Jean Barois
Cécile lève sur lui des yeux hagards.
Un silence.
JEAN (sombre).—Je t'ai expliqué ça vingt fois... Ce qu'il y a de plus propre en moi, c'est justement cette loyauté dans le doute... C'est d'attacher une si grande importance à tout acte de foi, que je ne peux plus en faire le simulacre par complaisance... Tu ne comprends rien, rien, à ce que j'éprouve!
CÉCILE (vivement).—Mais, à cette heure-là, tu ne rencontreras personne...
Jean ne saisit pas tout de suite.
Long regard d'étonnement, puis de véritable détresse.
JEAN.—C'est toi qui me donnes des raisons pareilles!
Ils demeurent allongés l'un près de l'autre, mêlant leurs tiédeurs, mais l'un à l'autre fermés, rancuneux, hostiles.
JEAN (cherchant à raisonner).—Voyons, réfléchis un instant... Cette neuvaine, je ne t'empêche pas de la faire. Je refuse seulement d'y prendre part... C'est le moindre de mes droits...
CÉCILE (violente et têtue).—Tu parles toujours de tes droits, parle donc aussi de tes devoirs! D'ailleurs, je n'ai rien à t'expliquer... Tu ne comprendrais pas. Mais il faut, il faut absolument que tu viennes avec moi ce soir; sans quoi tout est perdu!
JEAN.—Mais c'est stupide! En me menant là-bas, à mon corps défendant, qui penses-tu tromper?
CÉCILE (suppliante).—Jean, je t'en conjure, viens avec moi ce soir!
JEAN (sautant du lit).—Non, non, et non! Je ne m'oppose pas à tes croyances, mais laisse-moi libre d'agir selon les miennes!
CÉCILE (un grand cri).—Ah, ce n'est pas la même chose!
Jean se retourne vers le lit où Cécile sanglote éperdument.
JEAN (avec une tristesse profonde).—Ce n'est pas la même chose... Voilà ce qui est cause de tout! Jamais tu ne consentiras à respecter ce que tu ne comprends pas...
(Levant la main.) Ah, ma pauvre enfant, tu peux me rendre justice, je n'ai jamais prononcé une parole qui puisse ébranler ta foi! Mais, bon Dieu, il y a des instants où je souhaite de toute ma rancune que tu apprennes un jour, à tes dépens, ce que c'est que le doute—juste assez pour perdre le goût de l'absolu, et ce besoin de dominer, du haut de ta certitude!
Il s'aperçoit dans une glace, ébouriffé, pieds nus, jetant l'anathème vers le lit défait... Exaspéré contre lui autant que contre elle, il s'enfuit en claquant la porte.
Jean, seul à son bureau.
Il a des notes éparpillées devant lui.
Il écrit une page entière sans lever les yeux, puis repose sa plume avec humeur. Malgré tout son effort, il ne travaille pas: il besogne, machinalement; son application se perd dans le vide.
Il pense:
—«C'est stupide... Je ne peux rien faire ce matin... Et tout ça, pour cette histoire de neuvaine...»
Il repousse ses fiches, et reste un instant songeur.
—«Ce serait trop bête... Tout l'avenir dépend de moments comme ceux-ci. Il faut que j'aie ma liberté d'action, c'est bien le moins! Aujourd'hui ceci, demain autre chose: non!»
Il se lève, par énervement, fait quelques pas, les bras croisés, jusqu'à la fenêtre, où il stoppe net, les yeux vagues dans le ciel pluvieux.
—«Mais qu'est-ce qu'elle peut s'imaginer avec sa neuvaine? Toujours cette action directe des prières sur la volonté de Dieu... C'est d'un enfantillage!... Vraiment elle a une façon de croire, qui serait digne des sauvages de l'abbé Joziers! Cet abonnement de neuf jours ... ce nombre neuf... Elle doit s'être procuré un formulaire spécial pour femmes stériles!... Prodigieux!»
Il hausse les épaules, se dirige vers la bibliothèque, et debout, appuyé au battant vitré, semble s'attarder à la recherche d'un livre.
—«Avoir une attitude loyale vis-à-vis de soi-même. Les femmes ne comprennent rien à ce sentiment-là! «Qu'est-ce que ça te fait, puisque je t'en supplie!...» La dignité pour soi ... la dignité de la vie, pour soi-même...»
Il prend un volume au hasard, et regagne son fauteuil.
L'heure du déjeuner.
Jean se met à table, seul.
Il pense:—«Elle va rester dans sa chambre, à bouder. Elle espère que je serai sensible à cette comédie!... (Excédé.) Quand tout ça finira-t-il!»
Mais Cécile paraît.
Et Jean, levant les yeux au bruit de la porte, aperçoit un pauvre visage ravagé de douleur, plombé, maigri, labouré de larmes.
Tout ressentiment s'évanouit: une compassion soudaine, comme devant la faute d'un enfant entièrement irresponsable: une immense pitié, jaillie du plus profond de sa tendresse instinctive ... presqu'une résurrection, mais si triste, si décolorée, de l'amour d'autrefois,—qui est mort.
Sans aucun cabotinage, elle s'assied à sa place, livide.
Le repas.
Elle s'efforce de toucher aux plats. De longs silences. Devant la femme de chambre, quelques mots rapides sur sa migraine.
Jean l'examine à la dérobée: la courbe nette et têtue du front baissé; les paupières bouffies, sèches et rouges; les lèvres enflées, la bouche béante, vraiment déformée par la douleur...
Il pense avec angoisse:—«Comme je la torture!... A tort ou à raison, peu importe!. Elle souffre par moi, et c'est abominable! Ah, à quoi bon vouloir qu'elle comprenne? Je n'arriverai jamais qu'à lui faire mal. Plutôt céder que de la martyriser odieusement, pour rien!
«En somme que demande-t-elle? guère plus que ce que j'ai fait souvent, cet été, en l'accompagnant le dimanche à la messe... Tant pis pour elle, si elle ne voit pas la sottise, la laideur de cette démarche forcée...
«Allons, je ne m'obstine pas...»
Et tout de suite, par cette seule résolution intérieure, une détente, un allègement joyeux. Il goûte une jouissance voluptueuse à s'évader de son égoïsme, à être le meilleur des deux, celui qui comprend, qui pardonne, qui cède.
Il la regarde avec douceur. Elle mange docilement, sans lever les yeux.
—«Jolie, dans ses larmes... C'est monstrueux de laisser pleurer une femme! Mon père disait: «Les femmes sont autres, on l'oublie trop souvent.» Il avait raison; voilà ce qu'on obtient à vouloir les traiter en égales: de la souffrance inutile... Oui, il avait raison. Il faudrait négliger ce qui nous sépare d'elles, et s'acharner à découvrir ce qui peut nous en rapprocher...
«Oui, oui: mais pour que ce soit possible, et facile, il faudrait
encore s'aimer...»
Il se lève de table.
Elle attendait, indifférente, les yeux sur la nappe.
Il pense:—«Elle va fuir dans sa chambre... Je la suivrai, je lui dirai que je veux bien.»
Mais, comme d'habitude, Cécile se dirige vers le cabinet de Jean, où l'on a porté le café. Et elle reste debout devant le plateau, les bras tombés.
Jean va vers elle.
Il a fait un dur effort; il a piétiné un peu de sa conscience, un peu de son amour-propre, un peu de l'avenir. Il escompte cette joie qu'il lui apporte. Elle va s'abattre contre son épaule avec un sanglot attendri, et il sera payé par l'éclair reconnaissant de ses yeux.
Il se penche, il entoure sa taille. Elle se laisse manier sans résistance.
JEAN (avec un tremblement dans la voix).—Ecoute... C'est bien, j'irai ce soir avec toi, où tu voudras. Pourvu que tu ne pleures plus...
Mais elle se dégage et le repousse brutalement.
CÉCILE.—Ah, je sens que tu seras mon ennemi, toujours!
Il la considère, abasourdi.
CÉCILE (martelant les mots).—Je sais qu'il faudra que nous nous quittions, un jour, dans un an, dans deux ans, dans dix ... je ne sais pas ... mais, un jour, certainement, il le faudra! Et je te détesterai! (Éclatant en larmes.) Tu me fais déjà horreur...
Elle ébauche un geste vague des mains en avant, comme si elle allait tomber, et vient s'appuyer au bord de la table.
JEAN (amer).—C'est bien... Je pensais te faire plaisir.
Elle relève la tête, comme s'éveillant d'un cauchemar, et son visage s'adoucit. Elle s'agrippe au bras de Jean.
CÉCILE (balbutiant).—Ah oui, pour ce soir? C'est vrai, je te remercie... (Elle se baisse, et furtivement lui embrasse la main.) Merci, mon chéri.
Et brisée, le mouchoir sur les lèvres, elle quitte la pièce lentement;
de la porte, elle cherche à lui sourire.
Jean, hébété, fixe machinalement cette porte fermée.
Puis il secoue le front et les épaules, va vers la fenêtre, l'ouvre brusquement, malgré la pluie, et se penche dehors, comme quelqu'un qui s'évade d'un trou sans air.
Notre-Dame des Victoires. 8 heures du soir.
Un sépulcre. Les herses flamboyantes aveuglent, endorment,
mais n'éclairent pas.
Là, le soir, de tous les coins de Paris, les détresses qu'aucun courage ne porte plus, et les espoirs tenaces que tout a déjoués, viennent s'ensevelir côte à côte, dans l'ombre qu'épaissit la fumée des cires.
Cécile, prosternée; Jean, debout: l'un et l'autre courbés sous le poids de l'irrémédiable.
Le même soir.
Jean, revenu à sa table de travail, s'y attarde,—pour être seul.
La porte s'ouvre.
Cécile entre sans bruit, les pieds nus.
CÉCILE.—Tu ne viens pas te coucher? (Naïvement.) Tu me boudes?
Elle rit gentiment, d'un air puni.
Désarmé par tant d'inconscience, Jean ne peut s'empêcher de sourire.
Elle est en peignoir. Aucune trace de larmes. Sa coiffure de nuit la rajeunit; cheveux lâches, pincés à la nuque par un gros papillon noir. Elle a quinze ans, ce soir; elle est la frêle fiancée de Buis.
Comme une enfant, elle saute, et se perche sur les genoux de Jean.
CÉCILE.—Je ne veux pas m'endormir toute seule, après une journée pareille. Je veux que tu me dises que tout est oublié ... que tout est fini...
Jean est las de paroles.
Sans répondre, il embrasse doucement ce front câlin, qu'elle tend. Plus que jamais, ce soir, il se sent un vieil homme.
CÉCILE.—Là-bas, il fait trop froid. Je vais t'attendre. Continue, mon chéri, il ne faut pas que je t'empêche de travailler. Je vais rester sur ton genou, je ne bougerai pas.
Elle se blottit, elle s'abandonne. Le bras de Jean qui l'encercle, sent fondre le pli de sa taille, mouvante et tiède.
Ses mules de paille ont glissé; il prend dans le creux chaud de sa main, les petits pieds frileux.
CÉCILE.—Tu vois, je suis gelée..
Elle rit: un rire saccadé, provocant. Puis elle se laisse emporter la tête en arrière, riant toujours.
Maintenant, leurs yeux se croisent. Un choc bref: sous les paupières baissées de Cécile, Jean a heurté une petite lueur de joie triomphante.
Il pense brusquement:
—«Ah!... le neuvième soir... Il fallait aussi que...»
Pas même un sentiment de rancune; il la garde allongée contre lui.
Il vient de toucher du regard toutes les possibilités de la bêtise humaine, et il se sent si loin de Cécile, si loin!...
—«Les femmes sont autres...»
III
Quelques feuillets, d'une écriture cursive et nerveuse, au fond d'un tiroir du bureau de Jean:
Les femmes: êtres inférieurs, irrémédiablement.
Leur sensiblerie est en elles, comme un ver dans un fruit. Qui attaque tout: qui rend impuissante leur intelligence, et infirme leur cœur.
Un cerveau de petite fille, confit à l'ombre d'une ville de province: toutes les affirmations de la sottise ignorante.
Ça ne se décrasse pas.
Les femmes aiment le mystère, par instinct. Contre, rien ne peut. Encore l'aiment-elles bassement.
Si, la nuit, elles ont peur des voleurs, une veilleuse leur rend la sécurité. Le geste de l'autruche: leur geste naturel. Il leur faut une foi pour être assurées, pour n'avoir pas à chercher au delà.—(N'imaginant même pas qu'on puisse avoir soif de «vérification...»)
On ne doit se marier que lorsqu'on est bien fermement dirigé dans sa voie, et certain de n'en pas changer. Modifier sa direction après le mariage, c'est bouleverser deux vies pour une; c'est creuser entre deux êtres, que tout oblige à rester liés, un gouffre où tout le bonheur s'abîme,—sans le combler.
IV
L'année suivante.
A Buis, le lundi de Pâques.
Le petit salon de Mme Pasquelin. Midi.
Jean et Cécile viennent d'arriver pour passer quelques jours.
L'abbé Joziers, revenu de Madagascar depuis deux mois, est venu déjeuner avec eux.
MADAME PASQUELIN.—Allons... Approchez-vous... Venez vous chauffer... Il faisait si beau ce matin!
Le ciel s'est subitement assombri, une rafale de grêle tambourine sur les vitres.
L'ABBÉ JOZIERS (de la fenêtre).—C'est une giboulée, ça ne durera pas... (A Jean.) Ce grand ami-là, comme il a changé depuis cinq ans!
JEAN.—C'est vous que je n'aurais pas reconnu! Maigri, jauni...
L'ABBÉ (riant).—Merci!
MADAME PASQUELIN.—Et encore, depuis un mois, il a vraiment meilleure mine... Il serait mort au milieu de ses nègres, si je ne l'avais fait rappeler d'autorité par Monseigneur.
L'ABBÉ (à Jean).—C'est vrai, mon cher, j'ai failli rester là-bas. Et puis le bon Dieu, prévenu par Mme Pasquelin, a dû se dire: «Mais ce gaillard-là, on peut encore en faire quelque chose... Bon pour le service!» Et me voilà...
JEAN (sérieux).—Il s'agit de réparer les avaries.
L'ABBÉ.—Oh, ça y est... Radoubé, remis à flot... (Se frappant la poitrine.) La coque était bonne! Tenez avant-hier, j'ai été jusqu'à Saint-Cyr, à pied; les jambes sont solides. Aujourd'hui, je compte aller à Beaumont, pour M. le Curé. Vous voyez, il n'est même plus question de ménagements.
(Il regarde longuement Jean tout en parlant.) Comme il a changé!
JEAN.—Tant que ça?
L'ABBÉ.—Cette moustache, maintenant! Et puis, je ne sais pas, quelque chose de nouveau, de différent... Le regard... Non, toute la physionomie...
MADAME PASQUELIN (prenant Cécile à part).—Eh bien, toi? Comment vas-tu?
CÉCILE.—Pas mal.
MADAME PASQUELIN.—Enfin, toujours rien?
CÉCILE (les larmes aux yeux).—Non.
Une pause.
MADAME PASQUELIN (plus bas; coup d'œil vers Jean, qui bavarde avec l'abbé).—Et ... lui?...
Cécile répond par un geste découragé. Profond soupir.
Après déjeuner.
L'ABBÉ JOZIERS (s'approchant de la fenêtre).—Voilà le beau temps, il faut que je me sauve. Je vais jusqu'au presbytère de Beaumont.
Jean, m'accompagnez-vous un bout de chemin?
JEAN.—Bien volontiers.
Les nuages sont passés. Une brise fraîche achève de sécher les grêlons fondus.
Un ciel lavé, immense et clair, d'un blanc à peine bleuté, s'étend sur la ville. Les rues sont propres, le soleil d'avril fait sourire les façades. Des volets blancs luisent, laqués par la pluie.
Lundi de Pâques: jour férié. Des familles en promenade.
JEAN.—Nous prenons le raccourci du cimetière?
L'ABBÉ.—Oui... (Passant sa main sous le bras de Jean.) Ça m'a fait plaisir ce déjeuner. Je craignais, d'après une de vos lettres ... et puis, d'après les réticences de votre belle-mère... (Insistant, à son habitude, sur certains mots.) Mais je vois que vous êtes heureux, l'un et l'autre, ainsi que vous le méritez tous les deux...
Jean le regarde presque gaiement; et l'abbé prend ce sourire pour un acquiescement. Quelques pas silencieux.
JEAN (avec un petit rire sec).—Le bonheur? Eh bien non, non: ce n'est pas précisément le bonheur!
L'abbé tressaille et s'arrête.
L'ABBÉ.—Vous plaisantez?
JEAN (sourire amer).—Vaut-il pas mieux en rire!
L'ABBÉ (stupéfait, un peu scandalisé).—Jean...
JEAN (haussant les épaules).—Elle est si bête, notre histoire!
L'ABBÉ.—Vous m'effrayez, Jean.
JEAN.—Que voulez-vous, c'est l'impasse...
L'ABBÉ.—L'impasse?... Mais vous vous aimez pourtant?
JEAN (sombre).—Je n'en sais rien.
Le chemin de traverse se rétrécit. L'abbé passe devant, sans répondre. Devant le calvaire, il se signe.
Ils traversent le cimetière en biais, par des sentiers mangés d'herbe.
Une porte basse ouvre en pleine campagne. La grand'route; sur l'un des accotements, des poteaux télégraphiques à perte de vue, divisent en mesures les portées des fils. Un soleil splendide et jeune, baigne les prés, les chaumes, les labours assombris par la pluie. Des pâturages, coupés de raies d'argent, dévalent jusqu'à l'Oise, dont les rives sont encore inondées: l'eau, abritée du vent, reflète un ciel immobile, d'un gris fin; les saules immergés jusqu'au menton, lèvent leurs grosses têtes noires ébouriffées.
L'abbé s'approche de Jean, qui s'est arrêté devant le paysage. Leurs regards se croisent: celui de l'abbé est préoccupé et plein de reproche.
JEAN.—Je sais bien que je suis fautif. J'ai voulu réaliser, à vingt-deux ans, un rêve stupide, fait à seize... Ça ne pouvait rien apporter de bon.
L'ABBÉ.—Au contraire, cette amitié d'enfance...
JEAN (l'interrompant avec amertume).—Permettez, permettez... Je connais bien la question, je vous assure: j'ai eu le loisir de l'approfondir!
L'abbé se tait et reprend silencieusement la marche. Cette assurance d'homme le déconcerte.
Jean devine sa surprise et y prend un mauvais plaisir: l'air vif, le soleil, la promenade, le grisent un peu. Il devient loquace.
JEAN.—A seize ans, voyez-vous, on se fait de l'amour une idée follement mystique! On place son rêve si loin, tellement hors des possibilités de la vie, qu'on ne pourrait rien trouver dans la réalité qui le satisfasse; alors on se fabrique, de toutes pièces, un objet imaginaire! Ça se fait tout seul: on prend la première venue, la plus proche... On se garde bien de chercher quel est son véritable caractère! Non... On l'enferme comme une idole dans le cercle clos de son imagination, on la pare de toutes les qualités que l'on souhaite à l'Élue,—et puis on s'agenouille devant, avec un bandeau sur les yeux... (Il rit.)
L'ABBÉ.—Mon pauvre Jean, que me racontez-vous donc...
JEAN.—L'intoxication est lente et sûre... Le temps passe, le bandeau ne tombe pas. Alors un beau jour, pour la remercier d'avoir plus ou moins longtemps personnifié vos aspirations amoureuses, sans hésiter, le sourire aux lèvres, on épouse une fillette qui vous est essentiellement étrangère...
(Une pause) Et puis, quand on a stupidement engagé sa vie entière...
Il s'arrête et regarde le prêtre bien en face.
JEAN.—... en-ga-gé sa vie... Sentez-vous ce que c'est?
L'abbé baisse la tête.
JEAN.—... Quand on se trouve enfin devant celle qu'on a choisie, et qu'on veut l'aimer, cette fois, pour de bon, dans la réalité de tous les jours, alors on s'aperçoit que l'on n'a rien de commun avec elle... Une inconnue! Peut-être une ennemie... Et c'est l'impasse!
L'ABBÉ.—Une inconnue, une inconnue... Voyons, ne me dites pas ça! vous avez été élevés l'un près de l'autre!
JEAN (avec âpreté).—Oui, et nous nous connaissions moins que l'on ne se connaît dans la plupart des mariages de présentation; parce que, dans ces cas-là, on emploie fébrilement le temps des fiançailles, à s'expliquer, à tâcher de se comprendre. C'est toujours ça... Tandis que nous n'y avons même pas pensé: nous croyions que c'était fait depuis toujours.
L'ABBÉ.—Pourtant au début, vos premières lettres...
JEAN.—Au début? Je me suis aperçu très vite que nous étions très différents, mais sans la moindre inquiétude, je l'avoue...
L'ABBÉ.—...?
JEAN.—Si vous saviez l'exaltation qui vous aveugle à ces moments-là! Ce bonheur, après lequel j'avais vu tout le monde courir en vain, je voulais si intensément qu'il fût pour moi, j'attendais avec tant de certitude cette exception de la vie en ma faveur! J'étais d'avance résolu à tout trouver parfait.
Et puis, dans les premiers temps du mariage, le rôle de l'homme est si facile! Il prend si aisément de l'influence sur sa femme! Mais qu'il se hâte! Les femmes les plus naïves ont un sens merveilleux qui les avertit vite de leur force, et les fait ressaisir bientôt tout l'empire qu'elles ont laissé prendre... Les premiers mois, allez, sont bien trompeurs! La femme, avec une inconsciente habileté, sait retenir et répéter. Elle vous tend un miroir fidèle... Mon Dieu, on s'y regarde avec plaisir... Jusqu'au jour où l'on découvre que ce qu'elle vous présente n'est qu'une image,—votre propre image... Et si pâle, si fragile, si effacée déjà...
L'ABBÉ.—Vous l'aimiez pourtant?
JEAN.—Je ne crois pas... C'est l'amour que j'aimais.
L'ABBÉ.—Elle vous aimait, elle, sans réserve!
Jean ne répond pas.
L'ABBÉ.—Elle vous aimait, et elle vous aime encore! J'en ai eu la preuve tout à l'heure, dans son sourire, dans son regard...
JEAN.—Ça, non.—Vous avez surpris, entre nous, un peu d'entrain factice... (Avec lassitude.) Un armistice, tacitement conclu pour notre retour ici, rien de plus.
L'ABBÉ.—Elle vous a aimé, Jean, je le sais bien!
JEAN.—Oui, oui... (Haussant les épaules.) A sa façon... Petite flamme permise, qu'elle a patiemment attisée pendant des années, dans la solitude, avec la permission de sa mère et de son confesseur... Petit amour bien poétique, bien «mois de Marie»...
L'ABBÉ.—Jean!
JEAN.—Laissez, je vous parle franchement. Cet amour-là, je ne le nie pas; mais il n'était pas capable de faire un miracle: et il en faudrait un, je vous assure, pour que nos deux pensées s'accordent, pour que nos deux vies viennent à n'en faire qu'une seule!
L'ABBÉ.—Mais elle était si jeune!
JEAN (avec un rire nerveux).—Ah c'est vrai: «Elle était si jeune!» (Il fait quelques pas et se retourne fébrilement.) Je le croyais! Je pensais: «Tout ce qui me déplait en elle, est provisoire...» Quelle erreur!... Cécile avait, en effet, le cœur et le cerveau d'une gamine de seize ans, qui veut juger la vie, et dont toute l'expérience, tous les points d'appui, sont ce peu de chose qu'elle a pu glaner, le dimanche, au catéchisme de persévérance...
L'ABBÉ.—Jean!
JEAN (avec une animation hostile).—Mais ce que je ne prévoyais pas, c'est que cet état embryonnaire était pour elle le point terminus, et qu'elle avait atteint son point mort!
Voilà pourtant l'exacte vérité!
Jean s'est arrêté, dans une attitude de combat, les jambes écartées, le buste frémissant, la tête en arrière, l'œil dur, les mains soulevées à la hauteur de la poitrine, et les doigts ouvert comme s'il soupesait un bloc compact.
JEAN.—Elle était très fière de sa petite jugeotte! Parbleu! Elle l'avait formée à des sources inattaquables: au sermon, dans les entretiens de quelques bonnes gens de province, ou bien dans ces bouquins théoriques à l'usage des jeunes filles chrétiennes, dans lesquels il n'y a rien, rien, qui, de près ou de loin, corresponde aux réalités qu'elles devront vivre!
L'abbé fait un pas, et pose la main sur le bras de Jean. Il le regarde au visage.
L'ABBÉ.—Jean, Jean... Vous ne parleriez pas ainsi si vous n'aviez vous-même terriblement évolué...
(Baissant la voix.) Je suis sûr que vous ne pratiquez plus!
Un silence.
JEAN (sur un ton affectueux, mais ferme.).—Non.
L'ABBÉ (avec douleur).—Ah, je comprends tout, maintenant!
Le chemin monte; on aperçoit le clocher de Beaumont.
L'abbé accélère l'allure, comme s'il cherchait à être seul.
L'un derrière l'autre, ils atteignent le haut du plateau. Un vent léger, venu de loin, les accueille. Sur le bord de la route, les fils télégraphiques tendus dans la brise, chantent.
Les maisons du hameau sont éparpillées à travers champs.
L'église est à cent mètres, gardée par les sapins pointus du presbytère.
Jean laisse l'abbé prendre de l'avance, et s'assied sur un tas
de cailloux.
Son dos chauffe au soleil. Le vent lui souffle sa fraîcheur au visage. A ses pieds, de petites feuilles sèches roulent, avec un froissement de soie.
Devant lui, la plaine.
Les ombres s'allongent, obliques. A travers les houppes défeuillées des ormes, à travers les peupliers en rideaux, brillent des façades blanches, des toits bleus. Presque personne. Une charrette avance sur un chemin qu'il ne voit pas, et les roues grincent dans la boue des ornières. Au loin, un cheval gris et un cheval roux traînent la charrue sur les courbes molles d'un vallonnement, et soulèvent sans bruit des flocons d'ouate brune. Une flaque attardée luit entre des troncs. Les nids désertés font des nœuds dans l'écheveau des branches. Les laboureurs ont atteint le bout de leur champ: avec des gestes lents, ils virent et repartent; ils montent vers Jean, et le cheval gris, dissimulant tout l'attelage, semble venir seul.
Le vent s'est tu. Les cahots de la charrette ont cessé. Les feuilles mortes reposent.
Du silence.
L'abbé revient, le front incliné.
Jean se lève et va vers lui. Le prêtre lui tend les mains; ses yeux sont pleins de larmes.
Ils redescendent la côte, sans mot dire. L'abbé marche droit devant lui, la tête basse.
JEAN (avec douceur).—Mon cher abbé, je vous ai fait de la peine. Mais tôt ou tard, il fallait bien vous l'apprendre...
L'abbé fait un geste évasif et triste.
JEAN.—Je connais le reproche habituel des croyants: «Vous vous êtes débarrassé d'une religion qui entravait votre bon plaisir.» Ce n'est pas mon cas. J'ai lutté pendant des années; vous en avez été témoin... Il le fallait. Maintenant c'est fini. J'ai repris mon équilibre.
L'abbé tourne la tête et regarde Jean avec une insistance involontaire, comme s'il cherchait à voir l'homme nouveau qu'il est devenu.
L'ABBÉ (avec désespoir).—Vous, que j'ai quitté si droit, en si bon chemin!...
JEAN.—Vous ne devez pas me mépriser. Croire ou ne pas croire, au fond, ce n'est pas ça qui importe: l'essentiel, c'est la façon dont on croit ou la façon dont on ne croit pas...
L'ABBÉ.—Mais comment, comment est-ce arrivé?
JEAN.—Je ne peux pas expliquer. J'ai eu la foi, c'est certain; maintenant, je ne peux plus m'imaginer cet état-là. Des idées qui passent comme des courants, et qui vous poussent tout naturellement dans le même sens... Et puis, ça dépend aussi des natures... Certains hommes sont, plus que d'autres, susceptibles d'accepter une formule toute faite; comme le bernard l'ermite, vous savez, qui s'installe dans la première coquille vide qu'il rencontre, et qui s'y moule. D'autres, au contraire, ont besoin de secréter eux-mêmes leur carapace...
L'ABBÉ (sombre).—Ce sont vos études qui vous ont perdu... Le poison de l'orgueil scientifique! Ah, et combien d'autres...! A force de s'absorber dans l'examen du monde matériel, on s'aveugle jusqu'à perdre le sens surnaturel, et bientôt la foi!
JEAN.—C'est possible. Quand on se sert quotidiennement des méthodes scientifiques, et qu'on a éprouvé mille fois combien elles sont propres à la recherche de la vérité, comment ne serait-on pas amené à les appliquer aux problèmes religieux?
(Tristement.) Est-ce ma faute, si la foi résiste mal à un sérieux examen critique?
L'ABBÉ (vivement).—Ah, il ne sait plus comprendre qu'avec son intelligence! L'examen critique, la raison! Est-ce que ce n'est pas à l'aide de la raison que les théologiens établissent les preuves de l'existence de Dieu et de la Révélation?
JEAN (à mi-voix).—C'est par elle aussi qu'on les renverse...
L'ABBÉ.—Mais lorsqu'il m'est prouvé, à moi, que ma raison ne peut à elle seule, embrasser dans son entier le mystère des dogmes, ni toutes les choses de l'âme, ni la solution chrétienne du problème de nos destinées, j'y vois au contraire, une preuve irréfutable de l'Autorité supra-humaine qui nous a révélé la lumière!
Jean se tait.
L'ABBÉ (prenant avantage de ce silence).—Et d'ailleurs, pouvez-vous me citer une seule vérité scientifique certaine, qui soit en opposition réelle avec un de nos dogmes?
Est-ce votre science qui vous a démontré qu'il n'y avait pas de Dieu?
JEAN (se décidant à répondre).—Pas absolument.
L'ABBÉ.—Ah!
JEAN.—La science se contente de prouver que tout, dans l'univers, se passe comme si votre Dieu personnel n'existait pas.
L'ABBÉ.—Mais la science, mon pauvre ami, uniquement assujettie à l'étude des lois naturelles, est, quand on sait voir, le plus éclatant témoignage de l'existence d'un Dieu!
JEAN (avec tristesse et fermeté).—Oh, pardon, pardon ... ne nous payons pas de mots. De ce que je crois reconnaître un Ordre, des Lois, n'allez pas conclure que je crois en Dieu: c'est un tour de passe-passe qu'on a trop employé! Non, non, nous sommes l'un et l'autre persuadés que l'univers obéit à des lois, soit;—mais mon opinion, toute expérimentale, n'est nullement compatible avec les données de la religion catholique, où Dieu est considéré comme un Être suprême, ayant une action personnelle, et des qualités précises! Ne confondons pas. Sans quoi la religion serait encore la science, comme elle l'était jadis, à l'éveil de l'intelligence humaine. (Souriant à demi.) Et ce n'est pas le cas...
L'ABBÉ (avec feu).—Alors quand, de bonne foi, vous mettez votre raison en face du christianisme...
JEAN (vivement).—Mon cher abbé, nous discuterions ainsi jusqu'à l'aube, sans nous convaincre.
(Souriant.) Je suis bien revenu de ces controverses interminables... Il y a entre un croyant et un athée, un abîme tel, qu'ils se combattraient toute une vie sans s'être compris. J'ai été souvent mis au pied du mur par des théologiens avertis et bien armés. Le plus souvent, je ne trouvais, je l'avoue, pas grand'chose à leur répondre. Mais cela n'ébranlait en rien ma conviction. Je savais, avec certitude, qu'il y avait une réponse, et qu'il aurait suffi d'un hasard, d'une association d'idées heureuse, ou d'une soirée de réflexion pour la trouver.—Des arguments? Mais on en trouve toujours, et pour toutes les causes, en cherchant un peu...
L'abbé fait un geste d'impuissance définitive.
Jean sourit affectueusement, et s'approche de lui, jusqu'à lui prendre le bras.
JEAN.—Voyez-vous, on ne se convertit pas pour des raisons logiques: voilà la certitude à laquelle je suis arrivé. On se contente d'étayer, par des arguments logiques, une conviction que l'on porte en soi: et cette conviction n'est pas motivée, comme on le croit, par des syllogismes et des raisonnements, mais par une disposition naturelle, plus forte que toutes les dialectiques.
Je crois que l'on naît prédisposé à la foi ou au doute; et que tout les raisonnements ne peuvent pas grand'chose, ni pour, ni contre...
L'abbé ne répond pas.
L'air a fraîchi tout à fait. Le soir tombe vite. Le soleil n'est
plus qu'une ligne orangée, parmi des brumes violettes, au ras de
l'horizon.
Devant eux, s'étend un blé naissant, d'un vert uni, à peine duveté par le brouillard qui se lève; et sur cette nappe soyeuse, se mêlent le reflet rosé du jour qui meurt, et l'éclat laiteux de la lune.
Ils pressent le pas.
Dans un chaume, des corbeaux s'élèvent, en rafale, pour
s'abattre plus loin, sur des pommiers noirs.
Un long silence.
L'ABBÉ.—Et ... pour votre femme ... que va-t-il arriver?
JEAN (simplement).—Ma femme? Mais il y a trois ans, au moins, que je pense tout ce que je vous ai dit ce soir... Alors?
Il n'y a aucune raison pour que ça change...
L'abbé hoche la tête, incrédule.
LA RUPTURE
I
Au Collège Venceslas,
Huit heures du matin: l'heure de la classe.
Jean monte allègrement sur l'estrade et s'installe.
UN ÉLÈVE (s'approchant).—Pardon, Monsieur... M. le Directeur ne vous a pas remis un cahier pour moi?
JEAN.—Non, pourquoi?
L'ÉLÈVE.—M. le Directeur m'avait demandé mes notes, hier soir. Il devait me les rendre ce matin.
JEAN.—Quelles notes? Celles que vous prenez à mon cours?
L'ÉLÈVE.—Oui, Monsieur.
JEAN (le congédiant).—On ne m'a rien apporté.
Sur les bancs, un bouillonnement de cuve qui fermente. Il faut quelques minutes pour que les individualités, éparses depuis la veille, s'agglomèrent à nouveau. Les têtes se dressent et s'abaissent. Puis l'ordre renaît. Quelques pensées parasites semblent bien encore voleter par-ci par-là, à la surface. Mais le silence s'établit: la masse est étale.
Jean, levant les yeux, heurte cinquante regards convergents vers lui. Il se sent cloué à sa chaire par ce faisceau d'attentes braquées. Muette injonction, qui accélère les battements de son cœur et déclenche son élan.
JEAN.—Je vous demande aujourd'hui, Messieurs, une attention plus soutenue que jamais.
Il respire largement, enveloppe sa classe d'un coup d'œil de conquête, et poursuit.
Nous avons terminé l'autre jour, l'ensemble des leçons que je désirais consacrer à l'origine des espèces. Je sais que vous avez compris l'importance de ce problème capital. Mais je ne puis me résoudre à clore ce chapitre de notre cours, sans un regard en arrière, sans une courte récapitulation des points qui me paraissent...
La porte s'ouvre; toute la classe est debout. Le Directeur entre.
Jean s'est levé, surpris.
M. l'abbé Miriel, directeur du Collège Venceslas:
Un prêtre de soixante ans passés. Grande aisance d'allure, malgré son âge et sa forte charpente.
Un masque fin, quelque peu empâté. Le front dégarni et taché de rousseurs. Entre des paupières qui se lèvent et qui s'abaissent très vite, un regard pâle, d'une lucidité avertie et sans indulgence. Sur les lèvres minces, un sourire d'enfant, factice peut-être, mais d'un grand charme.
LE DIRECTEUR (aux jeunes gens).—Asseyez-vous, mes enfants.
Je vous prie de m'excuser. Monsieur Barois: j'avais oublié de rendre ce cahier à l'un de vos élèves... (Sourire bonhomme.) Et, ma foi, puisque je suis entré, l'envie me prend de ne pas m'en retourner sans tirer quelque profit de ma visite... Voulez-vous me permettre d'entendre un peu de votre leçon du jour?—... Non, non, ne vous dérangez pas. (Il avise un banc vide, en retrait.) Je serai très bien là... (S'asseyant.) Et je vous en prie, que ma présence ne change rien à vos habitudes...
Jean a rougi, puis pâli.
La suspicion du procédé ne lui échappe pas. Il lutte, une seconde, contre la tentation d'atténuer le sens de la leçon préparée. Mais, bravement, avec un léger tremblement de défi dans la voix, il reprend son cours.
JEAN (se tournant vers le Directeur).—Je m'apprêtais, Monsieur le Directeur, à résumer les quelques leçons que nous avons employées à l'étude de l'origine des espèces. (L'abbé incline la tête, en signe d'assentiment.)
(A ses élèves.) Je vous ai expliqué la place essentielle que Lamarck, et après lui, Darwin, doivent occuper dans cette science des origines, qui ne s'est constituée qu'après eux, et toute entière de leur héritage; Lamarck surtout; et je crois vous avoir prouvé que sa théorie de l'évolution, ou mieux, du transformisme,—découverte plus générale et moins sujette à controverses que celle de la sélection naturelle,—doit être considérée comme une vérité scientifique définitivement acquise.
Il jette un regard vers le Directeur.
L'abbé écoute, les paupières baissées, ses deux mains blanches posées devant lui, impénétrable.
JEAN.—Nous avons vu en effet, qu'avant Lamarck, la science n'expliquait aucun des phénomènes de la vie. On avait dû supposer que toutes les espèces, aujourd'hui connues, avaient été créées successivement, et chacune en possession de tous ses caractères actuels. Lamarck a véritablement trouvé le fil d'Ariane du labyrinthe universel.
J'ai longuement développé devant vous, les raisons qui doivent aujourd'hui nous faire accepter avec certitude l'existence de cette filière indéterminée d'êtres, qui nous relie à la matière universelle. Depuis la monère initiale, à peine distincte des molécules du milieu organique dont elle était formée,—ancêtre informe de nos cellules, auprès de laquelle les plus simples expressions actuellement connues de la vie, sont des produits infiniment complexes,—jusqu'aux mécanismes les plus compliqués de la physiologie et de la psychologie humaine, à travers des milliers de siècles, la pensée de Lamarck a retrouvé et fixé l'échelle des êtres et leur progression ininterrompue.
Puis,—et ceci a un intérêt d'actualité—je vous ai mis en garde contre la prétendue crise que le transformisme aurait subi, depuis la découverte des variations brusques. Vous vous souvenez, qu'à des intervalles d'immobilité de l'espèce, peuvent succéder de brusques mutations, qui s'expliquent par l'accumulation d'efforts orientés dans le même sens, pendant des séries de générations. Je vous ai démontré que si l'on veut, de bonne foi, atteindre le fond de la question, cette théorie est en tous points conciliable avec la doctrine de Lamarck.
Une pause.
Depuis l'arrivée du Directeur, Jean a senti sa classe lui échapper.
Sa parole frappe une trame distendue; et lui-même, à s'appuyer
sur ce vide, perd peu à peu l'équilibre.
Alors, renonçant à récapituler ses leçons précédentes, il change résolument de sujet.
JEAN.—J'ai cru utile de procéder rapidement à cette revision. Mais le but de notre leçon d'aujourd hui est autre.
Dès les premiers mots, sa volonté qui s'exprime dans sa voix, ressaisit les mailles dénouées. La trame brusquement retendue, offre à nouveau aux mots qu'il jette son élasticité de raquette.
JEAN.—Je veux surtout graver dans vos mémoires, et de telle façon qu'elles n'en puissent jamais perdre l'empreinte, l'importance essentielle du transformisme; son utilité indispensable pour la formation des intelligences modernes; pourquoi il est, en quelque sorte, le noyau de toute la science biologique; et comment l'on doit reconnaître, sans dépasser les limites d'une scrupuleuse exactitude scientifique, que cette nouvelle façon d'envisager la vie universelle a pu modifier entièrement les bases de la philosophie contemporaine, et renouveler dans leur fond et dans leur forme, la plupart des concepts de l'esprit humain.
Entre Jean et sa classe, s'est rétabli un incessant échange de courants. Il la sent onduler et frémir à son commandement.
Le Directeur lève les yeux. Jean croise son regard qui n'exprime rien.
JEAN.—Du jour où nous avons compris l'activité ininterrompue de «ce qui est», nous ne pouvons plus concevoir la vie comme un principe créateur de mouvement, qui viendrait animer une inertie. Lourde erreur, dont nous portons encore le poids sur nos épaules, et qui, dès l'origine de la pensée, a faussé toute l'observation des phénomènes vivants!—La vie n'est pas un phénomène dont on puisse concevoir le début, puisque c'est un phénomène qui se poursuit sans discontinuer. Ce qui revient à dire: le monde est; il a toujours été, et il ne peut pas ne plus être; il n'a pu être créé: l'inerte n'existe pas.
Du jour où nous avons compris qu'un être, à deux instants de sa courbe, ne peut en aucune façon être identique à lui-même, nous perdons de ce fait tous les points d'appui, que l'illusion individualiste des hommes avait échafaudés, pour soutenir la gageure du libre arbitre; et nous ne pouvons plus concevoir un être qui jouirait d'une liberté absolue.
Du jour où nous avons compris que notre faculté raisonnante n'est que l'apport, à travers les âges, des expériences ancestrales, apport transcris en nous sans contrôle par les lois multiples et capricieuses de l'hérédité, nous ne pouvons plus accorder la même créance aux notions absolues de l'ancienne métaphysique et de l'ancienne morale.
Car le transformisme, dont la loi domine tout, domine aussi l'évolution de la conscience humaine.
Et c'est pourquoi Le Dantec, l'un des esprits les plus avertis et les plus indépendants de la science contemporaine, a pu déclarer: «Pour un transformiste convaincu, la plupart des questions qui se posent naturellement à l'esprit humain, changent de sens: quelques-unes même, n'ont plus de sens du tout.»
Le Directeur se lève d'un mouvement sec, malgré sa carrure. Il tourne vers la chaire son masque sévère, où les yeux sont à demi-clos.
LE DIRECTEUR.—Très intéressant, Monsieur Barois... Vous mettez votre enseignement une louable chaleur, qui le rend très vivant... (Aigre sourire.) Nous en recauserons d'ailleurs...
(Aux élèves, avec une bonhomie paternelle.) Ce qu'il faut retenir de tout cela, mes enfants,—et j'anticipe sans doute sur la conclusion que Monsieur Barois allait tirer de sa leçon,—c'est l'impeccable ordonnance du plan suprême... Notre pauvre raison n'approche qu'en tâtonnant de ces grandes lois; mais elle en reste confondue... Et cet acte d'humilité devant les merveilles du Créateur est d'autant plus nécessaire, que nous vivons en un siècle où les progrès des découvertes scientifiques tendent trop à nous faire perdre le sentiment de notre petitesse et de la relativité de notre savoir... (Il s'incline avec une extrême réserve.) Je vous laisse, Monsieur Barois... Au revoir...
La porte est à peine refermée, qu'un remous houleux fait osciller l'âme mobile de la classe.
Jean, debout, rassemble d'un vif coup d'œil le faisceau des regards qui s'éparpillaient.
Communion silencieuse et passionnée, qu'aucun blâme administratif ne pourra atteindre.
JEAN (simplement).—Je continue...
II
A Buis, chez Mme Pasquelin, pendant les grandes vacances.
Cécile est dans ta chambre, debout, en chemise, devant la
fenêtre ouverte.
D'un geste inconscient elle caresse la courbe déformée de son ventre. Les traits, autrefois vifs, sont voilés d'indifférence: le regard lointain des femmes alourdies.
Neuf heures du matin: un ciel lisse, d'où coule un soleil
jaune et fluide comme du miel.
On frappe à la porte, qui s'ouvre aussitôt.
CÉCILE (rougissant comme une enfant).—C'est toi, maman?...
MADAME PASQUELIN.—Oui, c'est moi!
Au ton de sa mère, Cécile lève les sourcils avec angoisse.
MADAME PASQUELIN.—Tiens, regarde! (Elle brandit une brochure blanche, et saisissant son face-à-main, elle épèle): «Bulletin du Congrès de la Libre-Pensée!... Monsieur Barois, chez Madame Pasquelin!... Buis-la-Dame, Oise»...
(Un temps.) Où est-il?
CÉCILE.—Jean? Je ne sais pas.
MADAME PASQUELIN.—Tu ne l'as pas vu encore?
CÉCILE.—Non.
MADAME PASQUELIN.—Il n'est plus dans sa chambre.
CÉCILE.—Il aura été faire sa promenade.
MADAME PASQUELIN.—Alors, non seulement, vous avez chacun votre chambre, mais il ne vient même plus te dire bonjour, avant d'aller se promener?
Cécile s'assied; geste résigné et las.
MADAME PASQUELIN (jetant la brochure sur les genoux de Cécile).—Eh bien, tu lui remettras ça, toi, si tu veux... Et tu lui diras, de ma part, qu'il se fasse adresser ça ailleurs que chez moi...
D'ailleurs, je ne sais pas ce qui se passe... (Soulevant une enveloppe décachetée.) Je reçois ce matin un mot de l'abbé Miriel...
CÉCILE.—Le directeur de Jean?
MADAME PASQUELIN.—Il prend ses vacances en ce moment à l'évêché de Beauvais, chez son frère, «et serait heureux, si j'avais ces jours-ci l'occasion de l'y rencontrer.» Il désire me «faire une communication personnelle»...
CÉCILE (inquiète).—Que peut-il vouloir te dire?
MADAME PASQUELIN (sombre).—Hé, je n'en sais rien, ma pauvre enfant Mais je vais y aller cet après-midi, je veux en avoir le cœur net.
Elle se penche brusquement, saisit le front de sa fille et y colle ses lèvres sèches, avec une petite aspiration bruyante qui ressemble à un sanglot. Puis, relevant un visage clos et courroucé elle quitte la pièce à pas sonnants.
Deux heures plus tard.
Cécile achève sa toilette.
JEAN (entrant).—Bonjour.
CÉCILE.—Tu as vu maman?
JEAN.—Non, je suis sorti de bonne heure.
CÉCILE (désignant le bulletin).—Maman a monté ça pour toi.
La physionomie de Jean s'éveille.
JEAN.—Ah oui, je sais... Je l'attendais... Merci.
Il rompt la bande, s'assied sur le lit et feuillète les pages avec intérêt.
Cécile le suit d'un regard curieux et hostile.
Il surprend l'interrogation et ne s'y dérobe pas.
JEAN.—C'est le programme d'un congrès qui se tient à Londres cette année, en décembre...
CÉCILE (sur la défensive).—Mais ... en quoi cela te concerne-t-il?
JEAN (tranchant).—Ça m'intéresse. (Mouvement de Cécile.) Et puis on m'a demandé d'en faire un rapport, pour une revue.
CÉCILE (nettement).—Qui, on?
JEAN (brusque).—Breil-Zoeger.
CÉCILE.—J'en étais sûre!
JEAN (glacial).—Oh, je t'en prie, Cécile...
Un silence.
Jean s'est remis à feuilleter le bulletin.
CÉCILE (avec désespoir).—Je ne veux pas que tu t'occupes de ça!
Jean, sans cesser de lire, grimace un mauvais sourire.
JEAN.—Comment dis-tu? Tu ne veux pas?...
Il met la brochure dans sa poche et s'avance vers elle.
JEAN (sans acrimonie).—Écoute, ma petite, laisse-moi tranquille avec cette histoire...
Ce congrès ne se tient que tous les dix ans... (Il se promène de long en large, sans la regarder.) C'est un mouvement international, dont tu ne peux pas soupçonner le retentissement.—De plus, les matières inscrites cette année au programme, m'intéressent personnellement beaucoup. Zoeger m'avait proposé d'y prendre une part active, comme correspondant spécial de la Revue internationale des Idées, qui est, en France, l'organe de ce mouvement. J'ai failli accepter ... (Mouvement de Cécile) ... et puis, j'ai refusé à cause de mon cours à Venceslas. Mais, le moins que je veuille faire, c'est d'assister aux dernières séances, qui auront justement lieu pendant les vacances du jour de l'an, et de publier sur les conclusions du congrès, un rapport pour la section française.
C'est convenu, il n'y a plus à y revenir.
Elle ne répond rien.
Il fait quelques pas en silence, et se décide enfin à lever les
yeux vers elle.
Elle est écroulée comme un animal qu'on vient d'abattre. Ses prunelles dilatées s'emplissent d'angoisse, comme si elle allait s'évanouir.
Il s'élance, il la relève, il l'étend sur son lit.
Une pitié subite, poignante, impérieuse...
JEAN (avec une résignation morne).—C'est bien, c'est bien.. Remets-toi... Je n'irai pas, c'est entendu...
Elle reste un instant immobile, les yeux clos.
Puis elle le regarde, sourit simplement, et prend sa main.
Mais il s'écarte. Il s'approche de la fenêtre. Ah, elle est la plus forte! Avec cette souffrance vraie qui la ronge, et qu'elle étale, elle est invincible!
Il entrevoit tout ce que son renoncement lui fait perdre: l'occasion unique d'entendre résumer, combattre, défendre, passer au crible de la contradiction publique, cet ensemble d'idées, dont, depuis cinq ans, il cherche dans les ténèbres à se faire une doctrine vitale...
Un immense écœurement...
Pitié pour elle, soit: mais pitié pour lui!
JEAN (sans se retourner, d'une voix sourde et violente).—Vois-tu... Voilà pourquoi je ne serai jamais qu'un raté! Et ce n'est même pas ta faute, tu ne peux pas faire autrement... Toutes les réalités les plus pressantes de ma vie, tu ne les aperçois pas, tu ne les soupçonneras jamais! Pour toi, ce seront toujours des manies inutiles, ou, ce qui est pis, honteuses, criminelles... C'est ta nature, c'est comme ça que tu es vraiment toi! L'atmosphère que tu crées autour de moi, j'y étouffe!... Tout mon courage, toute mon activité s'y dissolvent... Le seul bonheur que tu peux m'offrir, la petite affection dont tu es capable, ne pourront jamais que me nuire, me rapetisser à ta mesure! Voilà la vérité, l'atroce vérité... Du fait que tu es là, dans ma vie, elle est gâchée, quoi que je fasse!... Et, quoi que je fasse, tu resteras là, dans ma vie, toujours! Tu briseras mes élans un à un, et tu ne t'en douteras même pas, tu n'auras jamais une lueur, pour comprendre ce que tu es!... Toute ta vie tu pleureras sur tes petits chagrins à toi...
(Explosion.) Et moi, par ta faute, je suis foutu,—irrémédiablement foutu!
Elle n'a pas fait un mouvement.
Rien autre dans son regard qu'une douloureuse surprise...
Alors, il hausse les épaules. Et, la bouche sèche, les épaules
lourdes, il quitte la chambre.
III
«A M. l'Abbé Miriel
Directeur du Collège Venceslas
«Paris.
«17 Août
«Monsieur le Directeur,
«Vous me permettrez tout d'abord d'être surpris que vous ayez cherché un tiers pour me faire connaître votre opinion sur mon enseignement. Sans insister davantage sur un procédé qui manque de courtoisie, pour ne pas dire plus, je veux tout de suite aborder avec vous les critiques que vous formulez à mon endroit. Je ne risque pas de m'égarer, puisque vous avez pris soin de résumer vos griefs en une note, dont j'ai obtenu communication, et qui se termine, si j'ai bien compris, par un ultimatum formel.
«Voici la quatrième année que je suis chargé par vous d'enseigner les sciences naturelles à des jeunes gens de dix-sept et de dix-huit ans. Je n'ai pas voulu me contenter d'un cours uniquement pratique, car il y a, pour le maître, une obligation supérieure à celle de préparer strictement les matières d'un examen: c'est de porter à un degré plus élevé l'éducation générale de ses élèves, et de donner des motifs d'exaltation à leurs personnalités naissantes.
«Je ne désavoue nullement l'orientation que j'ai cherché à donner à mes leçons.
«Si je me suis, en maints endroits, évadé hors des barrières que l'on a dressées, dans les établissements catholiques, autour des sciences naturelles, ce n'est donc pas par mégarde. J'estime qu'il n'y a pas d'autre arrêt pour la pensée que les limites mêmes de son élan, et que, pour ce vol, on ne prendra jamais trop d'essor.
«Votre blâme m'a donné l'occasion d'apercevoir qu'en matière d'enseignement scientifique, un homme sincère ne peut s'engager à professer selon certaines règles convenues. Un jour ou l'autre, en effet, il est amené à conclure; et ce jour-là, toute sa vie intellectuelle tend à s'exprimer: s'il a quelque dignité, comment apporterait-il, à ceux qui l'écoutent, autre chose que le résultat de ses propres réflexions, de sa propre expérience? Qu'on le veuille ou non, l'analyse scientifique des phénomènes de la vie mène droit à la philosophie.—C'est même, selon moi, la seule philosophie qui compte.
«Or il faut, pour traiter ces questions avec l'ampleur qu'elles réclament, une liberté de pensée et d'expression qui, j'en conviens, n'est guère conciliable avec l'esprit de votre maison. Je suis donc prêt à reconnaître qu'à ce point de vue, j'ai outrepassé le mandat qui m'était confié.
«Mais, comme je ne saurais modifier l'esprit de mon cours, et que je tiens essentiellement à me présenter devant mes élèves, tel que je suis, en homme libre qui s'adresse à des intelligences libres, je ne vois pas d'autre solution que de vous donner ma démission.
«Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes sentiments distingues.
Jean Barois.»
Cinq heures.
Au jardin.
Mme Pasquelin et Cécile cousent à l'ombre d'un parasol de
toile, près de l'espalier qui borde l'enclos.
Assises sur des chaises voisines, elles parlent bas, sans mouvoir
les lèvres.
Jean paraît au perron, sa lettre dépliée à la main. Il franchit, en
approchant, comme la résistance d'une zone hostile.
Un silence l'accueille.
JEAN.—Je veux vous tenir au courant de ma réponse à l'abbé Miriel Je lui envoie ma démission.
L'assurance de sa voix fait frissonner les deux femmes.
Mais Mme Pasquelin, d'instinct plus combattif, dissimule d'abord son anxiété.
MADAME PASQUELIN.—Ta démission? Tu plaisantes?
Cécile a laissé tomber son ouvrage sur ses genoux. Elle présente le front, lisse et bombé comme une cuirasse.
Depuis hier elle vit dans une stupeur désespérée. Le jugement du Directeur de Venceslas lui a fait prendre conscience de toute la réalité: elle s'inquiète peu de la situation compromise; elle ne pense qu'au salut éternel: Jean est un athée!...
JEAN.—Vous semblez surprises. Je me demande pourtant ce que vous pouviez prévoir? L'ultimatum...
MADAME PASQUELIN (avec vivacité).—Oh, il n'a jamais été question d'ultimatum. Tu dramatises tout!
L'abbé Miriel a été très peiné de ce que tu osais dire à tes élèves; mais il n'a jamais pensé à te congédier. Il ne le voudrait pas ... ne fût-ce que par égard pour moi. Il exige seulement que tu fasses ton cours autrement; (souriant) tu avoueras qu'il sait mieux que toi ce que tu dois faire, puisqu'il est ton Directeur...
Jean détourne les yeux sans répondre.
Mme Pasquelin veut prendre avantage de ce silence. Et avec une bonhomie factice, elle cherche à pallier le débat.
MADAME PASQUELIN.—Allons, voyons, ne fais pas de sottises. Tu t'es monté la tête. Le Directeur lui-même n'attache pas à ces incartades plus d'importance qu'il ne faut; il est prêt à les oublier. (Son sourire feint est douloureux à voir.) Allons, ne t'entête pas... Déchire cette lettre, et va lui en écrire une autre...
JEAN (avec lassitude).—Ne discutons pas. Ma décision est prise.
MADAME PASQUELIN (violemment).—Tu ne peux pas faire ça! N'est-ce pas, Cécile?
JEAN.—C'est fait.
MADAME PASQUELIN.—Non. Je te défends d'envoyer cette lettre.
JEAN (perdant patience).—Mais enfin, si l'on vous demandait à l'une ou à l'autre, de renier vos croyances religieuses pour conserver un emploi qu'est-ce que vous répondriez?
MADAME PASQUELIN (furieuse).—Comme si c'était la même chose!
JEAN.—Oui, je sais: Ce n'est pas «la même chose». Eh bien, vous vous trompez: c'est tellement la même chose, que je n'ai pas hésité une seconde! J'aurais même dû comprendre plus tôt que je n'étais pas à ma place dans ce collège de prêtres, et m'en aller de moi-même. Je regrette de m'être laissé aveugler si longtemps.
Mme Pasquelin reste perplexe. Le masque de Jean, son regard froncé, sa bouche volontaire, l'effrayent. Elle maîtrise sa colère.
MADAME PASQUELIN.—Jean, je t'en supplie... Si tu perds ce poste, qu'est-ce que tu feras?
JEAN.—Oh, soyez sans crainte; je ne manque ni de projets, ni de moyens de dépenser mon activité.
MADAME PASQUELIN.—De beaux projets! Tu ne pourras que t'ancrer plus profondément dans tes mauvaises idées!
JEAN (saisissant l'occasion).—Certes! Maintenant que je suis libre (il soulève sa lettre,) je ne me plierai plus à toutes les concessions, à tous les compromis auxquels j'ai consenti jusqu'ici, et dont j'ai honte vis-à-vis de moi-même... C'était une transition, soit: mais le temps en est révolu.
Cécile, atteinte au vif, s'est redressée.
CÉCILE.—«Maintenant que tu es libre», Jean? Et moi?
JEAN (interloqué).—Toi? Eh bien?
Ils se toisent, heurtant deux regards où ne subsiste aucune trace des tendresses passées.
CÉCILE.—J'ai été trompée par toi! J'ai été trompée par ton passé, par tes paroles, par ton attitude! Ne l'oublie pas!
MADAME PASQUELIN (se jetant à la traverse).—Crois-tu qu'elle puisse tolérer que son mari soit un athée, un ennemi de notre religion? Mais c'est abominable! Élevé comme tu l'as été!
JEAN (répondant à Cécile seule, sur un ton angoissé et sombre).—Ce qui est fait est fait. Tu souffres? Moi aussi...
Je ne peux pas empêcher mes idées d'évoluer, d'être vivantes... Ce n'est pas moi qui dois les diriger, mais elles qui doivent diriger ma vie!
CÉCILE (durement).—Non. Tant que je serai là, non!
MADAME PASQUELIN (affermie par la résistance inattendue de sa fille).—Non! Elle te quitterait plutôt! N'est-ce pas, Cécile?
Cécile, oppressée, hésite une demi-seconde, puis fait un brusque signe d'assentiment.
Jean guettait sa réponse: il hausse les épaules.
Court silence.
Mme Pasquelin regarde Cécile avec un sentiment nouveau.
Au fond obscur de son âme maternelle, il y a eu un bref éclair,
un espoir, qui oriente malgré elle ses paroles.
MADAME PASQUELIN.—C'est trop bête à la fin! Tu viens empoisonner notre vie, avec tes idées... Tes idées! Tout le monde en a, des idées! Tu n'as qu'à avoir celles de tout le monde! (Jouant le dernier atout.) Si tu ne renonces pas à cette lettre, si tu n'es pas décidé à reprendre l'existence d'autrefois, comme autrefois, Cécile ne rentrera pas à Paris avec toi!
JEAN.—Tu entends. Cécile?
Cécile est liée par son acquiescement.
CÉCILE.—Maman a raison.
JEAN.—Si je donne ma démission, tu ne rentreras pas à Paris avec moi?
CÉCILE.—Non.
JEAN (froidement, à sa belle-mère).—Vous voyez la belle besogne que vous faites.
Il saisit une chaise, l'approche de Cécile, et s'y plante à califourchon.
JEAN.—Écoute Cécile, et pas de bêtises... Je te jure que je ne plaisante pas.
(Longue aspiration.) Je pourrais te promettre des concessions nouvelles, pour sauver notre vie commune. Mais non, je veux continuer à agir loyalement. J'ai accepté pour toi le maximum des sacrifices que je peux faire, il est impossible que je persiste dans cette voie sans perdre toute dignité, toute propreté morale! Ce que tu me demandes, c'est de jouer pendant toute ma vie une lugubre comédie: c'est de paraître, par une attitude passive, par une simulation continuelle, approuver une religion que je ne peux plus pratiquer. Il faut que tu comprennes une fois pour toutes, qu'il y a là quelque chose qui dépasse les convenances personnelles. Un honnête homme ne peut pas s'engager à exprimer toute sa vie le contraire de sa pensée: fût-ce par affection... Tu ne peux pas me faire un grief de cette loyauté morale, même si elle te fait souffrir!
Pause.
Veux-tu rentrer avec moi à Paris, en octobre, comme c'était convenu?
CÉCILE (désespérément raidie).—Non.
JEAN (écartant de la main Mme Pasquelin).—Cécile: écoute-moi bien! (Un temps.) Si tu refuses de m'accompagner à Paris, si tu romps sciemment les seuls liens que je veuille encore ménager, alors, rien ne me retiendra plus... Et j'irai passer l'hiver à Londres, au congrès dont je t'ai parlé.
MADAME PASQUELIN (éclatant).—Mais tu veux donc la tuer! Dans la situation où elle...
Cécile s'est dressée et s'est rapprochée de sa mère.
CÉCILE (sanglotant).—C'est tout réfléchi. J'aime mieux te perdre tout à fait que de vivre avec un païen!
Jean se lève.
Il les contemple toutes deux, frappé soudain de leur ressemblance... Ce front busqué, cet œil rond et noir, et ce regard contrarié, dont l'émotion accuse l'asymétrie, ce regard incertain, qui dans la discussion se dérobe...
JEAN (tristement).—Tu l'auras voulu, Cécile, tu l'auras voulu...
Réfléchis jusqu'à ce soir. En me laissant partir seul, tu lèveras tous mes scrupules: tu me rendras toute ma liberté.
Je vais mettre ma lettre à la poste.
«A M. Breil-Zoeger
«Directeur de la Revue Internationale des Idées
«78, boulevard Saint-Germain
«Paris
«20 Août.
«Cher ami,
«De grands changements sont survenus, en quelques jours, dans ma vie. J'ai donné ma démission de professeur à Venceslas, et je me trouve, à tous égards, beaucoup plus libre que je ne pouvais le prévoir. Je puis disposer à ma guise de mon hiver, et faire un long séjour à Londres. J'accepterais donc très volontiers la place active que tu m'avais primitivement réservée au Congrès, si cette place est encore sans titulaire.
«Je ne resterai pas dans l'Oise jusqu'à la fin des vacances, comme je te l'avais annoncé. Je rentre à Paris ce soir.
«Peux-tu me consacrer une matinée de cette semaine?
«Bien à toi,
J. Barois.»
IV
À Londres.
Une chambre d'hôtel
Le soir. Un plafonnier électrique verse une lumière impitoyable. Les rideaux tirés feutrent les bruits de la rue.
Breil-Zoeger est étendu sur son lit. Soulevé sur un coude, il concentre son regard sur une femme d'une cinquantaine d'années, assise à une petite table, et qui relit le compte-rendu sténographié de la séance du jour.
Jean va et vient, les bras croisés,—sous pression.
LA STÉNOGRAPHE (lisant).—... ce qu'en 1879, un Suisse, Vinet, écrivait déjà: «C'est de révolte en révolte que les sociétés se perfectionnent, que la civilisation s'établit, que la justice règne... Liberté de la presse, liberté de l'industrie, liberté du commerce, liberté de l'enseignement, toutes ces libertés, comme les pluies fécondes de l'été, arrivent sur les ailes de la tempête!»
JEAN (interrompant).—... Ici, quelques applaudissements; surtout les Suédois, les Danois, les Russes. Alors le président a pris la parole, il a résumé les débats...
Zoeger, les sourcils froncés, ponctue d'un signe d'assentiment chaque membre de phrase.
JEAN.—... Il a expliqué que tu venais d'être subitement immobilisé par une crise hépathique; puis il a donné lecture du mot où tu me désignais pour parler demain à ta place, et la proposition a passé, à l'unanimité.
ZOEGER.—Woldsmuth t'a communiqué les chiffres exacts?
JEAN.—Oui. Et j'ai prévenu Backerston que je ne siégerais pas à la commission des réformes.
Zoeger approuve de la tête.
Breil-Zoeger: la trentaine.
Né à Nancy, de parents alsaciens. Mais, dans la coupe du visage, quelque chose de japonais, qu'accentue sa maladie de foie: un teint jaune, un masque élargi aux pommettes, des sourcils bridés, une moustache maigre et tombante, un menton pointu.
L'arcade sourcillière est très saillante: au fond des orbites, les prunelles, toujours dilatées, d'un noir luisant et dur, ont une expression fiévreuse, aigüe, aride, qui contraste avec la douceur générale des traits.
La voix est monotone, sans timbre, agréable au premier abord,—mais d'une implacable sécheresse.
ZOEGER.—Madame David, cherchez donc les notes que vous avez sténographiées ces jours-ci... Un dossier vert: «Problème religieux en France.»—Merci.
JEAN.—Tu préfères que je dicte devant toi, comme ce matin?
ZOEGER.—Oui, ça vaut mieux.
JEAN.—J'ai préparé la deuxième et la troisième partie, mais en intervertissant l'ordre de ton plan. Je t'expliquerai...
Breil-Zoeger s'allonge avec une grimace de souffrance.
JEAN.—Tu souffres?
ZOEGER.—Par intermittences...
Quelques instants de silence.
JEAN (tirant des papiers de sa poche).—Nous en étions à la seconde partie:
«CAUSES DE L'ÉBRANLEMENT GÉNÉRAL DE LA FOI».
Vous y êtes, Madame David?
(A Zoeger.) Première cause: l'extension qu'ont prise depuis cinquante ans les études des sciences naturelles. A mesure que l'effort humain restreint le nombre des ignorances, dont l'homme, depuis des siècles, avait constitué sa croyance en Dieu, cette part divine se réduit inévitablement...
ZOEGER.—Tu pourrais rappeler brièvement...
JEAN.—Notez, Madame...
ZOEGER.—... quelques données scientifiques qui permettent de démontrer, dès maintenant, l'impuissance de leur Dieu sur le cours inéluctable des phénomènes, et par suite l'impossibilité du miracle, l'inefficacité des prières, et cœtera...
JEAN.—Si tu veux...
Seconde cause: Les travaux historiques.
ZOEGER.—Passe rapidement..
JEAN.—Non, c'est un point très important. Je tiens à rappeler le grand pas qui s'est trouvé fait, le jour où l'on a pu, textes en mains, décomposer la formation des légendes, et montrer que, dans cette formation, il n'est entré que des éléments humains, groupés autour d'un fait très simple, mais que la naïveté populaire a enveloppé de merveilleux.
Pour placer ensuite cette idée: Comment peut-on «croire», quand on a suivi d'âge en âge l'histoire des religions, et aperçu les diverses crédulités, toutes intransigeantes, par lesquelles le pauvre cerveau des hommes a déjà passé?
ZOEGER.—Bien.
JEAN.—Puis une transition: le progrès scientifique ne peut atteindre que les intelligences cultivées; il n'aurait pas suffi, pour ébranler une religion qui a tant de racines dans les cœurs français.
Et j'en arrive... (On frappe.) ... aux facteurs économiques et sociaux...
(Allant ouvrir.) Qu'est-ce que c'est?
UNE VOIX.—Le Times... Demander des renseignements sur l'indisposition de M. Breil-Zoeger... Sur le discours de demain...
JEAN.—Adressez-vous au 29, le secrétaire-adjoint, Monsieur Woldsmuth.
(Revenant vers le lit.) Où en étais-je? Ah, troisième cause: Facteurs économiques et sociaux. Le développement prodigieux des industries a fait sortir des campagnes des milliers de jeunes hommes, qui rompent ainsi, brutalement, les liens familiaux traditionnels...
ZOEGER.—Insiste; c'est capital, si l'on songe au nombre considérable d'usines qui fonctionnent dans un pays civilisé,—nombre qui doit fatalement s'accroître encore, et dans des proportions incalculables.
Il feuillète son dossier, en tire une fiche, et change de position, avec une contraction douloureuse.
ZOEGER (lisant).—«L'ouvrier industriel est, par fonction, rationaliste. Jeté dans un grand centre d'action, où les spéculations métaphysiques n'ont plus leur place; vivant au milieu de machines, dont les ronflements célèbrent le triomphe du travail, de l'intelligence, des mathématiques, sur la nature...» (Tendant la feuille.) Tiens, si ça peut te servir.
Continue.
JEAN.—C'est là que je veux placer le tableau, dont je t'ai parlé: La nation française, actuellement divisée en deux camps bien tranchés: d'un côté, les incrédules; de l'autre, les croyants.
Les incrédules, qui comprennent tout le prolétariat, déjà cité, et tous les intellectuels. Majorité numérique incontestable. Puis...
ZOEGER.—Ajoute donc, parmi les incrédules, les demi-instruits, les «Homais»; il y a là une réhabilitation à ébaucher... Il est vraiment trop facile de les ridiculiser, ces malheureux, parce qu'ils n'ont pas eu le loisir d'appuyer sur des études véritables leur crédulité instinctive, et que pourtant, par leur simple bon-sens, par le seul équilibre de leur santé morale, ils sont irrésistiblement poussés vers les solutions moins confuses de la science.
JEAN.—Oui, très juste.
Quant aux croyants, ils sont naturellement recrutés parmi les deux classes conservatrices: paysans et bourgeois. Les paysans vivent loin des villes, dans un cadre immuable où les traditions se perpétuent toutes seules. Les bourgeois, eux, sont en réaction systématique contre toute évolution; ils sont intéressés à la conservation intégrale de l'ordre établi, et particulièrement attachés à l'Église catholique, qui musèle depuis des siècles les appétits des déshérités; de plus, ils ont l'habitude d'expliquer la vie par des formules toutes faites, et leur bien-être serait compromis s'ils y laissaient pénétrer le doute...
Mais, entre ces deux camps distincts, oscille un nombre considérable d'indécis, écartelés entre les exigences de leur logique...
(On frappe. Avec impatience.) Entrez!
UN DOMESTIQUE.—Here is the mail, Sir...
JEAN.—Mettez ça là, je vous prie.
Le domestique dépose le courrier et sort.
JEAN (reprenant ses allées et venues).—... Les indécis ... écartelés entre les exigences de leur logique et certains besoins mystiques qu'ils ont hérité. C'est eux qui donnent à la crise religieuse de la France contemporaine son caractère trouble ... et douloureux ... trouble ... douloureux...
Son regard, brusquement, est tombé sur la pile de journaux et de lettres écroulée sur la table: il a reconnu l'écriture de Mme Pasquelin.
JEAN.—Tu permets?...
Il décachète:
«Buis-la-Dame, 14 janvier.
«Mon cher Jean,
«Cécile est accouchée hier d'une fille...
Il s'arrête. Ses yeux se brouillent; le passé lui saute au visage...
«... Elle me prie de t'en avertir. Elle me charge de te dire que si tu veux voir ta fille, tu peux venir. J'ajoute que ma maison t'est ouverte, comme par le passé, pour tout le temps que tu jugeras bon. Peut-être as-tu compris déjà que tu t'es engagé sur une fausse route, et songes-tu à réparer un peu le mal que tu nous fais, à Cécile et à moi? Tu nous trouveras dans l'état d'esprit où tu nous as laissées: prêtes à tout oublier, le jour où tu reconnaîtras ton égarement.
M. Pasquelin.»
ZOEGER.—Un ennui?
JEAN.—Non, non...
Voyons, je continue, où en étais-je?... (Sa voix se troue. Il fait un violent appel à son énergie.) Voulez-vous relire, Madame?
MADAME DAVID.—«... un nombre considérable d'indécis, écartelés entre les exigences de leur logique et certains besoins mystiques, qu'ils ont hérités. C'est eux qui donnent à la crise religieuse de la France...»
Mais Jean, assis sur le coin d'une malle, n'entend qu'un bourdonnement confus.
V
La gare de Buis-la-Dame.
Jean descend du train Personne n'est venu l'attendre.
Seul dans l'omnibus aux vitres branlantes, il fait lentement l'ascension de la ville. Il regarde, le cœur serré. Des rues. Des enseignes connues. Rien n'a changé. La ville émerge d'un nuage que trois mois d'absence ont épaissi: elle émerge comme un souvenir de sa petite enfance...
Il croise frileusement son gros pardessus de voyage, qui garde le goût salé de la traversée.
La maison est fermée.
Une bonne, qu'il ne connaît pas, entr'ouvre la porte. Il se glisse comme un voleur.
Dans l'escalier, il s'arrête, la main crispée sur la rampe, frappé au vif par les cris d'un nouveau-né.
Il se raidit, il atteint le palier.
Une porte s'ouvre.
MADAME PASQUELIN.—Ah, c'est toi...? Entre.
Cécile est couchée. L'enfant n'est pas dans la chambre. Il y a un grand feu bruyant dans la cheminée.
Mme Pasquelin referme la porte.
Jean s'avance vers le lit.
JEAN.—Bonjour, Cécile.
Elle répond par un sourire embarrassé. Il se penche l'embrasse au front.
JEAN.—La petite ... va bien?
CÉCILE.—Oui.
JEAN.—Et ... toi?
Mme Pasquelin est debout, Jean sent la dureté de ce regard posé sur lui.
JEAN.—Quand est-ce que...?
CÉCILE.—Lundi soir.
JEAN (comptant sur ses doigts).—Il y a six jours. (Un temps.) J'ai reçu la lettre jeudi. On avait besoin de moi... Je suis parti aussitôt que j'ai pu...
Un silence.
JEAN.—Tu as beaucoup souffert?
CÉCILE.—Ah, oui...
Autre silence.
MADAME PASQUELIN (brusque).—Est-ce que tu dînes ici ce soir?
JEAN.—Mais ... oui ... je pensais...
MADAME PASQUELIN (imperceptible nuance de satisfaction).—Tu restes quelques jours?
JEAN.—Si vous voulez.
MADAME PASQUELIN.—Bien.
Elle sort donner des ordres.
Ils restent seuls. Une gêne angoissée.
Leurs yeux se croisent. Jean se courbe à nouveau, l'embrasse tendrement, tristement. Cécile fond en larmes.
JEAN (à mi-voix).—Je resterai ici le temps que tu voudras... Jusqu'à ce que tu sois relevée... Et puis...
Il s'arrête. Il ne sait pas lui-même ce qu'il doit proposer.
Un silence.
CÉCILE (très bas, avec désespoir).—Tu n'as même pas demandé à embrasser ta fille!
Mais Mme Pasquelin rentre, la petite dans les bras.
MADAME PASQUELIN (à Cécile).—Nous oublions l'heure, avec tout ça!
Jean, qui s'avançait, reçoit le «tout ça» au visage.
Il sait qu'il doit se pencher, embrasser son enfant. Il ne le peut pas... Moitié par respect humain, devant sa belle-mère; moitié par une sorte de répugnance physique, invincible.
Avec une fausse désinvolture, il caresse, du doigt, la joue molle, le menton rouge enfoui dans la bavette mouillée.
JEAN.—Elle est très gentille...
Il s'est reculé.
Une question l'obsède: le prénom qu'ils vont donner à son enfant. Il ne songe pas que la déclaration légale est faite.
JEAN.—Comment s'appellera-t-elle?
MADAME PASQUELIN (d'un ton péremptoire).—Elle s'appelle Marie.
JEAN (comme s'il avait un effort à faire pour graver ce nom dans sa mémoire).—Marie...
Il regarde de loin ce sein gonflé qu'il ne connaît pas, où les doigts minuscules sont crispés en possesseurs. Il regarde ce petit être de chair, qui se hâte, avide de vivre. Il regarde Cécile, et ce visage nouveau, pâle, un peu engraissé, rajeuni: son visage d'autrefois...
Puis, à un geste qu'elle fait pour soutenir l'enfant, il aperçoit à sa main, la bague... Ils étaient fiancés; il arrivait de Paris, l'écrin dans la poche; il avait trouvé Cécile seule; et il s'était agenouillé de tout son être devant elle, pour lui mettre au doigt cette bague, l'anneau, la chaîne...
Tout un passé de jeunesse, de tendresse... Ah, ce désir sincère et fou qu'il avait, de donner et de prendre le bonheur!...
Il soulève un suaire: il viole l'ensevelissement des deux qu'ils ont été.
Il se sent autre. Elle aussi... Tous les deux, si différents!
Et que faire?
VI
Vingt jours plus tard.
La chambre de Cécile.
CÉCILE.—... Je ne céderai pas.
JEAN.—Cécile!
CÉCILE.—Non!
JEAN.—Tu es sous l'influence de ta mère. Rentrons à Paris, seuls, le plus tôt possible, et je suis sûr...
CÉCILE.—Je ne partirai pas avant que le baptême ait eu lieu.
JEAN.—Soit.
CÉCILE.—Et que tu y aies assisté!
Un silence.
JEAN.—Je t'ai dit: non.
CÉCILE.—Alors, tu peux partir seul.
Autre silence.
Cécile s'approche de la fenêtre, soulève le rideau, et reste
immobile, le dos tourné, le front à la vitre.
JEAN (avec lassitude).—Ecoute... Des discussions, nous en avons tous les jours... Scènes muettes, allusions blessantes, crises de larmes... Je suis à bout... Une de plus, pourquoi faire?
Cécile ne bouge pas.
JEAN (d'une voix qu'il contraint au calme).—Il faut éviter l'irréparable... Je te répète que je suis prêt à reprendre la vie commune, notre vie d'autrefois. Je suis prêt à faire beaucoup de concessions.
CÉCILE (se retournant).—Tu mens. Tu les refuses toutes.
JEAN (tristement).—Comme tu es montée, Cécile...
Nouvelle pause.
JEAN.—Tu sais très bien, au contraire, que je suis prêt à faire des concessions pour sortir de la situation où nous sommes. Et en voici la preuve: si j'étais seul et libre, je soustrairais entièrement cette petite à l'influence de la religion; je l'élèverai de telle façon qu'elle ne se trouve pas, un jour, acculée aux atroces débats de conscience par lesquels j'ai passé...
CÉCILE (frémissante).—Tais-toi, tu me fais horreur!
JEAN.—Je te dis: voilà ce que je ferais,—si j'étais seul.
Mais nous sommes deux, c'est notre enfant; tu as sur elle les mêmes droits que moi, je ne l'oublie pas. Je te laisserai donc libre de lui donner la foi que tu possèdes toi-même. Seulement je me refuse à t'y aider, par une attitude hypocrite. Cela me parait plus que légitime...
CÉCILE (farouche).—Non, non, non! C'est ma fille, toi tu n'as aucun, aucun droit sur elle! Je ne t'en reconnais aucun! Tu les as tous perdus maintenant; c'est comme si elle avait un père infirme, ou dans un asile...
JEAN (découragé).—Cécile... Sommes-nous vraiment si loin, si définitivement loin l'un de l'autre?
CÉCILE.—Ah, oui, nous sommes loin! Et je suis lasse de lutter... Toute notre vie, ce sera la même chose... Aujourd'hui le baptême, demain le catéchisme, après-demain la première communion... J'aurai à la défendre contre toi, chaque jour, chaque minute... La défendre contre ton exemple, contre le scandale de ta vie... Non, non, je n'ai plus qu'un devoir, moi, c'est de sauver ma fille, de la sauver de toi!
JEAN.—Mais que voudrais-tu donc?
Cécile s'avance vers lui, les traits égarés.
CÉCILE.—Ce que je veux? Ah, je veux que tout ça finisse, que tout ça finisse, mon Dieu! Je ne te demande pas de redevenir ce que tu étais, je ne sais pas si tu en serais encore capable, je ne le crois pas... Mais je veux au moins que tu n'affiches pas publiquement ces épouvantables idées qui te sont venues! Je veux que tu assistes au baptême de ton enfant! Je veux que tu me promettes...
Elle éclate en larmes, fait quelques pas en chancelant et s'abat sur son prie-dieu, le visage enfoui dans ses bras.
CÉCILE (sanglotant).—... Que j'aie un mari, enfin, dont je n'aie pas honte... Que j'aie un mari, comme toutes les femmes... Que nous soyons un ménage comme les autres, enfin!...
JEAN.—Je réclame seulement pour moi la liberté que je te laisse.
CÉCILE (se relevant, hors d'elle).—Ça, jamais, jamais!
JEAN (après un silence).—Alors?
Elle ne répond pas.
JEAN.—Tu as voulu, en m'épousant, prendre de la vie plus que tu n'en pouvais porter!
CÉCILE.—C'est toi qui m'as trompée! Tu m'as menti! A moi, tu n'as rien à reprocher: je suis telle que tu m'as choisie...
JEAN (haussant les épaules; d'une voix presque basse).—Est-ce que l'on peut être jamais assez certain de l'avenir de sa pensée, pour prendre, en ces matières, des engagements éternels...?
CÉCILE (qui a écouté avec épouvante).—Apostat!
Jean la considère sans rien dire. Il mesure l'abîme.
Quelques pas à travers la chambre.
Puis il s'arrête devant elle.
JEAN (décidé à en finir).—Alors?
Cécile se tait, les mains crispées sur le front.
JEAN (glacial).—Alors?
CÉCILE (éclatant).—Va-t-en! Va-t-en!
Un silence.
JEAN (d'une voix morne).—Ah, Cécile, ne me tente pas...
CÉCILE (sanglotant).—Va-t-en!
JEAN.—Quoi, va-t-en?... Le divorce?
Cécile cesse de pleurer, écarte les doigts de son visage, et le considère avec effroi.
JEAN (les mains aux poches, avec un mauvais sourire).—Tu crois donc qu'il suffit de crier: «Va-t-en!...» Tu n'as pas l'air de te douter que, pour permettre à une femme de vivre à sa guise, et de garder son enfant, il faut un procès ... il faut des jugements...
Il parle... Mais il a brusquement senti croître en lui, malgré lui, malgré les mots qu'il dit, une ivresse nouvelle, le goût démesuré d'une liberté toute proche, un furieux appétit de vivre encore!
Il parle... Mais, au loin, devant lui, il aperçoit, et son regard ne s'en détache plus, il aperçoit au loin ... la trouée lumineuse!
VII
«Etude de Me Mougin, Notaire,
«à Buis-la-Dame (Oise)
«12 février.
«Monsieur,
«Je suis heureux de pouvoir vous apprendre, qu'après un dernier entretien avec Madame Barois et Madame Pasquelin, et devant la menace d'un procès en divorce que ces dames désirent éviter à tous prix, il a été accédé à toutes les exigences que vous m'aviez chargé de défendre, et convenu ce qui suit:
«1° Vous reprenez toute votre indépendance. Madame Barois n'a pas l'intention d'habiter Paris, et se fixera à Buis auprès de sa Mère.
«2° Madame Barois s'occupera en toute liberté de l'éducation de sa fille; à cette seule condition, exigée par vous, que vous serez autorisé à reprendre votre fille chez vous, pendant une année complète, lorsque celle-ci aura atteint sa dix-huitième année.
«3° Madame Barois s'engage à ne pas refuser la rente de 12.000 francs que vous la contraignez à accepter annuellement. Elle est bien résolue d'ailleurs à ne rien distraire de cette somme, ni pour elle-même ni pour l'entretien de sa fille, mais à la totaliser sur la tête de l'enfant.
«Cette dernière clause a donné lieu à un long débat. Madame Barois n'y a souscrit que pour éviter le procès, et sur mon affirmation formelle que c'était pour vous une condition dirimante. Ces dames désiraient tout au moins réserver leur acceptation, afin que je puisse vous avertir de la diminution exacte causée par cet abandon à vos propres revenus (réduits à environ 5.000 francs). J'ai dû, pour éviter une nouvelle perte de temps que je savais inutile, leur avouer que j'avais cru devoir attirer votre attention sur ce point, et que vous n'aviez pas consenti à modifier vos dispositions.
«Sur la demande de Madame Barois je lui ai remis une note écrite, relative à ces divers engagements.
«Je pense m'être ainsi acquitté, selon vos desiderata, de la mission que vous m'aviez confiée. Je reste tout dévoué à vos ordres, et vous prie de recevoir mes salutations empressées.
Mougin.»
DEUXIÈME PARTIE
LE SEMEUR
I
«A M. L. Breil-Zoeger,
«Hôtel des Pins, Arcachon.
«Paris, 20 mai 1895.
«Cher Ami,
«Je te remercie tardivement de ta sympathie, au cours des récents événements. Je n'ai guère eu de loisirs: il faut avoir rompu les mille liens qui amarrent une vie au monde extérieur et à son passé,—si simple que semble cette vie,—pour imaginer la ténacité de ces fils, leur multiplicité mouvante et insaisissable. J'ai employé à cette dernière lutte deux grands mois, j'y ai mis un acharnement désespéré, j'ai brisé toutes les chaînes: me voici libre!
«Tu ne peux savoir ce que j'éprouve à pousser ce cri de triomphe, toi dont la vie rétive n'a jamais supporté d'entrave.
«Libre!
«J'atteins cet affranchissement en pleine jeunesse encore, en plein courage, après un long apprentissage de la servitude, après deux années pendant lesquelles j'ai obscurément et patiemment désiré cette liberté. Elle se donne à moi, enfin, sans restrictions, je l'étreins, je la possède, je m'initie passionnément à elle, je me rive à elle pour toujours!
«Je me suis terré, seul, sans laisser d'adresse. Depuis des semaines je n'ai pas vu une figure d'autrefois, ni entendu le son d'une voix qui m'ait rappelé le passé!
«Et tout me pénètre à la fois... Un printemps merveilleux emplit ma chambre, m'entoure de soleil, d'effluves de sève, de beauté! Jamais je n'ai ressenti rien de pareil...
«Ne m'écris pas, cher ami, laisse-moi m'enivrer de solitude jusqu'à l'automne. Mais ne doute pas de ma fidèle amitié.
Jean Barois.»
II
Novembre.
Rue Jacob: vieille maison, porte étroite.
—M. Barois?
—Au quatrième. Vous verrez sa carte.
Un escalier branlant, parcimonieusement éclairé. Au quatrième, trois portes pareilles; un seul paillasson.
Harbaroux furète dans l'ombre des chambranles; ses yeux perçants déchiffrent:
JEAN BAROIS
DOCTEUR EN MÉDECINE ET AGRÉGÉ ÈS-SCIENCES
PROFESSEUR AU COLLÈGE VENCESLAS
80, BOULEVARD MALESHERBES.
(Les deux dernières lignes barrées au crayon.)
Il sonne.
BAROIS.—Tu es le premier! Entre...
Jean Barois: trente-deux ans.
La plénitude robuste de la jeunesse.
En moins d'un an, la physionomie s'est modifiée: un souci l'habitait; elle resplendit maintenant comme un ciel éclairci. De l'énergie en rayonne librement, et de la joie: affranchissement, certitude, confiance passionnée en l'avenir.
Une pièce claire et froide. Aux murs, des planches de sapin, portant des livres. L'éclat cru d'une lampe à gaz, dans un globe. Des fauteuils de rotin.
Sur la cheminée, un moulage, seul: l'«Esclave enchaîné», de Michel-Ange, étirant hors de la matière son corps douloureux, aux épaules rebelles.
Au fond, une porte basse, ouverte sur une chambrette où pendent des vêtements.
HARBAROUX.—Je n'étais pas encore venu chez toi.
BAROIS.—Pendant six mois, j'ai vécu comme un ours...
Harbaroux considère les sièges disposés en rond, et grimace
un sourire.
Harbaroux: un gnome malingre.
La figure, sans âge, est d'une laideur, mais d'une intelligence sataniques. Un visage étroit, s'élargissant aux tempes, puis s'effilant en lame jusqu'à la pointe d'une barbiche roussâtre. Des oreilles dressées de faune. La fente des paupières, la bouche, sont comme des trous, brutalement creusés avec une spatule dans de la cire à modeler. Regard aigu, tenace, sans douceur.
Bibliothécaire à l'Arsenal. Travailleur acharné. S'est d'abord spécialisé dans le droit du Moyen Age. Puis s'est consacré à l'histoire de la Révolution.
HARBAROUX.—Je voulais te voir seul... Ne penses-tu pas qu'il y aurait intérêt à préciser d'avance, ensemble, les sujets que nous aurons à aborder ce soir avec les autres?
BAROIS (après réflexion).—Non, au contraire.
HARBAROUX (dont le masque se contracte et se détend comme un ressort).—Ah! Pourtant...
BAROIS.—Une réunion comme celle de ce soir est, par nature, préparatoire. Ce n'est pas son efficacité pratique qui importe.
HARBAROUX.—Alors!
BAROIS.—Ce qui importe, selon moi, c'est que dès aujourd'hui il s'établisse, entre ces diverses énergies que nous venons grouper ici, un courant spontané... Comment dire? Que nous sentions, au seul fait de notre réunion, se dégager un élan commun.
HARBAROUX.—Ça ne dépend pas de notre volonté.
BAROIS (vivement).—Non: mais nous avons plus de chances de créer cette atmosphère, en laissant nos rapports s'établir librement, en nous abandonnant à nos impulsions, sans orientation préconçue. (Sourire confiant.) Laisse faire...
Barois parle posément, en achevant ses phrases, comme un homme habitué à prendre la parole en public. Sans qu'il élève la voix, la fermeté du ton maîtrise l'attention.
HARBAROUX (haussant les épaules).—Des bavardages exaltés... Chacun suivant son idée... Chacun, à tour de rôle, infligeant aux autres sa conférence... Et tout à coup, il sera deux heures du matin!
Une soirée perdue...
Barois fait un geste: «Et quand ce serait»?...
Puis, sans répondre, il allume une cigarette, d'un geste rapide qui lui est devenu coutumier. Son regard dur, mais rêveur, suit un instant l'onde bleuâtre de la première bouffée dans l'air vierge de la pièce.
HARBAROUX.—Tu fumes donc maintenant?
BAROIS.—Oui.
Un temps.
HARBAROUX.—Soit, soit... Moi, j'aurais préféré prévoir, diviser la besogne... Je crois que la fondation d'une revue demande plus de...
Un coup de sonnette.
BAROIS (se levant).—Dis-le donc...: de méthode?
Il va ouvrir.
Harbaroux, resté seul, soliloque en grimaçant.
UNE VOIX ÉRAILLÉE (dans le corridor).—Mon cher... Saisissant! Dans Lamennais, par hasard... Ne trouverez rien de mieux!...
Cresteil d'Allize paraît de dos, volubile et gesticulant. Pour
entrer, il tourne sur lui-même, et clignote en recevant au visage
la lumière crue du gaz.
François Cresteil d'Allize: vingt-huit ans.
Une taille élancée, prolongée par un cou maigre qui porte fièrement une tête petite, au crâne bombé par derrière.
Un visage court, triangulaire. Des traits tourmentés: le front large, coupé de rides; l'œil ardent et tendre; le nez provoquant; la moustache tombante, châtain foncé, cachant une bouche dédaigneuse, un sourire nerveux, désabusé.
Le parler haut, l'élégance désinvolte d'un officier de cavalerie; le geste enthousiaste, excessif.
Il a quitté l'armée, assailli de doutes, écartelé entre son éducation et l'irrésistible besoin d'affranchir sa pensée; il s'est séparé des siens, rompant net la tradition catholique et royaliste des Allize.
L'âpre rancune d'un récent évadé.
Il s'avance vers Harbaroux, prompt et souple, courbant sa
haute taille, les mains chaleureusement offertes.
CRESTEIL.—Vous avez entendu, Harbaroux? J'ai trouvé ça, tout à l'heure, dans les «Paroles d'un croyant».
Sans s'inquiéter de Barois, qui s'éclipse, appelé par un nouveau coup de sonnette, il plonge la main dans ses basques, et en extrait un volume débroché.
CRESTEIL (debout, déclamant de mémoire).—«Prêtez l'oreille! Et dites-moi d'où vient ce bruit confus, vague, étrange, que l'on entend de tous côtés!»
Breil-Zoeger, Woldsmuth, Roll et Barois, qui viennent d'entrer, s'arrêtent, collés au mur, surpris et amusés.
CRESTEIL (continuant, sans les voir).
«Posez la main sur la terre, et dites-moi pourquoi elle a tressailli?
«Quelque chose que nous ne savons pas se remue dans le monde.
«Est-ce que chacun n'est pas dans l'attente? Est-ce qu'il y a un cœur qui ne batte pas?
(Pathétique, le bras levé.) «Fils de l'homme! monte sur les hauteurs, et annonce ce que tu vois!»
Il aperçoit les nouveaux arrivants, et les enveloppe d'un regard illuminé qui les électrise.
CRESTEIL.—Je propose de graver ces lignes sous le titre de notre revue! Ce sera le plus beau et le plus concis des manifestes!
BAROIS (du fond de la pièce, frémissant).—Entendu!
Ils se regardent en souriant. L'ironie n'a pas de place ici, ce
soir.
Quelques minutes d'expansion. Du premier coup, les cloisons
étanches ont cédé: venus pour fusionner, le premier tressaillement
de l'un d'eux les unit.
Zoeger s'avance au centre du groupe: son visage oriental est
plus jaune que jamais. Une apparence de timidité: sourire
indécis, geste gêné et court;—mais, au creux des orbites, dans
l'ombre mordorée des paupières qu'il plisse comme on bande un
arc, ses prunelles noires, mouvantes, fiévreuses, implacables.
ZOEGER.—Voyons, asseyons-nous. Procédons avec un peu d'ordre. Il manque?
BAROIS.—Portal.
Sourires sympathiques.
ZOEGER (sans indulgence).—Nous ne l'attendrons pas.
Il se trouve installé au bureau de Barois, comme s'il présidait.
Harbaroux s'est assis près de lui: il veut prendre des notes.
Cresteil, pour gesticuler plus à l'aise, demeure adossé à la bibliothèque, le front haut, les bras croisés, drapé dans sa redingote comme un demi-solde.
Roll, le typographe, s'est carré dans un fauteuil de jonc: il regarde, il écoute. Ses doigts, par contenance, tortillent sa moustache de jeune ouvrier parisien.
Woldsmuth, silencieux, les épaules basses, se tient à l'écart dans l'encoignure de la cheminée, si menu qu'il semble assis.
Barois lui tend un siège. Lui-même se campe au milieu de la pièce, à califourchon sur un escabeau.
BAROIS (ouvrant une boîte sur le bureau).—Voilà des cigarettes... Nous y sommes? (Sourires.) Quand vous êtes arrivés, nous discutions, Harbaroux et moi, sur ceci: faut-il que notre première réunion soit simplement une prise de contact, libre et fraternelle... (Donnant la parole à Harbaroux.) Ou bien...
HARBAROUX.—Ou bien une première séance de travail utile, d'après un plan prémédité?
BAROIS.—Je crois que la bonne direction vient de nous être donnée par Cresteil.
CRESTEIL.—Par Lamennais...
BAROIS.—Nous ne voulons pas seulement fonder un groupement de travail; ce serait trop peu. Nous voulons, avant tout, n'est-ce pas? associer nos tempéraments. Il y faut de la spontanéité. (Cordial.) Nous voici entre nous, animés des mêmes désirs, guidés par la même conscience: que chacun apporte au foyer commun sa flamme personnelle...
Il hésite un instant, puis reprend:
Je continue, puisque j'ai commencé un véritable discours... D'où est venue l'idée première de ce groupement? (Il se tourne vers Breil-Zoeger.)
ZOEGER (vivement).—De toi.
BAROIS (souriant).—Non, nous en avons pris l'initiative ensemble...
Mais je voulais dire ceci: l'idée était dans l'air. Elle répond à une série de besoins particuliers, qui sont les mêmes pour nous tous. Les uns comme les autres, nous sentons que nous avons quelque chose à dire, que nous avons un rôle à tenir.
CRESTEIL (sombre).—Oui, le moment est venu de donner à notre vie intellectuelle un retentissement social!
Pas un sourire.
BAROIS.—Et pourtant, dès que nous cherchons à nous exprimer, à rendre le public témoin de notre effort, nous nous heurtons, comme de simples débutants, à des coteries établies, à des agglomérations de fonctionnaires littéraires, qui se sont fait un monopole de penser et d'écrire, qui ont accaparé jusqu'aux moindres porte-voix, et ne se les laissent plus arracher des lèvres! N'est-ce pas vrai?
ZOEGER.—Le seul remède: créer nous-mêmes notre organe d'expansion.
HARBAROUX.—C'est un problème d'ordre économique: pouvoir écouler sa production, sans user son temps à des démarches...
BAROIS.—... qui échouent...
CRESTEIL.—... et à de fausses camaraderies, qui avilissent!
BAROIS (posément).—Nous n'avons plus vingt ans, nous venons de passer la trentaine. C'est très important. L'ardeur qu'aujourd'hui nous mettons, d'abord à consolider, ensuite à imposer et à défendre nos idées, ce n'est plus un trop plein de jeunesse qui mousse et qui déborde: c'est la flamme même, l'essence de nos sensibilités; c'est l'attitude résolue et définitive que nous avons prise dans la vie.
Tous approuvent gravement.
CRESTEIL (avec un grand geste du bras étendu).—Et quel merveilleux coup de fouet ce doit être, que de se sentir périodiquement lu, suivi, discuté!
ZOEGER (qui, d'instinct, résume).—Agir!
HARBAROUX (sourire machiavélique).—Seulement, en pratique, tout ça, c'est assez difficile...
BAROIS (acceptant le défi).—Non. En pratique, notre projet est réalisable. (Un silence. Fermement.) Nous disposons d'un capital...
ZOEGER (de sa voix douce et nette).—Tu disposes...
BAROIS.—Nous disposons d'un capital, assez mince il est vrai, mais que j'estime pourtant suffisant, grâce au désintéressement de notre camarade Roll... (Mouvement de Roll) ... ou, s'il préfère, grâce au désintéressement de la «Société collectiviste d'impression» qu'il dirige. De plus, notre collaboration est gratuite. Nous n'aurons en somme que des frais réduits: matière première et main-d'œuvre. Nous pouvons donc nous en tirer, et vivre le temps qu'il faut pour nous faire une place au soleil. Après il faudra la défendre; mais nous serons mieux outillés pour la lutte.
ZOEGER.—C'est donc cette année, au début, qu'il importe de donner notre maximum.
BAROIS.—Parfaitement. Les différences de nos natures, malgré des tendances générales qui sont les mêmes... (Coup de sonnette. Il se lève.) ... nous assurent cette variété qui est indispensable à la composition d'une revue.
Il sort.
ZOEGER (sèchement, comme un verdict).—Nous devons réussir.
CRESTEIL (enthousiaste).—Le succès dépend de notre élan, de notre foi!...
HARBAROUX.—Dis plutôt: de la persévérance de nos efforts.
ZOEGER (avec une raide inclinaison de tête).—La foi n'a jamais accompli de miracles, qu'en apparence. Mais la volonté, oui, chaque fois qu'elle s'affirme puissamment.
Portal, poussé par Barois, fait enfin son entrée, un cigare à la bouche, souriant avec bonhomie.
PORTAL.—Voilà, voilà... (Il serre des mains.) Déjà commencé? Pas possible, vous dînez à six heures, au Quartier, comme dans Balzac...
Pierre Portal: un gars d'Alsace, blond, poupard; des yeux bleu faïence, des yeux de «bonne nature». La moustache en frange, soyeuse et couleur d'argent dédoré, virilise à peine un sourire de gosse.
Ami de toutes les femmes: teint clair, un peu fripé; regard chaud, insistant, et, par flambées, sourdement sensuel.
Quelque lourdeur: dans la démarche, dans le geste, dans la voix; dans la plaisanterie.
Des convictions ardentes, mais sans violence, fondées sur le bon sens, sur une vue juste des droits et des devoirs.
Au Palais, secrétaire de Fauquet-Talon, avocat politique intègre et énergique, deux fois ministre.
BAROIS (présentant).—Portal... Notre ami Roll...
Roll salue d'un mouvement gauche.
Depuis qu'il s'est assis, il n'a pas dit un mot. Il fixe alternativement celui qui parle. L'attitude, la physionomie, trahissent l'effort d'une intelligence moyenne, tendue à la limite de ce qu'elle peut, et s'y cramponnant.
BAROIS (affectueusement).—Eh bien, Roll, que pensez-vous de nos projets?
Il pâlit d'un coup, comme s'il avait été outragé. Puis il rougit, décroise les jambes, et se penche en avant, pour parler. Mais il ne dit rien... Et, brusquement, il se décide.
ROLL.—A l'atelier, on en voit des revues! Tous les ans, des nouvelles! Mais pas encore comme la vôtre.
CRESTEIL.—Tant mieux.
ROLL (hésitant).—Des revues pour des amateurs, des revues qui ne s'occupent d'aucun problème... (Sur un ton indéfinissable:) Des dilettantes... Il manque une revue qui soit au courant du grand mouvement social... (Une pause, puis un geste massif.) Enfin, quoi, des hommes qui comprennent c' qui s' prépare...
Cresteil, déclamatoire et farouche, fait un pas en avant.
CRESTEIL.—«Quelque chose que nous ne savons pas, se remue dans le monde!»
BAROIS.—«Fils de l'homme, monte sur les hauteurs!»...
CRESTEIL, BAROIS, ROLL (ensemble).—... «et annonce ce que tu vois!»
Ils se regardent: à peine un sourire de respect humain, qui voile une sincérité touchante.
ZOEGER (posément, sur un ton qui rappelle à l'ordre).—Il faut qu'avant six mois notre revue soit devenue l'alliée de tous les groupes isolés, s'occupant de philosophie positive ou de sociologie...
HARBAROUX (qui fume en grimaçant, la tête de biais, les yeux clignotants).—... de sociologie pratique.
BAROIS.—Naturellement.
PORTAL.—Il y a plus d'efforts individuels qu'on ne croit...
ZOEGER.—Il s'agit de les centraliser.
PORTAL.—... Tous les organisateurs de ligues sociales, d'unions morales, d'universités populaires...
CRESTEIL.—... tous les croyants sans église...
WOLDSMUTH (timidement).—... les pacifistes...
BAROIS.—En un mot, tous les généreux. Voilà notre clientèle. (S'enflammant.) Il y a vraiment un grand rôle à jouer. Coordonner ces forces qui souvent se perdent, les canaliser dans la même direction. Un beau programme!
ZOEGER.—Nous devons le réaliser, simplement, par la diffusion de notre pensée.
BAROIS.—Et par l'exemple d'une sincérité absolue.
PORTAL (souriant).—Ça, c'est quelquefois dangereux...
BAROIS.—Oh que non! Je crois à la contagion de la franchise...
Examiner tous les problèmes, ouvertement.
Ainsi, pour ma part, je pense, avec les réactionnaires, que nous traversons une crise morale. Eh bien, je suis résolu à l'avouer tout de suite. Je suis prêt à reconnaître que la morale a chancelé. C'est un fait. Je l'attribue, pour la masse, à l'anémie générale des croyances religieuses,—et pour nous, à la défaveur, au discrédit des principes abstraits que jadis nos professeurs de métaphysique nous offraient arbitrairement comme autant d'axiomes.
(A Zoeger). Tu sais, ce que nous disions l'autre jour...
PORTAL.—Mais cet aveu n'a d'intérêt que si vous proposez un remède.
BAROIS.—Ça, c'est autre chose... Cependant on peut déjà proposer certains palliatifs.
ZOEGER.—Mieux que ça. On peut montrer que, dès maintenant, il n'est pas impossible de concevoir une direction morale positive.
PORTAL.—Basée sur?
ZOEGER.—Mais, d'une part, sur l'état actuel de la science, et, d'autre part, sur l'évidence, déjà bien établie, de certaines lois de la vie...
PORTAL.—Lois bien vagues encore, et d'une application éthique difficile!
ZOEGER (qui n'aime pas à être contredit).—Pardon, mon cher, pas si vagues. Nous les préciserons, en les classant: d'abord, conservation et développement de l'individu; ensuite, adaptation de l'individu à l'existence collective, qui lui est essentielle.
HARBAROUX (approuvant).—Double devoir, auquel il faut consentir...
ZOEGER.—... L'homme oscillant entre ces deux pôles, et trouvant dans ce va-et-vient, son équilibre moral.
BAROIS.—Oui, c'est là certainement qu'est le ralliement, l'unité morale de l'avenir...
Cresteil s'avance, le front hautain, les bras soulevés: un mouvement d'expansion, naturelle et charmante.
CRESTEIL.—Ah, mes amis, quand je vous entends parler comme ce soir, je me dis que si nous arrivons à faire comprendre, non seulement ce que nous voulons, mais surtout ce que nous valons...
Portal sourit.
... Oui, parfaitement: si nous faisons bien connaître la qualité morale de notre élan, nous attirerons infailliblement à nous, en quelques mois, tous les chercheurs solitaires... tous ceux qui ont quelque chose là! (Il frappe son thorax osseux).
BAROIS (dont la flamme intérieure se traduit trop volontiers par un transport oratoire).—Et nous y arriverons, en exaltant la dignité de chacun! En contribuant à restituer leur sens plein à quelques mots français, comme droiture et probité, que nous avons laissé se décolorer dans le magasin des accessoires romantiques! En affirmant, dans tous les domaines, les droits de la pensée libre!
Regards et sourires qui s'étreignent. Effusion générale.
Puis détente.
Barois emplit les verres de bière fraîche; l'aigreur fermentée se
mêle à la fumée des cigarettes.
PORTAL (reposant son verre. Avec bonne humeur).—Et le titre?
BAROIS.—Mais il est décidé. Nous nous sommes ranges à la proposition de Cresteil: Le Semeur.
(Souriant vers Cresteil.) L'image n'est peut-être pas très neuve...
CRESTEIL.—Merci.
BAROIS.—Mais elle est simple, et répond bien à notre attitude.
ZOEGER.—Est-ce que Barois vous a communiqué la pensée qu'il a eue pour le premier numéro?
BAROIS.—Non, pas encore. Un projet, qui, je l'avoue, me tient fort au cœur... J'espère que vous y souscrirez tous, comme Breil-Zoeger.
Voici: Je voudrais consacrer nos premières pages à la glorification de l'un de nos aînés...
PLUSIEURS VOIX.—Qui? Luce?
BAROIS.—Luce.
CRESTEIL.—Ah, parfait!
BAROIS.—Attendez. J'y verrais plusieurs avantages. D'abord, ce serait manifester, par un choix significatif, quel est notre point de vue, et auquel de nos contemporains nous tendons délibérément la main. Puis, du même coup, nous affirmerions que nous ne sommes pas des démolisseurs systématiques ni des utopistes impuissants, puisque notre idéal a trouvé dans la réalité une sorte d'incarnation, puisqu'il en existe, à côté de nous, un vivant exemple.
PORTAL.—Je vous comprends. Mais n'aurons-nous pas l'air d'acheter pour nos débuts un patronage illustre?
CRESTEIL (vivement).—La personnalité de Luce est à l'abri de...
BAROIS.—Ecoutez, Portal, vraiment, si les mots désuets que j'employais tout à l'heure, droiture, propreté morale, dignité personnelle, ont jamais été applicables à quelqu'un, c'est bien à Luce! Et puis, il n'est pas question de lui demander un mot d'introduction auprès du public ni une signature à mettre en vedette. Il s'agit de lui rendre un hommage spontané et collectif. Je propose même qu'il ne soit averti de rien.
PORTAL.—C'est tout différent.
BAROIS.—Aucun de nous ne le connaît directement. Nous ne savons de lui que ses livres, ses actes, sa vie publique. De plus, c'est un isolé: en philosophie, il ne se rattache à aucun système; en politique, au Sénat, il n'a adopté aucun groupement. L'honneur que nous voulons lui faire, n'atteindra donc que lui seul, l'homme qu'il est.
N'oublions pas que nous lui devons tous une part importante de notre formation morale. J'ai pensé qu'au moment de nous jeter à notre tour dans la lutte, nous lui devions ce geste de gratitude.—Vous m'approuvez, Cresteil?
CRESTEIL (souriant à un souvenir).—Entièrement... Et j'ai bien envie de rappeler un détail personnel... C'est Luce, qui, à l'improviste, a présidé la distribution des prix, à la fin de ma rhétorique. Il y a une douzaine d'années; il venait d'être nommé ... je ne sais plus quoi...
BAROIS.—Suppléant au Collège de France, sans doute.
CRESTEIL.—Je le vois encore, sur l'estrade, au milieu des vieux professeurs, lui très jeune, à peine de quinze ans notre aîné... Un visage d'une ardeur, et en même temps d'une gravité inoubliables. Il s'est mis à parler, très familièrement, sans élever la voix, mais avec une autorité extraordinaire. En quelques minutes, il a su présenter en raccourci une vision si claire de l'homme, de la vie de l'univers; et le sujet coïncidait si heureusement avec mes préoccupations du moment, que j'y ai trouvé, je crois bien, l'orientation de mon existence.
Deux mois après, j'entrais en philosophie, mis d'avance en garde contre le spiritualisme universitaire.
ZOEGER (ricanant).—Celui que Coulangheon appelait: «une espèce de folie des grandeurs...»
CRESTEIL.—J'étais sauvé...
Un silence.
BAROIS.—Donc, c'est convenu. Notre premier fascicule débutera par un «Hommage à Marc-Elie Luce», qui sera signé: Le Semeur.
HARBAROUX (à Roll).—Aurons-nous le premier numéro pour janvier?
ROLL.—Cinq semaines? Hum... Il faudra que j'aie vos articles avant le 10.
BAROIS.—Ce n'est pas impossible... Nous avons certainement tous quelque chose de prêt. (Se tournant vers Zoeger.) N'est-ce pas?
ZOEGER.—Moi, je n'ai pas rédigé, mais j'ai tous mes matériaux.
PORTAL.—Sur?
Zoeger dévisage Portal; il hésite à répondre. Son œil froid passe la revue des physionomies, curieusement attentives.
Alors il desserre les lèvres.
ZOEGER.—Voici.