Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
«Adieu, ma bonne madame Fairfax, murmurai-je en glissant près de sa porte. Adieu, ma chère petite Adèle,» dis-je en jetant un regard vers la chambre de l'enfant; je ne pouvais pas entrer pour l'embrasser, car il fallait tromper la surveillance d'une oreille bien fine qui veillait peut-être.
J'aurais voulu passer devant la chambre de M. Rochester sans m'arrêter; mais, lorsque je me trouvai devant sa porte, je sentis que les battements de mon coeur venaient de s'arrêter, et je fus obligée d'attendre un instant; là non plus on ne dormait pas. M. Rochester marchait avec agitation d'un bout de la pièce à l'autre, et il soupirait sans cesse. Si je le voulais, il y avait dans cette chambre tout un paradis pour moi, du moins un paradis d'un moment; je n'avais qu'à entrer et à dire: «Monsieur Rochester, je vous aimerai; je demeurerai avec vous jusqu'à la mort;» et alors mes lèvres se seraient rafraîchies à une source de délices. J'y pensai un instant.
«Ce maître plein de bonté, et qui ne peut pas dormir, attend le jour avec impatience, me dis-je; demain matin il m'enverra demander, et je serai partie; il me fera chercher, et en vain; il se sentira abandonné, il verra que je repousse son amour, il souffrira et tombera peut-être dans le désespoir.»
Je pensai à tout cela, ma main se dirigea vers le loquet; mais je la retirai vivement et je m'enfuis.
Je descendis tristement l'escalier; je savais ce que j'avais à faire et je le faisais machinalement. Je cherchai dans la cuisine la clef de la porte de côté, un peu d'huile et une plume afin de graisser la clef et la serrure; je pris du pain et de l'eau, car j'allais peut-être avoir une longue course à faire, et je ne voulais pas voir mes forces, déjà si épuisées, me manquer tout à coup; je fis tout cela dans le plus grand silence. J'ouvris la porte, je passai et je la refermai doucement. Le matin commençait à poindre dans la cour; les grandes portes étaient fermées à clef; heureusement, le guichet de l'une d'elles n'était fermé qu'au loquet: j'en profitai pour sortir, puis je la poussai derrière moi: J'étais maintenant hors de Thornfield.
À une distance d'un mille, au delà des champs, s'étendait une route qui allait dans la direction contraire à Millcote; je n'avais jamais parcouru cette route, mais souvent je l'avais remarquée et je m'étais demandé où elle conduisait: ce fut de ce côté-là que je dirigeai mes pas. Je ne devais plus me permettre aucune réflexion; je ne devais plus jeter de regards ni en arrière ni en avant. Je ne devais plus enfin accorder une seule pensée, soit au présent, soit à l'avenir: le premier était à la fois si doux et si profondément triste, que d'y songer seulement me retirerait tout courage et toute énergie; le dernier était confus et terrible comme le monde après le déluge.
Je longeai les champs, les haies et les sentiers jusqu'au lever du soleil; je crois que c'était par une belle matinée d'été. Mes souliers, que j'avais mis en quittant la maison, furent bientôt mouillés par la rosée; mais je ne regardais ni le soleil levant, ni les cieux qui souriaient, ni la nature qui s'éveillait. Celui qui traverse une belle scène pour arriver à l'échafaud ne pense pas aux fleurs qui s'épanouissent sur la route, mais bien plutôt au billot, à la hache, à la séparation de ses os et de ses veines, et au grand déchirement qui devra tout terminer; et moi je pensais à ma triste fuite, à mes courses errantes. Je ne pouvais m'empêcher de songer avec agonie à ce que j'avais laissé, à celui qui épiait dans sa chambre le lever du soleil, espérant me voir bientôt arriver pour lui dire que je voulais bien lui appartenir et rester près de lui. J'aspirais à être à lui, j'étais avide de retour; il n'était point trop tard, je pouvais encore lui épargner une angoisse bien douloureuse; j'étais sûre que ma fuite n'était pas découverte; je pouvais revenir, être sa consolation et son orgueil, l'arracher à la souffrance, peut-être empêcher sa perte. Oh! combien j'étais aiguillonnée par la crainte de le voir s'abandonner lui-même! ce qui m'était bien plus douloureux que s'il m'eût abandonnée. C'était comme un dard recourbé dans mon sein: si je voulais l'arracher, il me déchirait; si je l'enfonçais plus avant, il me torturait. Les oiseaux commencèrent à chanter dans les buissons et les taillis; ils étaient fidèles à leurs compagnons, eux emblèmes de l'amour. Et moi, qu'étais-je? Au milieu des souffrances de mon coeur, de mes efforts désespérés pour accomplir mon devoir, je me détestais. Je n'avais pas la consolation de me sentir approuvée par moi-même; je n'éprouvais aucune, joie d'avoir su me respecter; j'avais injurié, blessé, abandonné mon maître. J'étais haïssable à mes yeux. Pourtant je ne pouvais pas revenir vers lui. Dieu me conduisait sans doute, car la douleur avait foulé aux pieds ma volonté et étouffé ma conscience; je pleurais amèrement en continuant ma route solitaire; je marchais rapidement comme quelqu'un dans le délire. Tout à coup je fus prise d'une faiblesse qui, commençant dans l'intérieur du corps, s'étendit aux membres; je tombai à terre. Je restai quelque temps ainsi, pressant ma figure contre le gazon humide. Je craignais, ou plutôt j'espérais mourir là; mais bientôt je pus me remuer; je rampai d'abord sur mes genoux et sur mes mains, enfin je me relevai, aussi résolue que jamais à gagner la route.
Quand je l'eus atteinte, je fus obligée de m'asseoir sous un buisson pour me reposer; j'entendis un bruit de roues et je vis une voiture arriver. Je me levai et fis un signe de la main; elle s'arrêta. Je demandai au conducteur où il allait; il me nomma un endroit éloigné, et où j'étais sûre que M. Rochester n'avait aucune connaissance. Je lui demandai quel prix il prenait pour y conduire; il me répondit trente schillings. Je lui dis que je n'en avais que vingt; il reprit qu'il tâcherait de s'en contenter. Comme la voiture était vide, il me permit d'entrer dans l'intérieur; la portière fut fermée et nous nous mîmes en route.
Vous tous qui lirez ce livre, puissiez-vous ne jamais éprouver ce que j'ai éprouvé! Puissent vos yeux ne jamais verser un torrent de larmes aussi amères et aussi déchirantes que les miennes! Puissent vos prières ne jamais s'élever aussi douloureuses et aussi désespérées vers le ciel! Puissiez-vous ne jamais craindre de devenir l'instrument du mal entre les mains de celui que vous aimez plus que tout!
CHAPITRE XXVIII
Deux jours sont passés. C'est un soir d'été; le cocher m'a descendue dans un endroit appelé Whitcross; il ne pouvait pas me conduire plus loin pour la somme que je lui avais donnée, et je ne possédais plus un schelling dans le monde; je suis seule, la voiture est déjà éloignée d'un mille. À ce moment, je m'aperçois que j'ai oublié mon petit paquet dans la poche de la voiture où je l'avais placé pour plus de sûreté; il faut maintenant qu'il y reste, et moi je n'ai plus aucune ressource.
Whitcross n'est pas une ville ni même un hameau; c'est un pilier de pierre placé à la réunion de quatre routes; il est peint en blanc, probablement pour qu'on puisse le voir de loin dans l'obscurité. Au sommet de ce pilier on aperçoit quatre bras qui indiquent à quelle distance on est des différentes villes; d'après les indications, la ville la plus proche était distante de dix milles, et la plus éloignée, de vingt. Les noms bien connus de ces villes m'apprirent dans quel pays j'étais: c'était un des comtés du centre, couvert de marécages et entouré de montagnes; à droite et à gauche on apercevait de grands marais; une série de montagnes s'étendaient bien loin au delà de la vallée que j'avais à mes pieds. La population ne devait pas être nombreuse. Je n'apercevais personne sur les routes qui se déroulaient aux quatre points cardinaux, larges, blanches et solitaires; elles avaient toutes été tracées au milieu même des marais, et la bruyère poussait épaisse et sauvage jusque sur le bord. Cependant le hasard pouvait amener un voyageur par là, et je désirais ne point être vue; des étrangers se demanderaient naturellement ce que je faisais là, et pourquoi j'étais devant ce poteau, errant sans but et comme si je m'étais égarée. On me questionnerait peut-être, et je ne pourrais faire que des réponses peu vraisemblables, qui exciteraient le soupçon.
Aucun lien ne m'attachait alors à la société; aucun charme, aucune espérance ne m'attiraient vers les hommes; pas un de ceux qui me verraient ne se sentirait pris de sympathie pour moi. Je n'avais pour tout parent que la nature, notre mère à tous; aussi ce fut sur son sein que j'allai chercher le repos.
J'entrai dans la bruyère, je me dirigeai vers un creux que j'avais aperçu sur le bord du marais; j'enfonçais dans les épaisses bruyères jusqu'aux genoux. Enfin, dans un coin reculé, je trouvai un rocher de granit recouvert de mousse; je m'assis dans l'enfoncement; ma tête était protégée par les larges pierres du rocher; au-dessus il n'y avait que le ciel.
Même dans cette retraite, il me fallut quelque temps avant d'être délivrée de toute inquiétude: j'avais une crainte vague que quelque chat sauvage ne s'élançât sur moi ou qu'un chasseur ne vint à me découvrir. Si le vent mugissait un peu fort, je regardais autour de moi et j'avais peur d'apercevoir tout à coup un taureau sauvage; si un pluvier sifflait, je le prenais pour un homme; mais voyant que mes appréhensions n'étaient pas fondées, et calmée d'ailleurs par le profond silence du soir, je pris confiance. Jusque-là je n'avais pas encore pensé; je n'avais qu'écouté, regardé et craint: mais maintenant je pouvais réfléchir de nouveau.
Que devais-je faire? Où devais-je aller? Oh! questions intolérables pour moi, qui ne pouvais rien faire ni aller nulle part. Il fallait que mes membres fatigués et tremblants parcourussent un long chemin avant d'atteindre à une habitation humaine; il me fallait implorer la froide charité pour obtenir un abri et forcer la sympathie mécontente des indifférents. Il me fallait subir un refus presque certain, sans que mon histoire fût même écoutée, sans que mes besoins fussent satisfaits.
Je touchai la bruyère; elle était humide, bien que réchauffée par un soleil d'été. Je regardai le ciel; il était pur; une étoile se levait juste au-dessus de l'endroit où j'étais couchée; la rosée tombait doucement; on n'entendait même pas le murmure de la brise; la nature semblait douce et bonne pour moi. Je me dis qu'elle m'aimait, moi, pauvre délaissée; et ne pouvant espérer des hommes que les insultes et la méfiance, je me cramponnai à elle avec une tendresse filiale. «Cette nuit-là, du moins, me dis-je serai son hôte comme je suis son enfant; ma mère me logera sans me demander le prix de son bienfait.» Il me restait encore un morceau de pain que j'avais acheté avec mon dernier argent, dans une ville où nous passions à la nuit tombante; je vis ça et là des mûres noires et brillantes comme des perles de jais; j'en cueillis une poignée que je mangeai avec mon pain. Ma faim fut sinon satisfaite, du moins apaisée par ce repas d'ermite; je dis ma prière du soir et je choisis un lieu pour m'étendre.
À côté du rocher, la bruyère était très épaisse; lorsque je fus étendue, mes pieds étaient tout à fait couverts, et elle s'élevait à droite et à gauche, assez haut pour ne laisser qu'un étroit passage à l'air de la nuit. Je pliai mon châle double et je l'étendis sur moi en place de couverture; une petite éminence recouverte de mousse me servit d'oreiller; ainsi installée je n'eus pas le moindre froid, du moins au commencement de la nuit.
Mon repos aurait été doux sans la tristesse qui m'accablait; mais mon coeur s'affaissait sous sa blessure déchirante; je le sentais saigner intérieurement: toutes ses fibres étaient brisées. Je tremblais pour M. Rochester, et une amère pitié s'était emparée de moi, mes incessantes aspirations criaient vers lui. Mutilée comme un oiseau dont les ailes sont brisées, je continuais à faire de vains efforts pour voler vers mon maître.
Torturée par ces pensées, je me levai et je m'agenouillai; la nuit était venue avec ses brillantes étoiles; c'était une nuit tranquille et sûre, trop sereine pour que la peur pût s'emparer de moi. Nous savons que Dieu est partout, mais certainement nous sentons encore mieux sa présence quand ses oeuvres s'étendent devant nous sur une plus grande échelle. Lorsque, dans un ciel sans nuages, nous voyons chaque monde continuer sa course silencieuse, nous comprenons plus que jamais sa grandeur infinie, sa toute-puissance et sa présence en tous lieux. Je m'étais agenouillée afin de prier pour M. Rochester: levant vers le ciel mes yeux obscurcis de larmes, j'aperçus la voie lactée; en songeant à ces mondes innombrables qui s'agitent dans le firmament et ne nous laissent apercevoir qu'une douce traînée de lumière, je sentis la puissance et la force de Dieu. J'étais sûre qu'il pourrait sauver ce qu'il avait créé; j'étais convaincue qu'il ne laisserait périr ni le monde ni les âmes que la terre garde comme un précieux trésor; ma prière fut donc une action de grâces. «La source de la vie est aussi le sauveur des esprits,» pensai-je. Je me dis que M. Rochester était en sûreté; il appartenait à Dieu, et Dieu le garderait. Je me blottis de nouveau sur le sein de la montagne, et au bout de quelque temps le sommeil me fit oublier ma douleur.
Mais le jour suivant, le besoin m'apparut pâle et nu; depuis longtemps les petits oiseaux avaient quitté leurs nids; depuis longtemps les abeilles, profitant des belles heures du matin, recueillaient le suc des fleurs avant que la rosée fut séchée. Lorsque les longues ombres de l'aurore eurent disparu, lorsque le soleil brilla dans le ciel et sur la terre, je me levai et je regardai autour de moi.
Combien la journée était calme, belle et chaude! les marais s'étendaient devant moi comme un désert doré; partout le soleil brillait: j'aurais voulu pouvoir vivre là. Je vis un lézard courir le long du rocher, et une abeille occupée à sucer les baies: à ce moment, j'aurais voulu devenir abeille ou lézard, afin de trouver dans ces forêts une nourriture suffisante et un abri constant; mais j'étais un être humain, et il me fallait la vie des hommes; je ne pouvais pas rester dans un lieu où elle n'était pas possible. Je me levai; je regardai le lit que je venais de quitter; je n'avais aucune espérance dans l'avenir, et je me mis à regretter que pendant mon sommeil mon créateur n'eût pas emporté mon âme vers lui, afin que mon corps fatigué, délivré par la mort de toute lutte nouvelle contre la destinée, n'eût plus qu'à reposer en paix sur ce sol désert. Mais ma vie m'appartenait encore avec toutes ses souffrances, ses besoins, ses responsabilités. Il fallait supporter le fardeau, satisfaire les besoins, endurer les souffrances, accepter la responsabilité. Je me mis donc en marche.
Lorsque j'eus regagné Whitcross, je suivis une route à l'abri du soleil, qui alors était dans toute son ardeur; mon choix ne fut déterminé que par cette seule circonstance. Je marchai longtemps; enfin, je pensais que j'avais assez fait et que je pouvais, sans remords de conscience, céder à la fatigue qui m'accablait, cesser un moment cette marche forcée, m'asseoir sur une pierre voisine et me laisser aller à l'apathie qui s'était emparée de mon coeur et de mes membres, lorsque j'entendis tout à coup le son d'une cloche: ce devait être la cloche d'une église.
Je me dirigeai du côté du son, et au milieu de ces montagnes romanesques, dont je ne remarquais plus l'aspect depuis quelque temps, j'aperçus un village et un clocher. À ma droite, la vallée était remplie de pâturages, de bois et de champs de grains; un ruisseau tortueux coulait au milieu du feuillage aux teintes variées, des champs mûrs, de sombres forêts et des prairies éclairées par le soleil. Je fus tirée de ma rêverie par un bruit de roues, et je vis une charrette très chargée qui montait péniblement le long de la colline; un peu plus loin, j'aperçus deux vaches et leur gardien. J'étais près du travail et de la vie: il fallait lutter encore, m'efforcer de vivre et me plier à la fatigue comme tant d'autres.
J'arrivai dans le village vers deux heures. Au bout de la seule rue du hameau, j'aperçus des pains à travers la fenêtre d'une petite boutique; j'en aurais voulu un. «Ce léger soutien me rendra un peu d'énergie, me dis-je; sans cela il me sera bien difficile de continuer.» Le désir de retrouver la force me revint dès que je me vis au milieu de mes semblables; je sentais que je serais bien humiliée s'il me fallait m'évanouir de faim dans la rue d'un hameau. N'avais-je rien sur moi que je pusse offrir en échange de ce pain? Je cherchai. J'avais un petit fichu de soie autour de mon cou; j'avais mes gants. Je ne savais pas comment on devait s'y prendre quand on était réduit à la dernière extrémité; je ne savais pas si l'une de ces deux choses serait acceptée; il était probable que non; en tous cas, il fallait essayer.
J'entrai dans la boutique; elle était tenue par une femme. Voyant une personne qui lui semblait habillée comme une dame, elle s'avança vers moi avec politesse et me demanda ce qu'il y avait pour mon service. Je fus prise de honte; ma langue se refusa à prononcer la phrase que j'avais préparée; je n'osai pas lui offrir les gants à demi usés ni le fichu chiffonné; d'ailleurs je sentais que ce serait absurde. Je la priai seulement de me laisser m'asseoir un instant, parce que j'étais fatiguée. Trompée dans son attente, elle m'accorda froidement ce que je lui demandais; elle m'indiqua un siège, j'y tombai aussitôt. J'avais envie de pleurer; mais, comprenant combien le moment était peu favorable pour me laisser aller à mon émotion, je me contins. Je lui demandai bientôt s'il y avait dans le village des tailleuses ou des couturières en linge.
«Oui, me répondit-elle, trois ou quatre; bien assez pour ce qu'il y a d'ouvrage.»
Je réfléchis. J'étais arrivée au moment terrible; je me trouvais face à face avec la nécessité; j'étais dans la position de toute personne sans ressource, sans amis, sans argent. Il fallait faire quelque chose; mais quoi? Il fallait m'adresser quelque part; mais où?
Je demandai à la boulangère si elle connaissait, dans le voisinage, quelqu'un qui eût besoin d'une domestique.
Elle me répondit qu'elle n'en savait rien.
«Quelle est la principale occupation dans ce pays? repris-je, que fait-on en général?
— Quelques-uns sont fermiers; beaucoup travaillent à la fonderie et à la manufacture d'aiguilles de M. Oliver, me répondit-elle.
— M. Oliver emploie-t-il des femmes?
— Mais non; c'est un travail fait pour les hommes.
— Et que font les femmes?
— Je ne sais pas; les unes font une chose et les autres une autre; il faut bien que les pauvres gens se tirent d'affaire comme ils peuvent.»
Elle semblait fatiguée de mes questions, et, en effet, quel droit avais-je de l'importuner ainsi? Un ou deux voisins arrivèrent; on avait évidemment besoin de ma chaise: je pris congé et je me retirai.
Je continuai à longer la rue, regardant toutes les maisons à droite et à gauche; mais je ne pus trouver aucune raison ni même aucun prétexte pour entrer dans l'une d'elles. Pendant une heure j'errai autour du village, m'éloignant quelquefois un peu, puis revenant sur mes pas. Très fatiguée et souffrant beaucoup du manque de nourriture, j'entrai dans un petit sentier et je m'assis sous une haie; mais je me remis bientôt en route, espérant trouver quelque ressource ou du moins obtenir quelque renseignement. Au bout du sentier, j'aperçus une jolie petite maison devant laquelle était un petit jardin bien soigné et tout brillant de fleurs; je m'arrêtai. Pourquoi m'approcher de la porte blanche et toucher au bouton luisant? pourquoi les habitants de cette demeure auraient- ils désiré m'être utiles? Néanmoins je m'approchai et je frappai. Une jeune femme au regard doux et proprement habillée vint m'ouvrir la porte; je demandai d'une voix basse et tremblante, car mon coeur était sans espoir et mon corps épuisé, si l'on avait besoin d'une servante.
«Non, me répondit-elle, nous ne prenons pas de domestique.
— Pouvez-vous me dire, continuai-je, où je trouverais un travail quelconque? Je suis étrangère et ne connais personne ici; je voudrais travailler à n'importe quoi.»
Mais ce n'était pas l'affaire de cette jeune femme de penser à moi ou de me chercher une place; d'ailleurs, que de doutes devaient éveiller à ses yeux ma position et mon histoire! Elle secoua la tête et me dit qu'elle était fâchée de ne pouvoir me donner aucun renseignement, et la porte blanche se referma doucement et poliment, mais elle se referma en me laissant dehors; si elle l'eût laissée ouverte un peu plus de temps, je crois que je lui aurais mendié un morceau de pain, car j'étais tombée bien bas.
Je ne pouvais pas me décider à retourner au village, où d'ailleurs je n'entrevoyais aucune chance de secours. Je me sentais plutôt disposée à me diriger vers un bois peu distant, et dont l'épais ombrage semblait inviter au repos; mais j'étais si malade, si faible, si tourmentée par la faim, que l'instinct me fit errer autour des demeures humaines, parce que là il y avait plus de chance de trouver de la nourriture; la solitude ne serait plus ce qu'elle était autrefois pour moi, et le repos ne me soulagerait pas, car la faim me poursuivait et me rongeait comme un vautour.
Je m'approchai des maisons; je les quittai; je revins, puis je m'éloignai de nouveau, repoussée sans cesse par la pensée que je n'y trouverais rien, que je n'avais pas le droit de réclamer de la sympathie pour mes souffrances. Le jour s'avançait pendant que j'errais ainsi comme un chien affamé et perdu. En traversant un champ, j'aperçus le clocher de l'église devant moi; je marchai dans cette direction. Près du cimetière, au milieu d'un jardin, je vis une petite maison bien bâtie, que je pensai être le presbytère. Je me rappelai que les étrangers qui arrivent dans un lieu où ils ne connaissent personne et qui cherchent un emploi s'adressent quelquefois au ministre; c'est la tâche des ministres d'aider, du moins de leurs avis, ceux qui veulent s'aider eux- mêmes. Il me semblait que j'avais quelque droit d'aller là chercher un conseil. Reprenant courage et rassemblant le peu de forces qui me restaient, j'atteignis la maison; je frappai à la porte de la cuisine; une vieille femme vint m'ouvrir. Je lui demandai si c'était bien là le presbytère.
«Oui, me répondit-elle.
— Le ministre y est-il?
— Non.
— Reviendra-t-il bientôt?
— Non, il n'est pas dans le pays.
— Est-il allé loin?
— Pas très loin, à peu près à trois milles; il a été appelé par la mort subite de son père. Il est à Marsh-End, et ne reviendra probablement que dans une quinzaine de jours.
— Y a-t-il des dames dans la maison?»
Elle me répondit qu'elle était seule et qu'elle était femme de charge. Je ne pouvais pas lui demander du secours à elle; je ne pouvais pas encore mendier: je partis donc.
Je repris mon fichu de soie et je me remis à penser au pain de la petite boutique. Oh! si j'avais seulement eu une croûte, une bouchée de pain pour apaiser mes angoisses! Instinctivement je retournai vers le village; je revis la boutique et j'entrai. Bien que la femme ne fût pas seule, je me hasardai à lui demander si elle voulait me donner un petit pain en échange du fichu de soie.
Elle me regarda d'un air de soupçon et me répondit qu'elle n'avait jamais fait de marché semblable.
Presque désespérée, je lui demandai la moitié du petit pain; elle me refusa; de nouveau en me disant qu'elle ne pouvait pas savoir d'où me venait ce fichu.
Je lui demandai si elle voulait prendre mes gants.
Elle me répondit qu'elle ne pourrait rien en faire.
Mais il n'est point agréable de traîner sur ces détails. Il y a des gens qui trouvent de la joie à songer à leurs douleurs passées: quant à moi, il m'est douloureux de penser à ces jours d'épreuve; je n'aime point à me rappeler ces moments d'abattement moral et de souffrance physique. Je ne blâmais aucun de ceux qui me repoussaient; je sentais que c'était là ce à quoi je devais m'attendre et que je ne pouvais pas l'empêcher. Un mendiant ordinaire est souvent soupçonné; un mendiant bien vêtu l'est toujours. Il est vrai que je demandais du travail; mais qui était chargé de m'en procurer? Ce n'étaient certainement pas les personnes qui me voyaient pour la première fois et ne savaient pas à qui elles avaient affaire. Quant à la femme qui ne voulait pas prendre mon fichu en échange de son pain, elle avait raison, si l'offre lui semblait étrange ou l'échange peu profitable. Mais arrêtons-nous maintenant; je suis fatiguée de parler de cela.
Un peu avant la nuit, je passai près d'une ferme. Le fermier était assis sur le seuil de la porte et mangeait du pain et du fromage pour son souper; je m'arrêtai et je lui dis:
«Voulez-vous me donner un morceau de pain? j'ai bien faim.»
Il me regarda avec surprise; mais, sans rien répondre, il coupa une grosse tartine et me la donna. Il ne m'avait pas prise pour une mendiante, mais pour une dame très originale que son pain noir aurait tentée; dès que j'eus perdu sa maison de vue, je m'assis et je me mis à manger.
N'espérant trouver aucun abri dans les maisons, j'allai chercher un refuge dans le bois dont j'ai déjà parlé; mais ma nuit fut mauvaise et mon repos sans cesse interrompu. La terre était humide, et l'air froid; plusieurs fois je fus dérangée par des bruits de pas et obligée de changer de place; je ne me sentais ni tranquille ni en sûreté. Il plut vers le matin, et tout le jour suivant fut humide. Ne me demandez pas, lecteurs, de vous donner un compte rendu exact de cette journée; comme la veille, je demandai de l'ouvrage et je fus repoussée; comme la veille, j'eus faim. Je ne mangeai qu'une seule fois dans tout le jour; passant devant la porte d'une ferme, je vis une petite fille qui allait jeter un reste de soupe dans l'auge à cochon; je la priai de me le donner. Elle me regarda d'un air étonné.
«Maman, cria-t-elle, voilà une femme qui me demande la soupe.
— Eh bien! donne-la lui, si c'est une mendiante, répondit une voix dans la maison; le cochon n'en a pas besoin.»
L'enfant versa dans mes mains la soupe qui, en refroidissant, était devenue presque ferme; je la dévorai avidement.
Voyant la nuit venir, je m'arrêtai dans un sentier solitaire, où je me promenais depuis plus d'une heure.
«Mes forces m'abandonnent, me dis-je; je sens bien que je ne pourrai pas aller beaucoup plus loin: vais-je encore passer cette nuit comme une vagabonde? faudra-t-il, maintenant que la pluie commence à tomber, poser ma tête sur le sol froid et humide? Je crains de ne pas pouvoir faire autrement; car qui voudra me recevoir? Mais ce sera horrible avec cette faim, ce froid, cette faiblesse, cette tristesse et ce complet désespoir! Il est probable que je mourrai avant demain matin. Et pourquoi ne puis-je pas accepter la pensée de la mort? Pourquoi chercher à conserver une vie sans saveur? Parce que je sais que M. Rochester vit encore, ou du moins je le crois; puis, la nature se révolte à l'idée de mourir de faim et de froid. Oh! Providence, soutiens-moi encore un peu, aide moi, dirige moi!»
Mes yeux voilés errèrent sur le paysage obscurci et brumeux: je vis que je m'étais éloignée du village. Il était tout à fait hors de vue; les champs qui l'entouraient avaient même disparu; par des chemins de traverse j'étais revenue du côté des rochers de granit; et, entre moi et les montagnes, il n'y avait plus que quelques champs presque aussi sauvages et aussi incultes que les bruyères.
«Eh bien! me dis-je, j'aime mieux mourir ici que dans une rue ou sur une route fréquentée, et, s'il y a des corbeaux dans ce pays, j'aime mieux que les corbeaux et les corneilles rongent ma chair sur mes os que de voir mon corps emprisonné dans un atelier ou jeté dans une fosse commune.»
Je me dirigeai du côté de la montagne et je l'atteignis. Il ne s'agissait plus que de trouver un enfoncement où je me sentirais, sinon en sûreté, du moins cachée; mais je n'aperçus qu'une surface unie, sans variations de terrain, verte dans les endroits où croissaient la mousse et le jonc, noire dans les lieux où le sol ne portait que des bruyères. La nuit venait et je ne pouvais déjà plus distinguer ces teintes différentes que grâce aux taches sombres ou lumineuses qu'elles formaient. Il m'eut été impossible de remarquer la différence des couleurs depuis la chute du jour.
Mes yeux continuaient à errer sur les montagnes et sur les rochers dont l'extrémité disparaissait au milieu de ce triste paysage, quand tout à coup, sur le sommet d'une montagne éloignée, j'aperçus une lumière. Je pensai d'abord que ce devait être un feu follet qui allait bientôt s'éteindre; mais la lumière continuait à briller sans reculer ni avancer. «C'est un feu de joie qu'on allume,» pensai-je, m'attendant à le voir bientôt s'agrandir; mais ne le voyant ni grandir ni diminuer, j'en conclus que ce devait être la lumière d'une maison. «Mais elle est trop éloignée, me dis-je, pour l'atteindre; et quand même elle serait tout près, à quoi cela me servirait-il? Je n'irais pas frapper à une porte pour me la voir fermer à la figure.»
Je me couchai dans le lieu où je me trouvais, et je cachai mon visage contre terre. Je restai tranquille un instant; le vent de nuit soufflait sur la montagne et sur moi, et allait mourir au loin en mugissant; la pluie tombait épaisse et me mouillait jusqu'aux os. Si mes membres s'étaient engourdis, si de cet état j'avais passé au doux froid de la mort, la gelée aurait pu tomber sur moi, je ne l'aurais pas sentie; mais ma chair, vivante encore, tressaillait sous cette atmosphère humide. Au bout de peu de temps je me levai.
La lumière était encore là; on la voyait mal à travers la pluie, mais on la voyait toujours. Je m'efforçai de marcher de nouveau; je traînai lentement mes membres épuisés dans cette direction. J'arrivai au delà de la montagne en traversant un marécage qui aurait été impraticable en hiver, et qui même alors, au milieu des plus grandes chaleurs, était mou et vacillant. Je tombai deux fois, mais je me relevai et je pris courage; cette lumière était tout mon espoir, il fallait l'atteindre.
Après avoir dépassé la montagne, j'aperçus une ligne blanche au milieu des rochers de granit, je m'approchai. C'était une route conduisant dans la direction de la lumière, qui brillait alors sur une petite colline entourée d'arbres; ceux-ci me parurent être des sapins, autant que l'obscurité me permit de distinguer leur forme et leur feuillage. Au moment où j'allais l'atteindre, mon étoile conductrice disparut; quelque obstacle se trouvait entre elle et moi. J'étendis la main pour sentir ce que c'était: je distinguai les pierres d'un petit mur; au-dessus il y avait quelque chose comme une palissade, et en dedans une haie haute et épineuse. Je continuai à marcher en tâtant; tout à coup un objet blanchâtre frappa mes yeux; c'était une porte avec un loquet: au moment où je la touchai, elle glissa sur ses gonds; de chaque côté se trouvait un buisson noir. Ce devait être un houx ou un if.
Je franchis le seuil et j'aperçus la silhouette d'une maison noire, basse et longue; mais je ne vis plus la lumière, tout était sombre. Les habitants de la maison s'étaient-ils retirés pour le repos du soir? je le craignais. En cherchant la porte, je rencontrai un angle; je tournai, et alors le doux rayon m'apparut de nouveau à travers les vitres en losanges d'une petite fenêtre grillée. Celle-ci était placée à un demi-pied au-dessus du sol, et rendue plus petite encore par un lierre ou une autre plante grimpante, dont les feuilles touffues recouvraient toute cette partie de la maison. L'ouverture était si étroite qu'on avait regardé comme inutile d'avoir des volets ou des rideaux. Je m'arrêtai. Écartant un peu le feuillage, je pus voir tout ce qui se passait à l'intérieur. J'aperçus une pièce propre et sablée, un dressoir de noyer sur lequel étaient rangées des assiettes d'étain qui reflétaient l'éclat d'un brillant feu de tourbe, une horloge, une grande table blanche et quelques chaises. La lumière qui m'avait guidée brillait sur la table, et, à sa lueur, une vieille femme, au visage un peu rude, mais d'une propreté scrupuleuse, comme tout ce qui l'entourait, tricotait un bas.
Je remarquai tous ces détails à la hâte, car ils n'avaient rien d'extraordinaire. Près du foyer, j'aperçus un groupe plus intéressant, assis dans une douce union au sein de la chaleur qui l'entretient. Deux gracieuses jeunes femmes, de véritables ladies, étaient assises, l'une sur une chaise, l'autre sur un siège plus bas; toutes deux étaient en grand deuil, et leurs sombres vêtements faisaient ressortir la blancheur de leur cou et de leur visage. Un vieux chien couchant reposait sa lourde tête sur les genoux d'une des jeunes filles; l'autre berçait sur son sein un chat noir.
Il me sembla étrange de voir de telles jeunes filles dans une aussi humble cuisine: je me demandai qui elles étaient. Elles ne pouvaient pas être les enfants de la femme qui travaillait devant la table, car celle-ci avait l'air d'une paysanne, et les jeunes filles, au contraire, me parurent délicates et distinguées. Jamais je n'avais vu de figures semblables aux leurs et pourtant, lorsque je les regardais, leurs traits me semblaient familiers. Je ne peux pas dire qu'elles fussent jolies: elles étaient trop pâles et trop sérieuses pour que ce mot pût leur convenir. Lorsqu'elles étaient penchées sur leur livre, leur expression pensive allait presque jusqu'à la sévérité. Sur un guéridon placé entre elles deux, j'aperçus une chandelle et deux grands volumes qu'elles consultaient souvent; elles les comparaient au petit livre qu'elles tenaient à la main, comme quelqu'un qui s'aide d'un dictionnaire pour une traduction. La scène était aussi silencieuse que si tous les personnages eussent été des ombres, et cette pièce, éclairée par le feu, ressemblait à un tableau. Le silence était si grand que j'entendais les cendres tomber sous la grille et l'horloge tinter dans son petit coin obscur; il me sembla même que je distinguais le bruit des aiguilles à tricoter de la vieille femme. Aussi, lorsqu'une voix rompit enfin cet étrange silence, les paroles arrivèrent clairement jusqu'à moi.
«Écoutez, Diana, s'écria tout à coup une des studieuses écolières; Franz et le vieux Daniel sont ensemble pendant la nuit, et Franz raconte un rêve qui l'a effrayé. Écoutez!»
Et, d'une voix basse, elle se mit à lire quelque chose de tout à fait inintelligible pour moi; c'était une langue étrangère, mais ni le français ni le latin. Je ne savais pas si c'était du grec ou de l'allemand.
«C'est fort, dit-elle, lorsqu'elle eut fini; j'aime cela.»
L'autre jeune fille, qui avait levé la tête pour écouter sa soeur, répéta, en regardant le feu, la ligne qu'on venait de lui lire. Plus tard, j'appris la langue et j'eus le livre entre les mains; aussi vais-je citer la ligne tout de suite, quoiqu'elle n'eut aucune signification pour moi le jour où je l'entendis pour la première fois. La voici: «Da trat herfor einer anzusehen wie die sternen nacht.» (L'un d'eux s'avança pour voir les étoiles pendant la nuit…)
«Bon, bon! s'écria l'une des soeurs; et je vis briller son oeil noir et profond. Voyez ici, maintenant; vous avez sous les yeux un archange dur et puissant; voici ce qu'il dit. Ces lignes valent cent pages de style ampoulé: «Ich wage die gedanken in der schale meines zornes und die werke mit dem gevichte meines grimms.» (Je pèse les pensées dans la balance de ma colère et les oeuvres avec les poids de mon courroux.) J'aime aussi cela.»
Toutes deux se turent de nouveau.
«Y a-t-il un pays où l'on parle ainsi? demanda la vieille femme en levant les yeux de dessus son tricot.
— Oui, Anna; il y a un pays beaucoup plus grand que l'Angleterre où l'on ne parle pas autrement.
— Ce qui est sûr, c'est que je ne sais pas comment ils se comprennent; et si l'une de vous y allait, je parie qu'elle devinerait tout ce qu'ils disent.
— Il est probable, en effet, que nous comprendrions quelque chose, mais pas tout: car nous ne sommes pas aussi savantes que vous le croyez, Anna; nous ne parlons pas l'allemand, et nous ne la comprenons qu'à l'aide d'un dictionnaire.
— Et quel bien cela vous fera-t-il quand vous le comprendrez tout à fait?
— Nous avons l'intention de l'enseigner plus tard, ou du moins les éléments, et alors nous gagnerons plus d'argent que maintenant.
— C'est probable. Mais à présent, cessez d'étudier, en voilà assez pour ce soir.
— Je le crois en effet, car je suis fatiguée; et vous, Marie?
— Horriblement. Après tout, c'est un rude travail que d'étudier une langue sans autre maître qu'un dictionnaire.
— Oh! oui; surtout une langue aussi difficile que l'allemand.
Mais quand Saint-John arrivera-t-il donc?
— Il ne tardera certainement pas beaucoup maintenant. Il est juste dix heures, dit-elle en retirant une petite montre d'or de sa ceinture; il pleut très fort. Anna, voulez-vous avoir la bonté d'aller voir si le feu du parloir ne s'éteint pas?»
La femme se leva, ouvrit une porte à travers laquelle j'aperçus vaguement un passage, et je l'entendis remuer le feu dans une chambre. Elle revint bientôt.
«Ah! enfants, s'écria-t-elle, cela me fait mal d'aller dans cette chambre; elle est si triste maintenant, avec ce grand fauteuil vide, repoussé dans un coin!»
Elle essuya ses yeux avec son tablier, et l'expression des jeunes filles, de grave qu'elle était, devint triste.
«Mais il est maintenant dans une place meilleure, continua Anna, nous ne devrions pas désirer qu'il fût ici; et puis on ne peut pas avoir une mort plus tranquille que ne l'a été la sienne.
— Vous dites qu'il n'a pas une seule fois parlé de nous? demanda une des jeunes filles.
— Il n'en a pas eu le temps; il est parti en une minute, votre pauvre père. Il avait été un peu souffrant le jour précédent, mais ce n'était presque rien; et lorsque M. John lui demanda s'il voulait qu'on envoyât chercher l'une de vous, il se mit à rire. Le jour suivant, il y a de cela une quinzaine, il avait encore la tête un peu lourde; il alla se coucher, mais il ne s'est pas réveillé; il était presque tout à fait mal lorsque votre frère entra dans la chambre. Oh! enfants, c'était le dernier de la vieille race; car vous et M. John, vous êtes d'une espèce toute différente; vous avez beaucoup de rapport avec votre mère; elle était presque aussi savante que vous. Comme figure, elle ressemblait à Marie; Diana rappelle plutôt son père.»
Je trouvais que les deux soeurs se ressemblaient tellement, que je ne pouvais pas comprendre la différence faite entre elles deux par la servante, car je vis alors que c'était une servante. Toutes deux étaient blondes et sveltes; toutes deux avaient des figures intelligentes et distinguées. Il est vrai que les cheveux de l'une étaient un peu plus foncés que ceux de l'autre, et qu'elles ne se coiffaient pas toutes deux de la même manière: les cheveux blonds cendrés de Marie étaient séparés sur le milieu de la tête et retombaient en boucles bien lissées sur les tempes; les boucles plus brunes de Diana recouvraient tout son cou. L'horloge sonna dix heures.
«Je suis sûre que vous voudriez votre souper, observa Anna; et
M. John aussi le désirera lorsqu'il reviendra.»
Et elle se mit à préparer le repas. Les deux jeunes filles se levèrent et semblèrent vouloir se diriger vers le parloir. Jusque- là j'avais été si occupée à les regarder, leur tenue et leur conversation avaient si vivement excité mon intérêt, que j'avais presque oublié ma triste position; mais maintenant, je me la rappelais, et, par le contraste, elle me parut encore plus douloureuse et plus désespérée; et combien il me semblait difficile d'attendrir sur mon sort les habitants de cette maison, de leur persuader même que mes besoins et mes souffrances n'étaient pas un mensonge, d'obtenir d'elles un abri! Lorsque je m'avançai vers la porte, et que je frappai en tremblant, je compris que cette dernière idée était une véritable chimère. Anna vint m'ouvrir.
«Que voulez-vous? me demanda-t-elle avec étonnement, en m'examinant à la lueur de sa chandelle.
— Puis-je parler à vos maîtresses? demandai-je.
— Vous feriez mieux de me dire ce que vous leur voulez. D'où venez-vous?
— Je suis étrangère.
— Que venez-vous faire ici à cette heure?
— Je voudrais un abri pour cette nuit dans un hangar, ou ailleurs, et un morceau de pain pour apaiser ma faim.»
Ce que je craignais arriva: la figure d'Anna exprima la défiance.
«Je vous donnerai un morceau de pain, dit-elle après une pause; mais il n'est pas probable que nous puissions loger une vagabonde.
— Laissez-moi parler à vos maîtresses.
— Non. Que pourraient-elles faire pour vous? Vous ne devriez pas errer par les chemins à cette heure; ce n'est pas bien.
— Mais où irai-je, si vous me chassez? Que ferai-je?
— Oh! je suis bien sûre que vous savez où aller et quoi faire.
Tout ce que je vous conseille, c'est de ne rien faire de mal.
Voilà deux sous; maintenant, partez.
— De l'argent ne pourra pas me nourrir, et je n'ai pas la force d'aller plus loin. Ne me fermez pas la porte, je vous en supplie, pour l'amour de Dieu!
— Il le faut, la pluie entre dans la maison.
— Dites seulement aux jeunes dames, que je voudrais leur parler; laissez-moi les voir.
— Non certainement; vous n'êtes pas ce que vous devriez être, ou vous ne feriez pas un tel bruit. Partez.
— Mais je mourrai, si vous me chassez!
— Je suis bien sûre que non. Je crains que quelque mauvaise pensée ne vous pousse à errer à cette heure autour des maisons. Si vous êtes suivie par des voleurs ou des gens de cette espèce, vous n'avez qu'à leur dire que nous ne sommes pas seules à la maison; que nous avons un homme, des chiens et des fusils.»
Et alors la servante, honnête mais inflexible, ferma la porte, et la verrouilla en dedans.
C'était le comble de mes maux. Une douleur infime brisa mon coeur; un sanglot de profond désespoir le souleva. J'étais épuisée; je ne pouvais plus faire un pas; je tombai en gémissant sur les marches mouillées. Je joignis mes mains, et je me mis à pleurer amèrement. Oh! le spectre de la mort! Oh! mon heure dernière qui approche au milieu de tant d'horreurs! Hélas! quelle solitude! quel bannissement loin de mes semblables! Ce n'était pas seulement l'espérance qui s'était envolée, mais aussi le courage qui m'avait abandonnée, pour un moment du moins; mais bientôt je m'efforçai de redevenir ferme.
«Je ne puis que mourir, me dis-je; mais je crois en Dieu, et j'essayerai d'attendre en silence l'accomplissement de sa volonté.»
Ces mots, je ne les avais pas seulement pensés, mais je les avais murmurés à demi-voix; refoulant ma souffrance au fond de mon coeur, je la forçai à y rester tranquille et silencieuse.
«Tous les hommes doivent mourir, dit une voix tout près de moi; mais tous ne sont pas condamnés à une mort prématurée et douloureuse comme serait la vôtre, s'il vous fallait périr de besoin devant cette porte.
— Qui est-ce qui a parlé?» demandai-je épouvantée par cette voix inattendue, et incapable d'espérer aucun secours.
J'aperçus quelque chose près de moi, mais quoi? L'obscurité de la nuit et la faiblesse de mes yeux m'empêchaient de rien distinguer. Le nouveau venu frappa un coup long et vigoureux à la porte.
«Est-ce vous, monsieur John? cria Anna.
— Oui, oui, ouvrez vite.
— Comme vous devez être mouillé et avoir froid par une semblable nuit! Entrez, vos soeurs sont inquiètes de vous. Je crois qu'il y a des gens suspects dans les environs; il y avait tout à l'heure ici une mendiante, et elle est encore couchée là; voyez. Allons, levez-vous donc, vous dis-je, et partez.
— Silence, Anna! il faut que je parle à cette femme; vous avez fait votre devoir en la chassant, laissez-moi accomplir le mien en la faisant entrer. J'étais tout près. J'ai entendu votre conversation avec elle; je crois que c'est un cas tout particulier et qui demande au moins à être examiné. Jeune femme, levez-vous et marchez devant moi.»
J'obéis avec peine. Je fus bientôt devant le foyer de la cuisine brillante et propre que j'avais déjà vue. J'étais faible, tremblante, et j'avais conscience de mon aspect effrayant et désordonné; j'étais inondée. Les deux jeunes filles, M. Saint- John, leur frère, et la vieille servante avaient les yeux fixés sur moi.
J'entendis quelqu'un demander:
«Saint-John, qui est-ce?
— Je ne puis pas vous le dire; je l'ai trouvée à la porte, répondit-on.
— Elle est pâle, dit Anna.
— Aussi pâle que la mort ou que l'argile, répondit quelqu'un; faites-la asseoir ou elle tombera.»
En effet, j'avais le vertige; je me sentais défaillir; mais une chaise me reçut. J'avais encore conscience de ce qui se passait autour de moi; seulement je ne pouvais pas parler.
«Peut-être qu'un peu d'eau lui ferait du bien; Anna, allez en chercher. Voyez, son corps est réduit à rien; comme elle est pâle et maigre!
— Un vrai spectre!
— Est-elle malade, ou a-t-elle seulement faim!
— Elle a faim, je crois. Anna, est-ce du lait que je vois là?
Donnez-le-moi avec un morceau de pain.»
Diana (je la reconnaissais à cause de ses longues boucles que je vis flotter entre moi et le feu au moment où elle se pencha de mon côté), Diana rompit un peu de pain, le trempa dans le lait et l'approcha de mes lèvres; sa figure était près de la mienne; ses traits exprimaient de la pitié et sa respiration haletante annonçait de la sympathie. Lorsqu'elle me dit: «Essayez de manger», je sentis dans ces simples paroles une émotion qui fut pour moi comme un baume salutaire.
«Oui, essayez,» répéta doucement Marie.
Et, après m'avoir retiré mon chapeau, elle me souleva la tête. Je mangeai ce qu'elles m'offraient, faiblement d'abord, puis avec ardeur.
«Pas trop à la fois; contenez-la, dit le frère. Elle en a assez.»
Et il retira le lait et le pain.
«Encore un peu, Saint-John; regardez comme ses yeux expriment l'avidité.
— Pas à présent, ma soeur; voyez si elle peut parler maintenant; demandez-lui son nom.»
Je sentis que je pouvais parler et je répondis:
«Je m'appelle Jane Elliot.»
Craignant, comme toujours, d'être découverte, j'avais résolu de prendre ce nom.
«Et où demeurez-vous? où sont vos amis?»
Je restai silencieuse.
«Pouvons-nous envoyer chercher quelqu'un que vous connaissiez?»
Je secouai la tête.
«Quels détails avez-vous à donner sur votre position?»
Maintenant que j'avais franchi le seuil de cette maison, que je me trouvais face à face avec ses habitants, je ne me sentais plus repoussée, errante et désavouée par le monde entier; aussi osai-je me dépouiller de mon apparence de mendiante et reprendre à la fois mon caractère et les manières qui m'étaient naturelles. Je commençais à me reconnaître, et lorsque M. Saint-John me demanda des détails, que j'étais trop faible pour lui donner, je répondis, après une courte pause:
«Monsieur, je ne puis pas vous donner de détails ce soir.
— Mais alors, reprit-il, qu'espérez-vous donc que je ferai pour vous?
— Rien.» répondis-je.
Mes forces ne me permettaient de faire que de courtes réponses.
Diana prit la parole.
«Voulez-vous dire, demanda-t-elle, que nous vous ayons donné tout ce dont vous avez besoin et que nous puissions vous renvoyer par cette nuit pluvieuse?»
Je la regardai; son expression était remarquable et indiquait à la fois la force et la bonté. Je pris courage; répondant par un sourire à son regard plein de compassion, je lui dis:
«Je me confierai à vous; quand même je serais un chien errant et sans maître, je sais que vous ne me chasseriez pas loin de votre foyer cette nuit; et, les choses étant ce qu'elles sont, je n'ai aucune crainte. Faites de moi ce que vous voudrez; mais excusez- moi si je ne vous parle pas longuement aujourd'hui; mon haleine est courte, et chaque fois que je parle je sens un spasme.
Tous les trois me regardèrent et demeurèrent silencieux.
«Anna, dit enfin M. Saint-John, laissez-la assise ici et ne lui faites aucune question pour le moment. Dans une dizaine de minutes donnez-lui le reste du lait et du pain. Marie et Diana, suivez-moi dans le parloir, et nous causerons de tout ceci.»
Ils se retirèrent; bientôt une des dames rentra, je ne puis pas dire laquelle; pendant que j'étais assise devant la flamme vivifiante du foyer, un engourdissement agréable s'était emparé de moi. La jeune fille donna tout bas quelques ordres à Anna, et, peu de temps après, je m'efforçai, avec l'aide de la servante, de monter l'escalier. On me retira mes vêtements mouillés, et bientôt un lit chaud et sec reçut mes membres engourdis. Je remerciai Dieu et, au milieu d'un inexprimable épuisement, j'éprouvai une joyeuse gratitude.
Je m'endormis bien vite.
CHAPITRE XXIX
Je ne me rappelle que très confusément les trois jours et les trois nuits qui suivirent mon arrivée dans cette maison; je pensais peu; je ne faisais rien. Je sais que j'étais dans une petite chambre et dans un lit étroit. Il me semblait que j'étais attachée à ce lit, car j'y restais aussi immobile qu'une pierre, et m'en arracher eut presque été me tuer. Je ne faisais point attention au temps; je ne m'apercevais pas de l'arrivée du soir ou du matin. Je voyais quand quelqu'un entrait dans la chambre ou la quittait; je pouvais même dire qui c'était; je comprenais ce qui se disait, lorsque celui qui parlait était près de moi; mais je ne pouvais pas répondre: il m'était aussi impossible d'ouvrir mes lèvres que de remuer mes membres. Anna était celle qui me visitait le plus souvent; je n'aimais pas à la voir, parce que je sentais qu'elle m'aurait voulue loin de là, qu'elle ne comprenait pas ma position et qu'elle était mal disposée à mon égard. Diana et Marie entraient dans la chambre une ou deux fois par jour, et je les entendais murmurer à côté de moi des phrases semblables à celles- ci:
—C'est bien heureux que nous l'ayons fait entrer.
— Oh oui! car on l'aurait certainement trouvée morte le lendemain, si elle fût restée dehors toute la nuit. Je me demande ce qui a pu lui arriver.
— Elle a supporté de grandes souffrances, je crois, la pauvre voyageuse pâle et amaigrie!
— À en juger d'après sa manière de parler, ce n'est pas une personne sans éducation; son accent est très pur, et les vêtements qu'on lui a retirés, bien que souillés et mouillés, étaient beaux et presque neufs.
— Elle a une figure singulière, maigre et hagarde, et qui me plaît pourtant; quand elle est animée et en bonne santé, je parie que sa physionomie doit être agréable.»
Pas une seule fois je ne les entendis regretter l'hospitalité qu'ils m'avaient accordée; pas une seule fois je ne les vis témoigner, à mon égard, de défiance ou d'aversion. Je me sentais bien.
M. Saint-John ne vint me voir qu'une seule fois; il me regarda, et dit que mon état léthargique était la réaction inévitable qui devait suivre toute fatigue excessive. Il déclara inutile d'envoyer chercher un médecin; il était sûr, disait-il, que, livrée à elle-même, la nature n'en agirait que mieux. Il ajouta que chacun de mes nerfs avait été violemment excité et qu'il fallait un profond sommeil à tout le système; que je n'avais pas de maladie et que ma convalescence, une fois commencée, serait rapide. Il dit toutes ces choses en peu de mots et à voix basse. Après une pause, il ajouta, du ton d'un homme peu accoutumé à l'expansion:
«Une physionomie extraordinaire, et qui certainement n'indique ni la vulgarité ni la dégradation.
— Loin de là, répondit Diana; à dire vrai, Saint-John, je m'attache à cette pauvre petite créature; je voudrais pouvoir la garder toujours.
— Il est probable que ce sera impossible, répondit M. Saint-John; vous verrez qu'elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant eu un malentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment d'irréflexion. Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle n'est pas trop entêtée; mais je vois sur son visage des lignes qui indiquent une telle force de volonté que je doute un peu du succès. Il me regarda quelques minutes, puis ajouta: «Sa figure exprime la sensibilité, mais elle n'est pas jolie.
— Elle est si malade, Saint-John!
— Malade ou non, elle ne peut être jolie; la grâce et l'harmonie manquent dans ses traits.»
Le troisième jour, je fus mieux; le quatrième, je pus parler, remuer, me lever sur mon lit et me tourner. Anna m'apporta un peu de gruau et une rôtie sans beurre; je pense que ce devait être vers l'heure du dîner. Je mangeai avec plaisir; cette nourriture me sembla bonne, et je ne lui trouvai pas cette saveur fiévreuse qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce que j'avais mangé. Quand Anna me quitta, je me sentais forte et animée, comparativement du moins à ce que j'étais auparavant. Au bout de quelque temps, je fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l'action. Je désirais me lever; mais quels vêtements mettre? je n'avais que mes habits mouillés et tachés de boue, avec lesquels j'étais tombée dans la mare et je m'étais couchée à terre. J'eus honte de paraître ainsi vêtue devant mes bienfaiteurs; mais cette humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, au pied du lit, j'aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soie noire était pendue au mur; toutes les traces de boue avaient été enlevées; les plis formés par la pluie avaient disparu; en un mot, elle était propre et en état d'être portée. Mes bas et mes souliers, bien nettoyés, étaient redevenus présentables. Il y avait dans la chambre de quoi me laver et une brosse et un peigne pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts qui m'obligèrent à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin à m'habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car j'avais beaucoup maigri; mais je m'enveloppai dans un châle pour cacher l'état où j'étais. Enfin, j'étais propre; je n'avais plus sur moi ni taches de boue ni traces de désordre, deux choses que je détestais tant et qui m'avilissaient à mes propres yeux. Je descendis l'escalier de pierre en m'aidant de la balustrade; j'arrivai à un passage bas si étroit qui me conduisit bientôt à la cuisine.
En y entrant, je sentis l'odeur du pain nouvellement cuit, et la chaleur d'un feu généreux arriva jusqu'à moi. On sait combien il est difficile d'arracher les préjugés d'un coeur qui n'a pas subi la bonne influence de l'éducation, car ils y sont aussi fortement enracinés que les mauvaises herbes dans les pierres. Aussi Anna avait-elle été d'abord froide et roide à mon égard; dernièrement elle s'était un peu radoucie, et lorsqu'elle me vit propre et bien habillée, elle alla même jusqu'à sourire.
«Comment! vous vous êtes levée! dit-elle; alors vous êtes mieux; vous pouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer, si vous le désirez.»
Elle m'indiqua le siège; je le pris. Elle continua son ouvrage, me regardant de temps en temps du coin de l'oeil; puis se tournant de mon côté après avoir retiré quelques pains du four, elle me dit tout à coup:
«Avez-vous jamais mendié avant de venir ici?»
Un instant je fus indignée; mais, me rappelant que la colère serait hors de propos, et qu'en effet elle avait dû me prendre pour une mendiante, je lui répondis tranquillement, mais avec une certaine fermeté:
«Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une mendiante; je ne suis pas plus une mendiante que vous ou que vos jeunes maîtresses.»
Après une pause, elle reprit:
«Je ne comprends pas cela; et pourtant vous n'avez pas de maison ni de magot, je parie.
— On peut n'avoir ni maison ni argent (car je suppose que c'est là ce que vous voulez dire), sans être pour cela une mendiante dans le sens où vous l'entendez.
— Êtes-vous savante? me demanda-t-elle au bout de quelque temps.
— Oui.
— Mais vous n'avez jamais été en pension?
— Si, pendant huit ans.»
Ella ouvrit ses yeux tout grands.
«Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire! reprit-elle.
— Jusqu'ici je me suis suffi à moi-même, et j'espère que je me suffirai plus tard encore. Qu'allez-vous faire de ces groseilles? demandai-je en la voyant apporter une corbeille de fruits.
— Des tartes.
— Donnez-les-moi, je vais les éplucher.
— Je ne vous demande pas de m'aider.
— Mais il faut que je fasse quelque chose; donnez-les-moi.
— Vous n'avez pas été habituée aux gros ouvrages; je le vois à vos mains, dit-elle; vous avez peut-être été couturière?
— Non, vous vous trompez; mais peu importe ce que j'ai été: ne vous en tourmentez pas plus; mais dites-moi le nom de la maison où vous demeurez?
— Il y en a qui l'appellent Marsh-End, d'autres Moor-House.
— Et le maître de la maison s'appelle M. Saint-John.
— Il ne demeure pas ici; il n'y est que depuis peu de temps; sa maison est dans sa paroisse, à Morton.
— Le village qui est à quelques milles d'ici?
— Oui.
— Et qu'est-il?
— Il est pasteur.»
Je me rappelai la réponse que m'avait faite la vieille femme de charge du presbytère quand je lui avais demandé à voir le pasteur.
«Alors, repris-je, c'était ici la maison de son père?
— Oui, le vieux M. Rivers demeurait ici; et son père, son grand- père et son arrière-grand-père y avaient demeuré avant lui.
— Alors, le monsieur que j'ai vu s'appelle M. Saint-John Rivers?
— Oui, Saint-John est comme son nom de baptême.
— Et ses soeurs s'appellent Diana et Marie Rivers?
— Oui.
— Leur père est mort?
— Il y a trois semaines. Il est mort subitement.
— Ils n'ont pas de mère?
— Elle est morte il y a plusieurs années.
— Demeurez-vous depuis longtemps dans la famille?
— Depuis trente ans. Je les ai élevés tous les trois.
— Cela prouve que vous avez été une servante honnête et fidèle. Je le déclarerai hautement, bien que vous ayez eu l'impolitesse de m'appeler une mendiante.»
Elle me regarda de nouveau avec surprise.
«Je crois, dit-elle, que je me suis tout à fait trompée sur votre compte; mais il y a tant de fripons dans le pays qu'il ne faut pas m'en vouloir.
— Et bien que vous ayez voulu me chasser, continuai-je un peu sévèrement, à un moment où l'on n'aurait pas mis un chien à la porte.
— Oui, c'était dur. Mais que faire? Je pensais plus aux enfants qu'à moi; elles n'ont que moi pour prendre soin d'elles et je suis quelquefois obligée d'être un peu vive.»
Je gardai le silence pendant quelques minutes.
«Il ne faut pas me juger trop sévèrement, reprit-elle de nouveau.
— Je vous juge sévèrement, repris-je, et je vais vous dire pourquoi. Ce n'est pas tant parce que vous m'avez refusé un abri, et que vous m'avez traitée de menteuse, que parce que vous venez de me reprocher de n'avoir ni maison ni argent. On a vu les gens les plus vertueux du monde réduits à un dénûment aussi grand que le mien; et si vous étiez chrétienne, vous ne regarderiez pas la pauvreté comme un crime.
— C'est vrai, répondit-elle; M. Saint-John me le dit aussi. Je vois que je m'étais trompée, mais maintenant j'ai une tout autre opinion de vous, car vous avez l'air d'une jeune fille propre et convenable.
— Cela suffit, je vous pardonne à présent; donnez-moi une poignée de main.»
Elle mit sa main rude et enfarinée dans la mienne; un sourire bienveillant illumina son visage, et, à partir de ce moment, nous fûmes amies.
Anna aimait évidemment à parler. Pendant que j'épluchais les fruits et qu'elle-même faisait la pâte de la tourte, elle se mit à me donner une infinité de détails sur son ancien maître, sa maîtresse et les enfants; c'est ainsi qu'elle appelait les jeunes gens.
«Le vieux M. Rivers, me dit-elle, était un homme simple, et pourtant aucune famille ne remonte plus haut que la sienne; Marsh- End a toujours appartenu aux Rivers (et elle affirmait qu'il y avait au moins deux cents ans que la maison était bâtie). Elle doit paraître bien humble et bien triste, continua la servante, comparée au grand château de M. Olivier, dans la vallée de Morton. Mais je me rappelle le père de M. Olivier, ouvrier et travaillant dans la fabrique d'aiguilles, tandis que la famille de M. Rivers est de vieille noblesse. Elle remonte jusqu'au temps des Henri, comme on peut bien le voir dans les registres de l'église; et pourtant, mon maître était comme les autres, rien ne le distinguait des paysans: il était chaussé de gros souliers, s'occupait de ses fermes, et ainsi de suite. Quant à ma maîtresse, c'était différent: elle aimait à lire et à étudier, et ses enfants ont suivi son exemple. Il n'y a jamais eu, et il n'y a encore personne comme eux dans ce pays. Tous trois ont aimé l'étude presque du moment où ils ont su parler, et ils ont toujours été d'une pâte à part. Quand M. John fut grand, on l'envoya au collège pour en faire un ministre. Les jeunes filles, aussitôt qu'elles eurent quitté la pension, cherchèrent à se placer comme gouvernantes, car on leur avait dit que leur père avait perdu beaucoup d'argent par suite d'une banqueroute, qu'il n'était pas assez riche pour leur donner de la fortune, qu'il leur faudrait se tirer d'affaire elles-mêmes. Pendant longtemps elles ne sont restées que très peu à la maison. Ces temps-ci, elles sont venues y passer quelques semaines à cause de la mort de leur père. Elles aiment beaucoup Marsh-End, Morton, les rochers de granit et les montagnes environnantes. Bien qu'elles aient habité Londres, et plusieurs autres grandes villes, elles disent toujours qu'il n'y a rien de tel que le pays où l'on est né. Et puis, elles sont si bien ensemble! elles ne se disputent jamais; c'est la famille la plus unie que je connaisse.»
Ayant achevé d'éplucher mes groseilles, je demandai où étaient les deux jeunes filles et leur frère.
«Ils ont été faire une promenade à Morton, me répondit-elle, mais ils seront de retour dans une demi-heure pour prendre le thé.».
Ils revinrent, en effet, à l'heure indiquée par Anna; ils entrèrent par la cuisine. Lorsque M. Saint-John me vit, il me salua simplement, et continua son chemin. Les deux jeunes filles s'arrêtèrent: Marie m'exprima, en quelques mots pleins de bonté et de calme, le plaisir qu'elle avait à me voir en état de descendre; Diana me prit la main et pencha sa tête vers moi.
«Avant de vous lever, vous auriez dû me demander permission, me dit-elle; vous êtes encore bien pâle et bien faible. Pauvre enfant! pauvre jeune fille!»
La voix de Diana me rappela le roucoulement de la tourterelle; son regard me charmait, et j'aimais à le rencontrer. Tout son visage était rempli d'attrait pour moi. La figure de Marie était aussi intelligente, ses traits aussi jolis; mais son expression était plus réservée; ses manières, quoique douces, étaient moins familières. Il y avait une certaine autorité dans le regard et dans la parole de Diana; évidemment, elle avait une volonté. Il était dans ma nature de me soumettre avec plaisir à une autorité semblable à la sienne; lorsque ma conscience et ma dignité me le permettaient, j'aimais à plier sous une volonté active.
«Et que faites-vous ici? Continua-t-elle; ce n'est pas votre place. Marie et moi nous nous tenons quelquefois dans la cuisine, parce que chez nous nous aimons à être libres jusqu'à la licence; mais vous, vous êtes notre hôte. Entrez dans le salon.
— Je suis très bien ici.
— Pas du tout; Anna fait du bruit autour de vous, et vous couvre de farine.
— Et puis le feu est trop chaud pour vous, ajouta Marie.
— Certainement, reprit Diana; venez, il faut obéir.»
Et, me tenant toujours la main, elle me fit lever et me conduisit dans une chambre intérieure.
«Asseyez-vous là, me dit-elle, en me plaçant sur le sofa, pendant que nous nous déshabillerons et que nous préparerons le thé; car c'est encore un de nos privilèges dans notre petite maison des montagnes, nous préparons nous-mêmes nos repas quand nous y sommes disposées, et qu'Anna est occupée à pétrir, à cuire, à laver ou à repasser.»
Elle ferma la porte et me laissa seule avec M. Saint-John, qui était assis en face de moi, un livre ou un journal à la main. J'examinai d'abord le salon, ensuite celui qui l'occupait.
Le salon était une petite pièce simplement meublée, mais propre et confortable. Les chaises, de forme antique, étaient brillantes à force d'avoir été frottées, et la table de noyer eût pu servir de miroir. Quelques vieux portraits d'hommes et de femmes décoraient le papier fané du mur; un buffet vitré renfermait des livres et un ancien service de porcelaine. Il n'y avait aucun ornement inutile dans la chambre; pas un meuble moderne, excepté pourtant deux boites à ouvrage et un pupitre en bois de rose, placés sur une table de côté. Tout enfin, y compris le tapis et les rideaux, était à la fois vieux et bien conservé.
M. Saint-John, aussi immobile que les tableaux suspendus au mur, les yeux fixés sur son livre et les lèvres complètement fermées, était facile à examiner, et même l'examen n'aurait pas été plus aisé si, au lieu d'être un homme, il eût été une statue. Il pouvait avoir de vingt-huit à trente ans; il était grand et élancé; son visage attirait le regard. Il avait une figure grecque, des lignes très pures, un nez droit et classique, une bouche et un menton athéniens. Il est rare qu'une tête anglaise s'approche autant des modèles antiques. Il avait bien pu être un peu choqué de l'irrégularité de mes traits, les siens étaient si harmonieux! Ses grands yeux bleus étaient voilés par des cils noirs; quelques mèches de cheveux blonds tombaient négligemment sur son front élevé et pâle comme l'ivoire.
Quels traits charmants! direz-vous. Et pourtant, en regardant M. Saint-John, il ne me vint pas une seule fois à l'idée qu'il dût avoir une nature charmante, souple, sensitive, ni même douce. Bien qu'il fût immobile en ce moment, il y avait dans sa bouche, son nez et son front, quelque chose qui semblait indiquer l'inquiétude, la dureté ou la passion. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda pas une seule fois, jusqu'à ce que ses soeurs fussent de retour. Diana, qui allait et venait pour préparer le thé, m'apporta un petit gâteau cuit dans le four.
«Mangez cela maintenant, me dit-elle; vous devez avoir faim; Anna m'a dit que depuis le déjeuner vous n'aviez mangé qu'un peu de gruau.»
J'acceptai, car mon appétit était aiguisé. M. Rivers ferma alors son livre, s'approcha de la table, et, au moment où il s'assit, fixa sur moi ses yeux bleus, semblables à ceux d'un tableau. Son regard était si direct, si scrutateur, et indiquait tant de résolution, qu'il fut bien évident pour moi que, si M. Rivers ne m'avait pas encore examinée, c'était avec intention et non pas par timidité.
«Vous avez très faim? me dit-il.
— Oui, monsieur,» répondis-je.
Il était dans ma nature de répondre brièvement à une question brève, et simplement à une question directe.
«Il est heureux, reprit-il, que la fièvre vous ait forcée à vous abstenir ces trois derniers jours: il y aurait eu du danger à céder dès le commencement à votre appétit vorace. Maintenant vous pouvez manger, mais il faut pourtant de la modération.»
Ma réponse fut à la fois impolie et maladroite.
«J'espère, monsieur, dis-je, que je ne me nourrirai pas longtemps à vos dépens.
— Non, répondit-il froidement; quand vous nous aurez indiqué la demeure de vos amis, nous leur écrirons et vous leur serez rendue.
— Je vous dirai franchement qu'il n'est pas en mon pouvoir de le faire, car je n'ai ni demeure ni amis.»
Tous trois me regardèrent, mais sans défiance; leurs regards n'exprimaient pas le soupçon, mais plutôt la curiosité. Je parle surtout des deux jeunes filles: car, bien que les yeux de Saint- John fussent limpides dans le sens propre du mot, au figuré il était presque impossible d'en mesurer la profondeur; c'étaient plutôt des instruments destinés à sonder les pensées des autres que des agents propres à révéler les siennes. Sa réserve et sa perspicacité étaient plutôt faites pour embarrasser que pour encourager.
«Voulez-vous dire, reprit-il, que vous n'avez aucun parent?
— Oui, monsieur; aucun lien ne m'attache à un être vivant. Je n'ai le droit de réclamer d'abri sous aucun toit d'Angleterre.
— C'est une position bien singulière à votre âge.»
Je vis son regard se diriger vers mes mains, qui étaient croisées sur la table. Je me demandais ce qu'il cherchait; je le compris bientôt par la question qu'il me fit.
«Vous n'avez jamais été mariée?» me demanda-t-il.
Diana se mit à rire.
«Comment, Saint-John! s'écria-t-elle; elle a tout au plus dix-sept ou dix-huit ans.
— J'ai près de dix-neuf ans, dis-je, mais je ne suis pas mariée.»
Je sentis le rouge me monter au visage, car ce mot de mariage avait réveillé chez moi des souvenirs amers et cuisants. Tous virent mon embarras et mon émotion; mais le frère, plus sombre et plus froid, continua à me regarder jusqu'à ce que le trouble m'eût amené des larmes dans les yeux.
«Où avez-vous demeuré en dernier lieu? demanda-t-il de nouveau.
— Vous êtes trop curieux, Saint-John,» murmura Marie à voix basse.
Mais, appuyé sur la table, M. Rivers demandait une réponse par son regard ferme et perçant.
«Le nom du lieu où j'ai demeuré et de la personne avec laquelle j'ai vécu est mon secret, répondis-je.
— Et, dans mon opinion, vous avez le droit de le garder et de ne répondre ni à Saint-John ni aux autres questionneurs indiscrets, remarqua Diana.
— Et pourtant, si je ne sais rien sur vous ni sur votre histoire, je ne puis pas venir à votre aide, dit-il; et vous avez besoin de secours, n'est-ce pas?
— J'en ai besoin et j'en cherche; je désire que quelque véritable philanthrope me procure un travail dont le salaire suffise pour faire face aux premières nécessités de la vie.
— Je ne sais si je suis un véritable philanthrope, mais je désire vous aider autant qu'il est en mon pouvoir pour atteindre un but aussi honnête. Mais dites-moi d'abord ce que vous avez été accoutumée à faire, puis ce que vous pouvez faire.»
J'avais avalé mon thé; ce breuvage m'avait restaurée comme du vin aurait restitué un géant; il avait donné du ton à mes nerfs sans force, et je pus m'adresser avec fermeté à ce juge jeune et pénétrant.
«Monsieur Rivers, dis-je en me tournant vers lui, et en le regardant comme il me regardait, c'est-à-dire ouvertement et sans timidité, vous et vos soeurs m'avez rendu un grand service, le plus grand qu'un homme puisse rendre à son semblable: vous m'avez arrachée à la mort par votre noble hospitalité; ce bienfait vous donne un droit illimité à ma reconnaissance, et un certain droit à ma confiance. Je vous dirai sur la voyageuse que vous avez recueillie tout ce que je puis dire sans compromettre la paix de mon esprit, ma propre sécurité morale et physique, et surtout celle des autres. Je suis orpheline, fille d'un ministre; mes parents sont morts avant que j'aie pu les connaître. Je me trouvai dans une position dépendante. Je fus élevée à une école de charité; je vous dirai même le nom de l'établissement où j'ai passé six années comme élève et deux comme maîtresse: c'était à Lowood, Institution des Orphelins, comté de… Vous aurez entendu parler de cela, monsieur Rivers; le révérend Robert Brockelhurst était trésorier.
— J'ai entendu parler de M. Brockelhurst, et j'ai vu l'école.
— J'ai quitté Lowood il y a à peu près un an pour devenir institutrice dans une maison. J'avais une bonne place et j'étais heureuse; cette place, j'ai été obligée de la quitter quatre jours avant le moment où je suis arrivée ici; je ne puis pas, je ne dois pas dire la raison de mon départ: ce serait inutile, dangereux, et paraîtrait incroyable. Je ne suis pas à blâmer; je suis aussi pure qu'aucun de vous; je suis malheureuse et je le serai pendant quelque temps, car la cause qui m'a fait fuir cette maison où j'avais trouvé un paradis est à la fois étrange et vile. Lorsque je partis, deux choses seulement me paraissaient importantes, la promptitude et le secret: aussi, pour atteindre mon but, ai-je laissé derrière moi tout ce que je possédais, excepté un petit paquet; mais, dans ma hâte et mon trouble, je l'ai oublié dans la voiture qui m'a amenée à Whitcross. Je suis donc arrivée ici sans rien; j'ai dormi deux nuits en plein air; j'ai marché deux jours sans franchir le seuil d'une porte; pendant ce temps, je n'ai mangé que deux fois; et alors, épuisée par la faim, la fatigue et le désespoir, j'allais voir commencer mon agonie: mais vous, monsieur Rivers, vous n'avez pas voulu me laisser mourir de faim devant votre porte, et vous m'avez recueillie sous votre toit. Je sais tout ce que vos soeurs ont fait pour moi depuis; car, pendant ma torpeur apparente, je voyais ce qui se passait autour de moi, et j'ai vu que je devais à leur compassion naturelle, spontanée et généreuse, autant qu'à votre charité évangélique.
— Ne la faites plus parler maintenant, Saint-John, dit Diana en me voyant m'arrêter; elle n'est pas en état d'être excitée; venez vous asseoir sur le sofa, mademoiselle Elliot.»
Je tressaillis involontairement; j'avais oublié mon nouveau nom. M. Rivers, à qui rien ne semblait échapper, l'eut bientôt remarqué.
«Vous dites que votre nom est Jane Elliot? me demanda-t-il.
— Je l'ai dit, et c'est en effet le nom par lequel je désire être appelée pour le moment; mais ce n'est pas mon véritable nom, et, quand je l'entends, il sonne étrangement à mes oreilles.
— Vous ne voulez pas dire votre véritable nom?
— Non; je crains par-dessus tout qu'on ne découvre qui je suis, et j'évite tout ce qui pourrait trahir mon secret.
— Et vous avez bien raison, dit Diana. Maintenant, mon frère, laissez-la tranquille un moment!»
Mais Saint-John, après avoir réfléchi quelque temps, reprit avec son ton imperturbable et sa pénétration ordinaire:
«Vous ne voudriez pas accepter longtemps notre hospitalité; vous voudriez vous débarrasser, aussitôt que possible, de la compassion de mes soeurs, et surtout de ma charité (car j'ai bien remarqué la distinction que vous faisiez entre nous: je ne vous en blâme pas, elle est juste); vous désirez être indépendante.
— Oui, je vous l'ai déjà dit; montrez-moi ce que je dois faire ou comment je dois me procurer de l'ouvrage: c'est tout ce que je vous demande. Envoyez-moi, s'il le faut, dans la plus humble ferme; mais, jusque-là, permettez-moi de rester ici; car j'aurais bien peur s'il fallait recommencer à lutter contre les souffrances d'une vie vagabonde.
— Certainement vous resterez ici, me dit Diana en posant sa main blanche sur ma tête.
— Oh! oui» répéta Marie avec la sincérité peu expansive qui lui était naturelle.
— Vous le voyez, me dit Saint-John; mes soeurs ont du plaisir à vous garder, comme elles auraient du plaisir à garder et à soigner un oiseau à demi gelé, qu'un vent d'hiver aurait poussé vers leur demeure. Quant à moi, je me sens plutôt disposé à vous mettre en état de vous suffire à vous-même. Je ferai mes efforts pour atteindre ce but; mais ma sphère est étroite: je ne suis qu'un pauvre pasteur de campagne; mon secours sera des plus humbles, et si vous dédaignez les petites choses, cherchez un protecteur plus puissant que moi.
— Elle vous a déjà dit qu'elle voulait bien faire tout ce qui était honnête et en son pouvoir, répondit Diana; et vous savez, Saint-John, qu'elle ne peut pas choisir son protecteur; elle est bien forcée de vous accepter, malgré votre esprit pointilleux.
— Je serai couturière, lingère, domestique, bonne d'enfants même, si je ne puis rien trouver de mieux, répondis-je.
— C'est bien, dit Saint-John. Si telles sont vos dispositions, je vous promets de vous aider dans mon temps et à ma manière.»
Il reprit alors le livre qu'il lisait avant le thé; je me retirai bientôt, car j'étais restée debout, et j'avais parlé autant que mes forces me le permettaient.
CHAPITRE XXX
Plus je connus les habitants de Moor-House, plus je les aimai. Au bout de peu de temps, je fus assez bien pour rester levée toute la journée et me promener quelquefois; je pouvais prendre part aux occupations de Diana et de Marie, causer avec elles autant qu'elles le désiraient, et les aider quand elles me le permettaient. Il y avait pour moi dans ce genre de relations une grande jouissance que je goûtais pour la première fois, jouissance provenant d'une parfaite similitude dans les goûts, les sentiments et les principes.
J'aimais à lire les mêmes choses qu'elles; ce dont elles jouissaient m'enchantait; j'admirais ce qu'elles approuvaient. Elles aimaient leur maison isolée, et moi aussi je trouvais un charme puissant et continuel dans cette petite demeure si triste et si vieille, dans ce toit bas, ces fenêtres grillées, ces murs couverts de mousse, cette avenue de vieux sapins, courbés par la violence du vent des montagnes, ce jardin assombri par les houx et les ifs, et où ne voulaient croître que les fleurs les plus rudes. Elles aimaient les rochers de granit qui entouraient leur demeure, la vallée à laquelle conduisait un petit sentier pierreux partant de la porte de leur jardin. Elles aimaient aussi ce petit sentier tracé d'abord entre des fougères, et, plus loin, au milieu des pâturages les plus arides qui aient jamais bordé un champ de bruyères; ces pâturages servaient à nourrir un troupeau de brebis grises, suivies de leurs petits agneaux dont la tête retenait toujours quelques brins de mousse. Cette scène excitait chez elles un grand enthousiasme et une profonde admiration. Je comprenais ce sentiment, je l'éprouvais avec la même force et la même sincérité qu'elles. Je voyais tout ce qu'il y avait de fascinant dans ces lieux; je sentais toute la sainteté de cet isolement. Mes yeux se plaisaient à contempler les collines et les vallées, les teintes sauvages communiquées au sommet et à la base des montagnes par la mousse, la bruyère, le gazon fleuri, la paille brillante et les crevasses des rochers de granit; ces choses étaient pour moi ce qu'elles étaient pour Diana et Marie: la source d'une jouissance douce et pure. Le vent impétueux et la brise légère, le ciel sombre et les jours radieux, le lever et le coucher du soleil, le clair de lune et les nuits nuageuses, avaient pour moi le même attrait que pour elles, et moi aussi je sentais l'influence de ce charme qui les dominait.
À l'intérieur, l'union était aussi grande; toutes deux étaient plus accomplies et plus instruites que moi, mais je suivis leurs traces avec ardeur; je dévorai les livres qu'elles me prêtèrent, et c'était une grande jouissance pour moi de discuter avec elles, le soir, ce que j'avais lu pendant le jour; nos pensées et nos opinions se rencontraient: en un mot, l'accord était parfait.
Si l'une de nous trois dominait les autres, c'était certainement Diana; physiquement, elle m'était de beaucoup supérieure; elle était belle et avait une nature forte. Il y avait en elle une affluence de vie et une sécurité dans sa conduite qui excitaient toujours mon étonnement et que je ne pouvais comprendre. Je pouvais parler un instant au commencement de la soirée; mais une fois le premier élan de vivacité épuisé, je me voyais forcée de m'asseoir aux pieds de Diana, de reposer ma tête sur ses genoux et de l'écouter, elle ou sa soeur; et alors elles sondaient ensemble ce que j'avais à peine osé toucher.
Diana m'offrit de m'enseigner l'allemand. J'aimais à apprendre d'elle; je vis que la tâche de maîtresse lui plaisait, celle d'élève ne me convenait pas moins: il en résulta une grande affection mutuelle. Elles découvrirent que je savais dessiner; aussitôt leurs crayons et leurs boîtes à couleurs furent à mon service; ma science, qui, sur ce point, était plus grande que la leur, les surprit et les charma. Marie s'asseyait à côté de moi et me regardait pendant des heures; ensuite elle prit des leçons: c'était une élève docile, intelligente et assidue. Ainsi occupées et nous amusant mutuellement, les jours passaient comme des heures, et les semaines comme des jours.
L'intimité qui s'était si rapidement établie entre moi et Mlles Rivers ne s'était pas étendue jusqu'à M. Saint-John: une des causes de la distance qui nous séparait encore, c'est qu'il était rarement à la maison; une grande partie de son temps semblait consacrée à visiter les pauvres et les malades disséminés au loin dans sa paroisse.
Aucun temps ne l'arrêtait dans ses excursions. Après avoir consacré quelques heures de la matinée à l'étude, il prenait son chapeau et partait par la pluie ou le soleil, suivi de Carlo, vieux chien couchant qui avait appartenu à son père, et allait accomplir sa mission d'amour ou de devoir, car je ne sais pas au juste comment il la considérait. Quand le temps était très mauvais, ses soeurs cherchaient à le retenir; il répondait alors avec un sourire tout particulier, plutôt solennel que joyeux:
«Si un rayon de soleil ou une goutte de pluie me détourne d'une tâche aussi facile, comment serai-je propre à entreprendre l'oeuvre que j'ai conçue?»
Diana et Marie répondaient, en général, par un soupir, et pendant quelques minutes restaient plongées dans une triste méditation.
Mais, outre ces absences fréquentes, il y avait encore une autre barrière entre nous: il me semblait être d'une nature réservée, impénétrable et renfermant tout en elle-même. Zélé dans l'accomplissement de ses devoirs, irréprochable dans sa vie, il ne paraissait pourtant pas jouir de cette sérénité d'esprit et de cette satisfaction intérieure qui devraient être la récompense de tout chrétien sincère et de tout philanthrope pratiquant le bien. Souvent, le soir, lorsqu'il était assis à la fenêtre, son pupitre et ses papiers devant lui, il cessait de lire ou d'écrire, posait son menton sur ses mains et se laissait aller à je ne sais quelles pensées; mais il était facile de voir, à la flamme et à la dilatation fréquente de ses yeux, que ces pensées le troublaient.
Je crois aussi que la nature n'avait pas pour lui les mêmes trésors de délices que pour ses soeurs; une fois, une seule fois, il parla en ma présence du charme rude des montagnes, et de son affection innée pour le sombre toit et les murs mousseux qu'il appelait sa maison; mais dans son ton et dans ses paroles il y avait plus de tristesse que de plaisir. Jamais il ne vantait les rochers de granit, à cause du doux silence qui les environnait; jamais il ne s'étendait sur les délices de paix qu'on pouvait y goûter.
Il était si peu communicatif que je fus quelque temps avant de pouvoir juger de son intelligence. Je commençai à comprendre ce qu'elle devait être dans un sermon que je l'entendis faire à sa propre paroisse de Morton: il n'est pas en mon pouvoir de raconter ce sermon; je ne puis même pas rendre l'effet qu'il me produisit. Il fut commencé avec calme, et, malgré la facilité et l'éloquence de l'orateur, il fut achevé avec calme. Un zèle vivement senti, mais sévèrement réprimé, se remarquait dans les accents du prêtre et excitait sa parole nerveuse, dont il comprimait et surveillait sans cesse la force. Le coeur était percé comme par un dard; l'esprit était étonné de la puissance du prédicateur; mais ni l'un ni l'autre n'était adouci. Il y avait dans toutes les paroles du prêtre une étrange amertume; jamais de douceur consolante; sans cesse de sombres allusions aux doctrines calvinistes, aux élections, aux prédestinations, aux réprobations, et, chaque fois qu'il parlait de ces choses, on croyait entendre une sentence prononcée par le destin. Quand il eut fini, au lieu de me sentir mieux, plus calme, plus éclairée, j'éprouvai une inexprimable tristesse; car il me semblait (je ne sais s'il en fut de même pour tous) que cette éloquence sortait d'une source empoisonnée par d'amères désillusions, et où s'agitaient des désirs non satisfaits et des aspirations pleines de trouble. J'étais sûre que Saint-John Rivers, malgré sa vie pure, son zèle consciencieux, n'avait pas encore trouvé cette paix de Dieu qui passe tout entendement; il ne l'avait pas plus trouvée que moi avec mes regrets cachés pour mon idole brisée et mon temple perdu, regrets dont j'ai évité de parler dernièrement, mais qui me tyrannisaient avec force.
Pendant ce temps, un mois s'était écoulé. Diana et Marie devaient bientôt quitter Moor-House pour retourner dans des contrées éloignées et recommencer la vie qui les attendait comme gouvernantes dans une grande ville à la mode du midi de l'Angleterre; chacune d'elles était placée dans une famille dont les membres, riches et orgueilleux, les regardaient comme d'humbles dépendantes, s'inquiétant assez peu de leurs qualités intimes, et n'appréciant que leurs talents acquis, comme ils appréciaient l'habileté de leur cuisinière ou le bon goût de leur femme de chambre. M. Saint-John ne m'avait pas encore parlé de la place qu'il m'avait promis d'obtenir pour moi; pourtant, il devenait important que j'eusse une occupation quelconque. Un matin que j'étais restée seule avec lui quelques minutes dans le parloir, je me hasardai à m'approcher de la fenêtre qui, grâce à sa table et à sa chaise, était devenue une sorte de cabinet d'étude; je me préparai à lui parler, bien que je fusse très embarrassée sur la manière de lui adresser ma question, car il est toujours difficile de briser la réserve glaciale de ces sortes de natures; mais il me tira d'embarras en commençant lui même la conversation. En me voyant approcher, il leva les yeux:
«Vous avez une demande à me faire? me dit-il.
— Oui, monsieur, je voudrais savoir si vous avez entendu parler d'une place, pour moi.
— J'ai pensé à quelque chose pour vous, il y a trois semaines environ; mais comme vous sembliez à la fois utile et heureuse ici, comme mes soeurs s'étaient évidemment attachées à vous, que votre présence leur procurait un plaisir inaccoutumé, je trouvai inutile de briser votre bonheur mutuel jusqu'à ce que leur départ de Marsh-End rendît le vôtre nécessaire.
— Elles partent dans trois jours, dis-je.
— Oui, et quand elles s'en iront je retournerai au presbytère de
Morton; Anna m'accompagnera et on fermera cette vieille maison.»
J'attendis un instant, pensant qu'il allait continuer à me parler sur le sujet qu'il avait déjà entamé; mais ses pensées semblaient avoir pris un autre cours; je vis par son regard qu'il ne pensait plus à moi. Je fus obligée de lui rappeler le but de notre conversation, car il s'agissait d'une chose indispensable pour moi, et j'attendais avec un intérêt anxieux.
«Quelle occupation aviez-vous en vue, monsieur Rivers? demandai- je; j'espère que ce retard n'aura pas rendu plus difficile de l'obtenir.
— Oh! non, car il suffit que je veuille vous la procurer et que vous vouliez l'accepter.»
Il s'arrêta de nouveau et sembla peu disposé à continuer; je commençais à m'impatienter. Quelques mouvements inquiets, un regard avide et questionneur fixé sur son visage lui firent comprendre ce que j'éprouvais aussi clairement que l'auraient fait des paroles, et même mon trouble en fut moins grand.
«Oh! allez, me dit-il, n'ayez pas si grande hâte de savoir ce dont il s'agit. Laissez-moi vous dire franchement que je n'ai rien trouvé d'agréable ou d'avantageux pour vous. Mais avant que je m'explique, rappelez-vous, je vous prie, ce que je vous ai déjà dit clairement. Si je vous aide, ce sera comme l'aveugle aide le boiteux. Je suis pauvre; car lorsque j'aurai payé toutes les dettes de mon père, il ne me restera plus que cette ferme en ruine, cette allée de sapins et ce petit morceau de terre pierreuse avec ses ifs et son houx. Je suis obscur. Rivers est un vieux nom; mais des trois seuls descendants de la race, deux mangent le pain des serviteurs chez les autres, et le troisième se considère comme étranger dans son pays natal, non seulement pour la vie, mais pour la mort aussi, et il accepte son sort comme un honneur, et il aspire au jour où l'on posera sur son épaule la croix qui le séparera de tous les liens charnels, au jour où le chef de cette église militante, dont il est le plus humble membre, lui dira: «Debout, et suis-moi!»
Saint-John avait dit ces mots comme il prononçait ses sermons, d'une voix calme et profonde. Sa joue ne s'était pas animée, mais dans son regard brillait une vive lumière. Il continua:
«Et étant moi-même pauvre et obscur, je ne puis vous procurer que le travail du pauvre et de l'obscur. Peut-être même le trouverez- vous dégradant: car, je le vois maintenant, vos habitudes ont été ce que le monde appelle raffinées; vos goûts tendent à l'idéal, ou du moins vous avez toujours vécu parmi des gens bien élevés. Quant à moi, je considère qu'un travail n'est jamais dégradant lorsqu'il peut améliorer les hommes. Je crois que plus le sol où le chrétien doit labourer est aride, moins son travail lui rapporte de fruit, plus l'honneur est grand. Sa destinée est celle de pionnier, et les premiers pionniers de l'Évangile furent les apôtres, et leur chef, Jésus, le Sauveur lui-même.
— Eh bien! dis-je en le voyant s'arrêter de nouveau, continuez.»
Il me regarda avant de continuer; il semblait lire sur mon visage aussi facilement que si chacun de mes traits eût été l'un des mots d'une phrase. Je compris ce qu'il en avait conclu, d'après ce qui suit:
«Vous accepterez la place que je vais vous offrir, dit-il, je le crois; vous y resterez quelque temps, mais pas toujours, de même que moi je ne pourrai pas toujours me contenter des devoirs étroits, obscurs et tranquilles, d'un ministre de campagne: car votre nature est aussi ennemie du repos que la mienne, mais nos activités ne sont pas du même genre.
— Expliquez-vous, demandai-je avec insistance, en le voyant s'arrêter de nouveau.
— Oui, vous allez voir combien l'offre est misérable, ordinaire et petite. Je ne resterai pas longtemps à Morton, maintenant que mon père est mort et que je suis maître de mes actions. Je quitterai ce lieu probablement dans le courant de l'année; mais tant que j'y resterai, je ferai tous mes efforts pour l'améliorer. Quand je suis venu ici, il y a deux ans, Morton n'avait pas d'école; les enfants des pauvres ne pouvaient avoir aucune espérance de progrès. J'en ai établi une pour les garçons; je voudrais en ouvrir une seconde pour les filles. J'ai loué un bâtiment à cette intention, avec une petite ferme composée de deux chambres pour la maîtresse; celle-ci sera payée trente livres sterling par an. La maison est déjà meublée simplement, mais suffisamment, par Mlle Oliver, propriétaire de la fonderie et de la manufacture d'aiguilles de la vallée. La même jeune fille payera pour l'éducation et l'habillement d'une orpheline de la manufacture, à condition que celle-ci aidera dans le service de la maison et de l'école la maîtresse, dont une grande partie du temps sera pris par l'enseignement. Voulez-vous être cette maîtresse?»
Il me fit cette question rapidement, et semblait s'attendre à me voir rejeter son offre avec indignation ou du moins avec dédain. Bien qu'il devinât quelquefois mes pensées et mes sentiments, il ne les connaissait pas tous; il ne pouvait pas savoir de quel oeil je verrais cette place. Elle était humble, à la vérité, mais elle était cachée, et, avant tout, il me fallait un asile sûr. C'était une position fatigante, mais qui était indépendante, comparée à celle d'une institutrice dans une famille riche, et mon coeur se serrait à la pensée d'une servitude chez des étrangers. La place qu'on m'offrait n'était ni vile, ni indigne, ni dégradante. Je fus bientôt décidée.
«Je vous remercie de votre offre, monsieur Rivers, dis-je, et je l'accepte de tout mon coeur.
— Mais vous me comprenez bien, reprit-il: c'est une école de village; vos écolières seront des petites filles pauvres, des enfants de paysans, tout au plus des filles de fermiers; vous n'aurez à leur apprendre qu'à tricoter, à coudre, à lire et à compter. Que ferez-vous de vos talents? Que ferez-vous de ce qu'il y a de plus développé en vous, les sentiments, les goûts?
— Je les renfermerai en moi jusqu'à ce qu'ils me soient nécessaires; ils se garderont bien.
— Alors vous savez à quoi vous vous engagez?
— Oui.
Il sourit; son sourire n'était ni triste ni amer, mais plutôt heureux et profondément satisfait.
«Et quand voudrez-vous entrer en fonctions?
— J'irai voir la maison demain, et, si vous le permettez, j'ouvrirai l'école la semaine prochaine.
— Très bien, je ne demande pas mieux.»
Il se leva et se promena dans la chambre; puis, s'arrêtant, il me regarda et secoua la tête.
«Que désapprouvez-vous, monsieur? demandai-je.
— Vous ne resterez pas longtemps à Morton; non, non!
— Pourquoi? Quelle raison avez-vous de le penser?
— Je le lis dans vos yeux; ils annoncent une nature qui ne pourra pas accepter longtemps la même vie monotone.
— Je ne suis pas ambitieuse.»
Il tressaillit.
«Ambitieuse, répéta-t-il, non. Qui vous a fait penser à l'ambition? Qui est ambitieux? Je sais que je le suis; mais comment l'avez-vous deviné?
— Je parlais de moi.
— Eh bien! si vous n'êtes pas ambitieuse, vous êtes…»
Il s'arrêta.
«Quoi?
— J'allais dire passionnée; mais peut-être que, ne comprenant pas bien ce mot, vous ne l'aimerez pas. Je veux dire que les affections et les sympathies humaines ont un grand pouvoir sur tous. Je suis sûr que bientôt vous ne voudrez plus passer vos jours dans la solitude et vous dévouer à un travail monotone, sans avoir jamais aucun stimulant. De même que moi, ajouta-t-il avec emphase, je ne voudrais pas m'ensevelir dans ces marais, m'enterrer dans ces montagnes; ma nature, qui m'a été donnée par Dieu, s'y oppose. Ici mes facultés, qui me viennent du ciel, sont paralysées et rendues inutiles. Vous voyez comme je suis en contradiction avec moi-même. Je prêche le contentement dans les positions les plus humbles; je proclame belle la vocation de ceux qui, dans le service de Dieu, coupent le bois ou puisent l'eau. Moi, ministre de l'Évangile, mon esprit inquiet me mène presque à la folie; eh bien! il faudra trouver un moyen de réconcilier les principes et les tendances.»
Il quitta la chambre. En une heure, je venais d'en apprendre plus sur lui que dans tout le mois précédent, et pourtant j'étais toujours intriguée.
Marie et Diana devenaient plus tristes et plus silencieuses à mesure qu'approchait le jour où elles devaient quitter leur maison et leur frère. Toutes deux s'efforçaient de paraître comme toujours; mais la tristesse contre laquelle elles avaient à lutter est une de celles qu'on ne peut pas vaincre ou cacher entièrement. Diana disait que ce serait un départ bien différent des précédents; elles allaient se séparer de Saint-John pour des années, peut-être pour la vie.
«Il sacrifiera tout au projet qu'il a conçu depuis longtemps, disait-elle, même les affections et les sentiments naturels les plus puissants. Saint-John a l'air calme, Jane, mais il est consumé par une fièvre ardente. Vous le croyez doux, et dans certaines choses il est inexorable comme la mort; et ce qu'il y a de plus dur, c'est que ma conscience ne me permet pas de le détourner de cette sévère résolution. Je ne puis pas l'en blâmer, c'est beau, noble et chrétien; mais cela me brise le coeur!» Les larmes coulèrent de ses yeux.
Marie pencha sa tête sur son ouvrage.
«Nous n'avons plus de père, et bientôt nous n'aurons plus ni maison ni frère, murmura-t-elle.»
À ce moment il arriva un petit accident qui semblait fait exprès pour prouver la vérité de ce dicton qu'un malheur n'arrive jamais seul, et pour ajouter à leur tristesse la contrariété que causerait une branche placée entre la coupe et les lèvres. Saint- John passait devant la fenêtre en lisant une lettre; il entra.
«Notre oncle John est mort.» dit-il.
Les deux soeurs semblèrent frappées, mais ni étonnées ni attristées; elles paraissaient regarder cette nouvelle plutôt comme importante que comme affligeante.
«Mort? répéta Diana.
— Oui.»
Elle fixa un oeil inquisiteur sur son frère.
«Eh bien! murmura-t-elle à voix basse.
— Eh bien! Diana, reprit-il en conservant la même immobilité de marbre, eh bien! rien. Lisez.»
Il lui jeta une lettre qu'elle tendit à Marie après l'avoir parcourue. Marie la lut et la rendit à son frère; tous les trois se regardèrent et sourirent d'un sourire triste et pensif.
«Amen! dit Diana; nous pourrons encore vivre néanmoins.
— En tout cas, notre situation n'est pas pire qu'avant, remarqua
Marie.
— Seulement, dit M. Rivers, la peinture de ce qui aurait pu être contraste bien vivement avec ce qui est.»
Il plia la lettre, la mit dans son pupitre et sortit.
Pendant quelques minutes personne ne parla; enfin, Diana se tourna vers moi.
«Jane, dit-elle, vous devez vous étonner de nos mystères et nous trouver bien durs en nous voyant si peu attristés par la mort d'un parent aussi proche qu'un oncle; mais nous ne le connaissions pas, nous ne l'avions jamais vu. C'était le frère de ma mère; mon père et lui s'étaient fâchés il y a longtemps. C'est d'après son avis que mon père a lancé presque tout ce qu'il possédait dans la spéculation qui l'a ruiné. Il en était résulté des reproches mutuels; tous deux s'étaient séparés irrités l'un contre l'autre et ne s'étaient jamais réconciliés. Plus tard, mon oncle fit des affaires heureuses. Il paraît qu'il a réalisé une fortune de vingt mille livres sterling; il ne s'est jamais marié et n'avait de parents que nous et une autre personne qui lui était alliée au même degré. Mon père avait toujours espéré que mon oncle réparerait sa faute en nous laissant ce qu'il possédait. Cette lettre nous informe qu'il a tout légué à son autre parente, à l'exception de trente guinées, qui doivent être partagées entre Saint-John, Diana et Marie Rivers, pour l'achat de trois anneaux de deuil. Il avait certainement le droit d'agir à sa volonté, et cependant cette nouvelle nous a donné une tristesse momentanée. Marie et moi nous nous serions estimées riches avec mille livres sterling chacune, et Saint-John aurait aimé à posséder une semblable somme, à cause de tout le bien qu'il eût alors pu faire.
Une fois cette explication donnée, on laissa le sujet de côté, et ni M. Rivers ni ses soeurs n'y firent d'allusions. Le lendemain, je quittai Marsh-End pour aller à Morton. Le jour d'après, Diana et Marie se rendirent dans la ville éloignée où elles étaient placées. La semaine suivante, M. Rivers et Anna retournèrent au presbytère, et la vieille ferme fut abandonnée.
CHAPITRE XXXI
Enfin, j'avais trouvé une demeure, et cette demeure était une ferme; elle se composait d'une petite chambre dont les murs étaient blanchis à la chaux et le sol recouvert de sable; l'ameublement se composait de quatre chaises en bois peint, d'une table, d'une horloge, d'un buffet où étaient rangés deux ou trois assiettes, quelques plats et un thé en faïence. Au-dessus se trouvait une autre pièce de la même grandeur que la cuisine, et où se voyaient un lit de sapin et une commode bien petite, et cependant trop grande encore pour ma chétive garde-robe, quoique la bonté de mes généreuses amies eût grossi mon modeste trousseau des choses les plus nécessaires.
Nous sommes au soir; j'ai renvoyé la petite orpheline qui me tient lieu de servante, après l'avoir régalée d'une orange. Je suis assise toute seule sur le foyer. Ce matin, j'ai ouvert l'école du village; j'ai eu vingt élèves: trois d'entre elles savent lire, aucune ne sait ni écrire, ni compter; plusieurs tricotent et quelques-unes cousent un peu. Elles ont l'accent le plus dur de tout le comté. Jusqu'ici, nous avons eu de la peine à nous comprendre mutuellement. Quelques-unes ont de mauvaises manières, sont rudes et intraitables autant qu'ignorantes; d'autres, au contraire, sont dociles, ont le désir d'apprendre et annoncent des dispositions qui me plaisent. Je ne dois pas oublier que ces petites paysannes, grossièrement vêtues, sont de chair et de sang aussi bien que les descendants des familles les plus nobles, et que les armes de la perfection, de la pureté, de l'intelligence, des bons sentiments, existent dans leurs coeurs comme dans le coeur des autres. Mon devoir est de développer ces germes; certainement je trouverai un peu de bonheur dans cette tâche. Je n'espérais pas beaucoup de jouissance dans l'existence qui allait commencer pour moi, et pourtant je me disais qu'en y accoutumant mon esprit, en exerçant mes forces comme je le devais, cette vie deviendrait acceptable.
Avais-je été bien gaie, bien joyeuse, bien calme pendant la matinée et l'après-midi passées dans cette école humble et nue? Pour ne pas me tromper moi-même, je suis obligée de répondre non. Je me sentais désespérée; folle que j'étais, je me trouvais humiliée; je me demandais si, en acceptant cette position, je ne m'étais pas abaissée dans la balance de l'existence sociale, au lieu de m'élever. J'étais lâchement dégoûtée par l'ignorance, la pauvreté et la rudesse de tout ce que je voyais et de tout ce qui m'entourait. Mais je ne dois pas non plus me haïr et me mépriser trop pour avoir éprouvé ce sentiment. Je sais que j'ai eu tort: c'est déjà un grand pas de fait; je ferai des efforts pour me vaincre moi-même; j'espère y parvenir en partie demain. Dans quelques semaines, j'aurai peut-être atteint complètement mon but, et, dans quelques mois, il est possible que le bonheur de voir mes élèves progresser vers le bien change mes dégoûts en joie.
«Du reste, me dis-je, serait-il donc mieux d'avoir succombé à la tentation, écouté la passion, de m'être laissé prendre dans un filet de soie, au lieu de lutter douloureusement, de m'être étendue sur les fleurs qui recouvraient le piège pour me réveiller dans un pays du Sud, au milieu du luxe et des plaisirs d'une villa; de vivre maintenant en France, maîtresse de M. Rochester, enivrée de son amour, car il m'aurait bien aimée pendant quelque temps? Oh! oui, il m'aimait! Personne ne m'aimera plus jamais comme lui; je ne connaîtrai plus jamais les doux hommages tendus à la beauté, à la jeunesse et à la grâce; car jamais aux yeux de personne je ne semblerai posséder ces charmes. Il m'aimait, et il était orgueilleux de moi; et jamais aucun autre homme ne pourra l'être. Mais que dis-je? Pourquoi laisser mon esprit s'égarer ainsi? Pourquoi m'abandonner à ces sentiments.?» Je me demandai s'il valait mieux être esclave dans un paradis impur, emportée un instant dans un tourbillon de plaisirs trompeurs, et étouffée l'instant d'après par les larmes amères du repentir et de la honte, ou être la maîtresse libre et honorée d'une école de village, sur une fraîche montagne, au milieu de la sainte Angleterre.
Oui, je sentais maintenant que j'avais eu raison de me rattacher aux principes et aux lois, et de mépriser les conseils malsains d'une exaltation momentanée. Dieu m'avait dirigée dans mon choix, et je remerciai sa providence conductrice.
Après être arrivée à cette conclusion, je me levai, je me dirigeai vers la porte et je regardai le coucher du soleil et les champs étendus devant ma ferme, qui, ainsi que l'école, était éloignée du village d'un demi-mille. Les oiseaux faisaient entendre leurs derniers accords.
L'air était doux et la rosée embaumée.
Pendant que je regardais ce paysage, je me croyais presque heureuse; aussi, au bout de peu de temps, je fus tout étonnée de m'apercevoir que je pleurais. Et pourquoi? À cause du sort qui m'avait arrachée à mon maître; parce qu'il ne devait plus jamais me voir et que je craignais un trop grand désespoir et un emportement funeste par suite de mon départ; parce que je craignais qu'il ne s'écartât trop du droit chemin pour y revenir jamais. À cette pensée, je détournai mon visage du beau ciel que je contemplais et de la vallée solitaire de Morton. Je dis solitaire; car, dans la partie que je pouvais apercevoir, il n'y avait aucune maison, si ce n'est l'église et le presbytère, qui étaient à moitié masqués par les arbres, et tout au loin, le toit de Vale-Hall, où demeuraient M. Oliver et sa fille. Je cachai mes yeux dans mes mains et j'appuyai ma tête contre la pierre de ma porte; mais bientôt un léger bruit près de la grille qui séparait mon petit jardin des prairies me fit lever la tête. Un chien, que je reconnus pour le vieux Carlo de M. Rivers, poussait la grille avec son museau, et j'aperçus bientôt Saint-John lui-même, appuyé sur la porte, les deux bras croisés. Son front était ridé, et il fixait sur moi son regard sérieux et presque mécontent. Je le priai d'entrer.
«Non. je ne puis pas rester, me dit-il. Je venais seulement vous apporter un petit paquet que mes soeurs ont laissé pour vous. Je crois qu'il contient une boîte à couleurs, des crayons et du papier.»
Je m'approchai pour le prendre; ce présent m'était doux. Il me sembla qu'au moment où j'avançai, Saint-John examina mon visage avec austérité; probablement que les traces de mes larmes y étaient encore visibles.
«Avez-vous trouvé votre tâche plus rude que vous ne pensiez? me demanda-t-il.
— Oh! non, au contraire. Je crois qu'avec le temps mes écolières et moi nous nous entendrons très bien.
— Mais peut-être avez-vous été désappointée par l'installation de votre ferme et par son ameublement; il est vrai que tout y est simple, mais…»
Je l'interrompis.
«Ma ferme, dis-je, est propre et à l'abri de la tempête; mes meubles sont suffisants et commodes; tout ce que je vois me rend reconnaissante et non pas triste. Je ne suis pas assez sotte ni assez sensualiste pour regretter un tapis, un sofa ou un plat d'argent. D'ailleurs, il y a cinq semaines, je n'avais rien; j'étais une mendiante, une vagabonde repoussée de tous; maintenant je connais quelqu'un, j'ai une maison et une occupation; je m'étonne de la bonté de Dieu, de la générosité de mes amis, du bonheur de ma position, et je ne me plains pas.
— Mais vous vous sentez seule et oppressée; cette petite maison est bien sombre et bien vide.
— Jusqu'ici, j'ai à peine eu le temps de jouir de ma tranquillité, encore moins d'être fatiguée par mon isolement.
— Très bien; j'espère que vous éprouvez véritablement la satisfaction que vous témoignez; en tous cas, votre bon sens vous apprendra qu'il est trop tôt pour vous abandonner aux mêmes craintes que la femme de Loth. Je ne sais pas ce que vous avez laissé derrière vous, mais je vous conseille de résister fermement à la tentation et de ne pas regarder en arrière; poursuivez votre tâche avec courage, pendant quelques mois du moins.
— C'est ce que j'ai l'intention de faire,» répondis-je.
Saint-John continua.
«Il est dur d'agir contre son inclination et de lutter contre les penchants naturels; mais c'est possible, je le sais par expérience. Dieu nous a donné, dans de certaines mesures, le pouvoir de faire notre propre destinée; et quand notre vertu demande un soutien qu'elle ne peut pas obtenir, quand notre volonté aspire à une route que nous ne pouvons pas suivre, nous n'avons pas besoin de mourir de faim ni de nous laisser aller à notre désespoir; nous n'avons qu'à chercher pour notre esprit une autre nourriture, aussi forte que le fruit défendu auquel il voulait goûter, et peut-être plus pure; mous n'avons qu'à creuser pour notre pied aventureux une route qui, si elle est plus rude, n'est ni moins directe ni moins large que le chemin fermé par la fortune.
«Il y a un an, moi aussi j'étais bien malheureux, parce que je croyais m'être trompé en entrant dans les ordres; l'uniforme du prêtre et ses devoirs me pesaient; j'aurais voulu une vie plus active, les travaux excitants d'une carrière littéraire, la destinée de l'artiste, de l'écrivain ou de l'orateur; tout, excepté le métier de prêtre. Oui, sous mes vêtements de ministre bat un coeur de guerrier ou d'homme d'État; je suis amoureux de la gloire, du renom, du pouvoir; je trouvais mon existence si malheureuse que je voulais en changer ou mourir. Après quelque temps d'obscurité et de lutte, la lumière brilla, et avec elle vint le soulagement; ma carrière rampante prit tout à coup l'aspect d'une tâche sans bornes. Tout à coup une voix venue du ciel m'ordonna de rassembler mes forces, d'étendre mes ailes et de voler au delà des champs qu'embrassait mon regard. Dieu avait une mission à me donner, et, pour la bien accomplir, il fallait de l'adresse et de la force, du courage et de l'éloquence, toutes les qualités de l'homme d'État, du soldat et de l'orateur, car tout cela est nécessaire à un bon missionnaire.
«Je résolus donc de me faire missionnaire; à partir de ce moment, mon esprit changea: toutes mes facultés furent délivrées de leurs chaînes, et les liens ne laissèrent après eux que l'inflammation qui suit toute blessure; le temps seul pourra la guérir. Mon père s'opposa à cette résolution; mais depuis sa mort, il n'y a plus aucun obstacle légitime; lorsque mes affaires seront arrangées, que j'aurai trouvé un successeur, que j'aurai subi encore quelques luttes contre des sentiments violemment brisés et contre la faiblesse humaine, luttes dans lesquelles je suis sûr d'être victorieux, parce que je l'ai juré, alors je quitterai l'Europe pour aller en Orient.»
Il dit ces mots de sa voix étrange, calme et cependant emphatique; lorsqu'il eut achevé, il regarda non pas moi, mais le soleil couchant, sur lequel mes yeux étaient également fixés; lui et moi, nous tournions le dos au sentier qui conduisait des champs à la porte du jardin; nous n'avions entendu aucun bruit de pas sur le gazon du chemin; le murmure de l'eau dans la vallée était le seul bruit qu'on pût distinguer à cette heure: aussi nous tressaillîmes, lorsqu'une voix gaie et douce comme une clochette d'argent s'écria:
«Bonsoir, monsieur Rivers; bonsoir, vieux Carlo! Votre chien connaît ses amis plus vite que vous, monsieur. Il a dressé les oreilles et remué la queue quand je n'étais qu'au bout des champs, et vous, vous me tournez le dos maintenant encore.»
C'était vrai. Bien que M. Rivers eût tressailli dès les premières notes de ces accents harmonieux, comme si un coup de tonnerre eût déchiré un nuage au-dessus de sa tête, la nouvelle arrivée avait fini de parler sans qu'il eût songé à changer d'attitude; il était toujours debout, le bras appuyé sur la porte et le visage dirigé vers l'occident. Enfin il se tourna lentement; il me sembla qu'une vision venait d'apparaître à ses côtés. À trois pieds de lui était une forme vêtue de blanc: c'était une création jeune et gracieuse, aux contours arrondis, mais fins, et quand, après s'être penchée pour caresser Carlo, elle releva la tête et jeta en arrière un long voile, j'aperçus une figure d'une beauté parfaite. Une beauté parfaite, voilà une expression bien forte; mais je ne la rétracte pas, car elle était justifiée par les traits les plus doux qu'ait jamais enfantés le climat d'Albion, par les couleurs les plus pures qu'aient jamais créées ses vents humides et son ciel vaporeux; cette beauté n'avait aucun défaut, et aucun charme ne lui manquait. La jeune fille avait des traits réguliers et délicats, de grands yeux foncés et voilés comme dans les plus belles peintures; ses longues paupières, terminées par des cils épais, encadraient son bel oeil et lui donnaient une douce fascination; ses sourcils, bien dessinés, augmentaient la sérénité de son visage; son front blanc et uni respirait le calme et faisait ressortir l'éclat de ses couleurs. Ses joues étaient fraîches, ovales et pures; ses lèvres délicates et pleines de santé, ses dents belles et brillantes, son menton petit et bien arrondi, ses cheveux tressés en nattes épaisses, tout enfin semblait combiné pour réaliser une beauté idéale. J'étais émerveillée en regardant cette belle créature, je l'admirais de tout mon coeur; la nature n'avait pas voulu la former comme les autres; et, oubliant son rôle de marâtre, elle avait doué son enfant chéri avec la libéralité d'une mère.
Et que pensait M. Saint-John de cet ange terrestre? Je me fis naturellement cette question lorsque je le vis se tourner vers elle et la regarder, et je cherchai la réponse dans sa contenance; mais ses yeux s'étaient déjà détournés de la péri, et il regardait une humble touffe de marguerites qui croissait près de la porte.
«Une belle soirée! mais il est un peu tard pour être seule dehors, dit-il en écrasant sous ses pieds la tête neigeuse des marguerites fermées.
— Oh! dit-elle, je suis arrivée de S*** (et elle nomma une grande ville éloignée de vingt milles environ) cette après-midi. Mon père m'a dit que vous aviez ouvert votre école, et que la nouvelle maîtresse était arrivée. Alors, après le thé, je me suis habillée et je suis descendue dans la vallée pour la voir, la voilà? demanda-t-elle en m'indiquant.
— Oui, répondit Saint-John.
— Pensez-vous vous habituer à Morton? me demanda-t-elle d'un ton simple, naïf et direct, qui, bien qu'enfantin, me plaisait.
— J'espère que oui, répondis-je; j'ai plusieurs raisons pour le croire.
— Avez-vous trouvé vos écolières aussi attentives que vous l'espériez?
— Oui.
— Votre maison vous plaît-elle?
— Beaucoup.
— L'ai-je gentiment meublée?
— Très gentiment.
— Ai-je fait un bon choix en prenant Alice Wood pour vous aider?
— Oui, certainement; elle est adroite et apprend bien.»
Je pensais que cette jeune fille devait être Mlle Oliver, l'héritière favorisée également par la fortune et par la nature. Je me demandais quelle heureuse combinaison de planètes avait présidé à sa naissance.
«Je viendrai de temps en temps vous aider, ajouta-t-elle; ce sera une distraction pour moi de vous visiter quelquefois; j'aime les distractions. Monsieur Rivers, si vous saviez comme j'ai été gaie pendant mon séjour à S***. Hier, j'ai dansé jusqu'à deux heures du matin. Le régiment de… est stationné à S*** depuis les émeutes; les officiers sont les hommes les plus agréables du monde; comme ils font honte à nos aiguiseurs de couteaux et à nos marchands de ciseaux!»
Il me sembla voir M. Rivers avancer sa lèvre inférieure et relever sa lèvre supérieure. Il est certain que sa bouche se comprima et que le bas de son visage prit une expression plus sombre et plus triste que jamais, lorsque la joyeuse jeune fille lui parla du bal. Il cessa de regarder les marguerites et leva sur elle un regard sévère, scrutateur et significatif. Elle y répondit par un second sourire qui allait bien à sa jeunesse, à sa fraîcheur et à ses yeux brillants.
La jeune fille, voyant Saint-John redevenu muet et froid, se remit à caresser Carlo.
«Ce pauvre Carlo m'aime, dit-elle; il ne s'éloigne pas de ses amis, lui; il n'est pas sombre, près d'eux, et s'il pouvait parler, il ne garderait pas le silence.»
Pendant qu'elle caressait la tête du chien, en se penchant avec une grâce naturelle devant le maître jeune et austère de l'animal, je vis la figure de M. Rivers s'enflammer, je vis ses yeux sévères s'adoucir tout à coup, et briller comme dominés par une force irrésistible. Ainsi animé, il était presque aussi beau qu'elle; sa poitrine se souleva une fois; son grand coeur, fatigué d'une contrainte despotique, sembla vouloir s'épandre en dépit de toute volonté, et fit un vigoureux effort pour obtenir sa liberté: mais Saint-John le dompta, comme un cavalier résolu dompte un cheval fougueux; il ne répondit ni par une parole ni par un mouvement à la gentille avance faite par la jeune fille.
«Mon père se plaint de ce que vous ne venez plus jamais nous voir, dit Mlle Oliver en levant les yeux; vous êtes comme étranger à Vale-Hall. Le soir, mon père est seul; il ne se porte pas très bien; voulez-vous venir avec moi pour le voir?
— L'heure n'est pas favorable pour déranger M. Oliver, répondit
Saint-John.
— Pas favorable mais si, au contraire; c'est l'heure où papa a le plus besoin de compagnie; les travaux sont terminés et il n'a plus rien qui l'occupe. Venez, monsieur Rivers; pourquoi êtes-vous si sauvage et si triste?» Et, voyant que Saint-John persistait dans son silence, elle reprit: «Oh! j'avais oublié, dit-elle en secouant sa belle tête bouclée et en paraissant fâchée contre elle; je suis si folle et si légère! Excusez-moi. J'avais tout à fait oublié que vous avez une bien bonne raison pour ne pas désirer répondre à mon bavardage; Diana et Marie vous ont quitté aujourd'hui, Moor-House est fermé et vous êtes seul. Je vous assure que je vous plains; venez voir papa.
— Pas ce soir, mademoiselle Rosamonde, pas ce soir.»
M. Saint-John partait comme un automate; lui seul savait combien ce refus lui coûtait d'efforts.
«Eh bien, puisque vous êtes si entêté, je vais vous quitter; car je n'ose pas rester plus longtemps; la rosée commence à tomber. Bonsoir.»
Elle lui tendit la main; il la toucha à peine.
«Bonsoir,» répéta-t-il d'une voix basse et sourde comme un écho.
Elle partit, mais revint au bout d'un instant.
«Êtes-vous bien portant?»demanda-t-elle.
Elle pouvait bien faire cette question; car la figure de Saint-
John était aussi blanche que la robe de la jeune fille.
«Très bien,» répondit-il, et, après s'être incliné, il s'éloigna.
Elle prit un chemin, lui un autre; deux fois elle se retourna pour le regarder, et, légère comme une fée, continua sa route à travers les champs. Quant à lui, il marchait avec fermeté et ne se retourna pas.
Ce spectacle de la souffrance et du sacrifice d'un autre éloigna mes pensées de mes douleurs personnelles. Diana Rivers avait déclaré que son frère était inexorable comme la mort; elle n'avait pas exagéré.
CHAPITRE XXXII
Je continuai à m'occuper de mon école avec autant d'activité et de zèle que possible. Dans le commencement, ce fut une tâche rude; malgré tous mes efforts, il me fallut quelque temps avant de pouvoir comprendre la nature de mes écolières. En les voyant si incultes et si engourdies, je croyais qu'il n'y avait plus rien à espérer, pas plus chez les unes que chez les autres; mais bientôt je vis que je m'étais trompée: il y avait des différences entre elles, comme entre les enfants bien élevés, et, quand nous nous connûmes réciproquement, la différence se développa avec rapidité. Lorsque l'étonnement que leur causaient mon langage et mes manières eut cessé, je m'aperçus que quelques-unes étaient lourdes, endormies, grossières et agressives. Beaucoup, au contraire, se montraient obligeantes et aimables, et je découvris parmi elles d'assez nombreux exemples de politesse naturelle, de dignité et d'excellentes dispositions, qui me remplirent de bonne volonté et d'admiration. Bientôt elles prirent plaisir à bien faire leurs devoirs, à se tenir propres, à apprendre régulièrement leurs leçons, à acquérir des manières calmes et convenables. La rapidité de leurs progrès fut en quelque sorte surprenante, et j'en ressentis un orgueil légitime et heureux; d'ailleurs je m'étais déjà attachée aux meilleures de mes élèves, et elles aussi m'aimaient. Parmi mes écolières, j'avais quelques filles de ferme, qui étaient déjà presque des jeunes filles. Elles savaient lire, écrire et coudre. Je leur apprenais les éléments de la grammaire, de la géographie, de l'histoire, et les travaux de couture les plus délicats; je trouvai parmi elles des natures estimables, désireuses d'apprendre, et toutes disposées à s'améliorer. Souvent, le soir, j'allais passer quelques heures agréables chez elles; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient d'attentions. C'était une joie pour moi d'accepter leur simple hospitalité et de la payer par une considération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur faisait du bien, parce qu'étant ainsi élevés à leurs propres yeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu'on leur témoignait.
Je me sentais aimée dans le pays. Toutes les fois que je sortais, c'étaient de cordiales salutations et des sourires affectueux. Être généralement respecté, même par des ouvriers, c'est vivre calme et heureux sous un rayon de soleil, qui développe et fait éclore la sérénité de vos sentiments intérieurs. À cette époque de ma vie, mon coeur fut plus souvent gonflé par la reconnaissance qu'abattu par la tristesse; et pourtant, au milieu de cette existence calme et utile, après avoir passé ma journée dans un travail honorable au milieu de mon école, et ma soirée à dessiner ou à lire, des songes étranges me poursuivaient pendant la nuit, des songes variés, agités, orageux. Au milieu de scènes bizarres, d'aventures extraordinaires et romanesques, je rencontrais toujours M. Rochester au moment le plus terrible de la crise. Alors il me semblait être dans ses bras, entendre sa voix, rencontrer son regard, toucher ses mains et ses joues; je croyais l'aimer et être aimée de lui; l'espérance de passer mes jours près de lui se ranimait avec toute sa force d'autrefois. Puis, je m'éveillais, je me rappelais où j'étais et dans quelle position; tremblante et agitée, je m'asseyais sur mon lit sans rideaux; la nuit tranquille et sombre était témoin des convulsions de mon désespoir et entendait les sanglots de ma passion. Le lendemain matin, à neuf heures, j'ouvrais l'école, et, tranquille, remise, je me préparais aux devoirs de la journée.
Rosamonde Oliver tint sa promesse de visiter l'école. Elle venait généralement en faisant sa promenade du matin; elle arrivait jusqu'à la porte sur son poney, et suivie d'un domestique en livrée. On ne peut rien imaginer de plus charmant que cette jeune amazone, avec son habit pourpre, sa toque de velours noir, gracieusement posée sur ses longues boucles qui venaient caresser ses joues et flotter sur ses épaules; c'est ainsi qu'elle entrait dans l'école rustique et passait au milieu des petites villageoises étonnées. Elle venait ordinairement à l'heure où M. Rivers faisait le catéchisme; je crois que le regard de la jeune visiteuse perçait profondément le coeur du pasteur. Une sorte d'instinct semblait l'avertir lorsqu'elle entrait, même quand il ne la voyait pas, même quand il regardait dans une direction tout opposée à la porte. Dès qu'elle apparaissait, ses joues se coloraient, ses traits de marbre changeaient presque insensiblement, malgré leurs efforts pour rester immobiles; leur calme même exprimait une ardeur contenue plus fortement que n'auraient pu le faire des muscles agités ou un regard passionné.
Certainement elle connaissait son pouvoir, et M. Rivers ne le lui cachait pas, parce qu'il ne le pouvait pas. En dépit de son stoïcisme chrétien, quand elle s'adressait à lui, il lui envoyait un sourire gai, encourageant et même tendre; sa main tremblait et ses yeux brûlaient; si ses lèvres restaient muettes, il semblait dire par son regard triste et résolu: «Je vous aime et je sais que vous avez une préférence pour moi; si je me tais, ce n'est pas parce que je doute du succès; si je vous offrais mon coeur, je crois que vous l'accepteriez. Mais ce coeur a déjà été déposé sur un autel sacré; les flammes du sacrifice l'entourent, et bientôt ce ne sera plus qu'une victime consumée.»
Alors elle boudait comme un enfant désappointé; un nuage pensif venait adoucir sa vivacité radieuse; elle retirait promptement sa main de celle de M. Rivers, et s'éloignait de lui avec une rapidité héroïque, qui ressemblait un peu à celle d'un martyr. Saint-John aurait sans doute donné le monde entier pour la suivre, la rappeler, la retenir quand elle s'enfuyait ainsi, mais il ne voulait pas perdre une seule chance d'obtenir le ciel, ni abandonner pour son amour l'espérance d'un paradis vrai et éternel; et d'ailleurs une seule passion ne pouvait pas suffire à sa nature de pirate, de poète et de prêtre. Il ne pouvait, il ne voulait pas renoncer au rude combat du missionnaire pour les salons et la paix de Vale-Hall. J'appris tout ceci dans une conversation où, en dépit de sa réserve, j'eus l'audace de lui arracher cette confidence.
Souvent déjà Mlle Oliver m'avait fait l'honneur de venir me visiter dans ma ferme. Bientôt je la connus tout entière, car il n'y avait en elle ni déguisement ni mystère; elle était coquette, mais bonne; exigeante, mais pas égoïste; on l'avait toujours traitée avec beaucoup trop d'indulgence, et pourtant on n'avait pas réussi à la gâter entièrement. Elle était vive, mais avait un bon naturel; pouvait-elle ne pas être vaine? chaque regard qu'elle dirigeait du côté de sa glace lui montrait un ensemble si charmant! mais elle n'était pas affectée. Elle n'avait aucun orgueil de ses richesses; elle était généreuse, naïve, suffisamment intelligente, gaie, vive, mais légère; elle était charmante enfin, même aux yeux d'une froide observatrice comme moi; mais elle n'était pas profondément intéressante, et ne vous laissait pas une vive impression. Elle était bien loin de ressembler aux soeurs de Saint-John, par exemple. Cependant je l'aimais presque autant qu'Adèle, si ce n'est pourtant qu'on accorde à l'enfant surveillé et instruit par soi une affection plus intime qu'à la jeune fille étrangère douée des mêmes charmes.
Elle s'était prise pour moi d'un aimable caprice; elle prétendait que je ressemblais à M. Rivers: «Seulement, disait-elle, vous n'êtes pas si jolie, bien que vous soyez une gentille et mignonne petite créature; mais lui, c'est un ange. Cependant vous êtes bonne, savante, calme et ferme comme lui; faire de vous une maîtresse d'école dans un village, c'est un lusus naturae; je suis sûre que, si l'on connaissait votre histoire, on en ferait un délicieux roman.»
Un soir qu'avec son activité enfantine et sa curiosité irréfléchie, mais nullement offensante, elle fouillait dans le buffet et dans la table de ma petite cuisine, elle aperçut d'abord deux livres français, un volume de Schiller, une grammaire allemande et un dictionnaire, puis ensuite tout ce qui m'était nécessaire pour dessiner, quelques esquisses, entre autres, un petit portrait au crayon d'une de mes élèves qui avait une véritable tête d'ange, quelques vues d'après nature, prises dans la vallée de Morton et dans les environs; elle fut d'abord étonnée, puis ravie.
«Est-ce vous qui avez fait ces dessins? me demanda-t-elle, savez- vous le français et l'allemand? Quel amour vous faites! quelle petite merveille! Vous dessinez mieux que mon maître de la première pension de S***. Voulez-vous esquisser mon portrait, pour que je le montre à papa?
— Certainement!» répondis-je.
Je sentais un plaisir d'artiste à l'idée de copier un modèle si parfait et si éblouissant. Elle avait une robe de soie bleu foncé; son cou et ses bras étaient nus; elle n'avait pour tout ornement que ses beaux cheveux châtains, qui flottaient sur son cou avec toute la grâce des boucles naturelles. Je pris une feuille de beau carton, et je dessinai soigneusement les contours de son charmant visage. Je me promis de colorier ce dessin; mais, comme il était déjà tard, je lui demandai de revenir poser un autre jour.
Elle parla de moi à son père avec tant d'éloges, que celui-ci l'accompagna le soir suivant. C'était un homme grand, aux traits massifs, d'âge mûr, et dont les cheveux grisonnaient. Sa fille, debout à ses côtés, avait l'air d'une brillante fleur près d'une tourelle moussue. Il paraissait taciturne, peut-être orgueilleux; mais il fut très bon pour moi. L'esquisse du portrait de Rosamonde lui plut beaucoup; il me demanda d'en faire une peinture aussi perfectionnée que possible; il me pria aussi de venir le lendemain passer la soirée à Vale-Hall.
J'y allai. Je vis une maison grande, belle, et qui prouvait la richesse de son propriétaire. Rosamonde fut joyeuse et animée tout le temps que je restai là; son père fut très affable; et lorsqu'après le thé il se mit à causer avec moi, il m'exprima très chaleureusement son approbation pour ce que j'avais fait dans l'école de Morton.
«Mais, ajouta-t-il, d'après tout ce que je vois et tout ce que j'entends, j'ai peur que vous ne soyez trop supérieure pour une semblable place et que vous ne la quittiez bientôt pour une qui vous plaira mieux.
— Oh! oui, certainement, papa, s'écria Rosamonde, elle est bien assez instruite pour être gouvernante dans une grande famille.
— J'aime bien mieux être ici que dans une grande famille,» pensai-je.
M. Oliver me parla de M. Rivers et de toute sa famille avec beaucoup de respect; il dit que c'était un vieux nom, que ses ancêtres avaient été riches, que jadis tout Morton leur avait appartenu, et que maintenant même le dernier descendant de cette famille pouvait, s'il le voulait, s'allier aux plus grandes maisons. Il trouvait triste qu'un jeune homme si beau et si rempli de talents eût formé le projet de partir comme missionnaire; c'était perdre une vie bien précieuse. Ainsi, il était évident que M. Oliver ne voyait aucun obstacle à une union entre Saint-John et Rosamonde. Il regardait la naissance du jeune ministre, sa profession sacrée, son ancien nom, comme des compensations bien suffisantes au manque de fortune.
On était au 5 de novembre, jour de congé; ma petite servante était partie après m'avoir aidée à nettoyer ma maison, et bien contente de deux sous que je lui avais donnés pour récompenser son zèle. Tout était propre et brillait autour de moi; le sol bien sablé, la grille bien luisante et les chaises frottées avec soin. Je m'étais habillée proprement, et j'étais libre de passer mon après-midi comme bon me semblerait.
Pendant une heure, je m'occupai à traduire quelques pages d'allemand; ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me mis à un travail plus agréable et plus facile. J'entrepris d'achever la miniature de Rosamonde Oliver. La tête était presque finie; il n'y avait plus qu'à peindre le fond, à nuancer les draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, un mouvement plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre à l'ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées. J'étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu'un frappa rapidement à ma porte, qui s'ouvrit aussitôt. Saint-John entra.
«Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il; pas à penser, j'espère. Mais je vois que non; voilà qui est bien; pendant que vous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous voyez que je me défie encore de vous, bien que vous vous soyez parfaitement soutenue jusqu'ici. Je vous ai apporté un livre pour vous distraire ce soir.» Et il posa sur la table un poème nouvellement paru, une de ces productions du génie dont le public de ces temps-là était si souvent favorisé.
C'était l'âge d'or de la littérature moderne. Hélas! les lecteurs de nos jours sont moins heureux. Mais, courage! je ne veux ni accuser ni désespérer. Je sais que la poésie n'est pas morte ni le génie perdu. La richesse n'a pas le pouvoir de les enchaîner ou de les tuer; un jour tous deux prouveront qu'ils existent, qu'ils sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel, ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort et que les âmes faibles pleurent leur destruction. La poésie détruite, le génie banni! Non, médiocrité, non, que l'envie ne vous suggère pas cette pensée. Non seulement ils vivent, mais ils règnent et rachètent; et, sans leur influence divine qui s'étend partout, vous seriez dans l'enfer de votre propre pauvreté.
Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car c'était un volume de Marmion), Saint-John s'arrêta pour examiner mon dessin; mais il se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je levai les yeux sur lui, il évita mon regard; je connaissais ses pensées et je pouvais lire clairement dans son coeur. J'étais alors plus calme et plus froide que lui; j'avais un avantage momentané; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si je le pouvais.
«Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même, pensai-je, il s'impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous ses sentiments et toutes ses angoisses; il ne confesse rien; il ne s'épanche jamais. Je suis sûre que cela lui ferait du bien de parler un peu de cette belle Rosamonde qu'il ne pense pas devoir épouser; je vais tâcher de le faire causer.»
Je lui dis d'abord de prendre une chaise; mais il me répondit, comme toujours, qu'il n'avait pas le temps de rester. «Très bien, me dis-je tout bas, restez debout si vous voulez; mais vous ne partirez pas maintenant, j'y suis bien résolue. La solitude vous est au moins aussi funeste qu'à moi; je vais essayer d'obtenir votre confiance, et de trouver dans cette poitrine de marbre une ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttes du baume de la sympathie… Ce portrait est-il ressemblant? demandai- je tout à coup.
— Ressemblant à qui? Je ne l'ai pas regardé attentivement.
— Pardon, monsieur Rivers, vous l'avez regardé.»
Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange; il me regarda avec étonnement. «Oh! ce n'est encore rien, pensai-je; je ne me laisserai pas intimider par un peu de roideur de votre part; je suis décidée à pousser très loin.»
Je continuai:
«Vous l'avez regardé de près et attentivement; mais je ne m'oppose pas à ce que vous le regardiez encore.»
Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main.
«C'est une peinture bien exécutée, dit-il; les couleurs sont douces et claires, le dessin correct et gracieux.
— Oui, oui, je le sais; mais que dites-vous de la ressemblance? à qui ce portrait ressemble-t-il?»
Dominant son hésitation, il répondit: «À Mlle Oliver, je pense.
— Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser d'avoir si bien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi fidèle et aussi soignée que celle-ci, pourvu que vous me promettiez de l'accepter. Je ne voudrais pas passer mon temps à un travail que vous regarderiez comme indigne de vous.»
Il continuait à regarder le portrait; plus il le contemplait, plus il le tenait fortement, plus il semblait le couver des yeux.
«C'est ressemblant, murmura-t-il; les yeux sont bien; la couleur, la lumière, l'expression, tout est parfait; ce portrait sourit.
— Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous blesserait-il? Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap ou aux Indes, serait-ce une consolation pour vous de posséder ce souvenir? ou bien cette vue vous rappellerait-elle des pensées tristes et énervantes?»
Il leva furtivement les yeux, me regarda d'un air irrésolu et troublé, puis contempla de nouveau le portrait.
«Il est certain que j'aimerais à l'avoir, dit-il; mais serait-ce sage? C'est une autre question.»
Depuis que j'étais persuadée que Rosamonde avait une préférence pour lui et que M. Oliver ne s'opposerait pas au mariage, comme j'étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j'avais résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s'accomplît. Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle fortune de M. Oliver, il ferait autant de bien qu'en allant flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques. Dans la persuasion où j'étais, je répondis:
«Autant que je puis en juger, je trouve qu'il serait plus sage à vous de prendre l'original que le portrait.»
Pendant ce temps, il s'était assis; il avait posé le portrait devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains, le regardait tendrement. Je vis qu'il n'était ni fâché ni choqué de mon audace; je vis même qu'en lui parlant ainsi franchement d'un sujet qu'il regardait comme inabordable, en s'adressant librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d'entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après tout; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c'est souvent lui rendre le plus grand des services.
«Elle vous aime, j'en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa chaise; et son père vous respecte. Puis c'est une charmante enfant; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de raison pour tous deux. Vous devriez l'épouser.
— M'aime-t-elle? demanda-t-il.
— Certainement, plus qu'aucun autre; elle parle toujours de vous; nul sujet ne la réjouit tant, et c'est à cela qu'elle revient le plus souvent.
— J'aime à vous entendre, dit-il; parlez encore un quart d'heure.»
Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.
«Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre coeur?
— Ne vous imaginez pas cela; croyez plutôt que je cède et que mon coeur s'amollit. L'amour humain s'élève en moi comme une fraîche fontaine qu'on vient d'ouvrir, et inonde de ses flots si doux le champ que j'avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs, que j'avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de renoncement à moi-même; et maintenant il est englouti sous une onde délicieuse, les germes nouveaux sont rongés par un poison enivrant. Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale- Hall, aux pieds de ma fiancée Rosamonde Oliver; elle me parle avec sa douce voix, me regarde avec ses yeux que votre main habile a si bien su reproduire, me sourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle est à moi, je suis à elle; cette vie présente, ce monde d'un jour me suffit. Taisez-vous; ne dites rien; mon coeur est rempli d'extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix le temps que j'ai marqué!»
La montre continuait à marcher; il respirait vite et bas; je restais muette. Le quart d'heure s'écoula au milieu de ce silence. M. Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se tint debout devant le foyer.
«Maintenant, dit-il, j'ai voulu accorder ce court instant au délire et à l'illusion; j'ai reposé mes tempes sur le sein de la tentation; j'ai volontairement placé mon cou sous son joug de fleurs; j'ai goûté à sa coupe. L'oreiller est brûlant; un serpent est caché dans la guirlande; le vin est amer; ses promesses sont vides et ses offres fausses; je le vois et je le sais.»
Je le regardai avec étonnement.
«Il est étrange, poursuivit-il, qu'au moment où j'aime si ardemment Rosamonde Oliver, où je l'aime avec toute la violence d'une première passion dont l'objet est parfaitement beau, gracieux et fascinant, j'éprouve aussi une certitude complète qu'elle ne serait pas une bonne femme pour moi, qu'elle n'est pas la compagne qui me convient, et qu'après un an de mariage je m'en apercevrais bien, et qu'à douze mois d'enivrement succéderait une vie de regret, je le sais.»
Je ne pus m'empêcher de m'écrier:
«C'est étrange, en effet!»
Il continua:
«Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé par ses défauts; ils sont de telle nature qu'elle ne pourrait sympathiser en rien avec moi; elle ne comprendrait pas mes aspirations; elle ne pourrait pas m'aider dans mes entreprises. Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre! Rosamonde devenir la femme d'un missionnaire; non, c'est impossible!
— Mais vous n'avez pas besoin d'être un missionnaire; vous pouvez renoncer à ce projet.
— Y renoncer? Ne savez-vous donc pas que c'est ma vocation, ma grande oeuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma demeure céleste, mon espérance d'être compté parmi ceux qui ont étouffé toute ambition pour le désir glorieux d'améliorer leurs frères, de remplacer la guerre par la paix, l'esclavage par la liberté, la superstition par la religion, la crainte de l'enfer par l'espérance du ciel? Renoncer à ce projet qui m'est plus cher que le sang de mes veines! C'est de ce côté-là que je dois diriger mes regards, c'est dans ce but que je dois vivre.»
Après une longue pause, je repris:
«Et Mlle Oliver, vous est-il indifférent de la voir malheureuse?
— Mlle Oliver est entourée de courtisans et de flatteurs. Dans moins d'un mois mon image sera effacée de son coeur; elle m'oubliera et se mariera probablement à quelqu'un qui la rendra plus heureuse que je n'aurais pu le faire.
— Vous parlez froidement; mais cette lutte vous fait souffrir; vous changez.
— Non; si je change un peu, c'est l'inquiétude que me causent mes projets dont l'exécution est encore mal assurée; ce matin même j'ai appris que mon successeur, dont j'attends depuis si longtemps l'arrivée, ne sera pas prêt à me remplacer avant trois mois, peut- être six.
— Vous tremblez et vous rougissez quand Mlle Oliver entre dans l'école.»
Sa figure prit de nouveau une expression de surprise; il ne pensait pas qu'une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à moi, je me sentais sur mon terrain; je ne pouvais pas entrer en communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit d'hommes, soit de femmes, avant d'avoir dépassé les limites d'une réserve conventionnelle, avant d'avoir franchi le seuil de leurs confidences et pris ma place près du foyer de leurs coeurs.
«Vous êtes originale, me dit-il, et nullement timide. Votre esprit est brave autant que votre oeil est pénétrant; mais laissez-moi vous assurer que vous interprétez mal mes émotions; vous les croyez plus fortes et plus puissantes qu'elles ne le sont; vous m'accordez plus de sympathie que je n'ai le droit d'en réclamer. Quand mes joues se colorent et quand je tremble devant Mlle Oliver, je ne me plains pas; je méprise ma faiblesse; je sais qu'elle est vile: c'est une fièvre de la chair; mais, je vous le dis en vérité, ce n'est pas une convulsion de l'âme; non mon âme est aussi ferme que le rocher fixé sous les profondeurs de la mer agitée. Connaissez-moi pour ce que je suis, c'est-à-dire pour un homme froid et dur.»
Je souris d'un air incrédule.
«Vous vous êtes emparée de ma confiance par force, continua-t-il; maintenant elle est toute à votre service; si l'on pouvait me dépouiller de ce vêtement de chair dont le chrétien recouvre les difformités humaines, vous verriez que je suis simplement un homme dur, froid et ambitieux. De tous les sentiments, l'affection naturelle a seule conservé un pouvoir constant sur moi; la raison est mon guide, et non pas le sentiment; mon ambition est illimitée, mon désir de m'élever plus haut, de faire plus que les autres, est insatiable. J'honore la patience, la persévérance, l'industrie et le talent, parce que ce sont des moyens pour l'homme d'accomplir de grandes choses et de s'élever. Je vous examine avec intérêt, parce que je vois en vous une femme active, sage et énergique, et non pas parce que je vous plains profondément de ce que vous avez déjà souffert, et de ce que vous souffrez encore.
— Mais alors, dis-je, vous ne seriez qu'un philosophe païen?
— Non; il y a une différence entre moi et les déistes; je crois, et je crois à l'Évangile. Vous vous êtes trompée de nom; je ne suis pas un philosophe païen, mais un philosophe chrétien de la secte de Jésus; comme son disciple, j'accepte ses doctrines généreuses, pures et miséricordieuses; je suis décidé à les prêcher. Élevé jeune dans la religion, écoutez ce qu'elle a su faire de mes qualités innées. Avec ce petit germe d'affection naturelle que j'avais en moi, elle a su développer l'arbre puissant de la philanthropie; je possédais les racines sauvages et incultes de la droiture humaine, elle m'a fait comprendre la justice de Dieu; j'étais ambitieux d'acquérir du pouvoir et du renom pour moi-même, elle m'a inspiré la noble ambition de prêcher le royaume de mon maître, de remporter des victoires sous l'étendard de la croix. Voilà ce qu'a fait la religion, voilà comment elle a su purifier ce qu'elle a trouvé en moi, tailler et dresser ma nature; mais elle n'a pas pu la détruire, rien ne la détruira jusqu'au jour où ce corps mortel passera dans l'éternité…»
Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau, qui était posé sur la table à côté de ma palette; il regarda encore une fois le portrait.
«Elle est belle, murmura-t-il; c'est bien en vérité la rose au monde.
— Vous ne voulez pas que je vous fasse son portrait?
— À quoi bon? non.»
Il recouvrit le portrait de la feuille de papier fin sur laquelle j'avais l'habitude de m'appuyer le bras quand je peignais, afin de ne pas tacher mon carton. Je ne sais ce qu'il aperçut tout à coup sur cette feuille; mais quelque chose attira ses yeux; il la prit brusquement, contempla le bord, me jeta un regard singulier et incompréhensible, un regard qui semblait vouloir m'examiner moi et ma toilette, car il le promena sur toute ma personne avec la rapidité de l'éclair; ses lèvres s'ouvriront comme s'il allait parler, mais il s'arrêta.
«Qu'y a-t-il? demandai-je.
— Rien.» me répondit-il; et remettant le papier à sa place, je le vis déchirer rapidement un petit morceau du bord de la feuille. Ce papier disparut dans son gant; puis il me salua rapidement, me dit adieu et disparut.
À mon tour j'examinai le papier, mais je n'y vis rien, sinon quelques traits que j'avais faits pour essayer mon crayon. Je pensai à cet événement pendant une minute ou deux; mais ne pouvant pas découvrir ce mystère, et persuadée d'ailleurs qu'il ne devait pas avoir une grande importance, je n'y pensai bientôt plus.
CHAPITRE XXXIII
Quand M. Saint-John partit, la neige commençait à tomber, la tempête continua toute la nuit. Le jour suivant, un vent aigu amena des tourbillons de neige froids et épais; vers le soir, la vallée était presque impraticable. J'avais fermé mes persiennes et mis une natte devant la porte pour empêcher la neige d'entrer par- dessous. J'avais arrangé mon feu, et, après être restée une heure assise sur le foyer pour écouter la tempête, j'allumai une chandelle, je pris Marmion, et je me mis à lire la strophe suivante:
«Le soleil se couchait derrière les montagnes de Norham, couvertes de châteaux, derrière les belles rives de la Tweed large et profonde, et les Cheviots solitaires. Les tours massives, le donjon qui les garde et les murailles qui les entourent, brillent d'une lueur jaunâtre.»
L'harmonie des vers me fit bientôt oublier l'orage. J'entendis du bruit; je pensai que c'était le vent qui frappait contre la porte. Mais non; c'était Saint-John Rivers qui tournait le loquet. Il était venu à travers ce froid ouragan et cette obscurité bruyante. Il se tenait debout devant moi; le manteau qui le recouvrait était aussi blanc qu'un glacier. Je demeurai stupéfaite, car je ne m'attendais pas à avoir un hôte ce soir-là.
— Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle? demandai-je, est-il arrivé quelque chose?
— Non. Comme vous vous inquiétez facilement!» me répondit-il en suspendant son manteau à la porte, vers laquelle il repoussa froidement la natte que son entrée avait dérangée. Il secoua la neige de ses souliers. «Je vais salir votre chambre, dit-il; mais il faut m'excuser pour une fois.» Alors il s'approcha du feu. «Je vous assure que j'ai eu bien de la peine à arriver ici, dit-il en réchauffant ses mains à la flamme du foyer. Un moment j'ai enfoncé jusqu'à la ceinture; heureusement la neige est encore molle.»
Je ne pus pas m'empêcher de dire: «Mais pourquoi êtes-vous venu?
— C'est une question peu hospitalière à faire à un visiteur; mais, puisque vous me le demandez, je vous répondrai que c'est simplement pour causer avec vous. J'étais fatigué de mes livres muets et de ma chambre vide. D'ailleurs, depuis hier, je suis dans l'état d'une personne à qui l'on a dit la moitié d'une histoire et qui est impatiente d'en connaître la fin.»
Il s'assit. Je me rappelai sa conduite singulière de la veille, et je commençai à craindre pour sa tête; en tout cas, s'il était fou, sa folie était bien froide et bien recueillie. Je n'avais jamais vu ses beaux traits aussi semblables à du marbre, qu'au moment où, jetant de côté ses cheveux mouillés par la neige, il laissa la lumière du foyer briller librement sur son front et ses joues si pâles. Je fus attristée en remarquant les traces évidentes du souci et du chagrin. J'attendais, espérant qu'il allait dire quelque chose que je pourrais au moins comprendre. Mais sa main était posée sur son menton, ses doigts sur ses lèvres; il pensait. Je fus frappée en voyant que sa main était aussi dévastée que sa figure. Une pitié involontaire s'empara de moi et je m'écriai:
«Je voudrais que Diana et Marie pussent demeurer avec vous; il est mauvais pour vous de vivre seul, et vous êtes trop indifférent sur votre santé.
— Pas du tout, dit-il, je prends soin de moi quand c'est nécessaire; je me porte très bien. Que me manque-t-il donc?
Il dit ces mots avec indifférence et d'un air absorbé, ce qui me prouva qu'à ses yeux ma sollicitude était au moins superflue. Je me tus.
Il continuait à remuer lentement son doigt sur sa lèvre supérieure, et son oeil se promenait sur la grille ardente. Trouvant indispensable de dire quelque chose, je lui demandai si la porte qu'il avait derrière lui ne lui donnait pas trop de froid.
«Non, non, me répondit-il brièvement et presque brusquement.
— Eh bien, pensai-je, taisez-vous si vous le désirez. Je vais vous laisser à vos réflexions et reprendre mon livre.»
Je mouchai la chandelle, et je me remis à lire Marmion. Bientôt il se redressa; ce mouvement me fit lever les yeux. Il tira simplement de sa poche un portefeuille en maroquin, y prit une lettre qu'il lut en silence, la replia, la remit à sa place, et tomba dans une profonde méditation. Je ne pouvais pas lire en ayant sous les yeux un visage aussi impossible à sonder; dans mon impatience je ne pouvais pas me taire; peut-être allait-il me mal recevoir, mais tant pis, il me fallait parler.
«Avez-vous reçu dernièrement des nouvelles de Marie et de Diana? demandai-je.
— Non, pas depuis la lettre que je vous ai montrée il y a huit jours.
— Il n'y a rien de changé pour vous? Vous ne quitterez pas l'Angleterre avant l'époque que vous m'avez indiquée?
— Je le crains; ce serait un trop grand bonheur pour que je puisse y compter.»
Arrivée là, je changeai le sujet de ma conversation. Je me mis à parler de mon école et de mes élèves.
«La mère de Marie Garrett est mieux, dis-je. Marie est revenue à l'école ce matin, et la semaine prochaine j'aurai quatre élèves nouvelles de Foundry-Close; sans la neige, elles seraient venues aujourd'hui.
— En vérité?
— M. Oliver paye la pension de deux d'entre elles.
— Ah!
— Il régalera toute l'école à Noël.
— Je le sais.
— Est-ce vous qui le lui avez conseillé?
— Non.
— Qui est-ce donc?
— Sa fille, je crois.
— C'est bien d'elle; elle est si bonne!
— Oui.»
Une nouvelle pause. L'horloge sonna huit heures; ce bruit le tira de sa méditation. Il décroisa ses jambes, se redressa et se tourna de mon côté.
«Laissez votre livre un instant, dit-il, et approchez-vous un peu du feu.»
J'étais de plus en plus étonnée.
«Il y a une demi-heure, dit-il, je vous ai parlé de mon impatience de connaître la suite d'une histoire; j'ai réfléchi depuis qu'il valait mieux que je fusse le narrateur et vous l'auditeur. Avant de commencer, il est bon de vous avertir que l'histoire vous semblera un peu ancienne; mais de vieux détails reprennent quelquefois de la fraîcheur en passant par des lèvres nouvelles. Du reste, usée ou non, elle est courte.
«Il y a vingt ans, un pauvre ministre (peu importe son nom maintenant) tomba amoureux d'une jeune fille riche; la jeune fille aussi l'aimait, et elle l'épousa, malgré les conseils de ses amis, qui la renièrent aussitôt après son mariage; au bout de deux ans, ce couple téméraire avait cessé d'exister, et tous deux étaient tranquillement couchés sous une même pierre. J'ai vu leur tombeau dans le grand cimetière qui entoure la sombre et triste église d'une immense ville manufacturière, dans le comté de ***. Ils laissèrent une fille qui, dès sa naissance, fut reçue par une charité froide comme les amas de neige dans lesquels j'ai enfoncé ce soir. L'enfant abandonnée fut portée dans la demeure d'un riche parent de sa mère; elle fut élevée par une tante appelée (maintenant j'arrive aux noms) Mme Reed, de Gateshead. Vous tressaillez; avez-vous entendu du bruit? C'est probablement un rat qui gratte le mur de l'école; avant que je la fisse réparer, c'était une grange, et les granges sont généralement hantées par les rats. Mais continuons notre récit. Mme Reed garda l'orpheline pendant dix années; je ne sais si elle fut heureuse ou non: personne ne me l'a dit. Au bout de ce temps, l'enfant fut envoyée dans un endroit que vous connaissez, à l'école de Lowood, où vous- même avez demeuré. Il parait que sa conduite fut honorable; d'élève, elle devint maîtresse comme vous. Je suis frappé du rapport qu'il y a entre son histoire et la vôtre. Elle quitta Lowood pour se faire gouvernante; voyez, ici encore vos deux destinées sont semblables; elle entreprit l'éducation de la pupille d'un certain M. Rochester.
— Monsieur Rivers! m'écriai-je.
— Je devine vos sentiments, dit-il, mais réprimez-les un instant; j'ai presque fini, écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne sais rien sur M. Rochester, si ce n'est qu'il offrit un mariage honorable à cette jeune fille, et que, devant l'autel, on découvrit qu'il avait une femme vivante, mais folle; je ne connais ni ses desseins ni sa conduite après cette découverte. Il arriva un événement qui rendit nécessaire de rechercher la gouvernante; on apprit qu'elle était partie; personne ne put savoir quand, comment, ni pour aller où; elle avait quitté le château de Thornfield pendant la nuit. Toutes les recherches sont restées infructueuses; on a parcouru tout le pays sans avoir pu rien apprendre sur elle, et pourtant il est indispensable qu'on la trouve; on a écrit dans tous les journaux; moi-même j'ai reçu une lettre d'un M. Briggs, procureur, où l'on me communiquait les détails que je viens de vous rapporter; n'est-ce pas une histoire étrange?
— Répondez-moi seulement à ce que je vais vous demander, dis-je; vous le pourrez certainement. Qu'avez-vous appris sur M. Rochester? Où est-il? que fait-il? Se porte-t-il bien?
— Je ne sais rien sur M. Rochester; la lettre n'en parle que pour mentionner son dessein illégal. Vous devriez plutôt me demander le nom de la gouvernante et l'événement qui rend sa présence indispensable.
— Personne n'est donc allé au château de Thornfield? personne n'a donc vu M. Rochester?
— Je ne pense pas.
— Lui a-t-on écrit?
— Certainement.
— Et qu'a-t-il répondu? Qui a sa lettre?
— M. Briggs me dit que la réponse à sa demande n'a pas été faite par M. Rochester, mais par une dame qui signe Alice Fairfax.»
Je me sentis froide et consternée. Ainsi mes craintes étaient fondées: il avait probablement quitté l'Angleterre et, dans son désespoir, était retourné vers un de ses anciens repaires du continent; et quels adoucissements avait-il cherchés à ses cruelles souffrances, quels objets pour satisfaire ses fortes passions? Je n'osais pas répondre à cette question. Oh mon pauvre maître! lui qui avait presque été mon mari! lui que j'avais si souvent appelé mon cher Édouard!
«Cet homme devait être mauvais, observa M. Rivers.
— Vous ne le connaissez pas, ne le jugez pas ainsi! m'écriai-je avec chaleur.
— Très bien, me dit-il tranquillement; du reste je suis occupé d'autre chose que de lui, j'ai mon histoire à finir. Puisque vous ne voulez pas me demander le nom de la gouvernante, je vais vous le dire moi-même; attendez, je l'ai ici: il vaut toujours mieux avoir les choses importantes soigneusement écrites sur le papier.»
Il prit de nouveau son portefeuille, l'ouvrit, et y chercha quelque chose; de l'un des compartiments il tira un vieux morceau de papier qui semblait avoir été déchiré brusquement. Je reconnus la forme et les traits de pinceau de différentes couleurs du morceau enlevé au papier qui recouvrait le portrait de Mlle Oliver. Saint-John se leva, le tint devant mes yeux, et je lus, tracés en encre de Chine et par ma propre main, les mots: Jane Eyre. J'avais probablement écrit cela dans un moment d'oubli.
«Briggs, continua-t-il, me parlait d'une Jane Eyre, et c'était également ce nom qui se trouvait dans les journaux; je connaissais une Jane Elliot; je confesse que j'avais des soupçons, mais je ne fus certain qu'hier dans l'après-midi. Avouez-vous votre nom et renoncez-vous au pseudonyme?
— Oui, oui; mais où est M. Briggs? Il en sait peut-être plus long que vous sur M. Rochester.
— Briggs est à Londres; je doute qu'il sache rien sur M. Rochester; ce n'est pas M. Rochester qui l'intéresse. Vous oubliez le point essentiel pour vous occuper de détails insignifiants; vous ne me demandez pas pourquoi M. Briggs vous cherche, et pourquoi il a besoin de vous.
— Eh bien! pourquoi?
— Simplement pour vous dire que votre oncle, M. Eyre, de Madère, est mort; qu'il vous a laissé toute sa fortune, et que maintenant vous êtes riche; simplement pour cela, rien de plus.
— Moi, riche?
— Oui, vous, une riche héritière.»
Il y eut un moment de silence.
«Il faudra prouver votre identité, continua Saint-John, mais cela n'offrira aucune difficulté, et alors vous pourrez entrer tout de suite en possession. Votre fortune est placée dans les fonds anglais. Briggs a le testament et tous les papiers nécessaires.»
C'était une phase nouvelle dans ma vie. Il est beau de sortir de l'indigence pour devenir riche subitement, c'est même très beau; mais ce n'est pas une chose que l'on comprenne tout d'un coup et dont on puisse se réjouir entièrement dans le moment même. Il y a des joies bien plus enivrantes. Une fortune est un bonheur solide, tout terrestre, mais il n'a rien d'idéal; tout ce qui s'y rattache est calme, et la joie qu'on ressent ne peut pas se manifester avec enthousiasme; on ne saute pas, on ne chante pas. En apprenant qu'on est riche, on commence par songer aux responsabilités, par penser aux affaires: dans le fond, on est satisfait, mais il y a de graves soucis; on se contient, on reçoit la nouvelle de son bonheur avec un visage sérieux.
D'ailleurs, les mots testament, legs, marchent côte à côte avec les mots mort et funérailles. Mon oncle était mort: c'était mon seul parent. Depuis que je savais qu'il existait, j'avais nourri l'espérance de le voir un jour; maintenant je ne le pourrai plus. Puis cet argent ne venait qu'à moi seule, et non pas à moi et à une famille qui s'en serait réjouie; à moi toute seule. Certainement c'était un bonheur: je serai si heureuse d'être indépendante! Cela, du moins, je le sentais bien, et cette pensée gonflait mon coeur.
«Enfin, vous levez la tête, me dit M. Rivers; je croyais que Méduse vous avait lancé un de ses regards et que vous étiez changée en statue de pierre. Probablement vous allez me demander maintenant à combien monte votre fortune.
— Eh bien, oui; à combien monte-t-elle?
— Oh! cela ne vaut même pas la peine d'en parler; on dit vingt mille livres sterling, je crois; mais qu'est-ce que cela?
— Vingt mille livres sterling!»
Mon étonnement fut grand; j'avais compté sur quatre ou cinq mille; cette nouvelle me coupa la respiration pour un instant. M. Saint- John, que je n'avais jamais entendu rire auparavant, se mit alors à rire.
«Eh bien! dit-il, si vous aviez commis un meurtre et si je venais vous apprendre que votre crime est découvert, vous auriez l'air moins épouvantée.
— C'est une forte somme; ne pensez-vous pas qu'il y a erreur?
— Pas le moins du monde.
— Peut-être avez-vous mal lu les chiffres, et n'y a-t-il que 2000?
— C'est écrit en lettres et non pas en chiffres: vingt mille.»
Je me faisais l'effet d'un individu dont les facultés gastronomiques qui sont très grandes, et tout à coup se trouve assis seul levant une table préparée pour cent. M. Rivers se leva et mit son manteau.
«Si la nuit n'était pas si mauvaise, dit-il, j'enverrais Anna vous tenir compagnie; vous avez l'air si malheureuse qu'il n'est pas très prudent de vous laisser seule; mais la pauvre Anna ne pourrait pas se tirer de la neige aussi bien que moi; ses jambes ne sont pas aussi longues; ainsi donc je me vois obligé de vous laisser à votre tristesse. Bonsoir.»
Il toucha le loquet de la porte, une pensée subite me vint.
«Arrêtez une minute! m'écriai-je.
— Eh bien?
— Je voudrais savoir pourquoi M. Briggs vous a écrit pour apprendre des détails sur moi; comment il vous connaît, et ce qui a pu lui faire penser que, dans un pays écarté comme celui-ci, vous pourriez l'aider à me découvrir…
— Oh! me dit-il, c'est que je suis ministre, et les ministres sont souvent consultés dans les cas embarrassants.»
Il tourna de nouveau le loquet.
«Non, cela ne me satisfait pas! m'écriai-je.
En effet, sa réponse était à la fois si vague et si prompte, que ma curiosité, au lieu d'être satisfaite, n'en fut que piquée davantage.
«Il y a quelque chose d'étrange là dedans, ajoutai-je, et je veux tout savoir.
— Une autre fois.
— Non, ce soir, ce soir même!»
Et comme il s'éloigna un peu de la porte, je me plaçai entre elle et lui. Il semblait embarrassé.
«Certainement, repris-je, vous ne partirez pas avant de m'avoir tout dit.
— Je préférerais que ce fût une autre fois.
— Non, il le faut!
— J'aimerais mieux que vous apprissiez tout cela par Diana ou par
Marie.»
Ces objections ne faisaient qu'accroître mon ardeur; je voulais être satisfaite, et tout de suite; je le lui dis.
«Mais, reprit-il, je vous ai dit que je suis un homme dur et difficile à persuader.
— Et moi, je suis une femme dure, dont il est impossible de se débarrasser.
— Je suis froid, continua-t-il, la fièvre ne saurait me gagner.
— Je suis ardente, et le feu fond la glace. La flamme du foyer a fait sortir toute la neige de votre manteau; l'eau en a profité pour couler sur le sol, qui maintenant ressemble à une rue inondée… Monsieur Rivers, si vous voulez que je vous pardonne jamais le crime d'avoir souillé le sable de ma cuisine, dites-moi ce que je désire savoir…
— Eh bien! dit-il, je cède, non pas à cause de votre ardeur, mais à cause de votre persévérance, de même que la pierre cède sous le poids de la goutte d'eau qui tombe sans cesse; d'ailleurs il faudra toujours que vous le sachiez: autant maintenant que plus tard. Vous vous appelez Jane Eyre?
— Certainement! nous l'avons déjà dit.
— Peut-être ne savez-vous pas que je porte le même nom que vous?
J'ai été baptisé John Eyre Rivers.
— Non, en vérité, je ne le savais pas; je me rappelle avoir vu la lettre E dans les initiales gravées sur les livres que vous m'avez prêtés; je ne me suis jamais demandé quel pouvait être votre nom; mais alors certainement…»
Je m'arrêtai; je ne voulais pas entretenir, encore moins exprimer la pensée qui m'était venue; mais bientôt elle se changea pour moi en une grande probabilité; toutes les circonstances s'accordaient si bien! la chaîne, qui jusque-là n'avait été qu'une série d'anneaux séparés et sans forme, commençait à s'étendre droite devant moi; chaque anneau était parfait et l'union complète. Avant que Saint-John eût parlé, un instinct m'avait avertie de tout. Mais comme je ne dois pas m'attendre à trouver le même instinct chez le lecteur, je répéterai l'explication donnée par M. Rivers.
«Ma mère s'appelait Eyre, me dit-il; elle avait deux frères: l'un, ministre, avait épousé Mlle Jane Reed, de Gateshead; l'autre. John Eyre, était commerçant à Madère. M. Briggs, procureur de M. Eyre, nous écrivit, au mois d'août dernier, pour nous apprendre la mort de notre oncle et pour nous dire qu'il avait laissé sa fortune à la fille de son frère le ministre, nous rejetant à cause d'une querelle qui avait eu lieu entre lui et mon père et qu'il n'avait jamais voulu pardonner. Il y a quelques semaines, il nous écrivit de nouveau pour nous apprendre qu'on ne pouvait pas retrouver l'héritière, et pour nous demander si nous savions quelque chose sur elle; un nom écrit par hasard sur un morceau de papier me l'a fait découvrir. Vous savez le reste…»
Il voulut de nouveau partir; mais je m'appuyai le dos contre la porte.
«Laissez-moi parler, dis-je; donnez-moi le temps de respirer.»
Je m'arrêtai; il se tenait debout devant moi, le chapeau à la main, et paraissait assez calme. Je continuai:
«Votre mère était la soeur de mon père?
— Oui.
— Par conséquent elle était ma tante?»
Il fit un signe affirmatif.
«Mon oncle John était votre oncle? Vous, Diana et Marie, vous êtes les enfants de sa soeur, et moi je suis la fille de son frère?
— Sans doute.
— Alors vous êtes mes cousins; la moitié de notre sang coule de la même source?
— Oui, nous sommes cousins.»
Je le regardai; il me sembla que j'avais trouvé un frère, un frère dont je pouvais être orgueilleuse et que je pouvais aimer; deux soeurs dont les qualités étaient telles, qu'elles m'avaient inspiré une profonde amitié et une grande admiration, même lorsque je ne voyais en elles que des étrangères. Ces deux jeunes filles, que j'avais contemplées avec un mélange amer d'intérêt et de désespoir, lorsque, agenouillée sur la terre humide, j'avais regardé à travers l'étroite fenêtre de Moor-House, ces deux jeunes filles étaient mes parentes; cet homme jeune et grand, qui m'avait ramassée mourante sur le seuil de sa maison, m'était allié par le sang: bienheureuse découverte pour une pauvre abandonnée! C'était là une véritable richesse, une richesse du coeur! une mine d'affections pures et naturelles! C'était un bonheur vif, immense et enivrant, qui ne ressemblait pas à celui que j'avais éprouvé en apprenant que j'étais riche; car, quoique cette nouvelle eût été la bienvenue, je n'en avais ressenti qu'une joie modérée. Dans l'exaltation de ce bonheur soudain, je joignis les mains; mon pouls bondissait, mes veines battaient avec force.
«Oh! je suis heureuse! je suis heureuse!» m'écriai-je.
Saint-John sourit.
«N'avais-je pas raison de vous dire que vous négligiez les points essentiels pour vous occuper de niaiseries? reprit-il. Vous êtes restée sérieuse quand je vous ai appris que vous étiez riche; et maintenant, voyez votre exaltation pour une chose sans importance.
— Que voulez-vous dire? Peut-être est-ce de peu d'importance pour vous. Vous avez des soeurs, vous n'avez pas besoin d'une cousine; mais moi, je n'avais personne. Trois parents, ou deux, si vous ne voulez pas que je vous compte, viennent de naître pour moi. Oui, je le répète, je suis heureuse!»
Je me promenai rapidement dans ma chambre; puis je m'arrêtai, suffoquée par les pensées qui s'élevaient en moi, trop rapides pour que je pusse les recevoir, les comprendre et les mettre en ordre. Je songeais à tout ce qui pourrait avoir lieu et aurait lieu avant longtemps; je regardais les murailles blanches, et je crus voir un ciel couvert d'étoiles, dont chacune me conduisait vers un but délicieux. Enfin, je pouvais faire quelque chose pour ceux qui m'avaient sauvé la vie, et que jusque-là j'avais aimés d'un amour inutile. Ils étaient sous un joug, et je pouvais leur rendre la liberté; ils étaient éloignés les uns des autres, et je pouvais les réunir; l'indépendance et la richesse qui m'appartenaient pouvaient leur appartenir aussi. N'étions-nous pas quatre? Vingt mille livres, partagées en quatre, donnaient cinq mille livres à chacun; c'était bien assez. Justice serait faite et notre bonheur mutuel assuré. La richesse ne m'accablait plus, ce n'était plus un legs de pièces d'or, mais un héritage de vie, d'espérances et de joies.
Je ne sais quel air j'avais pendant que je songeais à toutes ces choses; mais je m'aperçus bientôt que M. Rivers avait placé une chaise derrière moi, et s'efforçait doucement de me faire asseoir. Il me conseillait d'être calme; je lui déclarai que mon esprit n'était nullement troublé; je repoussai sa main, et je me mis de nouveau à me promener dans la chambre.
«Vous écrirez demain à Marie et à Diana, dis-je, et vous les prierez de venir tout de suite ici. Diana m'a dit qu'elle et sa soeur se trouveraient riches avec mille livres sterling chacune; aussi je pense qu'avec cinq mille elles seront tout à fait satisfaites.
— Dites-moi où je pourrai trouver un verre d'eau, me répondit Saint-John; en vérité, vous devriez faire un effort pour vous calmer.
— C'est inutile. Répondez-moi: quel effet produira sur vous cette fortune? Resterez-vous en Angleterre, épouserez-vous Mlle Oliver et vous déciderez-vous à vivre comme tous les hommes?
— Vous vous égarez; votre tête se trouble. Je vous ai appris cette nouvelle trop brusquement; votre exaltation dépasse vos forces.
«Monsieur Rivers vous me ferez perdre patience; je suis calme; c'est vous qui ne me comprenez pas, ou plutôt qui affectez de ne pas me comprendre.
— Peut-être que, si vous vous expliquiez plus clairement, je vous comprendrais mieux.
— M'expliquer! mais il n'y a pas d'explication à donner. Il est bien facile de comprendre qu'en partageant vingt mille livres sterling entre le neveu et les trois nièces de notre oncle, il revient cinq mille livres à chacun; tout ce que je vous demande, c'est d'écrire à vos soeurs pour leur apprendre l'héritage qu'elles viennent de faire.
— C'est-à-dire que vous venez de faire.
— Je vous ai déjà dit comment je considérais cela, et je ne puis pas changer ma manière de voir. Je ne suis pas grossièrement égoïste, aveuglément injuste et lâchement ingrate. D'ailleurs je veux avoir une demeure et des parents: j'aime Moor-House et j'y resterai; j'aime Diana et Marie, et je m'attacherai à elles pour toute la vie. Je serai heureuse d'avoir cinq mille livres; mais vingt mille ne feraient que me tourmenter; et puis, si cet argent m'appartient aux yeux de la loi, il ne m'appartient pas aux yeux de la justice. Je ne vous abandonne que ce qui me serait tout à fait inutile; je ne veux ni discussion ni opposition; entendons- nous entre nous et décidons cela tout de suite.
— Vous agissez d'après votre premier mouvement; il faut que vous y réfléchissiez pendant plusieurs jours, avant qu'on puisse regarder vos paroles comme valables.
— Oh! si vous ne doutez que de ma sincérité, je ne crains rien.
Vous reconnaissez la justice de ce que je dis?
— J'y vois en effet une certaine justice; mais elle est contraire aux coutumes. La fortune entière vous appartient; mon oncle l'a gagnée par son propre travail, il était libre de la laisser à qui il voulait; il vous l'a donnée. Après tout, la justice vous permet de la garder, et vous pouvez sans remords de conscience la considérer comme votre propriété.
— Pour moi, répondis-je, c'est autant une affaire de sentiment que de conscience; je puis bien une fois me laisser aller à mes sentiments: j'en ai si rarement l'occasion! Quand même pendant une année vous ne cesseriez de discuter et de me tourmenter, je ne pourrais pas renoncer au plaisir infini que j'ai rêvé, au plaisir d'acquitter en partie une dette immense et de m'attacher des amis pour toute ma vie.
— Vous parlez ainsi maintenant, reprit Saint-John, parce que vous ne savez pas ce que c'est de posséder de la fortune et d'en jouir; vous ne savez pas l'importance que vous donneront vingt mille livres sterling, la place que vous pourrez occuper dans la société, l'avenir qui sera ouvert devant vous; vous ne le savez pas.
— Et vous, m'écriai-je, vous ne pouvez pas vous imaginer avec quelle ardeur j'aspire vers un amour fraternel. Je n'ai jamais eu de demeure; je n'ai jamais eu ni frères ni soeurs; je veux en avoir maintenant. Vous ne vous refusez pas à me reconnaître et à m'admettre parmi vous, n'est-ce pas?
— Jane, je serai votre frère, et mes soeurs seront vos soeurs, sans que nous vous demandions ce sacrifice de vos justes droits.
— Mon frère éloigné de mille lieues, mes soeurs asservies chez des étrangers, et moi riche, gorgée d'or, sans l'avoir jamais ni gagné ni mérité! Est-ce là une égalité fraternelle, une union ultime, un profond attachement?
— Mais, Jane, vos aspirations à une famille et à un bonheur domestique peuvent être satisfaites par d'autres moyens que ceux dont vous parlez; vous pouvez vous marier.
— Non, je ne veux pas me marier. Je ne me marierai jamais.
— C'est trop dire; des paroles aussi irréfléchies sont une preuve de l'exaltation où vous êtes.
— Non, ce n'est pas trop dire; je sais ce que j'éprouve, et combien tout mon être repousse la simple pensée du mariage. Personne ne m'épouserait par amour, et je ne veux pas qu'en me prenant on cherche simplement à faire une bonne spéculation. Je ne veux pas d'un étranger qui serait différent de moi, et avec lequel je ne pourrais pas sympathiser. J'ai besoin de mes parents, c'est à dire de ceux qui sentent comme moi. Dites encore que vous serez mon frère; quand vous avez prononcé ces mots, j'ai été heureuse. Si vous le pouvez, répétez-les avec sincérité.
— Je crois que je le puis; je sais que j'ai toujours aimé mes soeurs; mon affection pour elles est basée sur le respect que j'ai pour leur valeur et sur mon admiration pour leur capacité. Vous aussi vous avez une intelligence et des principes. Vous ressemblez à mes soeurs par vos habitudes et vos goûts; votre présence m'est toujours agréable, j'ai déjà trouvé dans votre conversation un soulagement salutaire; je sens que je pourrai facilement vous faire une place dans mon coeur et vous considérer comme ma plus jeune soeur.
— Merci, je me contente de cela pour ce soir. Maintenant vous feriez mieux de partir; car si vous restiez plus longtemps, vous pourriez bien m'irriter encore par vos scrupules injurieux.
— Et l'école, mademoiselle Eyre? il faudra la fermer à présent, je pense?
— Non, je resterai à mon poste jusqu'à ce que vous ayez trouvé une autre maîtresse.»
Il sourit d'un air approbateur, me donna une poignée de main et prit congé de moi.
Je n'ai pas besoin de raconter en détail les luttes que j'eus à soutenir et les arguments que je dus employer pour que le partage du legs eût lieu comme je le désirais. Ma tâche était rude; mais comme j'étais bien résolue, et que mon cousin et mes cousines virent enfin que j'étais irrévocablement décidée à partager également, comme au fond de leurs coeurs ils sentaient toute la justice de mon intention, et savaient bien qu'à ma place ils auraient fait ce que je désirais faire, ils se décidèrent enfin à s'en rapporter à des arbitres. Les juges furent M. Oliver et un homme de loi capable; tous deux se mirent de mon côté, et je fus victorieuse. Les affaires furent réglées. Saint-John, Marie, Diana et moi, nous entrâmes en possession de notre fortune.
CHAPITRE XXXIV
Quand tout fut achevé, on approchait de Noël; c'était le moment des vacances; je fermai l'école de Morton, après avoir pris mes mesures pour que la séparation ne fût pas stérile, du moins, de mon côté. La bonne fortune ouvre la main aussi bien que le coeur; donner un peu quand on a beaucoup reçu, c'est simplement ouvrir un passage à l'ébullition inaccoutumée des sensations. Depuis longtemps je m'étais aperçue avec joie que beaucoup de mes écolières m'aimaient, et, quand nous nous séparâmes, je le vis plus clairement encore; elles me manifestèrent leur affection avec force et simplicité. Ma reconnaissance fut grande en voyant que j'avais vraiment une place dans ces coeurs d'enfants; je leur promis que chaque semaine j'irais les visiter et leur donner une heure de leçon.
M. Rivers arriva au moment où, après avoir examiné l'école, compté les élèves dont le nombre se montait à soixante, les avoir fait défiler devant moi et avoir fermé la porte, j'étais debout, la clef à la main, occupée à faire des adieux particuliers à une demi-douzaine de mes meilleures élèves. Il aurait été impossible de trouver chez aucun fermier anglais des jeunes filles plus décentes, plus respectables, plus modestes et mieux élevées; et c'est beaucoup dire: car, après tout, les paysans anglais sont les mieux élevés, les plus polis et les plus dignes de toute l'Europe. J'ai vu depuis des paysannes françaises et allemandes; les meilleures m'ont paru ignorantes, grossières et stupides, comparées à mes enfants de Morton.
«Trouvez-vous que votre récompense soit assez grande pour toute une saison de travail? me demanda M. Rivers quand les enfants furent partis; n'êtes-vous pas heureuse de vous dire que vous avez fait un bien véritable à vos frères?
— Sans doute.
— Et vous n'avez travaillé que quelques mois. Ne trouvez-vous pas qu'une vie dévouée à la régénération des hommes serait bien employée?
— Oui, répondis-je; mais quant à moi, je ne pourrais pas continuer toujours cette existence: j'ai besoin de jouir de mes propres facultés aussi bien que de cultiver celles des autres, et il faut que j'en jouisse maintenant. Ne rappelez ni mon corps ni mon esprit vers l'école; j'en suis sortie, et je suis disposée à profiter pleinement des vacances.»
Le visage de Saint-John devint sérieux.
«Eh bien! dit-il; quelle ardeur soudaine! que voulez-vous donc faire?
— Je veux être aussi active que possible; d'abord je vous prierai de donner la liberté à Anna et de chercher quelque autre personne pour vous servir.
— Avez-vous besoin d'elle?
— Oui; je voudrais qu'elle vînt avec moi à Moor-House. Diana et Marie arriveront dans une semaine, et je veux qu'elles trouvent tout en ordre.
— Je comprends. Je croyais que vous vouliez partir pour faire quelque excursion; j'aime mieux qu'il en soit ainsi. Anna ira avec vous.
— Alors dites-lui de se tenir prête pour demain; voilà la clef de l'école, je vous remettrai bientôt celle de ma ferme.»
Il la prit.
«Vous avez l'air bien joyeuse, me dit-il; je ne comprends pas complètement votre gaieté, parce que je ne sais pas quelle tâche va remplacer pour vous celle que vous quittez. Quelles intentions, quelles ambitions avez-vous? Enfin, quel est le but de votre vie?
— Ma première intention est de nettoyer (comprenez-vous toute la force de ce mot?) de nettoyer Moor-House du haut en bas; ma seconde est de frotter tout avec de la cire, de l'huile et un nombre infini de torchons, jusqu'à ce que chaque objet redevienne bien brillant; ma troisième, d'arranger les chaises et les tables, les lits et les tapis, avec une précision mathématique; ensuite, je vous ruinerai en tourbe et en charbon pour faire de bon feu dans toutes les chambres; enfin, les deux jours qui précéderont l'arrivée de vos soeurs seront employés par Anna et moi à battre des oeufs, à mélanger des raisins, à râper des épices, à pétrir des gâteaux de Noël, à hacher des rissoles et à célébrer tous les rites culinaires qu'on ne peut expliquer qu'imparfaitement à ceux qui, comme vous, ne sont pas parmi les initiés. En un mot, mon intention est de tenir toute chose prête et en parfait état pour l'arrivée de Marie et de Diana; mon ambition est de leur montrer le beau idéal d'une réception affectueuse.
Saint-John sourit légèrement; cependant il paraissait mécontent.
«Tout cela est très bien pour le moment, dit-il; mais sérieusement, j'espère que quand le premier flot de vivacité sera passé, vous regarderez un peu plus haut que les charmes domestiques et les joies de la famille.
— C'est ce qu'il y a de meilleur dans le monde, m'écriai-je.
— Non, Jane, non. Ce monde n'est pas un lieu de jouissance, ne cherchez pas à en faire un paradis; ce n'est pas un lieu de repos: ne devenez pas indolente.
— Au contraire, je veux être active.
— Jane, je vous pardonne pour le moment; je vous accorde deux mois pour jouir pleinement de votre nouvelle position et du bonheur d'avoir trouvé des parents; mais alors j'espère que vous regarderez au delà de Moor-House, de Morton, des affections fraternelles, du calme égoïste et du bien-être sensuel que procure la civilisation; j'espère qu'alors vous serez de nouveau troublée par la force de votre énergie.»
Je le regardai avec surprise.
«Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi; je suis disposée à être heureuse et vous voulez me pousser à l'agitation. Dans quel but?
— Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que Dieu vous a confiés et dont un jour il vous demandera certainement un compte rigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec anxiété. Je vous en avertis, j'essayerai de dominer cette fièvre ardente qui vous précipite vers les joies du foyer. Ne vous attachez pas avec tant de force à des liens charnels; gardez votre fermeté et votre enthousiasme pour une cause qui en soit digne; ne les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Me comprenez-vous, Jane?
— Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j'ai de bonnes raisons pour être heureuse, et je veux l'être. Adieu!»
En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous donnâmes beaucoup de peine; elle était charmée de voir qu'au milieu de tout l'embarras d'un arrangement, je savais être gaie, brosser, épousseter, nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après un ou deux jours de confusion, nous eûmes le plaisir de voir l'ordre se rétablir petit à petit au milieu de ce chaos que nous- mêmes avions causé. J'avais été passer une journée à S *** pour acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m'avaient assigné une somme pour cela et m'avaient donné carte blanche pour toutes les modifications que je désirerais faire. J'en fis peu dans la chambre à coucher et dans la pièce où on se tenait ordinairement, parce que je savais que Diana et Marie trouveraient plus de plaisir à revoir les tables, les chaises et les lits de leur vieille maison, qu'à regarder un ameublement neuf, quelque élégant qu'il fût; cependant quelques changements étaient nécessaires pour donner un peu de piquant à leur retour, ainsi que je le désirais. J'achetai donc de jolis tapis et des rideaux de couleur foncée, quelques ornements antiques en porcelaine ou en bronze, soigneusement choisis, des miroirs et des nécessaires de toilette: tout cela, sans être très beau, était très frais. Il restait encore le parloir et une chambre de réserve; j'y mis des meubles de vieil acajou, recouverts en velours rouge; des toiles furent tendues dans les corridors et des tapis dans les escaliers. Quand tout fut fini, il me sembla qu'à l'intérieur Moor-House était un véritable modèle de confort modeste, tandis qu'à l'extérieur, surtout à cette époque de l'année, on eût dit un grand bâtiment vaste, froid et désert.
Le jour tant désiré vint enfin; elles devaient arriver le soir, et longtemps d'avance les feux furent allumés en haut et en bas, la cuisine se faisait. Anna et moi nous étions habillées; tout était prêt.
Saint-John arriva le premier. Je l'avais prié de ne pas venir tant que tout ne serait pas en ordre; du reste, la seule idée du travail mesquin et trivial qui se faisait à Moor-House l'aurait éloigné. Il me trouva dans la cuisine, surveillant des gâteaux que j'avais fait cuire pour le thé. S'approchant du foyer, il me demanda si j'étais enfin fatiguée de mon métier de servante; je lui répondis en l'invitant à m'accompagner pour visiter le résultat de mes travaux. Après quelques difficultés, je le décidai à faire le tour de la maison. Il se contenta de jeter un coup d'oeil sur les chambres que je lui montrais et n'y entra même pas; puis il me dit que j'avais dû avoir beaucoup de peine et de fatigue pour effectuer un si grand changement en si peu de temps, mais pas une seule fois il n'exprima de satisfaction de voir sa maison bien arrangée.
Ce silence me glaça; je pensai que mes changements avaient peut- être détruit quelque vieil arrangement auquel il tenait; je le lui demandai, et probablement d'un ton un peu découragé:
«Pas le moins du monde, me répondit-il; au contraire, j'ai remarqué que vous avez scrupuleusement respecté l'ancienne organisation; mais je crains que vous ne vous soyez occupée de ces choses plus qu'il ne l'aurait fallu. Par exemple, combien de temps avez-vous consacré à cette chambre?»
Puis il me demanda où se trouvait un livre qu'il me nomma.
Je le lui montrai dans la bibliothèque; il le prit, et, se retirant dans sa retraite ordinaire près de la fenêtre, il se mit à lire.
Cela ne me plut pas. Saint-John était bon, mais je commençais à sentir qu'il avait dit vrai en se déclarant dur et froid. La douceur et la tendresse n'avaient pas d'attrait pour lui; il ne sentait pas le charme des joies paisibles. Il vivait uniquement pour aspirer aux choses grandes et belles, il est vrai; mais il ne voulait jamais se reposer, et il n'approuvait pas le repos chez ceux qui l'entouraient.
En contemplant son front élevé, calme et pâle comme la pierre, sa belle figure absorbée par l'étude, je compris qu'il ne pourrait pas faire un bon mari, qu'être sa femme serait une grande épreuve. Je devinai la nature de son amour pour Mlle Oliver, et, comme lui, je pensai que ce n'était qu'un amour des sens; je compris qu'il méprisât l'influence fiévreuse que cet amour exerçait sur lui, qu'il souhaitât l'étouffer et le détruire; enfin je vis qu'il avait raison en pensant que ce mariage ne pourrait assurer un bonheur constant ni à l'un ni à l'autre. C'est dans des hommes semblables que la nature taille ses héros, chrétiens ou païens, ses législateurs, ses hommes d'État, ses conquérants; rempart vigoureux et où peuvent s'appuyer les plus grands intérêts, mais pilier froid, triste et gênant, près du foyer domestique.
«Ce salon n'est pas sa place, me dis-je; les montagnes de l'Himalaya, les forêts de la Cafrerie ou les côtes humides et empestées de la Guinée, lui conviendraient mieux. Il fait bien de fuir le calme de la vie de famille; ce n'est pas là ce qu'il lui faut; ses facultés s'endorment et ne peuvent pas se développer pour briller avec éclat. C'est dans une vie de lutte et de danger, où le courage, l'énergie et la force d'âme sont nécessaires, qu'il parlera et agira, qu'il sera le chef et le supérieur, tandis que devant ce foyer un joyeux enfant l'emporterait sur lui; je le vois maintenant, il a raison de vouloir être missionnaire.
— Les voilà qui arrivent.» s'écria Anna en ouvrant la porte du salon.
Au même moment, le vieux Carlo se mit à aboyer joyeusement. Je sortis; il faisait nuit; mais j'entendis un bruit de roue. Anna eut bientôt allumé sa lanterne. La voiture s'était arrêtée devant la grille; le cocher ouvrit la portière, et deux formes bien connues sortirent l'une après l'autre. Avant une minute, ma figure était entrée sous leurs chapeaux, et avait caressé d'abord les joues de Marie, puis les boucles flottantes de Diana; elles riaient et m'embrassaient; puis ce fut au tour d'Anna; enfin Carlo qui était presque fou de joie, eut aussi sa part. Elles me demandèrent si tout allait bien, et, quand je leur eus répondu affirmativement, elles se hâtèrent d'entrer.
Elles étaient engourdies par les cahots de la voiture et glacées par l'air froid de la nuit, mais elles s'épanouiront devant la lumière du feu. Pendant que le cocher et Anna apportaient les paquets, elles demandaient où était Saint-John. À ce moment celui- ci sortait du salon. Toutes deux lui jetèrent les bras autour du cou. Quant à lui, il leur donna à chacune un baiser calme, murmura à voix basse quelques mots pour leur souhaiter la bienvenue, resta quelque temps à écouter ce qu'on lui disait; puis, prétextant que ses soeurs allaient bientôt le rejoindre au salon, il retourna dans sa retraite.
Je leur avais préparé des lumières pour monter dans leurs chambres; mais Diana voulut d'abord donner quelques ordres hospitaliers à l'égard du cocher; après cela toutes deux me suivirent. Elles furent enchantées des changements que j'avais faits; elles ne cessaient d'admirer les nouvelles tentures, les tapis tout frais, les vases de belle porcelaine; elles m'exprimèrent leur reconnaissance chaleureusement. J'eus le plaisir de sentir que tout ce que j'avais fait répondait parfaitement à leurs désirs et ajoutait un grand charme à leur joyeux retour.
Cette soirée fut bien douce. Mes heureuses cousines furent si éloquentes et eurent tant de choses à raconter, que je ne m'aperçus pas beaucoup du silence de Saint-John. Celui-ci était sincèrement content de voir ses soeurs; mais il ne pouvait pas prendre part à leur enthousiasme et à leurs flots de joie: le retour de Diana et de Marie lui faisait plaisir; mais le tumulte joyeux et la réception brillante l'irritaient; je vis qu'il désirait être au lendemain, espérant plus de calme. Vers le milieu de la soirée, à peu près une heure après le thé, on entendit un coup à la porte; Anna entra nous dire qu'un pauvre garçon venait chercher M. Rivers pour sa mère mourante. «Où demeure-t-il, Anna? demanda Saint-John.
— Tout au haut de Whitcross-Brow; c'est presque à quatre milles d'ici, et tout le long du chemin il y a des marécages et de la mousse.
— Dites-lui que je vais y aller.
— Vous feriez mieux de ne pas y aller, monsieur; il n'y a pas de route plus mauvaise la nuit; à travers les marais, le chemin n'est pas tracé du tout. Et puis la nuit est si froide? Vous n'avez jamais vu un vent plus vif. Vous feriez mieux, monsieur, de lui dire que vous irez demain matin.»
Mais Saint-John était déjà dans le corridor, occupé à mettre son manteau; il partit sans une objection, sans un murmure, Il était neuf heures; il ne revint qu'à minuit, fatigué et affamé, mais avec une figure plus heureuse que quand il était parti: il avait accompli un devoir, fait un effort; il se sentait assez fort pour agir et se vaincre; il était plus satisfait de lui-même.
Je crois bien que pendant toute la semaine suivante sa patience fut souvent à l'épreuve. C'était la semaine de Noël; elle fut employée à aucun travail régulier et se passa dans une joyeuse dissipation domestique. L'air des marais, la liberté dont on jouit chez soi, et l'heureux événement qui venait d'arriver, tout enfin agissait sur Diana et Marie comme un élixir enivrant; elles étaient gaies du matin au soir, elles parlaient toute la journée, et ce qu'elles disaient était spirituel, original, et avait tant de charme pour moi, que rien ne me faisait plus de plaisir que de les écouter et de prendre part à leur conversation. Saint-John ne cherchait pas à réprimer notre vivacité; mais il nous évitait; il était rarement à la maison; sa paroisse était grande et les habitants éloignés les uns des autres; toute la journée il visitait les pauvres et les malades.
Un matin à déjeuner, Diana, après être demeurée pensive pendant quelque temps, lui demanda s'il n'avait pas renoncé à ses projets.
«Non, répondit-il, et rien ne m'y fera renoncer.»
Il nous apprit alors que son départ était définitivement fixé pour l'année suivante.
«Et Rosamonde Oliver?» dit Marie.
Ces mots semblaient lui être échappés involontairement; car, à peine les eut-elle prononcés, qu'elle fit un geste comme si elle eût voulu les rétracter.
Saint-John tenait un livre à la main: il avait l'habitude peu aimable de lire à table; il le ferma et nous regarda.
«Rosamonde Oliver, dit-il, va se marier à M. Granby, un des plus estimables habitants de S***. C'est le petit-fils et l'héritier de sir Frédéric Granby; M. Oliver m'a appris cette nouvelle hier.»
Ses soeurs se regardèrent; puis leurs yeux se fixèrent sur moi; alors, toutes les trois, nous nous mîmes à contempler Saint-John: il était aussi serein et aussi froid que le cristal.
«Ce mariage a été arrangé bien vite, dit Diana; ils ne peuvent pas se connaître depuis longtemps.
— Depuis deux mois seulement; ils se sont rencontrés en octobre au bal de S***. Mais quand il n'y a aucun obstacle à une union, quand elle est désirable sous tous les rapports, les retards sont inutiles; ils se marieront lorsque le château de ***, que sir Frédéric leur donne, sera en état de les recevoir.»
Dès que je me trouvai seule avec Saint-John, je fus tentée de lui demander s'il ne souffrait pas de cette union; mais il semblait avoir si peu besoin de sympathie, qu'au lieu de me hasarder à le consoler, je fus un peu honteuse en me rappelant ce que je lui avais déjà dit. D'ailleurs j'avais perdu l'habitude de lui parler; il avait repris sa réserve, et je sentais que tout épanchement se glaçait en moi. Il n'avait pas tenu sa promesse: il ne me traitait pas comme ses soeurs; il mettait toujours entre elles et moi une différence qui empêchait la cordialité. En un mot, maintenant que j'étais sa parente et que je vivais sous le même toit que lui, la distance entre nous me semblait bien plus grande que lorsque j'étais simplement la maîtresse d'école d'un village; en me rappelant tout ce qu'il m'avait dit un jour, j'avais peine à comprendre sa froideur actuelle.
Les choses étant dans cet état, je ne fus pas peu étonnée de le voir relever tout à coup la tête, qu'il tenait penchée sur son pupitre, pour me dire:
«Vous le voyez, Jane, j'ai combattu et j'ai remporté la victoire.»
Je tressaillis en l'entendant s'adresser ainsi à moi, et je ne répondis pas tout de suite. Enfin, après un moment d'hésitation, je lui dis:
«Mais êtes-vous sûr que vous n'êtes pas parmi ces conquérants auxquels leur triomphe a coûté trop cher? une autre victoire semblable ne vous abattrait-elle pas entièrement?
— Je ne le pense pas; mais quand même, qu'importe? Je n'aurai plus jamais à combattre pour cette même cause; la victoire est définitive. Maintenant ma route est facile à suivre: j'en remercie Dieu.»
En disant ces mots, il se remit à son travail et retomba dans le silence.
Bientôt notre bonheur, à Diana, à Marie et à moi, devint plus calme; nous reprîmes nos habitudes ordinaires et nous recommençâmes des études régulières. Alors Saint-John s'éloigna moins de la maison. Quelquefois il restait des heures entières dans la même chambre que nous. Pendant que Marie dessinait, que Diana continuait sa lecture de l'Encyclopédie, qu'elle avait entreprise à mon grand émerveillement, et que moi j'étudiais l'allemand, Saint-John poursuivait silencieusement l'étude d'une langue orientale, étude qu'il croyait nécessaire à l'accomplissement de son projet.
Ainsi occupé, il restait dans son coin, tranquille et absorbé; mais ses yeux bleus quittaient souvent la grammaire étrangère qui était devant eux, et errant tout autour de la chambre, se fixaient de temps en temps sur ses compagnons d'étude avec une curieuse intensité d'observation. Si on le remarquait, il détournait immédiatement son regard, et pourtant ses yeux scrutateurs revenaient sans cesse se diriger vers notre table. Je me demandais toujours ce que cela signifiait. Je m'étonnais également de la satisfaction qu'il témoignait régulièrement dans une circonstance qui me semblait de peu d'importance, c'est-à-dire lorsque, chaque semaine, je me rendais à mon école de Morton. Et ce qui m'étonnait encore plus, c'est que, lorsqu'il faisait de la neige, de la pluie ou du vent, si ses soeurs m'engageaient à ne point aller à Morton, lui, au contraire, méprisant leur sollicitude, m'encourageait à accomplir ce devoir en dépit des éléments.
«Jane n'est pas aussi faible que vous le prétendez, disait-il; elle peut supporter le vent de la montagne, la pluie ou la neige aussi bien que nous; sa constitution saine et élastique luttera mieux contre les variations du climat que d'autres plus fortes.»
Quand je revenais fatiguée et trempée par la pluie, je n'osais pas me plaindre, parce que je voyais que mes plaintes le contrariaient; la fermeté lui plaisait toujours, le contraire l'ennuyait.
Un jour pourtant j'obtins la permission de demeurer à la maison, parce que j'étais vraiment enrhumée; ses soeurs allèrent à Morton à ma place. Je restai à lire Schiller; quant à lui, il déchiffrait des caractères orientaux. Ayant achevé ma traduction, je voulus me mettre à un thème; pendant que je changeais mes cahiers, je regardai de son côté, et je m'aperçus que je subissais l'examen de son oeil bleu et perçant. Je ne sais pas depuis combien de temps il me scrutait ainsi. Son regard était froid et inquisiteur. Je sentis la superstition s'emparer de moi, comme si j'avais eu à mes côtés quelque divinité fantastique.
«Jane, me dit-il, que faites-vous?
— J'apprends l'allemand.
— Je voudrais que vous quittassiez l'allemand pour étudier l'hindoustani.
— Parlez-vous sérieusement?
— Si sérieusement que je le veux, et je vais vous dire pourquoi.»
Alors il m'expliqua que lui-même étudiait l'hindoustani; qu'à mesure qu'il avançait, il oubliait le commencement; que ce serait d'un grand secours pour lui d'avoir une élève avec laquelle il pourrait repasser sans cesse les premiers éléments et, par ce moyen, les bien fixer dans son esprit. Il ajouta qu'il avait longtemps hésité entre moi et ses soeurs, et qu'enfin il m'avait choisie, parce qu'il avait vu que c'était moi qui étais capable de rester le plus longtemps appliquée. Il me demanda de lui rendre ce service, en ajoutant que du reste le sacrifice ne serait pas long, puisqu'il comptait partir avant trois mois.
Il n'était pas facile de refuser une chose à Saint-John; on sentait que chez lui toutes les impressions, soit tristes, soit heureuses, restaient profondément gravées et duraient toujours. Je consentis. Quand mes cousines revinrent, Diana trouva son frère qui s'était emparé de son élève; elle se mit à rire, et toutes deux déclarèrent que Saint-John n'aurait jamais pu les décider à une semblable chose. Il répondit tranquillement:
«Je le savais.»
Je trouvai en lui un maître patient, indulgent, mais exigeant; il me donnait beaucoup à faire, et, quand j'avais rempli son attente, il me témoignait son approbation à sa manière. Petit à petit, il acquit sur moi une certaine influence qui me retira toute liberté d'esprit. Ses louanges et ses observations étaient plus entravantes pour moi que son indifférence; quand il était là, je ne pouvais ni parler ni rire librement; un instinct importun m'avertissait sans cesse que la vivacité lui déplaisait profondément, chez moi du moins. Je sentais bien qu'il n'aimait que les occupations sérieuses, et, malgré mes efforts, je ne pouvais pas me livrer à des travaux d'un autre genre en sa présence. J'étais dominée par un charme puissant. Quand il me disait: «Allez,» j'allais; «Venez,» je venais; «Faites cela,» je le faisais; mais je n'aimais pas ma servitude, et j'aurais préféré son indifférence d'autrefois.
Un soir, à l'heure de se coucher, ses soeurs l'entouraient pour lui dire adieu; selon son habitude, il les embrassa toutes deux et me donna une poignée de main. Diana était, ce soir-là, d'une humeur joyeuse (elle n'était jamais douloureusement opprimée comme moi par la volonté de son frère; car la sienne était aussi forte dans un sens opposé); aussi elle s'écria: