Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
CHAPITRE XVII
Une semaine se passa sans qu'on reçût aucune nouvelle de M. Rochester; au bout de dix jours il n'était pas encore revenu. Mme Fairfax me dit qu'elle ne serait pas étonnée qu'en quittant le château de M. Eshton il se rendit à Londres, puis que de là il passât sur le continent, pour ne pas revenir à Thornfield de toute l'année; bien souvent, disait-elle, il avait quitté le château d'une manière aussi prompte et aussi inattendue. En l'entendant parler ainsi, j'éprouvai un étrange frisson et je sentis mon coeur défaillir. Je venais de subir un douloureux désappointement.
Mais, ralliant mes esprits et rappelant mes principes, je m'efforçai de remettre de l'ordre dans mes sensations. Bientôt je me rendis maîtresse de mon erreur passagère, et je chassai l'idée que les actes de M. Rochester pussent avoir tant d'intérêt pour moi. Et pourtant je ne cherchais pas à m'humilier en me persuadant que je lui étais trop inférieure; mais je me disais que je n'avais rien à faire avec le maître de Thornfield, si ce n'est à recevoir les gages qu'il me devait pour les leçons que je donnais à sa protégée, à me montrer reconnaissante de la bonté et du respect qu'il me témoignait; bonté et respect auxquels j'avais droit du reste, si j'accomplissais mon devoir. Je m'efforçais de me convaincre que M. Rochester ne pouvait admettre entre lui et moi que ce seul lien; ainsi donc c'était folie à moi de vouloir en faire l'objet de mes sentiments les plus doux, de mes extases, de mes déchirements, et ainsi de suite, puisqu'il n'était pas dans la même position que moi. Avant tout, je ne devais pas chercher à sortir de ma classe; je devais me respecter et ne pas nourrir avec toute la force de mon coeur et de mon âme un amour qu'on ne me demandait pas, et qu'on mépriserait même.
Je continuais tranquillement ma tâche, mais de temps en temps d'excellentes raisons s'offraient à mon esprit pour m'engager à quitter Thornfield. Involontairement je me mettais à penser aux moyens de changer de place; je crus inutile de chasser ces pensées. «Eh bien! me dis-je, laissons-les germer, et, si elles le peuvent, qu'elles portent des fruits!»
Il y avait à peu près quinze jours que M. Rochester était absent, lorsque Mme Fairfax reçut une lettre.
«C'est de M. Rochester, dit-elle en regardant le timbre; nous allons savoir s'il doit ou non revenir parmi nous.»
Pendant qu'elle brisait le cachet et qu'elle lisait le contenu, je continuai à boire mon café (nous étions à déjeuner); il était très chaud, et ce fut un moyen pour moi d'expliquer la rougeur qui couvrit ma figure à la réception de la lettre; mais je ne me donnai pas la peine de chercher la raison qui agitait ma main et qui me fit renverser la moitié de mon café dans ma soucoupe.
«Quelquefois je me plains que nous sommes trop tranquilles ici, dit Mme Fairfax en continuant de tenir la lettre devant ses lunettes; mais maintenant nous allons être passablement occupées, pour quelque temps au moins.»
Ici je me permis de demander une explication; après avoir rattaché le cordon du tablier d'Adèle qui venait de se dénouer, lui avoir versé une autre tasse de lait et lui avoir donné une talmouse, je dis nonchalamment:
«M. Rochester ne doit probablement pas revenir de sitôt?
— Au contraire, il sera ici dans trois jours, c'est-à-dire jeudi prochain; et il ne vient pas seul: il amène avec lui toute une société. Il dit de préparer les plus belles chambres du château; la bibliothèque et le salon doivent être aussi mis en état. Il me dit également d'envoyer chercher des gens pour aider à la cuisine, soit à Millcote, soit dans tout autre endroit; les dames amèneront leurs femmes de chambre et les messieurs leurs valets; la maison sera pleine.»
Après avoir parlé, Mme Fairfax avala son déjeuner et partit pour donner ses ordres.
Il y eut en effet beaucoup à faire pendant les trois jours suivants. Toutes les chambres de Thornfield m'avaient semblé très propres et très bien arrangées; mais il paraît que je m'étais trompée. Trois servantes nouvelles arrivèrent pour aider les autres; tout fut frotté et brossé; les peintures furent lavées, les tapis battus, les miroirs et les lustres polis, les feux allumés dans les chambres, les matelas de plume mis à l'air, les draps séchés devant le foyer; jamais je n'ai rien vu de semblable. Adèle courait au milieu de ce désordre; les préparatifs de réception et la pensée de tous les gens qu'elle allait voir la rendaient folle de joie. Elle voulut que Sophie vérifiât ses toilettes, ainsi qu'elle appelait ses robes, afin de rafraîchir celles qui étaient passées et d'arranger les autres; quant à elle, elle ne faisait que bondir dans les chambres, sauter sur les lits, se coucher sur les matelas, entasser les oreillers et les traversins devant d'énormes feux. Elle était libérée de ses leçons; Mme Fairfax m'avait demandé mes services, et je passais toute ma journée dans l'office à l'aider tant bien que mal, elle et la cuisinière. J'apprenais à faire du flan, des talmouses, de la pâtisserie française, à préparer le gibier et à arranger les desserts.
On attendait toute la compagnie le jeudi à l'heure du dîner, c'est-à-dire à six heures; je n'eus pas le temps d'entretenir mes chimères, et je fus aussi active et aussi gaie que qui que ce fût, excepté Adèle. Cependant quelquefois ma gaieté se refroidissait, et, en dépit de moi-même, je me laissais de nouveau aller au doute et aux sombres conjectures, et cela surtout lorsque je voyais la porte de l'escalier du troisième, qui depuis quelque temps était toujours restée fermée, s'ouvrir lentement et donner passage à Grace Poole, qui glissait alors tranquillement le long du corridor pour entrer dans les chambres à coucher et dire un mot à l'une des servantes, peut-être sur la meilleure manière de polir une grille, de nettoyer un marbre de cheminée ou d'enlever les taches d'une tenture; elle descendait à la cuisine une fois par jour pour dîner, fumait un instant près du foyer, et retournait dans sa chambre, triste, sombre et solitaire, emportant avec elle un pot de porter. Sur vingt-quatre heures elle n'en passait qu'une avec les autres domestiques. Le reste du temps, elle restait seule dans une chambre basse du second étage, où elle cousait et riait probablement de son rire terrible. Elle était aussi seule qu'un prisonnier dans son cachot.
Mais ce qui m'étonna, c'est que personne dans la maison, excepté moi, ne semblait s'inquiéter des habitudes de Grace. Personne ne se demandait ce qu'elle faisait là; personne ne la plaignait de son isolement.
Un jour, je saisis un fragment de conversation entre Leah et une femme de journée; elles s'entretenaient de Grace. Leah dit quelque chose que je n'entendis pas, et la femme de journée répondit:
«Elle a sans doute de bons gages?
— Oui, dit Leah. Je souhaiterais bien que les miens fussent aussi forts; non pas que je me plaigne. On paye bien à Thornfield; mais Mme Poole reçoit cinq fois autant que moi et elle met de côté; tous les trimestres elle va porter de l'argent à la banque de Millcote; je ne serais pas étonnée qu'elle eût assez pour mener une vie indépendante. Mais je crois qu'elle est habituée à Thornfield; et puis elle n'a pas encore quarante ans; elle est forte et capable de faire bien des choses: il est trop tôt pour cesser de travailler.
— C'est une bonne domestique? reprit la femme de journée.
— Oh! elle comprend mieux que personne ce qu'elle a à faire, répondit Leah d'un ton significatif; tout le monde ne pourrait pas chausser ses souliers, même pour de l'argent.
— Oh! pour cela non, ajouta la femme de journée. Je m'étonne que le maître…»
Elle allait continuer, mais Leah m'aperçut et fit un signe à sa compagne. Alors celle-ci ajouta tout bas:
«Est-ce qu'elle ne sait pas?»
Leah secoua la tête et la conversation cessa; tout ce que je venais d'apprendre, c'est qu'il y avait un mystère à Thornfield, mystère que je ne devais pas connaître.
Le jeudi arriva: les préparatifs avaient été achevés le soir précédent; on avait tout mis en place: tapis, rideaux festonnés, couvre-pieds blancs; les tables de jeu avaient été disposées, les meubles frottés, les vases remplis de fleurs. Tout était frais et brillant; la grande salle avait été nettoyée. La vieille horloge, l'escalier, la rampe, resplendissaient comme du verre; dans la salle à manger, les étagères étaient garnies de brillantes porcelaines; des fleurs exotiques répandaient leur parfum dans le salon et le boudoir.
L'après-midi arriva; Mme Fairfax mit sa plus belle robe de satin noir, ses gants et sa montre d'or: car c'était elle qui devait recevoir la société, conduire les dames dans leur chambre, etc. Adèle aussi voulut s'habiller, bien que je ne crusse pas qu'on la demanderait ce jour-là pour la présenter aux dames. Néanmoins, ne désirant pas la contrarier, je permis à Sophie de lui mettre une robe de mousseline blanche; quant à moi, je ne changeai rien à ma toilette: j'étais bien persuadée qu'on ne me ferait pas sortir de la salle d'étude, vrai sanctuaire pour moi et agréable refuge dans les temps de trouble.
Nous avions eu une journée douce et sereine, une de ces journées de fin de mars ou de commencement d'avril, qui semblent annoncer l'été; je dessinais, et, comme la soirée même était chaude, j'avais ouvert les fenêtres de la salle d'étude.
«Il commence à être tard, dit Mme Fairfax en entrant bruyamment; je suis bien aise d'avoir commandé le dîner pour une heure plus tard que ne l'avait demandé M. Rochester, car il est déjà six heures passées. J'ai envoyé John regarder s'il n'apercevrait rien sur la route; des portes du parc on voit une partie du chemin de Millcote.»
Elle s'avança vers la fenêtre:
«Le voilà qui vient,» dit-elle. Puis elle s'écria: «Eh bien, John, quelles nouvelles?
— Ils viennent, madame; ils seront ici dans dix minutes!» répondit John.
Je la suivis, faisant attention à me mettre de côté, de manière à être cachée par le rideau et à voir sans être vue.
Les dix minutes de John me semblèrent très longues; mais enfin on entendit le bruit des roues. Quatre cavaliers galopaient en avant; derrière eux venaient deux voitures découvertes où j'aperçus des voiles flottants et des plumes ondoyantes. Deux des cavaliers étaient jeunes et beaux; dans le troisième je reconnus M. Rochester, monté sur son cheval noir Mesrour et accompagné de Pilote, qui bondissait devant lui; à côté de lui j'aperçus une jeune femme; tous deux marchaient en avant de la troupe; son habit de cheval, d'un rouge pourpre, touchait presque à terre; son long voile soulevé par la brise effleurait les plis de sa robe, et à travers on pouvait voir de riches boucles d'un noir d'ébène.
«Mlle Ingram!» s'écria Mme Fairfax, et elle descendit rapidement.
La cavalcade tourna bientôt l'angle de la maison, et je la perdis de vue. Adèle demanda à descendre; mais je la pris sur mes genoux et je lui fis comprendre que ni maintenant, ni jamais, elle ne devrait aller voir les dames à moins que son tuteur ne la fit demander, et que, si M. Rochester la voyait prendre une semblable liberté, il serait certainement fort mécontent. Elle pleura un peu; je pris aussitôt une figure grave, et elle finit par essuyer ses yeux.
On entendait un joyeux murmure dans la grande salle; les voix graves des messieurs et les accents argentins des dames se mêlaient harmonieusement. Mais, bien qu'il ne parlât pas haut, la voix sonore du maître de Thornfield souhaitant la bienvenue à ses aimables hôtes retentissait au-dessus de toutes les autres, puis des pas légers montèrent l'escalier; on entendit dans le corridor des rires doux et joyeux; les portes s'ouvrirent et se refermèrent, et au bout de quelque temps tout rentra dans le silence.
«Elles changent de toilette, dit Adèle qui écoutait attentivement et qui suivait chaque mouvement, et elle soupira. Chez maman, reprit-elle, quand il y avait du monde, j'allais partout, au salon, dans les chambres; souvent je regardais les femmes de chambre coiffer et habiller les dames, et c'était si amusant! Comme cela, au moins, on apprend.
— Avez-vous faim, Adèle?
— Mais oui, mademoiselle; voilà cinq ou six heures que nous n'avons pas mangé.
— Eh bien, pendant que les dames sont dans leurs chambres, je vais me hasarder à descendre, et je tâcherai d'avoir quelque chose.»
Sortant avec précaution de mon asile, je descendis l'escalier de service qui conduisait directement à la cuisine. Tout y était en émoi; la soupe et le poisson étaient arrivés à leur dernier degré de cuisson, et le cuisinier se penchait sur les casseroles, qui toutes menaçaient de prendre feu d'un moment à l'autre; dans la salle des domestiques, deux cochers et trois valets se tenaient autour du feu; les femmes de chambre étaient sans doute occupées avec leurs maîtresses; les gens qu'on avait fait venir de Millcote étaient également fort affairés. Je traversai ce chaos et j'arrivai au garde-manger, où je pris un poulet froid, quelques tartes, un pain, plusieurs assiettes, des fourchettes et des couteaux: je me dirigeai alors promptement vers ma retraite. J'avais déjà gagné le corridor et fermé la porte de l'escalier, quand un murmure général m'apprit que les dames allaient sortir de leurs chambres; je ne pouvais pas arriver à la salle d'étude sans passer devant quelques-unes de leurs chambres, et je courais le risque d'être surprise avec mes provisions; alors je restai tranquillement à l'un des bouts du corridor, comptant sur l'obscurité qui y était complète depuis le coucher du soleil.
Les chambres furent bientôt privées de leurs belles habitantes; toutes sortirent gaiement, et leurs vêtements brillaient dans l'obscurité; elles restèrent un moment groupées à une des extrémités du corridor pendant que moi je me tenais à l'autre; elles parlèrent avec une douce vivacité; elles descendirent l'escalier presque aussi silencieuses qu'un brouillard qui glisse le long d'une colline: cette apparition m'avait frappée par son élégance distinguée.
Adèle avait entr'ouvert la porte de la salle d'étude et s'était mise à regarder:
«Oh! les belles dames! s'écria-t-elle en anglais; comme je serais contente d'aller avec elles! Pensez-vous, me dit-elle, que M. Rochester nous envoie chercher après dîner?
— Non, en vérité; M. Rochester a bien autre chose à faire; ne pensez plus aux dames aujourd'hui; peut-être les verrez-vous demain. En attendant, voilà votre dîner.»
Comme elle avait très faim, elle fut un moment distraite par le poulet et les tartes. J'avais été bien inspirée d'aller chercher ces quelques provisions à l'office; car sans cela Adèle, moi et Sophie, que j'invitai à partager notre repas, nous aurions couru risque de ne pas dîner du tout. En bas, on était trop occupé pour penser à nous. Il était neuf heures passées lorsqu'on retira le dessert, et à dix heures on entendait encore les domestiques emporter les plateaux et les tasses où l'on avait pris le café. Je permis à Adèle de rester debout beaucoup plus tard qu'ordinairement, parce qu'elle prétendit qu'elle ne pourrait dormir tant qu'on ne cesserait pas d'ouvrir et de fermer les portes en bas. «Et puis, ajoutait-elle, M. Rochester pourrait nous envoyer chercher lorsque je serais déshabillée; et alors quel dommage!
Je lui racontai des histoires aussi longtemps qu'elle voulut; ensuite, pour la distraire, je l'emmenai dans le corridor: la lampe de la grande salle était allumée, et, en se penchant sur la rampe, elle pouvait voir passer et repasser les domestiques. Lorsque la soirée fut avancée, on entendit tout à coup des accords retentir dans le salon; on y avait transporté le piano; nous nous assîmes toutes deux sur les marches de l'escalier pour écouter. Une voix se mêla bientôt aux puissantes vibrations de l'instrument. C'était une femme qui chantait, et sa voix était pleine de douceur. Le solo fut suivi d'un duo et d'un choeur; dans les intervalles, le murmure d'une joyeuse conversation arrivait jusqu'à nous. J'écoutai longtemps, étudiant toutes les voix et cherchant à distinguer au milieu de ce bruit confus les accents de M. Rochester, ce qui me fut facile; puis je m'efforçai de comprendre ces sons que la distance rendait vagues.
Onze heures sonnèrent; je regardai Adèle qui appuyait sa tête contre mon épaule; ses yeux s'appesantissaient. Je la pris dans mes bras et je la couchai. Lorsque les invités regagnèrent leurs chambres, il était près d'une heure.
Le jour suivant brilla aussi radieux. Il fut consacré à une excursion dans le voisinage; on partit de bonne heure, quelques- uns à cheval, d'autres en voiture. Je vis le départ et le retour.
De toutes les dames, Mlle Ingram seule montait à cheval, et, comme le jour précédent, M. Rochester galopait à ses côtés; tous deux étaient séparés du reste de la compagnie. Je fis remarquer cette circonstance à Mme Fairfax, qui était à la fenêtre avec moi.
«Vous prétendiez l'autre jour, dis-je, qu'il n'y avait aucune probabilité de les voir mariés; mais regardez vous-même si M. Rochester ne la préfère pas à toutes les autres.
— Oui, il l'admire sans doute.
— Et elle l'admire aussi, ajoutai-je; voyez, elle se penche comme pour lui parler confidentiellement; je voudrais voir sa figure, je ne l'ai pas pu encore jusqu'ici.
— Vous la verrez ce soir, répondit Mme Fairfax. J'ai dit à M. Rochester combien Adèle désirait voir les dames; il m'a répondu: «Eh bien, qu'elle vienne dans le salon après dîner, et demandez à Mlle Eyre de l'accompagner.»
— Oui, il a dit cela par pure politesse; mais je n'irai certainement pas, répondis-je.
— Je lui ai dit que vous n'étiez pas habituée au monde, et qu'il vous serait probablement pénible de paraître devant tous ces étrangers; mais il m'a répondu de son ton bref: «Niaiseries! Si elle fait des objections, dites-lui que je le désire vivement, et si elle résiste encore, ajoutez que j'irai moi-même la chercher.»
— Je ne lui donnerai pas cette peine, répondis-je; j'irai puisque je ne puis pas faire autrement; mais j'en suis fâchée. Serez-vous là, madame Fairfax?
— Non. J'ai plaidé et j'ai gagné mon procès. Voici comment il faut faire pour éviter une entrée cérémonieuse, ce qui est le plus désagréable de tout. Vous irez dans le salon pendant qu'il est vide, avant que les dames aient quitté la table; vous vous assoirez tranquillement dans un petit coin; vous n'aurez pas besoin de rester longtemps après l'arrivée des messieurs, à moins que vous ne vous amusiez. Il suffit que M. Rochester vous ait vue; après cela vous pourrez vous retirer, personne ne fera attention à vous.
— Pensez-vous que tout ce monde restera longtemps au château?
— Une ou deux semaines, certainement pas davantage. Après le départ des invités, sir John Lynn, qui vient d'être nommé membre de Millcote, se rendra à la ville. Je pense que M. Rochester l'accompagnera, car je suis étonnée qu'il ait fait un si long séjour à Thornfield.»
C'est avec crainte que je vis s'approcher le moment où je devais entrer dans le salon avec mon élève. Adèle avait passé tout le jour dans une perpétuelle extase, à partir du montent où on lui avait appris qu'elle allait être présentée aux dames, et elle ne se calma un peu que lorsque Sophie commença à l'habiller.
Quand ses cheveux furent arrangés en longues boucles bien brillantes, quand elle eut mis sa robe de satin rose, ses mitaines de dentelle noire, et qu'elle eut attaché autour d'elle sa longue ceinture, elle demeura grave comme un juge. Il n'y eut pas besoin de lui recommander de ne rien déranger dans sa toilette, lorsqu'elle fut habillée, elle s'assit soigneusement dans sa petite chaise, faisant bien attention à relever sa robe de satin de peur d'en salir le bas; elle promit de ne pas remuer jusqu'au moment où je serais prête. Ce ne fut pas long; j'eus bientôt mis ma robe de soie grise achetée à l'occasion du mariage de Mlle Temple et que je n'avais jamais portée depuis; je lissai mes cheveux; je mis mon épingle de perle et nous descendîmes.
Heureusement il n'était pas nécessaire de passer par la salle à manger pour entrer dans le salon, que nous trouvâmes vide; un beau feu brûlait silencieusement sur le foyer de marbre, et les bougies brillaient au milieu des fleurs exquises qui ornaient les tables. L'arche qui donnait du salon dans la salle à manger était fermée par un rideau rouge; quelque mince que fût cette séparation, les invités parlaient si bas qu'on ne pouvait rien entendre de leur conversation.
Adèle semblait toujours sous l'influence d'une impression solennelle. Elle s'assit sans dire un mot sur le petit tabouret que je lui indiquai. Je me retirai près de la fenêtre, et prenant un livre sur une des tables, je m'efforçai de lire. Adèle apporta son tabouret à mes pieds; au bout de quelque temps elle me toucha le genou.
«Qu'est-ce, Adèle? demandai-je.
— Est-ce que je ne puis pas prendre une de ces belles fleurs, mademoiselle? seulement pour compléter ma toilette.
— Vous pensez beaucoup trop à votre toilette, Adèle!» dis-je en prenant une rose que j'attachai à sa ceinture.
Elle soupira de satisfaction, comme si cette dernière joie eût mis le comble à son bonheur. Je me retournai pour cacher un sourire que je ne pus réprimer; il y avait quelque chose de comique et de triste dans la dévotion innée et sérieuse de cette petite Parisienne pour tout ce qui se rapportait à la toilette.
Tout à coup j'entendis plusieurs personnes se lever dans la chambre voisine. Le rideau de l'arche fut tiré et j'aperçus la salle à manger, dont le lustre répandait une vive lumière sur le service de cristal et d'argent qui couvrait une longue table Un groupe de dames était sous l'arche; elles entrèrent, et le rideau retomba derrière elles.
Elles étaient huit; mais quand elles entrèrent elles me parurent beaucoup plus nombreuses. Quelques-unes étaient grandes, plusieurs d'entre elles habillées de blanc et toutes couvertes de vêtements amples et ondoyants qui les rendaient plus imposantes, comme les nuages qui entourent la lune l'agrandissent à nos yeux. Je me levai et les saluai. Une ou deux me répondirent par un mouvement de tête; les autres se contentèrent de me regarder.
Elles se dispersèrent dans la chambre; la légèreté de leurs mouvements les faisait ressembler à un troupeau d'oiseaux blancs; quelques-unes s'étendirent à demi sur le sofa et les ottomanes, d'autres se penchèrent sur les tables pour regarder les fleurs et les livres; plusieurs, enfin, formèrent un groupe autour du feu et se mirent à parler d'une voix basse, mais claire, qui semblait leur être habituelle. J'appris plus tard comment elles se nommaient, et je puis dès à présent les désigner par leurs noms. Je vis d'abord Mme Eshton et ses deux filles. Elle avait dû être jolie et était encore bien conservée. Amy, l'aînée de ses filles, était petite; sa figure et ses manières étaient piquantes, bien que naïves et enfantines; sa robe de mousseline blanche et sa ceinture bleue s'harmonisaient bien avec sa personne. Sa soeur Louisa, plus grande et plus élégante, était fort jolie. Elle avait une de ces figures que les Français appellent minois chiffonné. Du reste, les deux soeurs étaient belles comme des lis.
Lady Lynn était une femme de quarante ans, grande et forte, à la taille droite, au regard hautain. Elle était richement drapée dans une robe de satin changeant; une plume bleu azur et un bandeau de pierres précieuses faisaient ressortir le brillant de ses cheveux noirs.
Mme Dent était moins splendide, mais elle était plus femme. Elle avait la taille mince, la figure douce et pâle, et les cheveux blonds. Je préférais sa robe de satin noir, son écharpe en dentelle et ses quelques ornements de perles au splendide éclat de la noble lady.
Mais trois personnes surtout se faisaient remarquer, en partie à cause de leur haute taille. C'étaient la douairière lady Ingram, et ses deux filles Blanche et Marie; toutes trois étaient prodigieusement grandes. La douairière avait de quarante à cinquante ans; sa taille était encore belle et ses cheveux encore noirs, du moins aux lumières. Ses dents me semblèrent avoir conservé toute leur blancheur. Eu égard à son âge, elle devait passer aux yeux de presque tout le monde pour très belle, et elle l'était en effet; mais il y avait dans toute sa tenue et dans toute son expression une insupportable fierté. Elle avait des traits romains et un double menton qui se fondait dans son énorme cou. Ses traits me parurent gonflés, assombris et même sillonnés par l'orgueil, orgueil qui lui faisait tenir la tête tellement droite qu'on eût facilement cru la position surnaturelle; ses yeux étaient sauvages et durs: ils me rappelaient ceux de Mme Reed. Elle mâchait chacune de ses paroles. Sa voix était profonde, pompeuse, dogmatique, insupportable en un mot. Grâce à une robe en velours cramoisi et à un châle des Indes, qu'elle portait en turban, elle croyait avoir la dignité d'une impératrice.
Blanche et Marie étaient de sa taille, droites et grandes comme des peupliers; Marie était trop mince, mais Blanche était faite comme une Diane. Je la regardai avec un intérêt tout particulier: d'abord je désirais savoir si son extérieur s'accordait avec ce que m'en avait dit Mme Fairfax; ensuite si elle ressemblait à la miniature que j'en avais faite; enfin, il faut bien le dire, s'il y avait en elle de quoi plaire à M. Rochester.
Elle était bien telle que me l'avait dépeinte Mme Fairfax et telle que je l'avais reproduite; je reconnaissais cette taille noble, ces épaules tombantes, ces yeux et ces boucles noires dont m'avait parlé Mme Fairfax; mais sa figure était semblable à celle de sa mère: c'était lady Ingram, plus jeune et moins sillonnée; toujours le même front bas, les mêmes traits hautains, le même orgueil, moins sombre pourtant; elle riait continuellement; son rire était satirique, de même que l'expression habituelle de sa lèvre arquée.
On dit que le génie apprécie sa valeur; je ne sais si Mlle Ingram avait du génie, mais bien certainement elle appréciait sa valeur. Aussi commença-t-elle à parler botanique avec la douce Mme Dent, qui, à ce qu'il paraît, n'avait pas étudié cette science, bien qu'elle aimât beaucoup les fleurs, surtout les fleurs sauvages, disait-elle; Mlle Ingram l'avait étudiée, et elle débita tout son vocabulaire avec emphase.
Je m'aperçus qu'elle se riait de l'ignorance de Mme Dent: sa raillerie pouvait être habile; en tout cas, elle n'indiquait pas une bonne nature. Elle joua du piano; son exécution était brillante; elle chanta, sa voix était belle; elle parla français avec sa mère, et je pus m'apercevoir qu'elle s'exprimait facilement et que sa prononciation était bonne.
Marie avait une figure plus ouverte que Blanche, des traits plus doux et un teint plus clair. Mlle Ingram avait un vrai teint d'Espagnole, mais Marie n'était pas assez animée. Sa figure manquait d'expression, ses yeux de lumière. Elle ne parlait pas, et, après avoir choisi une place, elle y resta immobile comme une statue. Les deux soeurs étaient vêtues de blanc.
Mlle Ingram me semblait-elle propre à plaire à M. Rochester? Je ne sais. Je ne connaissais pas son goût. S'il aimait les beautés majestueuses, Blanche était l'idéal; elle devait être généralement admirée, et j'avais déjà eu une preuve presque certaine qu'elle plaisait à M. Rochester; pour effacer mon dernier doute, il ne me restait qu'à les voir ensemble.
Vous ne supposez pas, lecteur, qu'Adèle était restée tout ce temps immobile à mes pieds; au moment où les dames entrèrent, elle se leva, s'avança vers elles, les salua cérémonieusement et leur dit avec gravité:
«Bonjour, mesdames.»
Mlle Ingram la regarda d'un air moqueur et s'écria:
«Oh! quelle petite poupée!
— Je crois, dit lady Lynn, que c'est la pupille de M. Rochester, la petite fille française dont il nous a parlée.»
Mme Dent la prit doucement par la main et l'embrassa. Amy et
Louisa Eshton s'écrièrent ensemble:
«Oh! l'amour d'enfant!»
Elles l'emmenèrent sur le sofa, et elle se mit à parler soit en français, soit en mauvais anglais, accaparant non seulement les deux jeunes filles, mais encore Mme Eshton et lady Lynn; elle fut gâtée autant qu'elle pouvait le désirer.
Enfin, on apporta le café et on appela les messieurs. J'étais assise dans l'ombre, si toutefois il y avait un seul coin obscur dans un salon si bien éclairé; le rideau de la fenêtre me cachait à moitié. Le reste de la société arriva. L'apparition des messieurs me parut imposante comme celle des dames. Ils étaient tous habillés de noir; la plupart grands, et quelques-uns jeunes. Henry et Frédéric Lynn étaient ce qu'on appelle de brillants jeunes gens. Le colonel Dent me parut un beau militaire. M. Eshton, magistrat du district, avait des manières de gentilhomme; ses cheveux parfaitement blancs, ses sourcils et ses moustaches noires, lui donnaient l'air d'un père noble. De même que ses soeurs, lord Ingram était très grand, et comme elles il était beau; mais il partageait l'apathie de Marie. Il semblait avoir plus de longueur dans les membres que de vivacité dans le sang et de vigueur dans le cerveau.
Où était M. Rochester?
Il arriva enfin. Je ne regardais pas du côté de la porte, et pourtant je le vis entrer. Je m'efforçai de concentrer toute mon attention sur les mailles de la bourse à laquelle je travaillais; j'aurais voulu ne penser qu'à l'ouvrage que j'avais dans les mains, aux perles d'argent et aux fils de soie posés sur mes genoux: et pourtant je ne pus m'empêcher de regarder sa figure et de me rappeler le jour où je l'avais vu pour la dernière fois, le moment où, après lui avoir rendu ce qu'il appelait un immense service, il prit mes mains et me regarda avec des yeux qui révélaient un coeur plein et prêt à déborder. Et j'avais été pour quelque chose dans cette émotion; j'avais été bien près de lui à cette époque! Qui est-ce qui avait pu changer ainsi nos positions relatives? car désormais nous étions étrangers l'un pour l'autre, si étrangers que je ne comptais même pas l'entendre m'adresser quelques mots; et je ne fus pas étonnée lorsque, sans m'avoir même regardée, il alla s'asseoir de l'autre côté de la chambre pour causer avec l'une des dames.
Lorsque je le vis absorbé par la conversation et que je fus convaincue que je pouvais examiner sans être observée moi-même, je ne tentai plus de me contenir; je détournai mes yeux de mon ouvrage et je les fixai sur M. Rochester; je trouvais dans cette contemplation un plaisir à la fois vif et poignant; aiguillon de l'or le plus pur, mais aiguillon de souffrance; ma joie ressemblait à l'ardente jouissance de l'homme qui, mourant de soif, se traîne vers une fontaine qu'il sait empoisonnée, et en boit l'eau néanmoins comme un divin breuvage.
Il est vrai que ce que certains trouvent laid peut sembler beau à d'autres. La figure olivâtre et décolorée de M. Rochester, son front carré et massif, ses sourcils de jais, ses yeux profonds, ses traits fermes, sa bouche dure, en un mot, l'expression énergique et décidée de sa figure, ne rentraient en rien dans les règles de la beauté; mais pour moi son visage était plus que beau, Il m'intéressait et me dominait. M. Rochester s'était emparé de mes sentiments et les avait liés aux siens. Je n'avais pas voulu l'aimer; j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour repousser de mon âme ces premières atteintes de l'amour, et, dès que je le revoyais, toutes ces impressions se réveillaient en moi avec une force nouvelle. Il me contraignait à l'aimer sans même faire attention à moi.
Je le comparais à ses hôtes. Qu'étaient la grâce galante des MM. Lynn, l'élégance langoureuse de lord Ingram, et même la distinction militaire du colonel Dent, devant son regard plein d'une force native et d'une puissance naturelle? Leur extérieur, leur expression, n'éveillaient aucune sympathie en moi; et pourtant tout le monde les déclarait beaux et attrayants, tandis qu'on trouvait les traits de M. Rochester durs et son regard triste. Je les entendis rire. La bougie avait autant d'âme dans sa lumière qu'eux dans leur sourire. Je vis aussi M. Rochester sourire; ses traits s'adoucirent; ses yeux devinrent aimables, brillants et chercheurs. Il parlait dans ce moment à Louise et à Amy Eshton: je m'étonnai de les voir rester calmes devant ce regard qui m'avait semblé si pénétrant; je croyais que leurs yeux allaient se baisser, leurs joues se colorer, et je fus heureuse de ce qu'elles n'étaient nullement émues, «Il n'est pas pour elles ce qu'il est pour moi, pensai-je. Il n'est pas de leur nature et je crois qu'il est de la mienne; j'en suis même sûre: je sens comme lui; je comprends le langage de ses mouvements et de sa tenue; quoique le rang et la fortune nous séparent, j'ai quelque chose dans ma tête, dans mon coeur, dans mon sang et dans mes nerfs, qui forme entre nous une union spirituelle. Si, il y a quelques jours, j'ai dit que je n'avais rien à faire avec lui, si ce n'est à recevoir mon salaire; si je me suis défendue de penser à lui autrement que comme à un maître qui me paye, j'ai proféré un blasphème contre la nature. Tout ce qu'il y a en moi de bon, de fort, de sincère, va vers lui. Je sais qu'il faut cacher mes sentiments, étouffer toute espérance, me rappeler qu'il ne peut pas faire grande attention à moi; car, lorsque je prétends que je suis de la même nature que lui, je ne veux pas dire que j'ai sa force et son attrait, mais simplement que j'ai certains goûts et certaines sensations en commun avec lui. Il faut donc me répéter sans cesse que nous sommes séparés pour toujours, et que néanmoins je dois l'aimer tant que je vivrai.»
On passa le café. Depuis l'arrivée des messieurs, les dames sont devenues vives comme des alouettes. La conversation commence, joyeuse et animée. Le colonel Dent et M. Eshton parlent politique; leurs femmes écoutent. Les deux orgueilleuses douairières lady Lynn et lady Ingram causent ensemble. Sir George, gentilhomme de campagne, gras et frais, se tient debout devant le sofa, sa tasse de café à la main, et place de temps en temps son mot. M. Frédéric Lynn est assis à côté de Marie Ingram et lui montre les gravures d'un beau livre; elle regarde et sourit de temps en temps, mais parle peu. Le grand et flegmatique lord Ingram se penche sur le dos de la chaise de la vivante petite Amy Eshton; elle lui jette par moments un coup d'oeil, et gazouille comme un roitelet, car elle préfère lord Ingram à M. Rochester. Henry prend possession d'une ottomane aux pieds de Louise; Adèle est assise à côté de lui; il tâche de parler français avec elle, et Louise rit de ses fautes. Avec qui ira Blanche Ingram? Elle est seule devant une table, gracieusement penchée sur un album; elle semble attendre qu'on vienne la chercher; mais, comme l'attente la fatigue, elle se décide à choisir elle-même son interlocuteur.
M. Rochester, après avoir quitté les demoiselles Eshton, se place devant le feu aussi solitairement que Blanche l'est devant la table; mais Mlle Ingram va s'asseoir de l'autre côté de la cheminée, vis-à-vis de lui.
«Monsieur Rochester, dit-elle, je croyais que vous n'aimiez pas les enfants?
— Et vous aviez raison.
— Alors qui est-ce qui vous a décidé à vous charger de cette petite poupée-là? reprit-elle en montrant Adèle; où avez-vous été la chercher?
— Je n'ai pas été la chercher; on me l'a laissée sur les bras.
— Vous auriez dû l'envoyer en pension.
— Je ne le pouvais pas; les pensions sont si chères!
— Mais il me semble que vous avez une gouvernante; j'ai tout à l'heure vu quelqu'un avec votre pupille; serait-elle partie? Oh non, elle est là derrière le rideau. Vous la payez sans doute. Je crois que c'est aussi cher que de la mettre en pension, et même plus, car vous avez à les entretenir toutes les deux.»
Je craignais, ou, pour mieux dire, j'espérais que cette allusion à ma présence forcerait M. Rochester à regarder de mon côté, et involontairement je m'enfonçai encore davantage dans l'ombre; mais il ne tourna pas les yeux.
«Je n'y ai pas pensé, dit-il avec indifférence et regardant droit devant lui.
— Non, vous ne pensez jamais à ce qui est d'économie ou de bon sens. Si vous entendiez maman parler des gouvernantes, Mary et moi nous en avons eu au moins une douzaine, la moitié détestables, les autres ridicules, toutes insupportables; n'est-ce pas, maman?
— Avez-vous parlé, ma chérie?»
La jeune fille réitéra sa question.
«Ma bien-aimée, ne me parlez pas des gouvernantes; ce mot me fait mal. J'ai souffert le martyre avec leur inhabileté et leurs expressions. Je remercie le ciel de ne plus avoir affaire à elles.»
Mme Dent se pencha alors vers lady Ingram, et lui dit quelque chose tout bas. Je suppose, d'après la réponse, que Mme Dent lui faisait remarquer la présence d'un des membres de cette race sur laquelle elle venait de lancer un anathème.
«Tant pis, reprit la noble dame, j'espère que cela lui profitera!» Puis elle ajouta plus bas, mais assez haut pourtant pour que les sons arrivassent jusqu'à moi: «Je l'ai déjà examinée; je suis bon juge des physionomies, et dans la sienne je lis tous les défauts qui caractérisent sa classe.
— Et quels sont-ils? madame, demanda tout haut M. Rochester.
— Je vous les dirai dans un tête-à-tête, reprit-elle en secouant trois fois son turban d'une manière significative.
— Mais ma curiosité sera passée alors, et c'est maintenant qu'elle voudrait être satisfaite.
— Demandez-le donc à Blanche. Elle est plus près de vous que moi.
— Oh! ne me chargez pas de cette tâche, maman. Je n'ai du reste qu'un mot à dire sur toute cette espèce, c'est qu'elle ne peut que nuire. Non pas que les institutrices m'aient jamais fait beaucoup souffrir: Théodore et moi, nous n'avons épargné aucune taquinerie à nos gouvernantes; Marie était trop endormie pour prendre une part active à nos complots. C'est surtout à Mme Joubert que nous avons joué de bons tours. Mlle Wilson était une pauvre créature triste et malade; elle ne valait même pas la peine qu'on se serait donnée pour la vaincre. Mme Grey était dure et insensible; rien n'avait effet sur elle; mais Mme Joubert! je vois encore sa colère lorsque nous la poussions à bout; quand, après avoir renversé notre thé, émietté nos tartines, jeté nos livres au plafond, nous nous mettions à faire un charivari général avec les pupitres, les règles, le cendrier et le feu. Théodore, vous rappelez-vous ces jours de gaieté?
— Oui certainement, répondit lentement lord Ingram; et la pauvre vieille avait l'habitude de nous appeler méchants enfants; alors nous lui faisions des sermons où nous lui prouvions que c'était de la présomption à elle, ignorante comme elle l'était, de vouloir instruire des jeunes gens aussi habiles que nous.
— Oui, et vous savez, Théodore, je vous aidais aussi à persécuter votre précepteur, ce M. Vinning, à la figure couleur de petit- lait; nous l'avions surnommé le ministre malade de la pépie. Lui et Mlle Wilson prirent la liberté de tomber amoureux l'un de l'autre, ou du moins Théodore et moi nous le supposâmes; nous avions surpris de tendres regards, des soupirs que nous avions interprétés comme des marques certaines de cette belle passion; et je vous assure que bientôt le public fut au courant de notre découverte. Ce fut un moyen de se débarrasser de ce boulet que nous traînions à nos pieds; dès que maman sut ce qui se passait, elle déclara que c'était immoral; n'est-ce pas, maman?
— Oui, ma chérie, et ce n'était pas à tort. Il y a mille raisons qui font que, dans une maison bien dirigée, on ne doit jamais laisser naître d'affection entre une gouvernante et un précepteur. D'abord…
— Oh! ma gracieuse mère, épargnez-nous cette énumération; au reste, nous la connaissons tous: mauvais exemple pour l'innocence des enfants; négligence continuelle dans les devoirs de la gouvernante et du précepteur; alliance et confiance mutuelles; confidences qui en résultent; insolence inévitable à l'égard des maîtres; révolte et insurrection générale. Ai-je raison, baronne Ingram de Ingram-Park?
— Oui, mon beau lis, vous avez raison comme toujours.
— Alors, il est inutile d'en parler plus longtemps; changeons de conversation.»
Amy Eshton n'entendit pas cette phrase ou ne voulut pas y faire attention, car elle s'écria de sa voix douce et enfantine:
«Louisa et moi, nous avions aussi l'habitude de tourmenter notre gouvernante; mais elle était si bonne qu'elle supportait tout; rien ne l'irritait; jamais elle ne se fâchait, n'est-ce pas, Louisa?
— Oh! non! nous avions beau renverser son pupitre, sa boîte à ouvrage, mettre ses tiroirs en désordre, elle ne nous en voulait jamais; elle était si bonne qu'elle nous donnait tout ce que nous lui demandions.
— Est-ce que par hasard, dit Mlle Ingram en mordant sa lèvre ironique, nous allons être obligés d'entendre le résumé de toutes les vertus des gouvernantes? Pour éviter cet ennui, je demande de nouveau qu'on change de conversation. Monsieur Rochester, approuvez-vous ma pétition?
— Oui, madame, je vous approuve en ceci, comme en tous points.
— Alors, c'est à moi de la faire exécuter. Signor Eduardo, êtes- vous en voix aujourd'hui?
— Oui, si vous me le commandez, donna Bianca.
— Alors, signor, mon altesse vous ordonne de préparer vos poumons, car on va vous les demander pour mon royal service.
— Qui ne voudrait être le Rizzio d'une semblable Marie?
— Je me soucie bien de Rizzio, s'écria-t-elle en secouant ses boucles abondantes et en se dirigeant vers le piano; à mon avis, le ménétrier David était un imbécile; je préfère le noir Bothwell; je trouve qu'un homme doit avoir en lui quelque chose de satanique, et, malgré tout ce que raconte l'histoire sur James Hepburn, il me semble que ce bandit devait être un de ces héros fiers et sauvages que j'aurais aimé à prendre pour époux.
— Messieurs, vous l'entendez; eh bien, quel est celui d'entre vous qui ressemble le plus à Bothwell?
— C'est sur vous que doit tomber notre choix, répondit le colonel
Dent.
— Sur mon honneur, je vous en remercie.» reprit M. Rochester.
Mlle Ingram s'était assise devant le piano avec une grâce orgueilleuse. Après avoir royalement étendu sa robe blanche, elle exécuta un prélude brillant, sans cesser néanmoins de parler. Ce soir-là, elle était enivrée; ses paroles et son attitude semblaient vouloir exciter non seulement l'admiration, mais aussi l'étonnement de ses auditeurs: elle désirait les frapper par son éclat. Quant à moi, elle me sembla très hardie.
«Oh! reprit-elle en continuant à promener ses doigts sur l'instrument sonore, je suis fatiguée des jeunes gens de nos jours, pauvres misérables créatures, qui craindraient de dépasser la grille du parc de leur père, et même d'y aller sans la permission de leur mère ou de leur gouverneur; qui ne songent qu'à leur belle figure, à leurs mains blanches et à leurs petits pieds: comme si les hommes avaient rien à faire avec la beauté! comme si le charme extérieur n'était pas l'héritage légitime et le privilège exclusif de la femme! Je vous accorde qu'une femme laide est une tache dans la création, où tout est beau; mais, quant aux hommes, ils ne doivent chercher que la force et le courage; leur occupation, c'est la chasse et le combat; le reste ne vaut pas qu'on y pense. Voilà quelle serait ma devise, si j'étais homme!
«Quand je me marierai, continua-t-elle après une pause que personne n'interrompit, je ne veux pas trouver un rival dans mon mari; je ne veux voir aucun prétendant près de mon trône. J'exigerai de lui un hommage complet; je ne veux pas que son admiration soit partagée entre moi et la figure qu'il verra dans sa glace. Maintenant, chantez, monsieur Rochester, et je vais vous accompagner.
— Je ne demande qu'à vous obéir, répondit-il.
— Tenez, voilà un chant de corsaire; sachez que j'aime les corsaires; ainsi donc, je vous prie de chanter con spirito.
— Un ordre sorti des lèvres de Mlle Ingram animerait un marbre.
— Eh bien, alors, prenez garde; car si la manière dont vous allez chanter ne me plaît pas, pour vous faire honte, je vous montrerai moi-même comment cette romance doit être comprise.
— C'est offrir une prime à l'incapacité, et désormais je vais faire mes efforts pour me tromper.
— Gardez-vous-en bien; si vous vous trompez volontairement, la punition sera proportionnée à la faute.
— Mlle Ingram devrait être indulgente, car il lui est facile d'infliger un châtiment plus grand que ne pourrait le supporter un homme.
— Oh! expliquez-vous! s'écria la jeune fille.
— Pardon, madame; toute explication serait inutile; votre instinct a dû vous apprendre qu'un regard sévère lancé par vos yeux est une peine capitale.
— Chantez, dit-elle en recommençant l'accompagnement.
— Voilà le moment de m'échapper,» pensai-je; mais les notes qui frappèrent mes oreilles me forcèrent à rester.
Mme Fairfax m'avait annoncé que M. Rochester avait une belle voix; elle était puissante en effet et révélait la force de son âme; elle était pénétrante et éveillait en vous d'étranges sensations. J'écoutai jusqu'à la dernière vibration de ces notes pleines et sonores; j'attendis que le mouvement causé par les compliments d'usage se fût un peu calmé: alors je quittai mon coin, et je sortis par la porte de côté, qui heureusement était tout près de moi. Un corridor étroit conduisait dans la grande salle: je m'aperçus, en le traversant, que mon soulier était dénoué; je m'agenouillai sur le paillasson de l'escalier pour le rattacher; j'entendis tout à coup la porte de la salle à manger s'ouvrir et des pas d'homme se diriger de mon côté; je me relevai précipitamment, et je me trouvai face à face avec M. Rochester.
«Comment vous portez-vous? me demanda-t-il.
— Très bien, monsieur.
— Pourquoi n'êtes-vous pas venue me parler dans le salon?»
Je pensai que j'aurais bien pu lui retourner sa question; mais n'osant pas prendre cette liberté, je lui répondis:
«Vous aviez l'air occupé, et je n'aurais pas osé vous déranger, monsieur.
— Et qu'avez-vous fait pendant mon absence?
— Rien de particulier; j'ai continué à donner des leçons à Adèle.
— Et vous êtes devenue beaucoup plus pâle que vous n'étiez. Je l'ai remarqué tout de suite; dites-moi ce que vous avez.
— Je n'ai rien, monsieur.
— Avez-vous attrapé froid la nuit où vous m'avez à moitié noyé?
— Pas le moins du monde.
— Retournez au salon, vous êtes partie trop tôt.
— Je suis fatiguée, monsieur.»
Il me regarda un instant.
«Et un peu triste, ajouta-t-il; qu'avez-vous? dites-le-moi, je vous en prie.
— Rien, rien, monsieur; je ne suis pas triste.
— Je suis bien sûr du contraire; vous êtes si triste que le moindre mot amènerait des larmes dans vos yeux; tenez, en voilà une qui brille et se balance sur vos cils. Si j'avais le temps et si je ne craignais pas de voir apparaître quelque servante curieuse, je saurais ce que signifie tout cela; allons, pour ce soir je vous excuse; mais sachez qu'aussi longtemps que mes hôtes seront ici, je vous demande de venir tous les soirs dans le salon; je le désire vivement; faites-le, je vous en prie. Maintenant partez, et envoyez Sophie chercher Adèle. Bonsoir, ma…»
Il s'arrêta, mordit ses lèvres et me quitta brusquement.
CHAPITRE XVIII
Les jours se passaient joyeusement à Thornfield, et l'activité régnait désormais dans le château; quelle différence entre cette quinzaine et les trois mois de tranquillité, de monotonie et de solitude que j'avais passés dans ces murs! On avait chassé les sombres pensées et oublié les tristes souvenirs; partout et toujours il y avait de la vie et du mouvement; on ne pouvait pas traverser le corridor, silencieux autrefois, ni entrer dans une des chambres du devant, jadis inhabitées, sans y rencontrer une piquante femme de chambre ou un mirliflore de valet.
La cuisine, la salle des domestiques, la grande salle du château, étaient également animées; et le salon ne restait silencieux et vide que lorsqu'un ciel bleu et un beau soleil de printemps invitaient les hôtes du château à faire une petite promenade sur les terres de M. Rochester. Tout à coup le beau temps cessa et fut remplacé par des pluies continuelles; mais rien ne put détruire la gaieté qui régnait à Thornfield, et quand il fut impossible de chercher des distractions au dehors, les plaisirs qu'offrait le château devinrent plus animés et plus variés.
Lorsque les hôtes de M. Rochester déclarèrent qu'il fallait chercher des amusements nouveaux, je me demandai ce qu'ils pourraient inventer. On avait parlé de charades; mais, dans mon ignorance, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. On appela les domestiques pour retirer les tables de la salle à manger; les lumières furent disposées différemment, et les chaises placées en cercle vis-à-vis de l'arche. Pendant que M. Rochester et ses hôtes examinaient les préparatifs, les dames montaient et descendaient les escaliers en appelant leurs femmes de chambre. On demanda Mme Fairfax pour savoir ce qu'il y avait dans le château en fait de châles, de robes, de draperies de toute espèce; les jupes de brocart, les robes de satin, les coiffures de dentelle renfermées dans les armoires du troisième furent descendues par les femmes de chambre; on choisit ceux des vêtements qui pouvaient servir, et on les porta dans le boudoir attenant au salon.
M. Rochester appela les dames autour de lui, afin de choisir celles qui feraient partie de sa charade.
«Mlle Ingram est certainement pour moi,» dit-il, après avoir nommé les deux demoiselles Eshton et Mme Dent.
Il se tourna vers moi; je me trouvais près de lui au moment où il rattachait le bracelet de Mme Dent. «Voulez-vous jouer?» me demanda-t-il. Je secouai la tête; je craignais qu'il n'insistât, mais il n'en fit rien, et me permit de retourner tranquillement à ma place ordinaire.
Il se retira derrière le rideau avec ceux qui faisaient partie de la même charade que lui; le reste de la compagnie, présidé par le colonel Dent, s'assit sur les chaises devant l'arche. M. Eshton m'ayant remarquée, demanda tout bas si l'on ne pourrait pas me faire une place; mais lady Ingram répondit aussitôt:
«Non, elle a l'air trop stupide pour comprendre ce jeu.»
Au bout de quelque temps, on sonna une cloche, et le rideau fut tiré. Sous l'arche apparaissait sir George Lynn, enveloppé d'un long vêtement blanc; un livre était ouvert sur une table placée devant lui; Amy Eshton, assise à ses côtés, était enveloppée dans le manteau de M. Rochester, et tenait un livre à la main. Quelqu'un d'invisible fit retentir joyeusement la cloche; Adèle, qui avait demanda à être avec son tuteur, bondit sur le théâtre et répandit autour d'elle le contenu d'une corbeille de fleurs qu'elle portait dans ses bras; alors apparut la belle Mlle Ingram, vêtue de blanc, enveloppée d'un long voile et le front orné d'une couronne de roses. M. Rochester marchait à côté d'elle, et tous deux s'approchèrent de la table; ils s'agenouillèrent; Mme Dent et Louisa Eshton, également habillées de blanc, se placèrent derrière eux. Alors commença une cérémonie dans laquelle il était facile de reconnaître la pantomime d'un mariage. Lorsque tout fut fini, le colonel Dent, après avoir un instant consulté ses voisins, s'écria:
«Bride (mariée)!»
M. Rochester s'inclina, et le rideau tomba. Un temps assez long s'écoula avant qu'on recommençât, et lorsque le rideau fut tiré de nouveau, je m'aperçus que le théâtre avait été préparé avec plus de soin que précédemment. Le salon, comme je l'ai déjà dit, était de deux marches plus élevé que la salle à manger; on avait placé sur la plus haute de ces marches un grand bassin de marbre que je reconnus pour l'avoir vu dans la serre, où il était ordinairement entouré de plantes rares et rempli de poissons rouges; vu sa taille et son poids, on devait avoir eu beaucoup de peine à le transporter. M. Rochester, enveloppé dans des châles et portant un turban sur la tête, était assis à côté du bassin; ses yeux noirs et son teint basané s'harmonisaient bien avec son costume; on eût dit un émir de l'Orient; puis je vis s'avancer Mlle Ingram; elle aussi portait un costume oriental: une écharpe rouge était nouée autour de sa taille; un mouchoir brodé retombait sur ses tempes; ses bras bien modelés semblaient supporter un vase gracieusement posé sur sa tête; son attitude, son teint, ses traits, toute sa personne enfin, rappelaient quelque belle princesse israélite du temps des patriarches; et c'était bien là en effet ce qu'elle voulait représenter.
Elle se pencha vers le bassin comme pour remplir la cruche qu'elle portait, et allait la poser de nouveau sur sa tête, lorsque l'homme couché se leva et s'approcha d'elle; il sembla lui faire une demande. Aussitôt elle souleva sa cruche pour lui donner à boire; alors l'étranger prit une cassette cachée sous ses vêtements, l'ouvrit et montra à la jeune fille des bracelets et des boucles d'oreilles magnifiques. Celle-ci manifesta son étonnement et son admiration; l'étranger s'agenouilla près d'elle et mit la cassette à ses pieds; mais les regards et les gestes de la belle israélite exprimèrent l'incrédulité et le ravissement; cependant l'inconnu, s'avançant vers elle, attacha les bracelets à ses bras et les boucles à ses oreilles: C'étaient Eliézer et Rebecca; les chameaux seuls manquaient au tableau.
M. Dent et ses compagnons se consultèrent de nouveau; mais il paraît qu'ils ne purent pas s'entendre sur le mot, car le colonel demanda à voir le dernier tableau avant de se décider. On baissa de nouveau le rideau.
Lorsqu'il fut tiré pour la troisième fois, on ne vit qu'une partie du salon; le reste était caché par des tentures sombres et grossières; le bassin de marbre avait été enlevé, et à la place on apercevait une table et une chaise de cuisine; ces objets étaient éclairés par une faible lueur provenant d'une lanterne; toutes les bougies avaient été éteintes.
Au milieu de cette triste scène était assis un homme; ses mains jointes retombaient sur ses genoux et ses yeux se fixaient à terre; je reconnus M. Rochester, malgré sa figure grimée, ses vêtements en désordre (une des manches de son habit pendait, séparée de son bras, comme si elle eût été déchirée dans une lutte), sa contenance désespérée, ses cheveux rudes et hérissés; il remua, et on entendit un bruit de fer, car ses mains étaient enchaînées.
«Bridewelll! s'écria aussitôt le colonel Dent. Et ce fut pour moi le signal que la charade était finie.
Lorsque les acteurs eurent repris leur costume ordinaire, ils rentrèrent dans la salle à manger; M. Rochester conduisait Mlle Ingram; elle le complimentait sur la manière dont il avait joué.
«Savez-vous, dit-elle, que c'est dans votre dernier rôle que je vous préfère? si vous étiez né quelques années plus tôt, vous auriez fait un galant bandit.
— Ai-je bien fait disparaître le fard de mon visage? demanda-t-il en se tournant vers elle.
— Oui, malheureusement, car il vous allait bien.
— Alors, vous aimeriez un héros de grands chemins?
— Oui, c'est ce que je préférerais après un bandit italien; et ce dernier ne pourrait être surpassé que par un pirate d'Orient.
— Eh bien, qui que je sois, rappelez-vous que vous êtes ma femme; nous avons été mariés il y a une heure, en la présence de tous ces témoins.»
Elle rougit et se mit à rire.
«Maintenant, colonel Dent, dit M. Rochester, c'est à votre tour.»
Et au moment où le colonel se retira avec sa bande, lui et ses compagnons s'assirent sur les siéges vides; Mlle Ingram se mit à sa droite, et chacun choisit sa place. Je ne fis pas attention aux acteurs; désormais le lever du rideau n'avait plus aucun intérêt pour moi; les spectateurs absorbaient toute mon attention, mes yeux, fixés de temps en temps sur l'arène, étaient toujours attirés malgré moi par le groupe des spectateurs. Je ne me rappelle plus le mot choisi par le colonel Dent, ni la manière dont les acteurs s'acquittèrent de leurs rôles; mais j'entends encore la conversation qui suivait chaque tableau; je vois M. Rochester se tourner du côté de Mlle Ingram; je la vois incliner sa tête vers lui, et laisser ses boucles noires toucher son épaule et se balancer près de ses joues; j'entends encore leurs murmures; je me rappelle les regards qu'ils échangeaient, et je me souviens même de l'impression que produisit sur moi ce spectacle.
J'ai dit que j'aimais le maître de Thornfield. Je ne pouvais pas faire taire ce sentiment, uniquement parce que M. Rochester ne prenait plus garde à moi, parce qu'il pouvait passer des heures près de moi sans tourner une seule fois les yeux de mon côté, parce que je voyais toute son attention reportée sur une grande dame qui aurait craint de laisser le bas de sa robe m'effleurer en passant, qui, lorsque son oeil noir et impérieux s'arrêtait par hasard de mon côté, détournait bien vite son regard d'un objet si indigne de sa contemplation. Je ne pouvais pas cesser de l'aimer parce que je sentais qu'il épouserait bientôt cette jeune fille, parce que je lisais chaque jour dans la tenue de Mlle Ingram son orgueilleuse sécurité, parce qu'enfin, à chaque heure, je découvrais chez M. Rochester une sorte de courtoisie qui, bien qu'elle se fit rechercher plutôt qu'elle ne recherchait elle-même, était captivante dans son insouciance et irrésistible même dans son orgueil.
Toutes ces choses ne pouvaient ni bannir, ni même refroidir l'amour; mais elles pouvaient créer le désespoir et engendrer la jalousie, si toutefois ce sentiment était possible entre une femme dans ma position et une jeune fille dans la position de Mlle Ingram. Non, je n'étais pas jalouse, ou du moins c'était très rare; ce mal ne saurait exprimer ma souffrance: Mlle Ingram était au-dessous de ma jalousie; elle était trop inférieure pour l'exciter. Pardonnez-moi cette apparente absurdité; je veux dire ce que je dis: elle était brillante, mais non pas remarquable; elle était belle, possédait certains talents, mais son esprit était pauvre et son coeur sec. Aucune fleur sauvage ne s'était épanouie sur ce sol; aucun fruit naturel n'y avait mûri; elle n'était ni bonne ni originale; elle répétait de belles phrases apprises dans des livres, mais elle n'avait jamais une opinion personnelle. Elle affectait le sentiment, et ne connaissait ni la sympathie ni la pitié; il n'y avait en elle ni tendresse ni franchise; sa nature se manifestait quelquefois par la manière dont elle laissait percer son antipathie contre la petite Adèle. Lorsque l'enfant s'approchait d'elle, elle la repoussait en lui donnant quelque nom injurieux; d'autres fois, elle lui ordonnait de sortir de la chambre, et la traitait toujours avec aigreur et dureté. Je n'étais pas seule à étudier ses manifestations de son caractère: M. Rochester, l'époux futur, exerçait une incessante surveillance; cette conscience claire et parfaite des défauts de sa bien-aimée, cette complète absence de passion à son égard, étaient pour moi une torture sans cesse renaissante.
Je voyais qu'il allait l'épouser pour des raisons de famille, ou peut-être pour des raisons politiques, parce que son rang et ses relations lui convenaient. Je sentais qu'il ne lui avait pas donné son amour, et qu'elle n'était pas propre à gagner jamais ce précieux trésor; là était ma plus vive souffrance; c'était là ce qui nourrissait constamment ma fièvre: elle ne pouvait pas lui plaire.
Si elle eût gagné la victoire, si M. Rochester eût été sincèrement épris d'elle, j'aurais voilé mon visage; je me serais tournée du côté de la muraille et je serais morte pour eux, au figuré s'entend. Si Mlle Ingram avait été une femme bonne et noble, douée de force, de ferveur et d'amour, j'aurais eu à un moment une lutte douloureuse contre la jalousie et le désespoir, et alors brisée un instant, mais victorieuse enfin, je l'aurais admirée; j'aurais reconnu sa perfection et j'aurais été calme pour le reste de ma vie; plus sa supériorité eût été absolue, plus mon admiration eût été profonde. Mais voir les efforts de Mlle Ingram pour fasciner M. Rochester, la voir échouer toujours et ne pas même s'en douter, puisqu'elle croyait au contraire que chaque coup portait; m'apercevoir qu'elle s'enorgueillissait de son succès, alors que cet orgueil la faisait tomber plus bas encore aux yeux de celui qu'elle voulait séduire; être témoin de toutes ces choses, incessamment irritée et toujours forcée de me contraindre, voilà ce que je ne pouvais supporter.
Chaque fois qu'elle manquait son but, je voyais si bien par quel moyen elle aurait pu réussir! Chacune de ces flèches lancées contre M. Rochester et qui retombaient impuissantes à ses pieds, je savais que, dirigées par une main plus sûre, elles auraient pu percer jusqu'au plus profond de ce coeur orgueilleux; elles auraient pu amener l'amour dans ces sombres yeux, et adoucir cette figure sardonique; et, même sans aucune arme. Mlle Ingram eût pu remporter une silencieuse victoire.
«Pourquoi n'a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle qui peut l'approcher sans cesse? Non, elle ne l'aime pas d'une véritable affection; sans cela elle n'aurait pas besoin de ces continuels sourires, de ces incessants coups d'oeil, de ces manières étudiées, de ces grâces multipliées: il me semble qu'il lui suffirait de s'asseoir tranquillement près de lui, de parler peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plus directement à son coeur. J'ai vu sur les traits de M. Rochester une expression bien plus douce que celle qu'excitent chez lui les avances de Mlle Ingram, mais alors cette expression lui venait naturellement et n'était pas provoquée par des manoeuvres calculées: il suffisait d'accepter ses questions, d'y répondre sans prétention, de lui parler sans grimace: alors il devenait plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa propre chaleur; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu'ils seront mariés? Je ne crois pas qu'elle le puisse; et pourtant ce ne serait pas difficile, et une femme pourrait être bien heureuse avec lui.»
Rien de ce que j'ai dit jusqu'ici ne peut faire supposer que je blâmais M. Rochester de se marier par intérêt et pour des convenances. Je fus étonnée lorsque je découvris son intention; je ne croyais pas qu'il pût être influencé par de tels motifs dans le choix d'une femme: mais plus je considérais l'éducation, la position des deux époux futurs, moins je me sentais portée à les blâmer d'agir d'après des idées qui devaient leur avoir été inspirées dès leur enfance; dans leur classe, tous avaient les mêmes principes, et je comprenais qu'ils ne pussent pas voir les choses sous le même aspect que moi. Il me semblait qu'à sa place je n'aurais voulu prendre pour femme qu'une jeune fille aimée. «Mais les avantages d'une telle union, pensais-je, sont si évidents que tout le monde les verrait comme moi, s'il n'y avait pas quelque autre raison que je ne puis pas bien comprendre.»
Là, comme toujours, j'étais indulgente pour M. Rochester; j'oubliais ses défauts que j'avais jadis étudiés avec tant de soin. Autrefois, je m'étais efforcée de voir tous les côtés de son caractère, d'examiner ce qu'il y avait en lui de bon et de mauvais, afin que mon jugement fût équitable; mais je n'apercevais plus que le bon.
Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m'avait repoussée, la dureté qui m'avait révoltée, m'impressionnaient tout différemment: j'y trouvais une sorte d'âcreté savoureuse, un sel piquant qui semblait préférable à la fadeur; cette expression sinistre, douloureuse, fine ou désespérée, qu'un observateur attentif eût pu voir briller de temps en temps dans ses yeux, mais qui disparaissait avant qu'on eût pu en mesurer l'étrange profondeur; cette vague expression qui me faisait trembler comme si, marchant sur des montagnes volcaniques, le sol avait tout à coup frémi sous mes pas; cette expression que je contemplais quelquefois tranquille et le coeur gonflé, mais sans jamais sentir mes nerfs se paralyser, au lieu de désirer la fuir, j'aspirais à la deviner. Je trouvais Mlle Ingram heureuse, parce que je me disais qu'un jour elle pourrait regarder dans l'abîme, en explorer les secrets, en analyser la nature.
Pendant que je ne pensais qu'à mon maître et à sa future épouse, que je ne voyais qu'eux, que je n'entendais que leurs discours, que je ne faisais attention qu'à leurs mouvements, les autres invités de M. Rochester étaient également occupés de leur intérêt et de leur plaisir. Lady Lynn et lady Ingram continuaient leurs solennelles conférences, baissaient leurs deux turbans l'un vers l'autre et agitaient leurs quatre mains avec surprise, mystère ou horreur, selon le sujet de leur commérage; la douce Mme Dent causait avec la bonne Mme Eshton, et toutes deux me souriaient de temps en temps, ou m'adressaient une parole aimable. Sir George Lynn, le colonel Dent et Mme Eshton discutaient sur la politique, la justice ou les affaires du comté; lord Ingram babillait avec Amy Eshton; Louisa jouait ou chantait avec un des messieurs Lynn, et Mary Ingram écoutait avec indolence les galants propos de l'autre. Quelquefois tous, comme par un consentement mutuel, suspendaient leur conversation pour observer les principaux acteurs: car après tout, M. Rochester et Mlle Ingram, puisqu'elle était intimement liée à lui, étaient la vie et l'âme de toute la société; si M. Rochester s'absentait une heure seulement, l'engourdissement s'emparait aussitôt de ses hôtes; et lorsqu'il rentrait, un nouvel élan était donné à la conversation, qui reprenait sa vivacité.
Le besoin de sa présence se fit particulièrement sentir un jour où il fut appelé à Millcote pour ses affaires; il ne devait revenir que tard.
Le temps était humide; on s'était proposé d'aller voir un camp de Bohémiens arrivés dernièrement dans une commune au delà de Hay; mais la pluie força d'abandonner ce projet; plusieurs messieurs partirent visiter les étables, les plus jeunes allèrent jouer au billard avec quelques dames. Lady Ingram et Lady Lynn se mirent tranquillement aux cartes; Blanche Ingram, après avoir fatigué par son silence dédaigneux Mme Dent et Mme Eshton, qui voulaient l'associer à leur conversation, se mit à fredonner une romance sentimentale en s'accompagnant du piano; puis elle alla chercher un roman, se jeta d'un air indifférent sur le sofa, et se prépara à charmer par une amusante fiction les heures de l'absence. Toute la maison était silencieuse; de temps en temps seulement on entendait de joyeux éclats de rire dans la salle de billard.
La nuit approchait; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que l'heure de s'habiller était venue, quand la petite Adèle, agenouillée à mes pieds devant la fenêtre du salon, s'écria:
«Voilà M. Rochester qui revient.»
Je me retournai; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda vers la fenêtre, car au même instant on entendit des piétinements et un bruit de roues dans l'allée du château; on vit avancer une chaise de poste.
«Pourquoi revient-il en voiture? dit Mlle Ingram; il est parti sur son cheval Mesrour, et Pilote l'accompagnait; qu'a-t-il pu faire du chien?»
En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples vêtements si près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter brusquement en arrière: dans son empressement, elle ne m'avait pas remarquée; mais lorsqu'elle me vit, elle releva dédaigneusement sa lèvre orgueilleuse et alla vers une autre fenêtre. La chaise de poste s'arrêta. Le conducteur sonna et un monsieur descendit en habit de voyage. Au lieu de M. Rochester, j'aperçus un étranger, grand et aux manières élégantes.
«Mon Dieu, que c'est irritant! s'écria Mlle Ingram; et vous, insupportable petit singe, ajouta-t-elle en s'adressant à Adèle, qui vous a perchée sur cette fenêtre pour donner de faux renseignements?»
Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j'étais cause de cette méprise.
On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut introduit; il salua lady Ingram, parce qu'elle lui parut la dame la plus âgée de la société.
«Il paraît que j'ai mal choisi mon moment, madame, dit-il; mon ami M. Rochester est absent; mais je viens d'un long voyage, et je compte assez sur notre ancienne amitié pour m'installer ici jusqu'à son retour.»
Ses manières étaient polies; son accent avait quelque chose de tout particulier; il ne me semblait ni étranger ni Anglais; il pouvait avoir le même âge que M. Rochester, de trente à quarante ans. Si son teint n'avait pas été si jaune, le nouveau venu aurait été beau, surtout au premier coup d'oeil; en regardant de plus près, on trouvait dans sa figure quelque chose qui déplaisait; ou plutôt il lui manquait ce qu'il faut pour plaire; ses traits étaient réguliers, mais mous; ses yeux grands et bien fendus, mais inanimés. Telle fut du moins l'impression qu'il me produisit.
La cloche dispersa les invités, et ce ne fut qu'après le dîner que je revis l'étranger; ses manières n'étaient plus gênées, mais sa figure me plut moins encore qu'avant; ses traits étaient à la fois immobiles et désordonnés; ses yeux erraient sur tous les objets, sans même en avoir conscience; son regard était étrange. Bien que sa figure fût assez belle et assez aimable, elle me repoussait; ce visage ovale manquait de puissance; cette petite bouche vermeille, de fermeté; il n'y avait rien de pensif dans ce front bas; ces yeux bruns et troubles n'exprimaient jamais le commandement.
Assise à ma place ordinaire, je pouvais le voir facilement, car il était éclairé en plein par les candélabres de la cheminée; il s'était placé dans le fauteuil le plus près du feu, et s'avançait de plus en plus vers la flamme, comme s'il avait froid. Je le comparai à M. Rochester; il me semble qu'entre un jars bien lisse et un faucon sauvage, entre une douce brebis et son gardien, le dogue à la peau rude et à l'oeil aiguisé, la différence ne doit pas être beaucoup plus grande.
Il avait parlé de M. Rochester comme d'un ancien ami; curieuse amitié! Preuve évidente de la vérité de l'ancien dicton: les extrêmes se touchent.
Deux ou trois messieurs l'entouraient, et j'entendais de temps en temps des fragments de leur conversation; d'abord je ne pus pas bien comprendre. Louisa Eshton et Mary Ingram, qui étaient assises près de moi, m'empêchaient de tout entendre; elles aussi parlaient de l'étranger; toutes les deux le trouvaient très beau; Louisa prétendait que c'était une charmante créature et qu'elle l'adorait; Marie faisait remarquer son nez délicat et sa petite bouche, qui lui semblaient d'une beauté idéale.
«Comme son front est doux! s'écria Louisa; son visage n'a aucune de ces irrégularités que je déteste tant; quelle tranquillité dans son oeil et dans son sourire!»
À mon grand contentement, M. Henry Lynn les appela à l'autre bout de la chambre pour leur parler de l'excursion projetée à la commune de Hay.
Je pus alors concentrer toute mon attention sur le groupe placé près du feu; j'appris que le nouveau venu s'appelait M. Mason, qu'il venait de débarquer en Angleterre, et qu'il arrivait d'un pays chaud; je m'expliquai alors la couleur de sa figure, son empressement à s'approcher du feu, et je compris pourquoi il portait un manteau même à la maison. Les mots Jamaïque, Kingston, villes espagnoles, m'indiquèrent qu'il avait résidé aux Indes Occidentales. Je ne fus pas peu étonnée lorsque j'appris que c'était là qu'il avait vu M. Rochester pour la première fois, et il dit que son ami n'aimait pas les brûlantes chaleurs, les ouragans et les saisons pluvieuses de ces pays. Je savais par Mme Fairfax que M. Rochester avait voyagé, mais je croyais qu'il s'était borné à visiter l'Europe. Jusque-là, pas un mot n'avait pu me faire supposer qu'il eût erré sur des rives éloignées.
Je réfléchissais, lorsqu'un incident tout à fait inattendu vint rompre ma rêverie. M. Mason, qui grelottait chaque fois qu'on ouvrait une porte, demanda d'autre charbon pour mettre dans le feu, qui avait cessé de flamber, bien qu'un amas de cendres rouges répandit encore une grande chaleur. Le domestique, après avoir apporté le charbon, s'arrêta près de Mme Eshton, et lui dit quelque chose à voix basse; je n'entendis que ces mots: «Une vieille femme très ennuyeuse.
«Dites-lui qu'on la mettra en prison si elle ne veut pas partir, répondit le magistrat.
— Non, arrêtez, interrompit le colonel Dent, ne la renvoyez pas, Eshton; nous pouvons nous en servir; consultons d'abord les dames.» Et il continua à haute voix: «Mesdames, vous vouliez aller visiter le camp des Bohémiens à la commune de Hay; Sam vient de nous dire qu'une de ces vieilles sorcières est dans la salle des domestiques et demande à être présentée à la société pour dire la bonne aventure; désirez-vous la voir?
— Certainement, colonel, s'écria lady Ingram, vous n'encouragerez pas une si grossière imposture; renvoyez cette femme d'une façon ou d'une autre.
— Mais je ne puis la faire partir, madame, dit Sam, ni les autres domestiques non plus; dans ce moment-ci Mme Fairfax l'engage à se retirer, mais elle s'est assise au coin de la cheminée, et dit que rien ne l'en fera sortir jusqu'au moment où on l'aura présentée ici.
— Et que veut-elle? demanda Mme Eshton.
— Dire la bonne aventure, madame, et elle a juré qu'elle y réussirait.
— Comment est-elle? demandèrent les demoiselles Eshton.
— Oh! horriblement laide, mesdemoiselles; presque aussi noire que la suie.
— C'est une vraie sorcière alors, s'écria Frédéric Lynn; qu'on la fasse entrer!
— Certainement, répondit son frère, ce serait dommage de perdre ce plaisir.
— Mes chers enfants, y pensez-vous? s'écria lady Lynn.
— Je ne supporterai pas une semblable chose, ajouta lady Ingram.
— En vérité, ma mère? et pourtant il le faudra, s'écria la voix impérieuse de Blanche, en se tournant sur le tabouret du piano, où jusque-là elle était demeurée silencieuse à examiner de la musique; je suis curieuse d'entendre ma bonne aventure. Sam, faites entrer cette femme.
— Ma Blanche chérie! songez…
— Je sais tout ce que vous pourrez me dire, mais je veux qu'on m'obéisse. Allons, dépêchez-vous, Sam.
— Oui, oui, oui, s'écrièrent tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles; faites-la entrer, cela nous amusera.»
Le domestique hésita encore un instant.
«Elle a l'air d'une femme si grossière! dit-il.
— Allez,» s'écria Mlle Ingram; et Sam partit.
Aussitôt l'animation se répandit dans le salon; un feu roulant de railleries et de plaisanteries avait déjà commencé lorsque Sam rentra.
«Elle ne veut pas venir maintenant, dit-il; elle prétend que ce n'est pas sa mission de paraître ainsi devant un vil troupeau (ce sont ses expressions). Il faut, dit-elle, que je la mène dans une chambre où ceux qui voudront la consulter viendront l'un après l'autre.
— Vous voyez, ma royale Blanche, elle devient de plus en plus exigeante; soyez raisonnable, mon bel ange.
— Menez-la dans la bibliothèque, s'écria impérieusement le bel ange. Ce n'est pas ma mission non plus de l'entendre devant un vil troupeau. Je veux l'avoir pour moi seule. Y a-t-il du feu dans la bibliothèque?
— Oui, madame; mais elle a l'air si intraitable!
— Cessez votre bavardage, lourdaud, et obéissez-moi.»
Sam sortit, et le mystère, l'animation, l'attente, s'emparèrent de nouveau des esprits.
«Elle est prête maintenant, dit le domestique en entrant, et désire savoir quelle est la première personne qu'elle va voir.
— Je crois bien que je ferais mieux de jeter un coup d'oeil sur cette sorcière avant de laisser les dames s'entretenir avec elle, s'écria le colonel Dent; dites-lui, Sam, que c'est un monsieur qui va venir.»
Sam sortit et rentra bientôt.
«Elle ne veut pas, dit-elle, recevoir de messieurs; ils n'ont que faire de se déranger.» Puis il ajouta en réprimant avec peine un sourire: «Elle ne veut s'entretenir qu'avec les femmes jeunes et pas mariées.
— Par Dieu, elle a du goût,» s'écria Henri Lynn.
Mlle Ingram se leva avec solennité.
«J'irai la première, dit-elle d'un ton tragique.
— Oh! ma chérie, réfléchissez!» s'écria sa mère.
Mais Blanche passa silencieusement devant lady Ingram, franchit la porte que le colonel Dent tenait ouverte, et nous l'entendîmes entrer dans la bibliothèque.
Il s'ensuivit un silence relatif; lady Ingram pensa que c'était le cas de joindre les mains, et elle le fit en conséquence; Marie déclara que, quant à elle, elle n'oserait jamais s'aventurer; Amy et Louisa riaient tout bas et semblaient un peu effrayées.
Le temps parut long; un quart d'heure s'écoula sans qu'on entendît ouvrir la porte de la bibliothèque; enfin, Mlle Ingram revint par la salle à manger.
Allait-elle rire et prendre tout cela en plaisanterie? Tous les yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Elle répondit à ces regards par un coup d'oeil froid; elle n'était ni gaie ni agitée; elle s'avança majestueusement vers sa place, et s'assit en silence.
«Eh bien! Blanche? dit lord Ingram.
— Que vous a-t-elle dit, ma soeur? demanda Marie.
— Que pensez-vous d'elle? Est-elle une vraie diseuse de bonne aventure? s'écrièrent les demoiselles Eshton.
— Mes bons amis, répondit Mlle Ingram, ne m'accablez pas ainsi de questions! Vraiment votre curiosité et votre crédulité sont facilement excitées: par l'importance que vous attachez tous, ma mère même, à tout ceci, on croirait que nous avons dans la maison quelque savant génie, ami du diable. J'ai simplement vu une Bohémienne vagabonde qui a étudié la science de la chiromancie; elle m'a dit ce que disent toujours ces gens-là; mais ma fantaisie est satisfaite, et je pense que M. Eshton fera bien de la jeter en prison demain, comme il l'en a menacée.»
Mlle Ingram prit un livre, se pencha sur sa chaise, et de cette manière coupa court à toute conversation. Je l'examinai une demi- heure environ; pendant ce temps elle ne tourna pas une seule page de son livre; son visage s'obscurcissait, devenait de plus en plus mécontent, et indiquait un évident désappointement. Certainement elle n'avait pas été charmée de ce qu'on lui avait dit; son silence et sa mauvaise humeur prolongée me prouvaient, malgré son indifférence affectée, qu'elle attachait une grande importance aux révélations qui venaient de lui être faites.
Marie Ingram, Amy et Louisa Eshton déclarèrent qu'elles n'oseraient point aller seules, et pourtant elles désiraient voir la sorcière; une négociation fut ouverte par le moyen de l'ambassadeur Sam. Il y eut tant d'allées et venues que le malheureux Sam devait avoir les jambes brisées. Pourtant, après avoir fait bien des difficultés, la rigoureuse sibylle permit enfin aux trois jeunes filles de venir ensemble.
Leur visite ne fut pas aussi tranquille que celle de Mlle Ingram: on entendait de temps en temps des ricanements et des petits cris; au bout de vingt minutes, elles ouvrirent précipitamment la porte, traversèrent la grande salle en courant et arrivèrent tout agitées.
«Ce n'est pas grand-chose de bon, s'écrièrent-elles toutes ensemble; elle nous a dit tant de choses! elle sait tout ce qui nous concerne!»
En prononçant ces mots, elles tombèrent essoufflées sur les sièges que les jeunes gens s'étaient empressés de leur apporter.
On leur demanda de s'expliquer plus clairement; elles déclarèrent que la sorcière leur avait répété ce qu'elles avaient fait et dit lorsqu'elles étaient enfants, qu'elle leur avait parlé des livres et des ornements qui se trouvaient dans leurs boudoirs, des souvenirs que leur avaient donnés leurs amis; elles affirmèrent aussi que la sorcière connaissait même leurs pensées, et qu'elle avait murmuré à l'oreille de chacune la chose qu'elle désirait le plus et le nom de la personne qu'elle aimait le mieux au monde.
Ici les jeunes gens demandèrent de plus amples explications sur les deux derniers points: mais les jeunes filles ne purent que rougir, balbutier et sourire; les mères présentèrent des éventails à leurs filles, et répétèrent encore qu'on avait eu tort de ne pas suivre leurs conseils; les vieux messieurs riaient, et les jeunes gens offraient leurs services aux jeunes filles agitées.
Au milieu de ce tumulte et pendant que j'étais absorbée par la scène qui se passait devant moi, quelqu'un me toucha le coude; je me retournai et je vis Sam.
«La sorcière dit qu'il y a dans la chambre une jeune fille à laquelle elle n'a pas encore parlé, et elle a juré de ne pas partir avant de l'avoir vue. J'ai pensé que ce devait être vous, car il n'y a personne autre; que dois-je lui dire?
— Oh! j'irai!» répondis-je.
J'étais contente de pouvoir satisfaire ainsi ma curiosité, qui venait d'être si vivement excitée. Je sortis de la chambre sans que personne me vît, car tout le monde était occupé des trois tremblantes jeunes filles.
«Si vous désirez, mademoiselle, me dit Sam, je vous attendrai dans la salle, dans le cas où elle vous ferait peur; vous n'auriez qu'à m'appeler et je viendrais tout de suite.
— Non, Sam, retournez à la cuisine; je n'ai pas peur le moins du monde.»
C'était vrai, je n'avais pas peur; mais tout cela m'intéressait et excitait ma curiosité.
CHAPITRE XIX
La bibliothèque était tranquille; la sibylle, assise sur un fauteuil au coin de la cheminée, portait un manteau rouge, un chapeau noir, ou plutôt une coiffure à larges bords attachée au- dessous du menton à l'aide d'un mouchoir de toile; sur la table se trouvait une chandelle éteinte; la Bohémienne était penchée vers le foyer et lisait à la lueur des flammes un petit livre semblable à un livre de prières; en lisant elle marmottait tout haut, comme le font souvent les vieilles femmes. Elle n'interrompit pas sa lecture en me voyant entrer: il paraît qu'elle désirait finir un paragraphe.
Je m'avançai vers le feu, et je réchauffai mes mains qui s'étaient refroidies dans le salon, car je n'osais pas m'approcher de la cheminée. Je n'avais jamais été plus calme; du reste, rien dans l'extérieur de la Bohémienne n'était propre à troubler. Elle ferma son livre et me regarda lentement; le bord de son chapeau cachait en partie son visage; cependant, lorsqu'elle leva la tête, je pus remarquer que sa figure était singulière: elle était d'un brun foncé; on voyait passer sous le mouchoir blanc qui retenait son chapeau quelques boucles de cheveux qui venaient effleurer ses joues ou plutôt sa bouche. Elle fixa sur moi son regard direct et hardi.
«Eh bien! vous voulez savoir votre bonne aventure? dit-elle, d'une voix aussi décidée que son regard, aussi dure que ses traits.
— Je n'y tiens pas beaucoup, ma mère; vous pouvez me la dire si cela vous plaît, mais je dois vous avérer que je ne crois pas à votre science.
— Voilà une impudence qui ne m'étonne pas de vous; je m'y attendais; vos pas me l'avaient annoncé, lorsque vous avez franchi le seuil de la porte.
— Vous avez l'oreille fine?
— Oui, et l'oeil prompt et le cerveau actif.
— Ce sont trois choses bien nécessaires dans votre état.
— Surtout lorsque j'ai affaire à des gens comme vous; pourquoi ne tremblez-vous pas?
— Je n'ai pas froid.
— Pourquoi ne pâlissez-vous pas?
— Je ne suis pas malade.
— Pourquoi n'interrogez-vous pas mon art?
— Je ne suis pas niaise.»
La vieille femme cacha un sourire, puis prenant une pipe courte et noire, elle l'alluma et se mit à fumer; après avoir aspiré quelques bouffées de ce parfum calmant, elle redressa son corps courbé, retira la pipe de ses lèvres, et regardant le feu, elle dit d'un ton délibéré:
«Vous avez froid, vous êtes malade et niaise.
— Prouvez-le, dis-je.
— Je vais le faire, et en peu de mots: vous avez froid, parce que vous êtes seule; aucun contact n'a encore fait jaillir la flamme du feu qui brûle en vous: vous êtes malade, parce que vous ne connaissez pas le meilleur, le plus noble et le plus doux des sentiments que le ciel ait accordés aux hommes: vous êtes niaise, parce que vous auriez beau souffrir, vous n'inviteriez pas ce sentiment à s'approcher de vous; vous ne feriez même pas un effort pour aller le trouver là où il vous attend.»
Elle plaça de nouveau sa pipe noire entre ses lèvres, et recommença à fumer avec force.
«Vous pourriez dire cela à presque tous ceux qui vivent solitaires et dépendants dans une grande maison.
— Oui, je pourrais le dire; mais serait-ce vrai pour presque tous?
— Pour presque tous ceux qui sont dans ma position.
— Oui, dans votre position; mais trouvez-moi une seule personne placée exactement dans votre position.
— Il serait facile d'en trouver mille.
— Je vous dis que vous auriez peine à en trouver une. Si vous saviez quelle est votre situation! bien près du bonheur, au moment de l'atteindre; les éléments en sont prêts; il ne faut qu'un seul mouvement pour les réunir: le hasard les a éloignés les uns des autres; qu'ils soient rapprochés, et le résultat sera beau.
— Je ne comprends pas les énigmes; Je n'ai jamais su les deviner.
— Vous voulez que je parle plus clairement? Montrez-moi la paume de votre main.
— Je suppose qu'il faut la croiser avec de l'argent?
— Certainement.»
Je lui donnai un schelling; elle le mit dans un vieux bas qu'elle retira de sa poche, et après l'avoir attaché, elle me dit d'ouvrir la main. J'obéis; elle l'approcha de sa figure et la regarda sans la toucher.
«Elle est trop fine, dit-elle, je ne puis rien faire d'une semblable main; elle n'a presque pas de lignes, et puis, que peut- on voir dans une paume? ce n'est pas là que la destinée est écrite.
— Je vous crois, répondis-je.
— Non, continua-t-elle, c'est sur la figure, sur le front, dans les yeux, dans les lignes de la bouche; agenouillez-vous et regardez-moi.
— Ah! vous approchez de la vérité, répondis-je en obéissant; je serai bientôt forcée de vous croire.»
Je m'agenouillai à un demi-mètre d'elle; elle remua le feu, et le charbon jeta une vive clarté. Mais elle s'assit de manière à être encore plus dans l'ombre; moi seule j'étais éclairée.
«Je voudrais savoir avec quel sentiment vous êtes venue vers moi, me dit-elle après m'avoir examinée un instant; je voudrais savoir quelles pensées occupent votre esprit pendant les longues heures que vous passez dans ce salon, près de ces gens élégants qui s'agitent devant vous comme les ombres d'une lanterne magique: car entre vous et eux il n'y a pas plus de communication et de sympathie qu'entre des hommes et des ombres.
— Je suis souvent fatiguée, quelquefois ennuyée, rarement triste.
— Alors quelque espérance secrète vous soutient et murmure à votre oreille de belles promesses pour l'avenir.
— Non; tout ce que j'espère, c'est de gagner assez d'argent pour pouvoir un jour établir une école dans une petite maison que je louerai.
— Ces idées ne sont propres qu'à distraire votre imagination pendant que vous êtes assise dans le coin de la fenêtre; vous voyez que je connais vos habitudes.
— Vous les aurez apprises par les domestiques.
— Ah! vous croyez montrer de la pénétration; eh bien! à parler franchement, je connais ici quelqu'un, Mme Poole.»
Je tressaillis en entendant ce nom.
«Ah! ah! pensai-je, il y a bien vraiment quelle chose d'infernal dans tout ceci.
— N'ayez pas peur, continua l'étrange Bohémienne, Mme Poole est une femme sûre, discrète et tranquille; on peut avoir confiance en elle. Mais pendant que vous êtes assise au coin de votre fenêtre, ne pensez-vous qu'à votre future école! Parmi tous ceux qui occupent les chaises ou les divans du salon, n'y en a-t-il aucun qui ait pour vous un intérêt actuel? n'étudiez-vous aucune figure? N'y en a-t-il pas une dont vous suivez les mouvements, au moins avec curiosité?
— J'aime à observer toutes les figures et toutes les personnes.
— Mais n'en remarquez-vous pas une plus particulièrement, ou même deux?
— Oh! si, et bien souvent; lorsque les regards ou les gestes de deux personnes semblent raconter une histoire, j'aime à les regarder.
— Quel est le genre d'histoire que vous préférez!
— Oh! je n'ai pas beaucoup de choix; elles roulent presque toutes sur le même thème: l'amour, et promettent le même dénoûment: le mariage.
— Et aimez-vous ce thème monotone?
— Peu m'importe; cela m'est assez indifférent.
— Cela vous est indifférent? Quand une femme jeune, belle, pleine de vie et de santé, charmante de beauté, douée de tous les avantages du rang et de la fortune, sourit à un homme, vous…
— Eh bien!
— Vous pensez peut-être…
— Je ne connais aucun des messieurs ici; c'est à peine si j'ai échangé une parole avec l'un d'eux, et quant à ce que j'en pense, c'est facile à dire: quelques-uns me semblent dignes, respectables et d'un âge mur; d'autres jeunes, brillants, beaux et pleins de vie; mais certainement tous sont bien libres de recevoir les sourires de qui leur plaît, sans que pour cela je désire un seul instant être à la place des jeunes filles courtisées.
— Vous ne connaissez pas les messieurs qui demeurent au château? Vous n'avez pas échangé un seul mot avec eux, dites-vous? Oserez- vous me soutenir que vous n'avez jamais parlé au maître de la maison?
— Il n'est pas ici.
— Remarque profonde, ingénieux jeu de mots! il est parti pour Millcote ce matin, et sera de retour ce soir ou demain; est-ce que cette circonstance vous empêcherait de le connaître?
— Non, mais je ne vois pas le rapport qu'il y a entre
M. Rochester et ce dont vous me parliez tout à l'heure.
— Je vous parlais des dames qui souriaient aux messieurs, et
dernièrement tant de sourires ont été versés dans les yeux de
M. Rochester, que ceux-ci débordent comme des coupes trop pleines.
Ne l'avez-vous pas remarqué?
— M. Rochester a le droit de jouir de la société de ses hôtes.
— Je ne vous questionne pas sur ses droits; mais n'avez-vous pas remarqué que, de tous ces petits drames qui se jouaient sous vos yeux, celui de M. Rochester était le plus animé?
— L'avidité du spectateur excite la flamme de l'acteur.»
En disant ces mots, c'était plutôt à moi que je parlais qu'à la Bohémienne; mais la voix étrange, les manières, les discours de cette femme, m'avaient jetée dans une sorte de rêve; elle me lançait des sentences inattendues l'une après l'autre, jusqu'à ce qu'elle m'eût complètement déroutée. Je me demandais quel était cet esprit invisible qui, pendant des semaines, était resté près de mon coeur pour en étudier le travail et en écouter les pulsations.
«L'avidité du spectateur? répéta-t-elle; oui, M. Rochester est resté des heures prêtant l'oreille aux lèvres fascinantes qui semblaient si heureuses de ce qu'elles avaient à communiquer, et M. Rochester paraissait satisfait de cet hommage, et reconnaissant de la distraction qu'on lui accordait. Ah! vous avez remarqué cela?
— Reconnaissant! je ne me rappelle pas avoir jamais vu sa figure exprimer la gratitude.
— Vous l'avez donc analysée? qu'exprimait-elle alors?»
Je ne répondis pas.
«Vous y avez vu l'amour, n'est-ce pas? et, regardant dans l'avenir, vous avez vu M. Rochester marié et sa femme heureuse?
— Non pas précisément; votre science vous fait quelquefois défaut.
— Alors, que diable avez-vous vu?
— N'importe; je venais vous interroger et non pas me confesser; c'est une chose connue que M. Rochester va se marier.
— Oui, avec la belle Mlle Ingram.
— Enfin!
— Les apparences, en effet, semblent toutes annoncer ce mariage, et ce sera un couple parfaitement heureux, bien que, avec une audace qui mériterait un châtiment, vous sembliez en douter; il aimera cette femme noble, belle, spirituelle, accomplie en un mot. Quant à elle, il est probable qu'elle aime M. Rochester, ou du moins son argent; je sais qu'elle considère les domaines de M. Rochester comme dignes d'envie, quoique, Dieu me le pardonne, je lui ai dit tout à l'heure sur ce sujet quelque chose qui l'a rendue singulièrement grave; les coins de sa bouche se sont abaissés d'un demi pouce. Je conseillerai à son triste adorateur de faire attention; car si un autre vient se présenter avec une fortune plus brillante et moins embrouillée, c'en est fait de lui.
— Je ne suis pas venue pour entendre parler de la fortune de M. Rochester, mais pour connaître ma destinée, et vous ne m'en avez encore rien dit.
— Votre destinée est douteuse; quand j'examine votre figure, un trait en contredit un autre. La fortune a mis en réserve pour vous une riche moisson de bonheur; je le sais, je le savais avant de venir ici: car je l'ai moi-même vue faire votre part et la mettre de côté. Il dépend de vous d'étendre la main et de la prendre; et j'étudie votre visage pour savoir si vous le ferez. Agenouillez- vous encore sur le tapis.
— Ne me gardez pas trop longtemps ainsi; le feu me brûle.»
Je m'agenouillai. Elle ne s'avança pas vers moi, mais elle se contenta de me regarder, en s'appuyant le dos sur sa chaise; puis elle se mit à murmurer:
«Voilà des yeux remplis de flamme et qui scintillent comme la rosée; ils sont doux et pleins de sentiment: mon jargon les fait sourire; ainsi donc ils sont susceptibles: les impressions se suivent rapidement dans leur transparent orbite; quand ils cessent de sourire, ils deviennent tristes: une lassitude, dont ils n'ont même pas conscience, appesantit leurs paupières; cela indique la mélancolie résultant de l'isolement: ils se détournent de moi, ils ne veulent pas être examinés plus longtemps; ils semblent nier, par leur regard moqueur, la vérité de mes découvertes, nier leur sensibilité et leur tristesse; mais cet orgueil et cette réserve me confirment dans mon opinion. Les yeux sont favorables.
«Quant à la bouche, elle se plaît quelquefois à rire; elle est disposée à raconter tout ce qu'a conçu le cerveau, mais elle reste silencieuse sur ce qu'a éprouvé le coeur; elle est mobile et flexible, et n'a jamais été destinée à l'éternel silence de la solitude; c'est une bouche faite pour parler beaucoup, sourire souvent, et avoir pour interlocuteur un être aimé. Elle aussi est propice.
«Dans le front seulement, je vois un ennemi de l'heureuse destinée que j'ai prédite. Ce front a l'air de dire: «Je peux vivre seule, si ma dignité et les circonstances l'exigent; je n'ai pas besoin de vendre mon âme pour acheter le bonheur; j'ai un trésor intérieur, né avec moi, qui saura me faire vivre si les autres joies me sont refusées, ou s'il faut les acheter à un prix que je ne puis donner; ma raison est ferme et tient les rênes; elle ne laissera pas mes sentiments se précipiter dans le vide; la passion pourra crier avec fureur, en vraie païenne qu'elle est; les désirs pourront inventer une infinité de choses vaines, mais le jugement aura toujours le dernier mot, et sera chargé de voter toute décision. L'ouragan, les tremblements de terre et le feu pourront passer près de moi; mais j'écouterai toujours la douce voix qui interprète les volontés de la conscience.»
Le front a raison, continua la Bohémienne, et sa déclaration sera respectée; oui, j'ai fait mon plan et je le crois bon: car, en le formant, j'ai écouté le cri de la conscience et les conseils de la raison. Je sais combien vite la jeunesse se fanerait et la fleur périrait, si dans la coupe de joie se trouvait mélangée une seule goutte de honte ou de remords!
«Je ne veux ni sacrifice, ni ruine, ni tristesse; je désire élever et non détruire; mériter la reconnaissance, et non pas faire couler le sang et les larmes. Ma moisson sera douée, et se fera au milieu de la joie et des sourires! Mais je m'égare dans un ravissant délire. Oh! je voudrais prolonger cet instant indéfiniment, mais je n'ose pas; jusqu'ici, je me suis entièrement dominé; j'ai agi comme j'avais dessein d'agir; mais, si je continuais, l'épreuve pourrait être au-dessus de mes forces. Debout, mademoiselle Eyre, et laissez-moi; la comédie est jouée!»
Étais-je endormie ou éveillée? Avais-je rêvé, et mon rêve continuait-il encore? La voix de la vieille femme était changée; son accent, ses gestes, m'étaient aussi familiers que ma propre figure; je connaissais son langage aussi bien que le mien; je me levai, mais je ne partis pas. Je la regardais; j'attisai le feu pour la mieux voir, mais elle ramena son chapeau et son mouchoir plus près de son visage et me fit signe de m'éloigner; la flamme éclairait la main qu'elle étendait; mes soupçons étaient éveillés; j'examinai cette main: ce n'était pas le membre flétri d'une vieille femme, mais une main potelée, souple, et des doigts ronds et doux; un large anneau brillait au petit doigt. Je m'avançai pour la regarder, et j'aperçus une pierre que j'avais vue cent fois déjà; je contemplai de nouveau la figure, qui ne se détourna plus de moi; au contraire, le chapeau avait été jeté en arrière, ainsi que le mouchoir, et la tête était dirigée de mon côté.
«Eh bien, Jane, me reconnaissez-vous? demanda la voix familière.
— Retirez ce manteau rouge, monsieur, et alors…
— Il y a un noeud, aidez-moi.
— Cassez le cordon, monsieur.
— Eh bien donc! loin de moi, vêtements d'emprunt! et M. Rochester s'avança, débarrassé de son déguisement.
— Mais, monsieur, quelle étrange idée avez-vous eue là?
— J'ai bien joué mon rôle; qu'en pensez-vous?
— Il est probable que vous vous en êtes fort bien acquitté avec les dames.
— Et pas avec vous?
— Avec moi, vous n'avez pas joué le rôle d'une Bohémienne.
— Quel rôle ai-je donc joué? suis-je resté moi-même?
— Non, vous avez joué un rôle étrange; vous avez cherché à me dérouter; voua avez dit des choses qui n'ont pas de sens, pour m'en faire dire également; c'est tout au plus bien de votre part, monsieur.
— Me pardonnez-vous? Jane.
— Je ne puis pas vous le dire avant d'y avoir pensé; si, après mûre réflexion, je vois que vous ne m'avez pas fait tomber dans de trop grandes absurdités, j'essayerai d'oublier: mais ce n'était pas bien à vous de faire cela.
— Oh! vous avez été très sage, très prudente et très sensible.»
Je réfléchis à tout ce qui s'était passé et je me rassurai; car j'avais été sur mes gardes depuis le commencement de l'entretien: je soupçonnais quelque chose; je savais que les Bohémiennes et les diseuses de bonne aventure ne s'exprimaient pas comme cette prétendue vieille femme; j'avais remarqué sa voix feinte, son soin à cacher ses traits; j'avais aussitôt pensé à Grace Poole, cette énigme vivante, ce mystère des mystères; mais je n'avais pas un instant songé à M. Rochester.
«Eh bien! me dit-il, à quoi rêvez-vous? Que signifie ce grave sourire?
— Je m'étonne de ce qui s'est passé, et je me félicite de la conduite que j'ai tenue, monsieur; mais il me semble que vous m'avez permis de me retirer.
— Non, restez un moment, et dites-moi ce qu'on fait dans le salon.
— Je pense qu'on parle de la Bohémienne.
— Asseyez-vous et racontez-moi ce qu'on en disait.
— Je ferais mieux de ne pas rester longtemps, monsieur, il est près de onze heures; savez-vous qu'un étranger est arrivé ici ce matin?
— Un étranger! qui cela peut-il être? je n'attendais personne.
Est-il parti?
— Non; il dit qu'il vous connaît depuis longtemps et qu'il peut prendre la liberté de s'installer au château jusqu'à votre retour.
— Diable! a-t-il donné son nom?
— Il s'appelle Mason, monsieur; il vient des Indes Occidentales, de la Jamaïque, je crois.»
M. Rochester était debout près de moi; il m'avait pris la main, comme pour me conduire à une chaise: lorsque j'eus fini de parler, il me serra convulsivement le poignet; ses lèvres cessèrent de sourire; on eût dit qu'il avait été subitement pris d'un spasme.
«Mason, les Indes Occidentales! dit-il du ton d'un automate qui ne saurait prononcer qu'une seule phrase; Mason, les Indes Occidentales!» répéta-t-il trois fois. Il murmura ces mêmes mots, devenant de moment en moment plus pâle; il semblait savoir à peine ce qu'il faisait.
«Êtes-vous malade, monsieur? demandai-je.
— Jane! Jane! j'ai reçu un coup, j'ai reçu un coup! et il chancela.
— Oh! appuyez-vous sur moi, monsieur.
— Jane, une fois déjà vous m'avez offert votre épaule; donnez-la- moi aujourd'hui encore.
— Oui, monsieur, et mon bras aussi.»
Il s'assit et me fit asseoir à côté de lui; il prit ma main dans les siennes et la caressa en me regardant; son regard était triste et troublé.
«Ma petite amie, dit-il, je voudrais être seul avec vous dans une île bien tranquille, où il n'y aurait plus ni trouble, ni danger, ni souvenirs hideux.
— Puis-je vous aider, monsieur? je donnerais ma vie pour vous servir.
— Jane, si j'ai besoin de vous, ce sera vers vous que j'irai. Je vous le promets.
— Merci, monsieur; dites-moi ce qu'il y a à faire, et j'essayerai du moins.
— Eh bien, Jane, allez me chercher un verre de vin dans la salle à manger. On doit être à souper; vous me direz si Mason est avec les autres et ce qu'il fait.
J'y allai et je trouvai tout le monde réuni dans la salle à manger pour le souper, ainsi que me l'avait annoncé M. Rochester. Mais personne ne s'était mis à table; le souper avait été arrangé sur le buffet, les invités avaient pris ce qu'ils voulaient et s'étaient réunis en groupe, portant leurs assiettes et leurs verres dans leurs mains. Tout le monde riait; la conversation était générale et animée. M. Mason, assis près du feu, causait avec le colonel et Mme Dent; il semblait aussi gai que les autres. Je remplis un verre de vin; Mlle Ingram me regarda d'un air sévère; elle pensait probablement que j'étais bien audacieuse de prendre cette liberté; je retournai ensuite dans la bibliothèque.
L'extrême pâleur de M. Rochester avait disparu; il avait l'air triste, mais ferme; il prit le verre de mes mains et s'écria:
«À votre santé, esprit bienfaisant!»
Après avoir bu le vin, il me rendit le verre et me dit:
«Eh bien, Jane, que font-ils?
— Ils rient et ils causent, monsieur.
— Ils n'ont pas l'air grave et mystérieux, comme s'ils avaient entendu quelque chose d'étrange?
— Pas le moins du monde; ils sont au contraire pleins de gaieté.
— Et Mason?
— Rit comme les autres.
— Et si, au moment où j'entrerai dans le salon, tous se précipitaient vers moi pour m'insulter, que feriez-vous, Jane?
— Je les renverrais de la chambre, si je pouvais, monsieur.»
Il sourit à demi.
«Mais, continua-t-il, si, quand je m'avancerai vers mes convives pour les saluer, ils me regardent froidement, se mettent à parler bas et d'un ton railleur; si enfin ils me quittent tous l'un après l'autre, les suivrez-vous, Jane?
— Je ne pense pas, monsieur; je trouverai plus de plaisir à rester avec vous.
— Pour me consoler?
— Oui, monsieur; pour vous consoler autant qu'il serait en mon pouvoir.
— Et s'ils lançaient sur vous l'anathème, pour m'être restée fidèle?
— Il est probable que je ne comprendrais rien à leur anathème, et en tout cas je n'y ferais point attention.
— Alors vous pourriez braver l'opinion pour moi?
— Oui, pour vous, ainsi que pour tous ceux de mes amis qui, comme vous, sont dignes de mon attachement.
— Eh bien, retournez dans le salon; allez tranquillement vers M. Mason et dites-lui tout bas que M. Rochester est arrivé et désire le voir; puis vous le conduirez ici et vous nous laisserez seuls.
— Oui, monsieur.»
Je fis ce qu'il m'avait demandé; tout le monde me regarda en me voyant passer ainsi au milieu du salon; je m'acquittai de mon message envers M. Mason, et, après l'avoir conduit à M. Rochester, je remontai dans ma chambre.
Il était tard et il y avait déjà quelque temps que j'étais couchée lorsque j'entendis les habitants du château rentrer dans leurs chambres; je distinguai la voix de M. Rochester qui disait:
«Par ici, Mason; voilà votre chambre.»
Il parlait gaiement, ce qui me rassura tout à fait, et je m'endormis bientôt.
CHAPITRE XX
J'avais oublié de fermer mon rideau et de baisser ma jalousie; la nuit était belle, la lune pleine et brillante, et, lorsque ses rayons vinrent frapper sur ma fenêtre, leur éclat, que rien ne voilait, me réveilla. J'ouvris les yeux et je regardai cette belle lune d'un blanc d'argent et claire comme le cristal: c'était magnifique, mais trop solennel; je me levai à demi et j'étendis le bras pour fermer le rideau.
Mais, grand Dieu! quel cri j'entendis tout à coup!
Un son aigu, sauvage, perçant, qui retentit d'un bout à l'autre de
Thornfield, venait de briser le silence et le repos de la nuit.
Mon pouls s'arrêta; mon coeur cessa de battre; mon bras étendu se paralysa. Mais le cri ne fut pas renouvelé; du reste, aucune créature humaine n'aurait pu répéter deux fois de suite un semblable cri; non, le plus grand condor des Andes n'aurait pas pu, deux fois de suite, envoyer un pareil hurlement vers le ciel: il fallait bien se reposer, avant de renouveler un tel effort.
Le cri était parti du troisième; il sortait de la chambre placée au-dessus de la mienne. Je prêtai l'oreille, et j'entendis une lutte, une lutte qui devait être terrible, à en juger d'après le bruit; une voix à demi étouffée cria trois fois de suite:
«Au secours! au secours! Personne ne viendra-t-il?» continuait la voix; et pendant que le bruit des pas et de la lutte continuait à se faire entendre, je distinguai ces mots: «Rochester, Rochester, venez, pour l'amour de Dieu!»
Une porte s'ouvrit; quelqu'un se précipita dans le corridor; j'entendis les pas d'une nouvelle personne dans la chambre où se passait la lutte; quelque chose tomba à terre, et tout rentra dans le silence.
Je m'étais habillée, bien que mes membres tremblassent d'effroi. Je sortis de ma chambre; tout le monde s'était levé, on entendait dans les chambres des exclamations et des murmures de terreur; les portes s'ouvrirent l'une après l'autre, et le corridor fut bientôt plein; les dames et les messieurs avaient quitté leurs lits.
«Eh! qu'y a-t-il? disait-on. Qui est-ce qui est blessé? Qu'est-il arrivé? Allez chercher une lumière. Est-ce le fou, ou sont-ce des voleurs? Où faut-il courir?
Sans le clair de lune on aurait été dans une complète obscurité; tous couraient çà et là et se pressaient l'un contre l'autre, quelques-uns sanglotaient, d'autres tremblaient; la confusion était générale.
«Où diable est Rochester? s'écria le colonel Dent; je ne puis pas le trouver dans son lit.
— Me voici, répondit une voix; rassurez-vous tous, je viens.»
La porte du corridor s'ouvrit et M. Rochester s'avança avec une chandelle; il descendait de l'étage supérieur; quelqu'un courut à lui et lui saisit le bras: c'était Mlle Ingram.
«Quel est le terrible événement qui vient de se passer? dit-elle; parlez et ne nous cachez rien.
— Ne me jetez pas par terre et ne m'étranglez pas! répondit-il; car les demoiselles Eshton se pressaient contre lui, et les deux douairières, avec leurs amples vêtements blancs, s'avançaient à pleines voiles. Il n'y a rien! s'écria-t-il; c'est bien du bruit pour peu de chose; mesdames, retirez-vous, ou vous allez me rendre terrible.»
Et, en effet, son regard était terrible; ses yeux noirs étincelaient; faisant un effort pour se calmer, il ajouta:
«Une des domestiques a eu le cauchemar, voilà tout; elle est irritable et nerveuse; elle a pris son rêve pour une apparition ou quelque chose de semblable, et a eu peur. Mais, maintenant, retournez dans vos chambres; je ne puis pas aller voir ce qu'elle devient, avant que tout soit rentré dans l'ordre et le silence. Messieurs, ayez la bonté de donner l'exemple aux dames; mademoiselle Ingram, je suis persuadé que vous triompherez facilement de vos craintes; Amy et Louisa, retournez dans vos nids comme deux petites tourterelles; mesdames, dit-il, en s'adressant aux douairières, si vous restez plus longtemps dans ce froid corridor, vous attraperez un terrible rhume.»
Et ainsi, tantôt flattant et tantôt ordonnant, il s'efforça de renvoyer chacun dans sa chambre. Je n'attendis pas son ordre pour me retirer; j'étais sortie sans que personne me remarquât, je rentrai de même.
Mais je ne me recouchai pas; au contraire, j'achevai de m'habiller. Le bruit et les paroles qui avaient suivi le cri n'avaient probablement été entendus que par moi; car ils venaient de la chambre au-dessus de la mienne, et je savais bien que ce n'était pas le cauchemar d'une servante qui avait jeté l'effroi dans toute la maison: je savais que l'explication donnée par M. Rochester n'avait pour but que de tranquilliser ses hôtes. Je m'habillai pour être prête en tout cas; je restai longtemps assise devant la fenêtre, regardant les champs silencieux, argentés par la lune, et attendant je ne sais trop quoi. Il me semblait que quelque chose devait suivre ce cri étrange et cette lutte.
Pourtant le calme revint; tous les murmures s'éteignirent graduellement, et, au bout d'une heure, Thornfield était redevenu silencieux comme un désert; la nuit et le sommeil avaient repris leur empire.
La lune était au moment de disparaître; ne désirant pas rester plus longtemps assise au froid et dans l'obscurité, je quittai la fenêtre, et, marchant aussi doucement que possible sur le tapis, je me dirigeai vers mon lit pour m'y coucher tout habillée; au moment où j'allais retirer mes souliers, une main frappa légèrement à ma porte.
«A-t-on besoin de moi? demandai-je.
— Êtes-vous levée? me répondit la voix que je m'attendais bien à entendre, celle de M. Rochester.
— Oui, monsieur.
— Et habillée?
— Oui.
— Alors, venez vite.»
J'obéis. M. Rochester était dans le corridor, tenant une lumière à la main.
«J'ai besoin de vous, dit-il, venez par ici; prenez votre temps et ne faites pas de bruit.»
Mes pantoufles étaient fines, et sur le tapis on n'entendait pas plus mes pas que ceux d'une chatte. M. Rochester traversa le corridor du second, monta l'escalier, et s'arrêta sur le palier du troisième étage, si lugubre à mes yeux; je l'avais suivi et je me tenais à côté de lui.
«Avez-vous une éponge dans votre chambre? me demanda-t-il très bas.
— Oui, monsieur.
— Avez-vous des sels volatiles?
— Oui.
— Retournez chercher ces deux choses.»
Je retournai dans ma chambre; je pris l'éponge et les sels, et je remontai l'escalier; il m'attendait et tenait une clef à la main. S'approchant de l'une des petites portes, il y plaça la clef; puis, s'arrêtant, il s'adressa de nouveau à moi, et me dit:
«Pourrez-vous supporter la vue du sang?
— Je le pense, répondis-je; mais je n'en ai pas encore fait l'épreuve.»
Lorsque je lui répondis, je sentis en moi un tressaillement, mais ni froid ni faiblesse.
«Donnez-moi votre main, dit-il; car je ne peux pas courir la chance de vous voir vous évanouir.»
Je mis mes doigts dans les siens.
«Ils sont chauds et fermes.» dit-il; puis, tournant la clef, il ouvrit la porte.
Je me rappelai avoir vu la chambre où me fit entrer M. Rochester, lorsque Mme Fairfax m'avait montré la maison. Elle était tendue de tapisserie; mais cette tapisserie était alors relevée dans un endroit et mettait à découvert une porte qui, autrefois, était cachée; la porte était ouverte et menait dans une chambre éclairée, d'où j'entendis sortir des sons ressemblant à des cris de chiens qui se disputent. M. Rochester, après avoir posé la chandelle à côté de moi, me dit d'attendre une minute, et il entra dans la chambre; son entrée fut saluée par un rire bruyant qui se termina par l'étrange «ah! ah!» de Grace Poole. Elle était donc là, et M. Rochester faisait quelque arrangement avec elle; j'entendis aussi une voix faible qui parlait à mon maître. Il sortit et ferma la porte derrière lui.
«C'est ici. Jane,» me dit-il.
Et il me fit passer de l'autre côté d'un grand lit dont les rideaux fermés cachaient une partie de la chambre; un homme était étendu sur un fauteuil placé près du lit. Il paraissait tranquille et avait la tête appuyée; ses yeux étaient fermés. M Rochester approcha la chandelle, et, dans cette figure pâle et inanimée, je reconnus M. Mason; je vis également que le linge qui recouvrait un de ses bras et un de ses côtés était souillé de sang.
«Prenez la chandelle!» me dit M. Rochester, et je le fis; il alla chercher un vase plein d'eau, et me pria de le tenir; j'obéis.
Il prit alors l'éponge, la trempa dans l'eau, et inonda ce visage semblable à celui d'un cadavre. Il me demanda mes sels et les fit respirer à M. Mason, qui, au bout de peu de temps, ouvrant les yeux, fit entendre une espèce de grognement; M. Rochester écarta la chemise du blessé, dont le bras et l'épaule étaient enveloppés de bandages, et il étancha le sang qui continuait à couler.
«Y a-t-il un danger immédiat? murmura M. Mason.
— Bah! une simple égratignure! ne soyez pas si abattu, montrez que vous êtes un homme. Je vais aller chercher moi-même un chirurgien, et j'espère que vous pourrez partir demain matin. Jane! continua-t-il.
— Monsieur?
— Je suis forcé de vous laisser ici une heure ou deux; vous étancherez le sang comme vous me l'avez vu faire, quand il recommencera à couler; s'il s'évanouit, vous porterez à ses lèvres ce verre d'eau que vous voyez là, et vous lui ferez respirer vos sels; vous ne lui parlerez sous aucun prétexte, et vous, Richard, si vous prononcez une parole, vous risquez votre vie; si vous ouvrez les lèvres, si vous remuez un peu, je ne réponds plus de rien.»
Le pauvre homme fit de nouveau entendre sa plainte; il n'osait pas remuer. La crainte de la mort, ou peut-être de quelque autre chose, semblait le paralyser. M. Rochester plaça l'éponge entre mes mains, et je me mis à étancher le sang comme lui; il me regarda faire une minute et me dit:
«Rappelez-vous bien: ne dites pas un mot!»
Puis il quitta la chambre.
J'éprouvai une étrange sensation lorsque la clef cria dans la serrure et que je n'entendis plus le bruit de ses pas.
J'étais donc au troisième, enfermée dans une chambre mystérieuse, pendant la nuit, et ayant devant les yeux le spectacle d'un homme pâle et ensanglanté; et l'assassin était séparé de moi par une simple porte; voilà ce qu'il y avait de plus terrible: le reste, je pouvais le supporter; mais je tremblais à la pensée de voir Grace Poole se précipiter sur moi.
Et pourtant il fallait rester à mon poste, regarder ce fantôme, ces lèvres bleuâtres auxquelles il était défendu de s'ouvrir; ces yeux tantôt fermés, tantôt errant autour de la chambre, tantôt se fixant sur moi, mais toujours sombres et vitreux; il fallait sans cesse plonger et replonger ma main dans cette eau mêlée de sang et laver une blessure qui coulait toujours. Il fallait voir la chandelle, que personne ne pouvait moucher, répandre sur mon travail sa lueur lugubre. Les ombres s'obscurcissaient sur la vieille tapisserie, sur les rideaux du lit, et flottaient étrangement au-dessus des portes de la grande armoire que j'avais en face de moi; cette armoire était divisée en douze panneaux, dans chacun desquels se trouvait une tête d'apôtre enfermée comme dans une châsse; au-dessus de ces douze têtes on apercevait un crucifix d'ébène et un Christ mourant.
Selon les mouvements de la flamme vacillante, c'était tantôt saint Luc à la longue barbe qui penchait son front, tantôt saint Jean dont les cheveux paraissaient flotter, soulevés par le vent; quelquefois la figure infernale de Judas semblait s'animer pour prendre la forme de Satan lui-même.
Et, au milieu de ces lugubres tableaux, j'écoutais toujours si je n'entendrais pas remuer cette femme enfermée dans la chambre voisine; mais on eût dit que, depuis la visite de M. Rochester, un charme l'avait rendue immobile; pendant toute la nuit, je n'entendis que trois sons à de longs intervalles: un bruit de pas, un grognement semblable à celui d'un chien hargneux, et un profond gémissement.
Mais j'étais accablée par mes propres pensées: quel était ce criminel enfermé dans cette maison, et que le maître du château ne pouvait ni chasser ni soumettre? quel était ce mystère qui se manifestait tantôt par le feu, tantôt par le sang, aux heures les plus terribles de la nuit? Quelle était cette créature qui, sous la forme d'une femme, prenait la voix d'un démon railleur, ou faisait entendre le cri d'un oiseau de proie à la recherche d'un cadavre?
Et cet homme sur lequel j'étais penchée, ce tranquille étranger, comment se trouvait-il enveloppé dans ce tissu d'horreurs? Pourquoi la furie s'était-elle précipitée sur lui? Pourquoi, à cette heure où il aurait dû être couché, était-il venu dans cette partie de la maison? J'avais entendu M. Rochester lui assigner une chambre en bas; pourquoi était-il monté? Qui l'avait amené ici et pourquoi supportait-il avec tant de calme une violence ou une trahison? Pourquoi acceptait-il si facilement le silence que lui imposait M. Rochester, et pourquoi M. Rochester le lui imposait- il? Son hôte venait d'être outragé; quelque temps auparavant on avait comploté contre sa propre vie, et il voulait que ces deux attaques restassent dans le secret. Je venais de voir M. Mason se soumettre à M. Rochester; grâce à sa volonté impétueuse, mon maître avait su s'emparer du créole inerte; les quelques mots qu'ils avaient échangés me l'avaient prouvé: il était évident que dans leurs relations précédentes les dispositions passives de l'un avaient subi l'influence de l'active énergie de l'autre D'où venait donc le trouble de M. Rochester, lorsqu'il apprit l'arrivée de M. Mason? Pourquoi le seul nom de cet homme sans volonté, qu'un seul mot faisait plier comme un enfant, pourquoi ce nom avait-il produit sur M. Rochester l'effet d'un coup de tonnerre sur un chêne?
Je ne pouvais point oublier son regard et sa pâleur lorsqu'il murmura: «Jane, j'ai reçu un coup!» Je ne pouvais pas oublier le tremblement de son bras, lorsqu'il l'appuya sur mon épaule, et ce n'était pas peu de chose qui pouvait affaisser ainsi l'âme résolue et le corps vigoureux de M. Rochester.
«Quand reviendra-t-il donc?» me demandai-je; car la nuit avançait, et mon malade continuait à perdre du sang, à se plaindre et à s'affaiblir; aucun secours n'arrivait, et le jour tardait à venir. Bien des fois j'avais porté le verre aux lèvres pâles de Mason et je lui avais fait respirer les sels; mes efforts semblaient vains: la souffrance physique, la souffrance morale, la perte du sang, ou plutôt ces trois choses réunies, amoindrissaient ses forces d'instant en instant; ses gémissements, son regard à la fois faible et égaré, me faisaient craindre de le voir expirer, et je ne devais même pas lui parler. Enfin, la chandelle mourut; au moment où elle s'éteignit, j'aperçus sur la fenêtre les lignes d'une lumière grisâtre: c'était le matin qui approchait. Au même instant, j'entendis Pilote aboyer dans la cour. Je me sentis renaître, et mon espérance ne fut pas trompée; cinq minutes après, le bruit d'une clef dans la serrure m'avertit que j'allais être relevée de garde; du reste, je n'aurais pas pu continuer plus de deux heures; bien des semaines semblent courtes auprès de cette seule nuit.
M. Rochester entra avec le chirurgien.
«Maintenant, Carter, dépêchez-vous, dit M. Rochester au médecin; vous n'avez qu'une demi-heure pour panser la blessure, mettre les bandages et descendre le malade.
— Mais est-il en état de partir?
— Sans doute, ce n'est rien de sérieux; il est nerveux, il faudra exciter son courage. Venez et mettez-vous à l'oeuvre.»
M. Rochester tira le rideau et releva la jalousie, afin de laisser entrer le plus de jour possible; je fus étonnée et charmée de voir que l'aurore était si avancée. Des rayons roses commençaient à éclairer l'orient; M. Rochester s'approcha de M. Mason, qui était déjà entre les mains du chirurgien.
«Comment vous trouvez-vous maintenant, mon ami? demanda-t-il.
— Je crois qu'elle m'a tué, répondit-il faiblement.
— Pas le moins du monde; allons, du courage! c'est à peine si vous vous en ressentirez dans quinze jours; vous avez perdu un peu de sang et voilà tout. Carter, affirmez-lui qu'il n'y a aucun danger.
— Oh! je puis le faire en toute sûreté de conscience, dit Carter, qui venait de détacher les bandages; seulement, si j'avais été ici un peu plus tôt, il n'aurait pas perdu tant de sang. Mais qu'est- ce que ceci? La chair de l'épaule est déchirée, et non pas seulement coupée; cette blessure n'a pas été faite avec un couteau: il y a eu des dents là.
— Oui, elle m'a mordu, murmura-t-il; elle me déchirait comme une tigresse, lorsque Rochester lui a arraché le couteau des mains.
— Vous n'auriez pas dû céder, dit M. Rochester, vous auriez dû lutter avec elle tout de suite.
— Mais que faire dans de semblables circonstances? répondit Mason. Oh! c'était horrible, ajouta-t-il en frémissant, et je ne m'y attendais pas; elle avait l'air si calme au commencement!
— Je vous avais averti, lui répondit son ami; je vous avais dit de vous tenir sur vos gardes lorsque vous approcheriez d'elle; d'ailleurs vous auriez bien pu attendre jusqu'au lendemain, et alors j'aurais été avec vous: c'était folie que de tenter une entrevue la nuit et seul.
— J'espérais faire du bien.
— Vous espériez, vous espériez! cela m'impatiente de vous entendre parler ainsi. Du reste, vous avez assez souffert et vous souffrirez encore assez pour avoir négligé de suivre mon conseil; aussi je ne dirai plus rien. Carter, dépêchez-vous, le soleil sera bientôt levé, et il faut qu'il parte.
— Tout de suite, monsieur. J'ai fini avec l'épaule; mais il faut que je regarde la blessure du bras; là aussi je vois la trace de ses dents.
— Elle a sucé le sang, répondit Mason; elle prétendait qu'elle voulait retirer tout le sang de mon coeur.»
Je vis M. Rochester frissonner; une forte expression de dégoût, d'horreur et de haine, contracta son visage, mais il se contenta de dire:
«Taisez-vous, Richard; oubliez ce qu'elle a fait et n'en parlez jamais.
— Je voudrais pouvoir oublier, répondit-il.
— Vous oublierez quand vous aurez quitté ce pays, quand vous serez de retour aux Indes Occidentales; vous supposerez qu'elle est morte, ou plutôt vous ferez mieux de ne pas penser du tout à elle.
— Impossible d'oublier cette nuit!
— Non, ce n'est point impossible. Ayez un peu d'énergie; il y a deux heures vous vous croyiez mort, et maintenant vous êtes vivant et vous parlez. Carter a fini avec vous, ou du moins à peu près, et dans un instant vous allez être habillé. Jane, me dit-il en se tournant vers moi pour la première fois depuis son arrivée, prenez cette clef, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du haut de ma commode, prenez-y une chemise propre et une cravate; apportez-les et dépêchez-vous.»
Je partis; je cherchai le meuble qu'il m'avait indiqué; j'y trouvai ce qu'il me demandait et je l'apportai.
«Maintenant, allez de l'autre côté du lit pendant que je vais l'habiller, me dit M. Rochester; mais ne quittez pas la chambre nous pourrons avoir encore besoin de vous.»
J'obéis.
«Avez-vous entendu du bruit lorsque vous êtes descendue, Jane? demanda M. Rochester.
— Non, monsieur; tout était tranquille.
— Il faudra bientôt partir, Dick; cela vaudra mieux, tant pour votre sûreté que pour celle de cette pauvre créature qui est enfermée là. J'ai lutté longtemps pour que rien ne fût connu, et je ne voudrais pas voir tous mes efforts rendus vains. Carter, aidez-le à mettre son gilet. Où avez-vous laissé votre manteau doublé de fourrure? je sais que vous ne pouvez pas faire un mille sans l'avoir dans notre froid climat. Il est dans votre chambre. Jane, descendez dans la chambre de M. Mason, celle qui est à côté de la mienne, et apportez le manteau que vous y trouverez.»
Je courus de nouveau, et je revins bientôt, portant un énorme manteau garni de fourrure.
«Maintenant j'ai encore une commission à vous faire faire, me dit mon infatigable maître. Quel bonheur, Jane, que vous ayez des souliers de velours! un messager moins léger ne me servirait à rien; en bien donc, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du milieu de ma toilette, et vous y trouverez une petite fiole et un verre que vous m'apporterez.»
Je partis et je rapportai ce qu'on m'avait demandé.
«C'est bien. Maintenant, docteur, je vais administrer à notre malade une potion dont je prends toute la responsabilité sur moi. J'ai eu ce cordial à Rome, d'un charlatan italien que vous auriez roué de coups, Carter; c'est une chose qu'il ne faut pas employer légèrement, mais qui est bonne dans des occasions comme celle-ci. Jane, un peu d'eau.»
Je remplis la moitié du petit verre.
«Cela suffit; maintenant mouillez le bord de la fiole.»
Je le fis, et il versa douze gouttes de la liqueur rouge dans le verre qu'il présenta à Mason.
«Buvez, Richard, dit-il; cela vous donnera du courage pour une heure au moins.
— Mais cela me fera mal; c'est une liqueur irritante.
— Buvez, buvez.»
M. Mason obéit, parce qu'il était impossible de résister. Il était habillé; il me parut bien pâle encore; mais il n'était plus souillé de sang. M. Rochester le fit asseoir quelques minutes lorsqu'il eut avalé le cordial, puis il le prit par le bras.
«Maintenant, dit-il, je suis persuadé que vous pourrez vous tenir debout; essayez.»
Le malade se leva.
«Carter, soutenez-le sous l'autre bras. Voyons, Richard, soyez courageux; tâchez de marcher. Voilà qui va bien.
— Je me sens mieux, dit Mason.
— J'en étais sûr. Maintenant, Jane, descendez avant nous; ouvrez la porte de côté; dites au postillon que vous trouverez dans la cour ou bien dehors, car je lui ai recommandé de ne pas faire rouler sa voiture sur le pavé, dites-lui de se tenir prêt, que nous arrivons; si quelqu'un est déjà debout, revenez au bas de l'escalier et toussez un peu.»
Il était cinq heures et demie et le soleil allait se lever; néanmoins la cuisine était encore sombre et silencieuse; la porte de côté était fermée; je l'ouvris aussi doucement que possible, et j'entrai dans la cour que je trouvai également tranquille: mais les portes étaient toutes grandes ouvertes, et dehors je vis une chaise de poste attelée et le cocher assis sur son siège. Je m'approchai de lui et je lui dis que les messieurs allaient venir; puis je regardai et j'écoutai attentivement. L'aurore répandait son calme partout; les rideaux des fenêtres étaient encore fermés dans les chambres des domestiques; les petits oiseaux commençaient à sautiller sur les arbres du verger tout couverts de fleurs, et dont les branches retombaient en blanches guirlandes sur les murs de la cour; de temps en temps, les chevaux frappaient du pied dans les écuries; tout le reste était tranquille. Je vis alors apparaître les trois messieurs. Mason, soutenu par M. Rochester et le médecin, semblait marcher assez facilement; ils l'aidèrent à monter dans la voiture, et Carter y entra également.
«Prenez soin de lui, dit M. Rochester au chirurgien; gardez-le chez vous jusqu'à ce qu'il soit tout à fait bien; j'irai dans un ou deux jours savoir de ses nouvelles. Comment vous trouvez-vous maintenant, Richard?
— L'air frais me ranime, Fairfax.
— Laissez la fenêtre ouverte de son côté, Carter; il n'y a pas de vent. Adieu, Dick.
— Fairfax!
— Que voulez-vous?
— Prenez bien soin d'elle; traitez-la aussi tendrement que possible; faites…»
Il s'arrêta et fondit en larmes.
«Jusqu'ici j'ai fait tout ce que j'ai pu et je continuerai, répondit-il; puis il ferma la portière et la voiture partit. Et pourtant, plût à Dieu que tout ceci fût finit» ajouta M. Rochester, en fermant les portes de la cour.
Puis il se dirigea lentement et d'un air distrait vers une porte donnant dans le verger; supposant qu'il n'avait plus besoin de moi, j'allais rentrer, lorsque je l'entendis m'appeler: il avait ouvert la porte et m'attendait.
«Venez respirer l'air frais pendant quelques instants, dit-il. Ce château est une vraie prison; ne le trouvez-vous pas?
— Il me semble très beau, monsieur.
— Le voile de l'inexpérience recouvre vos yeux, répondit-il, vous voyez tout à travers un miroir enchanté; vous ne remarquez pas que les dorures sont misérables, les draperies de soie semblables à des toiles d'araignée, les marbres mesquins, les boiseries faites avec des copeaux de rebut et de grossières écorces d'arbres. Ici, dit-il en montrant l'enclos où nous venions d'entrer, ici, tout est frais, doux et pur.
Il marchait dans une avenue bordée de buis; d'un côté, se voyaient des poiriers, des pommiers et des cerisiers; de l'autre, des oeillets de poète, des primeroses, des pensées des aurones, des aubépines et des herbes odoriférantes; elles étaient aussi belles qu'avaient pu les rendre le soleil et les ondées d'avril suivis d'un beau matin de printemps; le soleil perçait à l'orient, faisait briller la rosée sur les arbres du verger, et dardait ses rayons dans l'allée solitaire où nous nous promenions.
«Jane, voulez-vous une fleur?» me demanda M. Rochester.
Et il cueillit une rose à demi épanouie, la première du buisson et me l'offrit.
«Merci, monsieur, répondis-je.
— Aimez-vous le lever du soleil, Jane? ce ciel couvert de nuages légers qui disparaîtront avec le jour? aimez-vous cet air embaumé?
— Oh! oui, monsieur, j'aime tout cela.
— Vous avez passé une nuit étrange, Jane.
— Très étrange, monsieur.
— Cela vous a rendue pâle; avez-vous eu peur quand je vous ai laissée seule avec Mason?
— Oui, j'avais peur de voir sortir quelqu'un de la chambre du fond.
— Mais j'avais fermé la porte, et j'avais la clef dans ma poche; j'aurais été un berger bien négligent, si j'avais laissé ma brebis, ma brebis favorite, à la portée du loup; vous étiez en sûreté.
— Grace Poole continuera-t-elle à demeurer ici, monsieur?
— Oh! oui; ne vous creusez pas la tête sur son compte, oubliez tout cela.
— Mais il me semble que votre vie n'est pas en sûreté tant qu'elle demeure ici.
— Ne craignez rien, j'y veillerai moi-même.
— Et le danger que vous craigniez la nuit dernière est-il passé maintenant, monsieur?
— Je ne puis pas en être certain tant que Mason sera en Angleterre, ni même lorsqu'il sera parti; vivre, pour moi, c'est me tenir debout sur le cratère d'un volcan qui d'un jour à l'autre peut faire éruption.
— Mais M. Mason semble facile à mener: vous avez tout pouvoir sur lui; jamais il ne vous bravera ni ne vous nuira volontairement.
— Oh non! Mason ne me bravera ni ne me nuira volontairement; mais, sans le vouloir, il peut, par un mot dit trop légèrement, me priver sinon de la vie, du moins du bonheur.
— Recommandez-lui d'être attentif, monsieur, dites-lui ce que vous craignez, et montrez-lui comment il doit éviter le danger.»
Je vis sur ses lèvres un sourire sardonique; il prit ma main, puis la rejeta vivement loin de lui.
«Si c'était possible, reprit-il, il n'y aurait aucun danger; depuis que je connais Mason, je n'ai eu qu'à lui dire: «Faites cela,» et il l'a fait. Mais dans ce cas je ne puis lui donner aucun ordre; je ne peux pas lui dire: «Gardez-vous de me faire du mal, Richard!» car il ne doit pas savoir qu'il est possible de me faire du mal. Vous avez l'air intriguée; eh bien, je vais vous intriguer encore davantage. Vous êtes ma petite amie, n'est-ce pas?
— Monsieur, je désire vous être utile et vous obéir dans tout ce qui est bien.
— Précisément, et je m'en suis aperçu; j'ai remarqué une expression de joie dans votre visage, dans vos yeux et dans votre tenue, lorsque vous pouviez m'aider, me faire plaisir, travailler pour moi et avec moi: mais, comme vous venez de le dire, vous ne voulez faire que ce qui est bien. Si, au contraire, je vous ordonnais quelque chose de mal, il ne faudrait plus compter sur vos pieds agiles et vos mains adroites; je ne verrais plus vos yeux briller et votre teint s'animer; vous vous tourneriez vers moi, calme et pâle, et vous me diriez: «Non, monsieur, cela est impossible, je ne puis pas le faire, parce que cela est mal;» et vous resteriez aussi ferme que les étoiles fixes. Vous aussi vous avez le pouvoir de me faire du mal; mais je ne vous montrerai pas l'endroit vulnérable, de crainte que vous ne me perciez aussitôt, malgré votre coeur fidèle et aimant.
— Si vous n'avez pas plus à craindre de M. Mason que de moi, monsieur, vous êtes en sûreté.
— Dieu le veuille! Jane, voici une grotte; venez vous asseoir.»
La grotte était creusée dans le mur et toute garnie de lierre; il s'y trouvait un banc rustique. M. Rochester s'y assit, laissant néanmoins assez de place pour moi; mais je me tins debout devant lui.
«Asseyez-vous, me dit-il; le banc est assez long pour nous deux. Je pense que vous n'hésitez pas à prendre place à mes côtés; cela serait-il mal?»
Je répondis en m'asseyant, car je voyais que j'aurais tort de refuser plus longtemps.
«Ma petite amie, continua M. Rochester, voyez, le soleil boit la rosée, les fleurs du jardin s'éveillent et s'épanouissent, les oiseaux vont chercher la nourriture de leurs, petits, et les abeilles laborieuses font leur première récolte: et moi, je vais vous poser une question, en vous priant de vous figurer que le cas dont je vais vous parler est le votre. D'abord, dites-moi si vous vous sentez à votre aise ici, si vous ne craignez pas de me voir commettre une faute en vous retenant, et si vous-même n'avez pas peur de mal agir en restant avec moi.
— Non, monsieur, je suis contente.
— Eh bien! Jane, appelez votre imagination à votre aide: supposez qu'au lieu d'être une jeune fille forte et bien élevée, vous êtes un jeune homme gâté depuis son enfance; supposez que vous êtes dans un pays éloigné, et que là vous tombez dans une faute capitale, peu importe laquelle et par quels motifs, mais une faute dont les conséquences doivent peser sur vous pendant toute votre vie et attrister toute votre existence. Faites attention que je n'ai pas dit un crime: je ne parle pas de sang répandu ou de ces choses qui amènent le coupable devant un tribunal; j'ai dit une faute dont les conséquences vous deviennent plus tard insupportables. Pour obtenir du soulagement, vous avez recours à des mesures qu'on n'emploie pas ordinairement, mais qui ne sont ni coupables ni illégales; et pourtant vous continuez à être malheureux, parce que l'espérance vous a abandonné au commencement de la vie; à midi, votre soleil est obscurci par une éclipse qui doit durer jusqu'à son coucher; votre mémoire ne peut se nourrir que de souvenirs tristes et amers; vous errez çà et là, cherchant le repos dans l'exil, le bonheur dans le plaisir: je veux parler des plaisirs sensuels et bas, de ces plaisirs qui obscurcissent l'intelligence et souillent le sentiment. Le coeur fatigué, l'âme flétrie, vous revenez dans votre patrie après des années d'exil volontaire; vous y rencontrez quelqu'un, comment et où, peu importe; vous trouvez chez cette personne les belles et brillantes qualités que vous avez vainement cherchées pendant vingt ans, nature saine et fraîche que rien n'a encore flétrie; près d'elle vous renaissez à la vie, vous vous rappelez des jours meilleurs, vous éprouvez des désirs plus élevés, des sentiments plus purs; vous souhaitez commencer une vie nouvelle, et pendant le reste de vos jours vous rendre digne de votre titre d'homme. Pour atteindre ce but, avez-vous le droit de surmonter l'obstacle de l'habitude, obstacle conventionnel, que la raison ne peut approuver, ni la conscience sanctifier?»
M. Rochester s'arrêta et attendit une réponse. Que pouvais-je dire? Oh! si quelque bon génie était venu me dicter une réponse juste et satisfaisante! Vain désir! le vent soufflait dans le lierre autour de moi, mais aucune divinité n'emprunta son souffle pour me parler; les oiseaux chantaient dans les arbres, mais leurs chants ne me disaient rien.
M. Rochester posa de nouveau sa question:
«Est-ce mal, dit-il, à un homme repentant et qui cherche le repos, de braver l'opinion du monde, pour s'attacher à tout jamais cet être bon, doux et gracieux, et d'assurer ainsi la paix de son esprit et la régénération de son âme?
— Monsieur, répondis-je, le repos du voyageur et la régénération du coupable ne peuvent dépendre d'un de ses semblables; les hommes et les femmes meurent, les philosophes manquent de sagesse et les chrétiens de bonté. Si quelqu'un que vous connaissez a souffert et a failli, que ce ne soit pas parmi ses égaux, mais au delà, qu'il aille chercher la force et la consolation.
— Mais l'instrument, l'instrument! Dieu lui-même qui a fait l'oeuvre a prescrit l'instrument. Je vous dirai sans plus de détours que j'ai été un homme mondain et dissipé; je crois avoir trouvé l'instrument de ma régénération dans…»
Il s'arrêta. Les oiseaux continuaient à chanter et les feuilles à murmurer; je m'attendais presque à entendre tous ces bruits s'arrêter pour écouter la révélation: mais ils eussent été obligés d'attendre longtemps. Le silence de M. Rochester se prolongeait; je levai les yeux sur lui, il me regardait avidement.
«Ma petite amie,» me dit-il d'un ton tout différent, et sa figure changea également: de douce et grave, elle devint dure et sardonique; «vous avez remarqué mon tendre penchant pour Mlle Ingram; pensez-vous que, si je l'épousais, elle pourrait me régénérer?»
Il se leva, se dirigea vers l'autre bout de l'allée et revint en chantonnant.
«Jane, Jane, dit-il en s'arrêtant devant moi, votre veille vous a rendue pâle; ne m'en voulez-vous pas de troubler ainsi votre repos?
— Vous en vouloir? oh! non, monsieur.
— Donnez-moi une poignée de main pour me le prouver. Comme vos doigts sont froids! ils étaient plus chauds que cela la nuit dernière, lorsque je les ai touchés à la porte de la chambre mystérieuse. Jane, quand veillerez-vous encore avec moi?
— Quand je pourrai vous être utile, monsieur.
— Par exemple, la nuit qui précédera mon mariage, je suis sûr que je ne pourrai pas dormir; voulez-vous me promettre de rester avec moi et de me tenir compagnie? à vous, je pourrai parler de celle que j'aime, car maintenant vous l'avez vue et vous la connaissez.
— Oui, monsieur.
— Il n'y en a pas beaucoup qui lui ressemblent, n'est-ce pas,
Jane?
— C'est vrai, monsieur.
— Elle est belle, forte, brune et souple; les femmes de Carthage devaient avoir des cheveux comme les siens. Mais voilà Dent et Lynn dans les écuries; tenez, rentrez par cette porte.»
J'allai d'un côté et lui de l'autre; je l'entendis parler gaiement dans la cour.
«Mason, disait-il, a été plus matinal que vous tous; il est parti avant le lever du soleil; j'étais debout à quatre heures pour lui dire adieu.»
CHAPITRE XXI
Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses étranges qui, ensemble, forment un mystère dont l'humanité n'a pas encore trouvé la clef; je n'ai jamais ri des pressentiments, parce que j'en ai eu d'étranges; il y a des sympathies qui produisent des effets incompréhensibles, comme celles, par exemple, qui existent entre des parents éloignés et inconnus, sympathies qui se continuent, malgré la distance, à cause de l'origine qui est commune; et les signes pourraient bien n'être que la sympathie entre l'homme et la nature.
Un jour, à l'âge de six ans, j'entendis Bessie raconter à Abbot qu'elle avait rêvé d'un petit enfant, et que c'était un signe de malheur pour soi ou pour ses parents; cette croyance populaire se serait probablement effacée de mon souvenir, sans une circonstance qui l'y fixa à jamais: le jour suivant, Bessie fut demandée au lit de mort de sa petite soeur.
Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce, que, pendant une semaine entière, j'avais toutes les nuits rêvé d'un enfant: tantôt je l'endormais dans mes bras, tantôt je le berçais sur mes genoux, tantôt je le regardais jouer avec les marguerites de la prairie ou se mouiller les mains dans une eau courante. Une nuit l'enfant pleurait; la nuit suivante, au contraire, il riait; quelquefois il se tenait attaché à mes vêtements, d'autres fois il courait loin de moi: mais, sous n'importe quelle forme, cette apparition me poursuivit pendant sept nuits successives.
Je n'aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour continuel de la même image; je devenais nerveuse au moment où je voyais approcher l'heure de me coucher, l'heure de la vision. J'étais encore dans la compagnie de ce fantôme d'enfant la nuit où j'entendis le terrible cri, et l'après-midi du lendemain on vint m'avertir que quelqu'un m'attendait dans la chambre de Mme Fairfax; je m'y rendis et j'y trouvai un homme qui me parut un domestique de bonne maison; il était en grand deuil, et le drapeau qu'il tenait à la main était entouré d'un crêpe.
«Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle, dit-il en se levant; je m'appelle Leaven; j'étais cocher chez Mme Reed lorsque vous habitiez Gateshead, et je demeure toujours au château.
— Oh! Robert, comment vous portez-vous? je ne vous ai pas oublié du tout; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à cheval sur le poney de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie? car vous avez épousé Bessie.
— Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous remercie; il y a à peu près deux mois, elle m'a encore donné un enfant, nous en avons trois maintenant; la mère et les enfants prospèrent.
— Et comment va-t-on au château, Robert?
— Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, mademoiselle; cela ne va pas bien, et la famille vient d'éprouver un grand malheur.
— J'espère que personne n'est mort?» dis-je en jetant un coup d'oeil sur ses vêtements.
Il regarda le crêpe qui entourait son chapeau et répondit: «Il y a eu hier huit jours, M. John est mort dans son appartement de Londres.
— M. John?
— Oui.
— Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup?
— Dame, mademoiselle Eyre, ce n'est pas un petit malheur: sa vie a été désordonnée; les trois dernières années, il s'est conduit d'une manière singulière, et sa mort a été choquante.
— Bessie m'a dit qu'il ne se conduisait pas bien.
— Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et gaspillé sa fortune avec ce qu'il y avait de plus mauvais en hommes et en femmes; il a fait des dettes, il a été mis en prison. Deux fois sa mère est venue à son aide; mais, aussitôt qu'il était libre, il retournait à ses anciennes habitudes, Sa tête n'était pas forte; les bandits avec lesquels il a vécu l'ont complètement dupé. Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a demandé qu'on lui remit la fortune de toute la famille entre les mains; Mme Reed a refusé, car sa fortune était déjà bien réduite par les extravagances de son fils; celui-ci partit donc, et bientôt on apprit qu'il était mort; comment, Dieu le sait! On prétend qu'il s'est tué.»
Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible.
Robert continua:
«Madame elle-même a été bien malade; elle n'a pas eu la force de supporter cela: la perte de sa fortune et la crainte de la pauvreté l'avaient brisée. La nouvelle de la mort subite de M. John fut le dernier coup; elle est restée trois jours sans parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, elle semblait vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à ma femme; mais ce n'est qu'hier matin que Bessie l'a entendue balbutier votre nom, car elle a enfin pu prononcer ces mots: «Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler.» Bessie n'est pas sûre qu'elle ait sa raison et qu'elle désire sérieusement vous voir; mais elle a raconté ce qui s'était passé à Mlle Reed et à Mlle Georgiana, et leur a conseillé de vous envoyer chercher. Les jeunes filles ont d'abord refusé; mais, comme leur mère devenait de plus en plus agitée, et qu'elle continuait à dire: «Jane, Jane», elles ont enfin consenti. J'ai quitté Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, je voudrais vous emmener demain matin de bonne heure.
— Oui, Robert, je serai prête; il me semble que je dois y aller.
— Je le crois aussi, mademoiselle; Bessie m'a dit qu'elle était sûre que vous ne refuseriez pas. Mais je pense qu'avant de partir il vous faut demander la permission.
— Oui, et je vais le faire tout de suite.»
Après l'avoir mené à la salle des domestiques et l'avoir recommandé à John et à sa femme, j'allai à la recherche de M. Rochester.
Il n'était ni dans les chambres d'en bas, ni dans la cour, ni dans l'écurie, ni dans les champs; je demandai à Mme Fairfax si elle ne l'avait pas vu, elle me répondit qu'il jouait au billard avec Mlle Ingram. Je me dirigeai vers la salle de billard, où j'entendis le bruit des billes et le son des voix. M. Rochester, Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateurs étaient occupés à jouer; il me fallut un peu de courage pour les déranger, mais je ne pouvais plus retarder ma demande; aussi, m'approchai-je de mon maître, qui était à côté du Mlle Ingram. Elle se retourna et me regarda dédaigneusement; ses yeux semblaient demander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et lorsque je murmurai tout bas: «Monsieur Rochester!» elle fit un mouvement comme pour m'ordonner de me retirer. Je me la rappelle à ce moment; elle était pleine de grâce et frappante de beauté: elle portait une robe de chambre en crêpe bleu de ciel; une écharpe de gaze également bleue était enlacée dans ses cheveux; le jeu l'avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien à l'expression de ses grandes lignes:
«Cette personne a-t-elle besoin de vous?» demanda Mlle Ingram à M. Rochester, et M. Rochester se retourna pour voir quelle était cette personne.
Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque; il jeta à terre la queue qu'il tenait et sortit de la chambre avec moi.
«Eh bien, Jane? dit-il en s'appuyant le dos contre la porte de la chambre d'étude qu'il venait de fermer.
«Je vous demanderai, monsieur, d'avoir la bonté de m'accorder une ou deux semaines de congé.
— Pour quoi faire? Pour aller où?
— Pour aller voir une dame malade qui m'a envoyé chercher.
— Quelle dame malade? Où demeure-t-elle?
— À Gateshead, dans le comté de…
— Mais c'est à cent milles d'ici; quelle peut être cette dame qui envoie chercher les gens pour les voir à une pareille distance?
— Elle s'appelle Mme Reed, monsieur.
— Reed, de Gateshead? Il y avait un M, Reed, de Gateshead; il était magistrat.
— C'est sa veuve, monsieur.
— Et qu'avez-vous à faire avec elle? comment la connaissez-vous?
— M. Reed était mon oncle, le frère de ma mère.
— Vous ne m'avez jamais dit cela auparavant; vous avez toujours prétendu, au contraire, que vous n'aviez pas de parents.
— Je n'en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me reconnaître; M. Reed est mort, et sa femme m'a chassée loin d'elle.
— Pourquoi?
— Parce qu'étant pauvre, je lui étais à charge, et qu'elle me détestait.
— Mais M. Reed a laissé des enfants; vous devez avoir des cousins. Sir George Lynn me parlait hier d'un Reed de Gateshead, qui, dit-il, est un des plus grands coquins de la ville, et Ingram me parlait également d'une Georgiana Reed qui, il y un hiver ou deux, était très admirée, à Londres, pour sa beauté.
— John Reed est mort, monsieur; il s'est ruiné et a à moitié ruiné sa famille; on croit qu'il s'est tué; cette nouvelle a tellement affligé sa mère, qu'elle a eu une attaque d'apoplexie.
— Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane? Vous ne prétendez pas parcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera peut-être morte avant votre arrivée; d'ailleurs, vous dites qu'elle vous a chassée.
— Oui, monsieur; mais il y a bien longtemps, et sa position était différente alors; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas à son désir.
— Combien de temps resterez-vous?
— Aussi peu de temps que possible, monsieur.
— Promettez-moi de ne rester qu'une semaine.
— Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai peut-être pas tenir ma parole.
— Mais en tout cas vous reviendrez? rien ne pourra vous faire rester toujours avec votre tante?
— Oh! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien.
— Et qui est-ce qui vous accompagne? vous n'allez pas faire ce long voyage seule?
— Non, monsieur, elle a envoyé son cocher.
— Est-ce un homme de confiance?
— Oui, monsieur; il est dans la famille depuis dix ans.»
M. Rochester réfléchit.
«Quand désirez-vous partir? demanda-t-il.
— Demain matin de bonne heure.
— Mais il vous faut de l'argent, vous ne pouvez pas partir sans rien, et je pense que vous n'avez pas grand-chose; je ne vous ai pas encore payée depuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il en souriant, combien avez-vous d'argent en tout?»
Je tirai ma bourse; elle n'était pas bien lourde.
«Cinq schillings, monsieur» répondis-je.
Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut content de la voir aussi peu garnie; il tira son portefeuille.
«Prenez.» dit-il, en m'offrant un billet. Il était de cinquante livres, et il ne m'en devait que quinze.
Je lui dis que je n'avais pas de monnaie.
«Je n'ai pas besoin de monnaie; prenez ce sont vos gages»
Je refusai d'accepter plus qu'il ne m'était dû. Il voulut d'abord m'y forcer; puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il me dit:
«Vous avez raison: il vaut mieux que je ne vous donne pas tout maintenant. Si vous aviez cinquante livres; vous pourriez bien rester six mois; mais en voilà dix. Est-ce assez?
— Oui, monsieur, mais vous m'en devez encore cinq.
— Alors, revenez les chercher; je suis votre banquier pour quarante livres.
— Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d'une autre chose importante, puisque je le puis maintenant.
— Et quelle est cette chose? je suis curieux de l'apprendre.
— Vous m'avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous marier.
— Oui. Eh bien! après?
— Dans ce cas, monsieur, il faudra qu'Adèle aille en pension; je suis convaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité.
— Pour l'éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait marcher trop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez raison, il faudra mettre Adèle en pension, et vous, vous irez tout droit… au diable!
— J'espère que non, monsieur; mais il faudra que je cherche une autre place.
— Oui! s'écria-t-il d'une voix sifflante et en contorsionnant. les traits de son visage d'une manière à la fois fantastique et comique. Il me regarda quelques minutes. «Et vous demanderez à la vieille Mme Reed ou à ses filles de vous chercher une place, je suppose?
— Non, monsieur; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne sont pas tels que je puisse leur demander un service. Je me ferai annoncer dans un journal.
— Oui, oui; vous monterez au haut d'une pyramide; vous vous ferez annoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en agissant ainsi, murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné qu'un louis au lieu de dix livres. Rendez-moi neuf livres, Jane, j'en ai besoin.
— Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne pourrais pas un instant me passer de cet argent.
— Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter! Eh bien, rendez-moi cinq livres seulement, Jane.
— Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous.
— Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la regarde.
— Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous.
— Jane?
— Monsieur.
— Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander?
— Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je pourrai tenir.
— Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous en rapporter à moi pour votre position; je vous en trouverai une avec le temps.
— Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me promettez qu'Adèle et moi nous serons hors de la maison et en sûreté avant que votre femme y entre.
— Très bien, très bien, je vous le promets; vous partez demain, n'est-ce-pas?
— Oui, monsieur, demain matin.
— Viendrez-vous au salon ce soir après dîner?
— Non, monsieur; j'ai des préparatifs de voyage à faire.
— Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps.
— Je le pense, monsieur.
— Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation? Jane, apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien.
— On se dit adieu, ou bien autre chose si l'on préfère.
— Eh bien! dites-le.
— Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant.
— Et moi, que dois-je dire?
— La même chose si vous voulez, monsieur.
— Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout?
— Oui.
— Cela me semble bien sec et bien peu amical; je préférerais autre chose, rien qu'une petite addition au rite ordinaire; par exemple, si l'on se donnait une poignée de main. Mais non, cela ne me suffirait pas; ainsi donc, je me contenterai de dire: Adieu, Jane!
— C'est assez, monsieur; beaucoup de bonne volonté peut être renfermée dans un mot dit avec coeur.
— C'est vrai; mais ce mot adieu est si froid!»
«Combien de temps va t'il rester ainsi le dos appuyé contre la porte?» me demandai-je; car le moment de commencer mes paquets était venu.
La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer une syllabe; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et le lendemain je partis avant qu'il fût levé.
J'arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier du mois de mai.
Je m'arrêtai d'abord devant la loge: elle me parut très propre et très gentille; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux blancs; le parquet bien ciré; la grille, la pelle et les pincettes reluisaient, et le feu brillait dans la cheminée; Bessie, assise devant le foyer, nourrissait son dernier-né; Robert et sa soeur jouaient tranquillement dans un coin.
«Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez! s'écria
Mme Leaven en me voyant entrer.
— Oui, Bessie, répondis-je après l'avoir embrassée. J'espère que je ne suis pas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed? elle vit encore, n'est-ce pas?
— Oui, elle vit, et même elle a plus qu'hier le sentiment de ce qui se passe autour d'elle; le médecin dit qu'elle pourra traîner une semaine ou deux; mais il ne pense pas qu'elle guérisse.
— A-t-elle parlé de moi dernièrement!
— Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver; mais elle dort maintenant, ou du moins elle dormait il y a dix minutes. Elle est ordinairement plongée dans une sorte de léthargie pendant toute l'après-midi et ne se réveille que vers six ou sept heures: voulez-vous vous reposer ici une heure, mademoiselle? et alors je monterai avec vous.»
Robert entra à ce moment; Bessie posa son enfant endormi dans un berceau, afin d'aller souhaiter la bienvenue à son mari; ensuite elle me pria de retirer mon chapeau et de prendre un peu de thé, car, disait-elle, j'étais pâle et j'avais l'air fatiguée. Je fus heureuse d'accepter son hospitalité, et quand elle me débarrassa de mes vêtements de voyage, je restai aussi tranquille que lorsqu'elle me déshabillait dans mon enfance.
Le souvenir du passé me revint lorsque je la vis s'agiter autour de moi, apporter son plus beau plateau et ses plus belles porcelaines, couper des tartines, griller des gâteaux pour le thé, et de temps en temps donner une petite tape à Robert ou à sa soeur, comme elle le faisait autrefois pour moi; Bessie avait conservé son caractère vif, de même que son pas léger et son joli regard.
Quand le thé fut pris, je voulus m'approcher de la table; mais elle m'ordonna de rester tranquille avec le ton absolu que je connaissais bien; elle voulut me servir au coin du feu; elle plaça devant moi un petit guéridon avec une tasse et une assiette de pain rôti: c'est ainsi qu'elle m'installait autrefois sur une chaise et m'apportait quelques friandises dérobées pour moi. Je souris et je lui obéis comme jadis.
Elle me demanda si j'étais heureuse à Thornfield et quel genre de caractère avait ma maîtresse. Quand je lui dis que je n'avais qu'un maître, elle me demanda s'il était beau et si je l'aimais; je lui répondis qu'il était plutôt laid, mais que c'était un vrai gentleman, qu'il me traitait avec bonté et que j'étais satisfaite; puis je lui décrivis la joyeuse société qui venait d'arriver au château. Bessie écoutait tous ces détails avec intérêt: c'était justement le genre qui lui plaisait.
Une heure fut bientôt écoulée. Bessie me rendit mon chapeau, et je sortis avec elle de la loge pour me rendre au château; il y avait neuf ans, elle m'avait également accompagnée pour descendre cette allée que maintenant je remontais.
Par une matinée sombre et pluvieuse du mois de janvier, j'avais quitté cette maison ennemie, le coeur aigri et désespéré, me sentant réprouvée et proscrite, pour me rendre dans la froide retraite de Lowood, si éloignée et si inconnue; ce même toit ennemi reparaissait à mes yeux; mon avenir était encore douteux et mon coeur encore souffrant; j'étais toujours une voyageuse sur la terre: mais j'avais plus de confiance dans mes forces et moins peur de l'oppression; mes anciennes blessures étaient complètement guéries et mon ressentiment éteint.
«Vous irez d'abord dans la salle à manger, me dit Bessie en marchant devant moi; les jeunes dames doivent y être.»
Une minute après, j'étais entrée. Depuis le jour où j'avais été introduite pour la première fois devant M. Brockelhurst, rien n'avait été changé dans cette salle à manger: j'aperçus encore devant le foyer le tapis sur lequel je m'étais tenue; jetant un regard vers la bibliothèque, je crus distinguer les deux volumes de Berwick à leur place ordinaire, sur le troisième rayon, et au- dessus le Voyage de Gulliver et les Contes arabes; les objets inanimés n'étaient pas changés, mais il eût été difficile de reconnaître les êtres vivants.
Je vis devant moi deux jeunes dames: l'une, presque aussi grande que Mlle Ingram, très mince, à la figure jaune et sévère, avait quelque chose d'ascétique qu'augmentait encore l'extrême simplicité de son étroite robe de laine noire, de son col empesé, de ses cheveux lissés sur les tempes; enfin elle portait pour tout ornement un chapelet d'ébène, au bout duquel pendait un crucifix. Je compris que c'était Éliza, quoique ce visage allongé et décoloré ressemblât bien peu à celui que j'avais connu.
L'autre était bien certainement Georgiana; mais non pas la petite fée de onze ans que je me rappelais svelte et mince: c'était une jeune fille très grasse et dans tout l'éclat de sa beauté; jolie poupée de cire aux traits beaux et réguliers, aux yeux bleus et languissants, aux boucles blondes. Sa robe était noire comme celle de sa soeur, mais elle en différait singulièrement par la forme; elle était ample et élégante: autant l'une affichait le puritanisme, autant l'autre annonçait le caprice.
Dans chacune des soeurs il y avait un des traits de la mère, mais un seul: l'aînée, maigre et pâle, avait les yeux de Mme Reed; la plus jeune, nature riche et éblouissante, avait le contour des joues et du menton de sa mère. Chez Georgiana, ces contours étaient plus doux que chez Mme Reed; néanmoins ils donnaient une expression de dureté à toute sa personne, qui, à part cela, était si souple et si voluptueuse.
Lorsque j'entrai, les deux jeunes filles se levèrent pour me saluer; elles m'appelèrent Mlle Eyre. Le bonjour d'Éliza fut court et sec; elle ne me sourit même pas; elle se rassit, et, fixant les yeux sur le feu, sembla m'oublier. Georgiana, après m'avoir demandé comment je me portais, me fit quelques questions sur mon voyage, sur le temps, et d'autres lieux communs semblables; sa voix était traînante; elle me jetait de temps en temps un regard de côté pour m'examiner des pieds à la tête, passant des plis de mon manteau noir à mon chapeau, que ne relevait aucun ornement. Les jeunes filles ont un remarquable talent pour vous montrer qu'elles vous trouvent dépourvue de charme; le dédain du regard, la froideur des manières, la nonchalance de la voix, expriment assez leurs sentiments, sans qu'il leur soit nécessaire de se compromettre par une positive impertinence.
Mais un sourire de dédain, soit franc, soit caché, ne me faisait plus la même impression qu'autrefois; lorsque je me trouvai entre mes deux cousines, je fus étonnée de voir combien je supportais facilement la complète indifférence de l'une et l'attention demi- railleuse de l'autre; Éliza ne pouvait me mortifier ni Georgiana me déconcerter. Le fait est que j'avais à penser à autre chose; les sensations qu'elles pouvaient éveiller en moi n'étaient rien auprès des puissantes émotions qui, depuis quelque temps, avaient remué mon âme; j'avais éprouvé des douleurs et des joies bien vives auprès de celles qu'auraient excitées les demoiselles Reed. Aussi restai-je parfaitement insensible à leurs grands airs.
«Comment va Mme Reed? demandai-je bientôt en regardant tranquillement Georgiana, qui jugea convenable de relever la tête, comme si j'avais pris une liberté à laquelle elle ne s'attendait pas.
— Mme Reed? ah! vous voulez parler de maman; elle va mal; je ne pense pas que vous puissiez la voir aujourd'hui.
— Je vous serais bien obligée si vous vouliez monter lui dire que je suis arrivée.»
Georgiana tressaillit, et ouvrit ses grands yeux bleus.
«Je sais qu'elle désire beaucoup me voir, ajoutai-je, et je ne voudrais pas la faire attendre plus qu'il n'est absolument nécessaire.
— Maman n'aime pas à être dérangée le soir,» répondit Éliza.
Au bout de quelques minutes, je me levai, je retirai mon chapeau et mes gants tranquillement et sans y être invitée, puis je dis aux deux jeunes filles que j'allais chercher Bessie qui devait être dans la cuisine, et la prier de s'informer si Mme Reed pouvait me recevoir. Je partis, et ayant trouvé Bessie, je lui dis ce que je désirais; ensuite je me mis à prendre des mesures pour mon installation. Jusque-là l'arrogance m'avait toujours rendue craintive; un an auparavant, si j'avais été reçue de cette façon, j'aurais pris la résolution de quitter Gateshead le lendemain même: mais maintenant je voyais bien que c'eût été agir follement; j'avais fait un voyage de cent milles pour voir ma tante, et je devais rester avec elle jusqu'à son rétablissement ou sa mort. Quant à l'orgueil et à la folie de ses filles, je devais ne pas y penser et conserver mon indépendance. Je m'adressai à la femme de charge; je lui demandai de me préparer une chambre, et je lui dis que je resterais probablement une semaine ou deux; je me rendis dans ma chambre, après y avoir fait porter ma malle, et je rencontrai Bessie sur le palier.
«Madame est réveillée, me dit-elle; je l'ai informée de votre arrivée; suivez-moi, et nous verrons si elle vous reconnaîtra.»
Je n'avais pas besoin qu'on me montrât le chemin de cette chambre où jadis j'avais été si souvent appelée, soit pour être châtiée, soit pour être réprimandée; je passai devant Bessie et j'ouvris doucement la porte. Comme la nuit approchait, on avait placé sur la table une lumière voilée par un abat-jour; je vis le grand lit à quatre colonnes, les rideaux couleur d'ambre, comme autrefois, la table de toilette, le fauteuil, le marchepied sur lequel on m'avait tant de fois forcée à m'agenouiller pour demander pardon de fautes que je n'avais pas commises. Je jetai les yeux sur un certain coin, comptant presque y voir se dessiner le mince contour d'une verge, jadis redoutée, qui, pendue au mur, semblait guetter le moment où elle pourrait s'agiter comme un petit lutin et frapper mes mains tremblantes ou mon cou contracté; je tirai les rideaux du lit, et je me penchai sur les oreillers entassés.
Je me rappelais la figure de Mme Reed, et je me mis à chercher dans le lit l'image qui m'était familière. Heureusement que le temps tarit les désirs de vengeance et assoupit la colère et la haine; lorsque j'avais quitté cette femme, mon coeur était plein d'aversion et d'amertume, et maintenant que je revenais vers elle, je ne sentais en moi que de la pitié pour ses grandes souffrances, le désir de pardonner toutes les injures, de me réconcilier avec elle et de presser amicalement ses mains.
Mme Reed avait toujours le même visage sombre et impitoyable; je revis ces yeux que rien ne pouvait adoucir, ces sourcils arqués, impérieux et despotiques. Que de fois, en me regardant, ils avaient exprimé la menace et la haine! et, en la contemplant, je me rappelai les terreurs et les tristesses de mon enfance; pourtant, me baissant vers elle, je l'embrassai; elle me regarda «Est-ce Jane Eyre? demanda-t-elle.
— Oui, ma tante; comment êtes-vous, chère tante?»
Autrefois j'avais juré de ne jamais l'appeler ma tante; mais je pensais maintenant qu'il n'y avait rien de mal à enfreindre ce serment. J'avais pris sa main qui pendait hors du lit, et si à ce moment elle eût affectueusement pressé la mienne, j'en aurais été heureuse; mais les natures froides ne sont pas si facilement adoucies, ni les antipathies naturelles si vite détruites: Mme Reed retira sa main, et, éloignant son visage de moi, elle dit que la nuit était bien chaude. Elle me regarda froidement: à ce regard, je compris aussitôt que son opinion sur moi et ses sentiments à mon égard n'étaient pas changés et ne changeraient jamais. Je vis dans ses yeux de pierre, inaccessibles à la tendresse et aux larmes, qu'elle était décidée à me considérer toujours comme ce qu'il y avait de plus mauvais; elle n'aurait éprouvé aucun généreux plaisir à me croire bonne; elle en eût même été profondément mortifiée.
Je sentis d'abord de la tristesse, puis de la colère; enfin, je résolus de la dominer en dépit de sa nature et de sa volonté. Les larmes m'étaient venues aux yeux, comme dans mon enfance; je m'efforçai de les retenir; j'approchai une chaise du lit; je m'assis et je me penchai vers le traversin.
«Vous m'avez envoyé chercher, dis-je; je suis venue, et j'ai l'intention de rester ici jusqu'à ce que vous soyez mieux.
— Oh! sans doute. Vous avez vu mes filles, n'est-ce pas?
— Oui.
— Eh bien, dites-leur que je désire vous voir rester jusqu'à ce que je vous aie dit quelque chose qui me pèse; aujourd'hui il est trop tard; d'ailleurs, je ne me rappelle plus bien ce que c'est…»
Elle était très agitée; elle voulut ramener les couvertures sur elle; mais elle ne le put pas, parce que mon bras était appuyé sur un des coins du couvre-pieds; aussitôt elle se fâcha:
«Levez-vous! dit-elle; vous m'ennuyez à tenir ainsi les couvertures. Êtes-vous Jane Eyre? J'ai eu avec cette enfant plus d'ennuis qu'on ne pourrait le croire. Quel fardeau! Que de troubles elle m'a causés chaque jour avec son caractère incompréhensible, ses colères subites, son continuel examen de tous vos mouvements! Un jour elle m'a parlé comme une folle ou plutôt comme un démon; jamais enfant n'a parlé ni regardé comme elle; j'ai été bien heureuse lorsqu'elle a quitté la maison. Qu'ont-ils fait d'elle à Lowood? La fièvre y a éclaté; beaucoup d'élèves sont mortes, mais pas elle, et pourtant j'ai dit qu'elle était morte; je le souhaitais tant!
— Étrange désir, madame Reed! Pourquoi la haïssiez-vous?
— J'ai toujours détesté sa mère; elle était la soeur unique de mon mari qui l'aimait tendrement; il se mit en opposition avec sa famille quand celle-ci voulut renier la mère de Jane à cause de son mariage, et lorsqu'il apprit sa mort, il pleura amèrement. Il envoya chercher l'enfant, bien que je lui conseillasse de la mettre plutôt en nourrice et de payer pour son entretien; dès le premier jour où j'aperçus cette petite créature chétive et pleureuse, je la détestai; elle se plaignait toute la nuit dans son berceau; au lieu de crier franchement comme les autres enfants, on ne l'entendait jamais que sangloter et gémir. M. Reed avait pitié d'elle; il la soignait et la berçait comme ses propres enfants, et même jamais il ne s'était autant occupé d'eux dans leur première enfance; il essaya de rendre mes enfants affectueux envers la petite mendiante; les pauvres petits ne purent pas la supporter. M. Reed se fâchait contre eux lorsqu'ils montraient leur peu de sympathie pour Jane; dans sa dernière maladie, il voulut avoir l'enfant constamment près de lui, et, une heure avant sa mort, il me fit jurer de la garder avec moi. J'aurais autant aimé être chargée de la fille d'un ouvrier des manufactures. Mais M. Reed était faible, très faible; John ne ressemble pas à son père, et j'en suis heureuse; il me ressemble, et à mes frères aussi; c'est un vrai Gibson. Oh! je voudrais qu'il cessât de me tourmenter avec ses demandes d'argent; je n'ai plus rien à lui donner; nous devenons pauvres. Il faudra renvoyer la moitié des domestiques et fermer une partie de la maison ou la quitter; je ne m'y déciderai jamais; cependant, comment faire? Les deux tiers de mon revenu sont employés à payer des intérêts d'hypothèques; John joue beaucoup et perd toujours, pauvre garçon! il est entouré d'escrocs; il est abattu, son regard est effrayant; quand je le vois ainsi, j'ai honte pour lui.»
Mme Reed s'exaltait de plus en plus.
«Je pense que nous ferions mieux de la quitter, dis-je à Bessie, qui se tenait de l'autre côté du lit.
— Je le crois, mademoiselle; il lui arriva souvent de parler ainsi quand la nuit approche; le matin elle est plus calme.»
Je me levai.
«Attendez, s'écria Mme Reed; je voulais encore vous dire autre chose; il me menace continuellement de me tuer ou de se tuer lui- même; quelquefois, dans mes rêves, je le vois étendu à terre, avec une large blessure au cou ou la figure noire ou enflée; je suis dans un singulier état; je me sens bien troublée. Que faire? Comment me procurer de l'argent?»
Bessie s'efforça de lui faire prendre un calmant; elle y parvint difficilement. Bientôt après, Mme Reed devint plus calme, et tomba dans une sorte d'assoupissement; je la quittai.
Plus de dix jours s'écoulèrent sans que j'eusse de nouvelles conversations avec elle; elle était toujours, soit dans le délire, soit dans un sommeil léthargique, et le médecin défendait tout ce qui pouvait lui produire une impression douloureuse. Pendant ce temps, j'essayai de vivre en aussi bonne intelligence que possible avec Éliza et Georgiana. Dans le commencement, elles furent très froides; Éliza passait la moitié de la journée à lire, à écrire et à coudre, et c'est à peine si elle adressait une seule parole à moi ou à sa soeur. Georgiana murmurait des phrases sans signification à son serin pendant des heures entières, et ne faisait pas attention à moi; mais j'étais résolue à m'occuper et à m'amuser; j'y parvins facilement, car j'avais apporté de quoi peindre.
Munie de mes crayons et de mon papier, j'allais m'asseoir seule près de la fenêtre, et je me mettais à reproduire les scènes qui passaient sans cesse dans mon imagination: un bras de mer entre deux rochers, le lever de la lune éclairant un bateau, des roseaux et des glaïeuls d'où sort la tête d'une naïade couronnée de lotus, ou, enfin, un elfe assis dans le nid d'un moineau sous une aubépine en fleurs.
Un jour je me mis à dessiner une figure, quelle figure? peu m'importait; je pris un crayon noir très doux et je commençai mon travail, j'eus bientôt tracé sur le papier un front large et proéminent, une figure carrée par le bas; je me hâtai d'y placer les traits; ce front demandait des sourcils bien dessinés, puis mon crayon indiqua naturellement les contours d'un nez droit et aux larges narines, d'une bouche flexible et qui n'avait rien de bas, d'un menton formé et séparé au milieu par une ligne fortement indiquée; il manquait encore des moustaches noires et quelques touffes de cheveux flottant sur les tempes et sur le front. Maintenant aux yeux! Je les avais gardés pour la fin, parce que c'étaient eux qui demandaient le plus de soin. Je les fis beaux et bien fendus, les paupières longues et sombres, les prunelles grandes et lumineuses. «C'est bien, me dis-je en regardant l'ensemble, mais ce n'est pas encore tout à fait cela; il faut plus de force et plus de flamme dans le regard.» Je rendis les ombres plus noires encore, afin que la lumière brillât avec plus de vivacité; un ou deux coups de crayon achevèrent mon oeuvre. J'avais sous les yeux le visage d'un ami: peu m'importait si ces jeunes filles me tournaient le dos; je regardais le portrait, et je souriais devant cette frappante ressemblance. J'étais absorbée et heureuse.
«Est-ce le portrait de quelqu'un que vous connaissez?» demanda Éliza, qui s'était approchée de moi sans que je m'en fusse aperçue.
Je répondis que c'était une tête de fantaisie, et je me hâtai de la placer avec mes autres dessins. Sans doute je mentais, car c'était le portrait frappant de M. Rochester; mais que lui importait, à elle ou à tout autre? En ce moment, Georgiana s'avança également pour regarder; mes autres dessins lui plurent beaucoup; mais, quant à la tête, elle la déclara laide. Toutes deux semblaient étonnées de ce que je savais en dessin. Je leur offris de faire leurs portraits, et chacune posa à son tour pour une esquisse au crayon. Georgiana m'apporta son album, où je promis de mettre une petite aquarelle. Je la vis reprendre aussitôt sa bonne humeur; elle me proposa une promenade dans les champs. Nous étions sorties depuis deux heures à peine que déjà nous étions plongées dans une conversation confidentielle; elle m'avait fait l'honneur de me parler du brillant hiver passé à Londres deux ans auparavant, de l'admiration excitée par elle, des soins dont elle était l'objet; elle me laissa même entrevoir la grande conquête qu'elle avait faite. Dans l'après-midi et la soirée j'en appris encore davantage: elle me rapporta quelques douces conversations, quelques scènes sentimentales; enfin elle improvisa pour moi en ce jour tout un roman de la vie élégante. Ses communications se renouvelaient et roulaient toujours sur le même thème: elle, ses amours et ses chagrins; pas une seule fois elle ne parla de la maladie de sa mère, de la mort de son frère ou du triste avenir de la famille; elle semblait tout absorbée par le souvenir de son joyeux passé et par ses aspirations vers de nouveaux plaisirs: c'est tout au plus si elle passait cinq minutes chaque jour dans la chambre de sa mère malade.
Éliza continuait à peu parler; évidemment elle n'avait pas le temps de causer; je n'ai jamais vu personne aussi occupé qu'elle semblait l'être, et pourtant il était difficile de dire ce qu'elle faisait, ou du moins de voir les résultats de son activité. Elle se levait toujours très tôt, et je ne sais à quoi elle employait son temps avant le déjeuner; mais après, elle le divisait en portions régulières, et chaque heure différente amenait un travail différent. Trois fois par jour elle étudiait un petit volume: en l'examinant, je reconnus que c'était un livre de prières catholiques. Un jour, je lui demandai quel attrait elle pouvait trouver dans ce livre; elle me répondit ces seuls mots: «La rubrique.» Elle passait trois heures par jour à broder avec un fil d'or un morceau de drap rouge presque de la grandeur d'un tapis; en réponse à mes questions sur ce sujet, elle m'apprit que cet ouvrage était destiné à recouvrir l'autel d'une église nouvellement bâtie près de Gateshead. Elle consacrait deux heures à son journal, deux autres à travailler seule dans le jardin de la cuisine, et une à régler ses comptes. Elle paraissait n'avoir besoin ni de conversation ni de société; je crois qu'elle était heureuse à sa manière; la routine lui suffisait, et elle était vivement contrariée lorsqu'un accident quelconque la forçait à rompre son invariable régularité.
Un soir, plus communicative qu'à l'ordinaire, elle me dit avoir été profondément affligée par la conduite de John et la ruine qui menaçait sa famille; mais elle ajouta que maintenant sa résolution était prise, qu'elle avait mis sa fortune à l'abri; après la mort de sa mère (et elle remarquait en passant que la malade ne pouvait pas recouvrer la santé, ni même traîner longtemps), après la mort de sa mère donc, elle devait mettre à exécution un projet dès longtemps chéri: elle devait chercher un refuge où rien ne troublerait la ponctualité de ses habitudes, une retraite qui servirait de barrière entre elle et le monde frivole. Je lui demandai si Georgiana l'accompagnerait.
Certainement non. Georgiana et elle n'avaient jamais eu et n'avaient encore rien de commun; pour aucune raison, elle n'aurait voulu supporter l'ennui de sa compagnie; Georgiana devait suivre sa route et Éliza la sienne.
Le temps que Georgiana ne passait pas à m'ouvrir son coeur, elle restait étendue sur un sofa, à déplorer la tristesse qui régnait dans la maison et à désirer que sa tante Gibson lui envoyât une invitation pour aller à la ville. «Il vaudrait bien mieux pour moi, disait-elle, passer un ou deux mois hors d'ici jusqu'à ce que tout fût fini.» Je ne lui demandai pas ce qu'elle voulait dire par ces mots; mais je pense qu'elle faisait allusion à la mort prochaine de sa mère et au service funèbre. Éliza ne s'inquiétait généralement pas plus des plaintes et de l'indolence de sa soeur que si elle n'eût pas existé. Un jour cependant, après avoir achevé ses comptes et pris sa broderie elle interpella sa soeur de la manière suivante:
«Georgiana, certainement jamais animal plus vain et plus absurde que vous n'a eu permission d'embarrasser la terre; vous n'aviez aucune raison pour naître, car vous ne vous servez pas de la vie. Au lieu de vivre pour vous, en vous et avec vous, comme devrait le faire toute créature raisonnable, vous ne cherchez qu'à appuyer votre faiblesse sur la force de quelque autre; si personne ne veut se charger d'une créature lourde, impuissante et inutile, vous criez que vous êtes maltraitée, négligée et misérable; l'existence pour vous doit être sans cesse variée et remplie de plaisirs, sans cela vous trouvez que le monde est une prison; il faut que vous soyez admirée, courtisée, flattée; vous avez besoin de musique, de danse et de monde, ou bien vous devenez languissante! N'êtes-vous pas capable d'adopter un système qui rendrait impuissants les efforts de la volonté des autres? Prenez une journée, divisez-la en plusieurs parties, appropriez un travail quelconque à chacune de ces parties, n'ayez pas un quart d'heure, dix minutes, cinq minutes même qui ne soient employées; que chaque chose soit faite à son tour, avec méthode et régularité, et vous arriverez à la fin de la journée sans vous en apercevoir; vous ne serez redevable à personne de vous avoir aidée à passer le temps, vous n'aurez demandé à personne sa compagnie, sa conversation ou sa sympathie; en un mot, vous aurez vécu comme devrait vivre tout être indépendant! Écoutez ce conseil, le premier et le dernier que vous recevrez jamais de moi, et alors, quoi qu'il arrive, vous n'aurez pas plus besoin de moi que d'aucun autre. Si vous le négligez, eh bien! vous continuerez à vous plaindre, à traîner partout votre indolence et à subir les résultats de votre stupidité, quelque tristes et insupportables qu'ils puissent être. Je vais vous parler franchement; ce que j'ai à vous dire, je ne le répéterai plus, mais j'agirai en conséquence: après la mort de ma mère, je ne m'inquiète plus de vous; du jour où son cercueil aura été transporté dans les caveaux de Gateshead, vous et moi serons aussi séparées que si nous ne nous étions jamais connues. N'allez pas croire que, parce que le hasard nous a fait naître des mêmes parents, je vous laisserai m'enchaîner, même par le lien le plus faible! Voici ce que je vous dis: si toute l'humanité venait à disparaître de la surface du globe, excepté nous, si nous restions seules sur la terre, je vous abandonnerais dans le vieux monde, et je m'en irais vers la terre nouvelle.»
Éliza cessa de parler.
«Vous auriez pu vous épargner la peine de débiter cette tirade, répondit Georgiana; tout le monde sait que vous êtes la créature la plus égoïste et la plus dépourvue de coeur qui existe. Vous me haïssez, j'en ai eu une preuve dans le tour que vous m'avez joué à propos de lord Edwin Vire; vous ne pouviez pas vous habituer à l'idée que je serais au-dessus de vous, que j'aurais un titre, que je serais reçue dans des salons où vous n'oseriez pas seulement vous montrer: aussi vous avez agi en espion et en traître, et vous avez détruit mes projets pour jamais.»
Georgiana prit son mouchoir et se moucha pendant une heure environ; Éliza demeura froide, impassible et assidue.
Il y a des gens qui font peu de cas d'une tendresse véritable et généreuse. J'avais sous les yeux deux natures chez lesquelles ce sentiment n'existait pas: l'une avait une intolérable amertume, l'autre manquait de saveur. La tendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la tendresse rend l'âme aigre et rude.
Le temps était humide et le vent sifflait. Georgiana s'était endormie sur le sofa en lisant un roman; Éliza était allée entendre un service à la nouvelle église, car elle était sévère pour ce qui concernait la religion; aucun temps ne pouvait empêcher le ponctuel accomplissement de ce qu'elle regardait comme ses devoirs religieux; par la pluie ou le soleil, elle se rendait trois fois à l'église le dimanche, et, dans la semaine, toutes les fois qu'il y avait des prières.
J'eus alors l'idée d'aller voir l'état de la pauvre femme, qui était à peine soignée: les domestiques s'inquiétaient peu d'elle; la garde, n'étant pas surveillée, s'échappait de la chambre dès qu'elle le pouvait; Bessie était fidèle, mais elle avait à s'occuper de sa famille, et ne montait au château que de temps en temps. Au moment où j'entrai dans la chambre, je n'y vis personne; la garde n'y était pas. La malade était couchée tranquillement et semblait toujours plongée dans sa léthargie; sa figure livide était enfoncée dans ses oreillers; le feu s'éteignait, je le ranimai, j'arrangeai les draps, je regardai un instant celle qui ne pouvait plus me voir, puis je me dirigeai vers la fenêtre.
La pluie battait contre les vitres, et le vent soufflait impétueusement; je pensai en moi-même: «Sur ce lit est couché quelqu'un qui bientôt ne sera plus au milieu de la guerre des éléments; cet esprit qui maintenant lutte contre la matière, où ira-t-il, lorsqu'il sera enfin délivré?»
En sondant ce grand mystère, le souvenir d'Hélène Burns me revint; je me rappelai ses dernières paroles, sa foi, sa doctrine sur l'égalité des âmes une fois délivrées du corps; ma pensée écoutait cette voix dont je me souvenais si bien; je voyais encore cette figure pâle, mourante et divine, ce regard sublime, lorsque, couchée sur son lit de mort, elle aspirait à retourner dans le sein de son père céleste. Tout à coup une voix faible, partie du lit, murmura:
«Qui est là?»
Je savais que Mme Reed n'avait pas parlé depuis plusieurs jours.
Allait-elle revenir à la santé? Je m'approchai d'elle.
«C'est moi, ma tante, dis-je.
— Qui, moi? répondit-elle; qui êtes-vous?» Puis elle fixa sur moi un regard surpris, alarmé, mais pas complètement égaré. «Je ne vous connais pas; où est Bessie?
— Elle est à la loge, ma tante.
— Ma tante, répéta-t-elle; qui m'appelle tante? Vous n'êtes pas une Gibson, et pourtant je vous connais; cette figure, ces yeux, ce front me sont familiers; vous ressemblez… mais vous ressemblez à Jane Eyre!»
Je ne répondis rien; j'avais peur de lui faire mal en lui disant qui j'étais.
«Oui, dit-elle, je crains que ce ne soit une erreur; je me trompe; je désirais voir Jane Eyre, et je me figure une ressemblance là où il n'en existe pas; d'ailleurs, en huit années, elle doit avoir changé.»
Je l'assurai doucement que j'étais bien celle qu'elle avait cru reconnaître et qu'elle désirait voir; m'apercevant qu'elle me comprenait et qu'elle avait entière connaissance, je lui expliquai comment le mari de Bessie était venu me chercher à Thornfield.
«Oui, je sais que je suis très malade, reprit-elle au bout de peu de temps. Il y a quelques instants, j'ai voulu me tourner, et je n'ai pas pu remuer un seul membre; il vaut mieux que je délivre mon esprit avant de mourir; dans l'état où je suis on trouve lourd ce qui semble léger lorsqu'on se porte bien… La garde est-elle ici? ou bien êtes-vous seule dans la chambre?»
Je l'assurai que j'étais seule.
«Eh bien! dit-elle, je vous ai nui deux fois et je le regrette maintenant: la première, en n'accomplissant pas la promesse que j'avais faite à mon mari de vous élever comme mes enfants; l'autre…» Elle s'arrêta. «Après tout, cela n'a peut-être pas beaucoup d'importance, murmura-t-elle, et puis je peux guérir; il est si pénible de m'humilier ainsi devant elle!»
Elle fit un effort pour changer de position, mais ne put pas; sa figure s'altéra et sembla exprimer une douleur intérieure, peut- être quelque trouble précurseur de l'agonie.
«Allons, il le faut bien, dit-elle, l'éternité est devant moi; je ferai mieux de le lui dire. Ouvrez ma toilette, ajouta-t-elle, et apportez la lettre que vous y verrez.»
Je lui obéis.
«Lisez-la maintenant.» dit-elle.
Elle était courte et ainsi conçue:
«Madame, voudriez-vous avoir la bonté de m'envoyer l'adresse de ma nièce Jane Eyre, et de me dire comment elle se porte. Mon intention est d'écrire brièvement et mon désir de la faire venir à Madère. La Providence a béni mes efforts, j'ai pu amasser quelque chose; je n'ai ni femme ni enfant; je veux l'adopter pendant ma vie et lui laisser à ma mort tout ce que je possède.
«Je suis, madame, etc.
«John Eyre. Madère.»
La lettre était datée de trois ans auparavant.
«Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de cela? demandai-je.
— Parce que je vous détestais trop profondément pour prêter la main à votre élévation et à votre prospérité; je ne pouvais pas oublier votre conduite à mon égard, Jane, la fureur avec laquelle vous vous êtes une fois tournée contre moi, le ton avec lequel vous m'aviez déclaré que vous me détestiez plus que personne au monde, votre regard qui n'avait rien d'un enfant, votre voix lorsque vous avez assuré que ma pensée seule vous rendait malade, et que je vous ai traitée avec cruauté; je ne pouvais pas oublier mes propres sensations, lorsque vous vous étiez levée et que vous aviez jeté sur moi le venin de votre esprit; j'étais aussi effrayée alors que si un animal poussé ou frappé par moi se fût mis à me regarder avec les yeux d'un homme, et m'eut maudite avec une voix humaine. Apportez-moi de l'eau, oh! dépêchez-vous!
— Chère madame Reed, lui dis-je en lui offrant ce qu'elle me demandait, ne pensez plus à toutes ces choses, effacez-les de votre souvenir; pardonnez-moi mon langage passionné; j'étais une enfant alors, huit, neuf années se sont écoulées depuis ce jour.»
Elle ne fit pas attention à ce que je disais; mais lorsqu'elle eut bu et repris haleine, elle continua ainsi:
«Je vous dis que je ne pouvais pas oublier, et je me vengeai; je ne pouvais pas accepter de vous voir adoptée par votre oncle et vivant dans l'aisance. Je lui écrivis, je lui dis que j'étais désolée que ses projets ne pussent pas s'accomplir, mais que Jane Eyre était morte du typhus à Lowood! Maintenant faites ce que vous voudrez, écrivez pour contredire mon assertion, exposez mon mensonge, dites tout ce qu'il vous plaira. Je crois que vous êtes née pour être mon tourment; ma dernière heure est empoisonnée par le souvenir d'une faute que sans vous je n'aurais jamais été tentée de commettre.
— Si vous pouviez ne plus y penser, ma tante, et me regarder avec tendresse et indulgence!
— Vous avez une mauvaise nature, me dit-elle, une nature qu'il m'a été impossible de comprendre jusqu'à ce jour. Comment, pendant neuf ans, avez-vous pu être patiente, et accepter tous les traitements, et pourquoi, la dixième année, avez-vous laissé éclater votre violence? voilà ce que je n'ai jamais compris.
— Je ne pense pas que ma nature soit mauvaise, repris-je; je suis peut-être violente, mais non pas vindicative; bien des fois, dans mon enfance, j'aurais été heureuse de vous aimer, si vous l'aviez voulu, et maintenant je désire vivement me réconcilier avec vous. Embrassez-moi, ma tante.»
J'approchai ma joue de ses lèvres, mais elle ne la toucha pas: elle me dit que je l'oppressais en me penchant sur son lit, et me redemanda de l'eau; lorsque je la recouchai, car je l'avais soulevée avec mon bras pendant qu'elle buvait, je pris dans mes mains ses mains froides; mais ses faibles doigts essayèrent de m'échapper, ses yeux vitreux évitèrent les miens.
«Eh bien! dis-je enfin, aimez-moi ou haïssez-moi, en tout cas vous avez mon plein et libre pardon; demandez celui de Dieu et soyez en paix.»
Pauvre femme malade! il était trop tard désormais pour changer son âme: vivante, elle m'avait haïe; mourante, elle devait me haïr encore.
La garde entra, suivie de Bessie; je restai encore une demi-heure, espérant découvrir chez Mme Reed quelque marque d'affection; mais elle n'en donna aucune, elle était retombée dans son engourdissement; elle ne recouvra pas ses esprits, elle mourut la nuit même, à minuit; je n'étais pas là pour lui fermer les yeux, et ses filles non plus. Le lendemain, on vint nous avertir que tout était fini. Éliza et moi nous allâmes pour la voir. Georgiana, en apprenant cette nouvelle, se mit à sangloter tout haut, et dit qu'elle n'osait pas venir avec nous. Sarah Reed, jadis robuste, active, rigide et calme, était étendue sur son lit de mort; ses yeux de bronze étaient recouverts par leurs froides paupières; son front et ses traits vigoureux portaient encore l'empreinte de son âme inexorable. Ce cadavre était pour moi un objet étrange et solennel; j'y jetai un regard sombre et triste; il n'inspirait aucun doux sentiment d'espérance, de pitié ou de résignation. Je sentis une poignante angoisse, à cause de ses douleurs, non pas de ma perte, et une sombre terreur devant la mort contemplée sous cette forme effrayante.
Éliza regarda sa mère avec calme, puis elle dit, après un silence de quelques minutes:
«Avec sa constitution elle aurait dû vivre longtemps; les chagrins l'ont tuée.»
La bouche d'Éliza fut un instant contractée par un spasme léger; puis elle quitta la chambre, et je la suivis. Personne n'avait versé une larme.