Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
CHAPITRE XXII
M. Rochester ne m'avait accordé qu'une semaine, et pourtant je ne quittai Gateshead qu'au bout d'un mois. Je voulais partir immédiatement après les funérailles; mais Georgiana me pria de rester jusqu'à son départ pour Londres: car elle venait enfin d'être invitée par son oncle, M. Gibson, qui était venu assister à l'enterrement de Mme Reed et régler les affaires de famille. Georgiana disait qu'elle craignait de rester seule avec sa soeur, car elle ne pouvait trouver près d'elle ni sympathie pour ses tristesses ni soutien pour ses terreurs; elle ne voudrait même pas l'aider dans ses préparatifs. Je fus donc obligée de supporter aussi bien que possible les plaintes et les lamentations de cet esprit faible, et je fis de mon mieux pour coudre et emballer ses toilettes. Il est vrai que, pendant que je travaillais, elle se reposait, et je pensais en moi-même: «Si nous étions destinées à vivre ensemble, ma cousine, nous commencerions les choses différemment; je ne m'accommoderais pas de tout supporter ainsi; je vous laisserais votre part de travail, et si vous ne la faisiez pas, eh bien, personne n'y toucherait; je vous demanderais aussi de garder pour vous quelques-unes de ces plaintes à moitié sincères; mais comme nos rapports doivent être très courts et ont commencé sous de tristes auspices, je consens à être facile et patiente.»
Enfin Georgiana partit; ce fut alors Éliza qui me pria de rester encore une semaine; ses plans, disait-elle, demandaient tout son temps et toute son attention; elle devait se rendre dans un pays inconnu. Elle s'enfermait dans sa chambre, et y restait toute la journée à remplir des malles, à vider des tiroirs et à brûler des papiers; elle n'avait de communication avec personne; elle me demanda de surveiller la maison, de recevoir les visites et de répondre aux lettres de condoléance.
Un matin, elle me dit que j'étais libre, et elle ajouta:
«Je vous remercie de vos services et de votre conduite discrète; il y a une grande différence entre vivre avec quelqu'un comme vous ou avec Georgiana; vous accomplissez votre tâche dans la vie et vous n'êtes à charge à personne. Demain, continua-t-elle, je pars pour le continent; j'irai m'installer dans une maison religieuse, près de Lille; un couvent, comme vous diriez. Là, je serai tranquille; pendant quelque temps, j'étudierai le dogme catholique et j'examinerai soigneusement ce système religieux; si, comme je le crois, il est combiné pour que toute chose soit faite décemment et en ordre, j'accepterai les lois de Rome et je prendrai probablement le voile.»
Je n'exprimai aucune surprise, lorsqu'elle m'apprit sa résolution, et je n'essayai nullement de la dissuader. «Voilà qui vous convient parfaitement, pensai-je au contraire; Dieu veuille que cela vous fasse du bien!»
Quand nous nous séparâmes, elle me dit:
«Adieu, cousine Jane; je vous souhaite du bonheur; vous avez passablement de bon sens.
— Vous n'en manquez pas non plus, Éliza, lui répondis-je, mais je pense qu'avant une année votre bon sens sera enfermé dans les murs d'un couvent français… Du reste, ces choses ne me regardent pas, et, si cela vous convient, peu m'importe.
— Vous avez raison,» reprit-elle; et chacune de nous prit une route différente.
Comme je n'aurai plus occasion de parler ni d'elle ni de sa soeur, j'avertirai tout de suite le lecteur que Georgiana épousa un vieux noble très riche et qu'Éliza prit le voile; elle est maintenant au prieuré du couvent où eut lieu son noviciat, et qu'elle dota de sa fortune.
Je ne connaissais pas encore les sensations qu'on éprouve en retournant chez soi après une absence. Je savais ce que j'avais éprouvé dans mon enfance quand je rentrais à Gateshead après une longue promenade, pour y être grondée, à cause de ma mine froide et triste; plus tard, lorsque je revenais de l'église, à Lowood, je désirais un repas nourrissant et un bon feu, et je ne pouvais avoir ni l'un ni l'autre; les retours n'avaient rien de très agréable; je n'étais pas attirée vers ma demeure par un de ces aimants dont la force attractive augmente à mesure que l'objet approche; je ne savais pas encore l'effet que devait me produire le retour à Thornfield.
Mon voyage me sembla très ennuyeux: il fallait faire cinquante milles le premier jour, autant le second, et passer une nuit à l'hôtel. Pendant les douze premières heures, je pensai aux derniers moments de Mme Reed; je voyais sa figure pâle et décomposée; j'entendais sa voix altérée; je me rappelais le jour des funérailles, le cercueil, le corbillard, la longue file des fermiers et des serviteurs, le petit nombre de parents, les caveaux lugubres, l'église silencieuse, le service solennel. Puis, je songeai à Éliza et à Georgiana; je voyais l'une s'étalant dans un bal, l'autre enfermée dans la cellule d'un couvent, et je méditais en moi-même les particularités de leurs personnes et de leurs caractères. Le soir, j'arrivai à la ville de… Mes pensées s'évanouirent, et, pendant la nuit, mon imagination se reporta sur tout autre chose; étendue sur mon lit de voyage, j'oubliai le passé pour songer à l'avenir.
Je retournais à Thornfield, mais pour combien de temps? j'étais persuadée que mon séjour n'y serait pas long. J'avais reçu une lettre de Mme Fairfax. Elle m'apprenait que les invités de M. Rochester venaient de quitter le château; M. Rochester était à Londres depuis trois semaines, mais il devait revenir dans une quinzaine de jours; Mme Fairfax me disait qu'il était allé faire des préparatifs pour son mariage, et qu'il avait parlé d'acheter une voiture neuve. Elle ajoutait que ce mariage avec Mlle Ingram lui paraissait toujours bien étrange; mais que, d'après ce qu'elle entendait dire et ce qu'elle voyait elle-même, elle ne pouvait plus douter que la cérémonie ne dût être prochaine.
«Ce serait bien de l'incrédulité que de ne pas croire encore, me disais-je tout bas; non, je suis persuadée maintenant.»
Et alors je me demandais où j'irais; je rêvai à Mlle Ingram toute la nuit; dans un de mes rêves, je la vis me fermer les portes de Thornfield et me montrer la grande route; M. Rochester la regardait les bras croisés, et promenait sur nous deux son sourire sardonique.
Je n'avais pas écrit à Mme Fairfax le jour de mon arrivée, parce que je ne désirais pas qu'on envoyât une voiture pour moi à Millcote; j'avais l'intention de faire tranquillement ce petit trajet, et, après avoir laissé ma malle aux soins de l'hôtelier, je quittai l'auberge de George à six heures du soir, et je pris le chemin qui conduisait à Thornfield. La route se faisait en partie au milieu des champs et était peu fréquentée.
C'était par une soirée d'été douce et belle, mais non pas brillante et splendide. Les faucheurs travaillaient encore, et le ciel, bien que chargé de quelques nuages, promettait un beau temps; le bleu du ciel était doux et pur dans les endroits où il se laissait voir; les nuages étaient légers et hauts; l'occident, d'une teinte chaude, n'était traversé par aucune lueur humide; on eût dit un foyer allumé, un autel embrasé derrière ces vapeurs marbrées, et, à travers les fentes, on apercevait des rayons d'un rouge doré.
Je me sentais heureuse de voir le chemin s'abréger devant moi, si heureuse que je m'arrêtai pour me demander ce que signifiait cette joie, et pour me répéter que je ne retournais pas chez moi, ni dans un endroit où je dusse toujours rester, ni dans un lieu où je serais attendue par d'affectueux amis. «Mme Fairfax, me disais-je, me souhaitera tranquillement la bienvenue, la petite Adèle battra des mains et sautera de joie en me voyant; mais je pense à un autre qui ne pense pas à moi.» Cependant rien n'est plus entêté que la jeunesse, plus aveugle que l'inexpérience, et toutes deux affirmaient qu'avoir le privilège de regarder M. Rochester, quand même il ne ferait pas attention à moi, c'était déjà un bonheur assez grand; puis elles ajoutaient: «Dépêchez-vous, dépêchez-vous; tâchez d'être avec lui pendant que vous le pouvez; encore quelques jours, ou tout au plus quelques semaines, et vous serez séparée de lui pour jamais!» Alors j'étouffais une nouvelle agonie, une pensée que je ne pouvais ni avouer ni entretenir en moi.
On faisait aussi les foins dans les prairies de Thornfield, ou plutôt les paysans retournaient chez eux, le râteau sur l'épaule, au moment où j'arrivais; il ne me restait plus qu'un ou deux champs et la route à traverser avant d'atteindre les portes du château; les buissons étaient pleins de roses, mais je n'avais pas le temps d'en cueillir, je désirais être arrivée. Je passai devant un grand églantier qui avançait ses branches fleuries jusqu'au milieu du sentier; j'aperçus la barrière étroite et les marches de pierre. M. Rochester était assis là, un livre et un crayon à la main; il écrivait.
Ce n'était pas un fantôme, et pourtant je me sentis faiblir un instant; pendant une minute, je ne fus pas maîtresse de moi. Qu'est-ce que cela signifiait? Je ne pensais pas trembler ainsi en le voyant, et je ne croyais pas que sa présence me ferait perdre la faculté de remuer ou de parler. «Dès que je pourrai marcher, me dis-je, je retournerai sur mes pas, je ne veux pas devenir complètement idiote; je connais un autre chemin qui me conduira au château…»
Mais quand même j'en aurais connu vingt, cela ne m'aurait servi à rien, car il m'avait vue.
«Holà! s'écria-t-il en déposant son livre et son crayon; vous voilà donc! Venez ici, s'il vous plaît.»
Je pense que je m'avançai vers lui, quoique je ne puisse pas dire de quelle manière; j'avais à peine conscience de ce que je faisais, et tout ce que je désirais c'était paraître calme, et surtout dominer les muscles de ma figure, qui, rebelles à ma volonté, s'efforçaient d'exprimer ce que j'avais résolu de cacher. Mais heureusement j'avais un voile, je le baissai, «Maintenant même, me dis-je, j'aurai peut-être encore de la peine à faire bonne contenance.»
«Eh! c'est là Jane Eyre, reprit M. Rochester; vous êtes venue à pied de Millcote? que voilà encore un tour digne de vous! Pourquoi ne pas avoir envoyé chercher une voiture au château, et vous être fait traîner sur la route, comme tout le monde, plutôt que d'errer seule à la nuit tombante près de votre demeure, comme une ombre ou un songe? Que diable avez-vous fait pendant le mois dernier?
— J'ai été avec ma tante qui est morte, monsieur.
— Cette réponse est bien de vous; bons anges, venez à mon secours! Elle arrive de l'autre monde, de la demeure de ceux qui sont morts, et ne craint pas de me le dire, lorsqu'elle me rencontre seul dans l'obscurité. Si j'osais, je vous toucherais pour m'assurer que vous êtes un corps et non pas une ombre, petite elfe! mais autant essayer à prendre un feu follet dans un marais. Petite paresseuse, ajouta-t-il après s'être arrêté un instant, vous avez été loin de moi pendant tout un mois, et sans doute vous m'avez oublié.»
Je savais que j'aurais du plaisir à voir mon maître, mais que ce plaisir serait mélangé de tristesse à la pensée que bientôt il cesserait d'être mon maître, et que je n'étais rien pour lui; cependant il y avait chez M Rochester, du moins je le pensais, une telle puissance pour communiquer le bonheur, que même goûter aux miettes qu'il éparpillait aux oiseaux étrangers comme moi, c'était prendre part à un splendide festin. Ses dernières paroles avaient été un baume: elles semblaient signifier qu'il ne lui était pas indifférent de se voir oublié par moi; puis il avait appelé Thornfield ma demeure. Hélas! je l'aurais bien désiré!
Il ne semblait pas disposé à quitter l'escalier, et j'osais à peine le prier de me faire place. Au bout de quelque temps, je lui demandai enfin s'il n'avait pas été à Londres.
«Oui, me répondit-il; vous l'avez deviné, je suppose.
— Mme Fairfax me l'a écrit.
— Et vous a-t-elle dit pourquoi?
— Oh! oui, monsieur, tout le monde le savait.
— Eh bien! Jane, il faudra que je vous montre la voiture, et vous me direz si elle convient bien à la femme de M. Rochester, et si, étendue sur ces coussins rouges, elle n'aura pas l'air de la reine Boadicea. Voyez-vous, Jane, je voudrais que mon extérieur s'accordât un peu mieux avec le sien; dites-moi, petite fée, ne pourriez-vous pas me donner quelque fiole merveilleuse qui me rendit beau?
— Cela dépasse le pouvoir de la magie, monsieur.» Et j'ajoutai en moi-même: «Un oeil aimant est le plus grand charme; ce charme-là vous l'avez, et l'expression dure de votre visage a plus de pouvoir que la beauté même.»
Souvent M. Rochester avait lu mes pensées avec une justesse que je ne pouvais comprendre; pour le moment, il sembla ne point écouter ma réponse brève; il me sourit d'un de ces sourires que lui seul possédait et dont il n'usait que dans de rares occasions; il le trouvait sans doute trop beau pour en abuser; c'était la flamme brillante du sentiment, et, en me regardant, il jeta sur moi cet éclatant rayon.
«Passez, Jane, me dit-il en me faisant place sur l'escalier; retournez au château, et arrêtez votre petit pied errant et fatigué sur le seuil d'un ami.»
Ce que j'avais de mieux à faire, c'était de lui obéir en silence, car je n'avais plus de raison pour causer avec lui. Je montai les marches sans dire un mot et résolue à le quitter avec calme; mais quelque chose me retenait, une force irrésistible me contraignît à me retourner; je m'écriai, ou plutôt un sentiment que je ne pouvais maîtriser s'écria, en dépit de ma ferme volonté:
«Merci, monsieur Rochester, merci de votre grande bonté; je suis bien heureuse d'être revenue près de vous, et où vous êtes, là est ma demeure, ma seule demeure!»
Alors je me mis à marcher si vite que, s'il eût voulu me rattraper, il aurait eu de la peine. La petite Adèle devint presque folle de joie quand elle me revit; Mme Fairfax me reçut avec sa bonté ordinaire, Leah me sourit, et Sophie elle-même me dit bonsoir d'un air joyeux; tout cela me parut très agréable. Il n'y a pas de bonheur plus grand que d'être aimé par ses semblables, et de sentir que votre présence est une joie pour eux.
Ce soir-là, je fermai résolument les yeux pour ne pas voir l'avenir; je me bouchai les oreilles pour ne pas entendre la voix qui m'annonçait une prochaine séparation et des tristesses prochaines. Le thé achevé, Mme Fairfax prit son tricot, je m'assis sur une petite chaise près d'elle, et Adèle, agenouillée sur le tapis, se pressa contre moi; un sentiment de mutuelle affection semblait nous avoir entourées d'un cercle de paix; alors, dans le silence de mon âme, je priai Dieu de ne pas nous séparer trop tôt. Nous étions ainsi groupées, lorsque M. Rochester entra sans s'être fait annoncer; il sembla satisfait en nous voyant si unies.
«Madame Fairfax, dit-il, doit être bien contente d'avoir retrouvé sa fille d'adoption, et je vois qu'Adèle est toute prête à croquer sa petite maman anglaise.»
En l'entendant ainsi parler, j'espérai presque que, même après son mariage, il pourrait peut-être nous laisser toutes ensemble, nous placer dans quelque abri protégé par lui et que sa présence viendrait de temps en temps réjouir.
Thornfield resta quinze jours dans un calme complet. On ne parlait plus du mariage de M. Rochester, et aucun préparatif ne se faisait. Presque tous les jours, je demandais à Mme Fairfax si elle avait entendu dire quelque chose de définitif; sa réponse était toujours négative. Une fois, elle me dit avoir demandé à M. Rochester quand il amènerait sa femme au château: il ne lui avait répondu que par une plaisanterie et un regard étrange, et elle ne savait qu'en conclure.
Il y avait encore une chose qui m'étonnait beaucoup: c'est que personne de la famille Ingram ne venait au château, et que M. Rochester ne se rendait jamais à Ingram-Park. Il est vrai que Blanche ne demeurait pas dans le même pays que M. Rochester, et que pour y arriver il fallait traverser vingt milles. Mais qu'étaient vingt milles pour un amoureux passionné? pour un cavalier aussi habile et aussi infatigable que M. Rochester, ce n'était qu'une promenade. Je commençai à me bercer de l'espérance que le mariage était brisé, que la rumeur publique s'était trompée, que l'un des partis ou tous deux avaient changé d'opinion. Ordinairement j'étudiais la figure de mon maître pour savoir s'il était irrité ou triste; mais jamais je ne l'avais vue aussi dégagée de nuages et de mauvais sentiments qu'alors. Si, dans les instants que mon élève et moi passions avec lui, il me voyait manquer de courage et tomber dans l'abattement, il s'efforçait d'être gai; jamais il ne m'avait fait venir si souvent en sa présence, jamais il n'avait été aussi bon pour moi: hélas! jamais je ne l'avais tant aimé.
CHAPITRE XXIII
Un splendide été brillait sur l'Angleterre; un ciel pur et un soleil radieux égayent rarement la Grande-Bretagne, même pendant un seul jour, et pourtant depuis longtemps déjà nous jouissions de cette faveur: on eût dit que les belles journées d'Italie venaient de quitter le Midi, comme de brillants oiseaux de passage, pour s'arrêter quelque temps sur les rochers d'Albion. On avait rentré les foins; les champs verts qui entouraient Thornfield venaient d'être fauchés; la route poudreuse était durcie par la chaleur; les arbres se montraient dans tout leur éclat: les teintes foncées des haies et des bois touffus contrastaient bien avec la nuance tendre des prairies nouvellement fauchées.
Un soir, Adèle, fatiguée d'avoir ramassé des baies la moitié de la journée, s'était couchée avec le soleil; quand je la vis endormie, je la quittai pour me rendre dans le jardin.
C'était alors l'heure la plus agréable de la journée; la grande chaleur avait cessé et une fraîche rosée tombait dans les plaines altérées et sur les montagnes desséchées; pendant le jour, le soleil avait brillé sans nuage; à ce moment, tout le ciel était empourpré. Les rayons du soleil couchant s'étaient concentrés sur un seul pic et brillaient avec l'éclat d'une fournaise ardente ou d'une pierre précieuse; ces lueurs se reflétaient sur la moitié du ciel, mais devenaient de plus en plus douces à mesure qu'elles s'éloignaient de leur centre de lumière. L'orient avait aussi son charme avec son beau ciel d'un bleu foncé, et son étoile solitaire qui venait de se lever pour lui servir de modeste joyau; la lune, encore cachée à l'horizon, devait bientôt l'éclairer de ses doux rayons.
Je me promenai quelques instants sur le pavé; mais tout à coup une odeur légère et bien connue, celle d'un cigare, arriva jusqu'à moi: je regardai, et je m'aperçus que la fenêtre de la bibliothèque était entr'ouverte. Je savais que de là on pouvait suivre tous mes mouvements; aussi je me dirigeai vers le verger. C'était un lieu abrité et semblable à un Eden, plein d'arbres et de fleurs; un mur très élevé le séparait de la cour, et une avenue de hêtres de la pelouse; à un des bouts, une barrière détruite le séparait seule des champs déserts; une allée tortueuse, bordée de lauriers et terminée par un gigantesque marronnier d'Inde entouré d'un banc, conduisait à la barrière. Émue par la douce rosée, par le silence et l'obscurité croissante, il me sembla que j'aimerais à passer ma vie en cet endroit. Je me promenai au milieu des fleurs et des arbres fruitiers dans le haut du verger, qui pour le moment était plus éclairé que le reste par les rayons de la lune naissante; je fus arrêtée tout à coup, non pas que j'eusse aperçu ou entendu quelque chose mais je venais de sentir encore une fois la même odeur.
L'aubépine, les aurones, le jasmin, les oeillets et les roses avaient cessé de répandre leur parfum: cette odeur n'était produite ni par les arbres ni par les fleurs; je savais bien qu'elle venait du cigare de M. Rochester; je regardai autour de moi en écoutant. Je vis des arbres chargés de fruits mûrs, j'entendis le rossignol chanter dans le bois, mais je n'aperçus aucune forme humaine et je ne distinguai aucun bruit de pas; cependant, comme l'odeur augmentait, je résolus de me retirer. Au moment où je mettais la main sur la porte, M. Rochester entra; je reculai dans la niche tapissée de lierre: «Il ne restera pas longtemps, pensai-je; il retournera bientôt au château, et ainsi du moins il ne m'aura pas vue.»
Mais je m'étais trompée; le soir lui parut aussi agréable et le vieux jardin aussi attrayant qu'à moi. Il se promenait, tantôt soulevant les branches des groseilliers à maquereau pour en contempler les fruits aussi gros que des prunes, tantôt cueillant une cerise mûre, tantôt se penchant sur des fleurs, soit pour en respirer le parfum, soit pour examiner les gouttes de rosée renfermées dans leurs pétales. Un gros scarabée passa en bourdonnant près de moi et alla se poser sur une plante aux pieds de M. Rochester; il le vit et s'inclina pour le regarder.
«Maintenant, pensai-je, il me tourne le dos et il est occupé, peut-être pourrai-je sortir sans être remarquée.»
Je marchai sur le gazon, afin que ma présence ne fût pas révélée par le craquement du sable; M. Rochester se tenait à un ou deux mètres de l'endroit devant lequel j'étais obligée de passer; il semblait absorbé dans la contemplation de l'insecte. «Je pourrai très bien me retirer sans être vue.»me dis-je. Au moment où je passai près de son ombre, projetée sur le jardin par la lune qui n'était pas encore complètement levée, il me dit tranquillement et sans se retourner:
«Jane, venez un peu ici voir cet insecte.»
Je n'avais fait aucun bruit; il n'avait pas d'yeux derrière le dos, son ombre m'avait donc sentie; je tressaillis d'abord, puis je m'approchai.
«Regardez ces ailes, me dit-il; cet animal me rappelle les insectes de l'Inde. Il est rare de voir en Angleterre un rôdeur de nuit aussi grand et aussi gai; ah! le voilà envolé.»
L'insecte partit. J'allais l'imiter, mais M. Rochester me suivit, et, au moment où j'atteignis la porte, il me dit:
«Revenez; par une nuit si belle, il serait honteux de rester enfermée, et personne ne peut désirer dormir au moment où le soleil couchant fait place à la lune qui se lève.»
Bien que souvent ma langue soit prompte à répondre, il y a des cas où je ne puis trouver une phrase pour m'excuser, et cela arrive presque toujours dans des circonstances où un simple mot et un prétexte plausible seraient bien nécessaires pour me tirer d'un embarras pénible. Je ne désirais pas me promener à cette heure avec M. Rochester dans le verger obscur, mais je ne pouvais trouver aucune raison pour le quitter. Je le suivis lentement, tout en cherchant un moyen de délivrance; mais il était lui-même si calme et si grave que j'eus honte de mon trouble: la pensée que ce que je faisais là n'était pas bien ne préoccupait que moi; la conscience de M. Rochester semblait parfaitement calme.
«Jane, me dit-il, lorsque, après être entrés dans l'allée bordée de lauriers, nous nous dirigeâmes du côté de la barrière et du marronnier d'Inde, Thornfield est une résidence agréable en été, n'est-ce pas?
— Oui, monsieur.
— Vous devez aimer cette maison, vous qui remarquez les beautés de la nature et qui vous attachez aux choses?
— En effet, je me suis attachée à Thornfield.
— Et, bien que je ne puisse comprendre comment, je me suis aperçu que vous aviez une certaine affection pour cette petite folle d'Adèle, et même pour la simple Mme Fairfax.
— Oui, monsieur, je les aime toutes deux, d'une manière différente, il est vrai.
— Et vous seriez fâchée de les quitter?
— Oui.
— C'est malheureux! dit-il; puis il soupira et s'arrêta. Il en est toujours ainsi dans la vie, continua-t-il; à peine êtes-vous installé dans un lieu agréable qu'une voix vous ordonne de vous lever et de partir, car l'heure du repos est expirée.
— Dois-je partir, monsieur?'demandai-je; dois-je quitter
Thornfield?
— Je crois que oui, Jane; j'en suis fâché, mais je crois qu'il le faudra.»
C'était un rude coup; mais je ne me laissai pas abattre.
«Eh bien, monsieur, je serai prête quand viendra l'ordre de marcher.
— Il est venu maintenant; je suis forcé de le donner ce soir.
— Alors, vous allez vous marier, monsieur?
— Précisément, exactement; avec votre pénétration ordinaire, vous avez deviné juste.
— Et sera-ce bientôt, monsieur?
— Oh! oui, ma… c'est-à-dire mademoiselle Eyre; vous vous rappelez bien, Jane, la première fois où, grâce soit à moi, soit à la rumeur publique, vous avez compris que j'avais l'intention, moi, vieux célibataire, d'accepter des liens sacrés, d'entrer dans le saint état de mariage, en un mot, de presser Mlle Ingram sur mon coeur (mes deux bras y suffiront à peine; mais, après tout, d'une si belle créature on ne saurait trop prendre); eh bien, comme je le disais… Mais écoutez-moi donc, Jane; ne tournez pas la tête; ne cherchez pas d'autres scarabées: celui que vous avez vu était quelque enfant qui venait de déserter sa demeure. Je voulais seulement vous rappeler que vous avez été la première à me dire, avec cette discrétion que je respecte en vous, cette prévoyance, cette prudence et cette humilité qui conviennent à votre position, que, dans le cas où j'épouserais Mlle Ingram, vous et la petite Adèle feriez mieux de vous retirer. Je ne parle pas du blâme implicite jeté sur ma bien-aimée par cet avis, et même je tâcherai de l'oublier lorsque vous serez loin d'ici, Jane; je ne me souviendrai que de la sagesse d'un conseil que j'ai voulu suivre: il faut qu'Adèle aille en pension, et vous, mademoiselle Eyre, il faut changer de place.
— Oui, monsieur, je vais faire insérer ma demande tout de suite dans les journaux. En attendant, je suppose…»
J'avais l'intention d'ajouter: «Je suppose que je puis rester ici jusqu'à ce que j'aie trouvé un nouvel abri.» Mais je m'arrêtai, sentant qu'il serait imprudent d'entreprendre une longue phrase, car je n'étais plus maîtresse de ma voix.
«Dans un mois environ j'espère être marié, continua M. Rochester; dans l'intervalle je m'occuperai de vous chercher de l'occupation et un asile.
— Je vous remercie, monsieur; je suis fâchée de vous donner…
— Oh! pas de remercîments; lorsqu'on a rempli ses devoirs aussi bien que vous, on a le droit de demander à celui au service duquel on a été, de faire pour vous tout ce qui est en son pouvoir. J'ai déjà entendu parler à ma future belle-mère d'une place qui, je le crois, vous conviendrait: il s'agit d'entreprendre l'éducation des cinq filles de Mme Dionysius O'Gall, de Betternut-Lodge, en Irlande; je crois que vous aimerez l'Irlande; on dit que les habitants y sont pleins de coeur.
— C'est bien loin, monsieur.
— Qu'importe? une jeune fille aussi raisonnable que vous ne doit pas regarder à faire un long voyage.
— Ce n'est pas le voyage qui m'inquiète; mais la mer et une barrière entre…
— Entre quoi, Jane?
— Entre l'Irlande, et l'Angleterre, et Thornfield, et…
— Eh bien!
— Et vous, monsieur!»
Je prononçai cette dernière phrase presque involontairement, et involontairement aussi mes larmes se mirent à couler; néanmoins, je ne pleurais pas assez haut pour être entendue; je réprimai mes sanglots. La pensée de Mme O'Gall me glaçait le coeur, mais moins encore que la pensée des vagues destinées à murmurer éternellement entre moi et le maître auprès duquel je me promenais; cependant, ce qui était plus douloureux encore pour mon âme, c'était l'idée que la richesse, le rang et l'habitude étaient venus se placer entre moi et celui que j'aimais.
«C'est bien loin, repris-je de nouveau.
— Certainement; et lorsque vous serez en Irlande, je ne vous
reverrai plus, Jane, c'est bien certain: car je n'irai jamais en
Irlande; je n'aime pas beaucoup ce pays. Nous avons été amis,
Jane, n'est-ce pas?
— Oui, monsieur.
— Eh bien, lorsque des amis sont à la veille de se séparer, ils aiment à passer l'un près de l'autre le peu de temps qui leur reste; venez, nous allons parler de ce voyage et de cette séparation, pendant que les étoiles commencent leur course brillante dans le ciel. Tenez, voici un marronnier d'Inde entouré d'un banc; nous allons nous y asseoir tranquillement, bien que nous ne soyons plus destinés à nous placer ainsi l'un à côté de l'autre.»
Il me fit asseoir, et il s'approcha de moi.
«Il y a bien loin d'ici en Irlande, Jane, et je suis fâché de voir ma petite amie entreprendre un voyage si fatigant; mais si je ne puis rien trouver de mieux, que faire?… Jane, m'êtes-vous attachée?»
Je ne pus pas hasarder une réponse, mon coeur était trop plein.
«C'est que, dit-il, j'éprouve quelquefois pour vous un étrange sentiment, surtout lorsque vous êtes près de moi, comme maintenant: il me semble que j'ai dans le coeur une corde invisible, fortement attachée à une corde toute semblable et placée dans votre coeur; si un bras de mer et soixante lieues de terre doivent nous séparer, j'ai peur que cette corde sympathique ne se brise et que la blessure ne saigne intérieurement. Quant à vous, vous m'oublieriez.
— Jamais, monsieur! vous savez…» Il me fut impossible de continuer.
«Jane, entendez-vous le rossignol chanter dans les bois? écoutez!»
En écoutant, je sanglotais convulsivement, car je ne pouvais plus réprimer mes sentiments; je fus obligée de céder, et j'éprouvai dans tout mon être une souffrance aiguë. Quand je parlai, ce ne fut que pour exprimer un désir impétueux de n'être jamais née ou de n'être jamais venue à Thornfield.
«Est-ce parce que vous êtes fâchée de le quitter?» me demanda
M. Rochester.
La souffrance et l'amour avaient excité chez moi une violente émotion, qui s'efforçait de devenir maîtresse absolue, de dominer, de régner et de parler.
«Oui, je suis triste de quitter Thornfield, m'écriai-je; j'aime Thornfield; je l'aime, parce que, pendant quelque temps, j'y ai vécu d'une vie délicieuse; je n'ai pas été foulée aux pieds et humiliée; je n'ai pas été ensevelie avec des esprits inférieurs; on ne m'a pas éloignée de ce qui est beau, fort et élevé; j'ai vécu face à face avec ce que je révère et ce qui me réjouit; j'ai causé avec un esprit original, vigoureux et étendu; je vous ai connu, monsieur Rochester; et je suis frappée de terreur et d'angoisse en pensant qu'il faut m'éloigner de vous pour toujours; je vois la nécessité du départ, et c'est comme si je me voyais forcée de mourir.
— Où voyez-vous la nécessité de partir? demanda-t-il tout à coup.
— Où? ne me l'avez-vous pas vous-même montrée, monsieur?
— Et sous quelle forme?
— Sous la forme de Mlle Ingram, une jeune fille belle et noble, votre fiancée.
— Ma fiancée! Quelle fiancée? Je n'ai pas de fiancée.
— Mais vous en aurez une.
— Oui, j'en aurai une, dit-il en serrant les dents.
— Alors, il faut que je parte; vous l'avez dit vous-même.
— Non, il faut que vous restiez; je le jure, et je garderai mon serment!
— Je vous dis qu'il me faut partir, répondis-je, excitée par quelque chose qui ressemblait à la passion. Croyez-vous que je puisse rester en n'étant rien pour vous? croyez-vous que je sois une automate, une machine qui ne sent rien? croyez-vous que je souffrirais de me voir mon morceau de pain arraché de mes lèvres et ma goutte d'eau vive jetée de ma coupe? croyez-vous que, parce que je suis pauvre, obscure, laide et petite, je n'aie ni âme ni coeur? Et si Dieu m'avait faite belle et riche, j'aurais rendu la séparation aussi rude pour vous qu'elle l'est aujourd'hui pour moi! Ce n'est plus la convention, la coutume, ni même la chair mortelle qui vous parle; c'est mon esprit qui s'adresse à votre esprit, comme si tous deux, après avoir passé par la tombe, nous étions aux pieds de Dieu dans notre véritable égalité!
— Oui, dans notre véritable égalité ,» répéta M. Rochester; puis il ajouta, en me serrant dans ses bras et en pressant ses lèvres contre les miennes: «Et, puisque nous sommes égaux, c'est ainsi que nous serons aux pieds de Dieu.
— Oui, monsieur, répondis-je. Et pourtant non; non, car vous êtes marié, ou du moins sur le point de l'être, et à une femme qui vous est inférieure, pour laquelle vous n'avez pas de sympathie, que vous n'aimez pas réellement, car je vous ai entendu rire d'elle! Moi, je mépriserais une pareille union ainsi, je suis meilleure que vous. Laissez-moi partir.
— Où, Jane pour l'Irlande?
— Oui, pour l'Irlande; je me suis rendue maîtresse de moi, maintenant je puis aller n'importe où.
— Jane, restez tranquille; ne vous débattez pas comme un oiseau sauvage pris au piège et qui arracherait ses plumes dans son désespoir.
— Je ne suis pas un oiseau, et aucun filet ne m'enveloppe; je suis libre; j'ai une volonté indépendante, et je m'en sers pour vous quitter.»
Un nouvel effort me dégagea de ses bras, et je me tins debout devant lui.
«Vous-même allez prendre une décision sur votre avenir, me dit-il; je vous offre ma main, mon coeur et la moitié de ce que je possède.
— Vous jouez une comédie dont je ne puis que rire.
— Je vous demande de passer votre vie près de moi, d'être une partie de moi et ma meilleure compagne sur la terre.
— Vous avez déjà fait votre choix et vous devez vous y tenir.
— Jane, calmez-vous; vous êtes trop exaltée. Moi aussi, je vais rester quelques instants tranquille.»
Le vent siffla dans l'allée et vint trembler entre les branches du marronnier, puis il alla se perdre au loin. La voix du rossignol était le seul bruit qu'on entendît à cette heure; en l'écoutant, je me remis à pleurer.
M. Rochester était tranquillement assis et me regardait avec une sérieuse douceur; il demeura muet quelque temps; enfin il me dit:
«Venez à côté de moi, Jane; tâchons de nous expliquer et de nous comprendre.
— Je ne reviendrai jamais près de vous; j'ai pu m'échapper et je ne reviendrai pas.
— Mais, Jane, je vous le demande comme à ma femme; c'est vous seule que je veux épouser.»
Je demeurai silencieuse; je croyais qu'il se moquait de moi.
«Venez, Jane, venez ici.
— Votre fiancée est entre nous.»
Il se leva et m'atteignit.
«Ma fiancée est ici, dit-il en me pressant de nouveau contre lui; ma fiancée est ici, parce qu'ici est mon égale et ma semblable. Jane, voulez-vous m'épouser?»
Je ne lui répondis pas et je m'efforçai de nouveau de lui échapper, car je n'avais pas foi en lui.
«Vous doutez de moi. Jane?
— Entièrement.
— Vous n'avez pas foi en moi?
— Pas le moins du monde.
— Suis-je un menteur à vos yeux? demanda-t-il avec passion; petite incrédule, vous allez être convaincue. Ai-je de l'amour pour Mlle Ingram? non, et vous le savez. A-t-elle de l'amour pour moi? non; j'en ai la preuve. J'ai répandu le bruit que ma fortune n'était pas le tiers de ce qu'on la supposait, et je me suis arrangé de manière à ce que ce bruit arrivât jusqu'à elle; ensuite, je me suis présenté à son château pour voir le résultat de mes efforts: elle et sa mère m'ont reçu très froidement; je ne veux pas, je ne puis pas épouser Mlle Ingram. Vous, créature étrange, qui n'êtes presque pas de la terre, je vous aime comme ma chair; vous, pauvre, petite, obscure et laide, je vous supplie de m'accepter comme mari.
— Moi! m'écriai-je; car, en voyant son sérieux et en entendant son impertinence, je commençais à croire à sa sincérité; moi qui n'ai point d'amis dans le monde, excepté vous, si toutefois vous êtes mon ami, moi qui ne possède rien que ce que vous m'avez donné?
— Vous, Jane; il faut que vous soyez tout entière à moi; le voulez-vous? répondez vite.
— Monsieur Rochester, tournez-vous du côté de la lune et laissez- moi regarder votre visage.
— Pourquoi?
— Parce que je veux y lire votre pensée; tournez-vous!
— Vous ne pourrez pas lire sur mon visage plus que sur une page souillée et déchirée; lisez; mais dépêchez-vous, car je souffre.»
Sa figure était gonflée et agitée; ses traits étaient contractés et ses yeux animés d'un brillant regard.
«Oh! Jane, s'écria-t-il, vous me torturez avec votre regard scrutateur, bien qu'il soit généreux et droit; vous me torturez!
— Et pourquoi, si ce que vous dites est vrai, si votre offre est véritable? vous savez bien que je ne puis éprouver pour vous que des sentiments de reconnaissance et de dévouement; qu'y a-t-il de douloureux là dedans?
— De la reconnaissance! s'écria-t-il; et il ajouta d'un ton irrité: «Jane, acceptez-moi vite; appelez-moi par mon nom; dites «Édouard, je veux bien vous épouser.
— Parlez-vous sérieusement? m'aimez-vous véritablement et désirez-vous sincèrement que je sois votre femme?
— Oui, et si un serment est nécessaire pour vous satisfaire, eh bien, je le jure!
— Alors, monsieur, je vous épouserai.
— Appelez-moi Édouard, ma petite femme.
— Cher Édouard!
— Venez à moi; venez tout entière à moi,» dit-il; puis il ajouta tout bas, me parlant à l'oreille, pendant que sa joue touchait la mienne: «Faites mon bonheur, et je ferai le vôtre. Dieu me pardonne, ajouta-t-il au bout de peu de temps, et que les hommes ne viennent pas se mêler de tout ceci; je l'ai et je la garderai.
— Les hommes n'auront pas besoin de s'en mêler, monsieur je n'ai pas de parents qui puissent s'opposer à vos projets.
— Et c'est ce qu'il y a de mieux.» dit-il.
Si je l'avais moins aimé, j'aurais remarqué dans son regard et dans sa voix une sauvage exaltation. Mais, assise près de lui, sortie de ce douloureux rêve de la séparation, appelée à une heureuse union, je ne pouvais penser qu'au bonheur qui venait de m'être si libéralement donné; bien des fois il me demanda: «Êtes- vous heureuse, Jane?» et bien des fois je lui répondis: «Oui;» puis il murmurait tout bas:
«Oui, nous nous aimerons. Je l'ai trouvée sans ami, sans joie et le coeur glacé; je la garderai près de moi pour la caresser et la consoler; n'y a-t-il pas de l'amour dans mon coeur et de la constance dans mes résolutions? Et cela seul pourra racheter tout le reste devant le tribunal de Dieu. Je sais que mon Créateur m'approuve; peu m'importent les jugements du monde; quant à l'opinion des hommes, je la défie!»
La nuit venait de tomber; la lune n'était pas encore levée, et nous étions tous deux dans l'obscurité; quelque près que je fusse de mon maître, j'avais peine à voir son visage; le vent murmurait dans l'allée des lauriers, sifflait entre les branches du marronnier et envoyait son souffle jusqu'à nous.
«Il faut rentrer, me dit M. Rochester, le temps va changer; je serais resté avec toi jusqu'au matin, Jane.
— Moi aussi,» pensai-je; et je l'aurais peut-être dit, si un éclair ne fût venu déchirer la portion du ciel que je regardais; l'éclair fut suivi d'un craquement et d'un violent coup de tonnerre qui me sembla avoir éclaté tout près de nous. Je ne songeais qu'à cacher mes yeux éblouis contre l'épaule de M. Rochester; la pluie tombait à flots; nous traversâmes rapidement l'allée, les champs, et nous entrâmes dans la maison; mais, lorsque nous atteignîmes le perron, l'eau ruisselait sur nos vêtements. M. Rochester me retirait mon châle et secouait l'eau qui coulait de mes cheveux dénoués, lorsque Mme Fairfax sortit de sa chambre; ni moi ni M. Rochester ne l'aperçûmes au premier moment; la lampe était allumée; l'horloge marquait minuit.
«Dépêchez-vous de changer de vêtements, me dit-il, et maintenant bonsoir; bonsoir ma bien-aimée!»
Il m'embrassa à plusieurs reprises. Lorsqu'en le quittant je regardai autour de moi, je vis la veuve pâle, grave et étonnée; je me contentai de sourire et de gagner l'escalier. «Tout s'expliquera bientôt,» pensai-je. Cependant, lorsque je fus arrivée à ma chambre, je fus attristée de la pensée qu'un seul moment même elle avait pu se méprendre sur ce qu'elle avait vu; mais, au bout de peu de temps, la joie effaça tout autre sentiment; malgré le vent qui soufflait avec violence, le tonnerre qui retentissait avec force tout près de moi, les éclairs qui scintillaient vifs et rapprochés, la pluie qui, pendant deux heures, tomba avec la violence d'une cataracte, je n'éprouvai aucun effroi, et peu de cette crainte respectueuse qu'éveillait ordinairement chez moi la vue d'un orage. Trois fois M. Rochester vint frapper à ma porte pour voir si j'étais tranquille; c'était assez pour me rendre forte et calme contre tout.
Le lendemain matin, avant que je fusse levée, la petite Adèle accourut dans ma chambre pour me dire que le grand marronnier au bout du verger avait été frappé par le tonnerre et à moitié détruit.
CHAPITRE XXIV
Tout en m'habillant, je repassai dans ma mémoire les événements de la veille, et je me demandai si ce n'était point un rêve; je n'en fus bien convaincue que lorsque, ayant revu M. Rochester, je l'entendis me répéter ses promesses et me reparler de son amour.
En me peignant, je me regardai dans la glace, et je m'aperçus que je n'étais plus laide; mon visage était plein de vie et d'espérance, mes yeux semblaient avoir contemplé une fontaine de joie et emprunté l'éclat à ses ondes transparentes. Souvent je m'étais efforcée de ne pas regarder mon maître, craignant que ma figure ne lui déplût: aujourd'hui je pouvais lever mon regard jusqu'à lui sans avoir peur de refroidir son amour par l'expression de mon visage. Je mis une robe d'été, légère et d'une couleur claire; il me sembla que jamais vêtement ne m'avait mieux parée, parce que jamais aucun n'avait été porté avec tant de joie.
Quand je descendis dans la grande salle, je ne fus pas surprise de voir qu'une belle matinée de juin avait succédé à l'orage de la veille, et de sentir, à travers la porte ouverte, le souffle d'une brise fraîche et parfumée; la nature devait avoir quelque chose de joyeux; j'étais si heureuse! Une pauvre femme et un petit enfant pâle et en haillons s'arrêtèrent devant la porte; je courus vers eux pour leur donner tout l'argent que j'avais dans ma bourse, trois ou quatre schellings; bons ou mauvais, je voulais les voir heureux. Aussi les corneilles faisaient entendre leurs cris et les oiseaux chantaient; mais rien n'était aussi joyeux ni aussi musical que mon coeur!
Mme Fairfax apparut à la fenêtre avec un visage triste, et me dit gravement:
«Mademoiselle Eyre, voulez-vous venir déjeuner?»
Pendant le repas, elle fut calme et froide; mais je ne pouvais pas la détromper. Il fallait attendre que mon maître voulût bien expliquer tout ceci. Je mangeai ce que je pus, puis je me hâtai de remonter dans ma chambre; je rencontrai Adèle qui sortait de la salle d'étude.
«Où allez-vous? lui demandai-je, c'est l'heure du travail.
— M. Rochester m'a dit d'aller dans la chambre des enfants.
— Où est-il?
— Là,» me répondit-elle, en indiquant la pièce qu'elle venait de quitter.
J'entrai et je l'y trouvai en effet.
«Venez me dire bonjour,» me cria-t-il.
J'avançai joyeusement. Cette fois ce n'était pas un simple mot ou une poignée de main qui m'attendait, mais un baiser; je le trouvai tout naturel, et il me sembla doux d'être ainsi aimée et caressée par lui.
«Jane, vous êtes fraîche, souriante et jolie, dit-il, oui, vraiment jolie. Est-ce là la pâle petite fée que je connaissais? Quelle joyeuse figure, quelles joues fraîches et quelles lèvres roses! comme ces cheveux et ces yeux sont d'un brun brillant!»
J'avais des yeux verts, mais il faut excuser cette méprise: il paraît qu'ils avaient changé de couleur pour lui.
«Oui, monsieur, c'est Jane Eyre.
— Qui sera bientôt Jane Rochester, ajouta-t-il; dans quatre semaines, Jane, pas un jour de plus, entendez-vous?»
Je ne pouvais pas bien comprendre encore, j'étais tout étourdie; en entendant parler M. Rochester, je n'éprouvai pas une joie intime, je ressentis comme un choc violent; je fus étonnée, presque effrayée.
«Vous avez rougi, et maintenant vous êtes bien pâle, Jane, pourquoi?
— Parce que vous m'avez appelée Jane Rochester, et cela me semble étrange.
— Oui, la jeune Mme Rochester, la fiancée de Fairfax Rochester.
— Cela ne se pourra pas, monsieur; le nom de Jane Rochester sonne étrangement; les hommes ne jouissent jamais d'un bonheur complet sur la terre; je ne suis pas destinée à avoir un sort plus heureux que les autres jeunes filles dans ma position; me figurer un tel bonheur, c'est croire à un conte de fée.
— Eh bien, celui-là, j'en ferai une réalité; je commencerai dès demain. Ce matin, j'ai écrit à mon banquier de Londres, pour qu'il m'envoyât certains bijoux qu'il a en sa possession; ils ont toujours appartenu aux dames de Thornfield; dans un jour ou deux, j'espère pouvoir les remettre entre vos mains: car je veux vous entourer des mêmes soins et des mêmes attentions que si vous étiez la fille d'un lord.
— Oh! monsieur, ne pensez pas aux bijoux, je n'aime pas à en entendre parler; des bijoux pour Jane Eyre! Cela aussi me semble étrange et peu naturel; je préférerais n'en point avoir.
— Je veux mettre moi-même la chaîne de diamants autour de votre cou et placer le cercle d'or sur votre front: car sur ce front du moins la nature a posé son cachet de noblesse. Je veux attacher des bracelets sur ces poignets délicats, et charger d'anneaux ces doigts de fée.
— Non, non, monsieur, pensez à autre chose; ne me parlez pas de cela, et surtout de cette manière; ne vous adressez pas à moi comme si j'étais belle; je suis une institutrice laide et semblable à une quakeresse.
— Vous êtes belle à mes yeux; vous avez la beauté que j'aime, vous êtes délicate et aérienne.
— Vous voulez dire chétive et nulle. Vous rêvez, monsieur ou vous raillez; pour l'amour de Dieu, ne soyez pas ironique.
— Je forcerai le monde à vous déclarer belle.» ajouta-t-il.
Mon embarras croissait à l'entendre parler ainsi; il me semblait qu'il voulait soit se tromper, soit essayer de me tromper moi- même.
«Je vêtirai ma Jane de satin et de dentelle, continua-t-il, je mettrai des roses dans ses cheveux, et je couvrirai sa tête bien- aimée d'un voile sans prix.
— Et alors vous ne me reconnaîtrez pas, monsieur; je ne serai plus votre Jane Eyre, mais un singe déguisé en arlequin, un geai recouvert de plumes d'emprunt. Je ne serais pas plus étonnée de vous voir habillé en acteur que moi revêtue d'une robe de cour; et pourtant je ne vous trouve pas beau, bien que je vous aime tendrement, trop tendrement pour vous flatter; ainsi donc ne me flattez pas non plus.»
Il continua à parler sur le même ton, malgré ma prière.
«Aujourd'hui même, reprit-il, je vous mènerai dans la voiture à Millcote pour que vous y choisissiez, quelques vêtements. Je vous ai dit que nous serions mariés dans quatre semaines; le mariage aura lieu tranquillement dans la chapelle du château; ensuite nous partirons pour la ville. Après un court séjour j'emmènerai mon trésor dans des régions plus rapprochées du soleil que l'Angleterre, dans les vignes françaises, et les plaines d'Italie; elle verra tout ce qui est fameux dans l'histoire ancienne et dans les temps modernes; elle goûtera à l'existence des villes; elle apprendra sa valeur par une juste comparaison avec les autres femmes.
— Je voyagerai, monsieur, et avec vous?
— Vous passerez quelque temps à Paris, à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Vienne; tous les pays que j'ai parcourus seront traversés par vous; partout où mon éperon a frappé, vous poserez votre pied de sylphide. Il y a dix ans, j'ai parcouru l'Europe à moitié fou de dégoût, de haine, de rage, et un peu semblable à ceux qui m'accompagnaient; cette fois, guéri et purifié, je la visiterai avec l'ange qui est mon soutien.»
Je souris en l'entendant parler ainsi.
«Je ne suis pas un ange, dis-je, et je n'en serai pas un tant que je vivrai; je ne serai que moi-même. Il ne faut pas vous attendre à trouver rien de céleste en moi; vous seriez aussi trompé que moi si je voulais trouver quelque chose de divin en vous.
— Que vous attendez-vous à trouver chez moi?
— Pendant quelque temps peut-être, vous serez comme maintenant, mais cela durera peu; ensuite vous deviendrez froid, capricieux, sombre, et j'aurai beaucoup de peine à vous plaire; puis, quand vous serez habitué à moi, vous m'aimerez de nouveau, je ne dis pas d'amour, mais d'affection. Je pense que votre amour s'éteindra au bout de six mois ou même de moins; j'ai vu dans les livres écrits par les hommes que c'était le temps le plus long accordé à l'ardeur d'un mari; mais je pense après tout que, comme amie et comme compagne, je ne serai jamais tout à fait déplaisante aux yeux de mon cher maître.
— Ne plus vous aimer, puis vous aimer encore! moi je sais que je vous aimerai toujours, et je vous forcerai à confesser que ce n'est pas seulement de l'affection, mais de l'amour, et un amour véritable, fervent et sûr.
— Vous êtes capricieux.
— Pour les femmes qui ne me plaisent que par leur visage je suis pire que le diable, quand je découvre qu'elles n'ont ni âme ni coeur, quand je les vois basses, triviales, peut-être imbéciles, dures et méchantes; mais pour un oeil pur, une langue éloquente, une âme de feu, un caractère qui peut se plier sans se briser, à la fois souple et fort, maniable et résistant, je suis toujours fidèle et aimant.
— Avez-vous jamais rencontré une telle nature, monsieur? avez- vous jamais aimé une telle femme?
— Je l'aime maintenant.
— Quant à moi, je n'atteindrai jamais à cet idéal, même sur un seul point.
— Je n'ai point rencontré de femmes qui vous ressemblassent, Jane; vous me plaisez et vous me dominez; vous semblez vous soumettre, et j'aime votre manière de plier. Quand je retourne sous mes doigts un écheveau de soie, je sens dans mes bras un tressaillement qui continue jusque dans mon coeur; eh bien, de même je me sens gagné par vous, et votre influence est plus douce que je ne puis le dire; cette défaite me donne plus de joie que n'importe quel triomphe! Pourquoi souriez-vous, Jane? que signifie cet air inexplicable?
— Je pensais, monsieur (excusez-moi, mon idée était involontaire), je pensais à Hercule et à Samson, près de celles qui les avaient charmés.
— Et vous, petite fée, vous étiez…
— Silence, monsieur! Il n'y a pas plus de sagesse dans vos paroles que de raison dans les actes de ceux dont je vous parlais tout à l'heure; mais il est probable que, s'ils avaient été mariés, la sévérité du mari aurait expié la douceur de l'amant, et c'est ce que je crains en vous; je voudrais savoir ce que vous me répondrez dans un an, si je vous demande une faveur qu'il ne vous plaira pas de m'accorder.
— Demandez-moi quelque chose maintenant, Jane, la moindre chose; je désire être prié.
— Je le veux bien, monsieur; ma pétition est toute prête.
— Parlez; mais si vous me regardez, et si vous me regardez de cette manière, je me verrai forcé de vous promettre d'avance, ce qui serait une folie à moi.
— Pas du tout, monsieur; voici simplement ce que je voulais vous demander: n'envoyez pas chercher vos bijoux, et ne me mettez pas une couronne de roses; autant vaudrait entourer d'une dentelle d'or ce grossier mouchoir de poche que vous tenez à la main.
— C'est-à-dire qu'autant vaudrait dorer l'or le plus pur, je le sais; aussi serez-vous satisfaite, pour le moment du moins; je vais écrire à mon banquier. Mais vous ne m'avez encore rien demandé; priez-moi de vous donner quelque chose.
— Eh bien, monsieur, ayez la bonté de satisfaire ma curiosité sur un point.»
Il se troubla.
«Comment, comment? dit-il vivement; la curiosité est dangereuse; heureusement je n'ai pas juré de vous répondre.
— Il n'y a aucun danger à me répondre, monsieur.
— Parlez donc, Jane; mais plutôt que cette simple question, à laquelle est peut-être lié un secret, je préférerais que vous m'eussiez demandé la moitié de ce que je possède.
— Eh bien, roi Assuérus, que ferais-je de la moitié de vos richesses? me prenez-vous pour un usurier juif, désirant s'approprier des terres? J'aimerais bien mieux avoir votre confiance; vous me donnerez bien votre confiance, n'est-ce pas, puisque vous me donnez votre amour?
— Vous êtes la bienvenue, Jane, à connaître tous ceux de mes secrets qui sont dignes de vous; mais pour l'amour de Dieu, ne demandez pas un fardeau inutile; ne tendez pas vos lèvres vers une coupe empoisonnée, et ne me soumettez pas à un examen trop dur.
— Pourquoi pas, monsieur? vous venez de me dire que vous aimiez à être vaincu, et qu'il vous était doux de vous sentir persuadé. Ne pensez-vous pas que je ferais bien de vous arracher une confession, de prier, de supplier, de pleurer même, si c'est nécessaire, rien que pour essayer mon pouvoir?
— Je vous défie dans un tel essai; cherchez à deviner, et le jeu cessera aussitôt.
— Alors, monsieur, vous renoncez facilement. Mais, comme votre regard est sombre! vos paupières sont devenues aussi épaisses que mon doigt, et votre front ressemble à celui d'un Jupiter tonnant. C'est là l'air que vous aurez lorsque vous serez marié, monsieur, je suppose?
— Et vous, reprit M. Rochester si c'est là l'air que vous aurez lorsque vous serez mariée, il faudra bien vite rompre: car en ma qualité de chrétien, je ne puis pas vivre avec un lutin. Mais que vouliez-vous me demander, petite créature? dépêchez-vous.
— Voyez, vous n'êtes même plus poli. Du reste, j'aime mieux la rudesse que la flatterie; j'aime mieux être une petite créature qu'un ange. Voici ce que j'avais à vous demander: pourquoi avez- vous pris tant de peine à me persuader que vous vouliez épouser Mlle Ingram?
— Est-ce tout? Dieu soit loué!» Son front se dérida; il me regarda en souriant, lissa mes cheveux et sembla heureux comme s'il venait d'éviter un danger. «Je puis vous faire ma confession, Jane, dit-il, bien que je risque un peu de vous indigner, et je sais tout ce qu'il y a de flamme en vous lorsque vous êtes irritée; vous étiez pleine d'ardeur, hier soir, quand vous vous révoltiez contre la destinée et que vous vous déclariez mon égale: car c'est vous, Jane, qui l'avez dit!
— Sans doute; mais répondez, monsieur, je vous prie, à la question que je vous ai faite sur Mlle Ingram.
— Eh bien! j'ai fait la cour à Mlle Ingram pour vous rendre aussi follement amoureuse de moi que je l'étais de vous; je savais que le meilleur moyen d'arriver à mon but était d'exciter votre jalousie.
— Très bien; comme cela vous rapetisse! vous n'êtes pas plus grand que le bout de mon petit doigt. C'était une honte et un scandale d'agir ainsi; les sentiments de Mlle Ingram n'étaient donc rien à vos yeux?
— Tous ses sentiments se réduisent à un seul: l'orgueil; il est bon qu'elle soit humiliée. Étiez-vous jalouse, Jane?
— Peu importe, monsieur; il n'est point intéressant pour vous de le savoir. Répondez-moi encore une fois franchement: croyez-vous que Mlle Ingram ne souffrira pas de votre galanterie déloyale? Ne se sentira-t-elle pas bien abandonnée?
— C'est impossible, puisque je vous ai dit, au contraire, que c'était elle qui m'avait abandonné; la pensée que je n'étais pas riche a refroidi ou plutôt a éteint sa flamme en un moment.
— Vous formez de curieux projets, monsieur Rochester; je crains que vos principes ne soient quelquefois bizarres.
— Jamais personne ne leur a donné une bonne direction, Jane et ils ont bien pu s'égarer souvent.
— Eh bien! sérieusement, dites-moi si je puis accepter le grand bonheur que vous me proposez, sans crainte de voir une autre souffrir les douleurs amères que j'endurais il y a quelque temps.
— Oui, vous le pouvez, ma chère et bonne enfant; personne au monde n'a pour moi un amour pur comme le vôtre; la croyance à votre affection, Jane, est un baume bien doux pour mon âme.»
Je pressai mes lèvres contre la main qu'il avait laissée sur mon épaule. Je l'aimais beaucoup, plus que je ne voulais me l'avouer, plus que ne peuvent l'exprimer des mots.
«Demandez-moi encore quelque chose, me dit-il; c'est mon bonheur d'être prié et de céder.
— J'avais une autre pétition toute prête. Communiquez vos intentions à Mme Fairfax, monsieur, dis-je; elle m'a vue hier soir dans la grande salle avec vous, et elle a été étonnée; donnez-lui quelques explications avant que je la revoie: cela me fait de la peine d'être mal jugée par une femme aussi excellente.
— Montez dans votre chambre, et mettez votre chapeau, me répondit-il; je voudrais vous emmener ce matin à Millcote. Pendant que vous vous habillerez, je vais éclairer l'intelligence de la vieille dame. Vous croit-elle perdue, parce que vous m'avez donné votre amour?
— Elle pense que j'ai oublié ma place, et vous la vôtre, monsieur.
— Votre place est dans mon coeur; et malheur à ceux qui voudraient vous insulter, maintenant ou plus tard! Allez-vous habiller.»
Ce fut bientôt fait, et lorsque j'entendis M. Rochester quitter la chambre de Mme Fairfax, je me hâtai de descendre. La vieille dame était à lire sa Bible comme tous les matins; elle avait posé ses lunettes sur le livre; pour le moment, elle semblait avoir oublié l'occupation suspendue par l'entrée de M. Rochester; ses yeux, fixés sur la muraille, indiquaient la surprise d'un esprit tranquille qui vient d'apprendre une nouvelle extraordinaire. En me voyant, elle se leva, fit un effort pour sourire, et murmura quelques mots de félicitation; mais le sourire expira sur ses lèvres et la phrase fut laissée inachevée; elle mit ses lunettes, ferma sa Bible, et éloigna sa chaise de la table.
«Je suis si étonnée, mademoiselle Eyre, dit-elle, que je ne sais ce que je dois vous dire. Certainement je n'ai pas rêvé… Quelquefois, lorsque je suis assise seule, je m'endors et je me figure des choses qui ne sont jamais arrivées; bien souvent j'ai cru voir mon mari, qui est mort il y a quinze ans, s'asseoir à côté de moi, et je l'ai même entendu m'appeler Alice, comme il avait coutume de le faire. Pouvez-vous me dire si M. Rochester vous a vraiment demandé de l'épouser? Ne vous moquez pas de moi; mais il me semble bien qu'il est entré ici, il y a cinq minutes, pour me dire que dans un mois vous seriez sa femme.
— Il m'a dit la même chose, répondis-je.
— Vraiment! Et croyez-vous ce qu'il vous a dit? Avez-vous accepté?
— Oui.»
Elle me regarda avec étonnement.
«Je ne l'aurais jamais cru. C'est un homme orgueilleux, tous les Rochester l'étaient; son père aimait l'argent, et lui-même a toujours passé pour économe. Il a l'intention de vous épouser?
— Il me l'a dit.»
Elle me regarda, et je lus dans ses yeux qu'elle ne trouvait en moi aucun charme assez puissant pour résoudre l'énigme.
«Je ne comprends pas cela, continua-t-elle; mais sans doute c'est vrai, puisque vous le dites. Comment tout cela s'expliquera-t-il? je ne le sais pas. On conseille souvent l'égalité de fortune et de position; puis il y a vingt ans de différence entre vous, il pourrait presque être votre père.
— Non, en vérité, madame Fairfax, m'écriai-je; il n'a pas l'air de mon père le moins du monde, et ceux qui nous verront ensemble ne pourront pas le supposer un instant; M. Rochester semble aussi jeune et est aussi jeune que certains hommes de vingt-cinq ans.
— Et c'est vraiment par amour qu'il veut vous épouser?» me demanda-t-elle.
Je fus si blessée par sa froideur et son scepticisme, que mes yeux se remplirent de larmes.
«Je suis fâchée de vous faire de la peine, continua la veuve; mais vous êtes si jeune et vous connaissez si peu les hommes! je voudrais vous mettre sur vos gardes. Il y a un vieux dicton qui dit que tout ce qui brille n'est pas or, et je crains qu'il n'y ait là-dessous quelque chose que ni vous ni moi ne pouvons deviner.
— Comment! suis-je donc un monstre? m'écriai-je. Est-il impossible que M. Rochester ait une affection sincère pour moi?
— Non, vous êtes très bien et vous avez même gagné depuis quelque temps; je crois que M. Rochester vous aime; j'ai toujours remarqué que vous étiez sa favorite; souvent j'ai souffert pour vous de cette préférence si marquée, et j'aurais désiré pouvoir vous mettre sur vos gardes: mais j'hésitais à placer sous vos yeux même la possibilité du mal. Je savais qu'une semblable pensée vous choquerait, vous offenserait peut-être; je vous savais profondément modeste et sensible; je pensais qu'on pouvait vous livrer à vous-même. Je ne puis pas vous dire ce que j'ai souffert la nuit dernière, lorsqu'après vous avoir cherchée dans toute la maison, je n'ai pas pu vous trouver, ni M. Rochester non plus, et quand je vous ai vus revenir ensemble à minuit…
— Eh bien! peu importe cela maintenant, interrompis-je avec impatience. Il suffit que tout se soit bien passé.
— Et j'espère que tout ira bien jusqu'à la fin, dit-elle. Mais, croyez-moi, vous ne pouvez pas prendre trop de précautions; gardez M. Rochester à distance; défiez-vous de vous-même autant que de lui; des hommes dans sa position n'ont pas l'habitude d'épouser leurs institutrices.»
L'impatience me gagnait; heureusement Adèle entra en courant:
«Laissez-moi aller à Millcote avec vous, s'écria-t-elle; M. Rochester ne le veut pas, et pourtant il y a bien de la place dans la voiture neuve; demandez-lui de me laisser aller, mademoiselle.
— Certainement, Adèle.»
Et je me hâtai de sortir, heureuse d'échapper à une si rude conseillère. La voiture était prête, on l'amenait devant la maison; mon maître s'avançait vers elle, et Pilote l'accompagnait.
«Adèle peut venir avec nous, n'est-ce pas, monsieur? demandai-je.
— Je lui ai dit que non; je ne veux pas avoir de marmot; je désire être seul avec vous.
— Laissez-la venir, monsieur Rochester, je vous en prie; cela vaudra mieux.
— Non, ce serait une entrave.»
Son regard et sa voix étaient absolus: les avertissements et les doutes de Mme Fairfax m'avaient glacée; je n'avais plus aucune certitude dans mes espérances; je ne cherchais plus à exercer mon pouvoir sur M. Rochester. J'allais obéir machinalement et sans dire un mot de plus; mais, en m'aidant à monter dans la voiture, il me regarda.
«Qu'y a-t-il donc? me demanda-t-il; toute la joie est disparue de votre visage. Désirez-vous vraiment que la petite vienne? et cela vous contrariera-t-il si je la laisse ici?
— Je préférerais qu'elle vînt, monsieur.
— Eh bien! allez chercher votre chapeau, et revenez aussi vite que l'éclair.» cria-t-il à Adèle.
Elle lui obéit avec promptitude.
«Après tout, qu'importe une petite contrainte d'une matinée? dit- il; bientôt je vous demanderai vos conversations, vos pensées, et votre société pour toujours.»
Lorsque Adèle fut dans la voiture, elle se mit à m'embrasser pour m'exprimer sa reconnaissance, mais elle fut immédiatement reléguée dans un coin à côté de M. Rochester. Elle jeta un coup d'oeil de mon côté; un voisin si sombre la gênait; elle n'osait lui faire part d'aucune de ses observations, ni lui rien demander.
«Laissez-la venir près de moi, m'écriai-je; elle vous gênera peut- être, monsieur; il y a bien assez de place de ce côté.»
Il me la passa, comme il eût fait d'un petit chien.
«Je l'enverrai prochainement en pension.» me dit-il en souriant.
Adèle l'entendit et lui demanda si elle irait en pension sans mademoiselle.
«Oui, répondit-il, tout à fait sans elle, car je l'emmènerai avec moi dans la lune; là, je chercherai une caverne dans une vallée entourée de montagnes volcaniques, et elle y demeurera avec moi, avec moi seul.
— Elle n'aura rien à manger; vous la ferez mourir de faim, fit observer Adèle.
— J'irai ramasser de bonnes choses pour son déjeuner et son dîner; dans la lune, les plaines et les collines en sont remplies, Adèle.
— Elle aura froid; comment fera-t-elle du feu?
— Dans la lune, le feu sort des montagnes; quand elle aura froid, je la porterai sur le sommet d'un volcan et je l'assoirai sur le bord du cratère.
— Oh! qu'elle y sera mal et peu confortablement! Ses vêtements s'useront; comment lui en donnerez-vous de nouveaux?»
M. Rochester fit semblant d'être embarrassé.
«Hem! dit-il, que feriez-vous, Adèle? Creusez-vous la tête pour trouver un expédient. Que pensez-vous d'un nuage bleu ou rose pour une robe, et ne ferait-on pas une bien jolie écharpe avec un morceau d'arc-en-ciel?
— Elle est bien mieux ici, déclara Adèle après avoir réfléchi; d'ailleurs, elle se fatiguerait de vivre toute seule avec vous dans la lune. À la place de mademoiselle, je ne consentirais jamais à aller avec vous.
— Elle y a consenti; elle me l'a promis.
— Mais vous ne pourrez pas l'emmener là-haut, il n'y a pas de chemin pour aller dans la lune; il n'y a que l'air, et ni elle ni vous ne savez voler.
— Adèle, regardez ce champ.»
Nous avions dépassé les postes de Thornfield et nous roulions légèrement sur la belle route de Millcote; la poussière avait été abattue par l'orage; les baies vives et les grands arbres, rafraîchis par la pluie, verdissaient de chaque côté.
«Il y a à peu près quinze jours, Adèle, dit M. Rochester, je me promenais dans ce champ, le soir du jour où vous m'aviez aidé à faire du foin dans les prairies du verger. Comme j'étais fatigué d'avoir ramassé de l'herbe, je m'assis sur les marches que vous voyez là; je pris un crayon et un petit cahier, puis je me mis à écrire un malheur qui m'était arrivé il y a longtemps, et à désirer des jours meilleurs. J'écrivais rapidement, malgré l'obscurité croissante, quand je vis quelque chose s'avancer dans le sentier et s'arrêter à deux mètres de moi. Je levai les yeux, et j'aperçus une petite créature, portant sur la tête un voile fait avec les fils de la vierge. Je lui fis signe d'approcher; elle fut bientôt tout près de moi; je ne lui parlai pas, et elle ne me parla pas, mais elle lut dans mes yeux, et moi dans les siens. Voici le résultat de notre entretien muet.
«C'était une fée venue du pays des Elfes, et son voyage avait pour but de me rendre heureux; je devais quitter le monde et me retirer avec elle dans un lieu solitaire, comme la lune, par exemple, et avec sa tête elle m'indiquait le croissant argenté qui se levait au-dessus des montagnes; elle m'apprit que là-haut il y avait des cavernes d'albâtre et des vallées d'argent où nous pourrions demeurer. Je lui dis que j'aimerais bien à y aller, mais je lui fis remarquer que je n'avais pas d'ailes pour voler. «Oh! répondit la fée, peu importe; voilà un talisman qui lèvera toutes les difficultés.» Et elle me montra un bel anneau d'or. «Mettez-le, me dit-elle, sur le quatrième doigt de votre main gauche, et je serai à vous et vous serez à moi; nous quitterons la terre ensemble, et nous ferons notre ciel là-haut.» Et elle indiqua de nouveau la lune. Adèle, l'anneau est dans ma poche, déguisé en une pièce d'or; mais bientôt je lui rendrai sa véritable forme.
— Mais qu'est-ce que mademoiselle a à faire avec cette histoire? Peu m'importe la fée; vous m'avez dit que vous vouliez emmener mademoiselle dans la lune.
— Mademoiselle est une fée, ajouta-t-il mystérieusement.
Je dis alors à Adèle de ne point s'inquiéter de ces plaisanteries. Elle, de son côté, fit provision d'esprit et déclara avec son scepticisme français que M. Rochester était un vrai menteur, qu'elle ne faisait aucune attention à ses contes de fées; que, du reste, il n'y avait pas de fées, et que, quand même il y en aurait, elles ne lui apparaîtraient certainement pas pour lui donner un anneau et lui offrir d'aller vivre dans la lune.
L'heure qu'on passa à Millcote fut un peu ennuyeuse pour moi. M. Rochester me força à aller dans un magasin de soieries, et voulut me faire choisir une demi-douzaine de robes; je n'en avais nullement envie, et lui demandai de remettre tout cela à plus tard: mais non, il fallut bien obéir. Tout ce que purent faire mes supplications fut de réduire à deux robes seulement les six que voulait me donner M. Rochester; mais il jura que ces deux-là seraient choisies par lui. Je vis avec anxiété ses yeux se promener sur les étoffes claires; enfin il se décida pour une soie d'une riche couleur d'améthyste et pour un satin rose. Je recommençai à lui parler tout bas et je lui dis qu'autant vaudrait m'acheter une robe d'or et un chapeau d'argent; que certainement je ne porterais jamais les étoffes qu'il avait choisies. Après bien des difficultés, car il était inflexible comme la pierre, il se décida à prendre une robe de satin noir et une autre de soie gris perle: «Cela ira pour maintenant.» dit-il; mais il ajouta qu'un jour à venir, il voulait me voir briller comme un parterre.
Je me sentis soulagée quand nous fûmes sortis du magasin de soieries et de la boutique du bijoutier. Plus M. Rochester me donnait, plus mes joues devenaient brûlantes et plus j'étais saisie d'ennui et de dégoût. Lorsque, fiévreuse et fatiguée, je m'assis de nouveau dans la voiture, je me rappelai que les derniers événements tristes et joyeux m'avaient complètement fait oublier la lettre de mon oncle John Eyre à Mme Reed, ainsi que son intention de m'adopter et de me léguer ses biens. «Ce serait un soulagement pour moi d'avoir quelque chose qui m'appartînt, me disais-je; je ne puis pas supporter d'être habillée comme une poupée par M. Rochester, ou, seconde Danaé, de voir tomber tous les jours autour de moi une pluie d'or. Dès que je serai rentrée, j'écrirai à Madère, à mon oncle John, et je lui dirai avec qui je vais me marier; si je savais qu'un jour je pourrais augmenter la fortune de M. Rochester, je supporterais plus facilement les dépenses qu'il fait maintenant pour moi.» Un peu soulagée par ce projet, que je mis à exécution le jour même, je me hasardai encore une fois à rencontrer le regard de mon maître qui me cherchait toujours, bien que je détournasse sans cesse les yeux de son visage; il sourit, et il me sembla que ce sourire était celui qu'un sultan accorderait dans un jour d'amour et de bonheur à une esclave enrichie par son or et ses bijoux. Je repoussai sa main qui cherchait toujours la mienne, et je la retirai toute rouge de ses étreintes passionnées.
«Vous n'avez pas besoin de me regarder ainsi, dis-je, et si vous continuez, je ne porterai plus jusqu'au dernier moment que ma vieille robe de Lowood, et je me marierai avec cette robe de guingan lilas; vous pourrez vous faire un habit de noce avec la soie gris perle et une collection de gilets avec le satin noir.»
Il me caressa et frotta ses mains.
«Oh! quel bonheur de la voir et de l'entendre! s'écria-t-il; comme elle est originale et piquante! je ne changerais pas cette petite Anglaise contre tout le sérail du Grand Turc, contre les yeux de gazelles et les tailles de houris.»
Cette allusion orientale me déplut.
«Je ne veux pas du tout remplacer un sérail pour vous, dis-je; si ces choses-là vous plaisent, monsieur, allez sans retard dans les bazars de Stamboul et dépensez en esclaves un peu de cet argent que vous ne savez comment employer ici.
— Et que ferez-vous, Jane, pendant que j'achèterai toutes ces livres de chair et toute cette collection d'yeux noirs?
— Je me préparerai à partir comme missionnaire pour prêcher la liberté aux esclaves, ceux de votre harem y compris; je m'y introduirai et j'exciterai la révolte; et vous, pacha, en un instant vous serez enchaîné, et je ne briserai vos liens que lorsque vous aurez signé la charte la plus libérale qui ait jamais été imposée à un despote.
— Je consentirai bien à être à votre merci, Jane.
— Oh! je serais sans miséricorde, monsieur Rochester, surtout si vos yeux avaient la même expression que maintenant; en voyant votre regard, je serais certaine que vous ne signez la charte que parce que vous y êtes forcé, et que votre premier acte serait de la violer.
— Eh bien, Jane, que voudriez-vous donc? Je crains qu'outre le mariage à l'autel, vous ne me forciez à accepter toutes les cérémonies d'un mariage du monde. Je vois que vous ferez vos conditions: quelles seront-elles?
— Je ne vous demande qu'un esprit facile, monsieur, et qui sache se dégager des obligations du monde. Vous rappelez-vous ce que vous m'avez dit de Céline Varens, des diamants et des cachemires que vous lui avez donnés? Je ne veux pas être une autre Céline Varens; je continuerai à être la gouvernante d'Adèle; je gagnerai ainsi ma nourriture, mon logement et trente livres par an; je subviendrai moi-même aux dépenses de ma toilette, et vous ne me donnerez rien, si ce n'est…
— Si ce n'est quoi?
— Votre affection; et si je vous donne la mienne en retour, nous serons quittes.
— Eh bien, dit-il, vous n'avez pas votre égale en froide impudence et en orgueil sauvage! Mais voilà que nous approchons de Thornfield. Vous plaira-t-il de dîner avec moi? me demanda-t-il, lorsque nous franchîmes les portes du parc.
— Non, monsieur, je vous remercie.
— Et pourrai-je connaître la raison de votre refus?
— Je n'ai jamais dîné avec vous, monsieur, et je ne vois aucune raison pour le faire jusqu'à…
— Jusqu'à quand? vous aimez les moitiés de phrase.
— Jusqu'à ce que je ne puisse pas faire autrement.
— Croyez-vous que je mange en ogre ou en goule, que vous craignez de m'avoir comme compagnon de vos repas?
— Je n'ai jamais pensé cela, monsieur; mais je désire continuer mes anciennes habitudes pendant un mois encore.
— Vous voulez renoncer d'un seul coup à votre esclavage.
— Je vous demande pardon, monsieur; je continuerai comme autrefois. Je resterai loin de vous tout le jour, comme je l'ai fait jusqu'ici; vous pourrez m'envoyer chercher le soir quand vous désirerez me voir, et alors je viendrai, mais à aucun autre moment.
— Je voudrais fumer, Jane, ou avoir une pincée de tabac pour m'aider à supporter tout cela, pour me donner une contenance, comme dirait Adèle; malheureusement je n'ai ni ma boîte à cigares ni ma tabatière. Écoutez; c'est maintenant votre tour, petit tyran, mais ce sera bientôt le mien, et quand je me serai emparé de vous, je vous attacherai (au figuré) à une chaîne comme celle- ci, dit-il en montrant la chaîne de sa montre; oui, chère enfant, je vous porterai bien près de mon coeur, de peur de perdre mon plus précieux bijou.»
Il dit cela en m'aidant à descendre de la voiture, et, pendant qu'il prenait Adèle, j'entrai dans la maison et je me hâtai de monter l'escalier.
Il me fit venir près de lui tous les soirs. Je lui avais préparé une occupation, car j'étais décidée à ne pas passer ce long tête- à-tête en conversation; je me rappelais sa belle voix et je savais qu'il aimait à chanter comme presque tous les bons chanteurs. Je ne chantais pas bien, et, ainsi qu'il l'avait lui-même déclaré, je n'étais pas bonne musicienne; mais je me plaisais beaucoup à entendre une musique bien exécutée. À peine le crépuscule, cette heure des romances, eut-il assombri son bleu et déployé sa bannière d'étoiles, que j'ouvris le piano et que je le priai pour l'amour de Dieu de me chanter quelque chose. Il me dit qu'il était capricieux et qu'il préférerait chanter une autre fois; mais je lui répondis que le moment ne pouvait être plus favorable. Il me demanda si sa voix me plaisait.
«Beaucoup,» répondis-je.
Je n'aimais pas à flatter sa vanité; mais cette fois je désirais l'exciter pour arriver plus vite à mon but.
«Alors, Jane, il faut jouer l'accompagnement.
— Très bien, monsieur; je vais essayer.
J'essayai en effet, mais bientôt je fus chassée du tabouret et appelée petite maladroite; il me poussa de côté sans cérémonie: c'était justement ce que je désirais. Il prit ma place et s'accompagna lui-même; car il jouait aussi bien qu'il chantait. Il me relégua dans l'embrasure de la fenêtre, et, pendant que je regardais les arbres et les prairies, il chanta les paroles suivantes, sur un air suave et doux:
«L'amour le plus véritable qui ait jamais enflammé un coeur répandait par de rapides tressaillements la vie dans chacune de mes veines.
«Chaque jour, son arrivée était mon espoir, son départ ma tristesse: tout ce qui pouvait retarder ses pas glaçait le sang dans mes veines.
«Je m'étais dit qu'être aimé comme j'aimais serait pour moi un bonheur infini, et je fis d'ardents efforts pour y arriver.
«Mais l'espace qui nous séparait était aussi large, aussi dangereux à franchir et aussi difficile à frayer que les vagues écumeuses de l'Océan vert.
«Il n'était pas mieux hanté que les sentiers favoris des brigands dans les bois et les lieux solitaires; car le pouvoir et la justice, le malheur et la haine étaient entre nous.
«Je bravai le danger; je méprisai les obstacles; je défiai les mauvais présages; je passai impétueusement au-dessus de tout ce qui me fatiguait, m'avertissait et me menaçait.
«Et mon arc-en-ciel s'étendit rapide comme la lumière, il s'étendit comme dans un rêve; cet enfant de la pluie et du soleil s'éleva glorieusement devant mon regard.
«Mais ce signe solennel de la joie brille doucement sur des nuages d'une triste teinte; cependant peu m'importe pour le moment de savoir si des malheurs pesants et douloureux sont proches.
«Je n'y pense pas dans ce doux instant, et pourtant tout ce que j'ai renversé peut arriver sur des ailes fortes et agiles pour demander vengeance.
«La haine orgueilleuse peut me frapper et me faire tomber; la justice, m'opposer d'invincibles obstacles; le pouvoir oppresseur peut, d'un regard irrité, me jurer une inimitié éternelle.
«Mais avec une noble fidélité, celle que j'aime a placé sa petite main dans les miennes, et a juré que les liens sacrés du mariage nous uniraient tous deux.
«Mon amour m'a promis de vivre et de mourir avec moi; son serment a été scellé par un baiser; j'ai donc enfin le bonheur infini que j'avais rêvé: je suis aimé comme j'aime.»
Il se leva et s'avança vers moi; sa figure était brûlante, ses yeux de faucon brillaient; chacun de ses traits annonçait la tendresse et la passion. Je fus embarrassée un moment, puis je me remis; je ne voulais pas de scènes sentimentales ni d'audacieuses déclarations: j'en étais menacée; il fallait préparer une arme défensive. Lorsqu'il s'approcha de moi, je lui demandai avec aigreur qui il comptait épouser.
«C'est une étrange question dans la bouche de ma Jane chérie.» me dit-il.
Je déclarai que je la trouvais très naturelle et même très nécessaire. Il avait dit que sa femme mourrait avec lui: qu'est-ce que cela signifiait? je n'avais nullement l'intention de mourir avec lui, il pouvait bien y compter.
Il me répondit que tout ce qu'il désirait, tout ce qu'il demandait, c'était de me voir vivre près de lui, que la mort n'était pas faite pour moi.
«Si, en vérité, repris-je: j'ai tout aussi bien le droit de mourir que vous, lorsque mon temps sera venu; mais j'attendrai le moment et je ne le devancerai pas.»
Il me demanda si je voulais lui pardonner sa pensée égoïste, et sceller mon pardon d'un baiser.
Je le priai de m'excuser; car je n'avais nulle envie de l'embrasser.
Alors il s'écria que j'étais une petite créature bien dure; et il ajouta que toute autre femme aurait fondu en larmes, en entendant de semblables strophes à sa louange.
Je lui déclarai que j'étais naturellement dure et inflexible, qu'il aurait de nombreuses occasions de le voir, et que, du reste, j'étais décidée à lui montrer bien des côtés bizarres de ma nature, pendant les quatre semaines qui allaient venir, afin qu'il sût à quoi il s'engageait, alors qu'il était encore temps de se rétracter.
Il me demanda de rester tranquille et de parler raisonnablement.
Je lui répondis que je voulais bien rester tranquille, mais que je me flattais de parler raisonnablement.
Il s'agita sur sa chaise et laissa échapper des mouvements d'impatience. «Très bien, pensai-je; vous pouvez vous remuer et vous mettre en colère, si cela vous plaît; mais je suis persuadée que c'est là la meilleure conduite à tenir avec vous. Je vous aime plus que je ne puis le dire; mais je ne veux pas tomber dans une exagération de sentiment; je veux, par l'aigreur de mes réponses, vous éloigner du précipice, et maintenir entre vous et moi une distance qui sera favorable à tous deux.»
Peu à peu il arriva à une grande irritation; lorsqu'il se fut retiré dans un coin obscur, tout au bout de la chambre, je me levai, et je dis de ma voix ordinaire et avec mon respect accoutumé:
«Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur!» Puis je gagnai la porte de côté et je sortis.
Je continuai le même système pendant les quatre semaines d'épreuve, et j'eus un succès complet. Il était souvent rude et de mauvaise humeur; néanmoins je voyais bien qu'il se maintenait dans d'excellentes dispositions: la soumission d'un agneau, la sensibilité d'une tourterelle auraient mieux nourri son despotisme; mais cette conduite plaisait à son jugement, satisfaisait sa raison, et même était plus en harmonie avec ses goûts.
Devant les étrangers, j'étais comme autrefois calme et respectueuse: une conduite différente eût été déplacée; c'était seulement dans les conversations du soir que je l'irritais et l'affligeais ainsi. Il continuait à m'envoyer chercher au moment où l'horloge sonnait sept heures; mais, quand j'apparaissais, il n'avait plus sur les lèvres ces doux mots: «Mon amour,» et «Ma chérie;» les meilleures expressions qu'il eût à mon service, étaient: «Poupée provoquante, fée malicieuse, esprit mobile;» les grimaces avaient pris la place des caresses. Au lieu de me donner une poignée de main, il me pinçait le bras; au lieu de m'embrasser le cou, il me tirait l'oreille: j'en étais contente; je préférais ces rudes faveurs à des avances trop tendres. Je voyais que Mme Fairfax m'approuvait; son inquiétude sur mon compte disparaissait; j'étais sûre que ma conduite était bonne. M. Rochester déclarait qu'il en était fatigué, mais que, du reste, il se vengerait prochainement. Je riais tout bas de ses menaces: «Je puis vous forcer à être raisonnable maintenant, pensais-je, et je le pourrai bien aussi plus tard; si un moyen perd sa vertu, nous en chercherons un autre.»
Cependant ma tâche n'était pas facile; bien souvent j'aurais préféré lui plaire que de l'irriter. Il était devenu pour moi plus que tout au monde, plus que les espérances divines elles-mêmes; il était venu se placer entre moi et toute pensée religieuse, comme une éclipse entre l'homme et le soleil. La créature ne me ramenait pas au créateur, car de l'homme j'avais fait un Dieu.
CHAPITRE XXV
Le mois accordé par M. Rochester était écoulé; on pouvait compter les heures qui restaient: il n'y avait plus moyen de reculer le jour du mariage, tout était prêt. Moi, du moins, je n'avais plus rien à faire; mes malles étaient fermées, ficelées et rangées le long du mur de ma petite chambre; le lendemain elles devaient rouler sur la route de Londres avec moi, ou plutôt avec une Jane Rochester que je ne connaissais pas. Il n'y avait plus qu'à clouer les adresses sur les malles.
M. Rochester lui-même avait écrit sur plusieurs morceaux de carton: «Mme Rochester, hôtel de… à Londres»; mais je n'avais pas pu me décider à les placer sur les caisses. Mme Rochester! elle n'existait pas et elle ne naîtrait pas d'ici au lendemain matin. Je voulais la voir avant de déclarer que toutes ces choses lui appartenaient. C'était bien assez que, dans le petit cabinet toilette, des vêtements qu'on disait être à elle eussent remplacé ma robe de Lowood et mon chapeau de paille; car certainement cette robe gris perle, ce voile léger suspendus au portemanteau, n'étaient point à moi. Je fermai la porte pour ne pas apercevoir ces vêtements, qui, grâce à leur couleur claire, formaient comme une lueur fantastique dans l'obscurité de ma chambre. «Restez seuls, dis-je, vous qui éveillez des songes étranges! Je suis fiévreuse! j'entends le vent siffler, et je vais descendre pour me rafraîchir à son souffle.»
Je n'étais pas agitée seulement par l'activité des préparatifs et par la pensée de la vie nouvelle qui demain allait commencer pour moi. Ces deux choses concouraient sans doute à me donner cette agitation, qui me poussa à errer dans les champs à une heure aussi avancée; mais il y avait une troisième cause plus forte que les autres.
Mon coeur était tourmenté par une idée étrange et douloureuse; il m'était arrivé une chose que je ne pouvais comprendre; seule, j'en avais connaissance. L'événement avait eu lieu la nuit précédente. Ce jour-là, M. Rochester s'était absenté de la maison et n'était point encore revenu; des affaires l'avaient appelé dans une de ses terres, éloignée d'une trentaine de milles, et il fallait qu'il s'en occupât lui-même avant de quitter l'Angleterre. J'attendais son retour pour soulager mon esprit et chercher avec lui la solution de cette énigme qui m'inquiétait. Lecteurs, attendez avec moi, et vous aurez part à ma confidence, quand je lui révélerai mon secret.
Je me dirigeai du côté du verger, afin d'y trouver un abri contre le vent qui, pendant toute la journée, avait soufflé du sud sans pourtant amener une goutte de pluie. Au lieu de cesser, il semblait augmenter ses mugissements; les arbres pliaient tous du même côté, sans jamais se tordre en différents sens; ils relevaient leurs branches à peine une fois dans une heure, tant était violent et continuel le vent qui inclinait leurs têtes vers le nord. Les nuages couraient rapides et épais d'un pôle à l'autre; et, dans cette journée de juillet, on n'avait pas vu un coin de ciel bleu.
J'éprouvais un plaisir sauvage à courir sous le vent, et à étourdir mon esprit troublé, au sein de ce torrent d'air qui mugissait dans l'espace. Après avoir descendu l'allée de lauriers, je regardai le marronnier frappé par la foudre. Il était noir et flétri; le tronc fendu bâillait comme un fantôme; les deux côtés de l'arbre n'étaient pas complètement séparés l'un de l'autre, la base vigoureuse et les fortes racines les unissaient encore; mais la vie était détruite, la sève ne pouvait plus couler. De chaque côté, les grandes branches retombaient flétries et mortes, et le prochain orage ne devait pas laisser l'arbre debout; mais, pour le moment, ces deux morceaux semblaient encore former un tout: c'était une ruine, mais une ruine entière.
«Vous faites bien de vous tenir serrés l'un contre l'autre, dis- je, comme si le fantôme eût pu m'entendre; vous êtes brisés et déchirés, et pourtant il doit y avoir encore un peu de vie en vous, à cause de l'union de vos fidèles racines. Vos feuilles ne reverdiront plus; les oiseaux ne viendront plus sur vos branches pour chanter et faire leurs nids; le temps de l'amour et du plaisir est passé; mais vous ne tomberez pas dans le désespoir, car chacun de vous a un compagnon pour sympathiser avec lui, au jour de sa ruine.»
À ce moment, la lune éclairait la fente qui les séparait; son disque était d'un rouge sang et à moitié voilé par les nuages; elle sembla me jeter un regard sauvage et terrible, puis se cacha rapidement derrière les nuages. Le vent cessa un instant de mugir dans Thornfield; mais, dans les bois et les ruisseaux lointains, on entendit des gémissements mélancoliques: c'était si triste que je m'éloignai en courant.
J'errai quelque temps dans le verger, ramassant les pommes dont le gazon était couvert; je m'amusai à séparer celles qui étaient mûres, et je les portai dans l'office, puis je remontai dans la bibliothèque pour m'assurer si le feu était allumé: car, bien qu'on fût en été, je savais que, par cette triste soirée, M. Rochester aimerait à trouver un foyer réjouissant. Le feu était allumé depuis quelque temps, et brûlait activement; je plaçai le fauteuil de M. Rochester au coin de la cheminée, et je roulai la table à côté; je baissai les rideaux, et je fis apporter des bougies toutes prêtes à être allumées. Lorsque j'eus achevé ces préparatifs, j'étais plus agitée que jamais; je ne pouvais ni rester assise ni demeurer à la maison. Une petite pendule dans la chambre et l'horloge de la grande salle sonnèrent dix heures en même temps.
«Comme il est tard! me dis-je; je m'en vais aller devant les portes du parc; la lune brille par moments; on voit assez loin sur la route; peut-être arrive-t-il maintenant; en allant à sa rencontre, j'éviterai quelques moments d'attente.»
Le vent soufflait dans les grands arbres qui encadraient la porte; mais, aussi loin que je pus voir sur la route, tout y était tranquille et solitaire; excepté lorsqu'un nuage venait obscurcir la lune, le chemin n'offrait aux regards qu'une ligne longue, pâle et sans animation.
Une larme vint obscurcir mes yeux, larme de désappointement et d'impatience; honteuse, je l'essuyai rapidement. J'errai encore quelque temps: la lune avait entièrement disparu derrière des nuages épais; la nuit devenait de plus en plus sombre, et la pluie augmentait.
«Je voudrais le voir venir! je voudrais le voir venir! m'écriai- je, saisie d'un accès de mélancolie. J'espérais qu'il arriverait avant le thé; voilà la nuit. Qu'est-ce qui peut le retarder? Lui est-il arrivé quelque accident?»
L'événement de la nuit précédente se présenta de nouveau à mon esprit; j'y vis l'annonce d'un malheur. J'avais peur que mes espérances ne fussent trop belles pour se réaliser; j'avais été si heureuse ces derniers temps, que je craignais que mon bonheur ne fût arrivé au faite et ne dût commencer son déclin.
«Eh bien! pensai-je, je ne puis pas retourner à la maison; je ne pourrai pas rester assise au coin du feu, pendant que je le sais dehors par ce mauvais temps. J'aime mieux avoir les membres fatigués que le coeur triste; je m'en vais aller à sa rencontre.»
Je sortis; j'allai vite, mais pas loin. Je n'avais pas fait un quart de mille que j'entendis le pas d'un cheval; un cavalier arriva au grand galop; un chien courait à ses côtés. Plus de tristes pressentiments; c'était lui! il arrivait monté sur Mesrour et suivi de Pilote. Il me vit, car la lune s'était dégagée des nuages et brillait dans le ciel; il prit son chapeau et le remua au-dessus de sa tête; je courus à sa rencontre.
«Ah! s'écria-t-il en me tendant la main et en se baissant vers moi, vous ne pouvez pas vous passer de moi, c'est évident; mettez le pied sur mon éperon, donnez-moi vos deux mains et montez.»
J'obéis, la joie me rendit agile; je sautai devant lui; je reçus un baiser, et je supportai mon triomphe le mieux possible. Dans son exaltation, il s'écria:
«Y a-t-il quelque chose, Jane, que vous venez au-devant de moi à une heure semblable? Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle?
— Non; mais je croyais que vous ne viendriez jamais, et je ne pouvais pas vous attendre tranquillement à la maison, surtout par cette pluie et ce vent.
— Du vent et de la pluie, en vérité? Vous êtes mouillée comme une nymphe des eaux; enveloppez-vous dans mon manteau. Mais il me semble que vous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont brûlantes. Je vous le demande encore, n'y a-t-il rien?
— Non, monsieur, rien maintenant; je ne suis plus ni effrayée ni malheureuse.
— Alors vous l'avez été?
— Un peu; je vous raconterais cela plus tard, monsieur; mais je suis persuadée que vous rirez de mon inquiétude.
— Je rirai de bon coeur, lorsque la matinée de demain sera passée; jusque-là je n'ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de ma proie. Depuis un mois, vous êtes devenue aussi difficile à prendre qu'une anguille, aussi épineuse qu'un buisson de roses; partout où je posais mes doigts, je sentais une pointe aiguë; et maintenant il me semble que je tiens entre mes bras un agneau plein de douceur. Vous vous êtes éloignée du troupeau pour chercher votre berger, n'est-ce pas, Jane?
— J'avais besoin de vous; mais ne vous félicitez pas trop tôt.
Nous voici arrivés à Thornfield; laissez-moi descendre.»
Il me déposa à terre; John vint prendre le cheval, et M. Rochester me suivit dans la grande salle pour me dire de changer de vêtements et de venir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment où j'allais monter l'escalier, il m'arrêta et me fit promettre de ne pas être lente: je ne le fus pas non plus, et au bout de cinq minutes je le rejoignis; il était à souper.
«Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S'il plaît à Dieu, après ce repas vous n'en prendrez plus qu'un à Thornfield, d'ici à longtemps du moins.»
Je m'assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas manger.
«C'est à cause de votre voyage de demain, Jane; la pensée que vous allez voir Londres vous ôte l'appétit.
— Ce projet n'est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne puis pas trop dire quelles sont les idées qui me préoccupent ce soir; tout dans la vie me semble manquer de réalité.
— Excepté moi; je suis bien chair et os, touchez-moi.
— Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme; vous êtes un véritable rêve.»
Il étendit sa main en riant.
«Cela est-il un rêve?» dit-il en la posant sur mes yeux.
Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et vigoureux.
«Oui, lorsque je la touche, c'est un rêve, dis-je en l'éloignant de mon visage. Monsieur, avez-vous fini de souper?
— Oui, Jane.»
Je sonnai et je fis retirer le plateau. Lorsque nous fûmes seuls de nouveau, j'attisai le feu et je m'assis sur une chaise basse aux pieds de mon maître.
«Il est près de minuit, dis-je.
— Oui; mais rappelez-vous, Jane, que vous m'avez promis de veiller avec moi la nuit qui précéderait mon mariage.
— Oui, et je tiendrai ma promesse, au moins pour une heure ou deux; je n'ai point envie d'aller me coucher.
— Tous vos préparatifs sont-ils finis?
— Tous, monsieur.
— Les miens aussi; j'ai tout arrangé. Nous quitterons Thornfield demain matin, une demi-heure après notre retour de l'église.
— Très bien, monsieur.
— En prononçant ce mot-là, vous avez souri étrangement, Jane; comme vos joues se sont colorées et comme vos yeux brillent! Êtes- vous bien portante?
— Je le crois.
— Vous le croyez! Mais qu'y a-t-il donc? dites-moi ce que vous éprouvez.
— Je ne le puis pas, monsieur, aucune parole ne peut exprimer ce que j'éprouve. Je voudrais que cette heure durât toujours; qui sait ce qu'amènera la prochaine?
— C'est de la mélancolie, Jane; vous avez été trop excitée ou trop fatiguée.
— Monsieur, vous sentez-vous calme et heureux?
— Calme, non, mais heureux jusqu'au fond du coeur.»
Je regardai et je cherchai à lire la joie sur son visage; je remarquai sur sa figure une expression ardente.
«Confiez-vous à moi, Jane, me dit-il; soulagez votre esprit du poids qui l'opprime en le partageant avec moi; que craignez-vous? Avez-vous peur de ne pas trouver en moi un bon mari?
— Aucune pensée n'est plus éloignée de mon esprit.
— Craignez-vous le monde nouveau dans lequel vous allez entrer, la vie qui va commencer pour vous?
— Non.
— Jane, vous m'intriguez; votre regard et votre voix annoncent une douloureuse audace qui m'étonne et m'attriste; j'ai besoin d'une explication.
— Alors, monsieur, écoutez-moi. La nuit dernière vous n'étiez pas à la maison.
— Non, je le sais; et il y a quelques instants vous avez parlé d'une chose qui avait eu lieu en mon absence. Sans doute ce n'est rien d'important, mais enfin cela vous a troublée; racontez-le moi. Peut-être Mme Fairfax vous a-t-elle dit quelque chose, ou peut-être avez-vous entendu une conversation des domestiques; et votre dignité trop délicate aura été blessée.
— Non, monsieur.»
Minuit sonnait; j'attendis que le timbre eût cessé son bruit argentin et l'horloge ses sonores vibrations, puis je continuai:
«Hier, toute la journée, j'ai été très occupée et très heureuse au milieu de cette incessante activité; car je n'ai aucune crainte en entrant dans cette vie nouvelle, comme vous semblez le croire: c'est au contraire une grande joie pour moi d'avoir l'espérance de vivre avec vous, parce que je vous aime. Non, monsieur, ne me faites aucune caresse maintenant, laissez-moi parler sans m'interrompre. Hier j'avais foi en la Providence et je croyais que tout travaillait à notre bonheur; la journée avait été belle, si vous vous le rappelez, l'air était si doux que je ne pouvais rien craindre pour vous. Le soir je me promenai quelques instants devant la maison en pensant à vous; je vous voyais en imagination tout près de moi, et votre présence me manquait à peine. Je pensais à l'existence qui allait commencer pour moi, je pensais à la vôtre aussi, plus vaste et plus agitée que la mienne, de même que la mer profonde qui reçoit dans son sein tous les petits ruisseaux est aussi plus vaste et plus agitée que l'eau basse d'un détroit resserré entre les terres. Je me demandais pourquoi les philosophes appelaient ce monde un triste désert; pour moi, il me semblait rempli de fleurs. Lorsque le soleil se coucha, l'air devint froid et le ciel se couvrit de nuages; je rentrai. Sophie m'appela pour regarder ma robe de mariée qu'on venait d'apporter, et au fond de la boîte je trouvai votre présent, le voile, que dans votre extravagance princière vous aviez fait venir de Londres; je suppose que, comme j'avais refusé les bijoux, vous aviez voulu me forcer à accepter quelque chose d'aussi précieux. Je souris en le dépliant, et je me demandai comment je vous taquinerais sur votre goût aristocratique et vos efforts à déguiser votre fiancée plébéienne sous les vêtements de la fille d'un pair; je cherchais comment je m'y prendrais pour venir vous montrer le voile de blonde brodée que j'avais moi-même préparé pour recouvrir ma tête. Je vous aurais demandé si ce n'était pas suffisant pour une femme qui ne pouvait apporter à son mari ni fortune, ni beauté, ni relations; je voyais d'avance votre regard, j'entendais votre impétueuse réponse républicaine; je vous entendais déclarer avec dédain que vous ne désiriez pas augmenter vos richesses ou obtenir un rang plus élevé en épousant soit une bourse, soit un nom.
— Comme vous lisez bien en moi, petite sorcière! s'écria M. Rochester. Mais qu'avez-vous trouvé dans le voile, sinon des broderies? Recouvrait-il une épée ou du poison, que votre regard devient si lugubre?
— Non, non, monsieur, la délicatesse et la richesse du tissu ne recouvraient rien, sinon l'orgueil des Rochester; mais je suis habituée à ce démon, et il ne m'effraye plus. Cependant, à mesure que l'obscurité approchait, le vent augmentait; hier soir il ne soufflait pas avec violence comme aujourd'hui, mais il faisait entendre un gémissement triste et bien plus lugubre: j'aurais voulu que vous fussiez à la maison. J'entrai ici, la vue de cette chaise vide et de ce foyer sans flamme me glaça. Quelque temps après, j'allai me coucher, mais je ne pus pas dormir: j'étais agitée par une anxiété que je ne pouvais comprendre; le vent qui s'élevait toujours semblait chercher à voiler quelque son douloureux. D'abord je ne pus pas me rendre compte si ces sons venaient de la maison ou du dehors; ils se renouvelaient sans cesse, aussi douloureux et aussi vagues; enfin je pensai que ce devait être quelque chien hurlant dans le lointain. Je fus heureuse lorsque le bruit cessa; mais cette nuit sombre et triste me poursuivit dans mes rêves; tout en dormant, je continuais à désirer votre présence, et j'éprouvais vaguement le sentiment pénible qu'une barrière nous séparait. Pendant le commencement de mon sommeil, je croyais suivre les sinuosités d'un chemin inconnu; une obscurité complète m'environnait; la pluie mouillait mes vêtements. Je portais un tout petit enfant, trop jeune et trop faible pour marcher; il frissonnait dans mes bras glacés et pleurait amèrement. Je croyais, monsieur, que vous étiez sur la route beaucoup en avant, et je m'efforçais de vous rejoindre; je faisais efforts sur efforts pour prononcer votre nom et vous prier de vous arrêter: mais mes jambes étaient enchaînées, mes paroles expiraient sur mes lèvres, et, pendant ce temps, je sentais que vous vous éloigniez de plus en plus.
— Et ces rêves pèsent encore sur votre esprit, Jane, maintenant que je suis près de vous, nerveuse enfant! Oubliez des malheurs fictifs, pour ne penser qu'au bonheur véritable. Vous dites que vous m'aimez, Jane, je ne l'oublierai pas, et vous ne pouvez plus le nier; ces mots-là n'ont pas expiré sur vos lèvres, je les ai bien entendus; ils étaient clairs et doux, peut-être trop solennels, mais doux comme une musique Vous m'avez dit: «Il est beau pour moi d'avoir l'espérance de vivre avec vous, Édouard, parce que je vous aime.» M'aimez-vous, Jane? répétez-le encore.
— Oh! oui, monsieur, je vous aime de tout mon coeur.
— Eh bien, dit-il, après quelques minutes de silence, c'est étrange, ce que vous venez de dire m'a fait mal. Je pense que c'est parce que vous l'avez dit avec une énergie si profonde et si religieuse, parce que dans le regard que vous avez fixé sur moi il y avait une foi, une fidélité et un dévouement si sublimes, que j'ai cru voir un esprit près de moi et que j'en ai été ébloui. Jane, regardez-moi comme vous savez si bien regarder; lancez-moi un de vos sourires malins et provoquants; dites-moi que vous me détestez, taquinez-moi, faites tout ce que vous voudrez, mais ne m'agitez pas; j'aime mieux être irrité qu'attristé.
— Je vous taquinerai tant que vous voudrez quand j'aurai achevé mon récit; mais écoutez-moi jusqu'au bout.
— Je croyais, Jane, que vous m'aviez tout dit, et que votre tristesse avait été causée par un rêve.»
Je secouai la tête.
«Quoi! s'écria-t-il, y a-t-il encore quelque chose? mais je ne veux pas croire que ce soit rien d'important; je vous avertis d'avance de mon incrédulité. Continuez.»
Son air inquiet, l'impatience craintive que je remarquais dans ses manières, me surprirent; néanmoins, je poursuivis.
«Je fis un autre rêve, monsieur; Thornfield n'était plus qu'une ruine déserte, et servait de retraite aux chauves-souris et aux hiboux; de toute la belle façade, il ne restait qu'un mur très élevé, mais mince et qui semblait fragile; par un clair de lune, je me promenais sur l'herbe qui avait poussé à la place du château détruit; je heurtais tantôt le marbre d'une cheminée, tantôt un fragment de corniche. Enveloppée dans un châle, je portais toujours le petit enfant inconnu; je ne pouvais le déposer nulle part, malgré la fatigue que je ressentais dans les bras; bien que son poids empêchât ma marche, il fallait le garder. J'entendais sur la route le galop d'un cheval; j'étais persuadée que c'était vous, et que vous vous en alliez dans une contrée lointaine pour bien des années. Je montai sur le mur avec une rapidité fiévreuse et imprudente, désirant vous apercevoir une dernière fois: les pierres roulèrent sous mes pieds; les branches de lierre auxquelles je m'étais accrochée se brisèrent; l'enfant effrayé me prit par le cou et faillit m'étrangler. Enfin, j'arrivai au haut du mur; je vous aperçus comme une tache sur une ligne blanche; à chaque instant vous paraissiez plus petit le vent soufflait si fort que je ne pouvais pas me tenir. Je m'assis sur le mur et j'apaisai l'enfant sur mon sein. Je vous vis tourner un angle de la route, je me penchai pour vous voir encore; le mur éboula un peu; je fus effrayée, l'enfant glissa de mes genoux, je perdis l'équilibre, je tombai et je m'éveillai.
— Maintenant, Jane, est-ce tout?
— C'est toute la préface, monsieur; l'histoire va venir. Lorsque je m'éveillai, un rayon passa devant mes yeux. «Oh! voilà le jour qui commence,» pensai-je; mais je m'étais trompée: c'était la lumière d'une chandelle. Je supposai que Sophie était entrée; il y avait une bougie sur la table de toilette, et la porte du petit cabinet où, avant de me coucher, j'avais suspendu ma robe de mariée et mon voile, était ouverte. J'entendis du bruit; je demandai aussitôt: «Sophie, que faites-vous là?» Personne ne répondit; mais quelqu'un sortit du cabinet, prit la chandelle et examina les vêtements suspendus au portemanteau. «Sophie, Sophie» m'écriai-je de nouveau, et tout demeura silencieux. Je m'étais levée sur mon lit, et je me penchais en avant; je fus d'abord étonnée, puis tout à fait égarée. Mon sang se glaça dans mes veines. Monsieur Rochester, ce n'était ni Sophie, ni Leah, ni Mme Fairfax; ce n'était même pas, j'en suis bien sûre, cette étrange femme que vous avez ici, Grace Poole.
— Il fallait bien que ce fût l'une d'elles, interrompit mon maître.
— Non, monsieur, je vous assure que non; jamais je n'avais vu dans l'enceinte de Thornfield celle qui était devant moi. La taille, les contours, tout était nouveau pour moi.
— Faites-moi son portrait, Jane.
— Elle m'a paru grande et forte; ses cheveux noirs et épais pendaient sur son dos. Je ne sais quel vêtement elle portait: il était blanc et droit; mais je ne puis vous dire si c'était une robe, un drap, ou un linceul.
— Avez-vous vu sa figure?
— Pas dans le premier moment; mais bientôt elle décrocha mon voile, le souleva, le regarda longtemps et, le jetant sur sa tête, se tourna vers une glace; alors je vis parfaitement son visage et ses traits dans le miroir.
— Et comment étaient-ils?
— Ils me parurent effrayants; oh! monsieur, jamais je n'ai vu une figure semblable: son visage était sauvage et flétri; je voudrais pouvoir oublier ces yeux injectés qui roulaient dans leur orbite et ces traits noirs et gonflés.
— Les fantômes sont généralement pâles, Jane.
— Celui-là, monsieur, était d'une couleur pourpre; il avait les lèvres noires et enflées, le front sillonné, les sourcils foncés et placés beaucoup au-dessus de ses yeux rouge sang. Voulez-vous que je vous dise qui ce fantôme m'a rappelé?
— Oui, Jane.
— Eh bien! il m'a rappelé le spectre allemand qu'on nomme vampire.
— Eh bien! que fit-il?
— Monsieur, il retira mon voile de dessus sa tête, le déchira en deux, le jeta à terre et le foula aux pieds.
— Après?
— Il souleva le rideau de la fenêtre et regarda dehors; peut-être vit-il le jour poindre, car il prit la chandelle et se dirigea vers la porte; mais le fantôme s'arrêta devant mon lit, ses yeux flamboyants se fixèrent sur moi. Il approcha sa lumière tout près de ma figure et l'éteignit sous mes yeux; je sentis que son terrible visage était tout près du mien, et je perdis connaissance; pour la seconde fois de ma vie seulement, je m'évanouis de peur.
— Qui était avec vous, lorsque vous recouvrâtes vos sens?
— Personne, monsieur, il faisait grand jour. Je me levai; je me baignai la tête dans l'eau; je bus; je me sentais faible, mais nullement malade, et je résolus de ne raconter mon aventure qu'à vous seul. Maintenant, monsieur, dites-moi quelle était cette femme.
— Une création de votre cerveau exalté, c'est certain; il faut que je prenne grand soin de vous, mon trésor: des nerfs comme les vôtres demandent des ménagements.
— Monsieur, soyez sûr que mes nerfs n'ont rien à faire là dedans; la vision est réelle, tout ce que je vous ai raconté a eu lieu.
— Et vos rêves précédents étaient-ils réels aussi? Le château de Thornfield est-il en ruine? Suis-je séparé de vous par d'insurmontables obstacles? Est-ce que je vous quitte sans une larme, sans un baiser, sans une parole?
— Pas encore.
— Suis-je sur le point de le faire? Le jour qui doit nous lier à jamais est déjà commencé, et, quand nous serons unis, je vous assure que vous n'aurez plus de ces terreurs d'esprit.
— Des terreurs d'esprit, monsieur! Je voudrais pouvoir croire qu'il en est ainsi; je le souhaite plus que jamais, puisque vous- même ne pouvez pas m'expliquer ce mystère.
— Et puisque je ne le puis pas, Jane, c'est que la vision n'a pas été réelle.
— Mais, monsieur, lorsque ce matin, en me levant, je me suis dit la même chose, et que, pour raffermir mon courage, j'ai regardé tous les objets qui me sont familiers et dont l'aspect était si joyeux à la lumière du jour, j'aperçus la preuve évidente de ce qui s'était passé: mon voile était jeté à terre et déchiré en deux morceaux.»
Je sentis M. Rochester tressaillir; il m'entoura rapidement de ses bras.
«Dieu soit loué, s'écria-t-il, que le voile seul ait été touché, puisqu'un être malfaisant est venu près de vous la nuit dernière! Oh! quand je pense à ce qui aurait pu arriver!…»
Il était tout haletant et il me pressait si fort contre lui que je pouvais à peine respirer. Après quelques minutes de silence, il continua gaiement:
«Maintenant, Jane, je vais vous expliquer tout ceci: cette vision est moitié rêve, moitié réalité; je ne doute pas qu'une femme ne soit entrée dans votre chambre, et cette femme était, devait être Grace Poole; vous-même l'appeliez autrefois une créature étrange, et, d'après tout ce que vous savez, vous avez raison de la nommer ainsi. Que m'a-t-elle fait? qu'a-t-elle fait à Mason? Plongée dans un demi-sommeil, vous l'avez vue entrer et vous avez remarqué ce qu'elle faisait: mais, fiévreuse et presque dans le délire, vous l'avez vue telle qu'elle n'est pas. La figure enflée, les cheveux dénoués, la taille d'une prodigieuse grandeur, tout cela n'est qu'une invention de votre imagination, une suite de vos cauchemars: le voile déchiré, voilà ce qui est vrai et bien digne d'elle. Vous allez me demander pourquoi je garde cette femme dans ma maison. Lorsqu'il y aura un an et un jour que nous serons mariés, je vous le dirai, mais pas maintenant. Eh bien! Jane, êtes-vous satisfaite? Acceptez-vous mon explication?»
Je réfléchis, et elle me parut en effet la seule possible. Je n'étais pas satisfaite; mais, pour plaire à M. Rochester, je m'efforçai de le paraître: certainement j'étais soulagée. Je lui répondis par un joyeux sourire, et comme une heure était sonnée depuis longtemps, je me préparai à le quitter.
«Est-ce que Sophie ne couche pas avec Adèle dans la chambre des enfants? me demanda-t-il en allumant sa bougie.
— Oui, monsieur, répondis-je.
— Il y a assez de place pour vous dans le petit lit d'Adèle; couchez avec elle cette nuit, Jane. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que l'événement que vous m'avez raconté eût excité vos nerfs. Je préfère que vous ne couchiez pas seule; promettez-moi d'aller dans la chambre d'Adèle.
— J'en serai même très contente, monsieur.
— Fermez bien votre porte en dedans. Quand vous monterez, dites à Sophie de vous éveiller de bonne heure; car il faut que vous soyez habillée et que vous ayez déjeuné avant huit heures. Et maintenant, plus de sombres pensées; chassez les tristes souvenirs, Jane. Entendez-vous comme le vent est tombé? ce n'est plus qu'un petit murmure; la pluie a cessé de battre contre les fenêtres. Regardez, dit-il en soulevant le rideau, voilà une belle nuit.»
Il disait vrai: la moitié du ciel était entièrement pure; le vent d'ouest soufflait, et les nuages fuyaient vers l'est en longues colonnes argentées; la lune brillait paisiblement.
«Eh bien! me dit M. Rochester en interrogeant mes yeux, comment se porte ma petite Jane, maintenant?
— La nuit est sereine, monsieur, et je le suis également.
— Et cette nuit vous ne rêverez pas séparation et chagrin, mais vos songes vous montreront un amour heureux et une union bénie.»
La prédiction ne fut qu'à moitié accomplie: je ne fis pas de rêves douloureux, mais je n'eus pas non plus de songes joyeux; car je ne dormis pas du tout. La petite Adèle dans mes bras, je contemplai le sommeil de l'enfance, si tranquille, si innocent, si peu troublé par les passions, et j'attendis ainsi le jour; tout ce que j'avais de vie s'agitait en moi. Aussitôt que le soleil se leva, je sortis de mon lit. Je me rappelle qu'Adèle se serra contre moi au moment où je la quittai; je l'embrassai et je dégageai mon cou de sa petite main; je me mis à pleurer, émue par une étrange émotion, et je quittai Adèle, de crainte de troubler par mes sanglots son repos doux et profond. Elle semblait être l'emblème de ma vie passée, et celui au-devant duquel j'allais bientôt me rendre, le type redouté, mais adoré, de ma vie future et inconnue.
CHAPITRE XXVI
À sept heures, Sophie entra dans ma chambre pour m'habiller; ma toilette dura longtemps, si longtemps, que M. Rochester, impatienté de mon retard, envoya demander pourquoi je ne descendais pas. Sophie était occupée à attacher mon voile (le simple voile de blonde) à mes cheveux; je m'échappai de ses mains aussitôt que je le pus.
«Arrêtez, me cria-t-elle en français; regardez-vous dans la glace; vous n'y avez pas encore jeté un seul coup d'oeil.»
Je revins vers la glace et j'aperçus une femme voilée qui me ressemblait si peu, que je crus presque voir une étrangère.
«Jane!» cria une voix, et je me hâtai de descendre.
Je fus reçue au bas de l'escalier par M. Rochester.
«Petite flâneuse, me dit-il, mon cerveau est tout en feu d'impatience, et vous me faites attendre si longtemps!»
Il me fit entrer dans la salle à manger et m'examina attentivement; il me déclara belle comme un lis, et prétendit que je n'étais pas seulement l'orgueil de sa vie, mais aussi celle que désiraient ses yeux; puis il me dit qu'il ne m'accordait que dix minutes pour manger. Il sonna. Un domestique, nouvellement entré dans la maison comme valet de pied, répondit à l'appel.
«John prépare-t-il la voiture? demanda M. Rochester.
— Oui, monsieur.
— Les bagages sont-ils descendus?
— On s'en occupe, monsieur.
— Allez à la chapelle, et voyez si M. Wood (c'était le nom du ministre) et son clerc sont arrivés; vous reviendrez me le dire.»
L'église était juste au delà des portes. Le domestique fut bientôt de retour.
«M. Wood, dit-il, est arrivé; il s'habille.
— Et la voiture?
— Les chevaux sont attelés.
— Nous n'en aurons pas besoin pour aller à l'église; mais il faut qu'elle soit prête à notre retour, les bagages arrangés et le cocher sur son siège.
— Oui, monsieur.
— Jane, êtes-vous prête?
Je me levai. Il n'y avait ni garçon ni fille d'honneur, ni parents pour nous servir d'escorte, personne enfin que M. Rochester et moi. Mme Fairfax était dans la grande salle lorsque nous y passâmes; je lui aurais volontiers parlé, mais ma main était tenue par une main d'airain, et je fus entraînée avec une telle rapidité que j'avais peine à suivre mon maître: mais il suffisait de regarder sa figure pour comprendre qu'il ne tolérerait pas une seconde de retard. Je me demandais si jamais fiancé, à un tel moment, avait eu, comme M. Rochester, un visage dont l'expression indiquait la ferme volonté d'accomplir un projet à tout prix, ou si jamais fiancé avait eu des yeux aussi brillants et aussi pleins d'ardeur sous un front d'acier.
Je ne sais pas si la journée était radieuse ou non; en descendant vers l'église, je ne regardai ni le ciel ni la terre; mon coeur était avec mes yeux, et tous deux n'étaient occupés que de M. Rochester. J'aurais voulu voir la chose invisible sur laquelle il paraissait attacher un regard ardent, pendant que nous avancions; j'aurais voulu connaître la pensée qui semblait vouloir s'emparer de lui avec force, et contre laquelle il avait l'air de lutter.
Il s'arrêta devant la porte du cimetière et s'aperçut que j'étais hors d'haleine.
«Je suis cruel dans mon amour, me dit-il; reposez-vous un instant; appuyez-vous sur moi, Jane.»
Je me rappelle encore la maison de Dieu, vieille et grise, et s'élevant avec calme devant nous; une corneille volait autour du clocher et se détachait sur un rude ciel du matin. Je me rappelle aussi les tombes recouvertes de verdure, et je n'ai point oublié deux étrangers qui se promenaient dans le cimetière et qui lisaient les inscriptions gravées sur les tombeaux. Je les remarquai, parce que, lorsqu'ils nous aperçurent, ils passèrent derrière l'église; je pensai qu'ils allaient entrer par la porte de côté et assister à la cérémonie. M. Rochester ne les remarqua pas. Il était trop occupé à me regarder, car le sang avait un moment quitté mon visage; je sentais mon front humide et mes lèvres froides. Au bout de peu de temps, je fus remise, et alors il s'avança doucement avec moi vers la porte de l'église.
Nous entrâmes dans l'humble temple. Le prêtre était habillé et nous attendait devant l'autel; le clerc se tenait à côté de lui. Tout était tranquille. Deux ombres seulement s'agitaient dans un coin éloigné. Je ne m'étais pas trompée: ils étaient entrés avant nous et s'étaient placés tout près du caveau des Rochester; ils nous tournaient le dos et pouvaient apercevoir à travers la barrière le marbre d'une tombe terni par le temps, où un ange agenouillé gardait les restes de Damer de Rochester, tué dans les marais de Marston, à l'époque de la guerre civile, et de sa femme Elisabeth.
Nous prîmes nos places devant la barrière de communion. Ayant entendu un pas léger derrière moi, je regardai par-dessus mon épaule: un monsieur, l'un des étrangers, s'avançait vers nous. Le service commença; on lut l'explication du mariage qui allait avoir lieu; le ministre s'avança, et, s'inclinant légèrement devant M. Rochester, continua:
«Je vous demande et vous adjure tous deux (comme vous le ferez le jour redoutable du jugement, où tous les secrets du coeur seront découverts), si vous connaissez aucun empêchement à être unis légitimement par le mariage, de le confesser ici; car soyez certains que tous ceux qui ne sont pas unis dans les conditions exigées de Dieu ne sont pas unis par lui, et leur mariage n'est pas légitime.»
Il s'arrêta, selon la coutume; ce silence n'est peut-être pas interrompu une fois par siècle. Le prêtre, qui n'avait pas levé les yeux de dessus son livre et n'avait retenu son souffle que pour un instant, allait continuer; sa main était déjà étendue vers M. Rochester, et ses lèvres s'entr'ouvraient pour demander: «Déclarez-vous prendre cette jeune fille pour femme légitime?» quand une voix claire et distincte s'écria:
«Le mariage ne peut pas avoir lieu, il y a un empêchement.»
Le ministre regarda celui qui venait de parler, et se tut, ainsi que le clerc.
M. Rochester tressaillit légèrement, comme si un tremblement de terre eût agité le sol sous ses pieds; mais bientôt il dit, en se raffermissant et sans tourner les yeux:
«Monsieur le ministre, continuez la cérémonie.»
Ces mots, prononcés d'une voix profonde, mais basse, furent suivis d'un grand silence. M. Wood reprit:
«Je ne puis pas continuer avant d'avoir examiné ce qui vient d'être dit. Il faut que la vérité ou le mensonge me soit clairement démontré.
— La cérémonie ne peut être poursuivie, ajouta la voix derrière nous, car je suis à même de prouver ce que j'avance; il y a un obstacle insurmontable.»
M. Rochester entendit, mais ne sembla pas remarquer ces paroles; il se tenait debout, immobile et froid; il ne fit qu'un seul mouvement, et ce fut pour s'emparer de ma main. Oh! combien son étreinte me parut forte et ardente! Son front ferme, pâle et massif, était semblable au marbre des carrières; ses yeux brillaient incisifs et farouches.
M. Wood semblait embarrassé.
«Et quel est cet empêchement? continua-t-il: on pourra peut-être vaincre l'obstacle; expliquez-vous.
— Ce sera difficile; j'ai dit qu'il était insurmontable, et je ne parle pas au hasard.»
Celui qui avait parlé s'avança et s'appuya sur la barrière; il continua, en articulant d'une voix ferme, calme, distincte, mais basse:
«L'empêchement consiste simplement en un premier mariage;
M. Rochester a une femme qui vit encore.»
Ces mots, prononcés à voix basse, ébranlèrent mes nerfs comme ne l'aurait pas fait un coup de tonnerre; ces douloureuses paroles agirent plus puissamment sur mon sang que le feu ou la glace; mais j'étais maîtresse de moi, et je ne craignis pas de m'évanouir. Je regardai M. Rochester et je le forçai à me regarder; sa figure était aussi décolorée qu'un rocher, ses yeux seuls brillaient comme l'éclair; il ne nia rien, il sembla défier tout. Il serrait son bras autour de ma taille, et me tenait près de lui, mais sans parler, sans sourire, sans paraître même reconnaître en moi une créature humaine.
«Qui êtes-vous? demanda-t-il à l'inconnu.
— Je m'appelle Briggs, et je suis un procureur de la rue… à
Londres, répondit-il.
— Et vous m'accusez d'avoir une femme?
— Oui, monsieur; je suis venu vous rappeler l'existence de votre femme, que la loi reconnaît, si vous ne la reconnaissez pas.
— Parlez-moi d'elle, s'il vous plaît; dites-moi son nom, celui de ses parents, et le lieu où elle demeure.
— Certainement.»
M. Briggs tira tranquillement un papier de sa poche et lut d'un ton officiel ce qui suit:
«J'affirme et je puis prouver que le vingt novembre (puis venait une date qui remontait à quinze ans), Édouard Fairfax Rochester, du château de Thornfield, dans le comté de…, et du manoir de Ferndear, dans le comté de…, en Angleterre, a épousé ma soeur Berthe Antoinette Mason, fille de Jonas Mason, commerçant et d'Antoinette, sa femme, créole, à l'église de…, ville espagnole, Jamaïque; l'acte de mariage sera trouvé dans les registres de l'église. J'en ai une copie en ma possession.
«Signé Richard Mason.
«Si ce papier est authentique, il peut prouver que j'ai été marié; mais il ne prouve pas que la femme qui y est mentionnée vit encore.
— Elle vivait il y a trois mois, répandit l'homme de loi.
— Comment le savez-vous?
— J'ai un témoin, monsieur, et vous-même aurez peine à le contredire.
— Amenez-le, ou allez au diable!
— Je vais d'abord l'amener, il est ici. Monsieur Mason, ayez la bonté d'avancer.»
En entendant prononcer ce nom, M. Rochester serra les dents, un tremblement convulsif s'empara de lui; comme j'étais tout près de lui, je sentis ses mouvements de rage ou de désespoir. Le second étranger, qui jusque-là était resté caché dans le fond, s'avança; une figure pâle vint se placer au-dessus de l'épaule du procureur; oui, c'était bien M. Mason lui-même. M. Rochester se retourna et le regarda. J'ai dit plusieurs fois déjà que ses yeux étaient noirs; pour le moment, ils lançaient une lumière fauve et comme sanglante; son visage s'anima, on eût dit que le feu qui brûlait dans son coeur s'était répandu jusque sur ses joues et sur son front décolorés. Il leva son bras vigoureux; peut-être allait-il frapper Mason, le jeter sur les dalles de l'église, et d'un seul coup retirer la vie à ce faible corps; mais Mason, effrayé de ce geste, se recula et cria faiblement: «Grand Dieu!» Alors le mépris s'empara de M. Rochester; sa haine vint se fondre en un froid dédain; il se contenta de demander:
«Qu'avez-vous à dire?»
Une réponse inintelligible sortit des lèvres pâles de Mason.
«Le diable s'en mêle si vous ne pouvez pas répondre distinctement!
Je vous demande de nouveau: Qu'avez-vous à dire?
— Monsieur, monsieur, interrompit le ministre, n'oubliez pas que vous êtes dans un lieu saint.
Puis, s'adressant à Mason, il lui demanda doucement:
«Pouvez-vous nous dire, monsieur, si la femme de M. Rochester vit encore?
— Courage! continua l'homme de loi, parlez haut.
— Elle vit et demeure au château de Thornfield, dit Mason d'une voix, un peu plus claire; je l'y ai vue au mois d'avril dernier, je suis son frère.
— Au château de Thornfield? s'écria le ministre; c'est impossible; il y a longtemps que je demeure dans le voisinage, monsieur, et je n'ai jamais entendu parler d'aucune dame Rochester au château de Thornfield.»
Un sourire amer effleura les lèvres de M. Rochester, et il murmura:
«Non, j'ai pris soin que personne n'entendit parler d'elle, sous son nom du moins.» Il s'arrêta pendant une dizaine de minutes, sembla se consulter, prit enfin son parti et dit: «En voilà assez; la vérité va paraître au jour comme le boulet qui sort du canon. Wood, fermez votre livre et retirez vos vêtements de prêtre; John Green (c'était le nom du clerc), quittez l'église, le mariage n'aura pas lieu aujourd'hui.»
Le clerc obéit.
M. Rochester continua rapidement: «Le mot bigamie sonne mal à vos oreilles, et pourtant je voulais être bigame; mais le destin ne m'a pas été favorable, ou plutôt la Providence s'est opposée à mes projets. Dans ce moment-ci, je ne vaux guère mieux que le démon, et, comme me le dirait sans doute mon pasteur, je mérite les plus sévères jugements de Dieu, je mérite d'être livré à l'immortel ver rongeur, d'être jeté dans les flammes qui ne s'éteignent jamais. Messieurs, je ne puis plus exécuter mon plan; cet homme de loi et son client ont dit la vérité: j'ai été marié, et ma femme vit encore. Wood, vous dites que vous n'avez jamais entendu parler de Mme Rochester au château; mais sans doute vous avez souvent prêté l'oreille à ce qu'on racontait sur cette folle mystérieuse gardée avec soin; plusieurs vous auront dit que c'était une soeur bâtarde, d'autres que c'était une ancienne maîtresse. Je vous déclare, maintenant, que c'est ma femme, celle que j'ai épousée il y a quinze ans; elle s'appelle Berthe Mason, et est soeur de cet homme résolu que vous voyez là, pâle et tremblant, et qui vous montre ce que peut supporter un coeur fort. Réjouissez-vous, Dick, ne me craignez jamais à l'avenir; je ne vous frapperai pas plus que je ne frapperais une femme. Berthe Mason est folle; elle est issue d'une famille dans laquelle presque tous sont fous ou idiots depuis trois générations; sa mère était ivrogne et folle, je le découvris après mon mariage, car on avait gardé le silence sur les secrets de famille; Berthe, en fille obéissante, copia sa mère en tout. Oh! j'avais une compagne charmante, pure, sage et modeste; vous pouvez facilement supposer que j'étais heureux; j'ai eu sous les yeux de beaux spectacles! Oh! certes, je suis bien tombé. Si vous saviez tout… Mais je ne vous dois pas de plus amples explications. Briggs, Wood, Mason, je vous invite tous à venir à la maison et à visiter la malade de Mme Poole, ma femme; vous verrez quelle créature j'ai épousée, et vous jugerez si je n'ai pas le droit de briser cette union et de chercher à m'associer un être humain. Cette jeune fille, ajouta-t-il en me regardant, ne connaissait pas plus que vous l'épouvantable secret; elle croyait que tout était beau et légitime; elle n'a jamais pensé qu'elle allait être liée par une union feinte à un misérable déjà uni à une compagne folle et abrutie. Venez tous, suivez-moi!»
Il quitta l'église en me tenant toujours fortement; les trois messieurs suivaient; nous trouvâmes la voiture devant la grande porte du château.
«Ramenez-la à l'écurie, John, dit froidement M. Rochester; nous n'en aurons pas besoin aujourd'hui.»
Lorsque nous entrâmes, Mme Fairfax, Adèle, Sophie, Leah, s'avancèrent au-devant de nous pour nous saluer.
«Arrière, vous tous! s'écria le maître, nous n'avons pas besoin de vos félicitations; elles arrivent quinze ans trop tard.»
Il passa, me tenant toujours par la main et faisant signe aux messieurs de le suivre. Nous montâmes le premier escalier, nous traversâmes le corridor, enfin nous arrivâmes au troisième. Une petite porte basse fut ouverte par M. Rochester, et nous entrâmes dans la chambre garnie de tapisserie, où je reconnus le grand lit et l'armoire que j'avais déjà vus une fois.
«Vous connaissez cette chambre, Mason, dit notre guide; c'est ici qu'elle vous a frappé et mordu.»
Il souleva les tentures de la seconde porte, et l'ouvrit également. Nous aperçûmes une chambre sans fenêtre; devant la cheminée se trouvait un garde-feu fort élevé, une lampe suspendue au plafond éclairait seule la chambre; Grace Poole, penchée sur le feu, semblait faire cuire quelque chose. Une forme s'agitait dans le coin le plus obscur de la pièce; au premier abord, on ne pouvait pas dire si c'était une créature humaine ou un animal; elle paraissait marcher à quatre pattes et elle faisait entendre un rugissement de bête sauvage; mais elle portait des vêtements, et une masse de cheveux noirs et gris retombaient sur sa tête comme une épaisse crinière.
«Bonjour, madame Poole, dit M. Rochester; comment allez-vous aujourd'hui et comment se porte votre malade?
— Nous allons assez bien, monsieur, je vous remercie, dit Grace en soulevant soigneusement sa casserole qui bouillait; on est un peu exaltée, mais pas furieuse.»
Un cri effrayant sembla contredire ce rapport favorable; la hyène se leva et parut toute droite sur ses pieds.
«Oh! monsieur, elle vous voit; vous feriez mieux de vous en aller, s'écria Grace.
— Quelques instants seulement, Grace; il faut que vous nous permettiez de rester quelques instants.
— Eh bien alors, monsieur, prenez garde! pour l'amour de Dieu, prenez garde!»
La folle hurla; elle écarta les cheveux de son visage et regarda les visiteurs.
Je reconnus cette figure rouge et ces traits enflés.
«Retirez-vous, dit M. Rochester en me repoussant de côté; elle n'a pas de couteau aujourd'hui, je suppose, et je suis sur mes gardes.
— On ne sait jamais ce qu'elle a, monsieur; elle est si rusée, et il n'est pas possible à un homme de mesurer sa force.
— Nous ferions mieux de la quitter, murmura Mason.»
— Allez au diable! lui répondit son beau-frère.
— Gare!» cria Grace.
Les trois messieurs se retirèrent ensemble; M. Rochester me jeta derrière lui; la folle sauta sur lui, le prit à la gorge et voulut lui mordre les joues. Ils luttèrent; c'était une forte femme, presque aussi grande que son mari et plus grosse; elle déploya une force virile; plus d'une fois elle fut au moment de l'étrangler. Il serait bien vite venu à bout d'elle par un coup vigoureux; mais il ne voulait pas frapper, il voulait seulement lutter. Enfin il s'empara des bras de la folle, il les lui attacha derrière le dos avec une corde que lui donna Grace; avec une autre corde, il la lia à une chaise. Cette opération s'accomplit au milieu des cris les plus sauvages et des convulsions les plus horribles; alors M. Rochester se tourna vers les spectateurs, il les regarda avec un sourire amer et triste.
«Voilà ma femme! dit-il; voilà les seuls embrassements que je doive jamais connaître, voilà les caresses qui doivent adoucir mes heures de repos; et voilà ce que je désirais avoir (il posa sa main sur mon épaule), cette jeune fille qui a su rester grave et calme devant la porte de l'enfer et les gambades du démon; je l'aimais à cause de ce contraste si grand entre elle et celle que je déteste. Wood et Briggs, regardez la différence; comparez ces yeux limpides avec les boules rouges que vous voyez rouler là-bas; comparez cette figure à ce masque, cette taille à ce corps grossier, et maintenant jugez-moi, ministre de l'Évangile et homme de la loi: seulement, rappelez-vous que vous serez jugés comme vous aurez jugé. À présent, hors d'ici, il faut que j'enferme ma proie.»
Tout le monde se retira, M. Rochester resta un moment derrière nous pour donner quelques ordres à Grace Poole; lorsque nous descendîmes l'escalier, l'homme de loi s'adressa à moi.
«Quant à vous, madame, me dit-il, vous êtes innocente, et votre oncle sera bien heureux de l'apprendre, si toutefois il vit encore quand M. Mason retournera à Madère.
— Mon oncle! Que savez-vous de lui? le connaissez-vous?
— M. Mason le connaît; M. Eyre a été le correspondant de sa maison pendant quelques années. Quand votre oncle reçut la lettre où vous lui faisiez part de votre union avec M. Rochester, M. Mason se trouvait à Madère, où il s'était arrêté pour le rétablissement de sa santé, avant de retourner à la Jamaïque. M. Eyre lui communiqua votre lettre, parce qu'il savait que M. Mason connaissait un gentleman du nom de Rochester; M. Mason, étonné et épouvanté, comme vous pouvez le supposer, révéla la vérité. Votre oncle, je suis fâché de vous le dire, est maintenant couché sur un lit de douleur; vu la nature de sa maladie (il est attaqué d'une consomption) et l'état dans lequel il se trouve, il est probable qu'il ne se relèvera jamais. Il n'a donc pas pu aller lui-même en Angleterre pour vous arracher au sort qui vous menaçait; mais il a supplié M. Mason de ne pas perdre de temps et de faire tous ses efforts pour empêcher ce mariage. Il l'a adressé à moi; j'y ai mis le plus d'empressement possible, et, Dieu merci, je ne suis pas arrivé trop tard; vous aussi, vous devez remercier le Seigneur. Si je n'étais pas bien certain que votre oncle sera mort avant que vous ayez le temps d'arriver à Madère, je vous conseillerais de partir avec M. Mason; mais, dans l'état actuel des choses, je pense que vous ferez mieux de demeurer en Angleterre, jusqu'à ce que vous entendiez parler de M. Eyre. Avez- vous encore quelque chose qui vous force à rester? demanda le procureur à M. Mason.
— Non, non, partons!» répondit celui-ci avec anxiété; et ils s'éloignèrent sans prendre congé de M. Rochester. Le ministre resta pour adresser quelques paroles de conseil ou de reproche à son orgueilleux paroissien; son devoir accompli, il partit également.
Je m'étais retirée dans ma chambre et j'étais debout devant ma porte entr'ouverte, lorsque je l'entendis s'éloigner. La maison s'était vidée; je m'enfermai dans ma chambre, je tirai le verrou pour que personne ne pût entrer, et je me mis non pas à pleurer et à me désoler, j'étais encore trop calme pour cela, mais à retirer machinalement mes vêtements de mariée et à les remplacer par la robe de stoff que je croyais avoir portée la veille pour la dernière fois; alors je m'assis. J'étais faible et je cachai ma tête dans mes deux bras croisés sur la table; je me mis à penser; jusque-là je n'avais qu'entendu, vu et suivi celui qui m'avait conduite ou plutôt traînée; j'avais vu les événements succéder aux événements, les révélations aux révélations; maintenant l'heure de la méditation était venue.
La matinée avait été assez tranquille, à l'exception de la scène avec la folle. À l'église tout s'était passé avec calme; il n'y avait eu ni explosions de passions, ni vives altercations, ni disputes, ni défis, ni larmes, ni sanglots; on avait seulement prononcé quelques mots: un homme était venu déclarer avec sang- froid qu'il existait un empêchement au mariage; M. Rochester avait fait plusieurs questions dures et brèves; les réponses avaient été claires et évidentes; mon maître s'était décidé à avouer la vérité tout entière, et nous avait montré la preuve vivante de son crime; les étrangers s'étaient éloignés, et tout était fini.
J'étais là, dans ma chambre, comme ordinairement; je n'avais été ni blessée ni frappée; et pourtant où était la Jane d'autrefois? où était sa vie? où étaient ses espérances?
Jane Eyre, si ardente dans son espoir; Jane Eyre, qui avait été presque femme, n'était plus qu'une jeune fille triste et seule: sa vie était décolorée et ses rêves détruits! Il était survenu une gelée de Noël aux plus beaux jours de l'été, une tempête de décembre au milieu de juin; la glace avait saisi les pommes mûres et détruit les roses en fleur; le givre avait recouvert les foins et les blés. Hier, dans les sentiers, on respirait le parfum des fleurs, et aujourd'hui des monceaux de neige que n'a foulée aucun pied les ont rendus impraticables; les bois qui, il y a douze heures, se balançaient odoriférants et touffus, ainsi que des bosquets épanouis aux tropiques, s'étendent maintenant dévastés, sauvages et blancs comme les forêts de la Norvège. Mes espérances étaient mortes, frappées par un destin amer, de même qu'en une nuit périrent tous les premiers-nés d'Égypte. Je pensais à mes rêves si beaux hier encore, et qui aujourd'hui n'étaient plus que des cadavres froids et livides, que rien ne pouvait ressusciter. Je pensais à mon amour, ce sentiment qui appartenait à mon maître, que lui seul avait créé; il tremblait dans mon coeur comme un enfant malade dans un froid berceau; la souffrance et l'angoisse s'étaient emparées de lui, et il ne pouvait pas aller chercher les bras de M. Rochester; il ne pouvait pas se réchauffer sur la poitrine du maître de Thornfield. Oh! maintenant je ne pourrais plus jamais me tourner vers lui; je n'avais plus foi en lui; ma confiance était détruite. M. Rochester n'était plus à mes yeux ce qu'il avait été; car il n'était pas tel que je l'avais cru. Je ne voulais pas le déclarer vicieux, je ne voulais pas dire qu'il m'avait trompée; cependant il n'était plus pour moi cet homme d'une irréprochable sincérité que j'avais connu jadis. Il fallait le quitter, je le voyais bien; mais quand? comment? et pour aller où? Je ne le savais pas encore; et pourtant j'étais certaine que lui-même me chasserait de Thornfield; il me semblait qu'il ne pouvait pas m'aimer d'une véritable affection; il n'avait eu qu'une passion passagère, et il n'avait plus besoin de moi, puisqu'il ne pouvait pas la satisfaire: je craignais même de le rencontrer, car je croyais qu'il devait me détester. Oh! combien j'avais été aveugle et faible dans ma conduite!
Ma vue se voila; je crus que l'obscurité se répandait autour de moi; mes pensées devenaient confuses. Il me sembla qu'impuissante et abandonnée, je m'étais couchée sur le lit desséché d'une rivière; j'entendais le bruit de l'eau qui se précipitait des montagnes lointaines; je sentais le torrent avancer; je n'avais pas la volonté de me lever ni la force de me sauver; j'étais étendue, faible et désirant la mort. Une seule idée s'agitait encore en moi: la pensée de Dieu. Elle me fit concevoir une prière; les mots suivants erraient dans mon esprit obscurci, mais je n'avais pas la force de les prononcer: «Mon Dieu! ne vous éloignez pas de moi, car le danger est proche et personne ne peut venir à mon secours.»
En effet, le danger était proche, et comme je n'avais rien demandé au ciel pour l'éloigner, comme je n'avais ni plié les genoux, ni joint les mains, ni remué les lèvres, il arriva. Le torrent monta sur moi en vagues lourdes et pleines. On eût dit que ma vie abandonnée, mon amour perdu, mes espérances brisées, ma foi détruite, toutes mes douleurs enfin, s'étaient réunis dans ce flot puissant. Je ne puis pas décrire cette heure amère; mon âme était inondée, j'enfonçais de plus en plus dans une eau bourbeuse; je ne pouvais pas me tenir debout, le flot m'envahissait.
CHAPITRE XXVII
Dans le courant de l'après-midi, je relevai la tête, et, regardant autour de moi, je vis sur la muraille le reflet du soleil couchant. Je me demandai: «Que dois-je faire?»
Une voix intérieure me répondit: «Il faut quitter Thornfield.»
La réponse fut si prompte, si terrible, que je me bouchai les oreilles; je dis que je ne pouvais pas supporter ces paroles… «Ne pas être la femme d'Édouard Rochester, ajoutai-je, voilà le comble de mes maux; m'éveiller des plus doux songes pour ne trouver autour de moi que le vide et la tristesse, voilà ce qu'il m'est encore possible de supporter: mais le quitter immédiatement et pour toujours, non, je ne le puis pas.»
Mais alors la voix intérieure me répondit que je le pouvais et me prédit que je le ferais. Je luttai contre ma propre résolution; J'aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances que je prévoyais; ma conscience devenait tyrannique, tenait ma passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu'elle avait à peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un bras d'airain la précipiterait dans des gouffres d'agonie.
«Eh bien! alors, m'écriai-je, que je sois mise en pièces, mais que quelqu'un vienne à mon secours!
— Non, ce sera toi-même qui te déchireras, et personne ne viendra à ton aide; tu arracheras toi-même ton oeil droit; tu arracheras toi-même ta main droite; ton coeur sera la victime, et toi le sacrificateur.»
Je me levai, frappée d'effroi devant cette solitude hantée par un juge si inexorable, devant ce silence où se faisait entendre une voix si terrible; mais je m'aperçus que j'étais tout étourdie. Je me sentais sur le point de m'évanouir d'inanition et de faiblesse; je n'avais ni mangé ni bu de toute la journée; je n'avais même pas déjeuné le matin. Je réfléchis avec une douloureuse angoisse que, depuis le moment où je m'étais enfermée dans ma chambre, personne n'était venu me demander comment je me portais ou m'inviter à descendre; Mme Fairfax ne m'avait pas cherchée; la petite Adèle elle-même n'avait pas frappé à ma porte. «Les amis vous oublient toujours dans la mauvaise fortune,» murmurai-je en tirant le verrou et en sortant de ma chambre. J'allai me frapper contre un obstacle; ma tête était encore étourdie, ma vue troublée et mes membres faibles; je fus quelque temps avant de me remettre; je ne tombai pas à terre; un bras me reçut; je regardai, et je vis M. Rochester assis sur une chaise devant la porte de ma chambre.
«Vous vous êtes donc enfin décidée à sortir! me dit-il; j'ai écouté et j'ai attendu bien longtemps; mais je n'ai pas entendu un seul mouvement, pas même un sanglot. Si ce silence de mort avait duré encore cinq minutes, j'aurais enfoncé la porte comme un voleur de nuit. Ainsi, vous m'évitez; vous vous enfermez et vous pleurez seule: j'aurais préféré vous voir venir à moi dans un accès de violence; vous êtes passionnée; je m'attendais à une scène; je m'étais préparé à voir vos larmes, mais j'avais besoin qu'elles fussent versées dans mon sein. Un sol insensible les a reçues, ou vous les avez bien vite essuyées. Non, je me trompe; vous n'avez pas pleuré du tout; vos joues sont pâles, vos yeux fatigués, mais je ne vois aucune trace de larmes. Alors votre coeur a répandu des larmes de sang.»
«Eh bien! Jane, pas un mot de reproche? Rien d'amer, rien de poignant? Rien qui attriste le coeur ou excite la passion? Vous restez tranquillement assise où je vous ai placée, et vous me regardez de vos yeux fatigués et calmes… Jane, je n'ai point eu l'intention de vous blesser ainsi; si l'homme possédant une seule petite brebis qui lui est chère comme sa fille, qui mange son pain, boit dans sa coupe et dort sur son sein, la conduit par mégarde à la boucherie et la tue, il ne se repentira pas plus devant la blessure sanglante que moi devant ce que j'ai fait. Me pardonnerez-vous jamais?»
Je lui pardonnai à l'instant même. Ses yeux exprimaient un remords si profond, sa voix une pitié si sincère, ses manières une énergie si mâle, il y avait encore tant d'amour en moi et en lui, que je lui pardonnai tout, non pas de vive voix, mais au fond de mon coeur.
«Vous me trouvez bien misérable, Jane?» reprit-il en me regardant attentivement.
Il s'étonnait, sans doute, de mon silence et de ma douceur, résultant plutôt de ma faiblesse que de ma volonté.
«Oui, monsieur, répondis-je.
— Alors dites-le moi sans craindre d'être trop amère, reprit-il; ne m'épargnez pas.
— Je ne puis pas; je suis fatiguée et malade; je voudrais un peu d'eau.»
Il frémit et poussa un profond soupir; puis, me prenant dans ses bras, il me descendit. Je ne me rendis pas compte d'abord dans quelle pièce il m'avait portée; tout était obscur devant mes yeux; bientôt je sentis la chaleur vivifiante du feu: car, bien qu'on fût en été, j'étais froide comme la glace. M. Rochester approcha du vin de mes lèvres; j'y goûtai et je me sentis ranimée; puis je mangeai quelque chose qu'il m'offrit, et bientôt je redevins moi- même. J'étais dans la bibliothèque, assise dans le fauteuil de mon maître; M. Rochester se tenait tout près de moi. «Si je pouvais mourir maintenant sans avoir des souffrances trop aiguës à supporter, pensai-je, j'en serais bien heureuse; alors je ne serais pas obligée de faire le douloureux effort qui brisera mon coeur lorsqu'il faudra me séparer de M. Rochester. Il paraît qu'il faut le quitter, et pourtant je n'en sens pas le besoin, je ne le puis pas.
— Comment êtes-vous maintenant, Jane? me demanda M. Rochester.
— Beaucoup mieux, monsieur; je serai bientôt tout à fait remise.
— Goûtez encore au vin, Jane.»
J'obéis; puis il posa le verre sur la table, se plaça devant moi et me regarda attentivement; tout à coup il se retourna et jeta un cri plein d'une émotion passionnée. Il marcha rapidement dans la chambre et revint; il s'arrêta près de moi comme pour m'embrasser; mais je me rappelai que ses caresses étaient interdites: je détournai mon visage et je repoussai le sien.
«Comment! qu'est-ce que cela? s'écria-t-il rapidement; oh! je comprends; vous ne voulez pas embrasser le mari de Berthe Mason; vous trouvez que mes bras ne sont plus vides et que je ne dispose plus de mes baisers.
— En tout cas, monsieur, il n'y a pas de place pour moi près de vous, et je n'ai aucun droit à vos embrassements.
— Pourquoi, Jane? Je veux vous épargner la peine de parler, et je vais répondre pour vous: «Parce que j'ai déjà une «femme, me direz-vous.» Ai-je deviné juste?
— Oui.
— Si vous pensez ainsi, il faut que vous ayez de moi une étrange opinion; il faut que vous me considériez comme un indigne libertin, comme un vil scélérat qui a cherché à exciter votre amour désintéressé pour vous conduire dans un piège hardiment préparé, pour vous dépouiller de votre dignité et de votre honneur. Qu'avez-vous à répondre à cela? Je vois que vous ne pouvez rien dire: d'abord, vous êtes encore faible et vous avez déjà assez de peine à respirer; puis, vous ne pouvez pas vous habituer à l'idée de m'accuser et de m'avilir; enfin, les portes sont ouvertes à vos larmes, et si vous parliez trop, elles couleraient abondamment, et vous ne voulez pas vous irriter ni faire de scène. Vous vous demandez comment vous allez agir, mais vous trouvez inutile de parler; je vous connais, et je suis sur mes gardes.
— Monsieur, dis-je, je ne désire pas vous faire de mal.»
Ma voix tremblante m'avertit qu'il fallait interrompre ici ma phrase.
«Vous cherchez à me détruire, non pas dans le sens que vous donnez à ce mot, mais dans celui que je lui donne. Vous venez presque de me dire que j'étais un homme marié, et, comme tel, vous m'éviterez, vous vous éloignerez de moi; tout à l'heure vous avez refusé de m'embrasser. Vous avez résolu de devenir une étrangère pour moi, de vivre sous ce toit simplement comme l'institutrice d'Adèle; si jamais je vous adresse une parole affectueuse, si jamais un doux sentiment vous porte vers moi, vous vous direz: «Cet homme a été au moment de faire de moi sa maîtresse; il faut que je sois de la glace et du roc pour lui;» et en effet vous serez de la glace et du roc.»
Après avoir éclairci et raffermi ma voix, je répondis:
«Tout est changé pour moi, monsieur, et moi aussi il faut que je change. Je n'en doute pas: il n'y a qu'un moyen d'éviter la lutte contre les sentiments, le combat contre les souvenirs; il faut qu'Adèle ait une autre gouvernante, monsieur.
— Oh! Adèle ira en pension, c'est décidé depuis longtemps. Je ne veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d'Achan, ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme d'une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul démon, plus redoutable à lui seul que toutes les légions sataniques. Jane, vous ne resterez pas là, je ne le veux pas; j'ai eu tort de vous amener à Thornfield, car je savais comment il était hanté. Avant même de vous voir, j'avais ordonné de vous cacher tout ce qu'on racontait sur ce lieu maudit, parce que je craignais qu'aucune gouvernante ne voulût rester avec Adèle, si elle avait su par qui le château était habité, et mes plans ne me permettaient pas d'emmener ailleurs ma folle, bien que je possède une vieille maison, le manoir de Ferndear, plus retirée et plus cachée que celle-ci, et où j'aurais pu l'enfermer en sûreté; mais je craignais l'humidité de ce château, placé au milieu des bois, et ma conscience scrupuleuse s'est refusée à cet arrangement. Il est probable que les froides murailles m'auraient bientôt débarrassé d'elle; mais à chacun son vice, et moi je n'ai pas celui d'assassiner, indirectement même, ceux que je hais le plus.
«Cependant, vous cacher la présence de la folle, c'était comme recouvrir un enfant d'un manteau et le placer près d'un arbre élevé; le voisinage de ce démon est empoisonné et le fut toujours. Mais je fermerai le château de Thornfield; je mettrai des pointes aiguës au-dessus de la grande porte, des barres de fer devant les fenêtres du rez-de-chaussée. Je donnerai à Mme Poole deux cents livres sterling par an pour qu'elle demeure ici avec ma femme, ainsi que vous appelez cette terrible furie; Grace fait beaucoup pour de l'argent. Je ferai venir aussi son fils, le gardien de Grimsby-Retreat, pour lui tenir compagnie et l'aider lorsque ma femme sera excitée par ses esprits familiers à brûler les gens dans leur lit, à les frapper, à leur arracher la chair du dessus les os, et ainsi de suite.
— Monsieur, interrompis-je, vous êtes inexorable pour cette malheureuse femme; vous parlez d'elle avec une antipathie vindicative et une haine furieuse: c'est cruel à vous; elle n'est pas responsable de sa folie.
— Ma chère petite Jane (laissez-moi vous appeler ainsi, car vous êtes ma bien-aimée), vous ne savez pas de qui vous parlez, et voilà que vous me jugez encore mal. Ce n'est pas parce qu'elle est folle que je la hais; si vous étiez folle, croyez-vous que je vous haïrais?
— Je le crois, en vérité, monsieur.
— Alors, vous vous trompez; vous ne me connaissez pas, et vous ignorez de quel amour je suis capable; chaque partie de votre chair m'est aussi précieuse que la mienne; dans la souffrance et la maladie, je l'aimerais encore; votre esprit est mon trésor, et même brisé, il serait toujours mon trésor. Si vous étiez folle, vous trouveriez pour vous retenir mes bras, au lieu d'une camisole de forces; quand même vos étreintes seraient furieuses, elles auraient encore du charme pour moi; si vous vous jetiez sur moi, comme cette femme l'a fait hier, tout en cherchant à vous dominer, je vous recevrais dans un embrassement plein de tendresse. Lorsque vous seriez calme, vous n'auriez pas d'autre garde que moi; je saurais vous veiller avec une infatigable tendresse, bien que vous ne pussiez me récompenser par aucun sourire; je ne me lasserais pas de regarder vos yeux, quand même ils ne me reconnaîtraient plus. Mais pourquoi songer à cela? Je parlais de quitter Thornfleld; vous le savez, tout est prêt pour le départ; demain vous partirez. Je ne vous demande que de passer encore une nuit sous ce toit, Jane, et alors, adieu pour toujours à ses misères et à ses terreurs; j'ai un endroit qui sera un sanctuaire sûr contre les douloureux souvenirs, les indiscrets malencontreux, et même le mensonge et la calomnie.
— Prenez Adèle avec vous, monsieur, interrompis-je; elle vous tiendra compagnie.
— Que voulez-vous dire, Jane? Ne vous ai-je pas déclaré qu'Adèle irait en pension? et qu'ai-je besoin d'un enfant pour me tenir compagnie, d'un enfant qui n'est pas le mien, mais bien le bâtard d'une danseuse française? Pourquoi m'importuner d'elle? pourquoi, je vous le demande, voulez-vous me donner Adèle pour compagne?
— Vous parlez d'une retraite, monsieur; la retraite et la solitude sont trop tristes pour vous.
— La solitude, la solitude! répéta-t-il avec irritation. Je vois qu'il faut en venir au fait; je ne puis pas deviner l'expression problématique de votre visage. Vous partagerez ma solitude; comprenez-vous?
Je secouai la tête; il me fallut un certain courage pour risquer même cette négation muette, lorsque je voyais M. Rochester si excité. Il se promenait rapidement dans la chambre, et, en m'entendant, il s'arrêta, comme s'il eût tout à coup pris racine, il me regarda longtemps, et durement. Je détournai mes yeux de son visage; je les fixai sur le feu, et je m'efforçai de feindre le calme.
«Vu la nature remuante de Jane, dit-il enfin, avec plus de tranquillité que je n'avais lieu d'en attendre d'après son regard, l'écheveau de soie s'est assez bien dévidé jusqu'ici; mais je savais bien qu'il arriverait un noeud et que la soie se brouillerait; le voilà venu; maintenant il faudra passer par toutes sortes de vexations, d'impatiences et d'ennuis. Par le ciel! j'ai besoin d'exercer un peu ma force de Samson, et ma main brisera l'obstacle aussi facilement qu'un fil délié.»
Il recommença à se promener; mais bientôt il s'arrêta de nouveau devant moi.
«Jane, me dit-il, voulez-vous entendre raison?» Puis, approchant ses lèvres de mon oreille, il ajouta: «Parce que, si vous ne le voulez pas, j'emploierai la violence.»
Sa voix était dure, son regard celui d'un homme qui se prépare à une tentative imprudente, et va se lancer tête baissée, dans une licence effrénée. Je vis bien qu'il suffisait d'un moment, d'un nouvel accès de rage pour que je ne fusse plus maîtresse de lui; je n'avais pour le dominer que l'instant présent; un mouvement de répulsion, la fuite ou la peur, auraient décidé de mon sort et du sien; mais je n'étais pas effrayée le moins du monde; je sentais une force intérieure; je comprenais que j'aurais de l'influence sur lui, et cette pensée me soutenait. La crise était dangereuse, mais elle avait son charme; j'éprouvais une sensation semblable à celle qui doit remplir le coeur de l'Indien au moment où il lance son canot sur le rapide d'un fleuve. Je m'emparai des mains crispées de M. Rochester; je desserrai ses doigts, et je lui dis doucement:
«Asseyez-vous; je parlerai aussi longtemps que vous voudrez, et j'écouterai tout ce que vous aurez à me dire, que ce soit raisonnable ou non.»
Il s'assit, mais resta muet. Depuis quelque temps je luttais contre les larmes, j'avais fait de grands efforts pour les retenir, parce que je savais que M. Rochester n'aimerait pas à me voir pleurer; mais je pensais que maintenant je pouvais les laisser couler aussi longtemps et aussi librement que je le désirais; si cela l'ennuyait, eh bien, tant mieux. Je donnai donc un libre cours à mes larmes, et je me mis à pleurer du fond du coeur.
Bientôt il me supplia ardemment de me calmer; je lui répondis que je ne le pouvais pas, tant que je le voyais irrité.
«Mais je ne suis pas fâché, Jane, me dit-il; seulement je vous aime trop, et tout à l'heure votre petite figure avait une expression si froide et si résolue, que je n'ai pas pu la supporter. Taisez-vous maintenant, et essuyez vos yeux.»
Sa voix radoucie me prouva qu'il était calmé, et moi, à mon tour, je redevins plus tranquille. Il fit un effort pour appuyer sa tête sur mon épaule, mais je ne le voulus pas. Il essaya de m'attirer à lui; je m'y refusai également.
«Jane, Jane, me dit-il avec un accent de tristesse si profonde que tous mes nerfs tressaillirent, vous ne m'aimez donc pas? Vous n'étiez tentée que par ma position; tout ce que vous désiriez, c'était d'être appelée ma femme; et maintenant que vous me croyez incapable de devenir votre mari, vous me fuyez comme si j'étais un reptile immonde ou un monstre malfaisant.»
Ces mots me firent mal; mais que dire, que faire? J'aurais probablement dû ne rien dire et ne rien faire; mais j'étais tellement repentante de l'avoir ainsi attristé, que je ne pus pas m'empêcher de désirer répandre quelques gouttes de baume sur la blessure que je venais de faire.
«Je vous aime, m'écriai-je, et plus que jamais; mais je ne dois ni montrer ni nourrir ce sentiment, et je l'exprime ici pour la dernière fois.
— La dernière fois, Jane? Comment! croyez-vous que vous pourrez vivre avec moi, me voir tous les jours, et, tout en continuant à m'aimer, rester sans cesse froide à mon égard?
— Non, monsieur; je suis sûre que je ne le pourrai pas; aussi, je ne vois qu'une chose possible; mais vous allez vous irriter si je vous dis ce que c'est.
— Oh! dites toujours; si je me mets en colère, vous avez la ressource des larmes.
— Monsieur Rochester, il faut que je vous quitte.
— Pour combien de temps? Jane, pour quelques minutes? afin de lisser vos cheveux qui sont un peu en désordre et de baigner votre visage qui est fiévreux?
— Il faut que je quitte Adèle et Thornfield, que je me sépare de vous pour toujours, que je commence une existence nouvelle au milieu de visages étrangers et de scènes inconnues.
— Certainement, et je vous l'ai déjà dit. Je passe sous silence votre folle idée de vous séparer de moi; non, vous allez, au contraire, devenir une partie de moi-même. Quant à la nouvelle existence dont vous parlez, vous avez raison; oui, vous serez ma femme, je ne suis pas marié; vous serez Mme Rochester, de fait et de nom. Je vous serai fidèle tant que je vivrai; je vous emmènerai dans une de mes propriétés, au sud de la France; une villa aux blanches murailles, bâtie sur les bords de la Méditerranée; là, votre vie sera heureuse, abritée et innocente. Ne craignez pas que je vous trompe jamais et que je fasse de vous ma maîtresse. Pourquoi secouez-vous la tête, Jane? Soyez raisonnable, vous allez encore me rendre fou.»
Sa voix et ses mains tremblèrent; ses larges narines se dilatèrent, ses yeux devinrent ardents, et pourtant j'osai parler.
«Monsieur, dis-je, votre femme existe; vous-même l'avez déclaré ce matin; si je vivais avec vous comme vous le désirez, je serais votre maîtresse; le nier serait un sophisme, un mensonge.
— Jane, vous oubliez que je ne suis pas un homme doux; je ne suis ni patient, ni froid, ni à l'abri de la passion; par pitié pour moi et pour vous, mettez votre doigt sur mon pouls, écoutez-en les battements et prenez garde.»
Il dégagea son poignet et me le tendit; ses joues et ses lèvres, que le sang avait abandonnées, devinrent livides. J'étais dans une grande agitation; je trouvais cruel de le torturer ainsi par une résistance qui lui était insupportable. Céder était impossible. Je fis ce que font instinctivement toutes les créatures humaines lorsqu'elles se trouvent dans un grand danger; je demandai du secours à un être plus grand que l'homme, et les mots: «Mon Dieu, aidez-moi!» s'échappèrent involontairement de mes lèvres.
«Je suis un fou, s'écria tout à coup M. Rochester, de lui dire ainsi que je ne suis pas marié, sans lui expliquer pourquoi; j'oublie qu'elle ne connaît rien du caractère de cette femme et des circonstances qui ont décidé notre union infernale; oh! je suis sûr que Jane sera de mon opinion lorsqu'elle saura tout ce que je sais. Mettez votre main dans la mienne, Jane, afin que je sois certain, par la vue et le toucher, que vous êtes près de moi; je veux vous exposer ma situation en quelques mots; pouvez-vous m'écouter?
— Oui, monsieur; pendant des heures, si vous voulez.
— Je ne vous demande que quelques minutes Jane, avez-vous jamais entendu dire que je n'étais pas l'aîné de ma famille, que j'avais un frère plus âgé que moi?
— Oui, monsieur; Mme Fairfax me l'a dit.
— Avez-vous entendu dire que mon frère était avare?
— Oui, monsieur.
— Eh bien! Jane, mon père ne voulait pas partager ses biens; il ne pouvait pas se faire à l'idée de diviser ses propriétés et de m'en donner une portion. Il avait décidé qu'elles appartiendraient en entier à mon frère; et cependant il ne pouvait pas supporter la pensée que son fils serait pauvre; il voulut m'enrichir par un mariage, et il se mit à me chercher une compagne. M. Mason, planteur et commerçant dans les Indes, était une de ses anciennes connaissances. Mon père savait que la fortune de M. Mason était véritablement grande; il prit des informations et apprit que son ancien ami avait un fils et une fille, et qu'il donnerait à cette dernière une dot de trente mille livres sterling; c'était suffisant. Lorsque je sortis du collège, on m'envoya à la Jamaïque épouser cette fiancée qu'on avait retenue pour moi. Mon père ne me parla pas de la fortune; mais il me dit que Mlle Mason était l'orgueil de la ville espagnole, à cause de sa beauté: c'était vrai. Elle était belle comme Blanche Ingram; grande, brune et majestueuse. Elle et sa famille me désiraient à cause de ma naissance; on me montra ma fiancée au bal et splendidement vêtue; je la vis rarement seule, et j'eus très peu de conversations intimes. Elle me flattait et déployait pour moi ses charmes et ses talents. Tous les hommes semblaient l'admirer et m'envier; je fus ébloui; mes sens furent excités; comme j'étais ignorant et inexpérimenté, je crus que je l'aimais. Les stupides rivalités de la société, les fiévreux désirs et l'aveuglement des jeunes gens, entraînent un homme dans les plus grandes folies; les parents de Berthe m'encourageaient; ses poursuivants piquaient mon amour- propre; elle-même m'attirait, et ainsi le mariage fut conclu avant que j'eusse encore eu le temps de me reconnaître. Oui je ne peux plus me respecter quand je pense à cet acte; un mépris qui me torture s'empare de moi. Je ne l'ai jamais ni aimée, ni estimée, ni connue, je n'étais pas sûr qu'elle eût une seule vertu; je n'avais remarqué ni modestie, ni bienveillance, ni candeur, ni délicatesse dans son esprit et ses manières: et je l'ai épousée, tant j'étais imbécile, aveugle, vil et grossier; j'aurais été moins coupable si… mais rappelons-nous à qui nous parlons.
«Je n'avais jamais vu la mère de ma fiancée, je la croyais morte. La lune de miel passée, j'appris mon erreur; elle n'était que folle et enfermée dans une maison de santé. Il y avait aussi un jeune frère, un idiot. L'aîné, que vous avez vu (et que je ne puis pas haïr, bien que je déteste toute sa famille, parce que cet esprit faible a montré, par son continuel intérêt pour sa malheureuse soeur, qu'il y avait en lui quelque peu d'affection, et parce qu'autrefois il a eu pour moi un attachement de chien), aura probablement, un jour à venir, le même sort que les autres; mon père et mon frère savaient tout cela; mais ils ne pensèrent qu'aux trente mille livres, et se joignirent au complot tramé contre moi.
«C'étaient d'odieuses découvertes: j'étais mécontent de voir qu'on m'avait traîtreusement caché ce secret; mais, sans la part que ma femme y avait prise, je n'aurais jamais songé à lui faire un reproche du malheur de sa famille, même lorsque je m'aperçus que sa nature était différente de la mienne et que ses goûts ne pouvaient me convenir. Son esprit était commun, bas, étroit, et incapable de comprendre rien de noble et d'élevé. Quand je vis que je ne pouvais pas passer agréablement avec elle une seule soirée, ni même une seule heure, que toute conversation était impossible, parce que, quel que fût le sujet que je choisissais, je recevais immédiatement une réponse dure, grossière, perverse ou stupide; lorsque je m'aperçus que je ne pouvais même pas avoir une maison tranquille et bien installée, parce qu'aucun domestique ne pouvait supporter ses accès de violence, son mauvais caractère, ses ordres absurdes, tyranniques et contradictoires; eh bien, même alors, je me contins; j'évitai les reproches; j'essayai de dévorer en secret mon dépit, et mon dégoût; je réprimai ma profonde antipathie.
«Jane, je ne veux pas vous troubler par d'horribles détails, quelques mots suffiront pour ce que j'ai à dire. J'ai vécu quatre ans avec cette femme que vous avez vue là-haut, et je vous assure qu'elle m'a bien éprouvé. Ses instincts se développaient avec une rapidité effrayante, ses vices grandissaient à chaque instant; ils étaient si forts, que la cruauté seule pouvait les dominer, et je ne voulais pas être cruel. Quelle intelligence de pygmée, quelles gigantesques tendances au mal, et combien ces tendances me furent funestes! Berthe Mason, digne fille d'une mère infâme, me traîna à travers toutes les agonies dégradantes et hideuses qui attendent un homme lié à une femme sans tempérance ni chasteté.
«Mon frère mourut, et mon père le suivit bientôt. Il y avait quatre ans que nous étions mariés; j'étais riche, et pourtant j'étais bien misérable. La nature la plus impure et la plus dépravée que j'aie jamais connue était unie à moi; la loi et la société la déclaraient une portion de moi-même, et je ne pouvais me débarrasser d'elle par aucun moyen légal: car les médecins découvrirent alors que ma femme était folle; ses excès avaient développé prématurément les germes de la maladie. Jane, mon récit vous déplaît, vous avez l'air souffrante; voulez-vous que je remette la fin à un autre jour?
— Non, monsieur, finissez-le; je vous plains, je vous plains sincèrement.
— Jane, chez quelques-uns la pitié est une chose si dangereuse et si insultante, qu'on fait bien de prier ceux qui vous l'offrent de la garder pour eux; mais c'est la pitié qui sort des coeurs durs et personnels. C'est un sentiment à double face, à la fois souffrance égoïste d'entendre raconter les douleurs des autres, et mépris ignorant pour ceux qui les ont endurées; mais telle n'est pas votre pitié à vous, Jane, ce n'est pas là le sentiment que je lis dans ce moment sur votre visage, qui anime vos yeux, soulève votre coeur et fait trembler votre main dans la mienne: votre pitié, ma bien-aimée, est la mère souffrante de l'amour, ses angoisses sont les douleurs naturelles de la divine passion; je l'accepte, Jane. Que la fille s'avance librement; mes bras sont ouverts pour la recevoir.
— Maintenant, monsieur, continuez. Que fîtes-vous lorsque vous vous aperçûtes que votre femme était folle?
— Jane, je fus bien près du désespoir; entre moi et l'abîme il n'y avait plus qu'un petit reste de dignité humaine. Aux yeux du monde, j'étais honteusement déshonoré; mais je résolus d'être pur à mes yeux. Jusqu'au dernier moment je m'éloignai d'elle pour ne pas sentir la souillure de ses crimes; je repoussai toute union avec cet esprit vicieux, et pourtant la société continuait à unir nos noms et nos personnes; je la voyais et je l'entendais tous les jours; un peu de son haleine était mêlé à l'air que je respirais.
«Et, d'ailleurs, je me rappelais que j'avais été son mari; alors, comme maintenant, ce souvenir était odieux pour moi; je savais que, tant qu'elle vivrait, je ne pourrais pas épouser une autre femme meilleure qu'elle. Bien qu'elle fût plus âgée que moi de cinq ans (sa famille et mon père m'avaient trompé, même sur son âge), il était probable qu'elle vivrait autant que moi, car son corps était aussi robuste que son esprit était infirme. Ainsi, à l'âge de vingt-six ans, toutes mes espérances étaient brisées.
«Une nuit, je fus réveillé par les cris de Berthe Mason; depuis que les médecins l'avaient déclarée folle, elle était enfermée. C'était par une de ces brûlantes nuits des Indes qui souvent précèdent un ouragan; ne pouvant m'endormir, je me levai et j'ouvris la fenêtre; l'air était transformé en un torrent de soufre, je ne pus trouver de fraîcheur nulle part, les moustiques entraient par les fenêtres et bourdonnaient dans la chambre. J'entendais la mer, et le tumulte des flots était semblable au bruit qu'aurait occasionné un tremblement de terre; de sombres nuages envahissaient le ciel; la lune brillait au-dessus des vagues, large et rouge comme la gueule d'un canon; elle jetait une dernière flamme sur ce sol tremblant à l'approche d'un orage. Physiquement, j'étais ému par cette lourde atmosphère et cette scène terrible; les cris de la folle continuaient à retentir à mes oreilles; elle mêlait mon nom à toutes ses malédictions, avec un accent de haine digne d'un démon; jamais créature humaine n'a eu un vocabulaire plus vil que le sien. Bien que je fusse séparé d'elle par deux chambres, j'entendais chaque mot; dans l'Inde, toutes les maisons ont des murs très minces, de sorte que ses hurlements, comparables à ceux du loup, arrivaient jusqu'à moi.
«Cette vie, m'écriai-je enfin, est semblable à l'enfer; dans l'abîme sans fond réservé aux damnés, on doit respirer le même air et entendre les mêmes bruits. J'ai le droit de jeter loin de moi ce fardeau si je le puis; j'échapperai aux souffrances de cette vie mortelle en délivrant mon âme de la chaîne pesante qui l'étouffe. Oh! éternité douloureuse, inventée par les fanatiques, je ne te crains pas; rien ne peut être plus horrible que les souffrances qui m'accablent; brisons cette existence et retournons vers Dieu dans notre patrie!»
«En disant ces mots, je m'agenouillai pour ouvrir une boîte qui contenait une paire de pistolets chargés. Je voulais me tuer; mais ce désir ne dura qu'un instant, car je n'étais pas fou, et cette crise de désespoir infini, qui excita en moi le désir et le projet de la destruction, ne dura qu'un instant.
«Un vent frais venu d'Europe souffla sur l'Océan et entra par la fenêtre ouverte; l'orage éclata, et, après la pluie, le tonnerre et les éclairs, le ciel redevint pur. Alors je pris une résolution, tout en me promenant dans mon jardin humide, sous les orangers, les grenadiers et les ananas mouillés par l'orage; et, pendant que la fraîche rosée des tropiques tombait autour de moi, je raisonnai ainsi. Écoutez-moi, Jane; car c'était une véritable sagesse qui m'avait montré le chemin que je devais suivre.
«Le doux vent d'Europe continuait à murmurer dans les feuilles rafraîchies, et l'Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur liberté. Mon coeur, longtemps brisé et flétri, se ranima en entendant les accords de l'Oman; il me sembla qu'un sang vivifiant coulait en moi; mon être tout entier demandait une vie nouvelle; mon âme aspirait à une goutte d'eau pure. Je sentis l'espérance renaître, je compris que la régénération était possible; d'un des berceaux fleuris de mon jardin, j'aperçus la mer plus bleue que le ciel; l'ancien monde était au delà.
«Va, me disait l'espérance, retourne en Europe! Là, on ne sait pas que tu portes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur fardeau; tu pourras emmener la folle en Angleterre, l'enfermer à Thornfield avec les précautions et les soins nécessaires; puis tu iras voyager où tu voudras et tu formeras les liens qui te plairont. Cette femme qui t'a si longtemps fait souffrir, qui a souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, elle n'est pas ta femme et tu n'es pas son mari. Veille à ce qu'on prenne soin d'elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait tout ce qu'exigent Dieu et l'humanité. Garde le silence sur ce qu'elle est, tu ne dois le dire à personne; place-la dans un lieu sûr et commode; cache bien sa honte, et quitte-la.»
«J'agis ainsi; mon père et mon frère n'avaient pas parlé de mon mariage à leurs connaissances, parce que, dans la première lettre où je leur appris mon union, je commençais déjà à en être dégoûté; d'après tout ce que j'avais su de la famille de Berthe Mason, je voyais un affreux avenir devant moi, et je suppliai mon père et mon frère de garder le secret. Bientôt la conduite de celle que mon père m'avait choisie pour femme devint telle, que lui-même eût rougi de la reconnaître pour sa belle-fille; loin de désirer de publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher.
«Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi d'avoir un monstre semblable dans un vaisseau; ce fut un grand soulagement lorsque je la vis installée dans la chambre du troisième, dont le cabinet secret est devenu, depuis dix ans, le repaire d'une véritable bête sauvage. J'eus de la peine à lui trouver une garde: il fallait une personne en qui l'on pût avoir pleine confiance; sans cela les extravagances de la folle révéleraient inévitablement mon secret; puis elle avait des jours et même des semaines de lucidité dont elle se servait pour me tromper. Enfin j'ai trouvé Grace Poole, à Grimsby-Retreat. Elle et Carter, qui a pansé Mason le jour où la folle s'est jetée sur lui, sont les seules personnes qui aient jamais eu connaissance de mon secret; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelque chose, mais elle n'a jamais pu savoir rien de précis. Après tout, Grace a été discrète; mais, malheureusement, plusieurs fois sa vigilance a fait défaut, à cause d'un vice dont rien ne peut la corriger et qui résulte probablement de son rude métier. La folle est à la fois malfaisante et rusée; elle n'a jamais manqué de profiter des fautes de sa gardienne, une fois pour se saisir du couteau avec lequel elle a frappé son frère, deux fois pour prendre la clef de sa chambre: la première, elle a essayé de me brûler dans mon lit; la seconde, elle est venue vous visiter. Je remercie Dieu d'avoir veillé sur vous et d'avoir permis que la rage de Berthe s'assouvit sur votre voile, qui probablement lui rappelait vaguement le souvenir de son mariage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu arriver; mon sang se glace dans mes veines quand je songe que cette créature, qui s'est jetée sur moi ce matin, aurait pu se cramponner au cou de ma bien-aimée.
— Et qu'avez-vous fait, monsieur, demandai-je en le voyant s'interrompre, qu'avez-vous fait, après avoir installé votre femme ici? Où êtes-vous allé?
— Ce que j'ai fait, Jane? je me suis transformé en un feu follet. Où je suis allé? j'ai entrepris des voyages semblables à ceux du Juif Errant. Je visitai tout le continent; mon désir et mon but étaient de trouver une femme bonne, intelligente, digne d'être aimée, et qui fût opposée à celle que je laissais à Thornfield.
— Mais vous ne pouviez pas vous marier, monsieur.
— J'étais décidé à le faire; j'étais convaincu que je le pouvais et que je le devais. Mon intention n'était pas de tromper comme je l'ai fait; je voulais raconter mon passé et faire mes propositions ouvertement. Il me semblait évident que tout le monde me considérerait comme libre d'aimer et d'être aimé, et je n'ai pas douté un seul instant que je trouverais une femme capable de me comprendre et de m'accepter, malgré la malédiction qui pesait sur moi.
— Eh bien, monsieur?
— Quand vous questionnez, Jane, vous me faites toujours sourire; vous ouvrez vos yeux comme un oiseau inquiet, et, de temps en temps, vous vous agitez brusquement; on dirait que les réponses n'arrivent pas assez promptement pour vous et que vous voudriez lire dans le coeur même. Mais, avant que je continue, apprenez-moi ce que vous voulez dire par votre: «Eh bien, monsieur?» Vous répétez souvent cette petite phrase, et, je ne sais trop pourquoi, elle m'entraîne dans des discours sans fin.
— Je veux dire: Qu'y a-t-il après? Qu'avez-vous fait? qu'est-ce qui résulte de cela?
— Précisément; et que désirez-vous savoir maintenant?
— Si vous avez trouvé une personne qui vous plût, si vous lui avez demandé de vous épouser, et ce qu'elle a répondu.
— Je puis vous dire si j'ai trouvé une personne qui me plût et si je lui ai demandé de m'épouser; mais ce qu'elle m'a répondu est encore à inscrire dans le livre de la destinée. Pendant dix longues années, j'errai partout, demeurant tantôt dans une capitale, tantôt dans une autre, quelquefois à Saint-Pétersbourg, le plus souvent à Paris; de temps en temps à Rome, Naples ou Florence. La Providence m'avait donné beaucoup d'argent et le passeport d'un vieux nom, je pouvais choisir ma société; aucun cercle ne m'était fermé; je cherchai ma femme idéale parmi les ladies anglaises, les comtesses françaises, les signoras italiennes et les grafinnen allemandes: je ne pus pas la trouver. Il y a des moments où j'ai cru voir une forme et entendre une voix qui devaient réaliser mon rêve, mais j'étais bientôt déçu. Ne supposez pas pour cela que je demandais la perfection du corps ou de l'esprit; je demandais quelqu'un qui me plût, qui fût le contraire de la créole: je cherchai en vain. Je ne trouvai pas dans le monde une seule fille que j'eusse voulue pour femme, car je connaissais les dangers et les souffrances d'un mauvais mariage. Le désappointement me rendit nonchalant; j'essayai de la dissipation, jamais de la débauche, je la détestais et je la déteste: c'était là le vice de ma Messaline indienne. Le dégoût que me faisait éprouver la débauche restreignait souvent mes plaisirs. Je m'éloignai de toutes les jouissances qui pouvaient y ressembler, parce que je croyais ainsi me rapprocher de Berthe et de ses vices.
«Pourtant je ne pouvais pas vivre seul; j'eus des maîtresses. La première fut Céline Varans, encore une de ces fautes qui font qu'un homme se méprise quand il se les rappelle; vous savez déjà quelle était cette femme, et comment notre liaison se termina. Deux autres lui succédèrent: une Italienne, nommée Giacinta, et une Allemande, appelée Clara. Toutes deux passaient pour très belles; mais que m'importa leur beauté, lorsque j'y fus habitué? Giacinta était violente et immorale; au bout de trois mois je fus fatigué d'elle. Clara était honnête et douce, mais lourde, froide et sans intelligence; elle n'était pas le moins du monde de mon goût: je fus bien aise de lui donner une somme suffisante pour lui assurer un état honnête et ainsi me débarrasser convenablement d'elle. Mais, Jane, je lis dans ce moment-ci, sur votre visage, que vous n'avez pas bonne opinion de moi; vous voyez en moi un misérable, dépourvu de principes et de sentiments, n'est-ce pas?
— En effet, monsieur, je ne vous aime pas autant que certains jours, je trouve très mal de vivre ainsi, tantôt avec une maîtresse, tantôt avec une autre, et vous en parlez comme d'une chose toute simple.
— Je me suis laissé aller à ce genre de vie, et pourtant je n'aimais pas cette existence vagabonde; jamais je ne désirerai y revenir. Louer une maîtresse est ce qu'il y a de pire après acheter un esclave; tous deux sont inférieurs à vous, souvent par la nature, toujours par la position, et il est dégradant de vivre intimement avec des inférieurs. Maintenant je ne puis supporter le souvenir des moments que j'ai passés avec Céline, Giacinta et Clara.»
Je sentis la vérité des paroles de M. Rochester, et j'en conclus que si jamais je m'étais oubliée, si jamais j'avais négligé les principes appris dans mon enfance, si, poussée par la tentation, sous un prétexte quelconque et même avec toutes les excuses possibles, je m'étais décidée à succéder à ces malheureuses femmes, un jour ma mémoire exciterait chez M. Rochester le même sentiment que le souvenir de ses maîtresses. Je ne dis rien de ma conviction, il suffisait de l'avoir; je l'enfermai dans mon coeur, afin qu'elle pût me servir au jour de l'épreuve.
«Jane, pourquoi ne dites-vous pas: Eh bien, monsieur? car je n'ai pas fini. Vous paraissez grave, je vois bien que vous me désapprouvez encore; mais revenons à notre sujet. Au mois de janvier dernier, débarrassé de toutes mes maîtresses, l'esprit aigri et endurci par une vie errante, inutile et solitaire, désillusionné, mal disposé à l'égard des hommes et surtout des femmes (car je commençais à croire que les femmes fidèles, intelligentes et aimantes, n'existaient que dans les rêves), je revins en Angleterre, où m'appelaient des affaires.
«Je me dirigeais vers Thornfield par une froide soirée d'hiver, Thornfield, château détesté. Je ne m'attendais à y trouver ni calme ni bonheur; tout à coup j'aperçus une petite ombre tranquillement assise sur des marches dans le sentier de Hay; je passai devant elle avec autant d'indifférence que devant l'arbre qui lui faisait face: je n'avais aucun pressentiment de ce qu'elle serait pour moi; rien en moi ne m'avait averti que l'arbitre de mon existence, le génie de ma bonne ou de ma mauvaise conduite, attendait là sous un humble déguisement; je ne m'en doutai même pas lorsque, après l'accident arrivé à Mesrour, l'ombre vint vers moi et m'offrit gravement ses services. C'était une petite créature élancée et enfantine; on eût dit une linotte qui, voletant à mes pieds, m'eût proposé de me porter sur ses ailes délicates. Je fus maussade, mais elle ne voulut pas s'éloigner; elle resta près de moi avec une étrange persévérance, me regarda et me parla avec une sorte d'autorité; je devais être aidé par sa main, et je le fus en effet.
«Lorsque j'eus pressé cette épaule délicate, une sève nouvelle sembla se répandre dans mon corps. Il était heureux pour moi de savoir que cette petite elfe reviendrait, qu'elle appartenait à ma maison; sans cela je n'aurais pas pu, sans regret, la voir s'échapper et disparaître derrière les buissons. Ce soir-là, je vous écoutai revenir, Jane; vous ne vous doutiez probablement pas que je pensais à vous et que j'étudiais vos actions. Le jour suivant, je vous observai environ une demi-heure, pendant que vous amusiez Adèle. Je me rappelle que c'était un jour où la neige tombait, et que vous ne pouviez pas sortir; j'étais dans ma chambre, dont j'avais laissé la porte entr'ouverte: je pouvais voir et entendre. Adèle s'emparait de toute votre attention, mais je voyais bien que vos pensées étaient ailleurs; cependant vous étiez patiente avec elle, ma petite Jane; pendant longtemps vous lui avez parlé et vous l'avez amusée. Quand elle vous eut enfin quittée, vous êtes tombée dans une profonde rêverie, vous vous êtes mise à vous promener lentement le long du corridor; de temps en temps, en passant devant une fenêtre, vous regardiez la neige épaisse qui tombait, vous écoutiez les sanglots du vent, puis vous repreniez doucement votre marche et votre rêve. Je pense que vos visions n'étaient pas sombres; la douce lumière de vos yeux annonçait que vos pensées n'étaient ni tristes ni amères; votre regard révélait plutôt les beaux songes de la jeunesse, lorsque celle-ci suit, sur des ailes complaisantes, le vol de l'espérance jusqu'au ciel idéal. La voix de Mme Fairfax vous ayant réveillée, vous avez souri de vous-même d'une singulière manière; il y avait beaucoup de bon sens et de finesse dans votre sourire, Jane; il semblait dire: «Mes visions sont belles, mais il ne faut pas oublier que ce ne sont que des visions; mon cerveau a inventé un ciel rose, un Eden vert et fleuri, mais je sais bien qu'il faut me frayer ma route dans un rude sentier et lutter contre la tempête.» Alors vous êtes descendue et vous avez demandé à Mme Fairfax de vous donner quelque chose à faire, les comptes de la semaine à régler, je crois, ou quelque autre occupation de ce genre; j'étais fâché de vous perdre de vue.
«J'attendis le soir avec impatience, qu'alors au moins je pouvais vous appeler près de moi; je soupçonnais en vous un caractère tout à fait neuf pour moi, je désirais le sonder plus profondément et le connaître mieux. Vous entrâtes dans la chambre avec un air à la fois timide et indépendant; vous étiez simplement habillée, dans le même genre qu'aujourd'hui. Je vous fis parler; au bout du peu de temps, je vous trouvai remplie de contrastes étranges: vos vêtements, vos manières, se ressentaient d'une discipline sévère; votre aspect était différent et annonçait une nature raffinée, mais qui ne connaissait pas du tout le monde et qui avait peur de donner une opinion défavorable d'elle en faisant quelque solécisme ou en disant une sottise. Mais, lorsqu'on s'adressait directement à vous, vous leviez sur votre interlocuteur un oeil perçant, hardi et plein d'ardeur. Il y avait dans votre regard de la puissance et de la pénétration. Quand je vous faisais quelque question positive, vous trouviez toujours une réponse facile et prompte. Bientôt vous fûtes habituée à moi; je crois, Jane, que vous sentiez une sympathie entre vous et votre maître triste et maussade, car je fus étonné de voir avec quelle rapidité un certain bien-être charmant s'empara de vous. Quelque maussade que je fusse, vous ne témoigniez ni surprise, ni crainte, ni ennui, ni déplaisir de ma morosité; vous vous contentiez de m'examiner, et de temps en temps je vous voyais sourire avec une grâce si simple et si sage que je ne puis la décrire. Ce que j'apercevais me rendait heureux et excitait ma curiosité; j'aimais ce que je voyais, et je désirais voir davantage. Pourtant, je vous tins longtemps à distance et je ne cherchai que rarement votre compagnie. J'étais intelligent dans mon épicurisme, et je désirais prolonger le plaisir des découvertes; puis je craignais, en maniant trop librement la fleur, de voir son éclat se faner, de voir disparaître le doux charme de sa fraîcheur; je ne savais pas alors que ce n'était point une floraison passagère et qu'elle devait toujours garder son brillant éclat, comme si elle eût été taillée dans un diamant indestructible. Je désirais aussi savoir si, le jour où je vous éviterais, vous me rechercheriez; mais vous ne l'avez pas fait, vous êtes restée dans la salle d'étude aussi tranquille que votre pupitre et votre chevalet; si par hasard je vous rencontrais, vous passiez devant moi, me faisant simplement un léger salut comme marque de respect. Pendant tout ce temps-là, votre expression ordinaire était pensive; vous n'étiez pas triste, car vous ne souffriez pas, mais votre coeur n'était pas léger, parce que le présent ne vous offrait nulle joie, et l'avenir bien peu d'espérances. Je me demandais ce que vous pensiez de moi ou si même vous pensiez à moi; je vous examinai pour le savoir. Quand nous causions ensemble, il y avait quelque chose d'heureux dans votre regard et de satisfait dans vos manières; je vis que vous aviez un coeur sociable; le silence de la chambre d'étude et la monotonie de votre vie vous avaient rendue triste. Je me laissai aller au plaisir d'être bon à votre égard; la bonté éveilla bientôt votre émotion, votre figure devint douée et votre voix caressante. J'aimais à entendre prononcer mon nom par vos lèvres et avec votre accent heureux et reconnaissant; j'étais content lorsque, par une circonstance quelconque, nous nous rencontrions. Il y avait dans vos manières une curieuse incertitude lorsque vous me regardiez: vos yeux exprimaient un peu de doute et un trouble léger; vous ne saviez pas où me porterait mon caprice, et vous vous demandiez si j'allais jouer le rôle d'un maître sévère ou d'un ami doux et bienveillant. Je vous aimais trop, Jane, pour me poser en maître; quand je vous tendais cordialement la main, votre jeune visage exprimait tant de lumière et de bonheur, que j'avais bien de la peine à ne pas vous presser contre mon coeur.
— Ne me parlez plus de ces jours-là, monsieur,» interrompis-je en essuyant furtivement une larme.
Ses paroles me torturaient, car je savais ce qu'il me restait à faire, et prochainement. Tous ces souvenirs et toutes ces révélations de ce qu'éprouvait M. Rochester rendaient ma tâche plus difficile.
«Vous avez raison, Jane, reprit-il; pourquoi s'arrêter sur le passé, quand le présent est plus sûr et l'avenir plus beau?»
Je frissonnai en entendant cette orgueilleuse assertion.
«Vous comprenez bien la situation, n'est-ce pas? continua-t-il. Après une jeunesse et une virilité passées soit dans une inexprimable souffrance, soit dans une douloureuse solitude, j'ai enfin trouvé ce que je puis aimer sincèrement; je vous ai trouvée. Vous sympathisez avec moi, vous êtes la meilleure partie de moi- même, mon bon ange. Je suis lié à vous par un fort attachement; je vous crois bonne, généreuse et aimante; j'ai conçu dans mon coeur une passion fervente et solennelle; elle me conduit à vous, vous attire à moi, enlace votre existence à la mienne: flamme pure et puissante, elle fait un seul être de nous deux.
«C'est parce que je sentais et que je savais cela que j'ai résolu de vous épouser: me dire que j'ai déjà une femme, c'est une raillerie inutile; vous savez maintenant que je n'ai qu'un affreux démon. J'ai eu tort de chercher à vous tromper; mais je craignais votre entêtement et les préjugés qu'on vous avait donnés dans votre enfance. Je voulais vous bien posséder avant de me hasarder à une confidence: c'était lâche à moi; j'aurais dû tant d'abord en appeler à votre noblesse, à votre générosité, comme je le fais maintenant; vous raconter ma vie d'agonie, vous dire que j'avais faim et soif d'une existence plus noble et plus élevée, vous montrer non pas ma résolution (ce mot est trop faible), mais mon penchant irrésistible à aimer bien et fidèlement, puisque j'étais aimé fidèlement et bien. Alors je vous aurais demandé d'accepter ma promesse de fidélité et de me donner la vôtre; Jane, faites-le maintenant.»
Il y eut un moment de silence.
«Pourquoi vous taisez-vous, Jane?» me demanda-t-il.
Je subissais une rude épreuve; une main de fer pesait sur moi. Moment terrible, plein de luttes, d'horreur et de souffrance! Aucun être humain ne pouvait désirer d'être aimé plus que je ne l'étais; celui qui m'aimait ainsi, je l'adorais, et il fallait renoncer à cette idole; mon douloureux devoir était enfermé tout entier dans ce seul mot: se séparer!
«Jane, reprit M. Rochester, vous comprenez ce que je vous demande; dites-moi seulement: Je serai à vous!»
— Monsieur Rochester, je ne serai pas à vous.»
Il y eut encore un long silence.
«Jane, reprit-il avec une douceur qui me brisa et me rendit froide comme la pierre, car sous cette voix tranquille je sentais les palpitations du lion; Jane, avez-vous l'intention de me laisser prendre une route et de choisir l'autre?
— Oui, monsieur.
— Jane, reprit-il en se penchant vers moi et en m'embrassant, le voulez-vous encore?
— Oui, monsieur.
— Et maintenant? continua-t-il en baisant doucement mon front et mes joues.
— Oui, monsieur! m'écriai-je en me dégageant rapidement de son étreinte.
— Oh! Jane, c'est cruel! c'est mal! Ce ne serait pas mal de m'aimer.
— Ce serait mal, monsieur, de vous obéir.»
Un regard sauvage souleva ses sourcils et sillonna son visage; il se leva, mais se retint encore. J'appuyai ma main sur le dossier d'une chaise, pour me soutenir; j'avais peur, mais ma résolution était prise.
«Un instant, Jane. Quand vous serez partie, jetez un regard sur ma triste vie; tout le bonheur s'en ira avec vous. Que me restera-t- il? Je n'ai qu'une folle pour femme; autant vaudrait me présenter un des cadavres du cimetière. Que faire, Jane? où aller pour trouver une compagne? où chercher l'espérance?
— Faites comme moi; ayez confiance en Dieu et en vous: croyez au ciel, et espérez que nous nous y retrouverons.
— Ainsi vous ne voulez pas céder?
— Non.
— Alors vous me condamnez à vivre misérable, à mourir maudit?»
Sa voix s'éleva.
«Je vous conseille de vivre pur, et je désire vous voir mourir tranquille.
— Vous m'arrachez l'amour et l'innocence»; à la place de l'amour, vous m'offrez la débauche; et, pour toute occultation, vous me proposez le vice.
— Non, monsieur, je ne vous condamne pas plus à cette destinée que je ne m'y condamne moi-même. Nous sommes nés pour souffrir et lutter, vous aussi bien que moi; résignez-vous; vous m'oublierez avant que je vous aie oublié.
— Vous me considérez comme un imposteur, vous ne croyez pas à ma loyauté. Je vous ai dit que je ne pourrais jamais changer, et vous me dites en face que je changerai bientôt; votre conduite prouve combien vous jugez mal, et combien vos idées sont fausses. Est-il mieux de jeter dans le désespoir un de ses semblables que de violer une loi humaine, lorsque personne ne doit en souffrir? car vous n'avez ni parents ni amis que vous craigniez d'offenser en demeurant avec moi.»
C'était vrai; et, pendant qu'il parlait, ma raison et ma conscience se tournaient traîtreusement contre moi; elles criaient presque aussi haut que mon coeur, et tous ensemble me disaient: Oh! cède, cède! pense à sa souffrance, pense au danger où tu le laisses; regarde dans quel abattement il tombe lorsqu'il se voit abandonné. Souviens-toi que sa nature est impétueuse; songe aux suites du désespoir; console-le, sauve-le, aime-le! dis-lui que tu l'aimes et que tu seras à lui. Qui est-ce qui s'inquiète de toi dans le monde? qui est-ce qui sera offensé ou attristé par ce que tu feras?»
Et, malgré tout, je continuais à me dire: «Je me dois à moi-même; plus je suis isolée, moins j'ai d'amis et de soutiens, plus je dois me respecter. Je garderai les lois données par Dieu et sanctionnées par l'homme; je serai fidèle aux principes que j'ai acceptés lorsque j'étais raisonnable et non pas folle comme maintenant. Les lois et les principes ne nous ont pas été donnés pour les jours sans épreuves; ils ont été faits pour des moments, comme celui-ci, alors que le coeur et l'âme se révoltent contre leur sévérité. Ils sont durs, mais ils ne seront pas violés; si je pouvais les briser à ma volonté, de quel prix seraient-ils? Ils ont une grande valeur, je l'ai toujours cru; et si je ne puis plus le croire maintenant, c'est parce que je suis insensée, que du feu coule dans mes veines, et que mon coeur bat trop pour que je puisse en compter les palpitations. À cette heure je dois m'en tenir aux opinions préconçues, et c'est sur ce terrain solide que je poserai mes doux pieds!»
Je le fis en effet; M. Rochester me regarda, et devina aussitôt mon intention. Sa rage fut excitée au plus haut point, et, sans s'inquiéter des suites de sa colère, il y céda un instant. Il traversa la chambre, me prit le bras et me saisit par la taille; Il semblait me dévorer de son regard passionné; physiquement, je me sentais exposée à l'ardeur d'une fournaise enflammée, moi aussi impuissante que le chaume; mais je possédais encore mon âme, et j'éprouvais un sentiment de grande sécurité. Heureusement, l'âme a un interprète, interprète qui souvent n'a pas conscience de ce qu'il fait, mais qui est toujours fidèle: je veux parler des yeux. Les miens se dirigèrent vers la figure ardente de M. Rochester, et je poussai un soupir involontaire; son étreinte était douloureuse, et mes forces presque épuisées.
«Jamais, dit-il en serrant les dents, jamais je n'ai vu une créature aussi frêle et aussi indomptable. Elle est entre mes mains comme un fragile roseau, continua-t-il en me secouant de toute la force de son poignet; je pourrais la plier avec un de mes doigts: et quel bien cela ferait-il, si je la pliais, si je la domptais, si je la jetais à terre? Regardez ces yeux, regardez cette enfant résolue, sauvage et indépendante, qui semble me défier avec plus que le courage, avec la certitude du triomphe! Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas m'emparer du bel oiseau sauvage; si je brise la fragile prison, mon outrage ne fera que donner la liberté au captif. Je pourrais conquérir la maison; mais celle qui l'occupe s'envolerait vers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure d'argile! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que je veux, ce n'est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous abriter près de mon coeur; mais, saisie malgré vous, semblable à un pur esprit, vous échapperiez à mes embrassements; vous disparaîtriez avant que j'aie pu respirer votre parfum. Oui venez, Jane, venez!»
En disant ces mots, il me lâcha et se contenta de me regarder. Il était plus difficile de résister à ce regard qu'à son étreinte passionnée; mais je ne voulais pas succomber: j'avais défié sa colère, il fallait maintenant supporter sa douleur. Je me dirigeai vers la porte.
«Vous partez, Jane? me dit-il.
— Oui, monsieur.
— Vous allez me quitter?
— Oui.
— Vous ne reviendrez pas? vous ne voulez pas être mon soutien, mon sauveur? Mon amour profond, ma grande douleur, mes supplications, tout cela n'est rien pour vous?»
Quelle inexprimable douleur dans sa voix! combien il me fut dur de répéter avec fermeté:
«Je pars.
— Jane! reprit-il.
— Monsieur Rochester?
— Eh bien, partez, j'y consens; mais rappelez-vous que vous me laissez ici dans l'angoisse. Montez dans votre chambre; rappelez- vous tout ce que je vous ai dit, Jane; jetez un regard sur mes souffrances, et pensez à moi.»
Il se retourna et alla se cacher le visage contre le sofa.
«Oh! Jane! s'écria-t-il avec un ton de douloureuse angoisse, oh!
Jane, mon espérance, mon amour, ma vie!»
Et alors j'entendis sortir de sa poitrine un profond sanglot.
J'avais déjà gagné la porte, mais je revins sur mes pas, aussi résolue que lorsque je m'étais retirée. Je m'agenouillai près de lui; je soulevai son visage et le dirigeai de mon côté, j'embrassai sa joue et je lissai ses cheveux avec ma main.
— Dieu vous bénisse, mon cher maître! m'écriai-je; Dieu vous garde de la souffrance et du mal! puisse-t-il vous diriger, vous consoler, et vous récompenser de vos bontés passées pour moi!
— L'amour de ma petite Jane aurait été ma meilleure récompense, répondit-il; si je ne l'obtiens pas, mon coeur est à jamais brisé; mais Jane me donnera son amour; elle me le donne noblement, généreusement.»
Le sang lui monta au visage, ses yeux brillèrent; il se leva et étendit les bras: mais j'échappai à son étreinte et je quittai subitement la chambre.
«Adieu!» cria mon coeur, lorsque je m'éloignai. — «Adieu, pour toujours!» ajouta le désespoir.
…………………
Cette nuit-là, je ne pensais pas dormir; cependant, à peine fus-je étendue, qu'un lourd sommeil s'appesantit sur moi. Je fus transportée en songe aux scènes de mon enfance; je rêvai que j'étais dans la chambre rouge de Gateshead, que la nuit était sombre et mon esprit en proie à une étrange terreur; il me sembla que la petite lumière qui, il y avait bien des années, m'avait fait évanouir de peur, après avoir glissé le long de la muraille, venait trembloter au milieu du sombre plafond. Je levai la tête pour regarder; le plafond se changea en des nuages noirs et élevés, la petite lumière en une de ces vapeurs rougeâtres qui entourent la lune. J'attendis le lever de la lune avec une singulière impatience, comme si ma destinée eût été écrite sur son disque rouge; elle se précipita hors des nuages comme elle ne l'a jamais fait. J'aperçus d'abord une main qui sortait des noirs plis du ciel et qui écartait les nuées; puis je vis, au lieu de la lune, une ombre blanche se dessinant sur un fond d'azur, et inclinant son noble front vers la terre. L'ombre ne pouvait se lasser de me regarder; enfin elle parla à mon esprit; malgré la distance immense, les sons m'arrivaient clairs et distincts, et j'entendis l'ombre murmurer à mon coeur:
«Ma fille, fuis la tentation.
— Oui, ma mère,» répondis-je.
Je me fis la même réponse lorsque je m'éveillai. Il faisait encore sombre; mais en juillet les nuits sont courtes, l'aurore commence à poindre presque aussitôt après minuit. «Il ne peut pas être trop tôt pour entreprendre la tâche que j'ai à accomplir,» pensai-je. Je me levai; j'étais habillée, car, pour me coucher, je n'avais retiré que mes souliers; je pris dans mes tiroirs un peu de linge, un bracelet et un anneau. En cherchant ces objets, mes doigts rencontrèrent les perles d'un collier que M. Rochester m'avait forcée d'accepter quelques jours auparavant; je le laissai: il ne m'appartenait pas; il appartenait à la fiancée imaginaire qui s'était envolée. Je fis un paquet des autres choses, je mis dans ma poche ma bourse, qui contenait vingt schellings (c'était tout ce que je possédais), j'attachai mon châle et mon chapeau; je pris mon paquet et mes souliers, que je ne voulais pas mettre encore, puis je sortis de ma chambre.