru que c'était Pilote; mais Pilote ne rit pas, et je suis certaine d'avoir entendu un rire fort bizarre.»
Elle prit une nouvelle aiguillée de fil, la passa sur un morceau de cire, enfila son aiguille d'une main assurée, et m'examina avec un calme parfait.
«Je ne crois pas, mademoiselle, dit-elle, que notre maître se soit mis à rire dans un tel danger; vous l'aurez rêvé.
— Non!» repris-je vivement; car j'étais indignée par la froideur de cette femme.
Elle fixa de nouveau sur moi un regard scrutateur. «Avez-vous dit à notre maître que vous aviez entendu rire? demanda-t-elle.
— Je n'ai pas encore eu occasion de lui parler ce matin.
— Vous n'avez pas songé à ouvrir votre porte et à regarder dans le corridor?»
Elle semblait me questionner pour m'arracher des détails malgré moi. Je pensai que, du jour où elle viendrait à savoir que je connaissais ou que je soupçonnais son crime, elle chercherait à se venger; je crus prudent de me tenir sur mes gardes.
«Au contraire, répondis-je, je poussai le verrou.
— Vous n'avez donc pas l'habitude de mettre le verrou avant de vous coucher?
— Démon! pensai-je; elle veut connaître mes habitudes, afin de tracer son plan.»
L'indignation fut de nouveau plus forte que la prudence. Je répondis avec aigreur:
«Jusqu'ici j'ai souvent oublié cette précaution, parce que je la croyais inutile. Je ne pensais pas qu'à Thornfield on pût craindre aucun danger. Mais à l'avenir, ajoutai-je en appuyant sur chaque mot, je veillerai à ma sûreté.
— Et vous avez raison, répondit-elle. Les environs sont aussi tranquilles que possible, et je n'ai jamais entendu parler de voleurs depuis que le château est bâti; et pourtant on sait qu'il y a ici pour des sommes énormes de vaisselle d'argent; et pour une aussi grande maison vous voyez qu'il y a bien peu de domestiques, parce que notre maître y demeure rarement et qu'il n'est point marié. Mais je crois qu'il vaut toujours mieux être prudent; une porte est bien vite fermée, et il est bon d'avoir un verrou entre soi et un crime possible. Beaucoup de gens pensent qu'il faut se fier entièrement à la Providence; mais moi je crois que c'est à nous de pourvoir à notre sûreté, et que la Providence bénit ceux qui agissent avec sagesse.»
Ici elle termina cette harangue longue pour elle et prononcée avec la lenteur d'une quakeresse.
J'étais muette d'étonnement devant ce qui me semblait une merveilleuse domination sur elle-même et une incroyable hypocrisie, lorsque la cuisinière entra.
«Madame Poole, dit-elle en s'adressant à Grace, le repas des domestiques sera bientôt prêt: voulez-vous descendre?
— Non; mettez-moi seulement une chopine de porter et un morceau de pouding sur un plateau et montez-le.
— Voulez-vous un peu de viande?
— Oui, un morceau, et un peu de fromage, voilà tout.
— Et le sagou?
— Je n'en ai pas besoin maintenant; je descendrai avant l'heure du thé et je le ferai moi-même.»
La cuisinière se tourna vers moi en me disant que Mme Fairfax m'attendait. Je sortis alors de la chambre.
J'étais tellement intriguée par le caractère de Grace Poole, que ce fut à peine si j'entendis le récit que me fit Mme Fairfax pendant le déjeuner de l'événement de la nuit dernière; je tâchais de comprendre ce que pouvait être Grace dans le château, et je me demandais pourquoi M. Rochester ne l'avait pas fait emprisonner, ou du moins chasser loin de lui. La nuit précédente, il m'avait presque dit qu'elle était coupable de l'incendie: quelle cause mystérieuse pouvait l'empêcher de le déclarer? Pourquoi m'avait-il recommandé le secret? N'était-ce pas singulier? Un gentleman hautain, téméraire et vindicatif, tombé au pouvoir de la dernière de ses servantes! et lorsqu'elle attentait à sa vie, il n'osait pas l'accuser publiquement et lui infliger un châtiment! Si Grace avait été jeune et belle, j'aurais pu croire que M. Rochester était poussé par des sentiments plus tendres que la prudence ou la crainte. Mais cette supposition devenait impossible dès qu'on regardait Grace. Et pourtant je me mis à réfléchir. Elle avait été jeune, et sa jeunesse avait dû correspondre à celle de M. Rochester; Mme Farfaix disait qu'elle demeurait depuis longtemps dans le château; elle n'avait jamais dû être jolie, mais peut-être avait-elle eu un caractère vigoureux et original. M. Rochester était amateur des excentricités, et certainement Grace était excentrique. Peut-être autrefois un caprice (dont une nature aussi prompte que la sienne était bien capable) l'avait livré entre les mains de cette femme; peut-être à cause de son imprudence exerçait-elle maintenant sur ses actions une influence secrète dont il ne pouvait pas se débarrasser et qu'il n'osait pas dédaigner. Mais à ce moment la figure carrée, grosse, laide et dure de Grace se présenta à mes yeux, et je me dis: «Non, ma supposition est impossible! Et pourtant, ajoutait en moi une voix secrète, toi non plus tu n'es pas belle, et pourtant tu plais peut-être à M. Rochester; du moins tu l'as souvent cru; la dernière nuit encore, rappelle-toi ses paroles, ses regards, sa voix.»
Je me rappelais tout; le langage, le regard, l'accent me revinrent à la mémoire. Nous étions dans la salle d'étude; Adèle dessinait; je me penchai vers elle pour diriger son crayon; elle leva tout à coup les yeux sur moi.
«Qu'avez-vous, mademoiselle? dit-elle; vos doigts tremblent comme la feuille et vos joues sont rouges, mais rouges comme des cerises.
— J'ai chaud, Adèle, parce que je viens de me baisser.»
Elle continua à travailler et moi à méditer.
Je me hâtai de chasser de mon esprit la pensée que j'avais conçue sur Grace Poole; elle me dégoûtait. Je me comparai à elle et je vis que nous étions différentes. Bessie m'avait dit que j'avais tout à fait l'air d'une lady, et c'était vrai. J'étais mieux que lorsque Bessie m'avait vue; j'étais plus grasse, plus fraîche, plus animée, parce que mes espérances étaient plus grandes et mes jouissances plus vives.
«Voici la nuit qui vient, me dis-je en regardant du côté de la fenêtre; je n'ai entendu ni les pas ni la voix de M. Rochester aujourd'hui; mais certainement je le verrai ce soir.»
Le matin je craignais cette entrevue, mais maintenant je la désirais. Mon attente avait été vaine pendant si longtemps que j'étais arrivée à l'impatience.
Lorsqu'il fit nuit close et qu'Adèle m'eut quittée pour aller jouer avec Sophie, mon désir était au comble; j'espérais toujours entendre la sonnette retentir et voir Leah entrer pour me dire de descendre. Plusieurs fois je crus entendre les pas de M. Rochester et mes yeux se tournèrent vers la porte; je me figurais qu'elle allait s'ouvrir pour livrer passage à M. Rochester; mais la porte resta fermée. Il n'était pas encore bien tard; souvent il m'envoyait chercher à sept ou huit heures, et l'aiguille n'était pas encore sur six; serais-je donc désappointée justement ce jour- là où j'avais tant de choses à lui dire? Je voulais parler de Grace Poole, afin de voir ce qu'il me répondrait. Je voulais lui demander s'il la croyait véritablement coupable de cet odieux attentat, et pourquoi il désirait que le crime demeurât secret. Je m'inquiétais assez peu de savoir si ma curiosité l'irriterait; je savais le contrarier et l'adoucir tour à tour; c'était un vrai plaisir pour moi, et un instinct sûr m'empêchait toujours d'aller trop loin; je ne me hasardais jamais jusqu'à la provocation, mais je poussais aussi loin que me le permettait mon adresse. Conservant toujours les formes respectueuses qu'exigeait ma position, je pouvais néanmoins opposer mes arguments aux siens sans crainte ni réserve; cette manière d'agir nous plaisait à tous deux.
Un craquement se fit entendre dans l'escalier, et Leah parut enfin, mais c'était seulement pour m'avertir que le thé était servi dans la chambre de Mme Fairfax; je m'y rendis, contente de descendre, car il me semblait que j'étais ainsi plus près de M. Rochester.
«Vous devez avoir besoin de prendre votre thé, me dit la bonne dame au moment où j'entrai; vous avez si peu mangé à dîner! J'ai peur, continua-t-elle, que vous ne soyez pas bien aujourd'hui: vous avez l'air fiévreux.
— Oh si! je vais très bien, je ne me suis jamais mieux portée.
— Eh bien, alors, prouvez-le par un bon appétit; voulez-vous remplir la théière pendant que j'achève ces mailles?»
Lorsqu'elle eut fini sa tâche, elle se leva et ferma les volets, qu'elle avait probablement laissés ouverts pour jouir le plus longtemps possible du jour, quoique l'obscurité fût déjà presque complète.
«Bien qu'il n'y ait pas d'étoiles, il fait beau, dit-elle en regardant à travers les carreaux; M. Rochester n'aura pas eu à se plaindre de son voyage.
— M. Rochester est donc parti? Je n'en savais rien!
— Il est parti tout de suite après son déjeuner pour aller au château de M. Eshton, à dix milles de l'autre côté de Millcote. Je crois que lord Ingram, sir George Lynn, le colonel Dent et plusieurs autres encore doivent s'y trouver réunis.
— L'attendez-vous aujourd'hui?
— Oh non! ni même demain; je pense qu'il y restera au moins une semaine. Quand les nobles se réunissent, ils sont entourés de tant de gaieté, d'élégance et de sujets de plaisir, qu'ils ne sont nullement pressés de se séparer; on recherche surtout les messieurs dans ces réunions, et M. Rochester est si charmant dans le monde qu'il y est généralement fort aimé. Il est le favori des dames, bien qu'il n'ait pas l'air fait pour leur plaire; mais je crois que ses talents, sa fortune et son rang, font oublier son extérieur.
— Et y a-t-il des dames au château?
— Oui, il y a Mme Eshton avec ses trois filles, des jeunes filles vraiment charmantes, Mlles Blanche et Mary Ingram, qui, je crois, sont bien belles. J'ai vu Mlle Blanche il y a six ou sept ans; elle avait dix-huit ans, et était venue à un bal de Noël donné par M. Rochester. Ah! ce jour-là, la salle à manger était richement décorée et illuminée. Je crois qu'il y avait cinquante ladies et gentlemen des premières familles; Mlle Ingram était la reine de la fête.
— Vous dites que vous l'avez vue, madame Fairfax. Comment était- elle?
— Oui, je l'ai vue; les portes de la salle à manger étaient ouvertes, et, comme c'était le jour de Noël, les domestiques avaient le droit de se réunir dans la grande salle pour entendre chanter les dames. M. Rochester me fit entrer, je m'assis tranquillement dans un coin et je regardai autour de moi; je n'ai jamais vu un spectacle plus splendide! Les dames étaient en grande toilette. La plupart d'entre elles, ou du moins les plus jeunes, me semblèrent fort belles; mais Mlle Ingram était certainement la reine de la fête.
— Et comment était-elle?
— Grande, une taille fine, des épaules tombantes, un cou long et gracieux, un teint mat, des traits nobles, des yeux un peu semblables à ceux de M. Rochester, grands, noirs et brillants comme ses diamants. Ses beaux cheveux noirs étaient arrangés avec art; par derrière, une couronne de nattes épaisses, et par devant, les boucles les plus longues et les plus lisses que j'aie jamais vues. Elle portait une robe blanche; une écharpe couleur d'ambre, jetée sur une de ses épaules et sur sa poitrine, venait se rattacher sur le côté et prolongeait ses longues franges jusqu'au dessous du genou. Ses cheveux étaient ornés de fleurs également couleur d'ambre, et qui contrastaient bien avec sa chevelure d'ébène.
— Elle devait être bien admirée?
— Oh oui! et non seulement pour sa beauté, mais encore pour ses talents, car elle chanta un duo avec M. Rochester.
— M. Rochester! Je ne savais pas qu'il chantât.
— Ah! il a une très belle voix de basse et beaucoup de goût pour la musique.
— Et quelle espèce de voix a Mlle Ingram?
— Une voix très pleine et très puissante; elle chantait admirablement, et c'était un plaisir de l'entendre. Ensuite elle joua du piano; je ne m'y connais pas, mais j'ai entendu dire à M. Rochester qu'elle exécutait d'une manière très remarquable.
— Et cette jeune fille, si belle et si accomplie, n'est pas encore mariée?
— Il paraît que non; je crois que ni elle ni sa soeur n'ont beaucoup de fortune; le fils aîné a hérité de la plus grande partie des biens de son père.
— Mais je m'étonne qu'aucun noble ne soit tombé amoureux d'elle,
M. Rochester, par exemple; il est riche, n'est-ce pas?
— Oh! oui; mais vous voyez qu'il y a une énorme différence d'âge. M. Rochester a près de quarante ans, et elle n'en a que vingt- cinq.
— Qu'importe? il se fait tous les jours des mariages où l'on voit une différence d'âge plus grande encore entre les deux époux.
— C'est vrai; je ne crois cependant pas que M. Rochester ait jamais eu une semblable idée. Mais vous ne mangez rien, vous avez à peine goûté à votre tartine depuis que vous avez commencé votre thé.
— J'ai trop soif pour manger; voulez-vous, s'il vous plaît, me donner une autre tasse de thé?»
J'allais recommencer à parler de la probabilité d'un mariage entre M. Rochester et la belle Blanche, lorsque Adèle entra, ce qui nous força à changer le sujet de notre conversation.
Dès que je fus seule, je me mis à repasser dans ma mémoire ce que m'avait dit Mme Fairfax; je regardai dans mon coeur, j'examinai mes pensées et mes sentiments, et d'une main ferme, je m'efforçai de ramener dans le sentier du bon sens ceux que mon imagination avait laissés s'égarer dans des routes impraticables.
Appelé devant mon tribunal, le souvenir produisit les causes qui avaient éveillé en moi des espérances, des désirs, des sensations depuis la nuit dernière; il expliqua la raison de l'état général de l'esprit depuis une quinzaine environ; mais le bon sens vint tranquillement me présenter les choses telles qu'elles étaient et me montrer que j'avais rejeté la vérité pour me nourrir de l'idéal. Alors je prononçai mon jugement, et je déclarai:
Que jamais plus grande folle que Jeanne Eyre n'avait marché sur la terre, que jamais idiote plus fantasque ne s'était bercée de doux mensonges et n'avait mieux avalé un poison comme si c'eût été du nectar.
«Toi, me dis-je, devenir la préférée de M. Rochester, avoir le pouvoir de lui plaire, être de quelque importance pour lui? Va, ta folie me fait mal! Tu as été joyeuse de quelques marques d'attention, marques équivoques accordées par un noble, un homme du monde, à une servante, à une enfant; pauvre dupe! Comment as-tu osé … Ton propre intérêt n'aurait-il pas dû te rendre plus sage? Ce matin, tu as repassé dans ta mémoire la scène de la nuit dernière; voile ta face et rougis de honte! Il a brièvement loué tes yeux, n'est-ce pas? Poupée aveugle! ouvre tes paupières troublées et regarde ta démence. Il est fâcheux pour une femme d'être flattée par un supérieur qui ne peut pas avoir l'intention de l'épouser. C'est folie chez une femme de laisser s'allumer en elle un amour secret qui doit dévorer sa vie, s'il n'est ni connu ni partagé, et qui, s'il est connu et partagé, doit la lancer dans de misérables difficultés dont il lui sera impossible de sortir.
«Jane Eyre, écoute donc ta sentence: demain tu prendras une glace et tu feras fidèlement ton portrait, sans omettre un seul défaut, sans adoucir une seule ligne trop dure, sans effacer une seule irrégularité déplaisante; tu écriras en dessous: «Portrait d'une gouvernante laide, pauvre et sans famille.»
«Ensuite tu prendras une feuille d'ivoire, tu en as une toute prête dans ta boîte à dessiner, tu mélangeras sur ta palette les couleurs les plus fraîches et les plus fines, tu dessineras la plus charmante figure que pourra te retracer ton imagination; tu la coloreras des teintes les plus douces, d'après ce que t'a dit Mme Fairfax sur Blanche Ingram; n'oublie pas les boucles noires et l'oeil oriental. Quoi, tu songes à prendre M. Rochester pour modèle! non, pas de désespoir, pas de sentiment; je demande du bon sens et de la résolution. Rappelle-toi les traits nobles et harmonieux, le cou et la taille grecs; laisse voir un beau bras rond et une main délicate; n'oublie ni l'anneau de diamant ni le bracelet d'or; copie exactement les dentelles et le satin, l'écharpe gracieuse et les roses d'or; puis au-dessous tu écriras: «Blanche, jeune fille accomplie, appartenant à une famille d'un haut rang.»
«Et si jamais, à l'avenir, tu t'imaginais que M. Rochester pense à toi, prends ces deux portraits, compare-les et dis-toi: «Il est probable que M. Rochester pourrait gagner l'amour de cette jeune fille noble, s'il voulait s'en donner la peine; est-il possible qu'il songe sérieusement à cette pauvre et insignifiante institutrice?»
«Eh bien oui, me dis-je, je ferai ces deux portraits.»
Et, après avoir pris cette résolution, je devins plus calme et je m'endormis.
Je tins ma parole; une heure ou deux me suffirent pour esquisser mon portrait au crayon, et en moins de quinze jours j'eus achevé une miniature d'une Blanche Ingram imaginaire: c'était une assez jolie figure, et, lorsque je la comparais à la mienne, le contraste était aussi frappant que je pouvais le désirer. Ce travail me fit du bien: d'abord il occupa pendant quelque temps ma tête et mes mains; puis il donna de la force et de la fixité à l'impression que je désirais maintenir dans mon coeur.
Je fus bientôt récompensée de cette discipline que j'avais imposée à mes sentiments. Grâce à elle, je pus supporter avec calme les événements qui vont suivre; et si je n'y avais pas été préparée, je n'aurais probablement pas pu conserver une tranquillité même apparente.