Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice
«Saint-John, vous dites que Jane est votre troisième soeur, et vous ne la traitez pas comme nous; vous devriez l'embrasser aussi.»
En disant ces mots, elle me poussa vers lui. Je trouvai Diana un peu hardie, et je me sentais confuse. Cependant Saint-John pencha sa tête, et sa belle figure grecque se trouva à la hauteur de la mienne; ses yeux perçants interrogeaient les miens. Il m'embrassa. Il n'y a pas de baiser de marbre ou de glace, sans cela j'aurais rangé dans une de ces clauses le froid embrasement de mon cousin le ministre; mais peut-être y a-t-il des baisers destinés à éprouver ceux qu'on embrasse: le sien était de ce nombre. Après m'avoir donné ce baiser, il me regarda, comme pour apprendre l'effet qu'il avait produit sur moi; mais c'était difficile à voir: je ne rougis pas; je pâlis peut-être un peu, parce qu'il me sembla que son baiser était un sceau posé sur mes chaînes. Depuis ce jour, il n'oublia jamais de m'embrasser; mon calme et ma gravité, dans cette circonstance, semblaient avoir un certain charme pour lui.
Quant à moi, je désirais chaque jour davantage lui plaire; mais chaque jour je sentais que, pour y arriver, il fallait renoncer de plus en plus à ma nature, enchaîner mes facultés, donner une pente nouvelle à mes goûts, me forcer à poursuive un but vers lequel je n'étais pas naturellement attirée. Il me poussait vers des hauteurs que je ne pouvais pas atteindre; il voulait me voir soumise à l'étendard qu'il déployait: mais c'était aussi impossible que de mouler mes traits irréguliers sur sa figure pure et classique, que de donner à mes yeux verts et changeants la teinte azurée et le brillant éclat des siens.
Ce n'était pas lui seul qui empêchait l'épanchement de ma joie. Depuis quelque temps il m'était facile de paraître triste; une grande souffrance me rongeait le coeur et tarissait toute source de bonheur. Cette douleur était l'attente.
Vous croyez peut-être que j'avais oublié M. Rochester dans tous ces changements de lieux et de fortune. Oh! non, pas un instant. Sa pensée me poursuivait toujours; ce n'était pas une de ces vapeurs légères que peut dissiper un rayon de soleil, un de ces souvenirs tracés sur le sable, qu'efface le premier orage: c'était un nom profondément gravé et qui devait durer aussi longtemps que le marbre sur lequel il était inscrit. J'étais sans cesse poursuivie par le désir de connaître sa destinée; chaque soir, quand j'étais à Morton, je m'enfermais dans ma petite ferme pour y songer, et maintenant, à Moor-House, chaque nuit j'allais me réfugier dans ma chambre pour rêver à lui.
Dans le cours de ma correspondance avec M. Briggs, à l'occasion du testament, je lui avais demandé s'il connaissait la résidence actuelle de M. Rochester et l'état de sa santé. Mais, ainsi que le pensait Saint-John, il ne savait rien. Alors j'écrivis à Mme Fairfax, pour lui demander des détails; j'étais sûre d'obtenir des renseignements par ce moyen; j'étais convaincue que la réponse serait prompte. Je fus étonnée de voir quinze jours se passer sans qu'elle arrivât; mais lorsque, après deux mois d'attente, la poste ne m'eut encore rien apporté, je sentis une douloureuse anxiété s'emparer de moi.
J'écrivis de nouveau; je pensais que ma première lettre avait peut-être été perdue. Ce nouvel essai ranima mes espérances; cet espoir dura quelques semaines, comme le précédent, puis, comme lui, fut détruit; je ne reçus pas une ligne, pas un mot. Après avoir vainement attendu six mois, mon espérance s'éteignait tout à fait, et je devins vraiment triste.
Le printemps était beau, mais je n'en jouissais pas. L'été approchait. Diana essayait de m'égayer; elle me dit que j'avais l'air malade et voulut m'accompagner aux bains de mer. Saint-John s'y opposa: il déclara que je n'avais pas besoin de distraction, mais plutôt de travail; que ma vie n'avait pas de but et qu'il m'en fallait un; et, probablement pour suppléer à ce qui me manquait, il prolongea encore mes leçons d'hindoustani et devint de plus en plus exigeant. Je ne cherchai pas à lui résister, je ne le pouvais pas.
Un jour, je commençai mes études plus triste encore qu'à l'ordinaire. Voici ce qui avait occasionné ce surcroît de souffrance. Dans la matinée, Anna m'avait dit qu'il y avait une lettre pour moi, et, lorsque je descendis pour la prendre, presque certaine de trouver les nouvelles que je désirais tant, je vis tout simplement une lettre d'affaires de M. Briggs. Cet amer désappointement m'arracha quelques larmes, et, au moment où je me mis à étudier les caractères embrouillés et le style fleuri des écrivains indiens, mes yeux se remplirent de nouveau.
Saint-John m'appela pour me faire lire; mais la voix me manqua, les paroles furent étouffées par les sanglots. Lui et moi étions seuls dans le parloir; Diana étudiait son piano dans le salon, et Marie jardinait. C'était un beau jour de mai, la brise était fraîche et le soleil brillant; Saint-John ne sembla nullement étonné de mon émotion. Il ne m'en demanda pas la cause et se contenta de me dire:
«Jane, nous attendrons quelques minutes, jusqu'à ce que vous soyez plus calme.»
Et, pendant que je m'efforçais de réprimer rapidement ma douleur, il demeura tranquille et patient, appuyé sur son pupitre me regardant comme un médecin qui examine avec les yeux de la science une crise attendue et facile à comprendre pour lui. Après avoir étouffé mes sanglots, essuyé mes larmes et murmuré tout bas quelque chose sur ma santé, j'achevai de prendre ma leçon. Saint- John serrai ses livres et les miens, ferma son pupitre et me dit: «Maintenant Jane, vous allez venir promener avec moi.
— Je vais appeler Diane. et Marie.
— Non, aujourd'hui je ne veux qu'une seule compagne, et cette compagne sera vous. Habillez-vous; sortez par la porte de la cuisine; prenez la route qui conduit dans le haut de Marsh-Glen; je vous rejoindrai dans un instant.»
Je ne voyais aucun expédient: toutes les fois que j'ai eu affaire à des caractères durs, positifs et contraires au mien, je n'ai jamais su rester entre l'obéissance absolue ou la révolte complète; jusqu'au moment d'éclater je suis demeurée entièrement soumise, mais alors je me suis insurgée avec toute la véhémence d'un volcan. Dans les circonstances présentes j'étais peu disposée à la révolte; j'obéis donc aux ordres de Saint-John, et, au bout de dix minutes, nous nous promenions ensemble sur la route de la vallée.
Le vent soufflait de l'ouest; il nous arrivait chargé du doux parfum de la bruyère et du jonc. Le ciel était d'un bleu irréprochable; le torrent qui descendait le long du ravin avait été grossi par les pluies et se précipitait abondant et clair, reflétant les rayons dorés du soleil et les teintes azurées du firmament. Lorsque nous avançâmes, nous quittâmes les sentiers pour marcher sur un gazon doux et fin, d'un vert émeraude, parsemé de délicates fleurs blanches et de petites étoiles d'un jaune d'or. Nous étions entourés de montagnes, car la vallée était placée au centre de la chaîne.
«Asseyons-nous ici,» dit Saint-John au moment où nous atteignions les premiers rochers qui gardent l'entrée d'une gorge où le torrent se précipite en cascade.
Un peu au delà, la montagne n'avait plus ni fleurs ni gazon, la mousse lui servait de tapis, le roc de pierre précieuse. Le pays, d'abord inculte, devenait sauvage; la fraîcheur se changeait en froid. Ce lieu semblait destiné à servir de dernier refuge.
Je m'assis; Saint-John se tint près de moi; il regarda la gorge et le gouffre; ses yeux suivirent le torrent, puis se dirigèrent vers le ciel sans nuage qui le colorait. Il retira son chapeau et laissa la brise soulever ses cheveux et caresser son front. Il semblait être entré en communion avec le génie de ce précipice et ses yeux paraissaient dire adieu à quelque chose.
«Oui, je te reverrai, dit-il tout haut, je te reverrai dans mes rêves quand je dormirai sur les bords du Gange, et plus tard encore, quand un autre sommeil s'appesantira sur moi, près des bords d'un fleuve plus sombre.»
Étrange manifestation d'un étrange amour! Passion austère d'un patriote pour son pays! Il s'assit. Pendant une demi-heure nous demeurâmes silencieux tous les deux; au bout de ce temps, il me dit:
«Jane, je pars dans six semaines; j'ai arrêté ma place sur un bateau qui mettra à la voile le 20 du mois de juin.
— Dieu vous protégera, répondis-je, car c'est pour lui que vous travaillez.
— Oui, reprit-il, c'est là ma gloire et ma joie. Je suis le serviteur d'un maître infaillible. Je ne marche pas sous une direction humaine; je ne serai pas soumis aux lois défectueuses, à l'examen incertain de mes faibles frères: mon roi, mon légiste, mon chef, est la perfection même. Il me semble étrange que tous ceux qui m'entourent ne brûlent pas de se ranger sous la même bannière, de prendre part à la même oeuvre.
— Tous n'ont pas votre énergie, et ce serait folie aux faibles que de désirer marcher avec les forts.
— Je ne parle pas des faibles, je n'y pense même pas; je parle de ceux qui sont dignes de cette tâche et capables de l'accomplir.
— Ceux-là sont peu nombreux et difficiles à trouver.
— Vous dites vrai; mais, quand on les a trouvés, on doit les exciter, les exhorter à faire un effort, leur montrer les dons qu'ils ont reçus et leur dire pourquoi, leur parler au nom du ciel, leur offrir, de la part de Dieu, une place parmi les élus.
— S'ils sont nés pour cette oeuvre, leur coeur le leur dira bien.»
Il me semblait qu'un charme terrible s'opérait autour de moi, et je craignais d'entendre prononcer le mot fatal qui achèverait l'enchantement.
«Et que vous dit votre coeur? demanda Saint-John.
— Mon coeur est muet, mon coeur est muet, répondis-je en tremblant.
— Alors, je parlerai pour lui, reprit la même voix profonde et infatigable. Jane, venez avec moi aux Indes, venez comme ma femme, comme la compagne de mes travaux.»
Il me sembla que la vallée et le ciel s'affaissaient; les montagnes s'élevaient. C'était comme si je venais d'entendre un ordre du ciel, comme si un messager invisible, semblable à celui de la Macédoine, m'eût crié: «Venez, aidez-nous.» Mais je n'étais pas un apôtre; je ne pouvais pas voir le héraut, je ne pouvais pas recevoir son ordre.
«Oh! Saint-John, m'écriai-je, ayez pitié de moi!»
J'implorais quelqu'un qui ne connaissait ni pitié ni remords, quand il s'agissait d'accomplir ce qu'il regardait comme son devoir. Il continua:
«Dieu et la nature vous ont créée pour être la femme d'un missionnaire; vous avez reçu les dons de l'esprit et non pas les charmes du corps; vous êtes faite pour le travail et non pas pour l'amour. Il faut que vous soyez la femme d'un missionnaire, et vous le serez; vous serez à moi; je vous réclame, non pas pour mon plaisir, mais pour le service de mon maître.
— Je n'en suis pas digne; ce n'est pas là ma vocation.» répondis- je.
Il avait compté sur ces premières objections et il n'en fut point irrité. Il était appuyé contre la montagne, avait les bras croisés sur la poitrine et paraissait parfaitement calme. Je vis qu'il était préparé à une longue et douloureuse opposition, et qu'il s'était armé de patience pour continuer jusqu'au bout, mais qu'il était décidé à sortir victorieux de la lutte.
«Jane, reprit-il, l'humilité est la base de toutes les vertus chrétiennes. Vous avez raison de dire que vous n'êtes pas digne de cette oeuvre; mais qui en est digne? Et ceux qui ont été véritablement appelés par Dieu se sont-ils jamais crus dignes de cette vocation? Moi, par exemple, je ne suis que poussière et cendre, et, avec saint Paul, je reconnais en moi le plus grand des pécheurs; mais je ne veux pas être entravé par ce sentiment de mon indignité. Je connais mon chef; il est aussi juste que puissant, et, puisqu'il a choisi un faible instrument pour accomplir une grande oeuvre, il suppléera à mon insuffisance par les richesses infinies de sa providence. Pensez comme moi, Jane, et, comme moi, ayez confiance. Je vous donne le rocher des siècles pour appui; ne doutez pas qu'il pourra supporter le poids de votre faiblesse humaine.
— Je ne comprends pas la vie des missionnaires, repris-je, je n'ai jamais étudié leurs travaux.
— Eh bien, moi, quelque humble que je sois, je puis vous donner le secours dont vous avez besoin. Je puis vous tracer votre tâche heure par heure, être toujours près de vous, vous aider à chaque instant. Je ferai tout cela dans le commencement; mais je sais que vous pouvez, et bientôt vous serez aussi forte et aussi capable que moi, et vous n'aurez plus besoin de mon secours.
— Mais où trouverai-je la force nécessaire pour accomplir cette tâche? je ne la sens pas en moi. Je ne suis ni émue ni excitée pendant que vous me parlez; aucune flamme ne s'allume en moi, aucune voix ne me conseille et ne m'encourage; je ne me sens point animée par une vie nouvelle. Je voudrais pouvoir vous montrer qu'en ce moment mon esprit est un cachot que n'éclaire aucun rayon; dans ce cachot est enchaînée une âme craintive, qui a peur d'être entraînée par vous à tenter ce qu'elle ne pourra pas accomplir.
— J'ai une réponse à vous faire; écoutez-moi. Depuis que je vous connais, je vous ai toujours examinée. Pendant dix mois, vous avez été le sujet de mes études; je vous ai soumise à d'étranges épreuves: qu'ai-je vu, qu'ai-je conclu? Quand vous étiez maîtresse d'école dans un village, vous avez su accomplir avec exactitude et droiture une tâche qui ne convenait ni à vos habitudes ni à vos goûts; j'ai vu que vous l'accomplissiez avec tact et capacité: vous avez su vous vaincre. En voyant le calme avec lequel vous avez reçu la nouvelle de votre fortune subite, j'ai reconnu que vous n'étiez pas avide de richesse, que l'argent n'avait aucune puissance sur vous. Quand, avec un élan résolu, vous avez partagé votre fortune en quatre parts, n'en gardant qu'une pour vous et abandonnant les trois autres pour satisfaire une justice douteuse, j'ai vu que votre âme aimait le sacrifice. Quand, pour contenter mon désir, vous avez abandonné une étude qui vous intéressait et que vous en avez entrepris une qui m'intéressait, quand j'ai vu l'assiduité infatigable avec laquelle vous avez persévéré, votre énergie inébranlable contre les difficultés, j'ai compris que vous aviez toutes les qualités que je cherchais. Jane, vous êtes docile, active, désintéressée, fidèle, constante et courageuse, très douce et très héroïque: cessez de vous défier de vous-même; moi, j'ai en vous une confiance illimitée; votre secours me sera d'un prix inappréciable; vous me servirez de directrice des écoles de l'Inde, et vous serez ma compagne et mon aide parmi les femmes indiennes.»
Je me sentais comme pressée dans un vêtement de fer; la persuasion avançait vers moi à pas lents, mais assurés. J'avais beau fermer les yeux, les derniers mots prononcés par Saint-John venaient d'éclaircir pour moi le sentier qui m'avait d'abord paru impraticable; l'oeuvre qui m'avait semblé si vague et si confuse devenait moins impossible à mesure qu'il parlait, et prenait une forme positive sous sa main créatrice. Il attendait ma réponse; je lui demandai un quart d'heure pour réfléchir.
«Très volontiers,» me répondit-il.
Et se levant, il s'éloigna un peu, se jeta sur une touffe de bruyère et attendit en silence.
«Je puis faire ce qu'il me demande, me dis-je, je suis bien forcée de le voir et de le reconnaître. Je le puis, si toutefois ma vie est épargnée; mais je sens bien que mon existence ne pourra pas être longue sous ce soleil de l'Inde. Eh bien! après? peu lui importe à lui; quand l'heure de mourir sera venue, il me rendra avec un visage serein au Dieu qui m'aura donnée à lui. Je vois tout cela bien clairement. En quittant l'Angleterre, j'abandonnerai un pays aimé, mais vide pour moi. M. Rochester n'y demeure pas; et quand même il y serait, qu'est-ce que cela pour moi? Je dois vivre sans lui; rien n'est plus absurde et plus faible que d'attendre chaque jour un changement impossible qui nous réunisse; comme Saint-John me l'a dit un jour, je dois chercher un autre intérêt dans la vie pour remplacer celui que j'ai perdu. La tâche qu'il me propose n'est-elle pas la plus glorieuse que Dieu puisse assigner et l'homme accepter? Ces nobles labeurs, ces sublimes résultats, ne sont-ils pas bien faits pour remplir le vide des affections détruites, des espérances perdues? Je crois qu'il faut dire oui; et cependant je frémis. Hélas! si je suis Saint-John, je renonce à la moitié de moi-même; si je pars pour l'Inde, je vais au-devant d'une mort prématurée; et l'intervalle où je quitterai l'Angleterre pour l'Inde et celui où je quitterai l'Inde pour la tombe, comment sera-t-il rempli par moi? Cela aussi, je le vois bien clairement; je lutterai pour satisfaire Saint-John jusqu'à ce que chacun de mes nerfs en souffre, et je le satisferai; j'accomplirai tout ce qu'il a pu concevoir. Si je vais avec lui, si je fais le sacrifice qu'il me demande, je le ferai entièrement. Je déposerai tout sur l'autel, mon coeur, ma vie, la victime entière enfin. Il ne m'aimera jamais, mais il m'approuvera. Je lui montrerai une énergie qu'il n'a pas encore vue, des ressources qu'il ne soupçonne pas. Oui, je peux travailler à une tâche aussi rude que lui, et sans me plaindre davantage.
«Oui, il m'est possible de consentir à ce qu'il me demande; il n'y a qu'une chose que je ne peux pas accepter, qui m'épouvante trop: il m'a priée d'être sa femme, et il n'a pas plus le coeur d'un mari pour moi que ce rocher gigantesque et sauvage, au bas duquel bouillonne le torrent. Il tient à moi, comme un soldat à une bonne arme, et voilà tout. Si je ne suis pas mariée à lui, je ne m'en affligerai pas; mais puis-je accepter cela? puis-je le voir exécuter froidement son plan, supporter la cérémonie du mariage, recevoir de lui l'anneau d'alliance, souffrir toutes les formes de l'amour (car, je n'en doute pas, il les observera scrupuleusement), et savoir que son esprit est loin de moi? Pourrai-je endurer la pensée que chaque jouissance qu'il m'accordera sera un sacrifice fait à ses principes? Non, un tel martyre serait horrible; je ne veux pas avoir à le supporter; je vais lui dire que je l'accompagnerai comme sa soeur, et non pas comme sa femme.»
Je regardai de son côté: il était toujours là tranquillement étendu, son visage tourné vers moi; ses yeux perçants m'examinaient attentivement; il se leva promptement et s'approcha de moi.
«Je suis prête à aller aux Indes, dis-je, si je suis libre.
— Votre réponse demande une explication; elle n'est pas claire.
— Jusqu'ici, repris-je, vous avez été mon frère d'adoption, moi votre soeur d'adoption; continuons à vivre ainsi, car nous ferons mieux de ne pas nous marier.»
Il secoua la tête.
«Une fraternité d'adoption ne suffit pas dans ce cas. Si vous étiez ma véritable soeur, ce serait différent; je vous emmènerais et je ne chercherais pas de femme. Mais les choses étant ce qu'elles sont, il faut que notre union soit consacrée par le mariage, sans cela elle est impossible; des obstacles matériels s'y opposent. Ne les voyez-vous pas, Jane? Réfléchissez un instant, et votre bon sens vous guidera.»
Je réfléchis quelque temps; mais j'en revenais toujours là: c'est que nous ne nous aimions pas comme doivent s'aimer un mari et une femme, et j'en concluais que nous ne devions pas nous marier.
«Saint-John, dis-je, je vous regarde comme un frère; vous, vous me regardez comme une soeur: continuons à vivre ainsi.
— Nous ne le pouvons pas, nous ne le pouvons pas, me répondit-il d'un ton bref et résolu; c'est impossible. Vous avez dit que vous iriez avec moi aux Indes; rappelez-vous que vous l'avez dit.
— À une condition.
— Oui, oui. Mais le point important c'est de quitter l'Angleterre, de m'aider dans mes travaux futurs, et vous l'acceptez. Vous avez déjà presque mis la main à l'oeuvre; vous êtes trop constante pour la retirer. Vous ne devez vous inquiéter que d'une chose: de connaître le meilleur moyen pour accomplir l'oeuvre que vous entreprenez. Simplifiez vos intérêts, vos sentiments, vos pensées, vos désirs et vos aspirations si compliqués. Réunissez toutes ces considérations en un seul but: celui de bien remplir la mission que vous a assignée votre puissant maître; et pour cela il faut que vous ayez un aide; non pas un frère, c'est un lien trop faible, mais un époux. Moi non plus je n'ai pas besoin d'une soeur, car elle pourrait m'être enlevée un jour. Il me faut une femme; c'est la seule compagne que je puisse sûrement influencer pendant la vie et conserver jusqu'à la mort.»
Ses paroles me faisaient frémir; mes membres, et jusqu'à la moelle de mes os, subissaient sa domination.
«Eh bien, Saint-John, cherchez une autre que moi, dis-je, une autre qui vous conviendra mieux.
— Qui conviendra mieux à mon projet, à ma vocation, voulez-vous dire? Je vous le répète encore, ce n'est pas au corps insignifiant, à l'être lui-même, aux sens égoïstes de l'homme enfin que je désire m'unir, c'est au missionnaire.
— Eh bien! je donnerai mon énergie au missionnaire, c'est tout ce dont il a besoin. Mais je ne me donnerai pas moi-même; ce ne serait qu'ajouter le bois et la peau à l'amande. Il n'en a pas besoin, je les garde.
— Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. Pensez-vous que Dieu sera satisfait de cette demi-oblation? qu'il acceptera ce sacrifice mutilé? C'est la cause de Dieu que je plaide; c'est sous son étendard que je vous enrôle; et en son nom je ne puis pas accepter une fidélité partagée: il faut qu'elle soit entière.
— Oh! dis-je, je donnerai mon coeur à Dieu; mais vous, vous n'en avez pas besoin.»
Je crois qu'il y avait un peu de sarcasme réprimé dans le ton avec lequel je prononçai ces mots, et dans le sentiment qui les accompagnait. Jusque-là j'avais craint Saint-John silencieusement, parce que je ne l'avais pas compris. Il m'avait tenue en respect, parce que je doutais. Jusque-là je ne savais pas ce qu'il y avait en lui du saint et ce qu'il y avait de l'homme mortel. Mais bien des choses venaient de m'être révélées par cette conversation; je commençais à pouvoir analyser sa nature. Je voyais ses faiblesses, je les comprenais. Cette belle forme assise à mes côtés sur un banc de bruyère, c'était un homme faible comme moi. Le voile qui couvrait sa dureté et son despotisme venait de tomber; je vis son imperfection, et je pris courage. J'étais auprès d'un égal avec lequel je pouvais discuter, et auquel je pouvais résister si bon me semblait.
Il était demeuré silencieux après m'avoir entendue parler; je me hasardai à le regarder: ses yeux penchés sur moi exprimaient à la fois une grande surprise et un profond examen.
Il semblait se demander si je le raillais et ce que signifiait ma conduite.
«N'oublions pas, me dit-il au bout de peu de temps, qu'il s'agit d'une chose sainte, d'une chose dont nous ne pouvons pas parler légalement sans commettre une faute. J'espère, Jane, que vous étiez sérieuse quand vous avez dit que vous donneriez votre coeur à Dieu. C'est tout ce que je vous demande; détachez votre coeur des hommes pour le donner à votre Créateur, et alors la venue du royaume de Dieu sur la terre sera le but de vos efforts les plus sérieux, l'objet de vos délices. Vous serez prête à faire tout ce qui sera nécessaire pour cela. Vous verrez combien vos efforts et les miens deviendraient plus vigoureux, si nous étions unis, de corps et d'esprit par le mariage; c'est là la seule union qui puisse donner la persévérance et la continuité aux desseins et aux destinées des hommes, et alors, passant sur tous les caprices insignifiants, les difficultés triviales, les délicatesses de sentiment, oubliant les scrupules sur le degré, l'espèce, la force ou la tendresse des inclinations personnelles, vous vous hâterez d'accepter cette union.
— Croyez-vous? dis-je brièvement.
Et alors je regardai ses traits beaux dans leur harmonie, mais étrangement terribles dans leur tranquille sévérité; son front, où on lisait le commandement, mais qui manquait d'ouverture; ses yeux brillants, profonds, scrutateurs, mais jamais doux; sa taille grande et imposante. J'essayai de me figurer que j'étais sa femme; mais en voyant ce tableau, cette union me semblait de plus en plus impossible. Je pouvais être son vicaire, son camarade. À ce titre je pourrais traverser l'Océan avec lui, travailler sous le soleil de l'Orient, dans les déserts de l'Asie; admirer et exciter son courage, sa piété et sa force; accepter tranquillement sa domination; sourire avec calme devant son invincible ambition; séparer le chrétien de l'homme; admirer profondément l'un et pardonner librement à l'autre. Il est certain qu'attachée à lui par ce seul lien, je souffrirais souvent, mon corps aurait à supporter un joug bien pesant; mais mon coeur et mon esprit seraient libres; il me resterait toujours une âme indépendante; et, dans mes moments d'isolement, je pourrais m'entretenir avec mes sentiments naturels, que rien n'aurait enchaînés. Mon esprit recèlerait des recoins qui ne seraient qu'à moi, et que Saint-John n'aurait jamais le droit de sonder; des sentiments qui s'y développeraient, frais et abrités, sans que son austérité pût les flétrir, ni ses pas de guerrier les anéantir. Mais je ne pouvais pas accepter le rôle de femme; je ne pouvais pas être sans cesse retenue, domptée; je ne pouvais pas étouffer le feu de ma nature, le forcer à brûler intérieurement, ne jamais jeter un cri, et laisser la flamme captive consumer ma vie.
«Saint-John! m'écriai-je après avoir pensé à toutes ces choses.
— Eh bien? me répondit-il froidement.
— Je vous le répète, je consens à partir avec vous comme votre compagnon, non pas comme votre femme. Je ne puis pas vous épouser et devenir une portion de vous.
— Il faut que vous deveniez une portion de moi, répondit-il fermement; sans cela le reste est impossible. Comment moi, qui n'ai pas encore trente ans, pourrais-je emmener aux Indes une jeune fille de dix-neuf ans, si elle n'est pas ma femme? Si nous ne sommes pas unis par le mariage, comment pourrons-nous vivre toujours ensemble, quelquefois dans la solitude, quelquefois au milieu des tribus sauvages?
— C'est très possible, répondis-je brièvement; c'est aussi facile que si j'étais votre véritable soeur, ou un homme, un prêtre comme vous.
— On sait que vous n'êtes pas ma soeur, et je ne puis pas vous faire passer pour telle; le tenter serait attirer sur tous deux des soupçons injurieux. Du reste, quoique vous ayez le cerveau vigoureux de l'homme, vous avez aussi le coeur de la femme, et ce serait impossible.
— Ce serait possible, affirmai-je avec quelque dédain, parfaitement possible. J'ai un coeur de femme, c'est vrai, mais non pas par rapport à vous. Je n'ai pour vous que la constance du camarade, la franchise, la fidélité et l'affection d'un compagnon de lutte, le respect et la soumission d'un néophyte; rien de plus, n'ayez pas peur.
— C'est ce dont j'ai besoin, dit-il, comme se parlant à lui-même; c'est bien là ce dont j'ai besoin. Il y a des obstacles, il faudra les franchir… Jane, dit-il tout haut, vous ne vous repentirez pas de m'avoir épousé, soyez-en certaine. Il faut nous marier; je vous le répète, c'est le seul moyen, et notre mariage sera sûrement suivi d'assez d'amour pour rendre cette union juste, même à vos yeux.»
Je ne pus pas m'empêcher de m'écrier en me levant et en m'appuyant contre le rocher:
«Je méprise ce faux sentiment que vous m'offrez; oui, Saint-John, et quand vous me l'offrez, je vous méprise vous-même.»
Il me regarda fixement en comprimant sa lèvre bien dessinée; il serait difficile de dire s'il fut surpris ou irrité, car il sut se dominer entièrement.
«Je ne m'attendais pas à entendre ces mots sortir de votre bouche, me dit-il; je crois n'avoir rien fait ni rien dit qui méritât le mépris.»
Je fus touchée par sa douceur et gagnée par son maintien noble et calme.
«Pardonnez-moi, Saint-John, m'écriai-je; mais c'est votre faute si j'ai été excitée à parler ainsi: vous avez entrepris un sujet sur lequel nous différons d'opinion et que nous ne devrions jamais discuter. Le seul nom de l'amour est une pomme de discorde entre nous; que serait donc l'amour même? Que ferions-nous? qu'éprouverions-nous? Mon cher cousin, abandonnez votre projet de mariage, oubliez-le.
— Non, dit-il; c'est un projet longtemps chéri, le seul qui puisse me faire atteindre mon grand but; mais je ne veux plus vous prier maintenant. Demain je pars pour Cambridge. J'ai là plusieurs amis auxquels je voudrais dire adieu. Je serai absent une quinzaine de jours. Pendant ce temps, vous songerez à mon offre, et n'oubliez pas que, si vous la rejetez, ce n'est pas moi, mais Dieu, que vous refusez. Il se sert de moi pour vous ouvrir une noble carrière; si vous voulez être ma femme, vous pourrez y entrer; sinon vous condamnez votre vie à être une existence de bien-être égoïste et complète obscurité. Prenez garde d'être comptée au nombre de ceux qui ont refusé la foi et qui sont pires que les infidèles.»
Il s'arrêta et, se retournant une fois encore, il regarda les rivières et les montagnes. Mais il refoula ses sentiments au fond de son coeur, parce que je n'étais pas digne de les lui entendre exprimer. Quand nous retournâmes à la maison, son silence me fit comprendre tout ce qu'il éprouvait pour moi. Je lus sur son visage le désappointement d'une nature austère et despotique qui avait été en butte à la résistance là où elle comptait sur la soumission; la désapprobation d'un juge froid et inflexible qui avait trouvé chez un autre des sentiments et des manières de voir qu'il ne pouvait point admettre. En un mot, l'homme aurait voulu me forcer à l'obéissance, et ce n'était que le chrétien sincère qui supportait ma perversité avec tant de patience et laissait un temps si long à ma réflexion et à mon repentir.
Ce soir-là, après avoir embrassé ses soeurs, il jugea convenable de ne pas même me donner une poignée de main, et il quitta la chambre en silence. Comme, sans avoir d'amour, j'avais beaucoup d'affection pour lui, je fus attristée par cet oubli volontaire, si attristée que mes yeux se remplirent de larmes.
«Je vois, me dit Diana, que pendant votre promenade vous et Saint- John vous vous êtes disputés; mais suivez-le: il vous attend et se promène dans le corridor; il se réconciliera facilement.»
Dans ces choses-là, j'ai peu d'orgueil; j'aime mieux être heureuse que digne. Je courus après lui; il était au bas de l'escalier.
«Bonsoir, Saint-John, dis-je.
— Bonsoir, Jane, me répondit-il tranquillement.
— Donnez-moi une poignée de main,» ajoutai-je.
Quelle pression légère et froide il fit sentir à mes doigts! Ce qui était arrivé dans la journée lui avait profondément déplu. La cordialité ne pouvait pas l'échauffer, ni les larmes l'émouvoir. Ainsi, avec lui, il n'y aurait jamais d'heureuse réconciliation, de joyeux sourires, de généreuses paroles; cependant le chrétien était patient et doux.
Quand je lui demandai s'il m'avait pardonné, il me répondit qu'il n'avait pas l'habitude de se souvenir des injures, qu'il n'avait rien à pardonner puisqu'il n'avait pas été offensé.
Après m'avoir fait cette réponse, il me quitta; j'aurais préféré qu'il m'eût jetée à terre.
CHAPITRE XXXV
Il ne partit pas pour Cambridge le jour suivant, ainsi qu'il l'avait dit; il resta une semaine entière, et, pendant ce temps, il me fit sentir quelle dure punition pouvait infliger un homme bon mais sévère, consciencieux mais implacable quand on l'avait offensé. Sans un seul acte d'hostilité ouverte, sans un seul mot de reproche, il s'efforça de me montrer qu'il me blâmait.
Non pas que Saint-John nourrit dans son esprit une haine antichrétienne; non pas qu'il eût voulu nuire à un seul cheveu de ma tête, s'il l'avait pu; par nature et par principe, il dédaignait une basse vengeance. Il m'avait pardonné de lui avoir dit que je le méprisais et que je méprisais son amour, mais il n'avait point oublié, et je savais qu'il n'oublierait jamais. Je voyais par la manière dont il me regardait que ces paroles étaient toujours écrites dans l'air entre lui et moi; toutes les fois que je lui parlais, elles résonnaient à son oreille, et je le voyais par ses réponses.
Il n'évitait pas de causer avec moi; chaque matin, au contraire, il m'appelait près de lui. Je crois que l'homme corrompu prenait un plaisir que ne partageait pas le pur chrétien à montrer avec quelle habileté il pouvait, tout en parlant et en agissant comme ordinairement, retirer à chaque phrase et à chaque acte ce charme et cet intérêt qui jadis donnaient un attrait austère à son langage et à ses manières. Pour moi, il n'était plus un homme de chair, mais un homme de marbre. Ses yeux ressemblaient à une pierre bleue, brillante et froide; sa langue, à un instrument, rien de plus.
Tout cela était pour moi une torture douloureuse et raffinée; elle entretenait en moi une indignation brûlante et secrète, une douleur intérieure qui m'accablait et m'ôtait la force. Je sentais que, si je devenais sa femme, cet homme bon et pur comme la source souterraine m'aurait bientôt tuée sans retirer une seule goutte de sang à mes veines et sans souiller sa conscience sans tache; je sentais surtout cela lorsque je cherchais à me rapprocher de lui; je le trouvais sans pitié. Il ne souffrait pas de notre éloignement, il ne désirait pas la réconciliation, et, quoique bien des fois mes larmes abondantes eussent mouillé la page sur laquelle nous étions penchés tous deux, elles ne l'impressionnaient pas plus que si son coeur eût été de pierre ou de métal. Quelquefois aussi, il était plus affectueux que jadis à l'égard de ses soeurs; on eût dit qu'il craignait que sa simple froideur ne fût pas assez forte pour me convaincre qu'il m'avait bannie, et qu'il voulait encore y ajouter la force du contraste; et je suis persuadée qu'il le faisait non par méchanceté, mais par principe.
Le soir qui précéda son départ pour Cambridge, je le vis se promener seul dans le jardin; en le regardant, je me rappelai que cet homme, quelque éloigné de moi qu'il fût maintenant, m'avait autrefois sauvé la vie, que nous étions parents, et je voulus faire un dernier effort pour regagner son affection. Je sortis et je m'approchai de lui au moment où il était appuyé sur la petite grille du jardin. J'en vins tout de suite au sujet qui m'intéressait.
«Saint-John, dis-je, je suis malheureuse parce que vous êtes encore fâché contre moi; soyons amis.
— J'espère que nous sommes amis, dit-il tranquillement, en continuant à regarder le lever de la lune qu'il contemplait déjà lorsque je m'étais approchée.
— Non, Saint-John, repris-je; nous ne sommes pas amis comme autrefois, vous le savez.
— Le croyez-vous? alors c'est un tort. Quant à moi, je ne vous souhaite aucun mal et je vous veux du bien.
— Je vous crois, Saint-John, parce que je vous sais incapable de souhaiter du mal à qui que ce soit; mais, comme je suis votre parente, je désire une autre affection que cette philanthropie générale que vous étendez même jusqu'aux étrangers.
— Certainement, dit-il, votre désir est raisonnable, et je suis loin de vous regarder comme une étrangère.»
Ces mots, dits d'un ton tranquille et froid, étaient mortifiants et irritants. Si j'avais écouté ma colère et mon orgueil, je l'aurais immédiatement quitté; mais il y avait en moi quelque chose de plus fort que ces sentiments. Je vénérais les talents et les principes de mon cousin; j'appréciais son affection, et la perdre était une douloureuse épreuve pour moi; je ne voulais pas renoncer si vite à la reconquérir.
«Faut-il nous séparer ainsi, Saint-John, et, quand vous partirez pour l'Inde, me quitterez-vous sans m'avoir dit une seule parole douce?»
Il cessa de contempler la lune et me regarda en face.
«Quand j'irai aux Indes, Jane, je vous quitterai? Comment? ne venez-vous pas avec moi?
— Vous m'avez dit que je ne le pouvais pas, à moins de vous épouser.
— Et vous ne le voulez pas, vous persistez dans votre résolution?»
On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par la glace de leurs questions. Leur colère ressemble à la chute d'une avalanche, leur mécontentement à une mer glacée qui vient de se briser.
«Non, Saint-John, dis-je pourtant, je ne vous épouserai pas; je persiste dans ma résolution.»
L'avalanche se remua et avança un peu, mais elle ne tomba pas encore.
«Je vous demanderai de nouveau pourquoi ce refus, poursuivit
Saint-John.
— Autrefois, dis-je, c'était parce que vous ne m'aimiez pas; maintenant, c'est parce que vous me détestez presque. Si je vous épousais, vous me tueriez, et vous me tuez déjà.»
Ses joues et ses lèvres se décolorèrent entièrement.
«Je vous tuerais, je vous tue déjà! Vos paroles sont de celles qu'on ne devrait pas prononcer. Elles sont violentes, indignes d'une femme et fausses. Elles trahissent le malheureux état de votre esprit; elles mériteraient des reproches sévères; elles semblent inexcusables: mais c'est le devoir d'un chrétien de pardonner à son frère jusqu'à soixante-dix-sept fois.»
Le mal n'était que commencé; je venais de l'achever. Je désirais effacer de son esprit la trace de ma première offense, et je venais de l'imprimer d'une manière plus profonde et plus funeste dans ce coeur qui se souvenait de tout.
«Maintenant, dis-je, vous allez me haïr tout à fait; il est inutile de tenter une réconciliation; je vois que j'ai fait de vous mon éternel ennemi.»
Ces mots furent d'autant plus funestes qu'ils touchaient juste. Sa lèvre pâle se contracta un moment; je vis quelle colère inflexible je venais d'exciter en lui, et j'en eus le coeur serré.
«Vous interprétez mal mes paroles, m'écriai-je en saisissant sa main. Je vous assure que je n'ai eu l'intention ni de vous affliger ni de vous blesser.»
Il sourit amèrement et retira vivement sa main de la mienne.
«Maintenant, dit-il après une pause, il est probable que vous allez rétracter votre parole et que vous refuserez d'aller aux Indes?
— Pardon, répondis-je, je veux bien y aller comme votre compagnon.»
Il y eut un long silence; je ne sais quelle lutte se passa en lui entre la nature et la grâce; mais ses yeux brillaient d'un éclat singulier, et des ombres étranges passaient sur sa figure. Il dit enfin:
«Je vous ai déjà prouvé qu'il était impossible à une femme de votre âge de suivre un homme du mien, sans que tous deux soient unis par le mariage. Je vous l'ai prouvé d'une telle manière, que je ne pensais pas vous entendre jamais faire de nouveau allusion à ce projet, et je regrette de vous voir parler ainsi.»
Je l'interrompis; tout ce qui ressemblait à un reproche me donnait courage.
«Saint-John, dis-je, soyez raisonnable; car dans ce moment-ci vous déraisonnez. Vous prétendez être choqué par ce que je vous ai dit; mais vous ne l'êtes pas réellement: car, avec votre esprit supérieur, vous ne pouvez pas vous méprendre sur mon intention. Je le répète, je serai votre vicaire, si vous le désirez, jamais votre femme.»
Il devint de nouveau mortellement pâle; mais il réprima encore sa colère et me répondit emphatiquement, mais avec calme:
«Je ne puis pas accepter qu'une femme qui n'est pas à moi m'aider dans ma mission. Il paraît que vous ne pouvez pas vous accorder avec moi; mais si vous êtes sincère dans votre offre, pendant que je serai à la ville, je parlerai à un missionnaire marié, dont la femme a besoin de quelqu'un pour l'aider. Votre fortune personnelle vous rendra inutiles les secours de la société, et ainsi vous n'aurez pas la honte de manquer à votre parole et de déserter l'armée dans laquelle vous vous étiez engagée à vous enrôler.
Je n'avais jamais fait aucune promesse formelle; je n'avais jamais pris aucun engagement; aussi ce langage me parut-il trop dur et trop despotique. Je répondis:
«Il n'y a ici ni honte, ni promesse brisée, ni désertion; je ne suis nullement forcée d'aller aux Indes, surtout avec des étrangers. Avec vous j'aurais beaucoup tenté, parce que je vous admire, que j'ai confiance en vous et que je vous aime comme une soeur; mais je suis convaincue que n'importe avec qui j'aille dans ce pays, je ne pourrai pas y vivre longtemps.
— Ah! vous avez peur pour vous, dit-il en relevant sa lèvre.
— C'est vrai. Dieu ne m'a pas donné la vie pour que je la perde; je commence à croire que ce que vous me demandez équivaut à un suicide; d'ailleurs, avant de quitter l'Angleterre pour toujours, je veux m'assurer que je ne serai pas plus utile en y restant qu'en partant.
— Que voulez-vous dire?
— Il n'est pas nécessaire que je m'explique; mais il y a une chose sur laquelle j'ai depuis longtemps des doutes douloureux, et je ne puis aller nulle part avant d'avoir éclairci ces doutes.
— Je sais vers quel objet se tournent vos yeux et à quoi s'attache votre coeur. La chose qui vous préoccupe est illégale et impie; il y a longtemps que vous auriez dû réprimer ce sentiment, et maintenant vous devriez rougir d'y faire allusion. Vous pensez à M. Rochester.»
C'était vrai, et je le confessai par mon silence.
«Eh bien! continua Saint-John, allez-vous donc vous mettre à la recherche de M. Rochester?
— Il faut que je sache ce qu'il est devenu.
— Alors, reprit-il, il ne me reste qu'à me souvenir de vous dans mes prières et à supplier Dieu du fond de mon coeur qu'il ne fasse pas de vous une réprouvée. J'avais cru reconnaître en vous une élue; mais Dieu ne voit pas comme les hommes: que sa volonté soit faite.»
Il ouvrit la porte, sortit et descendit dans la vallée. Je ne le vis bientôt plus.
En rentrant dans le salon, je trouvai Diana debout devant la fenêtre; elle semblait pensive. Diana, qui était bien plus grande que moi, posa sa main sur mon épaule et examina mon visage.
«Jane, me dit-elle, vous êtes toujours pâle et agitée maintenant; je suis sûre que vous avez quelque chose. Dites-moi ce qui se passe entre vous et Saint-John; je viens de vous regarder par la fenêtre pendant une demi-heure environ. Pardonnez-moi ce rôle d'espion, mais depuis longtemps déjà je ne sais ce que je me suis imaginé; Saint-John est si extraordinaire!» Elle s'arrêta; je ne dis rien; elle reprit bientôt: «Je suis sûre que mon frère a quelque intention par rapport à vous; pendant longtemps il vous a témoigné un intérêt dont il n'avait jamais favorisé personne. Dans quel but? Je voudrais qu'il vous aimât. Vous aime-t-il, Jane? Dites-le-moi.»
Elle posa sa main froide sur ma tête brûlante.
«Non, Diana, répondis-je, pas le moins du monde.
— Alors pourquoi vous suit-il toujours des yeux? Pourquoi reste- t-il si souvent seul avec vous? Pourquoi vous garde-t-il sans cesse près de lui? Marie et moi nous pensions qu'il désirait vous épouser.
— Il le désire, en effet; il m'a demandé d'être sa femme.»
Diana frappa des mains.
«C'est justement ce que nous pensions et ce que nous espérions! s'écria-t-elle. Vous l'épouserez, Jane, n'est-ce pas? et il restera en Angleterre.
— Bien loin de là, Diana; son seul désir, en m'épousant, est d'avoir une compagne qui puisse l'aider à accomplir sa mission dans l'Inde.
— Comment! il désire que vous alliez aux Indes?
— Oui.
— Quelle folie! s'écria-t-elle; je suis bien sûre que vous ne pourriez pas y vivre trois mois. Vous n'irez pas; vous n'avez pas consenti, n'est-ce pas, Jane?
— J'ai refusé de l'épouser.
— Et, par conséquent, vous lui avez déplu, ajouta-t-elle.
— Profondément; je crains qu'il ne me pardonne jamais, et pourtant je lui ai offert de l'accompagner à titre de soeur.
— C'était de la folie à vous, Jane. Pensez quelle tâche vous acceptiez; quels incessants labeurs dans un pays où la fatigue tue les plus forts, et vous êtes faible! Vous connaissez Saint-John; il vous demanderait l'impossible: avec lui, il ne faudrait même pas se reposer pendant les heures les plus chaudes; et j'ai remarqué que malheureusement vous vous efforciez de faire tout ce qu'il vous demandait. Je suis étonnée que vous ayez eu le courage de refuser sa main. Vous ne l'aimez donc pas, Jane?
— Non, pas comme mari.
— Cependant il est beau.
— Et moi, Diana, je suis si laide; nous ne pouvions pas nous convenir.
— Laide! vous? pas le moins du monde. Vous êtes bien trop jolie et bien trop bonne pour être brûlée vivante à Calcutta!»
Et de nouveau elle me supplia vivement de renoncer à mon projet d'accompagner son frère.
«Il faut bien que j'y renonce, répondis-je; car tout à l'heure, lorsque je lui ai répété que j'étais prête à lui servir d'aide, il a été choqué de mon manque de modestie. Il semblait considérer comme très étrange ma proposition de l'accompagner sans être mariée à lui, comme si je n'avais pas toujours été habituée à voir en lui un frère.
— Jane, pourquoi dites-vous qu'il ne vous aime pas?
— Je voudrais que vous pussiez l'entendre vous-même sur ce sujet. Il m'a répété bien des fois que ce n'était pas pour lui qu'il se mariait, mais pour l'accomplissement de sa tâche; que j'étais faite pour le travail, non pour l'amour. C'est probablement vrai; mais, dans mon opinion, puisque je ne suis pas faite pour l'amour, il s'ensuit que je ne suis pas faite pour le mariage. Diana, ne serait-il pas cruel d'être enchaînée pour toute la vie à un homme qui ne verrait en vous qu'un instrument utile?
— Oh oui! ce ne serait ni naturel ni supportable. Qu'il n'en soit plus question.
— Et puis, continuai-je, quoique je n'aie pour lui qu'une affection de soeur, si j'étais forcée de devenir sa femme, peut- être ses talents me feraient-ils concevoir pour lui un amour étrange, inévitable et torturant; car il y a quelquefois une grandeur héroïque dans son regard, ses manières, sa conversation. Oh! alors je serais bien malheureuse! Il ne désire pas mon amour, et, si je le lui témoignais, il me ferait sentir que cet amour est un sentiment superflu qu'il ne m'a jamais demandé et qui ne me convient pas; je sais qu'il en serait ainsi.
— Et pourtant Saint-John est bon, reprit Diana.
— Oui, il est bon et grand; mais en poursuivant ses desseins magnifiques, il oublie avec trop de dédain les besoins et les sentiments de ceux qui aspirent moins haut que lui: aussi ceux-là feront mieux de ne pas suivre la même route que lui, de peur que, dans sa course rapide, il ne les foule aux pieds. Le voilà qui vient; je vais vous quitter, Diana.»
Le voyant ouvrir la porte du jardin, je montai rapidement dans ma chambre.
Mais je fus forcée de me trouver avec lui à l'heure du souper. Pendant le repas, il fut aussi calme qu'à l'ordinaire. Je croyais qu'il me parlerait à peine, et j'étais persuadée qu'il avait renoncé à ses projets de mariage; je vis bientôt que je m'étais trompée dans mes deux suppositions. Il me parla comme ordinairement, ou du moins comme il me parlait depuis quelque temps, c'est-à-dire avec une politesse scrupuleuse. Sans doute il avait invoqué l'aide de l'Esprit saint pour dompter sa colère, et il croyait m'avoir pardonné encore une fois.
Quand l'heure de la lecture du soir fut venue, il choisit le vingt et unième chapitre de l'Apocalypse. De tout temps, j'avais aimé à lui entendre prononcer les paroles de la Bible; mais jamais sa belle voix ne me paraissait si douce et si sonore, ni ses manières si imposantes dans leur noble simplicité, que lorsqu'il nous lisait les prophéties de Dieu. Ce soir-là, sa voix prit un timbre encore plus solennel et ses manières une intention plus pénétrante. Il était assis au milieu de nous; la lune de mai brillait à travers les fenêtres dépouillées de leurs rideaux, et rendait presque inutile la lumière posée sur la table. Saint-John était penché sur sa vieille Bible, et lisait les pages où saint Jean raconte qu'il a vu un nouveau ciel et une nouvelle terre, «que Dieu viendra habiter parmi les hommes, qu'il essuiera toute larme de leurs yeux, qu'il n'y aura plus ni mort, ni deuil, ni cri, ni travail, car ce qui était auparavant sera passé.»
Au moment où il lut le verset suivant, je fus douloureusement frappée; car je sentis, par une légère altération dans sa voix, que ses yeux s'étaient tournés de mon côté. Voici ce qu'il contenait:
«Celui qui vaincra héritera toutes choses; je serai son Dieu et il sera mon fils.» Puis Saint-John continua d'une voix lente et claire «Les timides, les incrédules, etc., leur part sera dans l'étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort.»
Plus tard, je sus laquelle de ces deux destinées Saint-John craignait pour moi.
Il lut ces derniers mots avec un accent de triomphe mêlé d'une ardente inspiration. Il croyait voir déjà son nom écrit dans le livre de vie, et il aspirait vers l'heure qui lui ouvrirait cette cité «où les rois de la terre apportent ce qu'ils ont de plus magnifique et de plus précieux, et qui n'a besoin ni de soleil ni de lune pour l'éclairer; car la gloire de Dieu l'éclaire, et l'agneau est son flambeau.»
Il déploya toute son énergie dans la prière qui suivit la lecture de la Bible; son zèle s'éveilla. Il méditait profondément, s'entretenait avec Dieu et semblait se préparer à une victoire. Il demanda la force pour les coeurs faibles, la lumière pour ceux qui s'écartent du troupeau, le retour même à la onzième heure du jour pour ceux que les tentations du monde ou de la chair ont entraînés loin du droit chemin; il supplia l'Éternel d'arracher un tison à la fournaise ardente. Il y a toujours quelque chose d'imposant dans une semblable véhémence. Je fus d'abord étonnée de sa prière; mais, lorsque je le vis continuer et s'animer, je fus touchée et enfin saisie de respect. Il sentait si bien ce qu'il y avait de grand et de bon dans son dessein, que ceux qui l'entendaient ne pouvaient pas sentir autrement que lui.
La prière achevée, nous prîmes congé de lui. Il devait partir le lendemain de très bonne heure. Après l'avoir embrassé, Diana et Marie quittèrent la chambre: il me sembla qu'il le leur avait demandé tout bas. Je lui tendis la main et je lui souhaitai un bon voyage.
«Merci, Jane, me dit-il; je reviendrai dans une quinzaine de jours; je vous laisse encore ce temps-là pour réfléchir. Si j'écoutais l'orgueil humain, je ne vous parlerais plus de mariage; mais je n'écoute que mon devoir, et je n'ai en vue que la gloire de Dieu. Mon maître a été patient, je le serai aussi. Je ne veux pas vous laisser à votre perdition comme un vase de colère; repentez-vous pendant qu'il en est encore temps. Rappelez-vous qu'il nous est commandé de travailler tant que le jour dure; car la nuit approche, où aucun homme ne pourra plus travailler. Souvenez-vous du sort de ceux qui veulent avoir toutes leurs joies sur la terre. Dieu vous donne la force de choisir cette richesse que personne ne pourra vous enlever!»
Il posa sa main sur ma tête en prononçant ces derniers mots. Il avait parlé avec véhémence et douceur. Son regard n'était certainement pas celui d'un amant qui contemple sa maîtresse, mais celui d'un pasteur qui rappelle sa brebis errante, ou plutôt celui d'un ange gardien surveillant l'âme qui lui a été confiée. Tous les hommes de talent, que ce soient des hommes de sentiment ou non, des prêtres zélés ou des despotes, pourvu toutefois qu'ils soient sincères, ont leurs moments sublimes lorsqu'ils règnent et soumettent. Je sentis pour Saint-John une vénération si forte que je me trouvai tout à coup arrivée au point que j'évitais depuis si longtemps. Je fus tentée de cesser toute lutte, de me laisser entraîner par le torrent de sa volonté, de m'engloutir dans le gouffre de son existence et d'y sacrifier ma vie. Il me dominait presque autant que m'avait autrefois dominée M. Rochester, pour une cause différente; dans les deux cas, j'étais folle. Céder autrefois eût été manquer aux grands principes; céder maintenant eût été une erreur de jugement. Je vois tout cela clairement, à présent que la crise douloureuse est passée. Alors je n'avais pas conscience de ma folie.
Je me sentais impuissante sous le contact de ce prêtre; j'oubliai mes refus. Mes craintes se dissipèrent; mes efforts furent paralysés. Cette union que j'avais jadis repoussée devenait possible à mes yeux: tout changeait subitement. La religion m'appelait, les anges me faisaient signe de venir, Dieu commandait; la vie se déroulait rapidement devant moi; les portes de la mort s'ouvraient, et au delà me laissaient voir l'éternité. Il me semblait que, pour y être heureuse, je pourrais tout sacrifier en ce monde; cette sombre chambre me paraissait pleine de visions.
«Pourriez-vous vous décider maintenant? me demanda le missionnaire.
Son accent était doux, et il m'attira amicalement vers lui. Oh! combien cette douceur était plus puissante que la force! Je pouvais résister à la colère de Saint-John; sa bonté me faisait plier comme un roseau: et pourtant, j'eus toujours conscience que, si je cédais, je m'en repentirais un jour. Une heure de prière solennelle n'avait pas pu changer sa nature; elle n'avait pu que l'élever.
«Je pourrais me décider si j'étais certaine, répondis-je; je pourrais jurer de devenir votre femme si j'étais convaincue que telle est la volonté de Dieu; et plus tard advienne que pourra!
— Mes prières sont exaucées!» s'écria Saint-John.
Il pressa plus fortement sa main sur ma tête, comme s'il se fût emparé de moi; il m'entoura de ses bras presque comme s'il m'eût aimée: je dis presque; je pouvais apprécier la différence, car je savais ce que c'est que d'être aimé; mais comme lui j'avais mis l'amour hors de question, et je ne pensais qu'au devoir. Des nuages flottaient encore devant mes yeux, et je luttais pour les écarter. Je désirais sincèrement et avec ardeur faire ce qui était bien, et je ne demandais au ciel que de me montrer le sentier à suivre. Jamais je n'avais été si excitée. Le lecteur jugera si ce qui se passa alors fut le résultat de mon exaltation.
La maison était tranquille; car je crois que, sauf Saint-John et moi, tout le monde reposait. La seule lumière qui nous éclairât s'éteignait; la lune brillait dans la chambre. Mon coeur battait rapidement; j'entendais ses pulsations. Tout à coup, ses battements furent arrêtés par une sensation inexprimable, qui bientôt se communiqua à ma tête et à mes membres. Cette sensation ne ressemblait pas à un choc électrique; mais elle était aussi aiguë, aussi étrange, aussi émouvante. On eût dit que, jusque-là, ma plus grande activité n'avait été qu'une torpeur d'où l'on me commandait de sortir. Mes sens s'éveillaient haletants; mes yeux et mes oreilles attendaient; ma chair frémissait sur mes os.
«Qu'avez-vous entendu? qu'avez-vous vu?» me demanda Saint-John.
Je n'avais rien vu; mais j'avais entendu une voix me crier:
«Jane! Jane! Jane!» et rien de plus.
Oh Dieu! qui pouvait-ce être? J'aspirai l'air avec force.
J'aurais pu dire: «Où est-ce?» car cette voix ne sortait ni de la chambre, ni de la maison, ni du jardin, ni de l'air, ni des abîmes de la terre, ni du ciel. Je l'avais entendue; mais où, et comment? il m'eût été impossible de le dire. C'était la voix d'un être humain, une voix bien connue et bien aimée, celle Édouard Rochester. Elle était triste, douloureuse, sauvage, aérienne, et semblait prier.
«Je viens, m'écriai-je; attendez-moi. Oh! je vais venir.»
Je courus ouvrir la porte, et je regardai dans le corridor: il était sombre. Je courus dans le jardin: il était vide.
«Où êtes-vous?» m'écriai-je.
Les montagnes derrière Marsh-Glen répétèrent faiblement: «Où êtes- vous?» J'écoutai. Le vent soupirait doucement dans les sapins; tout autour de moi je ne vis que la solitude des marais et la solitude de la nuit.
«Va-t'en, superstition! m'écriai-je en voyant un spectre noir se dessiner près des ifs déjà si obscurs. Ce n'est pas là une de tes déceptions; ce n'est pas là un effet de ta puissance; c'est l'oeuvre de la nature. Elle s'est éveillée et a fait tous ses efforts.»
Je m'éloignai violemment de Saint-John, qui m'avait suivie et voulait me retenir. Mon tour était venu; ma puissance était en jeu, et je me sentais pleine de force. Je lui demandai de ne me faire ni questions ni remarques. Je le priai de me quitter: il me fallait être seule, je le voulais. Il céda aussitôt. Quand on a une énergie assez forte pour bien commander, il est facile de se faire obéir. Je montai dans ma chambre; je m'enfermai; je tombai à genoux, et je priai à ma manière: manière bien différente de celle de Saint-John, mais efficace aussi. Il me semblait que j'étais tout près d'un puissant esprit, et, pleine de gratitude, mon âme se précipitait à ses pieds. Je me relevai après cette action de grâces, je pris une résolution, et je me couchai éclairée et décidée. J'attendis le jour avec impatience.
CHAPITRE XXXVI
Le jour arriva enfin. Je me levai à l'aurore. Pendant une heure ou deux je m'occupai à ranger mes tiroirs, ma garde-robe et tout ce que contenait ma chambre, afin de les laisser dans l'état qu'exigeait une courte absence. Pendant ce temps, j'entendis Saint-John quitter sa chambre. Il s'arrêta devant la mienne. Je craignais qu'il ne frappât; mais non: il se contenta de glisser une feuille de papier sous ma porte. Je la pris et je lus ces mots:
«Vous m'avez quitté trop subitement hier au soir. Si seulement vous étiez restée un peu plus de temps, vous auriez posé votre main sur la croix du chrétien, sur la couronne des anges. Je reviendrai dans quinze jours, et alors je m'attends à vous trouver tout à fait décidée. Pendant ce temps, priez et veillez, afin de n'être pas tentée; je crois que l'esprit a bonne volonté, mais la chair est faible. Je prierai pour vous à toute heure.
«Tout à vous, Saint-John.»
«Mon esprit, me dis-je, veut faire ce qui est bien, et j'espère que ma chair est assez forte pour accomplir la volonté du ciel, lorsque cette volonté me sera clairement démontrée. En tous cas, elle sera assez forte pour chercher, sortir des nuages et du doute, et trouver la lumière et la certitude.»
Bien qu'on fût au 1er du mois de juin, la matinée était froide et sombre, la pluie fouettait les vitres. J'entendis Saint-John ouvrir la porte de devant, et, regardant à travers la fenêtre, je le vis traverser le jardin; il prit un chemin au-dessus des marais brumeux, et qui allait dans la direction de Whitcross. C'était là qu'il devait rencontrer la voiture.
«Dans quelques heures je suivrai la même route que vous, pensai- je; moi aussi j'irai chercher une voiture à Whitcross; moi aussi j'ai en Angleterre quelqu'un dont je voudrais savoir des nouvelles avant de partir pour toujours.»
Il me restait encore deux heures avant le déjeuner; je me mis à me promener doucement dans ma chambre, et à songer à l'événement qui m'avait fait prendre cette résolution subite.
Je me rappelais la sensation que j'avais éprouvée, car elle me revenait toujours aussi étrange. Je me rappelais la voix que j'avais entendue. De nouveau je me demandai d'où elle pouvait venir, mais aussi vainement qu'auparavant; il me semblait que ce n'était pas du monde extérieur. Je me disais que c'était peut-être une simple impression nerveuse, une illusion, et pourtant je ne pouvais pas le croire; cela ressemblait plutôt à une inspiration. Ce choc était venu comme le tremblement de terre qui remua les fondements de la prison de saint Paul et de Silas; il avait ouvert la porte de mon âme, l'avait délivrée de ses chaînes, sortie de son sommeil, et elle s'était éveillée tremblante, attentive et étonnée. Alors trois fois un cri résonna à mes oreilles épouvantées, dans mon coeur haletant et dans mon esprit inquiet et ce cri n'avait rien de surprenant ni de terrible, mais il semblait bien plutôt joyeux de cet effort qu'il avait pu faire sans le secours du corps.
«Dans peu de jours, me dis-je en achevant ma rêverie, je saurai quelque chose sur celui dont la voix m'a appelée la nuit dernière. Les lettres ont été inutiles; je tenterai des recherches personnelles.»
Au déjeuner, j'annonçai à Marie et à Diana que j'allais partir pour un voyage et que je serais absente au moins quatre jours.
«Vous allez partir seule? me dirent-elles.
— Oui, répondis-je; je pars pour savoir des nouvelles d'un ami dont je suis inquiète depuis quelque temps.»
Elles auraient pu m'objecter qu'elles étaient mes seules amies, car je le leur avais souvent dit, et je suis même persuadée qu'elles y pensèrent dans le moment; mais avec leur délicatesse naturelle, elles s'abstinrent de toute observation. Diana seule me demanda si j'étais sûre d'être assez bien portante pour voyager; elle me dit que j'étais très pâle. Je répondis que l'inquiétude seule me faisait souffrir, et que j'espérais en être bientôt délivrée.
Il me fut facile de faire mes préparatifs, car je ne fus troublée ni par les questions ni par les soupçons. Lorsque je leur eus dit que je ne pouvais pas m'expliquer, elles acceptèrent gracieusement mon silence, et moi je ne fus pas tentée de le rompre; elles me laissèrent agir librement, comme moi-même je l'aurais fait à leur égard dans de semblables circonstances.
Je quittai Moor-House vers trois heures, et, un peu après quatre heures, j'étais devant le poteau de Whitcross, attendant la voiture qui devait me mener à Thornfield. Je l'entendis de loin, grâce au silence de ces montagnes solitaires et de ces routes désertes. Il y avait un an, j'étais descendue de cette même voiture, dans ce même endroit, désolée, sans espoir et sans but Je fis signe et la voiture s'arrêta; j'entrai, sans être forcée cette fois de me défaire de tout ce que je possédais pour obtenir une place. J'étais de nouveau sur la route de Thornfield, et je ressemblais à un pigeon voyageur qui retourne chez lui.
Le voyage était de trente-six heures; j'étais partie de Whitcross un mardi dans l'après-midi, et le jeudi, de bonne heure, le cocher s'arrêta pour donner à boire aux chevaux, dans une auberge située au milieu d'un pays dont les buissons verts, les grands champs et les montagnes basses et pastorales me frappèrent comme les traits d'un visage connu. Combien ces aspects me semblèrent gracieux! combien cette verdure me parut avoir de douces teintes, quand je songeai aux sombres marais de Morton! Oui, je connaissais ce paysage et je savais que j'approchais de mon but.
«À quelle distance est le château de Thornfield? demandai-je au garçon d'écurie.
— À deux milles à travers champs, madame.
— Voilà mon voyage fini,» pensai-je.
Je descendis de voiture; je chargeai le garçon de garder ma malle jusqu'à ce que je la fisse demander. Je payai ma place, je donnai un pourboire au cocher, et je partis. Le soleil brillait sur l'enseigne de l'auberge, et je lus ces mots en lettres d'or: Aux Armes des Rochester. Mon coeur se soulevait; j'étais déjà sur les terres de mon maître; je me mis à penser, et je me dis tout à coup: «M. Rochester a peut-être quitté la terre anglaise, et quand même il serait au château de Thornfield, qui y trouveras-tu avec lui? sa femme folle. Tu ne peux rien faire ici; tu n'oseras pas lui parler, ni même rechercher sa présence; tu te donnes une peine inutile, tu ferais mieux de ne pas aller plus loin. Demande des détails aux gens de l'auberge; ils te diront tout ce que tu désires savoir, ils éclairciront tes doutes. Va demander à cet homme si M. Rochester est chez lui.»
Cette pensée était raisonnable, et pourtant je ne pus pas l'accepter; je craignais une réponse désespérante. Prolonger le doute, c'était prolonger l'espoir. Je pouvais encore voir le château sous un bel aspect; devant moi étaient la barrière et les champs que j'avais franchis le matin où j'avais quitté Thornfield, sourde, aveugle, incertaine, poursuivie par une furie vengeresse qui me châtiait sans cesse. Avant d'être encore décidée, je me trouvai déjà au milieu des champs. Comme je marchais vite! je courais même quelquefois. Comme je regardais en avant pour apercevoir les bois bien connus! comme je saluais les arbres, les prairies et les collines que j'avais parcourues!
Enfin, j'aperçus les sombres bois où nichaient les corneilles; un croassement vint rompre la tranquillité du matin. Une joie étrange me remplissait, j'avançais rapidement. Je traversai encore un champ, je longeai encore un sentier; on apercevait les murs de la cour et les dépendances de derrière: la maison était encore cachée par le bois des corneilles.
«Je veux la voir d'abord en face, me dis-je; au moins j'apercevrai ses créneaux hardis qui frappent le regard, et je distinguerai la fenêtre de mon maître; peut-être y sera-t-il. Il se lève tôt, peut-être qu'il se promène maintenant dans le verger ou sur le devant de la maison. Si seulement je pouvais le voir, rien qu'un moment! Je ne serais certainement pas assez folle pour courir vers lui; et pourtant je ne puis pas l'affirmer, je n'en suis pas sûre. Et alors qu'arriverait-il? Dieu veille sur lui! Si je goûtais encore une fois au bonheur que son regard sait me donner, qui en souffrirait? Mais je suis dans le délire; peut-être, en ce moment, contemple-t-il un lever de soleil sur les Pyrénées ou sur les mers agitées du Sud.»
J'avais longé le petit mur au verger et je venais de tourner l'angle. Entre deux piliers de pierre surmontés de boules également en pierre, se trouvait une porte qui conduisait aux prairies. Placée derrière l'un de ces piliers, je pouvais contempler toute la façade de la maison; j'avançai ma tête avec précaution pour voir si aucun des volets des chambres à coucher n'était ouvert: créneaux, fenêtres, façade, je devais tout apercevoir de là.
Les corneilles qui volaient au-dessus de ma tête m'examinaient peut-être pendant ce temps. Je ne sais ce qu'elles pensaient; elles durent me trouver d'abord très attentive et très timide; puis, petit à petit, très hardie et très inquiète. Je jetai d'abord un coup d'oeil, puis un long regard; ensuite je sortis de ma retraite et j'avançai dans la prairie. Je m'arrêtai tout à coup devant la façade, et je la regardai d'un air à la fois hardi et abattu; elles purent se demander ce que signifiait cette timidité affectée du commencement et ces yeux stupides et sans regard de la fin.
Lecteurs, écoutez une comparaison:
Un amant trouve sa maîtresse endormie sur un banc de mousse, il voudrait contempler son beau visage sans l'éveiller. Il marche doucement sur le gazon pour ne pas faire de bruit; il s'arrête, croyant qu'elle a remué; il recule; pour rien au monde il ne voudrait être vu. Tout est tranquille; il avance de nouveau; il se penche sur elle; un voile léger recouvre ses traits; il le soulève et se baisse vers elle; son oeil va apercevoir une beauté florissante, adorable dans son sommeil. Comme son premier regard est ardent, comme il la contemple! Mais tout à coup il tressaille; il presse violemment entre ses bras ce corps que tout à l'heure il n'osait pas toucher avec ses doigts. Il crie un nom, dépose son fardeau à terre et le regarde avec égarement; et il continue à la presser, à l'appeler, à la regarder, car il ne craint plus de l'éveiller par aucun cri ni par aucun mouvement! Il croyait trouver celle qu'il aimait doucement endormie, et il a trouvé un cadavre.
Et moi, je dirigeais mes regards joyeux vers une belle maison, et je n'aperçus qu'une ruine noircie par la fumée.
Il n'y avait pas besoin de me cacher derrière un poteau, de regarder les volets des chambres, dans la crainte de réveiller ceux qui y dormaient; il n'y avait pas besoin d'écouter les portes s'ouvrir ou de croire entendre des pas sur le pavé ou le long de la promenade. La pelouse, les champs, étaient foulés aux pieds et dévastés; le portail était dépouillé de ses portes; la façade était telle que je l'avais vue dans un de mes rêves: un mur haut et fragile, percé de fenêtres sans châssis, ni toit, ni créneaux, ni cheminées; tout avait été détruit.
Alentour régnaient le silence de la mort et la solitude du désert. Je ne m'étonnai plus que mes lettres fussent restées sans réponse; autant les envoyer dans le caveau d'une église. En regardant les pierres noircies, il était facile de comprendre que le château avait été détruit par le feu; mais qui l'avait allumé? Comment ce malheur était-il arrivé? La perte du marbre, du plâtre et du bois, avait-elle été le seul malheur? Ou bien des existences avaient- elles été détruites comme la maison? Lesquelles? Effrayante question, à laquelle personne ne pouvait me répondre. Il ne m'était même pas possible d'avoir recours à des signes ou à des preuves muettes.
En me promenant autour des murs en ruine et en parcourant le château dévasté, je reconnus que l'incendie devait être déjà un peu ancien. La neige s'était frayé un chemin sous cette arche vide, et les pluies d'hiver étaient entrées dans ces trous qui jadis servaient de fenêtres; le printemps avait jeté ses semences dans ces amas de décombres; le gazon recouvrait les pierres et les solives; mais, pendant ce temps, où était le malheureux propriétaire de ces ruines? Dans quel pays demeurait-il? qui veillait sur lui? mes yeux se dirigèrent involontairement du côté de la tour de la vieille église et je me dis: «Est-il allé chercher un abri dans l'étroite maison de marbre des Rochester?»
Il me fallait des renseignements, et je ne pouvais les obtenir qu'à l'auberge; j'y retournai promptement. L'hôte m'apporta lui- même mon déjeuner dans le parloir. Je le priai de fermer la porte et de s'asseoir, parce que j'avais quelques questions à lui faire; mais je ne savais par où commencer, tant je craignais sa réponse! et pourtant le spectacle que je venais d'avoir sous les yeux m'avait un peu préparée à un récit douloureux. L'hôte était un homme d'âge mûr et d'apparence respectable.
«Vous connaissez sans doute le château de Thornfield? hasardai-je enfin.
— Oui, madame, j'y ai demeuré autrefois.
— Vous! Pas de mon temps, pensai-je; car votre visage m'est étranger.
— J'ai été le sommelier du défunt M. Rochester,» ajouta-t-il.
Défunt! Il me sembla que je venais de recevoir en pleine poitrine le coup que je cherchais à éviter.
«Défunt! murmurai-je; est-il donc mort?
— Je parle du père de M. Édouard, le maître actuel,» dit-il.
Je respirai de nouveau et mon sang coula librement; ces mots m'avertissaient que M. Édouard, mon M. Rochester à moi (Dieu veille sur lui!) était vivant. Le maître actuel! mots doux à entendre! il me semblait que maintenant je pouvais tout apprendre, avec un calme relatif du moins; puisqu'il n'était pas dans le tombeau, je croyais pouvoir apprendre avec tranquillité qu'il se fût réfugié même aux antipodes.
«M. Rochester est-il au château de Thornfield?» demandai-je.
Je savais bien quelle réponse je recevrais, mais je désirais éloigner le plus possible toute question positive sur le lieu de sa résidence.
«Oh! non, madame, me répondit-il; personne n'y demeure. Vous n'êtes pas du pays; sans cela vous sauriez ce qui est arrivé l'automne dernier. Le château n'est plus qu'une ruine; il a été brûlé vers l'époque des moissons. C'est un horrible malheur; des valeurs énormes ont été détruites; c'est à peine si l'on a pu sauver quelques meubles. Le feu s'est déclaré dans la nuit, et, avant que la nouvelle fut connue à Millcote, le château était déjà un amas de flammes; c'était un affreux spectacle; j'en ai été témoin.
— Au milieu de la nuit, murmurai-je; oui, c'était là l'heure fatale à Thornfield… Connaît-on la cause de l'incendie? demandai-je.
— On l'a devinée, madame, ou plutôt je devrais dire qu'on en était sûr. Vous ne savez peut-être pas, continua-t-il en approchant sa chaise de la table et en parlant plus bas, qu'il y avait une folle enfermée dans la maison.
— J'en ai entendu parler.
— Eh bien! madame, elle était bien gardée; pendant plusieurs années, personne n'était sûr qu'elle existait, car on ne la voyait jamais; la rumeur publique disait seulement que quelqu'un était caché au château; mais il était difficile de savoir qui. On disait que M. Édouard avait amené cette femme avec lui, et quelques-uns prétendaient que c'était une ancienne maîtresse; mais une chose étrange arriva l'année dernière.»
Je craignis de l'entendre raconter ma propre histoire, et je m'efforçai de le ramener au fait.
«Et cette folle? dis-je.
— Cette folle, madame, se trouva être femme de M. Rochester; cette découverte se fit de la plus étrange manière. Il y avait au château une jeune institutrice dont M. Rochester…
— Mais l'histoire de l'incendie, interrompis-je.
— J'y arrive, madame; dont M. Rochester tomba amoureux. Les domestiques disent qu'ils n'ont jamais vu personne aussi éperdument amoureux que lui; il la suivait partout; les domestiques l'épiaient, car vous savez, madame, que c'est leur habitude. M. Rochester l'admirait au delà de tout ce qu'on peut s'imaginer, et pourtant personne autre ne la trouvait très jolie. Elle était, dit-on, petite, mince, et semblable à une enfant. Je ne l'ai jamais vue, mais j'ai entendu Léah, la bonne, parler d'elle; Léah l'aimait assez. M. Rochester avait quarante ans et l'institutrice n'en avait pas vingt; vous savez que quand les hommes de cet âge tombent amoureux de jeunes filles, ils sont comme ensorcelés. Eh bien! M. Rochester voulait l'épouser.
— Vous me raconterez cela plus tard, dis-je; j'ai des raisons pour désirer connaître le récit de l'incendie. A-t-on soupçonné la folle d'y avoir pris part?
— Vous l'avez dit, madame; il est certain que c'est elle et aucun autre qui a mis le feu. Il y avait une personne chargée de la garder; elle s'appelait Mme Poole. C'était une femme capable pour ce qu'elle avait à faire, et vraiment digne de confiance: elle n'avait qu'un défaut, défaut commun chez ces gens-là: elle gardait toujours près d'elle une bouteille de genièvre, et de temps en temps elle buvait une goutte de trop. C'était pardonnable; elle avait une vie si rude! mais c'était dangereux: car, lorsqu'après avoir bu, Mme Poole s'endormait profondément, la folle, qui était aussi maligne qu'une sorcière, prenait les clefs dans sa poche, sortait de la chambre et allait rôder dans la maison pour y faire tout le mal qui lui venait en tête. On dit qu'une fois elle a tenté de brûler M. Rochester dans son lit; mais je ne connais pas bien cette histoire. La nuit de l'incendie, elle a d'abord mis le feu aux rideaux de la chambre qui touche à la sienne; puis elle est descendue et est arrivée dans la chambre où avait demeuré l'institutrice (on eût dit qu'elle savait quelque chose de tout ce qui s'était passé et qu'elle avait de la rancune contre elle); elle mit le feu au lit: mais heureusement personne n'y était couché. L'institutrice s'était enfuie deux mois auparavant, et, bien que M. Rochester l'ait fait chercher comme si elle eût été tout ce qu'il avait de plus précieux au monde, il n'en entendit jamais parler. Sa souffrance le jeta dans une sorte d'égarement; il n'était pas fou, mais néanmoins, il était devenu dangereux. Il voulait être seul; il renvoya Mme Fairfax, la femme de charge, chez ses amis, qui demeuraient loin de là; mais il eut des égards, car il lui fit une rente viagère; «Elle le méritait bien, c'était une très bonne femme. Mlle Adèle, sa pupille, fut mise en pension; il rompit avec toutes ses connaissances et s'enferma au château comme un ermite.
— Comment! est-ce qu'il ne quitta pas l'Angleterre?
— Quitter l'Angleterre, lui? oh non! Il n'aurait seulement pas franchi le seuil de sa maison, excepté la nuit, où il se promenait comme un fantôme dans les champs et le verger. On aurait dit qu'il avait perdu la raison; et je crois qu'il l'a perdue en effet, car avant cela c'était l'homme le plus vif, le plus hardi et le plus fin qu'on ait jamais vu. Ce n'était pas un homme adonné au vin, aux cartes et aux chevaux, comme beaucoup; d'ailleurs il n'était pas très beau, mais il était courageux et avait une volonté ferme. Je l'ai connu tout enfant et, quant à moi, j'ai souhaité bien des fois que Mlle Eyre se fût noyée avant d'arriver à Thornfield.
— Alors M. Rochester était au château quand le feu éclata?
— Oui certainement, et il est monté dans les mansardes pendant que tout était en feu; il a réveillé les domestiques et les a lui- même aidés à descendre, puis il est retourné pour sauver la folle. Alors on vint l'avertir qu'elle était sur le toit, qu'elle agitait ses bras au-dessus des créneaux et qu'elle jetait de tels cris qu'on eût pu l'entendre à un mille de distance. Je l'ai vue et entendue: c'était une forte femme avec de longs cheveux noirs qui flottaient dans la direction opposée aux flammes. J'ai vu, ainsi que plusieurs autres, j'ai vu M. Rochester monter sur le toit à la lumière des étoiles. Je l'ai entendu appeler: «Berthe! Puis il s'approcha d'elle; aussitôt la folle jeta un cri, sauta et tomba morte sur le pavé.
— Morte!
— Oui, aussi inanimée que les pierres qui reçurent sa chair et son sang.
— Grand Dieu!
— Vous avez raison, madame, c'était effrayant.»
Il frissonna.
«Et après? dis-je.
— Eh bien après, la maison fut brûlée jusqu'aux fondements; il ne resta debout que quelques pans de muraille.
— Y eut-il d'autres personnes de tuées?
— Non, et pourtant cela aurait mieux valu peut-être.
— Que voulez-vous dire?
— Pauvre M. Édouard! s'écria-t-il. Je ne croyais pas voir jamais cela. Quelques-uns disent que c'est une juste punition pour avoir caché son premier mariage et avoir voulu prendre une autre femme pendant que la sienne vivait encore; mais, quant à moi, je le plains.
— Vous dites qu'il est vivant! m'écriai-je.
— Oui, oui; mais beaucoup pensent qu'il vaudrait mieux qu'il fût mort.
— Pourquoi? comment?»
Et mon sang se glaça de nouveau.
«Où est-il? demandai-je; est-il en Angleterre?
— Oui, il est en Angleterre; il ne peut pas en sortir maintenant, il y est pour toujours.»
Combien mon agonie était douloureuse! et cet homme semblait vouloir la prolonger.
«Il est aveugle comme les pierres, dit-il enfin, pauvre
M. Édouard!»
Je craignais pis; je craignais qu'il ne fût fou. Je rassemblai mes forces pour demander ce qui avait causé ce malheur.
«Son courage et sa bonté, madame. Il n'a pas voulu quitter la maison avant que tout le monde en fût sorti. Lorsque Mme Rochester se fut jetée du toit, il descendit le grand escalier de pierre; mais, à ce moment, il y eut un éboulement. Il fut retiré de dessous les ruines vivant, mais grièvement blessé; une poutre était tombée de manière à le protéger en partie; mais un de ses yeux était sorti de sa tête, et une de ses mains était tellement abîmée, que M. Carter, le chirurgien, a été obligé de la couper immédiatement; son autre oeil a été brûlé, de sorte qu'il a complètement perdu la vue, et qu'il est maintenant sans secours, aveugle et estropié.
— Où est-il? où demeure-t-il maintenant?
— Au manoir de Ferndean, une propriété qu'il possède à trente milles d'ici à peu près; c'est un endroit tout à fait désert.
— Qui est avec lui?
— Le vieux John et sa femme; il n'a voulu personne autre; on dit qu'il est tout à fait bas.
— Avez-vous une voiture quelconque ici?
— Nous avons un cabriolet, madame, un très joli cabriolet.
— Faites-le préparer tout de suite, et dites à votre garçon que, s'il peut me mener à Ferndean avant la nuit, je le payerai, lui et vous, le double de ce qu'on donne ordinairement.»
CHAPITRE XXXVII
Le manoir de Ferndean était une vieille construction de taille moyenne, sans prétentions architecturales, et située au milieu des bois. J'en avais déjà entendu parler. M. Rochester le nommait souvent, et il y allait quelquefois. Son père avait acheté cette propriété à cause de ses belles chasses; il l'aurait louée s'il avait pu trouver des fermiers; mais personne n'en voulait, parce qu'elle était dans un lieu malsain. Ferndean n'était donc ni habité ni meublé, à l'exception de deux ou trois chambres qu'on avait préparées pour l'époque des chasses, époque à laquelle le propriétaire venait toujours passer quelque temps au château.
J'arrivai un peu avant la nuit: le ciel était triste, le vent froid, et j'étais mouillée par une pluie continuelle et pénétrante; je fis le dernier mille à pied, après avoir renvoyé le cabriolet et payé au cocher la double rétribution que je lui avais promise. On n'apercevait pas le château, bien qu'on en fût déjà tout près, tant le bois qui l'entourait était sombre et épais; des portes de fer, placées entre des piliers de granit, indiquaient l'entrée. Après les avoir franchies, je me trouvai dans une demi- obscurité provenant de deux rangées d'arbres. Entre des troncs noueux et blancs, et sous des arches de branches, se trouvait un chemin couvert de gazon et qui longeait la forêt. Je le suivis, espérant atteindre bientôt le château; mais il continuait toujours et semblait s'enfoncer de plus en plus. On ne voyait ni champs ni habitations.
Je pensai que je m'étais trompée de direction et que je m'étais perdue. L'obscurité du soir et l'obscurité des bois m'environnaient. Je regardai tout autour de moi pour chercher une autre route; il n'y en avait pas: les troncs énormes et les feuillages épais de l'été s'entrelaçaient étroitement; nulle part il n'y avait d'ouverture.
J'avançai; enfin le chemin s'éclaircit; les arbres devinrent moins touffus. Bientôt j'aperçus une barrière, puis une maison; l'obscurité rendait difficile de la distinguer des arbres, tant ses murs, à moitié détruits, étaient humides et verdâtres. Après avoir franchi une porte fermée simplement par un verrou, je me trouvai au milieu de champs clos et tout entourés d'arbres; il n'y avait ni fleurs ni plates-bandes, mais simplement une grande allée sablée qui bordait une pelouse et conduisait au centre de la forêt. La maison, vue de face, offrait deux pignons pointus; les fenêtres étaient étroites et grillées. La porte de devant était également étroite, et on y arrivait par une marche. C'était bien, comme me l'avait dit mon hôte, un lieu désolé, aussi tranquille qu'une église pendant la semaine. La pluie tombant sur les feuilles de la forêt était le seul bruit qu'on entendit.
«Peut-il y avoir de la vie ici?» me demandai-je.
Oui, il y avait une sorte de vie, car j'entendis un mouvement, l'étroite porte s'ouvrit, et une ombre fut sur le point de sortir de la grange.
La porte s'était ouverte lentement, quelqu'un s'avança à la lueur du crépuscule et s'arrêta sur la marche: c'était un homme; il avait la tête nue. Il étendit la main, comme pour sentir s'il pleuvait. Malgré l'obscurité, je le reconnus: c'était mon maître, Édouard Rochester.
Je m'arrêtai, je retins mon haleine, et je me mis à l'examiner sans être vue, hélas! sans pouvoir l'être. Soudaine rencontre où l'enivrement était bien comprimé par l'amère souffrance! Je n'eus pas de peine à retenir ma voix et à ne point avancer rapidement.
Ses contours étaient toujours aussi vigoureux que jadis, un port aussi droit, ses cheveux aussi noirs; ses traits n'étaient ni altérés ni abattus; une année de douleur n'avait pas pu épuiser sa force athlétique ou flétrir sa vigoureuse jeunesse; mais quel changement dans son expression! Son visage désespéré et inquiet me fit penser à ces bêtes sauvages ou à ces oiseaux de proie qui, blessés et enchaînés, sont dangereux à approcher dans leurs souffrances. L'aigle emprisonné, qu'une main cruelle priva de ses yeux entourés d'or, devait ressembler à ce Samson aveugle. Croyez- vous que je craignais sa férocité? Si vous le pensez, vous me connaissez peu. Je berçais ma douleur de la douce espérance que je pourrais bientôt déposer un baiser sur ce rude front et sur ces paupières fermées; mais le moment n'était pas venu, je ne voulais pas encore m'approcher de lui.
Il descendit la marche, et avança lentement et en hésitant du côté de la pelouse. Qu'était devenue sa démarche hardie? Il s'arrêta, comme s'il n'eût pas su de quel côté tourner. Il étendit la main, ouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, faisant un grand effort, dirigea ses yeux vers le ciel et les arbres: je vis bien que tout pour lui était obscurité. Il leva sa main droite, car il tenait toujours caché dans sa poitrine le bras qui avait été mutilé; il semblait vouloir, par le toucher, comprendre ce qui l'entourait; mais il ne trouva que le vide: les arbres étaient éloignés de quelques mètres. Il renonça à ses efforts, croisa ses bras, et resta tranquille et muet sous la pluie qui tombait avec violence sur sa tête nue. À ce moment, John s'approcha de lui.
«Voulez-vous prendre mon bras, monsieur? dit-il. Voilà une forte ondée qui commence: ne feriez-vous pas mieux de rentrer?
— Laissez-moi,» répondit-il.
John se retira sans m'avoir remarquée. M. Rochester essaya de se promener, mais en vain: tout était trop incertain pour lui. Il se dirigea vers la maison, et, après être entré, referma la porte.
Alors je m'approchai et je frappai. La femme de John m'ouvrit.
«Bonjour, Marie, dis-je; comment vous portez-vous?»
Elle tressaillit comme si elle eût vu un fantôme; je la tranquillisai, lorsqu'elle me demanda rapidement: «Est-ce bien vous, mademoiselle, qui venez à cette heure dans ce lieu solitaire?» Je lui répondis en lui prenant la main; puis je la suivis dans la cuisine, où John était assis près d'un bon feu. Je leur expliquai en peu de mots que j'avais appris tout ce qui était arrivé à Thornfield, et que je venais voir M. Rochester. Je priai John de descendre à l'octroi, où j'avais quitté mon cabriolet, et d'y prendre ma malle que j'y avais laissée. Lorsque j'eus retiré mon châle et mon chapeau, je demandai à Marie si je ne pourrais pas coucher une nuit au manoir. Voyant que c'était possible, bien que difficile, je lui dis que je resterais. À ce moment, une sonnette se fit entendre dans le salon.
«Quand vous entrerez au salon, dites à votre maître que quelqu'un désire lui parler; mais ne me nommez pas, dis-je à Marie.
— Je ne pense pas qu'il veuille vous recevoir, dit-elle; il ferme sa porte à tout le monde.»
Quand elle revint, je lui demandai ce qu'avait répondu
M. Rochester.
«Il désire savoir quel est votre nom, et ce que vous voulez, répondit-elle; puis elle remplit un verre d'eau et le posa sur un plateau avec deux lumières.
— Est-ce pour cela qu'il a sonné? demandai-je.
— Oui; bien qu'il soit aveugle, il veut toujours avoir des lumières le soir.
— Donnez-moi le plateau, je le porterai moi-même.»
Je le lui pris des mains; elle m'indiqua la porte du salon. Le plateau tremblait dans mes bras, une partie de l'eau tomba du verre; mon coeur battait avec force. Marie m'ouvrit la porte et la referma.
Le salon était triste; un feu négligé brûlait dans la grille, et l'aveugle, qui occupait cette chambre, se penchait vers le foyer en appuyant sa tête contre la cheminée antique. Son vieux chien Pilote était couché en face de lui. L'animal s'était éloigné du chemin de l'aveugle, comme s'il eût craint d'être involontairement foulé aux pieds. Au moment où j'entrai, Pilote dressa les oreilles, se leva en aboyant et bondit autour de moi. Il me fit presque jeter le plateau. Je le posai sur la table, puis je m'approchai du chien, je le caressai et je lui dis doucement: «À bas, Pilote!» M. Rochester se détourna machinalement pour savoir ce qui avait occasionné ce bruit; mais, ne pouvant rien voir, il se retourna en soupirant.
«Donnez-moi l'eau, Marie,» dit-il.
Je m'approchai avec le verre à moitié plein; Pilote me suivait, toujours aussi excité.
«Qu'y a-t-il donc? demanda M. Rochester.
— À bas, Pilote!» dis-je de nouveau.
M. Rochester s'arrêta au moment où il allait porter le verre à ses lèvres, et sembla écouter. Cependant il but et posa son verre sur la table.
«C'est bien vous, Marie, dit-il, n'est-ce pas?
— Marie est dans la cuisine.» répondis-je.
Il avança rapidement la main; mais, ne me voyant pas, il ne put pas me toucher.
«Qui est-ce? qui est-ce?» demanda-t-il en s'efforçant de voir. Effort vain et douloureux! «Répondez-moi, parlez-moi encore! s'écria-t-il d'un ton haut et impérieux.
— Voulez-vous encore un peu d'eau, monsieur? dis-je; car j'en ai répandu la moitié.
— Qui est-ce? qui est-ce qui parle?
— Pilote m'a reconnue, répondis-je. John et Marie savent que je suis ici. Je suis arrivée ce soir.
— Grand Dieu! quel prestige, quelle douce folie s'empare de moi?
— Il n'y a ni prestige ni folie. Votre esprit, monsieur, est trop fort pour se laisser aller au prestige, votre santé trop vigoureuse pour craindre la folie.
— Où est celle qui parle? Mais non, ce n'est qu'une voix! Oh! je ne puis pas la voir! mais il faut que je la sente, ou mon coeur cessera de battre, et ma tête se brisera. Qui que vous soyez, laissez-moi vous toucher, ou je mourrai!»
Il se mit à tâtonner. J'arrêtai sa main errante et je l'emprisonnai dans les deux miennes.
«Ce sont bien ses doigts! s'écria-t-il; ses petits doigts délicats! Alors elle est ici tout entière.»
Sa main vigoureuse s'échappa des miennes; il saisit mon bras, mon épaule, mon cou, ma taille; bientôt je me sentis enlacée par lui.
«Est-ce Jane? est-ce bien elle? Voilà ses formes, sa taille.
— Et c'est sa voix, ajoutai-je. C'est elle tout entière, c'est toujours son même coeur pour vous. Dieu vous bénisse, monsieur! je suis heureuse d'être près de vous.
— Jane Eyre! Jane Eyre! fut tout ce qu'il put dire.
— Oui, mon cher maître, répondis-je; je suis Jane Eyre. Je vous ai retrouvé et je reviens vers vous.
— Est-ce bien vous en chair et en os? Êtes-vous bien ma Jane vivante?
— Vous me touchez, monsieur, et vous me tenez assez ferme. Je ne suis pas froide comme un cadavre, et je ne m'échappe pas comme un esprit.
— Ma bien-aimée vivante! Ce sont certainement ses membres, ses traits; mais je ne puis pas être si heureux après toutes mes souffrances. C'est un rêve. Souvent la nuit j'ai rêvé que je la tenais pressée contre mon coeur, comme maintenant, et je l'embrassais, et je sentais qu'elle m'aimait et qu'elle ne me quitterait pas.
— Non, monsieur, je ne vous quitterai plus jamais.
— C'était ce que me disait mon rêve; mais je m'éveillais toujours, et je me voyais cruellement trompé. Je me retrouvais seul et abandonné; ma vie continuait à être sombre, isolée et sans espoir. L'eau était interdite à mon âme altérée, le pain à mon coeur affamé. Douce vision que je presse dans mes bras, toi aussi tu t'envoleras; comme tes soeurs tu disparaîtras. Mais embrassez- moi avant de partir, Jane, embrassez-moi encore une fois.
— Oh! oui, monsieur.»
Je pressai mes lèvres sur ses yeux brillants jadis, et éteints maintenant. Je soulevai ses cheveux et je baisai son front. Il sembla se réveiller tout à coup et se convaincre qu'il n'était pas le jouet d'un songe.
«C'est vous, Jane, n'est-ce pas? dit-il; et vous êtes revenue vers moi?
— Oui monsieur.
— Alors vous n'êtes pas étendue sans vie dans quelque fossé ou dans quelque torrent? Vous n'êtes pas méprisée chez des étrangers?
— Non, monsieur; je suis indépendante maintenant.
— Indépendante! que voulez-vous dire, Jane?
— Mon oncle de Madère est mort et m'a laissé cinq mille livres sterling.
— Ah! s'écria-t-il, voilà qui est vrai. Je n'aurais jamais rêvé cela. Et puis, c'est bien sa voix si animée, si piquante et pourtant si douce; elle réjouit mon âme flétrie et y ramène la vie. Comment, Jane, vous êtes indépendante, vous êtes riche?
— Oui, monsieur; et, si vous ne voulez pas me laisser demeurer avec vous, je pourrai faire bâtir une maison tout près de la vôtre. Le soir, quand vous aurez besoin de compagnie; vous viendrez vous asseoir dans mon salon.
— Mais maintenant que vous êtes riche, Jane, vous avez sans doute des amis qui veilleront sur vous, et ne vous laisseront pas dévouer votre vie à un pauvre aveugle?
— Je vous ai dit, monsieur, que j'étais aussi indépendante que riche. Je suis ma maîtresse.
— Et voulez-vous rester avec moi?
— Certainement, à moins que vous ne le vouliez pas; je serai votre voisine, votre garde-malade, votre femme de charge. Je vous ai trouvé seul, je serai votre compagne; je lirai pour vous; je me promènerai avec vous; je m'assiérai près de vous; je vous servirai; je serai vos mains et vos yeux. Cessez de paraître triste, mon cher maître; tant que je vivrai, vous ne serez pas seul.»
Il ne répondit pas; il semblait sérieux et absorbé; il soupira; il entr'ouvrit ses lèvres pour parler et les referma de nouveau. Je me sentis embarrassée; j'avais peut-être mis trop d'empressement dans mes offres; peut-être j'avais trop brusquement sauté par- dessus les convenances; et lui, comme Saint-John, avait été choqué de mon étourderie. C'est qu'en faisant ma proposition, j'avais la pensée qu'il désirait et voulait faire de moi sa femme. Bien qu'il ne l'eût pas dit, j'étais persuadée qu'il me réclamerait comme sa propriété; mais, voyant qu'il ne disait rien sur ce sujet et que sa contenance devenait de plus en plus sombre, je réfléchis que je m'étais peut-être trompée et que j'avais agi trop légèrement. Alors j'essayai de me retirer doucement de ses bras; mais il me pressa avec force contre lui.
«Non, non, Jane, s'écria-t-il; ne partez pas. Je vous ai touchée, entendue; j'ai senti tout le bonheur de vous avoir près de moi, toute la douceur d'être consolé par vous; je ne puis pas renoncer à ces joies. J'ai peu de chose à moi; il faut du moins que je vous possède. Le monde pourra rire; il pourra m'appeler absurde et égoïste, n'importe mon âme a besoin de vous: elle veut être satisfaite, ou bien elle se vengera cruellement sur le corps qui l'enchaîne.
— Eh bien, monsieur, je resterai avec vous; je vous l'ai promis.
— Oui; mais en disant que vous resterez avec moi, vous comprenez une chose et moi une autre. Vous pourriez peut-être vous décider à être toujours près de moi, à me servir comme une complaisante petite garde-malade; car vous avez un coeur affectueux, un esprit généreux, et vous êtes prête à faire de grands sacrifices pour ceux que vous plaignez. Cela devrait me suffire, sans doute. Je ne devrais avoir pour vous que des sentiments paternels; est-ce là votre pensée, dites-moi?
— Je penserai ce que vous voudrez, monsieur. Je me contenterai d'être votre garde-malade, si vous croyez que cela vaut mieux.
— Mais vous ne pourrez pas toujours être ma garde-malade, Jane; vous êtes jeune et vous vous marierez un jour.
— Je ne désire pas me marier.
— Il faut le désirer, Jane. Si j'étais comme jadis, je m'efforcerais de vous le faire désirer, mais un malheureux aveugle!…
Après avoir dit ces mots, il retomba dans son accablement; moi, au contraire, je devins plus gaie et je repris courage; ces dernières paroles me montraient où était l'obstacle, et comme ce n'était pas un obstacle à mes yeux, je me sentis de nouveau à l'aise; je repris la conversation avec plus de vivacité.
«Il est temps que quelqu'un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveux longs et épais; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor; vos cheveux me rappellent les plumes de l'aigle; mais je n'ai pas encore remarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffes d'oiseau.
— Au bout de ce bras, il n'y a ni main ni ongles, dit-il en tirant de sa poitrine ce membre mutilé et en me le montrant; spectacle horrible! n'est-ce pas, Jane?
— Oui, il est douloureux de le voir; il est douloureux à voir vos yeux éteints et la cicatrice de votre front; et ce qu'il y a de pis, c'est qu'on court le danger de vous aimer trop à cause de tout cela et de vous mettre au-dessus de ce que vous valez.
— Je croyais, Jane, qu'envoyant mon bras et les cicatrices de mon visage, vous seriez révoltée.
— Comment, vous pensiez cela! Ne me le dites pas du moins; car alors j'aurais mauvaise opinion de votre jugement. Mais maintenant laissez-moi vous quitter un instant pour faire un bon feu et nettoyer le foyer. Pouvez-vous distinguer un feu brillant?
— Oui; de l'oeil droit j'aperçois une lueur.
— Et vous voyez aussi les bougies!
— Chacune d'elles est pour moi un nuage lumineux.
— Pouvez-vous m'entrevoir?
— Non, ma bien-aimée; mais je suis infiniment reconnaissant de vous entendre et de vous sentir.
— Quand soupez-vous?
— Je ne soupe jamais.
— Mais vous souperez ce soir. J'ai faim et vous aussi, j'en suis sûre; seulement vous n'y pensez pas.»
J'appelai Marie, et la chambre eut bientôt un aspect plus gai et plus ordonné. Je préparai un repas confortable. J'étais excitée, et ce fut avec aisance et plaisir que je lui parlai pendant le souper et longtemps après encore. Là, du moins, il n'y avait pas de dure contrainte; on n'était pas obligé de faire taire toute vivacité; je me sentais parfaitement à mon aise, parce que je savais que je lui plaisais. Tout ce que je disais semblait le consoler ou le ranimer. Délicieuse certitude qui donnait la vie et la lumière à tout mon être! Je vivais en lui et lui en moi. Bien qu'il fût aveugle, le sourire animait son visage, la joie brillait sur son front, et ses traits prenaient une expression plus chaude et plus douce.
Après le souper, il me fit beaucoup de questions pour savoir où j'avais été, ce que j'avais fait et comment je l'avais trouvé; mais je ne lui répondis qu'à moitié: il était trop tard pour entrer dans ces détails. D'ailleurs j'aurais voulu ne toucher aucune corde trop vibrante, n'ouvrir aucune nouvelle source d'émotion dans son coeur. Mon seul désir pour le moment était de l'égayer; j'avais réussi en partie; mais néanmoins sa gaieté ne venait que par instants. Si la conversation se ralentissait un peu, il devenait inquiet, me touchait et me disait:
«Jane, Jane, vous êtes pourtant bien une créature humaine; vous en êtes sûre, n'est-ce pas?
— Je le crois, sans doute, monsieur.
— Mais comment se fait-il que, dans cette soirée triste et sombre, vous vous êtes tout à coup trouvée près de mon foyer solitaire? J'ai étendu la main pour prendre un verre d'eau, et c'est vous qui me l'avez donné; j'ai fait une question, pensant que la femme de John allait me répondre, et c'est votre voix qui a retenti à mes oreilles.
— Parce que c'était moi qui avais apporté le plateau, et non pas
Marie.
— Les heures que je passe avec vous sont comme enchantées. Personne ne peut savoir quelle vie triste, sombre et sans espoir, j'ai menée pendant de longs mois. Je ne faisais rien, je n'espérais rien. Je confondais le jour et la nuit. Je ne sentais que le froid quand je laissais le feu s'éteindre, la faim quand j'oubliais de manger, et une tristesse incessante, quelquefois même un véritable délire en ne voyant plus ma Jane chérie; oui, je désirais bien plus ardemment la sentir près de moi que de recouvrer ma vue perdue. Comment se peut-il que Jane soit avec moi et me dise qu'elle m'aime? Ne partira-t-elle pas aussi subitement qu'elle est venue? J'ai peur de ne plus la retrouver demain.»
Une réponse ordinaire et pratique, sortant des préoccupations de son esprit troublé, était le meilleur moyen de le rassurer dans l'état où il se trouvait. Je passai mes doigts sur ses sourcils; je lui fis remarquer qu'ils étaient brûlés, et je lui dis que je me chargeais de les lui faire repousser aussi épais et aussi noirs qu'auparavant.
«Pourquoi me faire du bien, esprit bienfaisant, puisqu'il arrivera un moment fatal où vous me quitterez encore? Vous disparaîtrez comme une ombre, et je ne saurai pas où vous irez, et je ne pourrai plus vous retrouver.
— Avez-vous un petit peigne sur vous, monsieur? demandai-je.
— Pourquoi, Jane?
— Pour peigner un peu votre crinière noire. Je vous trouve effrayant quand je vous examine de près. Vous dites que je suis une fée; mais vous, vous ressemblez encore plus à un lutin.
— Suis-je bien laid, Jane?
— Oui, monsieur, vous l'avez toujours été.
— Hein?… Ceux avec lesquels vous avez demeuré ne vous ont pas corrigée de votre malice.
— Et pourtant ils étaient bons, cent fois meilleurs que vous; ils se nourrissaient d'idées dont vous ne vous êtes jamais inquiété. Leurs pensées étaient bien plus raffinées et bien plus élevées que les vôtres.
— Avec qui diable avez-vous été?
— Si vous remuez ainsi, je vous arracherai tous les cheveux, et alors au moins vous cesserez de douter de mon existence.
— Avec qui avez-vous demeuré, Jane?
— Je ne vous le dirai pas ce soir, monsieur; il faudra que vous attendiez jusqu'à demain. Laisser mon histoire inachevée sera pour moi une garantie que je serai appelée à votre table pour la finir. Ah! il faut me souvenir que je ne dois point apparaître à votre foyer simplement avec un verre d'eau; il faudra apporter au moins un oeuf, sans parler du jambon frit.
— Petite railleuse! Enfant des fées et des gnomes, j'éprouve près de vous ce que je n'ai pas éprouvé depuis un an. Si Saül vous avait eue en place de David, l'esprit malin aurait été exorcisé sans l'aide de la harpe.
— Maintenant, monsieur, vous voilà bien peigné, et je vais vous quitter; car j'ai voyagé trois jours, et je suis fatiguée. Bonsoir.
— Encore un mot, Jane. N'y avait-il que des dames dans la maison où vous avez demeuré?»
Je m'enfuis en riant, et je riais encore en montant l'escalier.
«Une bonne idée, pensai-je; j'ai là un moyen pour le tirer de sa tristesse, pendant quelque temps du moins.»
Le lendemain de très bonne heure je l'entendis se remuer et se promener d'une chambre dans l'autre. Aussitôt que Marie descendit, il lui dit: «Mlle Eyre est-elle ici?» Puis il ajouta: «Quelle chambre lui avez-vous donnée? N'est-elle point humide? Mlle Eyre est-elle levée? Allez lui demander si elle a besoin de quelque chose, et quand elle descendra.»
Je descendis lorsque je pensai qu'il était l'heure de déjeuner. J'entrai très doucement dans la chambre où se trouvait. M. Rochester, et je pus le regarder avant qu'il me sût là. Je fus attristée en voyant cet esprit vigoureux subjugué par un corps infirme. Il était assis sur sa chaise; bien qu'il fût tranquille, il ne dormait pas. Évidemment, il attendait. Ses traits accentués étaient empreints de cette douleur qui leur était devenue habituelle. On eût dit une lampe éteinte qui attend qu'on la rallume. Mais, hélas! ce n'était plus lui qui pouvait rallumer la flamme de son expression; il avait besoin d'un autre pour cela. Je voulais être gaie et joyeuse; mais l'impuissance de cet homme jadis si fort me toucha jusqu'au fond du coeur. Cependant je m'approchai de lui avec autant de vivacité que possible.
«Voilà une belle journée, monsieur, dis-je; la pluie a cessé et a été remplacée par un brillant soleil. Vous allez bientôt venir vous promener.»
J'avais réveillé la flamme de son visage; ses traits rayonnèrent.
«Ah! vous voilà, ma joyeuse alouette, s'écria-t-il. Venez à moi; vous n'êtes pas partie; vous n'avez pas disparu. Il y a une heure, j'ai entendu une de vos soeurs chanter dans les bois. Mais pour moi, son chant n'avait pas d'harmonie, de même que le soleil levant n'a pas de rayon pour moi; mon oreille est insensible à toutes les mélodies de la terre, et n'aime que la voix de ma Jane. Heureusement qu'elle se fait souvent entendre. Sa présence est le seul rayon qui puisse me réchauffer.»
Les larmes me vinrent aux yeux en entendant cet aveu de son impuissance: on eût dit un aigle royal enchaîné et qui se voit forcé de demander à un moineau de lui apporter sa nourriture. Mais je ne voulais pas pleurer. Je m'essuyai rapidement les yeux, et je me mis à préparer le déjeuner.
La plus grande partie de la matinée fut passée en plein air. Je conduisis M. Rochester hors du bois triste et humide, dans des champs gais à voir. Je lui décrivis le feuillage d'un beau vert brillant, les fleurs et les haies rafraîchies, le ciel bleu et éblouissant. Je cherchai une place dans un joli endroit bien ombragé; il se mit sur un tronc d'arbre, et je ne refusai pas de m'asseoir sur ses genoux. Pourquoi l'aurais-je refusé, puisque tous deux nous étions plus heureux près l'un de l'autre que séparés? Pilote se coucha à côté de nous. Tout était tranquille. M'entourant de ses bras, il rompit subitement le silence.
«Déserteur cruel! s'écria-t-il. Oh! Jane, vous ne pouvez pas vous figurer ce que j'ai éprouvé lorsque je me suis aperçu que vous aviez fui Thornfield, et que je ne pouvais vous trouver nulle part; et lorsque après avoir examiné votre chambre, je vis que vous n'aviez pris ni argent ni objets qui pussent vous en tenir lieu. Vous aviez laissé le collier de perles que je vous avais donné, et votre malle était encore là, telle que vous l'aviez préparée pour votre voyage. Que fera ma bien-aimée, me demandais- je, maintenant qu'elle est pauvre et abandonnée? Qu'avez-vous fait, Jane? dites-moi.»
Je commençai alors le récit de tout ce qui s'était passé pendant cette année, adoucissant beaucoup ce qui avait rapport aux trois jours où j'avais erré mourante de faim: c'eût été lui imposer une souffrance inutile. Le peu que je racontai lui fit une peine plus grande que je n'aurais voulu.
Il me dit que je n'aurais pas dû le quitter ainsi, sans m'assurer quelques ressources pour mon voyage. J'aurais dû lui faire part de mon intention, me confier à lui; il ne m'aurait jamais forcée à être sa maîtresse. Quelque violent qu'il parût dans son désespoir, il m'aimait trop bien et trop tendrement pour agir en tyran. Il m'aurait donné la moitié de sa fortune sans me demander un baiser en retour, plutôt que de me voir lancée sans amis dans le monde. Il était persuadé, ajoutait-il, que j'avais souffert plus que je ne voulais le dire.
«Eh bien! répondis-je, quelles qu'aient été mes souffrances, elles n'ont pas duré longtemps.»
Alors je me mis à lui raconter comment j'avais été reçue à Moor- House, et comment j'avais obtenu une place de maîtresse d'école; puis je lui parlai de mon héritage, et de la manière dont j'avais découvert mes parents. Le nom de Saint-John revint fréquemment dans mon récit. Aussi, quand j'eus achevé, ce nom devint immédiatement le sujet de la conversation de M. Rochester.
«Alors ce Saint-John est votre cousin? me dit-il.
— Oui.
— Vous en avez parlé souvent; l'aimiez-vous?
— Il était très bon, monsieur; je ne pouvais pas ne pas l'aimer.
— Bon, cela signifie-t-il un homme de cinquante ans, respectable et se conduisant bien? Que voulez-vous dire? expliquez-vous.
— Saint-John n'a que vingt-neuf ans, monsieur.
— Il est jeune encore, comme diraient les Français. Est-ce un homme petit, froid et laid? Est-ce un de ces hommes dont la bonté consiste plutôt à ne pas avoir de vices qu'à posséder des vertus?
— Il est d'une infatigable activité; le but de sa vie est d'accomplir des actes grands et nobles.
— Mais sa tête est probablement faible. Il veut le bien, mais on ne peut s'empêcher de hausser les épaules en l'entendant parler.
— Il parle peu, monsieur, mais ce qu'il dit en vaut toujours la peine. Sa tête est très forte; son esprit inflexible, mais vigoureux.
— Alors c'est un homme remarquable?
— Oui, vraiment remarquable.
— Instruit?
— Saint-John est accompli et profondément instruit.
— Ne m'avez-vous pas dit que ses manières ne vous plaisaient pas?
Il est probablement sermonneur et suffisant?
— Je n'ai jamais parlé de ses manières; mais si elles ne me plaisent pas, c'est que j'ai très mauvais goût: car elles sont polies, calmes et douces.
— J'ai oublié ce que vous m'avez dit de son extérieur. C'est probablement quelque rude ministre à moitié étranglé dans sa cravate blanche et perché sur les épaisses semelles de ses souliers; n'est-ce pas?
— Saint-John s'habille bien; il est grand et beau; ses yeux sont bleus et son profil grec.
— Le diable l'emporte!» dit-il à part. Puis, s'adressant à moi, il ajouta: «L'aimiez-vous, Jane?
— Oui, monsieur Rochester, je l'aimais; mais vous me l'avez déjà demandé.»
Je vis bien ce qu'éprouvait M. Rochester; la jalousie s'était emparée de lui et le mordait cruellement; mais la morsure était salutaire: elle l'arrachait à sa douloureuse mélancolie. Aussi, je ne voulus pas éloigner immédiatement le serpent.
«Peut-être ne désirez-vous pas rester plus longtemps sur mes genoux, mademoiselle Eyre?» me dit M. Rochester.
Je ne m'attendais pas à cette observation.
«Pourquoi pas, monsieur Rochester? répondis-je.
— Après le tableau que vous venez de me faire, vous trouvez probablement le contraste bien grand. Vous m'avez dépeint un gracieux Apollon. Il est présent à votre imagination, grand, beau, avec ses yeux bleus et son profil grec. Votre regard repose sur un Vulcain, un véritable forgeron, brun, aux larges épaules, aveugle et estropié pardessus le marché.
— Je n'y avais jamais pensé, monsieur; mais il est certain que vous ressemblez à un Vulcain.
— Eh bien! vous pouvez, me quitter; mais avant de partir (et il me retint par une étreinte plus forte que jamais) vous me ferez le plaisir de répondre à une ou deux questions.»
Il s'arrêta.
«Quelles questions, monsieur?»
Et alors commença un rude examen.
«Saint-John, dit-il, vous avait fait obtenir cette place de maîtresse d'école avant de voir une cousine en vous?
— Oui.
— Vous le voyiez souvent? Il visitait l'école de temps en temps?
— Tous les jours.
— Et il approuvait vos plans? car vous êtes savante et habile,
Jane.
— Oui, il les approuvait.
— Il découvrit en vous bien des choses qu'il n'avait pas espéré y trouver; vous avez des talents peu ordinaires.
— Je ne puis pas vous répondre là-dessus.
— Vous dites que vous aviez une petite ferme près de l'école; y venait-il jamais vous voir?
— De temps en temps.
— Le soir?
— Une ou deux fois.»
M. Rochester s'arrêta un instant.
«Combien de temps êtes-vous restée avec lui et ses soeurs, lorsque vous eûtes découvert votre parenté?
— Cinq mois.
— Rivers passait-il beaucoup de temps auprès de vous et de ses soeurs?
— Oui. Le parloir nous servait de salle d'étude à tous; il s'asseyait près de la fenêtre, et nous près de la table.
— Étudiait-il beaucoup?
— Oui, beaucoup.
— Et quoi?
— L'hindoustani.
— Et que faisiez-vous pendant ce temps?
— Au commencement, j'apprenais l'allemand.
— Était-ce lui qui vous l'enseignait?
— Non, il ne comprenait pas cette langue.
— Ne vous enseignait-il rien?
— Un peu d'hindoustani.
— Rivers vous enseignait l'hindoustani?
— Oui, monsieur.
— Et à ses soeurs aussi?
— Non.
— Seulement à vous?
— Seulement à moi.
— Le lui aviez-vous demandé?
— Non.
— C'était lui qui le désirait?
— Oui.»
M. Rochester s'arrêta de nouveau.
«Pourquoi le désirait-il? À quoi pouvait vous servir l'hindoustani?
— Il voulait m'emmener avec lui aux Indes.
— Ah! je devine, maintenant; il voulait vous épouser.
— Il m'a demandé, en effet, de devenir sa femme.
— Ce n'est pas vrai; c'est un conte impudent que vous inventez pour me contrarier.
— Je vous demande pardon, c'est la vérité; il me l'a demandé plus d'une fois, et vous-même vous n'auriez jamais pu y mettre plus de persévérance que lui.
— Mademoiselle Eyre, je vous ai dit que vous pouviez me quitter. Combien de fois faudra-t-il répéter la même chose? Pourquoi cet entêtement à rester perchée sur mes genoux, quand je vous dis de vous en aller?
— Parce que j'y suis bien.
— Non, Jane, vous n'êtes pas bien ici, car votre coeur n'est pas avec moi. Il est près de votre cousin Saint-John. Oh! jusqu'à ce moment je croyais que ma petite Jane était toute à moi. Même lorsqu'elle m'abandonna, je croyais qu'elle m'aimait encore. C'était ma seule joie au milieu de mes grandes douleurs. Quoique nous ayons été longtemps loin l'un de l'autre, quoique j'aie versé d'abondantes larmes sur notre séparation, en pleurant ma Jane, je n'ai jamais eu la pensée qu'elle pût en aimer un autre. Mais il est inutile de s'affliger. Jane, laissez-moi; épousez Rivers.
— Alors, monsieur, repoussez-moi loin de vous, car je ne vous quitterai pas librement.
— Jane, j'aime toujours votre voix; elle ranime mon espoir, car elle semble annoncer la fidélité. Quand je l'entends, elle me reporte au passé, et j'oublie que vous avez formé des liens nouveaux; mais je ne suis pas un fou. Partez, Jane.
— Pour aller où, monsieur?
— Pour aller retrouver le mari que vous avez choisi.
— Quel est-il?
— Vous le savez bien, Saint-John Rivers.
— Il n'est pas mon mari et il ne le sera jamais. Je ne l'aime pas et il ne m'aime pas. Il aime (comme il peut aimer, et ce n'est pas ainsi que vous) une belle jeune fille, appelée Rosamonde; il veut m'épouser parce qu'il pense trouver en moi une bonne femme de missionnaire, ce qu'il n'aurait pas trouvé en elle. Il est grand et bon, mais sévère et froid comme de la glace à mon égard. Il ne vous ressemble pas, monsieur. Je ne suis pas heureuse près de lui; il n'a pour moi ni indulgence ni tendresse; il ne voit en moi rien d'attrayant, pas même la jeunesse; il me considère seulement comme utile. Eh bien! monsieur, dois-je vous quitter pour aller avec lui?»
Je frissonnai involontairement, et par un instinct secret je me rapprochai de mon maître aveugle, mais aimé. Il sourit.
«Comment, Jane! est-ce vrai? me dit-il; les choses en sont-elles réellement là entre vous et Rivers?
— Oui, monsieur. Oh! vous n'avez pas besoin d'être jaloux. Je voulais vous irriter un peu pour vous rendre moins triste. Je pensais que la colère vaudrait mieux que la douleur. Vous désirez mon amour; eh bien! si vous pouviez voir combien je vous aime, vous seriez fier et heureux. Tout mon coeur vous appartient, monsieur, et il continuerait à vous appartenir, quand même le destin devrait nous éloigner pour toujours.»
Il m'embrassa de nouveau et semblait accablé par de tristes pensées.
«Oh! ma vue éteinte, mes forces perdues!» murmura-t-il d'un accent douloureux.
Je le caressai pour le sortir de sa rêverie. Je savais à quoi il pensait; j'aurais voulu parler pour lui, mais je n'osais pas. Il se détourna un instant; je vis une larme glisser sous ses paupières closes et le long de ses joues mâles. Mon coeur se gonfla.
«Je ne vaux pas mieux que le vieux marronnier frappé par l'orage dans le verger de Thornfield, dit-il au bout de peu de temps. Cette ruine aurait-elle le droit de demander à un chèvrefeuille en boutons de la recouvrir de ses fraîches fleurs?
— Vous n'êtes pas une ruine, monsieur; vous n'êtes pas un arbre frappé par l'orage: vous êtes jeune et vigoureux. Des plantes pousseront autour de vos racines, sans même que vous le demandiez, car elles se réjouiront de votre riche ombrage; elles s'appuieront sur vous et vous enlaceront, parce que votre force leur sera un soutien sûr.»
Il sourit de nouveau: je venais de le consoler un peu.
«Parlez-vous des amis, Jane? me demanda-t-il.
— Oui,» répondis-je en hésitant.
Je pensais à quelque chose de plus, mais je ne savais quel autre mot employer. Il vint à mon secours.
«Mais, Jane, me dit-il, j'ai besoin d'une femme.
— Vous, monsieur?
— Oui, Est-ce donc nouveau pour vous?
— Vous n'en aviez pas encore parlé.
— Et cette nouvelle n'est pas la bienvenue, n'est-ce pas?
— Cela dépend des circonstances, monsieur; cela dépend de votre choix.
— Vous le ferez pour moi, Jane; j'accepterai votre choix.
— Eh bien monsieur, choisissez celle qui vous aime le plus.
— Je choisirai du moins celle que j'aime le plus. Jane, voulez- vous m'épouser?
— Oui, monsieur.
— Un homme estropié, de vingt ans plus vieux que vous, et qu'il faudra soigner?
— Oui, monsieur.
— Est-ce bien vrai, Jane?
— Très vrai, monsieur.
— Oh! ma bien-aimée, Dieu vous bénisse et vous récompense!
— Monsieur Rochester, si jamais j'ai fait une bonne action dans ma vie, si jamais j'ai eu une bonne pensée, si jamais j'ai prononcé une prière sincère et pure, si jamais j'ai eu un désir noble, je suis récompensée maintenant. Devenir votre femme, c'est pour moi être aussi heureuse que possible sur la terre.
— Parce que vous aimez à vous sacrifier.
— À me sacrifier? Qu'est-ce que je sacrifie? la faim pour la nourriture, l'attente pour la joie. Avoir le droit d'entourer de mes bras celui que j'estime, de presser mes lèvres sur celui que j'aime, de me reposer sur celui en qui j'ai confiance, est-ce lui faire un sacrifice? S'il en est ainsi, certainement j'aime à me sacrifier.
— Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse ce qui me manque.
— Tout cela n'est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus encore maintenant que je puis vous être utile qu'aux jours de votre orgueil, où vous ne vouliez que donner et protéger.
— Jusqu'ici je n'ai voulu être ni secouru ni conduit; maintenant je n'en souffrirai plus. Je n'aimais pas à mettre ma main dans celle d'une servante, mais il me sera doux de la sentir pressée par les petits doigts de Jane. Je préférais l'entière solitude à la constante surveillance des domestiques; mais le doux ministère de Jane sera une joie perpétuelle. Jane me plaît; est-ce que je lui plais?
— Oh! oui, monsieur, entièrement.
— Eh bien alors, rien au monde ne nous force à attendre; il faudra nous marier immédiatement.»
Son regard et sa parole étaient ardents; il retrouvait son ancienne impétuosité.
«Il faut que nous devenions une seule chair, et sans tarder. Une fois la permission obtenue, nous nous marierons.
— Monsieur Rochester, je viens de m'apercevoir que le soleil se couchait. Pilote est déjà parti dîner; laissez-moi regarder l'heure à votre montre.
— Attachez-la à votre ceinture, Jane, et gardez-la. Je n'en ai plus besoin.
— Il est près de quatre heures, monsieur; n'avez-vous pas faim?
— Dans trois jours, Jane, il faudra nous marier. Peu importent les bijoux et les beaux vêtements; tout cela ne vaut pas une chiquenaude.
— Le soleil a séché toutes les gouttes de pluie, monsieur. La bise ne souffle plus, et il fait bien chaud.
— Savez-vous, Jane, que votre petit collier de perles est dans ce moment-ci attaché sous ma cravate, autour de mon cou bronzé? Depuis le jour où je perdis mon seul trésor, je le porte comme un souvenir.
— Nous retournerons à travers le bois, repris-je, nous y serons plus à l'ombre.»
Mais il ne m'écoutait pas et poursuivait toujours sa pensée.
«Jane, continua-t-il, vous me prenez pour un chien de païen, et pourtant mon coeur est gonflé de reconnaissance envers le Dieu bienfaisant. Lui voit plus clairement que les hommes, il juge plus sagement qu'eux. Grâce à lui, je ne vous ai pas fait de mal. Je voulais flétrir une fleur innocente et souiller sa pureté; le Tout-Puissant me l'a arrachée des mains; je l'ai presque maudit dans ma révolte orgueilleuse. Au lieu de plier le front sous sa volonté, je l'ai défié. La justice divine a poursuivi son cours; les malheurs m'ont accablé; j'ai passé bien près de la mort. Les châtiments du Tout-Puissant sont grands; il m'envoya une épreuve qui me rendit humble pour toujours. Vous savez que j'étais orgueilleux de ma force; mais que suis-je maintenant qu'il faut me laisser guider par un autre, comme un enfant dans sa faiblesse? Il y a peu de temps, Jane, que j'ai reconnu la main de Dieu dans mon destin. Alors je commençai à sentir du remords et du repentir, à désirer de me réconcilier avec mon Créateur; je me mis à prier quelquefois; mes prières étaient courtes, mais sincères.
«Il y a quelque temps, quatre jours, du reste, car c'était lundi soir, je me trouvais dans une singulière disposition: l'égarement avait fait place à la douleur, l'obstination à la tristesse; depuis longtemps je me disais que, puisque je ne pouvais pas vous trouver, vous deviez être morte. Ce soir-là, entre onze heures et minuit, avant de me laisser aller à mon triste sommeil, je suppliai Dieu de me retirer de ce monde et de m'admettre dans cette éternité où j'avais encore espoir de rejoindre Jane.
«J'étais dans ma chambre, assis près de la fenêtre ouverte: j'aimais à sentir l'air embaumé de la nuit, bien que je ne pusse voir aucune étoile, et que la présence de la lune ne se révélât pour moi que par une vague lueur. J'aspirais vers toi, Jane; j'aspirais par mon corps et par mon âme. Je demandais à Dieu, avec un coeur humilié et angoissé, si je n'avais pas été assez longtemps désolé, affligé et tourmenté, et si je ne pourrais pas une fois encore goûter au bonheur et à la paix. J'avouais que tout ce que j'endurais était bien mérité, mais je disais aussi que j'aurais peine à supporter plus longtemps cette torture. Malgré moi, mes lèvres exprimèrent les désirs de mon coeur, et je m'écriai: «Jane! Jane! Jane!»
— Avez-vous prononcé ces paroles tout haut?
— Oui, Jane; et si quelqu'un m'avait entendu, il m'aurait cru fou, car je les prononçai avec une énergie égarée.
— Vous dites que c'était lundi dernier, vers minuit?
— Oui; mais peu importe le jour. Écoutez, voilà le plus étrange: vous allez me croire superstitieux. Il est certain que j'ai toujours eu un peu de superstition dans le sang. N'importe, ce que je vais vous dire est vrai; du moins il est vrai que j'ai cru entendre ce que je vais vous raconter. Au moment où je m'écriai: «Jane! Jane! Jane!» une voix, je ne puis dire d'où elle venait, mais je sais bien à qui elle appartenait, me répondit: «Je viens; attendez-moi.» Et, un moment après, j'entendis murmurer dans l'air: «Où êtes-vous?»
«Je vais vous dire, si je le puis, l'effet que me produisirent ces mots; mais c'est difficile à exprimer. Vous voyez que Ferndean est enseveli dans un bois épais où viennent s'éteindre tous les bruits sans qu'aucun résonne jamais. «Où êtes-vous?» semblait avoir été prononcé sur une montagne, car ces mots furent répétés par un écho. À ce moment, une brise plus fraîche vint effleurer mon front. J'aurais pu croire que Jane et moi nous venions de nous rencontrer dans quelque lieu sauvage; et je crois vraiment que nous avons dû nous rencontrer en esprit. Sans doute, Jane, qu'à cette heure vous étiez, plongée dans un sommeil dont vous n'aviez pas conscience; peut-être votre âme quittait son enveloppe terrestre pour venir consoler la mienne car c'était votre voix; je suis bien certain que c'était elle.»
C'était aussi le lundi, vers minuit, que moi j'avais reçu un avertissement mystérieux; c'était bien là ce que j'avais répondu, J'écoutai le récit de M. Rochester, mais sans lui parler de ce qui m'était arrivé. Cette coïncidence me sembla trop inexplicable et trop solennelle pour la communiquer ou la discuter. Si j'en avais parlé à M. Rochester, je l'aurais profondément impressionné, et son esprit, déjà si assombri par ses souffrances passées, n'avait pas besoin d'être encore obscurci par un récit surnaturel. Je gardai donc ces choses ensevelies dans mon coeur et je les méditai.
«Vous ne vous étonnerez plus, continua mon maître, qu'hier soir, lorsque je vous ai vue apparaître si subitement, j'aie eu peine à croire que vous n'étiez pas une vision, une voix qui s'éteindrait comme quelques jours auparavant le murmure de la nuit et l'écho de la montagne; maintenant, je vois que vous n'êtes pas une vision, et je remercie Dieu du fond de mon coeur.»
Après m'avoir fait retirer de ses genoux, il se leva, découvrit respectueusement son front, inclina vers la terre ses yeux sans regard et demeura dans une muette adoration. Je n'entendis que les derniers mots de sa prière:
«Je remercie mon Créateur, dit-il, de s'être souvenu de sa miséricorde à l'heure du châtiment, et je supplie humblement mon Sauveur de me donner les forces nécessaires pour mener à l'avenir une vie plus pure que par le passé.»
Il étendit la main pour me demander de le conduire; je pris cette main chérie et je la tins un moment pressée contre mes lèvres; puis je la passai autour de mon épaule: étant beaucoup plus petite que lui, je pouvais lui servir d'appui et de guide. Nous entrâmes dans le bois et nous retournâmes à la maison.
CHAPITRE XXXVIII
CONCLUSION.
J'ai enfin épousé M. Rochester. Notre mariage se fit sans bruit; lui, moi, le ministre et le clerc, étions seuls présents. Quand nous revînmes de l'église, j'entrai dans la cuisine, où Marie préparait le dîner, tandis que John nettoyait les couteaux.
«Marie, dis-je, j'ai été mariée ce matin à M. Rochester.»
La femme de charge et son mari appartenaient à cette classe de gens discrets et réservés auxquels on peut toujours communiquer une nouvelle importante sans crainte d'avoir les oreilles percées par des exclamations aiguës, ni d'avoir à supporter un torrent de surprises. Marie leva les yeux et me regarda. Pendant quelques minutes elle tint suspendue en l'air la cuiller dont elle se servait pour arroser deux poulets qui cuisaient devant le feu, et John cessa de polir ses couteaux. Enfin Marie, se penchant vers son rôti, me dit simplement:
«En vérité, mademoiselle? Eh bien, tant mieux, certainement.» Au bout de quelque temps elle ajouta: «Je vous ai bien vue sortir avec mon maître; mais je ne savais pas que vous alliez à l'église pour vous marier.»
Et elle continua d'arroser son rôti.
Quand je me tournai vers John, je vis qu'il ouvrait la bouche si grande qu'elle menaçait d'aller rejoindre ses oreilles.
«J'avais bien averti Marie que cela arriverait, dit-il. Je savais que M. Édouard (John était un vieux serviteur et avait connu son maître alors qu'il était encore cadet de famille; c'est pourquoi il l'appelait souvent par son nom de baptême), je savais que M. Édouard le ferait, et j'étais persuadé qu'il n'attendrait pas longtemps; je suis sûr qu'il a bien fait.»
En disant ces mots, John tira poliment ses cheveux de devant.
«Merci, John, répondis-je. Tenez, M. Rochester m'a dit de vous donner ceci, à vous et à Marie.» Et je lui remis un billet de cinq livres.
Sans plus attendre je quittai la cuisine. Quelque temps après, en repassant devant la porte, j'entendis les mots suivants: «Elle lui conviendra mieux qu'une grande dame.» Puis: «Il y en a de plus jolies, mais elle est bonne et n'a pas de défauts. Du reste, il est facile de voir qu'elle lui semble bien belle.»
J'écrivis immédiatement à Moor-House, pour annoncer ce que j'avais fait. Je donnai toutes les explications nécessaires dans ma lettre. Diana et Marie m'approuvèrent entièrement. Diana m'annonça qu'elle viendrait me voir après la lune de miel.
«Elle ferait mieux de ne pas attendre jusque-là, Jane, me dit M. Rochester, lorsque je lui lus la lettre; car la lune de miel brillera sur toute notre vie, et ses rayons ne s'éteindront que sur votre tombe ou sur la mienne.»
Je ne sais pas comment Saint-John vécut cette nouvelle; il ne répondit jamais à la lettre que je lui écrivis à cette occasion. Six mois après il m'écrivit, mais sans nommer M. Rochester et sans faire allusion à mon mariage. Sa lettre était calme et même amicale, bien que très sérieuse. Depuis ce temps notre correspondance, sans être très fréquente, fut régulière. Il espère que je suis heureuse, me dit-il, et que le Seigneur ne pourra pas me compter au nombre de ceux qui vivent sans Dieu dans le monde et ne s'inquiètent que des choses de la terre.
Sans doute vous n'avez pas complètement oublié la petite Adèle; quant à moi, je me souviens toujours d'elle. J'obtins bientôt de M. Rochester la permission d'aller la voir à sa pension. Je fus émue par la joie qu'elle témoigna en me revoyant. Elle me parut pâle et maigre, et elle me dit qu'elle n'était point heureuse. Je trouvai le règlement de la maison trop dur et les études trop sévères pour un enfant de son âge. Je l'emmenai avec moi. Je voulais redevenir son institutrice; mais je vis bientôt que c'était impossible: un autre demandait mon temps et mes soins; mon mari en avait absolument besoin. Je cherchai une pension plus douce, et assez voisine pour que je pusse aller la voir souvent et la ramener quelquefois à la maison. Je pris soin qu'elle ne manquât jamais de ce qui pouvait contribuer à son bien-être. Elle s'habitua bientôt à sa nouvelle demeure, redevint heureuse et fit de rapides progrès dans ses études. En grandissant, l'éducation anglaise corrigea en grande partie les défauts de sa nature trop française. Quand elle quitta sa pension, je trouvai en elle une compagne agréable et complaisante; elle était docile, d'un bon naturel, et avait d'excellents principes. Par ses soins reconnaissants pour moi et les miens, elle m'a bien récompensée des petites bontés que j'ai jamais pu avoir pour elle.
Mon récit approche de sa fin. Encore quelques mots sur ma vie de femme et sur le sort de ceux dont les noms ont été si souvent mentionnés ici, et alors j'aurai fini.
Il y a maintenant dix ans que je suis mariée, et je sais ce que c'est que de vivre entièrement avec et pour l'être que j'aime le plus au monde. Je me trouve bien heureuse, plus heureuse que ne peuvent l'exprimer des mots, parce que je suis la vie de mon mari autant qu'il est la mienne; jamais aucune femme n'a été plus liée à son mari que moi; jamais aucune n'a été plus la chair de sa chair, le sang de son sang. Nous ne sommes pas plus fatigués de la présence l'un de l'autre que nous ne sommes las des battements de nos coeurs; nous sommes toujours ensemble, et c'est pour nous le moyen d'être aussi libres que dans la solitude et aussi gais qu'en société. Nous causons tout le jour, et c'est comme si nous méditions d'une manière plus claire et plus animée. Il a toute ma confiance et j'ai toute la sienne. Nos caractères se conviennent; il en résulte un accord parfait.
M. Rochester resta aveugle pendant les deux premières années de notre mariage: c'est peut-être là ce qui nous a tant rapprochés, ce qui a rendu notre union si intime; car j'étais sa vue comme je suis encore sa main droite. J'étais littéralement, ainsi qu'il me le disait souvent, la prunelle de ses yeux; c'était par moi qu'il lisait la nature et les livres. Je n'étais jamais fatiguée de regarder pour lui et de dépeindre les champs, les rivières, les villes, les arbres, les nuages et les rayons de soleil des paysages qui nous environnaient, et de remplacer par mes paroles ce que lui refusaient ses yeux. Je n'étais jamais fatiguée de lire pour lui, de le conduire où il désirait aller, de faire ce qu'il désirait faire; et j'éprouvais une joie infinie à lui rendre ces tristes services parce qu'il me les demandait sans éprouver ni honte douloureuse ni poignante humiliation. Il m'aimait si sincèrement qu'il n'hésitait pas à avoir recours à moi. Je l'aimais si tendrement qu'en le servant je satisfaisais mon désir le plus doux.
Il y avait deux ans que nous étions mariés; un matin que j'écrivais une lettre sous sa dictée; il s'approcha, se pencha vers moi et me dit:
«Jane, avez-vous quelque chose de brillant autour de votre cou?»
J'avais une chaîne d'or; je lui répondis que oui.
«Et avez-vous une robe d'un bleu pâle?»
J'en avais une. Il m'apprit alors que depuis quelque temps il lui avait semblé voir s'éclaircir les ténèbres qui recouvraient l'un de ses yeux, et que maintenant il en était sûr.
Nous nous rendîmes à Londres. Il consulta un oculiste éminent et recouvra enfin la vue d'un de ses yeux. Il ne voit pas très bien: il ne peut ni lire ni écrire longtemps; mais il peut se conduire. La terre n'est plus un chaos pour lui; et quand son premier-né fut placé entre ses bras, il put voir que son fils avait hérité de ses yeux, de ses yeux d'autrefois, si grands, si brillants et si noirs. À cette occasion, il reconnut de nouveau, le coeur rempli d'émotion, que Dieu avait été miséricordieux jusque dans le châtiment.
Mon Édouard et moi nous sommes heureux, et d'autant plus que ceux que nous aimons le sont aussi. Diana et Marie Rivers sont toutes deux mariées; chaque année elles viennent nous voir ou nous allons les voir. Le mari de Diana est un capitaine de marine; c'est un galant officier et un excellent homme. Marie a épousé un ministre, ami de collège de son frère et digne de cette union par ses vertus et ses talents. Le capitaine Fritzjames et M. Warthon aiment sincèrement leurs femmes et en sont aimés.
Quant à Saint-John, il quitta l'Angleterre pour aller aux Indes. Il entreprit la tâche qu'il s'était imposée et il la poursuit encore: jamais pionnier plus infatigable et plus résolu ne se lança au milieu des rochers et des périls; il demeure ferme, fidèle et dévoué. Il travaille pour ses frères avec énergie, zèle et foi; il leur trace le chemin douloureux du perfectionnement. Comme un géant, il abat les préjugés religieux et sociaux qui encombrent la route du Seigneur. Il est peut-être austère, exigeant, ambitieux même; mais son austérité est celle du guerrier. Âme noble, pèlerin généreux qui se tient en garde contre les tentations des impies, son exigence est celle de l'apôtre qui ne parle qu'au nom du Christ quand il dit: «Que celui qui veut être à moi renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive.» Son ambition est l'aspiration d'une âme qui veut une place dans les premiers rangs de ceux qui se sont rachetés de leurs fautes, qui se tiennent purs de toute souillure devant le trône de Dieu, partagent la dernière victoire avec l'Agneau sans tache, et sont appelés les élus et les fidèles.
Saint-John ne s'est pas marié; il ne se mariera jamais. Jusqu'ici il a pu accomplir sa tâche à lui seul, et elle approche de sa fin. Son glorieux soleil est près du déclin. La dernière lettre que j'ai reçue de lui m'a arraché des larmes humaines, mais a rempli mon coeur d'une joie divine: il pressentait sa récompense et apercevait déjà sa couronne incorruptible. Je sais que la prochaine fois ce sera une main étrangère qui m'écrira pour m'apprendre que le bon et fidèle serviteur a enfin été appelé dans la joie du seigneur. Et pourquoi pleurer?
La dernière heure de Saint-John ne sera pas obscurcie par la crainte de la mort. Aucun nuage ne s'appesantira sur son esprit; son coeur sera intrépide, son espérance sûre, sa foi ferme; ses propres paroles en sont un témoignage.
«Mon maître, dit-il, m'a averti; chaque jour il m'annonce plus clairement ma délivrance. J'avance rapidement, et à chaque heure qui s'écoule, je réponds avec plus d'ardeur; «Amen; venez, Seigneur Jésus!»
FIN
[1] À quatre reprises, dans le présent volume, la traductrice emploie le prénom francisé Jeanne au lieu de Jane. [Note du correcteur]