Jean Barois
Une pause.
«Quelque respect que j'aie pour la parole de soldat de M. le général de Pellieux, je ne puis accorder la moindre importance à cette pièce.»
Un tollé furieux éclate dans la salle; des ricanements soufflètent l'avocat.
Me LABORI (faisant face à la tourmente, et, d'une voix violente, implacable, articulant tous les mots).—«Tant que nous ne la connaîtrons pas, tant que nous ne l'aurons pas discutée, tant qu'elle n'aura pas été publiquement connue, elle ne comptera pas! Et c'est au nom du droit éternel, au nom des principes que tout le monde a vénérés depuis les temps les plus reculés et depuis que la civilisation existe, que je prononce ces paroles!»
Une légère oscillation du public. L'opinion hésite. Plusieurs «Très bien!» se font entendre.
Me LABORI (plus calme).—«Par conséquent, j'arrive à un point qui, maintenant, est d'une précision telle, que ma tranquillité à tous les points de vue augmente. Je n'ai, en ce qui me concerne, qu'une préoccupation dans cette affaire: c'est celle de l'obscurité constante, c'est celle de l'angoisse publique augmentant tous les jours, grâce à des ténèbres qui s'épaississent quotidiennement, je ne dis pas par des mensonges, mais je dis par des équivoques.
«Que Dreyfus soit coupable ou innocent, qu'Esterhazy soit coupable ou innocent, ce sont là sans doute des questions de la plus haute gravité. Nous pouvons, les uns et les autres, M. le général de Pellieux, M. le Ministre de la Guerre, M. le général Gonse, moi-même, avoir là-dessus des convictions, et nous pourrons y persévérer éternellement, si l'éclaircissement complet, si la lumière absolue n'est pas faite.
«Mais ce qu'il est indispensable d'éviter, c'est que l'émotion du pays augmente et se perpétue.
«Eh bien! maintenant, sans que le huis-clos puisse être invoqué, sans que les arrêts de la Cour puissent être mis en avant, nous avons un moyen d'arriver à la lumière, à la lumière partielle...
(Avec un grand éclat.) «Car, quoiqu'il advienne, la révision du procès Dreyfus s'imposera!»
Violentes manifestations. Des cris éclatent: «Non! non! La patrie avant tout!»
Labori se redresse, d'un bond, face au public. Son regard est méprisant et brutal. Son poing de reître s'abat sur les dossiers ouverts devant lui.
Me LABORI.—«Les protestations de la foule marquent bien qu'elle ne comprend pas la gravité de ce débat, au point de vue éternel de la civilisation et de l'humanité!»
Tumulte.
Quelques applaudissements, restreints et nourris.
Labori se détourne et attend, les bras croisés, que le calme soit rétabli.
Me LABORI (continuant).—«Si Dreyfus est coupable, et si la parole de ces généraux, que je crois de bonne foi—et c'est ce qui m'émeut,—si la parole de ces généraux est fondée, si elle se justifie en fait et en droit, ils en feront la preuve dans un jugement contradictoire. S'ils se trompent, au contraire, eh bien! ce sont les autres qui feront leur preuve. Et, voyez-vous, quand la lumière sera absolue, quand toutes les ténèbres seront dissipées, il y aura peut-être dans la France un ou deux hommes qui sont les coupables, qui seront responsables de tout le mal. Qu'ils soient d'un côté ou de l'autre, on les connaîtra, on les flétrira! Et puis, nous nous remettrons tranquillement à nos travaux de paix ou de guerre, Monsieur le général; car la guerre, n'est-il pas vrai, ce n'est pas quand on a des généraux à la barre, des généraux qui sont dignes de parler au nom de l'armée qu'ils commandent, ce n'est point à ce moment-là que personne la redoute; et ce n'est pas par la menace d'une guerre, qui n'est pas prochaine, quoi qu'on en dise, qu'on intimidera Messieurs les jurés!
«Je termine par une question. Vous voyez, Monsieur le Président, que je tendais à quelque chose de précis, et ici je vous remercie de m'avoir laissé la parole; je rends hommage à votre bienveillance, à votre courtoisie, à votre sentiment de la gravité de la situation.
«La question, Monsieur le Président, la voici: que M. le général de Pellieux s'explique sans réserve; et, la pièce, qu'on l'apporte ici!»
Un silence anxieux.
Mouvements d'émotion au banc des jurés, dont les yeux se
dirigent vers le général de Pellieux.
Court silence.
M. LE PRÉSIDENT.—«M. le général Gonse, qu'est-ce que vous avez à dire?»
Le général Gonse se lève et s'approche du général de Pellieux, qui lui cède sa place à la barre.
Une physionomie soucieuse; un regard terne, mais agressif; une voix qui parait étrangement molle après celle du général de Pellieux et celle de Labori.
M. LE GÉNÉRAL GONSE.—«Monsieur le Président, je confirme complètement la déposition que vient de faire le général de Pellieux.
«Le général de Pellieux a pris l'initiative, il a bien fait; je l'aurais prise à sa place pour éviter toute équivoque. L'armée ne craint pas du tout la lumière, elle ne craint pas du tout, pour sauver son honneur, de dire où est la vérité.»
Labori fait un geste d'assentiment et de confiance.
Des applaudissements.
M. LE GÉNÉRAL GONSE (avec lourdeur).—«Mais il faut de la prudence, et je ne crois pas qu'on puisse apporter publiquement ici des preuves de cette nature, qui existent, qui sont réelles, et qui sont absolues.»
Ces restrictions inattendues provoquent une houleuse inquiétude. Quelques murmures désapprobateurs. La majorité hésite, cherchant le vent.
Me Clémenceau se lève posément.
Me CLÉMENCEAU.—«Monsieur le Président, je vous demande la parole.»
Mais le général de Pellieux bondit à la barre, qu'il saisit fébrilement à deux mains, et son ton cassant domine tout.
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Messieurs, je demande à ajouter un mot!»
Le Président, d'un geste, donne la parole au général.
Me Clémenceau se rassied.
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Me Labori a parlé tout à l'heure de la revision, toujours à propos de la communication de cette pièce secrète au conseil de Guerre. On n'a pas apporté la preuve de cette communication...»
Cette fois l'assertion est si mal défendable,—après l'émouvante comparution de Me Salle, à qui le Président a dû défendre de dire ce qu'il savait, et après la déposition formelle de Me Demange—que la salle n'ose plus manifester, favorisant par un silence irrésolu les tonitruantes protestations des amis de Dreyfus.
Le général de Pellieux, surpris de cet accueil, hésite.
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Je ne sais pas...»
Des ricanements l'interrompent.
Il fait un brusque demi-tour, offrant au public l'honnêteté de son visage rude, et, au fond des yeux caves, la franchise d'un regard hautain, habitué à d'autres horizons.
D'une voix sans réplique, d'une voix d'officier qui sait arrêter net une mutinerie de troupes, il cingle toutes les faces souriantes.
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Je demande à ne pas être interrompu par des ricanements!»
Il reste quelques secondes impassible, immobilisant la foule sous son regard.
Puis, froidement, il se retourne vers le tribunal.
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Je ne sais pas si l'on a écouté avec suffisamment d'attention la déposition qu'a faite l'autre jour le colonel Henry. Le colonel Henry a fait remarquer que le colonel Sandherr lui avait remis un dossier secret; que ce dossier secret avait été scellé avant la séance du conseil de guerre, et qu'il n'avait jamais été ouvert. J'appelle l'attention de MM. les jurés là-dessus.
«Maintenant, quant à la revision du procès Dreyfus sur cette pièce, qu'est-ce qu'il faut? la preuve...»
M. LE PRÉSIDENT.—«Nous n'avons pas à nous occuper de la revision. Cela ne peut pas se faire ici.»
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«On ne parle que de cela...»
M. LE PRÉSIDENT.—«Je sais bien, mais elle ne peut pas se faire à l'audience d'une cour d'assises, vous le savez.»
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Je m'incline. Je m'incline et j'ai dit.»
M. LE PRÉSIDENT (s'adressant à M. le général Gonse).—«Vous n'avez plus rien à dire, général?»
M. LE GÉNÉRAL GONSE.—«Non, Monsieur le Président.»
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Je demande qu'on appelle le général de Boisdeffre pour confirmer mes paroles.»
M. LE PRÉSIDENT.—«Voulez-vous lui faire dire de venir demain?»
Sans répondre, le général tourne à demi la tête vers la salle, et, par dessus l'épaule, à la cantonnade, en chef qui a le droit de se faire servir à tout instant, il interpelle son officier d'ordonnance.
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Commandant Ducassé! Voulez-vous aller chercher le général de Boisdeffre, en voiture,—tout de suite!»
Il est l'Armée elle-même.
Son attitude implacable en impose à tous, à ses adversaires, à ses juges; la foule, subjuguée, hurle de joie, comme un chien qui vient d'être battu.
Me CLÉMENCEAU (se levant).—«Monsieur le Président, j'aurais à répondre quelques mots aux observations de M. le général de Pellieux.»
Il s'arrête, interrompu une fois encore par le général.
Et, debout, d'aplomb sur les jambes il suit, de cet œil vif et à peine ironique qui anime son visage plat de levantin, une courte joute entre Labori et le général de Pellieux, relative à la publication de l'acte d'accusation de 1894.
Labori, drapé dans les plis de sa robe, les bras dressés laissant voir la chemise jusqu'au coude, semble jeter l'anathème.
Me LABORI.—«M. le général de Pellieux fait appeler ici M. le général de Boisdeffre: il a raison!
«Mais ce qu'il faut bien qu'on sache, et vous verrez qu'avant quarante-huit heures mes paroles se révéleront prophétiques, c'est qu'il ne sera pas possible d'arrêter le débat avec les paroles de M. le général de Pellieux, ni avec celles de M. le général de Boisdeffre. Ce ne sont pas des paroles d'hommes, quels qu'ils soient, qui donneront de la valeur à ces pièces secrètes. Ces pièces, il faudra, ou que l'on n'en parle pas, ou qu'on les montre; c'est pourquoi je dis à M. le général de Pellieux: «Apportez les pièces, ou n'en parlez plus!»
Me Clemenceau lève tranquillement la main vers le Président.
Me CLÉMENCEAU.—«M. le Président, j'ai l'honneur de demander la parole...»
Sa sobre assurance impose, par contraste avec la superbe impétuosité de son confrère.
Me CLÉMENCEAU.—«... Le général de Pellieux nous a dit qu'au moment de l'interpellation Castelin on avait eu des preuves absolues... Est-ce donc que, jusqu'alors, on n'avait eu que des preuves relatives?»
Courte pause.
Il reste impassible, mais une ombre malicieuse plisse ses paupières bridées.
Zola, toujours appuyé sur sa canne, tourne légèrement la tête, et lui lance un bref sourire d'approbation.
LUCE (à Barois, bas).—Il sait sûrement que la pièce est fausse...
Me CLÉMENCEAU (de sa voix paisible).—«Je demande à M. de Pellieux: Comment se fait-il,—car c'est une question qu'on commence à se poser partout—comment se fait-il que ce soit dans un procès d'assises qu'une parole aussi sérieuse soit prononcée? Comment se fait-il que M. le général Billot, au cours de l'interpellation Castelin, n'ait pas parlé de ces pièces secrètes à la Chambre, et n'ait pas menacé la Chambre de la guerre, et que ce soit à une audience de la Cour d'Assises qu'on vienne prononcer les graves paroles que vous avez entendues hier, et que l'on vienne révéler les documents secrets?»
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX (agacé).—«Je n'ai pas menacé le pays de la guerre; tout cela, c'est jouer sur les mots. Que M. le général Billot n'ait pas parlé, lors de l'interpellation Castelin, de cette pièce ou d'autres,—car il y en a d'autres, le général de Boisdeffre vous le dira,—cela ne me regarde pas; le général Billot fait ce qu'il veut.
(S'adressant aux jurés.) «Ce qui est sûr, c'est que M. le général Billot, à plusieurs reprises, l'a dit à la Chambre: «Dreyfus a été justement et légalement condamné!»
Me LABORI (se dressant, prêt à bondir).—«Ici, j'interviens pour dire qu'il y a au moins une de ces deux paroles qui est fausse, c'est: «légalement»!
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX (provoquant).—«Prouvez-le!»
Me LABORI (brutal).—«C'est prouvé.»
Me CLÉMENCEAU (plus conciliant).—«Nous avons voulu toujours prouver; on nous en a empêchés; et si M. le général de Pellieux veut que je m'explique sur ce point, je suis prêt à le faire.»
M. LE PRÉSIDENT (se hâtant, d'un geste sec).—«C'est inutile.»
Me LABORI (incapable de se contenir).—«C'est prouvé par Me Salle, c'est prouvé par Me Demange! C'est prouvé par les publications des journaux qu'on n'a pas démenties! C'est prouvé par M. le général Mercier, qui n'a pas osé dire en face de moi, le contraire! Je lui avais envoyé par les journaux, la veille, une provocation à laquelle il a répondu par le silence, à laquelle il a répondu par une distinction, qui, à elle toute seule, est une preuve décisive. Car, lorsque j'ai dit: «Le général Mercier a livré une pièce au Conseil de Guerre, et publiquement le général Mercier s'en est vanté partout», M. le général Mercier, jetant encore dans le débat (je ne dis pas volontairement, mais peut-être inconsciemment) une équivoque, a répondu: «Ce n'est pas vrai». Et je lui ai dit: «Qu'est-ce qui n'est pas vrai? Est-ce que c'est: que vous ne l'avez pas dit partout, ou est-ce que c'est au contraire: que vous n'avez pas livré de pièces?» Et il a répondu: «C'est seulement que je ne m'en suis pas vanté partout.»
«Je dis que pour tout esprit de bonne foi, la preuve est faite. La preuve, c'est que personne, malgré toute l'émotion que l'affaire a jetée dans le pays, personne ne s'est levé pour dire ce que M. de Pellieux ici n'ose pas dire: je l'en défie!»
Une pause.
(Souriant.) «Eh bien! moi, je dis que la preuve est faite.»
M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX (hautain).—«Comment voulez-vous que je vous dise ce qui s'est passé au procès Dreyfus: je n'y étais pas!»
Labori regarde les jurés, puis le tribunal, enfin l'auditoire, comme pour prendre tout le monde à témoin de cette réponse évasive.
Puis il s'incline courtoisement devant le général, avec un sourire triomphant.
Me LABORI.—«C'est bien, je vous remercie, mon général.»
Me CLÉMENCEAU (intervenant).—«M. le Président, nous avons amené ici un témoin qui tenait de la bouche d'un des membres du Conseil de Guerre qu'il y avait eu une pièce secrète communiquée aux juges. On ne nous a pas permis de l'interroger.»
Me LABORI.—«J'ai dans mon dossier deux lettres qui disent la même chose. Et j'ai une lettre, qui est d'un ami du Président de la République; ce témoin a déclaré qu'il ne viendrait pas déposer, parce qu'on l'a prévenu, que, s'il racontait le fait, on viendrait dire qu'il est inexact.»
Me CLÉMENCEAU.—«Et pourquoi le général Billot ne l'a-t-il pas dit à M. Scheurer-Kestner, quand il est allé le lui demander? Tout cela serait terminé aujourd'hui!»
M. LE PRÉSIDENT (nerveux).—«Vous direz tout cela dans votre plaidoirie.»
M. LE GÉNÉRAL GONSE (s'avançant à nouveau).—«J'ai un mot à dire au sujet de la déposition qui a été faite tout à l'heure, quand on a parlé des notes.
«J'ai dit que les notes de l'État-Major étaient secrètes: elles sont toujours secrètes; nous ne correspondons dans les bureaux de l'État-Major que par des notes, qui ont toujours le caractère secret. Et, quand on dit: note sur ceci, note sur cela, cela veut dire: note secrète.
«Maintenant, quand on vient dire que Dreyfus ne connaissait pas ce qui se passait dans les bureaux de l'État-Major en septembre 1893, c'est encore une erreur. Dreyfus a passé d'abord six mois...»
M. LE PRÉSIDENT (l'interrompant, sans courtoisie).—«Nous n'avons pas à parler de l'affaire Dreyfus...
(Aux généraux de Pellieux et Gonse.) Vous pouvez vous asseoir, tous les deux.»
Il y a un moment de stupeur.
Le Président en profite.
M. LE PRÉSIDENT (à l'huissier-audiencier sur un ton sans réplique).—Faites venir le témoin suivant!»
L'huissier hésite.
Labori s'est dressé et se penche, les bras en croix, comme s'il
voulait, de sa personne, faire obstacle à la suite des débats.
Me LABORI.—«M. le Président, il est absolument impossible, après un événement...»
M. LE PRÉSIDENT (sèchement).—«Continuons...»
Me LABORI (indigné).—«Oh, Monsieur le Président, ce n'est pas possible! Vous sentez très bien qu'un pareil incident termine le débat, s'il n'est pas vidé. Nous sommes par conséquent obligés d'entendre M. le général de Boisdeffre.»
M. LE PRÉSIDENT.—«Nous l'entendrons tout à l'heure.
(A l'huissier-audiencier.) «Faites venir le témoin suivant.»
Me LABORI (tenace).—«Permettez, Monsieur le Président...»
M. LE PRÉSIDENT (furieux, à l'huissier-audiencier).—«Appelez le témoin suivant!»
L'huissier sort.
Me LABORI.—M. le Président, je vous demande pardon, je pose des conclusions tendant au sursis!»
Le commandant Esterhazy paraît, introduit par l'huissier.
M. LE PRÉSIDENT (à Labori).—«Il y sera statué quand les témoins auront été entendus!»
Esterhazy s'avance vers la barre. La salle éclate en applaudissements.
Il est voûté, d'une maigreur de tuberculeux, le teint jaunâtre,
les pommettes fiévreuses, le regard mobile et brûlant.
Déjà le Président se tourne vers lui, lorsque Labori intervient
une dernière fois, avec une énergie exaspérée.
Me LABORI.—«Mais je demande à ce qu'il soit sursis à l'audition d'autres témoins, jusqu'à ce que M. le général de Boisdeffre ait été entendu! La Cour ne peut remettre à statuer jusqu'après qu'elle aura entendu d'autres témoins!»
Le Président, indécis, roule des yeux courroucés.
Esterhazy, les bras croisés par contenance, attend, inquiet, ne comprenant pas ce qui se passe.
Labori s'est assis, et griffonne ses conclusions.
M. LE PRÉSIDENT (d'un ton dur et insolent).—«Y en a-t-il pour longtemps, à rédiger vos conclusions?»
Me LABORI (sans lever la tête, rogue).—«Dix minutes.»
L'audience est suspendue.
Le Président fait signe à l'huissier de reconduire Esterhazy dans la salle des témoins.
L'auditoire énervé, tumultueux, l'acclame jusqu'à ce qu'il ait disparu.
Sans paraître s'apercevoir du tapage, les magistrats se lèvent et quittent gravement le prétoire, suivis des jurés, des accusés et de la défense.
L'exaspération qui fermentait, à demi retenue par la présence de la Cour, se donne libre carrière.
Dans l'air surchauffé, devenu toxique, se croisent des appels, des commentaires passionnés, des vociférations: un vacarme assourdissant.
Les rédacteurs du Semeur se groupent autour de Luce.
Portal, en robe, vient les rejoindre; un pli désabusé attriste son visage honnête, plus blond, plus poupard que jamais sous la toque.
PORTAL (s'asseyant avec lassitude).—Encore une note secrète!
BAROIS.—Qu'est-ce que c'est que cette pièce?
ZOEGER (de sa voix grêle, aux finales blessantes).—Personne, que je sache, n'en a encore entendu parler.
LUCE.—Si, je connaissais son existence. Mais je ne pensais pas qu'on osât jamais s'en servir.
ZOEGER.—De qui est-elle?
LUCE.—Elle est soi-disant écrite par l'attaché militaire italien, et elle a soi-disant été saisie dans le courrier de l'attaché allemand...
BAROIS (vivement).—Elle pue le faux!
LUCE.—Oh, ça, elle est fausse, ce n'est pas douteux. Elle est arrivée au Ministère, je ne sais pas comment, mais avec un à-propos bien étrange... Juste la veille du jour où le ministre devait répondre à la Chambre à la première interpellation relative à l'affaire, et au moment où l'État-Major commençait à se préoccuper de l'incident!
ZOEGER.—Et puis, sa teneur...
JULIA.—Nous ne savons pas ce qu'il y a dedans. Le général a cité de mémoire.
LUCE.—Mais il a affirmé que le nom de Dreyfus était mentionné en toutes lettres. Or, c'est absolument invraisemblable: cela seul suffirait à éveiller les doutes! A l'heure où la presse s'occupait déjà activement de l'affaire, il est inadmissible de supposer que ces deux attachés aient librement parlé de Dreyfus dans leur correspondance privée. En admettant qu'ils aient eu réellement des relations avec Dreyfus, jamais ils n'auraient commis cette imprudence inutile! surtout après les démentis officiels donnés à plusieurs reprises, par leurs deux gouvernements!
BAROIS.—Ça saute aux yeux!
PORTAL.—Mais qui donc peut fabriquer de pareilles pièces?
ZOEGER (avec un ricanement impitoyable).—L'État-Major, parbleu!
HARBAROUX.—C'est une officine nationale de falsifications!
LUCE (posément).—Non, mes amis, non... Là, je ne vous suis plus!
Son expression simple et résolue en impose. Seul Zoeger secoue les épaules.
ZOEGER.—Pourtant, permettez, les faits...
LUCE (très ferme, s'adressant à tous).—Non, mes amis, non... Mettons-nous en garde... L'État-Major n'est pas plus une bande de «faussaires», que nous ne sommes, nous, une bande de «vendus»... Jamais vous ne me ferez admettre que des hommes comme les généraux de Boisdeffre, Gonse, Billot, et les autres, puissent s'entendre pour fabriquer des pièces fausses!
Cresteil d'Allize, l'œil ardent, le sourire amer, le visage tourmenté, suit la querelle en lissant impatiemment sa longue moustache.
CRESTEIL.—A la bonne heure! Moi, j'ai connu le général de Pellieux autrefois: c'est l'intégrité même.
LUCE.—D'ailleurs, il suffit de l'avoir vu et entendu, pour être certain que ce qu'il affirme, il le croit: son éloquence est indubitablement celle de la sincérité. Et, jusqu'à preuve du contraire, j'estime que les autres généraux sont tous dans le même cas.
CRESTEIL.—On les trompe. Ils sont les premières dupes de ce qu'ils avancent.
ZOEGER (sourire glacial).—Vous leur supposez un aveuglement qui n'est pas vraisemblable.
CRESTEIL (vivement).—Très vraisemblable au contraire! Ah, mon cher, si vous aviez fréquenté de près les officiers...
Tenez, le groupe, là, derrière nous... Regardez-les sans parti-pris.
Une expression d'assurance bornée, soit; ça, c'est l'habitude d'avoir toujours, de droit, raison devant les hommes... Mais ces visages-là sont honnêtes, foncièrement!
LUCE.—Oui, regardez un peu la salle, Zoeger; c'est très instructif.
Que voulez-vous, ces gens-là ne sont pas accoutumés à des raisonnements subtils... Et, tout à coup, on leur présente un dilemme terrible: il y a un coupable, où est-il? Est-ce le Gouvernement, l'Armée, tous ces chefs qui viennent affirmer, solennellement, en donnant leur parole de soldats, que la condamnation de Dreyfus est juste? Ou bien est-ce ce petit juif inconnu, condamné par sept officiers, et dont on a dit tant de mal depuis trois ans qu'il en reste malgré tout quelque chose dans toutes les mémoires?
ZOEGER (hautain).—Il n'est pas difficile de remarquer que l'État-Major a reculé, chaque fois qu'il a été mis en demeure d'avancer des preuves précises.
Tout le monde, même un officier, est capable de réfléchir jusque-là.
JULIA.—Et puis, qu'est-ce que peuvent ces paroles d'honneur, lancées à tout propos, contre une argumentation serrée comme celle des mémoires de Lazare, ou des brochures de Duclaux, ou de votre lettre à vous, Monsieur Luce!
ZOEGER.—Ou même, malgré son lyrisme, la lettre de Zola!
BAROIS.—Patience! Nous approchons du but.
(A Luce.) Aujourd'hui, nous avons fait un grand pas en avant!
Luce ne répond pas.
PORTAL.—Vous n'êtes pas exigeant, Barois...
BAROIS.—C'est pourtant très clair. Suivez-moi: le général de Boisdeffre va venir, puisqu'on est allé expressément le chercher. Dès les premiers mots, Labori va l'acculer à une impasse. Il ne pourra pas refuser de verser la pièce aux débats.
Ceci fait, on la discutera, et elle ne résistera pas longtemps à un examen approfondi. Alors l'État-Major, convaincu d'avoir apporté un faux à la barre, c'est le revirement immédiat de l'opinion! C'est la révision avant trois mois!
Il parle avec des gestes rapides, d'un ton incisif. Son œil rayonne d'insolence orgueilleuse. Tout son être palpite d'espoir.
LUCE (gagné par cet entrain).—Peut-être.
BAROIS (avec un grand rire clair).—Non, non, ne dites pas: peut-être. Cette fois, je suis certain que nous la tenons!
ZOEGER (cynique, à Barois).—Et si le général de Boisdeffre trouve un biais? Ce ne serait pas la première fois...
BAROIS.—Après ce qui s'est passé? Ce n'est plus possible... Vous avez bien vu que le général Gonse a couvert le général de Pellieux.!
WOLDSMUTH (qui s'était échappé à la suspension d'audience, et qui se glisse de nouveau à sa place).—Voilà des nouvelles... L'audience va reprendre. Le général de Boisdeffre vient d'arriver en voiture!
BAROIS.—Vous l'avez vu?
WOLDSMUTH.—Comme je vous vois. Il est en civil. Un huissier l'attendait sur les marches. Il est entré directement dans la salle des témoins.
JULIA (battant des mains, à Barois).—Vous voyez!
BAROIS (triomphant).—Cette fois, mes amis, pas de reculade possible! C'est la lutte ouverte, et, pour nous, la victoire!
Retour tumultueux des auditeurs et des avocats qui avaient quitté la salle.
La Cour, au milieu du brouhaha, fait sa rentrée; les magistrats, les jurés, s'installent.
Les accusés sont introduits.
Labori gagne allègrement son banc, et reste un instant debout,
un poing sur la hanche, penché vers Zola qui lui parle en
souriant.
Le silence se fait de lui-même.
Les nerfs sont tendus jusqu'à l'exaspération. On sent que
cette fois c'est vraiment la bataille décisive.
Le Président se lève.
M. LE PRÉSIDENT.—«L'audience est reprise.»
(Puis, rapidement, sans se rasseoir.) «En l'absence de M. le général de Boisdeffre, la Cour remet la suite de l'affaire à demain.»
(Un temps.) «L'audience est levée.»
D'abord une incompréhension totale: un instant de stupeur dont la Cour profite pour s'éclipser dignement.
Les jurés n'ont pas bougé. Zola s'est retourné, surpris, vers Labori qui reste adossé à son siège, figé dans une attitude vainement menaçante.
Enfin, tout le monde comprend: la bataille est ajournée, la bataille n'aura pas lieu...
Un hurlement de déception, signal d'un indescriptible désordre. Le public, debout, tape des pieds, hue, siffle, vocifère.
Puis, lorsque le prétoire est vide, il se rue frénétiquement vers les portes.
En quelques minutes la sortie est bouchée; des femmes, pressées
dans la cohue, s'évanouissent; les visages sont en sueur;
les yeux hagards: une véritable scène de panique.
Le Semeur est resté à sa place, consterné.
JULIA.—Les lâches!
ZOEGER.—Parbleu! Ils veulent attendre les ordres!
LUCE (tristement, à Barois).—Vous voyez? Ils sont les plus forts...
BAROIS (au comble de la rage).—Oh, mais cette fois, ça ne se passera pas sans scandale! Je tiens mon article de demain. C'est trop de cynisme, à la fin! Qui berne-t-on? Quand la Chambre s'émeut, quand elle force les Ministres responsables à s'expliquer ouvertement, pour de bon, on lui répond: «Pas ici. Allez au Palais de Justice, vous saurez tout.»—Et puis, au Palais, toutes les fois qu'on veut remuer le fond de ces débats obscurs, toutes les fois que la vérité monte péniblement jusqu'à la surface et semble vouloir sortir enfin, on la repousse du pied, on la renfonce dans son marécage: «La question ne sera pas posée!»
Ah, non! il faut que ça finisse! il faut que le pays comprenne à quel point on se fout de lui!
Sourde rumeur venue du vestibule.
WOLDSMUTH.—Il va y avoir du grabuge. Courons-y!
CRESTEIL.—Par où passer?
BAROIS.—Par là! (A Julia.) Suivez-moi...
ZOEGER (enjambant les gradins).—Non, par là...
BAROIS (criant).—Rendez-vous autour de Zola, comme hier!
Ils s'échappent comme ils peuvent de la salle des assises.
Un tumulte révolutionnaire ébranle les voûtes du Palais et se prolonge dans les galeries sonores, mal éclairées, grouillantes de monde.
Des gardes municipaux, en file, l'œil effaré, s'efforcent en vain de maintenir leur ligne de barrage. Des bandes se poussent, se heurtent, s'entremêlent dans la pénombre.
Mille cris se croisent:
—Misérables! Brigands! Traîtres!
—Vive Pellieux!
—Vive l'Armée!
—A bas les juifs!
Au moment où Barois et Luce rejoignent le groupe de Zola et de ses défenseurs, un remous, venu de loin, rompant le cordon de police, les écrase contre le mur.
Barois essaye de protéger Julia.
Portal, qui connaît les aîtres, ouvre précipitamment la porte d'un vestiaire. Zola et ses fidèles s'y engouffrent.
Zola est adossé à un pilastre, nu-tête, très pâle, sans lorgnon,
les paupières à demi plissées sur ses yeux fureteurs de myope,
les lèvres serrées. Ses regards vont et viennent. Il aperçoit Luce,
puis Barois, et leur tend la main, brusquement, sans un mot.
Enfin les agents ont fait une trouée.
Le Préfet de police apparaît, dirigeant en personne le service d'ordre.
La petite phalange repart. Zoeger, Harbaroux, Woldsmuth, Cresteil, viennent se joindre à eux.
Par un détour, sous la conduite du Préfet, ils atteignent le grand escalier du boulevard du Palais.
Une foule compacte a envahi la Cour et les rues: tout le quartier, jusqu'aux murs de l'Hôtel-Dieu, appartient aux manifestants: mouvante masse grise dans cette fin de journée d'hiver, que les réverbères pointillent déjà de halos jaunes.
Des cris, des huées, des injures inintelligibles, coupées de sifflets stridents. Une clameur ininterrompue, que martèle comme un refrain: «A mort!... A mort!...»
Au seuil des marches, Zola, les traits crispés, se penche vers les siens.
ZOLA.—Les cannibales...
Puis, le cœur défaillant, mais d'un pied ferme, il descend les degrés, appuyé sur le bras d'un ami.
Un espace libre a pu être ménagé au bas du perron: sa voiture attend, encadrée de gardes à cheval.
Il veut se retourner, serrer quelques mains. Mais les hurlements
redoublent...
—A l'eau!... A mort le traître!.. A la Seine!...
—Mort à Zola!
Le Préfet de police, très nerveux, hâte le départ.
L'attelage démarre, au petit trot.
Des projectiles s'abattent, pulvérisant les vitres des portières.
Des cris âpres, sanguinaires, poursuivent, comme une meute qu'on lance à la curée, le landeau qui disparaît dans le crépuscule.
LUCE (la gorge serrée, à Barois).—Un peu de sang frais, et ce serait le massacre...
Le commandant Esterhazy paraît, suivi d'un général; on les acclame jusqu'à leur voiture.
Bientôt le cordon des agents est rompu. Barois essaye d'entraîner Julia et Luce; mais la foule est dense.
Les amis de Zola sont reconnus et conspués.
—Reinach!... Luce!.. Bruneau!... Mort aux traîtres!...
Vive l'Armée!...
Des bandes sillonnent comme des courants, le flot des curieux
monômes d'étudiants, files de malandrins, conduits par des
jeunes gens du Faubourg.
Sur tous les chapeaux, en exergue, comme un numéro de conscrit, s'étale une feuille qu'on distribue par milliers dans les rues:
RÉPONSE DE TOUS LES FRANÇAIS
A ÉMILE ZOLA
MERDE!...
Des officiers, en uniformes se frayent un chemin au milieu des applaudissements.
Des isolés, qui ont le nez juif, sont pris, entourés et malmenés
par des gamins frénétiques, qui dansent autour d'eux
des rondes de sauvages, en brandissant des torches en flammes,
faites avec des Aurores roulées; l'effet est lugubre dans la nuit
commençante.
Au coin du quai, Julia, Barois et Luce s'arrêtent pour attendre
les autres.
Tout à coup, une jeune femme, élégamment mise, se précipite vers eux. Ils s'effacent, la croyant poursuivie, prêts à la protéger. Mais, en un clin d'œil, elle a foncé sur Luce, s'est accrochée à son vêtement, et lui a arraché sa rosette.
LA FEMME (s'enfuyant).—Vieille fripouille!
Luce la suit des yeux, avec un sourire navré.
Une heure plus tard
Luce, Barois, Julia, Breil-Zoeger et Cresteil, longent à petits
pas, la grille du jardin de l'Infante.
La nuit est tout à fait venue. Un brouillard pluvieux mouille les épaules.
Barois passe familièrement son bras sous celui de Luce, qui marche, silencieux.
BAROIS.—Qu'est-ce qu'il y a, voyons? Du courage... Rien n'est perdu.
Il rit.
Luce le dévisage, à la lueur d'un bec de gaz: les traits de Barois reflètent une joie de vivre, une confiance, une activité sans bornes: c'est un accumulateur vivant.
LUCE (à Zoeger et à Julia).—Regardez-le: il dégage des étincelles...
(Avec lassitude.) Ah, je vous envie, Barois. Moi, je ne peux plus, j'en ai assez. La France est comme une femme saoule: elle ne voit plus clair, elle ne sait plus ce qui est vrai, elle ne sait plus où est la justice. Non, elle est tombée trop bas, c'est décourageant...
BAROIS (d'une voix timbrée, qui fouette les énergies).—Mais non! Avez-vous entendu ces cris, avez-vous vu cette foule en délire? Une nation qui est encore capable d'une telle effervescence pour des idées, n'a pas déchu.
CRESTEIL.—Il a raison, le bougre!
ZOEGER.—Mais oui, parbleu! Il y a du tirage, c'est entendu: mais qui s'en étonnerait? C'est peut-être la première lois que la morale intervient dans la politique. Ça ne peut pas aller tout seul!
BAROIS.—C'est une espèce de coup d'État...
LUCE (grave).—Oui, j'en ai l'impression depuis le premier jour: nous assistons à une révolution.
ZOEGER (rectifiant).—Nous la faisons!
BAROIS (glorieusement).—Et comme toutes les révolutions, c'est une minorité qui en prend l'initiative, et qui l'accomplit toute seule, à coup de passion, à coup de volonté, à coup de persévérance!
Ah, c'est une belle vie, sacredié, qu'une lutte pareille!
Luce secoue la tête, évasivement.
Julia, spontanément, se rapproche de Barois et se pend à son bras; il ne semble pas s'en apercevoir.
BAROIS (avec un grand éclat de rire, jeune et crâne).—Oui, je l'accorde, la réalité, en ce moment surtout, est laide, féroce, injuste, incohérente: mais quoi! c'est d'elle pourtant que la beauté finale jaillira un jour!
(A Luce.) Vous me l'avez répété cent fois: le mensonge, tôt ou tard, trouve son châtiment dans la vie elle-même. Eh bien, je crois à la force inéluctable de la vérité! Et si, ce soir, la partie est perdue encore une fois, courage!
Nous la gagnerons peut-être au prochain tour!
[1] La suite des débats reproduit scrupuleusement le compte-rendu sténographique de la 10e audience. (Le Procès Zola. Compte-rendu sténog. in-extenso. Paris, Stock. 1898. Tome II, pages 118 à 125.)
III
31 Août 1898.
Paris: léthargique et dépeuplé.
Le café du boulevard Saint-Michel. Neuf heures du soir.
Le groupe du Semeur est réuni à l'entresol.
Devant les fenêtres, qui béent sur la nuit chaude, le store de la terrasse, fait, au premier plan une surface inclinée, transparente de lumière. Au delà, le quartier latin, nocturne et désert.
Des tramways, illuminés et vides, gravissent la pente du boulevard
en grinçant sur leurs rails.
Barois a déballé devant lui sa serviette bourrée de paperasses.
Les autres, en cercle autour de lui, piquent au tas, feuilletant
brochures et journaux,
PORTAL (à Cresteil).—Vous avez des nouvelles de Luce?
Portal revient de sa Lorraine, où il a fait son séjour annuel.
CRESTEIL.—Oui, je l'ai vu dimanche, il m'a fait pitié: il a beaucoup vieilli depuis trois mois.
BAROIS.—Vous savez qu'on l'a prié—oh, très courtoisement—de renoncer à son cour du Collège de France, pour la rentrée? Il y a eu, à la fin de juin, trop de tapage autour de ses leçons. D'ailleurs tout le monde lui tourne le dos: aux dernières séances du Sénat, ils n'étaient guère qu'une dizaine à lui serrer la main.
PORTAL.—Quelle incroyable incompréhension générale!
HARBAROUX (grimaçant la haine).—C'est la presse nationaliste qui est cause de tout. Ces gens-là ne laissent pas un instant l'opinion reprendre haleine, se ressaisir!
BAROIS.—Au contraire: ils refoulent systématiquement toute la générosité inhérente à notre race, tout ce qui avait jusqu'à présent placé la France, à ses risques et gloire, en tête de la civilisation, sous prétexte de condamner l'anarchie et l'antimilitarisme, qu'ils ont la mauvaise foi de confondre avec les instincts les plus élémentaires de justice et de bonté!
Et tout le monde s'y est laissé prendre!
WOLDSMUTH (secouant sa tête de caniche, aux yeux tendres).—On obtient toujours ce qu'on veut d'un peuple, quand on sait l'exciter contre les juifs...
CRESTEIL.—Ce qui m'étonne, dans cette approbation commune, c'est que leur thèse est stupide; il suffit d'un minimum de bon sens pour l'anéantir: «L'Affaire Dreyfus est une immense machination montée par les Juifs...»
BAROIS.—Comme si une aussi prodigieuse aventure pouvait avoir été prévue, organisée de pied en cap...
CRESTEIL.—On leur objecte: «Mais, si Esterhazy était l'auteur du bordereau?» Ils ne se troublent pas pour si peu: «Eh bien, c'est que les Juifs l'auraient acheté d'avance et lui auraient fait adopter, à s'y méprendre l'écriture de Dreyfus...»
C'est d'une insoutenable puérilité...
ZOEGER.—Le mal vient aussi de ce qu'on a compliqué l'Affaire à l'infini. Cette folie d'enquêtes et de contr'enquêtes, a complètement dénaturé sa véritable origine et son sens réel. On s'est lancé passionnément sur cent pistes adjacentes, contradictoires... Ce qu'il faudrait, maintenant, c'est un coup de théâtre, qui chavire net l'opinion, et la ramène à une vue d'ensemble.
CRESTEIL.—Oui: un coup de théâtre...
BAROIS.—Nous en approchons peut-être avec cette histoire de Haute-Cour... (Tirant sur un papier de sa poche.) Tenez, j'ai encore reçu ça, ce matin... (Souriant.) Un anonyme plein d'attention...
HARBAROUX (qui a pris la feuille, lisant).
—«Je tiens de source sûre que le Ministre de la Guerre a proposé ce matin aux membres du Gouvernement de traduire les chefs du parti revisionniste devant la Haute-Cour.
«Votre nom est sur la liste, à côté de celui de M. Luce...»
BAROIS.—C'est très flatteur.
HARBAROUX (lisant).
—«L'arrestation générale est fixée au 2 septembre, à la première heure.
«Vous avez le temps d'être loin.»
Signé: «Un ami.»
BAROIS (riant à pleines dents).—Hein? Ça fouette le sang, au réveil, des petits billets de ce calibre!
ZOEGER.—C'est ton article de samedi qui te vaut ça.
PORTAL.—Je ne l'ai pas lu...
(A Cresteil.) De quoi s'agissait-il?
CRESTEIL.—De la fameuse séance de la Chambre, où, naïvement, le Ministre de la Guerre a cru sortir de son portefeuille cinq documents révélateurs, et n'a produit, en réalité, que cinq pièces fausses! Barois a magistralement établi pourquoi ces documents ne peuvent pas être authentiques...
Le gérant entr'ouvre la porte.
LE GÉRANT.—Monsieur Barois, il y a là un monsieur qui voudrait vous parler.
Barois le suit.
Au bas de l'escalier il aperçoit Luce.
BAROIS.—Vous, à cette heure? Qu'est-ce qu'il y a?
LUCE.—Du nouveau.
BAROIS.—La Haute-Cour?
LUCE.—Non... Qui avez-vous là-haut?
BAROIS.—Rien que le Semeur.
LUCE.—Alors, montons.
En voyant entrer Luce, ils se dressent tous, d'un seul mouvement anxieux.
Luce, silencieusement, serre les mains tendues et s'assied avec une involontaire lassitude; le visage maigri, tiré, fait saillir plus volumineuse encore, la masse du front.
LUCE.—Je viens de recevoir des nouvelles ... qui sont graves.
Ils se groupent autour de lui.
LUCE.—Hier ou avant-hier, il s'est passé, un drame imprévu au Ministère de la Guerre: le lieutenant-colonel Henry a été soupçonné par ses propres chefs, d'avoir falsifié les pièces du procès!
Une stupeur profonde.
LUCE.—Il y a eu aussitôt un interrogatoire d'Henry par le Ministre. A-t-il avoué? Je n'en sais rien.—En tous cas, il est depuis hier soir ... écroué au Mont Valérien.
BAROIS.—Écroué? Henry?
Une sourde explosion de joie; quelques secondes d'exaltation enivrante.
ZOEGER (d'une voix étouffée).—Nouvelle enquête! Nouveaux débats!
BAROIS.—C'est la révision!
HARBAROUX (précis).—Mais ... quelles pièces aurait-il falsifiées?
LUCE.—La lettre de l'attaché militaire italien, qui contenait, en toutes lettres, le nom de Dreyfus.
BAROIS.—Quoi? La fameuse preuve du général de Pellieux?
ZOEGER.—Celle que le Ministre a lue, il y a six semaines, en pleine tribune!
LUCE.—Fabriquée entièrement,—sauf l'en-tête et la signature, qui auraient été prises à une lettre insignifiante.
BAROIS (exultant).—Ah, ce serait trop beau!
WOLDSMUTH (en écho).—Oui ... trop beau!... Je n'ai pas confiance.
LUCE.—Ce n'est pas tout. Si l'affaire s'engage sur cette voie, il y aura bien d'autres points à éclaircir!
Qui a inventé l'histoire des aveux de Dreyfus? Pourquoi n'en a-t-il jamais été question avant 96, c'est-à-dire deux ans après la dégradation?
Qui a gratté et récrit l'adresse d'Esterhazy sur le petit bleu dénonciateur, pour pouvoir affirmer que Picquart cherchait à innocenter Dreyfus et accusait Esterhazy, à l'aide d'une pièce retouchée par lui?
WOLDSMUTH (les yeux pleins de larmes).—Ce serait trop beau... Je n'ai pas confiance...
LUCE.—En tous cas, l'arrestation a déjà des suites très importantes: Boisdeffre, Pellieux, Zurlinden démissionnent. Et il paraît que le Ministre lui-même va rendre son portefeuille.
Je le comprends, d'ailleurs: après avoir lu le faux, à la tribune, en toute bonne foi...
BAROIS (riant).—Mais c'est eux qu'il faut faire comparaître en Haute-Cour, à notre place!
LUCE.—D'autre part, Brisson est complètement retourné.
PORTAL.—Ah! enfin!
BAROIS.—Je l'ai toujours dit: le jour où un républicain de vieille race, comme Brisson, aura les yeux ouverts, il fera la revision, à lui seul!
WOLDSMUTH.—Ce qui doit le ronger, c'est d'avoir fait tirer à un million d'exemplaires le faux Henry, pour l'afficher sur tous les murs de France...
HARBAROUX (ricanant).—Ah, ah, ah!... C'est vrai! Elle est sur toutes nos mairies! Elle est dans toutes les mémoires! Elle est citée avec attendrissement, chaque jour, par toute la presse nationaliste! Ah, ah, ah!...
Et tout s'écroule d'un coup: la pièce est fausse!
PORTAL.—Sauve qui peut!
WOLDSMUTH (soudain taciturne).—Prenez garde. Je n'ai pas confiance...
BAROIS (riant).—Ah non, cette fois, Woldsmuth vous allez trop loin dans le pessimisme! Le Gouvernement n'a évidemment pas décidé l'arrestation d'Henry à la légère. Pour qu'on n'ait pas pu étouffer l'affaire, il faut que vraiment la vérité éclate avec une force irrésistible.
WOLDSMUTH (doucement).—Mais Henry n'est même pas en prison...
BAROIS.—Comment?
LUCE.—Je vous dis qu'il est au Mont-Valérien!
CRESTEIL (les traits bouleversés, tout à coup).—Mais sacredié, Woldsmuth a raison! Il n'est qu'aux arrêts: sans quoi c'est au Cherche-Midi qu'il serait!
Ils se regardent, atterrés.
Les nerfs sont tellement tendus qu'un brusque abattement succède à leur triomphe.
LUCE (navré).—Ils ont peut-être voulu se réserver le temps de chercher un biais...
CRESTEIL.—... de façon à pouvoir traiter la falsification comme un simple manquement à la discipline...
PORTAL.—Ils vont nous échapper encore une fois, vous verrez!...
WOLDSMUTH (secouant la tête).—Oui, oui ... je n'ai pas confiance...
BAROIS (nerveux).—Taisez-vous donc, Woldsmuth!
(Énergique.) C'est à nous, maintenant, à faire assez de bruit autour de l'incident, pour qu'on ne puisse pas l'escamoter...
LUCE.—Ah, si seulement Henry avait avoué, devant des témoins!
Une rumeur confuse rampe le long du boulevard. Sont-ce des crieurs qui glapissent la dernière heure?
Malgré le silence désert, leurs abois se mêlent, lointains et inintelligibles.
PORTAL.—Chut! On dirait:... «Le colonel Henry...»
LUCE.—Est-ce que la nouvelle s'ébruiterait déjà?
Ils se sont portés, d'un mouvement unanime, vers les fenêtres ouvertes, et, le corps penché, l'oreille tendue, ils écoutent, avec une soudaine angoisse.
ZOEGER (à la porte).—Garçon! Les journaux... vite!
Mais déjà Woldsmuth s'est élancé dehors.
Les cris s'éloignent, par une rue transversale.
Quelques minutes s'écoulent.
Enfin Woldsmuth, hors d'haleine, échevelé, l'œil brillant, surgit au haut de l'escalier, brandissant une feuille d'où jaillit, en manchette énorme:
SUICIDE DU COLONEL HENRY
AU MONT-VALÉRIEN
BAROIS (rugissant).—Le voilà, l'aveu!
Il se tourne vers Luce, et tous deux, le cœur bondissant, s'étreignent, sans un mot.
PORTAL, ZOEGER, CRESTEIL (allongeant le bras vers Woldsmuth).—Donnez!
Mais tous se taisent.
Woldsmuth a tendu le journal à Luce, qui, très pâle, assujettissant son lorgnon d'un geste saccadé, s'avance sous le lustre.
L'émotion alourdit sa voix.
LUCE (lisant).—«Hier soir, dans le cabinet du Ministre de la Guerre ... le lieutenant-colonel Henry a été reconnu l'auteur de la lettre, datée d'octobre 1896 ... où le nom de Dreyfus est cité en toutes lettres.
«Le Ministre ... a ordonné immédiatement l'arrestation du lieutenant-colonel Henry ... qui, dès hier soir, a été conduit ... à la forteresse du Mont-Valérien...
«Aujourd'hui ... le planton chargé de faire le service du lieutenant-colonel ... ayant pénétré dans sa cellule ... à six heures du soir ... l'a trouvé ... étendu sur son lit ... dans une mare de sang ... son rasoir à la main ... et la gorge ouverte ... en deux endroits... La mort ... remontait à plusieurs heures...
«Le faussaire s'était fait justice ..»
Le journal lui tombe des doigts.
Ils se l'arrachent; il passe de main en main: tous veulent avoir vu.
Un cri sauvage de triomphe, un long hurlement, un véritable délire...
LUCE (la gorge serrée).—Henry mort, c'est fini: il y a des choses de l'affaire que personne ne saura jamais...
Ses paroles se perdent dans l'ivresse générale.
Seul, Zoeger, qui a entendu, approuve d'un triste signe de
tête.
Woldsmuth, à l'écart, incliné sur l'appui de la fenêtre, pleure
silencieusement de joie, dans la nuit tiède.
IV
Un an plus tard: le 6 août 1899, veille de l'ouverture des
débats de Rennes.
Dimanche après midi.
Aux bureaux du Semeur.
Barois, seul, en manches de chemise, les mains aux poches,
arpente son cabinet, préparant un article.
Il est sous-pression: son visage exalté, zébré de tics, ses regards mobiles, la joie de son demi-sourire, toute sa personne enfin, rayonne de sécurité triomphante.
Les mauvais jours sont passés.
BAROIS.—Entrez!
Ah, Woldsmuth?... Entrez, entrez...
Woldsmuth s'avance, tout menu dans son cache-poussière, la sacoche en bandoulière, une volumineuse serviette sous le bras.
BAROIS.—Qu'est-ce que vous êtes donc devenu depuis l'autre jour?
WOLDSMUTH (s'asseyant sur le premier siège rencontré).—J'arrive d'Allemagne.
BAROIS (sans surprise).—Vraiment?
(Un temps.) Je comptais bien d'ailleurs vous voir ce soir, pour vous remettre la direction, comme c'est convenu.
WOLDSMUTH.—Vous prenez tous le rapide de nuit?
BAROIS.—Non, moi seul. Les autres sont déjà à Rennes depuis ce matin... Luce avait à faire, ils l'ont accompagné.
WOLDSMUTH.—Quand dépose-t-il?
BAROIS.—Pas avant la 5e ou 6e audience...
Je suis resté pour vous passer la main et puis pour faire un dernier article, qui paraîtra demain.
WOLDSMUTH (vivement).—Ah, il y aura encore un numéro demain?
Barois, prenant cet intérêt pour de la curiosité, ramasse sur le bureau quelques feuilles volantes.
BAROIS.—Oh, presque rien, quelques lignes pour saluer l'ouverture des débats... Tenez, voilà ce que j'étais en train d'écrire:
«Nous touchons au but. Le cauchemar s'achève. Le dénouement, le verdict, n'intéresse plus; il est prévu, fatal comme le triomphe de l'équité.
«Il ne nous reste plus, aujourd'hui, que le souvenir d'avoir vécu un drame historique, à nul autre comparable; un drame à milliers de personnages, joué sur la scène du monde, et d'un intérêt si pathétique et si universel, que toute la nation, puis autour d'elle toute la civilisation, est venue y prendre part. Pour la dernière fois sans doute, l'humanité, divisée en deux messes inégales, s'est heurtée de front:—d'un côté, l'autorité, qui n'accepte le contrôle d'aucun raisonnement;—de l'autre, l'esprit d'examen, superbement dédaigneux de toutes précautions sociales.
«D'un côté, le passé,—de l'autre, l'avenir!
«Les générations futures diront «l'Affaire», de même que nous disions: «la Révolution»; et elles saluèrent, comme une coïncidence merveilleuse ce hasard qui donne à l'Ere nouvelle un millésime nouveau.
«Quel siècle, celui qu'inaugure une pareille victoire!»
Un simple coup de clairon, vous voyez...
Woldsmuth le considère avec stupeur.
Quelques secondes passent. Il approche timidement sa chaise.
WOLDSMUTH.—Dites-moi, Barois... Vous êtes donc pleinement rassuré?
BAROIS (souriant).—Oh, pleinement!
WOLDSMUTH (affermissant sa voix).—Moi pas! Je n'ai pas confiance.
Barois, qui va et vient d'un air avantageux, s'arrête, surpris.
BAROIS (haussant les épaules).—Vous nous avez toujours répété ça.
WOLDSMUTH (vivement).—Jusqu'ici, je crois que...
BAROIS.—Mais tout est changé! Nous voici avec un gouvernement neuf, bien convaincu de l'innocence, et qui s'est donné pour mission de faire la lumière. Les débats, cette fois, seront publics, sans escamotage possible. Voyons!... Douter du verdict, dans de telles conditions, ce serait supposer la culpabilité de Dreyfus!
Il rit: un rire énergique et sans arrière-pensée; le rire du bon sens et de la certitude.
Woldsmuth le regarde silencieusement. Dans son masque poilu, poussiéreux, les yeux brillent, patients, tenaces.
WOLDSMUTH (affectueusement).—Asseyez-vous donc, Barois... Je vous parle sérieusement. Je vois beaucoup de monde, moi, vous savez... (Les yeux mi-clos, sur un ton voilé, traînant, indéfinissable)... je me renseigne...
BAROIS (brusque).—Moi aussi.
WOLDSMUTH (conciliant).—Eh bien, alors, vous avez remarqué... Hein? Leur presse! Tous les faux ont été démasqués, toutes les illégalités étalées au grand jour... N'importe, elle ne désarme pas! Il faut bien qu'elle renonce à ses affirmations, mais elle se venge: elle salit indistinctement tous ses adversaires... Le rapport de Ballot-Beaupré, qui résume si loyalement toute l'Affaire, croyez-vous seulement que leurs journaux l'aient publié? C'est l'enquête d'un «vendu», qui a touché les millions juifs, comme Duclaux, comme Anatole France, comme Zola...
BAROIS.—Et puis après? Quels sont les lecteurs qui s'y laissent prendre?
Pour toute réponse, Woldsmuth sort de sa poche un paquet de journaux nationalistes, et les jette sur la table.
BAROIS (agacé).—Ça ne prouve rien. Je vous répliquerai que, depuis deux mois, le Semeur a encaissé près de 3.000 abonnements nouveaux; vous le savez comme moi.
Un grand souffle de justice et de bonté passe, enfin, sur la France.
WOLDSMUTH (remuant tristement la tête).—Ce souffle-là n'a pas effleuré les conseils de guerre...
BAROIS (après réflexion).—Soit. J'admets que les juges, parce qu'ils sont de braves militaires, aient d'avance une forte présomption contre les révisionnistes. Mais réfléchissez à ceci: l'Europe entière a les yeux fixés sur Rennes. Toute la civilisation juge avec eux. (Se levant.) Eh bien, il y a des situations qui obligent; ces messieurs seront bien forcés de reconnaître que toutes les anciennes charges qui pesaient contre Dreyfus s'évanouissent à l'examen, (Riant.)—et qu'il n'y en a pas de nouvelles!
WOLDSMUTH.—Ça dépend.
Barois enfonce les mains dans ses poches et reprend ses allées et venues en haussant les épaules. Mais le ton résolu de Woldsmuth l'intrigue: il vient se camper devant lui.
BAROIS.—Ça dépend de quoi?
Woldsmuth sourit péniblement.
WOLDSMUTH.—Asseyez-vous, Barois; vous avez l'air d'un fauve en cage...
Barois, les sourcils froncés, regagne son bureau.
WOLDSMUTH.—Vous vous rappelez l'histoire des pièces ultra-secrètes? (Geste de Barois.) Laissez-moi m'expliquer...
L'hypothèse est la suivante: On aurait volé à Berlin des lettres du Kaiser à Dreyfus et des lettres de Dreyfus au Kaiser... (Souriant.) Je n'insiste pas sur l'énormité de cette supposition...
D'après cette légende, le véritable bordereau aurait été une de ces lettres, écrite par Dreyfus sur papier ordinaire, et que l'Empereur aurait annoté de sa main dans les marges. Guillaume II s'apercevant du vol, aurait exigé la restitution immédiate des pièces saisies, en posant l'alternative d'une déclaration de guerre. Alors, avant de rendre le dossier, pour garder une preuve matérielle de la culpabilité manifeste de Dreyfus, on se serait hâté, au Ministère, de calquer le bordereau sur une feuille de papier pelure, sans reproduire, bien entendu, les annotations impériales... Et toute l'affaire serait, de ce fait, échafaudée sur une pièce calquée, fausse si l'on veut, mais reproduisant le document authentique de la trahison.
BAROIS.—L'hypothèse est tellement fragile que jamais, à ma connaissance, elle n'a été formulée en termes explicites, ni officiellement, ni officieusement.
WOLDSMUTH.—Je sais. Mais ça circule, colporté dans les salons par des officiers, des magistrats, des avocats, des gens du monde... Aucun d'eux n'avance rien de précis, mais «un ami très au courant leur a laissé entendre...» C'est un colossal secret de Polichinelle, qui chemine, avec des silences renseignés, des sous-entendus, de petits rires énigmatiques... Tout ça prépare le terrain, peu à peu. Et demain, aux débats de Rennes, quand la défense voudra pousser ces messieurs de l'État-Major à s'expliquer enfin à fond, ils esquiveront le coup... Il suffit de quelques hésitations involontaires, de quelques sourires douloureux, et tout le monde traduira: «Supposez ce que vous voudrez. Plutôt passer pour un faussaire, que de déchaîner la guerre européenne...»
BAROIS.—La guerre! Mais aujourd'hui, il n'est plus question de sécurité nationale!... Après tout ce qui a été dit et écrit, depuis trois ans, sur les attachés militaires étrangers, sur l'espionnage et le contr'espionnage allemand, qui donc serait assez naïf pour croire qu'il reste encore une seule pièce diplomatique vraiment dangereuse à divulguer? Personne! Donc, si une pièce accusatrice décisive existait réellement, il est évident que l'État-major l'aurait mise en avant, depuis longtemps, pour en finir!
WOLDSMUTH (sombre).—Croyez-moi, vous voyez trop simple. De tous temps cette question diplomatique m'a préoccupé; c'est le fil secret de l'Affaire: un fil qui n'est à aucun endroit visible, mais auquel tous les événements viennent se rattacher. Il y a là un danger terrible!
Barois, ébranlé, hésite; puis se tait.
WOLDSMUTH.—Eh bien, mon cher, il est encore temps de prévenir le coup. J'ai peu à peu constitué un dossier: rien que des faits exacts, j'en réponds: ceux sur lesquels j'avais une hésitation, je viens d'aller les contrôler là-bas, en Allemagne...
BAROIS.—Ah, c'est pour ça, que...
WOLDSMUTH.—Oui. (Ouvrant sa serviette.) J'ai donc là, de quoi anéantir d'avance le coup du «secret d'État». Mais il est grand temps d'agir.
Je vous apporte mon dossier. Publiez-le demain!
BAROIS (sérieux, après un instant de recueillement).—Je vous remercie, Woldsmuth... Mais je crois qu'aujourd'hui une pareille publication serait une faute capitale.
Woldsmuth fait un geste de découragement.
BAROIS.—Elle attirerait l'attention sur un point qui est, quoi que vous en pensiez, relégué dans l'ombre... Par esprit de riposte, on croirait peut-être devoir y revenir; tout ça remuerait l'opinion: ce serait maladroit...
L'acquittement est inévitable. Eh bien, triomphons en beauté, sans ressusciter de mesquines polémiques...
Woldsmuth, les épaules basses, replie silencieusement sa serviette.
BAROIS.—Non, laissez-moi vos notes.
WOLDSMUTH.—A quoi bon? C'est préventivement qu'il faudrait s'en servir.
BAROIS.—Je les emporterai à Rennes pour les communiquer à Luce Et, s'il est de votre avis, je vous promets...
WOLDSMUTH (une lueur d'espoir).—Oui, montrez-les à Luce, et répétez-lui bien exactement tout ce que je vous ai dit...
(Réfléchissant.) Mais il est impossible que vous les emportiez ce soir, telles quelles... Je n'ai pas eu le temps de les mettre au net... C'est un vrai fouillis... Je pensais faire le travail avec vous, pour le numéro de demain...
BAROIS.—Votre nièce est là, voulez-vous les lui dicter? Ce sera fait tout de suite...
WOLDSMUTH (dont le visage s'est éclairé subitement).—Ah? Julia est ici?
Barois se lève et ouvre la porte.
BAROIS.—Julia?
JULIA (de la pièce voisine, sans se déranger).—Quoi?
La familiarité du ton est si explicite, que Barois rougit et se tourne vivement vers Woldsmuth, qui, penché sur ses notes, n'a pas bronché.
BAROIS (maître de lui).—Voulez-vous venir un instant, je vous prie, pour sténographier...
Julia paraît. Elle aperçoit Woldsmuth. Un simple battement des paupières. Son visage insurgé signifie: «Je suis libre, n'est-ce pas?»
JULIA (durement).—Bonjour, oncle Ulric. Vous avez fait bon voyage?
Woldsmuth redresse la tête, mais sans la regarder. Elle surprend alors ce sourire affairé, oblique, dans un visage où tous les traits sont disjoints par la souffrance. Et elle comprend ce que jamais elle n'avait soupçonné...
C'est elle qui baisse les yeux, au moment où Woldsmuth lève les siens, pour répondre enfin.
WOLDSMUTH.—Hé, bonjour Julia... Tu vas bien? La maman va bien?...
JULIA (péniblement).—Très bien.
WOLDSMUTH.—Alors, veux-tu... Ce sont des fiches... Pour Barois...
BAROIS (qui n'a rien vu).—Allez donc dans son bureau, Woldsmuth, vous serez mieux qu'ici... Moi, je vais finir cet article...
A Monsieur Ulric Woldsmuth, Rédacteur au Semeur
Rue de l'Université. Paris.
«Rennes, le 13 août 1899
«Mon cher Woldsmuth,
«Vous avez lu la sténo d'hier et d'avant-hier? Vous aviez donc raison, cher ami, mille fois raison! Mais qui pouvait se douter?
«Tous ces jours-ci nos adversaires ont attendu, passionnément, cet argument décisif contre Dreyfus, qui leur est promis depuis si longtemps. Les généraux ont parlé: déception sur toute la ligne! Alors, comme l'opinion publique se refuse obstinément à admettre que cet argument n'existe pas, elle interprète certaines réticences de l'État-Major dans le sens que vous aviez prévu: et le tour est joué. Aujourd'hui on a été jusqu'à faire courir le bruit que l'Allemagne, au dernier moment, aurait imposé ce mutisme héroïque à nos officiers!
«Je vous expédie, en hâte, les feuillets que vous avez dictés à Julia avant mon départ. Ils sont, hélas, d'une urgente actualité. Breil-Zoeger qui rentre à Paris pour prendre votre place, vous les remettra ce soir, avec ce mot.
«Concertez-vous aussitôt avec Roll pour qu'ils paraissent, si possible, demain, et assurez-leur une large diffusion avant de quitter Paris.
«Apportez-en deux mille numéros à Rennes, ce sera suffisant.
«Bien tristement à vous,
Barois.»
Le lendemain, en première page du Semeur:
GUILLAUME II ET L'AFFAIRE DREYFUS.
Nous avons eu la surprise, ces dernières semaines, de voir sournoisement reparaître une hypothèse ingénieuse, qui expliquerait, pour certains cerveaux simplistes, toutes les obscurités de l'Affaire: c'est celle du bordereau sur papier fort, annoté par Guillaume II, saisi par un agent français sur le bureau impérial, qu'il a fallu rendre précipitamment devant la menace d'une guerre, et dont le bordereau sur papier pelure serait un calque, fait au Ministère de la Guerre, en vue du procès de 1894.
Nous ne prendrons pas la peine de relever les puériles invraisemblances de cette
romanesque aventure.
Nous nous bornerons à poser trois questions:
1° Si le bordereau est un calque de l'écriture authentique de Dreyfus, pourquoi ressemble-t-il mal à l'écriture de Dreyfus, tandis qu'il reproduit identiquement l'écriture d'Esterhazy?
2° S'il est vrai que les faux d'Henry s'expliquent par la nécessité de substituer des pièces inoffensives aux autographes impériaux dont l'usage était impossible, comment se fait-il que, questionné par le Ministre de la Guerre avant son arrestation, Henry n'ait pas dévoilé la légitimité de ses faux, afin de s'innocenter? Des généraux assistaient à l'interrogatoire; le général Roget en a pris la sténographie: Henry n'a donné aucun motif de ce genre à ses falsifications de pièces.
3° Si l'histoire du bordereau annoté est exacte, quand Brisson, bouleversé par le suicide d'Henry, a manifesté l'intention de reconnaître publiquement son erreur et de prendre en main la cause de la révision, pourquoi le Ministre de la Guerre, qui a fait à ce moment auprès de Brisson les plus inquiètes démarches pour empêcher ce geste, ne l'a-t-il pas simplement averti de l'intervention impériale, afin d'arrêter net ce revirement d'opinion si dangereux pour les anti-revisionnistes?
Ceci posé, nous nous contenterons d'aligner succinctement quelques faits chronologiques, dont la signification nous semble assez évidente pour se passer de commentaires:
I.—Le 1er novembre 1894, le nom de Dreyfus, espion de l'Italie ou bien de l'Allemagne, paraît pour la première fois dans les journaux. Les attachés militaires allemands et italiens s'étonnent: c'est un nom qu'ils ne connaissent même pas. Et en voici la preuve: l'ambassadeur d'Italie a remis, le 5 juin 1899, au Ministère des Affaires Etrangères, pour être transmise à la Cour de Cassation, la dépêche chiffrée, datée de 1894, de l'attaché italien qui travaillait en complète entente avec l'attaché allemand, et qui affirme secrètement à son Gouvernement qu'aucun d'eux n'a eu de relations avec ce nommé Dreyfus.
A la même époque, les États-Majors d'Allemagne, d'Italie et d'Autriche, ont fait une enquête dans tous les centres d'espionnage, sans pouvoir se procurer aucun renseignement sur ce Dreyfus.
II.—Le 9 novembre 1894, l'attaché allemand est mis en cause et nommé dans un journal français. L'ambassade d'Allemagne, après une nouvelle information, donne un premier démenti par une note à la presse. Remarquons que ce démenti n'a pu être donné à la légère: car l'Allemagne ne se serait pas exposée à avancer une dénégation, qui, ensuite et publiquement, eût pu être reconnue mensongère au cours des débats du Conseil de Guerre.
En outre, aux mêmes dates, le Chancelier de l'Empire a chargé son ambassadeur à Paris, de faire une déclaration «officielle et spontanée» au Ministre des Affaires Etrangères.
III.—Le 28 novembre paraît au Figaro l'interview du général Mercier. Le Ministre, cinq jours avant la fin de l'instruction qui devait conclure à la traduction de Dreyfus devant un conseil de guerre, y affirme la culpabilité de l'accusé: il a «des preuves certaines»; Dreyfus n'aurait offert ses «documents, ni à l'Italie, ni à l'Autriche»...
L'Allemagne, nettement visée cette fois, proteste à nouveau et très énergiquement par voie diplomatique.
La presse française n'en ayant pas tenu compte, l'Empereur, l'État-Major allemand, la presse allemande, s'irritent de voir contestée la parole qu'ils ont solennellement donnée. Le 4 décembre, il y a, sur l'ordre de l'Empereur, une nouvelle entrevue entre l'ambassadeur et notre Ministre des Affaires Etrangères: une note officielle «proteste formellement contre les allégations qui mêlent l'ambassade d'Allemagne à l'affaire Dreyfus».
IV.—Le procès a lieu.
Lorsqu'un dossier secret a été communiqué aux juges à l'insu de l'accusé et de la défense, nous affirmons qu'il n'y avait rien dans ce dossier qui pût accréditer l'histoire du bordereau annoté par l'Empereur.
Il est facile de s'en assurer en interrogeant sur ce point précis les membres du Conseil de Guerre de 1894, actuellement à Rennes.
V.—A la fin de décembre 1894, après le verdict, toute la presse accuse ouvertement l'Allemagne d'avoir exigé le huis-clos, parce que la culpabilité de Dreyfus l'intéresse directement: c'est un nouveau démenti à la parole de l'ambassadeur. Celui-ci, le 25 décembre, au lendemain de la condamnation, fait une nouvelle déclaration officielle à la presse.
Mais les journaux continuent leur campagne, parlant de pièce rendue pour éviter la guerre, etc...
VI.—Le 5 janvier 1895, jour de la dégradation, l'ambassadeur d'Allemagne reçoit une dépêche particulièrement solennelle du chancelier de l'Empire. En l'absence de notre Ministre des Affaires Etrangères, il la porte directement à notre Président du Conseil.
En voici le texte, inédit jusqu'à ce jour:
«S. M. l'Empereur, ayant toute confiance dans la loyauté du Président et du gouvernement de la République, prie votre Excellence de dire à M. Casimir-Perier que, s'il est prouvé que l'Ambassade d'Allemagne n'a jamais été impliquée dans l'affaire Dreyfus, Sa Majesté espère que le Gouvernement de la République n'hésitera pas à le déclarer.
«Sans une déclaration formelle, les légendes que la presse continue à semer sur le compte de l'Ambassade d'Allemagne, subsisteraient et compromettraient la situation du représentant de l'Empereur.
De Hohenlohe.»
Ainsi donc, l'Empereur, à bout de patience, en appelait au Président de la République, lui-même.
L'Ambassadeur a été reçu à l'Élysée le lendemain, 6 janvier. Nous savons et certifions que M. Casimir-Perier voulut considérer l'incident comme étant personnel et non diplomatique, puisque son intervention directe était demandée par l'Empereur. Il a dit lui-même depuis, qu'il était fait appel à sa loyauté d'homme privé...» (Cassation. I. 329.)
Rappelons, à ce sujet, la déposition de M. Casimir-Perier devant la Cour de Cassation. Il a d'abord affirmé, formellement, qu'il n'avait rien à dissimuler de secret:
«J'ai pu constater que mon silence (au procès Zola) a accrédité cette pensée, que j'ai, seul peut-être, connaissance d'incidents, de faits ou de documents, qui pourraient déterminer la Justice.
«Dans l'état de division et de trouble où je vois mon pays, j'estime que mon devoir est de me mettre sans réserves à la disposition de la juridiction suprême...»
Ceci ne laisse pas subsister le soupçon que M. Casimir-Perier, comme on l'a prétendu, fût lié par une parole donnée; et cette déclaration, dans sa bouche d'honnête homme, est d'une singulière netteté, il raconte ensuite la conversation diplomatique qui eut lieu, et qui motiva une note officielle de l'Agence Havas, mettant une fois pour toutes hors de cause les ambassades étrangères à Paris. Et, le surlendemain, le Kaiser se déclara satisfait.
Rappelons aussi la déposition, à la Cour de Cassation, de M. Hanotaux, qui était Ministre des Affaires Etrangères pendant le procès de 1894. Interrogé comme suit: «Avez-vous connaissance de certaines lettres d'un souverain étranger, écrites à l'époque du procès Dreyfus, et desquelles ressortirait la culpabilité de cet accusé? .—il répondit formellement:
«Je n'en ai eu aucune connaissance. Je n'ai jamais rien vu de pareil. On ne m'a jamais rien offert de tel. Je n'ai jamais été consulté sur l'existence ou la valeur de tels documents. En un mot, toute cette histoire est une fable; elle a d'ailleurs été démentie à diverses reprises par des notes communiquées aux journaux.»
Rappelons enfin pour terminer, la déposition à la Cour de Cassation de M. Paléologue, qui a été l'intermédiaire quotidien, pendant le procès Dreyfus, entre les Affaires Etrangères et la Guerre:
«Ni avant, ni après le procès Dreyfus, je n'ai été informé de l'existence d'une lettre de l'Empereur d'Allemagne, ni de lettres de Dreyfus adressées à ce souverain. Les allégations auxquelles M. le Président fait allusion me paraissent complètement erronées. La nature de mes fonctions me permet d'affirmer que, s'il avait existé des documents de ce genre, je ne l'eusse pas ignoré, sans doute.»
VII.—Le 17 novembre 1897, l'ambassadeur d'Allemagne déclare à notre Ministre des Affaires Etrangères que l'attaché militaire allemand, colonel de Schwartzkoppen, attestait sur l'honneur n'avoir jamais eu, ni directement, ni indirectement, aucune relation avec Dreyfus.»
VIII.—En 1898, avant le procès Zola, l'Empereur, impatienté, voulut faire une manifestation décisive, personnelle.
Son entourage l'en empêcha, connaissant l'état des esprits en France, et craignant qu'une insulte grave ne fût faite à la personne même du souverain, et n'entraînât à des complications inquiétantes. Il exigea néanmoins qu'une parole officielle fut donnée publiquement, en plein Reichstag.
Voici la déclaration du Secrétaire d'État aux Affaires Etrangères de l'Empire, à la séance du 24 janvier 1898:
«Vous comprendrez que je n'aborde ce sujet qu'avec de grandes précautions. Agir autrement pourrait être interprété comme une immixtion de notre part dans les affaires de la France..... Je crois d'autant plus devoir observer une réserve complète à ce sujet qu'on peut s'attendre à ce que les procès ouverts en France jettent la lumière sur toute l'affaire.
Je me bornerai donc à déclarer de la façon la plus formelle et la plus catégorique, qu'entre l'ex-capitaine Dreyfus, actuellement détenu à l'Ile du Diable, et n'importe quels agents allemands, il n'a jamais existé de relations, ni de liaisons, de quelque nature qu'elles soient.»
IX.—Cinq jours plus tard, l'Empereur vint lui-même chez notre ambassadeur à Berlin, pour lui apporter sa déclaration personnelle, et le prier de la communiquer officiellement à notre Gouvernement.
X.—Enfin, à l'heure actuelle, l'état d'esprit autour du Souverain est le même.
L'Empereur éprouve le plus impatient désir de faire un geste personnel; mais on l'en empêche, et on l'en empêchera jusqu'au bout, pour ne pas risquer que la France, par une seconde condamnation, ne donne au Kaiser un nouveau démenti qu'il ne pourrait pas supporter sans une rupture diplomatique. Cependant on est prêt à renouveler, par notes officielles, toutes les déclarations déjà faites.
Si l'on consent à supposer un instant que l'Empereur ait été réellement compromis dans une affaire d'espionnage, on peut admettre, à la rigueur, qu'il ait été, pour certaines nécessités politiques, contraint de nier la vérité par un démenti officiel.
Mais, ce mensonge diplomatique une fois commis et enregistré, aurait-il réitéré ses protestations, à chaque occasion nouvelle, et avec une si solennelle et pressante insistance?
Même en faisant abstraction de la personnalité de Guillaume II et de sa conception particulièrement chatouilleuse de l'honneur, est-ce que jamais un souverain oserait faire de si véhémentes et de si nettes déclarations, s'il risquait d'être, un beau jour, confondu devant le monde entier, par la découverte ultérieure d'une preuve décisive?
Qui ne voit dans l'attitude du Kaiser un très simple et très douloureux cas de conscience?
L'Empereur sait,—mieux que personne—l'innocence de Dreyfus; et, sans toutefois vouloir faire courir à son pays le danger d'une complication diplomatique, il cherche à le crier aussi souvent et aussi haut qu'il le peut.
Il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
LE SEMEUR.
«A M. Marc Elie Luce, Auteuil.
«Rennes, le 5 septembre 1899.
«Mon cher ami,
«Notre découragement est sans bornes. Pratiquement, la cause est perdue. Les deux semaines qui viennent de s'écouler ont décidé de l'Affaire. L'opinion des juges est établie: et ils sentent bien que la majorité est avec eux.
«Woldsmuth me reproche d'avoir trop tardé à publier son article. Je me le reproche aussi, quoique je reste sceptique sur l'efficacité qu'il aurait pu avoir. Comment s'attaquer à une fable qui n'a jamais été clairement formulée par personne? Et, le serait-elle, qu'elle resterait pareillement insaisissable, puisqu'il est admis qu'aucune trace matérielle ne peut subsister des fameux autographes impériaux. C'est le domaine des affirmations gratuites. Devant ces fumées, nous sommes sans armes; pas de lutte possible.
«Si l'opinion avait pû être retournée, elle l'eût été l'autre jour, le lendemain de votre départ, par l'attitude de Casimir-Perier, l'homme de France qui sait le mieux si oui ou non le Kaiser s'est trouvé mêlé à l'Affaire, et qui, fort de son passé intègre, est venu répéter de sa voix loyale, les yeux dans les yeux du colonel-président:
«Vous me demandez de dire la vérité, toute la vérité; je l'ai juré, je la dirai, sans réticences et sans réserves. Quoi que j'aie déjà dit dans le passé, on persiste à croire ou à dire,—ce qui, malheureusement, n'est pas toujours la même chose—que je connais seul des incidents ou des faits qui pourraient faire la lumière, et que je n'ai pas jusqu'ici dit tout ce que la justice a intérêt à connaître. C'est faux... Je ne veux sortir de cette enceinte, qu'en y laissant l'inébranlable conviction que je ne sais rien qui doive être tu, et que j'ai dit tout ce que je sais!»
«Je ne mets pas en doute la bonne foi des juges du Conseil de Guerre. Je les crois aussi impartiaux qu'ils peuvent être.
«Mais ce sont des soldats.
«Comme toute l'armée, ils sont tenus par leurs journaux dans une ignorance absolue de ce qu'est réellement l'Affaire. On a posé devant eux la question, avec un raccourci criminel: la culpabilité de Dreyfus ou bien l'infamie de l'État-Major: voilà dans quel dilemme imbécile on a enfermé ces officiers.
«Si encore ils étaient soustraits à toute influence, seuls avec leur conscience et les faits! Mais non: ils continuent, chaque soir, après les débats, à vivre dans le milieu où la trahison de l'accusé est un axiome invulnérable.
«Je ne dis pas qu'ils soient d'avance inclinés à trouver Dreyfus coupable;
mais je puis affirmer dès aujourd'hui, qu'ils voteront la culpabilité.
Et il n'en peut être autrement pour ces hommes dont la personnalité humaine
ne se dégage plus du revêtement professionnel; dont les vingt-cinq
ans d'uniforme sont collés à la peau; qui, depuis un quart de siècle,
sont façonnés par la discipline, imprégnés du sentiment hiérarchique,
fanatiques de cette armée dont l'emblème vivant est là, dans la personne
de ses chefs qui comparaissent devant eux. Comment pourraient-ils se
prononcer en faveur du juif, contre l'État-Major? Le voudraient-ils,
par instants, au fond de leurs consciences troublées, que, physiquement,
ils ne le pourraient pas. Et peut-on leur en faire reproche?
«D'ailleurs je dois convenir que l'attitude de l'accusé n'a rien qui puisse
contrebalancer le prestige des uniformes. Il a déçu la plupart même de ses
amis. A tort, selon moi. Depuis quatre ans, nous nous battons pour des
idées; mais en somme, c'est lui qui les représente: et nous nous étions
tous fait, en nous-mêmes, une image arbitraire, mais précise, de cet
inconnu. Il débarque: et, ainsi que nous aurions dû nous y attendre, la
réalité ne coïncide pas avec notre imagination.
«Beaucoup d'entre nous ne le lui ont pas pardonné.
«C'est un homme simple, dont l'énergie naturelle est tout intérieure. Il arrive, affaibli par la séquestration, par les émotions inouïes qu'il a supportées; il est malade, il grelotte de fièvre, il digère à peine un peu de lait. Comment serait-il au diapason de cet auditoire forcené, dont les trois quarts le haïssent comme un malfaiteur public, et dont l'autre quart l'adore comme un symbole? Ce rôle écrasant n'est-il pas au-dessus des forces humaines? Il n'a plus la vigueur de hurler furieusement son innocence, comme il faisait dans la cour de l'Ecole Militaire. Le peu d'énergie qui lui reste, il l'emploie, non pas contre les autres, mais contre lui-même: à ne pas se laisser abattre, à paraître un homme; il ne veut pas qu'on l'ait vu pleurer.
«C'est une conception dont la grandeur héroïque, ingrate, échappe à l'esthétique populaire. Il aurait peut-être conquis la foule par une attitude plus théâtrale: mais cet empire qu'il garde au prix d'un dur effort, est taxé d'indifférence, et ceux qui se démènent pour lui depuis quatre ans, lui en font un grief.
«Moi-même, qui ne le connaissais pas, je dois avouer que lorsque je l'ai aperçu à la première audience, malgré l'enthousiasme de nos amis, malgré l'espoir insensé que j'avais triomphalement clamé, le matin même, dans le Semeur, j'ai reçu à ce moment-là, l'avertissement intime de la défaite, un je ne sais quoi, le petit ressort qui casse net... Je l'ai caché, même à vous. Mais je puis dire que ce jour-là, j'ai senti tout à coup, avec une certitude indiscutable, que l'Affaire était perdue, mal perdue, et qu'elle ne laisserait, au fond de toutes ces âmes enflammées par elle, qu'un peu de cendre nauséabonde.
«Cette amère inquiétude ne me quitte plus.
«Vous avez bien fait de partir. Votre place n'était pas ici, dans le tumulte.
«Nous sommes à la limite de notre résistance. Songez que pour beaucoup d'entre nous c'est le second été torride, sans trêve, dans la sombre hantise de ce drame! Songez à ces journées d'attention exaspérée, dans l'atmosphère irrespirable de la salle du Conseil, où tant de témoignages suent le parti-pris et la haine! Et les soirées, pires que les jours, dans les rues, dans les cafés, pour éviter l'étouffement de la chambre d'hôtel où l'on ne peut plus dormir, des soirées—presque des nuits—à discutailler sans fin, à pointer pour la centième fois les chances de victoire ou de défaite! Si nous avons pu résister jusqu'à présent, c'est que la certitude de notre bon droit nous servait d'armature... Mais voici encore une étape douloureuse, et le repos n'est pas au bout! Combien nous en reste-t-il à franchir?
«C'est bien dur de voir notre pays, si beau, dans une pareille déchéance intellectuelle et morale! Penser qu'il y a, en ce moment, une révolte de la conscience universelle, et que la conscience française, pour la première fois depuis des siècles, n'en est pas!
«Au revoir, mon grand ami.
«Voulez-vous dire à Breil-Zoeger, que s'il a envie de revenir ici, Harbaroux propose de le remplacer à la direction du Semeur?
Barois.»
«J'apprends ce soir que Labori compte faire une démarche personnelle auprès du Kaiser, pour obtenir avant la fin des débats une dernière déclaration impériale de l'innocence de Dreyfus.
«A quoi bon? Il est déjà trop tard...»
«Barois.—103 Lycée. Rennes.
«Paris, 8 septembre.—11 h. 30.
«Suis averti télégraphiquement nouvelle protestation Gouvernement allemand, parue ce matin en note officielle dans Moniteur Empire, pour répondre appel Labori.
«Voici texte:
«Sommes autorisés renouveler déclarations que Gouvernement Impérial, afin sauvegarder dignité propre, a faites pour remplir son devoir d'humanité.
«L'ambassadeur a remis, sur ordre Empereur, en janvier 1894 et janvier 1895, à Hanotaux, Ministre Affaires Etrangères, à Dupuy, Président Conseil, et au Président République Casimir-Perier, déclarations réitérées que l'ambassade allemande en France n'avait jamais entretenu relations, ni directes ni indirectes, avec capitaine Dreyfus.
«Le secrétaire d'Etat de Bülow s'est exprimé en ces termes le 24 janvier 1898 devant commission Reichstag: «Je déclare de la façon la plus formelle qu'entre ex-capitaine Dreyfus et n'importe quel organe allemand, jamais existé relations ni liaisons quelque nature qu'elles soient.»
«Ministre Affaires Étrangères, prévenu, s'est engagé à communiquer officiellement cette protestation aux juges avant vote. Espérons encore. Faites répandre nouvelle par tous journaux locaux.
Luce.»
«Luce. Auteuil.
«Rennes, 9 septembre, 6 heures soir.
«Condamnation avec circonstances atténuantes. Dix ans détention. Contradictoire et incompréhensible.
«Vive justice quand même!
«L'affaire continue!»
V
Le 9 septembre 1899: le soir du verdict.
En gare de Rennes, trois trains, successivement, ont été pris
d'assaut. Un quatrième, formé de tous les wagons de rebut qui
restaient dans les garages, a démarré, péniblement, à son tour,
dans la cohue d'émeute qui grouille sur les quais.
Barois, Cresteil et Woldsmuth, les épaves du Semeur, sont
parqués dans un wagon de troisième, ancien modèle: des cloisons,
à mi-hauteur, divisent la voiture en compartiments étroits;
deux quinquets pour tout le wagon.
Les vitres sont ouvertes sur la campagne endormie. Aucun souffle. Le train roule lentement, charriant à travers l'épaisse nuit d'été un brouhaha de séance électorale.
Des vociférations se croisent dans l'air empesté des compartiments:
—Tout ça, c'est les Jésuites!
—Taisez-vous donc! Et l'honneur de l'armée?
—Oui: c'est la faillite du Syndicat...
—Ils ont bien fait! La réhabilitation d'un officier qui a été condamné par sept camarades, et déclaré coupable par le Haut-Commandement de l'Armée, compromet le salut d'un pays bien plus qu'une erreur judiciaire...
—Parbleu! Et je vais plus loin! Moi qui vous parle, admettons que j'aie été du Conseil, et que j'aie su que Dreyfus était innocent... Eh bien. Monsieur, sans hésiter, pour le bien de la patrie, pour l'ordre public, je l'aurais fait fusiller comme un chien!
CRESTEIL D'ALLIZE (se dressant, malgré lui, dans la pénombre, et dominant le tumulte de sa voix éraillée).—Il y a un savant français, nommé Duclaux, qui a déjà répondu à cet argument de la sécurité nationale: il a dit,—ou à peu près—qu'il n'y avait pas de raison d'Etat qui puisse empêcher une Cour de Justice d'être juste!
—Vendu! Lâche! Fripouille! Sale juif!
CRESTEIL (insolent).—Messieurs, je suis à vos ordres.
Les injures redoublent, Cresteil reste debout.
BAROIS.—Laissez-les donc, Cresteil...
Peu à peu, une torpeur lourde,—causée par la chaleur suffocante, l'oppression de l'obscurité, la dureté des banquettes, le cahotement du vieux matériel,—envahit le wagon.
Le tapage se localise, diminue.
Serrés dans leur coin, Barois, Cresteil et Woldsmuth causent à voix basse.
WOLDSMUTH.—Le plus triste, c'est que cette pensée estimable de rendre service au pays, a été, j'en suis sûr, le principal mobile de beaucoup de nos adversaires...
CRESTEIL.—Mais non! Vous avez toujours tendance, Woldsmuth, à croire que les autres sont mûs par des sentiments élevés, des idées... Ils sont mûs, le plus souvent, par leur intérêt, conscient ou inconscient, et à défaut de calcul, par de simples habitudes sociales...
BAROIS.—Tenez, à propos d'habitudes, je me souviens d'une scène qui m'a beaucoup frappé à la troisième ou quatrième audience.
J'étais en retard. J'arrivais par le couloir de la presse, juste au moment où les juges s'engageaient dans l'entrée. Presque en même temps qu'eux, un peu en arrière, débouchent quatre témoins, quatre généraux en grande tenue. Eh bien, les sept officiers-juges, sans avoir eu le temps de se concerter, d'un même mouvement devenu chez eux machinal et qui révèle un asservissement de trente ans, se sont arrêtés net, le dos au mur, au garde-à-vous... Et les généraux, simples témoins, ont passé devant eux, comme à la revue, pendant que les officiers-juges faisaient automatiquement leur salut militaire...
CRESTEIL (spontanément).—Ça a sa beauté!
BAROIS.—Non, mon petit, non... C'est l'ancien Saint-Cyrien qui vient de parler, ce n'est pas le Cresteil d'aujourd'hui.
CRESTEIL (tristement).—Vous avez raison... Mais ça s'explique, voyez-vous... Pour des êtres fiers et énergiques, la discipline demande un tel sacrifice de toutes les heures, qu'on ne peut pas perdre l'habitude de l'estimer au prix qu'elle coûte...
BAROIS (suivant son idée).—D'ailleurs, le verdict de tout à l'heure, c'est la répétition de cette scène du couloir... Cette condamnation d'un traître avec circonstances atténuantes, cela paraît boiteux, inepte... Mais, réfléchissez: la condamnation, c'est le salut militaire qu'ils ont fait sans s'en rendre compte, par discipline professionnelle; et les circonstances atténuantes, ça, c'est, malgré tout, l'hésitation de leurs consciences d'hommes...
L'arrivée à Paris, au petit jour.
Un silence morne emplit les wagons, qui vident sur le quai leur bétail frissonnant et blême.
Luce est là, pâle, son regard doux cherchant les amis.
Etreinte silencieuse: une immense affection, une immense tristesse. Les yeux sont pleins de larmes.
Woldsmuth embrasse la main de Luce, en pleurant.
BAROIS (après une hésitation).—Julia n'est pas avec vous?
Breil-Zoeger redresse la tête.
ZOEGER.—Non.
Quelques pas silencieux, en groupe serré.
BAROIS (timidement, à Luce).—Quoi de nouveau? (Inquiet de son mutisme.) La cassation?
LUCE.—Non, il paraît que c'est impossible, juridiquement...
BAROIS.—Alors?
Luce ne répond pas tout de suite.
LUCE.—La grâce...
CRESTEIL ET BAROIS (ensemble).—Il la refusera.
LUCE (fermement).—Non.
C'est un dernier coup, au visage.
Ils restent immobiles, debout sur le trottoir, les lèvres entr'ouvertes, la gorge serrée, sans rien voir. Leurs épaules plient...
WOLDSMUTH.—Ayez pitié de lui... Retourner là-bas? Recommencer le supplice? Et pourquoi faire?
CRESTEIL (pathétique).—Pour rester le symbole!
WOLDSMUTH (patient).—Il en mourrait. Et alors?
LUCE (avec une indulgence infinie).—Woldsmuth a raison... Au moins nous réhabiliterons un vivant...
Le même soir.
Barois a quitté de bonne heure son journal, et il s'est mis à
marcher, devant lui, froissant au fond de sa poche le billet de
Julia, qu'il a trouvé, le matin, sur son bureau:
«Tu vas revenir de Rennes, tu vas être étonné de ne pas me trouver au Semeur.
«Je ne veux pas te tromper.
«Je me suis donnée librement, je me reprends de même.
«Tant que je t'ai aimé, je t'ai appartenu, sans restriction. Mais depuis que j'en aime un autre, je te le dis avec franchise, tu ne peux plus exister pour moi. Je te préviens loyalement; c'est ma façon de te prouver jusqu'au bout mon estime.
«Quand tu liras ce mot, j'aurai repris la libre disposition de moi-même. Tu es assez énergique et trop intelligent pour ne pas comprendre, et pour te diminuer par une souffrance inutile.
«Moi je resterai toujours ton amie,
Julia.»
Il rentre rue Jacob et se laisse choir tout habillé sur son lit.
Une douleur aigüe, personnelle, malsaine, s'est greffée sur l'autre, sur ce vaste découragement qui l'a épuisé. Ses tempes sont lourdes et brûlantes.
Soudain, dans cette chambre, mille souvenirs sensuels... Un désir éperdu de revivre, à quelque prix que ce soit, certains instants précis... Il se soulève, hagard, mordant ses lèvres, tordant ses bras; puis il retombe en sanglotant sur son lit.
Il se débat, quelques secondes encore, comme un suicidé qu'un remous emporte...
Puis tout sombre en un noir sommeil.
Un coup de sonnette le réveille, le rejette, d'un saut égaré, en plein désespoir.
Il fait grand jour: dix heures...
Il va ouvrir la porte: sur le palier, Woldsmuth.
WOLDSMUTH (troublé par le visage bouffi et ravagé de Barois).—Je vous dérange...
BAROIS (agacé).—Entrez donc!
Il referme la porte.
WOLDSMUTH (évitant de le regarder).—Je vous avais cherché au Semeur ... pour ces renseignements que vous m'avez demandés... (Il relève les yeux.) J'ai pu voir Reinach... (Balbutiant.) Je suis ... j'ai...
Ils se regardent. Woldsmuth n'a pas le courage de poursuivre Et Barois comprend que Woldsmuth sait tout; il en éprouve un soulagement immense: il lui tend les deux mains.
WOLDSMUTH (avec simplicité).—Ah... Et Zoeger, un ami!
Barois pâlit, jusqu'à en perdre le souffle.
BAROIS (des lèvres).—Zoeger?
WOLDSMUTH (effaré).—Je ne sais pas ... je dis ça...
Barois reste assis, les bras raidis, les poings crispés, la tête en avant, le cerveau vide.
WOLDSMUTH (que ce silence épouvante).—Mon pauvre ami... Je me mêle de ce qui ne me regarde pas... J'ai tort... Mais j'arrive justement... Je voudrais vous aider à moins souffrir...
Sans répondre, sans le regarder, Barois enfonce sa main dans sa poche et lui tend la lettre de Julia.
Woldsmuth la lit avidement, et sa respiration devient sifflante; à travers la barbe, ses lèvres ont un tremblement flasque.
Puis il replie le feuillet, et vient s'asseoir à côté de Barois; maladroitement il lui entoure la taille de son bras trop petit.
WOLDSMUTH.—Ah, cette Julia... Je sais... On souffre, on souffre... On voudrait tuer!
(Avec un sourire poignant.) Et puis ça passe...
Tout à coup, sans faire un mouvement, il commence à pleurer, doucement, intarissablement,—comme on ne peut pleurer que sur soi-même.
Barois l'examine. Ces paroles, cet accent, ces larmes... Il soupçonne, et presqu'en même temps, il découvre la vérité.
Et aussitôt, avant toute pitié, c'est une sorte de satisfaction sombre, une diversion à sa douleur, à lui. Il est moins seul. Une crise de bonté sentimentale lui mouille les yeux.
Ah, la vie est trop cruelle...
BAROIS (humblement, comme si les mots pouvaient effacer).—Mon bon Woldsmuth, comme j'ai dû vous faire du mal...
VI
A l'Exposition.
Le 30 mai 1900.
Sur le bord de la Seine, dans un de ces restaurants de carton,
pavoisés et fleuris, en terrasse sur l'eau.
Une trentaine de jeunes hommes, autour d'une table servie.
Les garçons viennent d'allumer les candélabres, et, dans la nuit hésitante, la lueur mate des petits abat-jour jaunes, enveloppant les cristaux et les fleurs qui penchent, crée autour du banquet qui s'achève une atmosphère languissante et recueillie.
Un léger silence.
Marc-Elie Luce, qui préside, se lève.
Ses yeux clairs, enfoncés sous le front qui fait ombre, promènent sur les convives un regard pénétrant et grave.
Puis il sourit, comme s'il voulait se faire pardonner les feuillets qu'il tient dans sa main.
Son accent franc-comtois souligne le relief des phrases et donne à son discours une bonhomie provinciale, simple et imposante.
LUCE.—Mes chers amis.
Il y a aujourd'hui un an, c'était pour nous une grande allégresse. M. Ballot-Beaupré venait de lire publiquement son rapport. Nous venions de voir toute l'Affaire revivre sous nos yeux, résumée avec une vigueur de raccourci et une exactitude de détails, qui font de ce travail un impérissable modèle. Un silence sympathique nous garantissait la conversion de ce public, qui, l'année précédente, avait hué Zola. Nous éprouvions une immense confiance à voir enfin soulevé par des mains officielles, ce poids qui nous écrasait depuis trois ans. Et nous avions tous sur les lèvres cette parole d'espoir, que M. Mornard, se tournant vers la Cour, prononçait d'une voix anxieuse: «J'attends votre arrêt comme l'aurore du jour qui fera luire sur la patrie la grande lumière de la concorde et de la vérité.»
C'est pour commémorer ces heures sacrées,—qui sont, n'est-il pas vrai, parmi les dernières heures pures de l'Affaire?—que nous sommes réunis ce soir.
Je ne reviendrai pas sur le drame douloureux de cet été. Déjà les détails s'estompent. Le souci généreux qu'a eu le Gouvernement de rendre inefficace en fait l'hésitante condamnation du Conseil de Guerre, nous permet d'attendre, avec une patience qui est nouvelle pour nous, l'instant où, par la nécessité même des choses, la vérité anéantira jusqu'aux moindres traces de l'injustice; car la force de la vérité est opiniâtre, et finit par plier les événements sous sa loi.
En réalité, la crise est traversée. L'un de nous n'écrivit-il pas, dernièrement: «La violence des hommes est comme les grands vents dans la nature: elle s'enfle et grossit comme eux, puis s'apaise et disparaît, laissant les germes à leur activité...»[1]
C'est un pénible moment de désarroi pour tous ceux qui, depuis plusieurs années, vivent en pleine intensité d'action. Ils s'arrêtent, essoufflés, comme des chiens de meute au soir de la chasse; la journée a été rude; leur rôle est terminé. Et voici qu'une angoisse nouvelle les étreint, une angoisse devant ces ruines et ces morts qui encombrent le champ de bataille... Je crois exprimer ce que nous ressentons tous, n'est-ce pas? Une angoisse devant cette France endolorie où régnent les rancunes et les dissensions.
Au fort de la lutte nous ne pensions guère aux conséquences. C'était l'argument de nos ennemis. Nous leur répondions,—et à bon escient—que l'honneur national devait passer avant l'ordre public, et qu'une illégalité, manifestement commise, fût-ce au nom de la sécurité de l'Etat, si elle est officiellement acceptée par tous, engendre des maux mille fois plus graves que le trouble passager d'un peuple: elle compromet la seule acquisition dont les hommes puissent avoir quelque fierté, ces libertés sacrées dont le sang français a jadis enrichi les nations; exactement, elle compromet le Droit et la Justice de tout le monde civilisé.
(Applaudissements.)
Mais enfin, maintenant que nous avons eu satisfaction, il faut bien
reconnaître en quelle posture l'entêtement de l'opinion publique a mis le
pays: nous sommes au lendemain d'une révolution.
Dans la période confuse qui a précédé l'issue, au cours des derniers assauts, une foule de partisans, que nous ne soupçonnions pas, est venue se mêler au groupe de penseurs actifs que nous formions jusque-là[2].
Notre humble et tenace drapeau, ils nous l'ont arraché des mains, pour le brandir ostensiblement à notre place. Ils ont envahi les espaces libres que notre travail d'assainissement social avait déblayés. Et aujourd'hui, au lendemain de la Victoire, ce sont eux qui occupent, en maîtres, le terrain. Voulez-vous me permettre une distinction qui m'est chère: nous étions une poignée de dreyfusistes; et maintenant, ils sont une armée de dreyfusards...
Que valent-ils? Je n'en sais rien. Ils font des confusions que nous nous étions sévèrement interdites, entre le militarisme et l'armée, entre le nationalisme et la France. Que feront-ils? Que sont-ils capables d'édifier sur les ruines que nous avons voulu faire? Je n'en sais rien. L'ère resplendissante dont nous avions rêvé l'avènement, se lève-t-elle avec eux?
Hélas! Ils ressemblent, par bien des côtés, A ceux que nous avons renversés: mais je ne pense pas qu'ils puissent être pires.
Pour nous, notre tâche est accomplie; la réalisation de ce que nous avons passionnément espéré, n'est pas pour nous. Ce branle-bas dont nous avons sciemment donné le signal, nous le payons presque tous de notre repos, de notre bonheur individuel.
Mes chers amis, c'est dur, c'est très dur. Je le sais comme vous: j'ai perdu mes auditeurs au Collège de France; et si j'ai été réélu au Sénat, je ne dois pas m'illusionner: aucune commission n'a fait appel à mon travail, toute la besogne se fait loin de moi. Ceux qui, actuellement, tirent de notre effort le plus manifeste profit, sont généralement aussi ceux qui se détournent de nous avec la plus inquiète méfiance... Ils ont tort: ils nous feraient supposer, qu'après avoir constaté de près le danger que nous sommes pour qui n'a pas les mains pures, notre voisinage leur fait peur...
(Sourires.)
Les moins à plaindre, ce sont les plus jeunes, ceux qui ont le temps de
refaire leur vie. Oh, pour ceux-là, le beau baptême du feu, au seuil d'une
existence consciencieuse! La flamme a dévoré tout le factice, tout le
décor, tout le carton-peint de leurs caractères: il ne reste plus que la masse
essentielle: le roc! Et quelle bienfaisante nécessité ce fut pour eux,
d'avoir à choisir, une fois pour toutes, leur direction et leurs amitiés!
J'en connais beaucoup, en somme, qui s'en tireront...
(Il sourit, quitte un instant ses feuillets des yeux, et se penche vers Barois que l'on a placé auprès de lui.)
... Notre ami Barois, tenez, dont la confiance aventureuse et la générosité ne se sont jamais démenties; qui a été, depuis le début, pour chacun de nous, un perpétuel réconfort aux jours de défaillance!
(Reprenant la lecture.) Barois demeure au centre de nous tous. C'est lui qui a la garde de notre feu sacré, ce Semeur qui est son œuvre, dont il constitue le foyer central, et autour duquel nous devons rester groupés. Voyez-le à l'œuvre, et que son exemple soit notre sauvegarde. Depuis des années, il s'est consacré à son journal, ne spéculant pas, semant sans arrière-pensée toutes ses idées, tous ses projets, sans avoir la crainte mesquine qu'on s'en empare et qu'on les réalise avant lui; ne ménageant rien,—que sa conscience! Près de lui, il y aura toujours du travail pour les hommes de bonne volonté. Le Semeur, après les tirages inouïs qu'il a eus et qui seront historiques, est revenu à une expansion mieux proportionnée à son objet: il s'adresse à une minorité, et cette minorité intellectuelle lui reste scrupuleusement attachée. Apportons-lui tous notre concours. Messieurs; apportons-lui cette part d'expérience, dont, parmi nous, les plus jeunes mêmes sont aujourd'hui pourvus,—car ces années troublées valent une vie entière. Que Barois continue à centraliser nos efforts, et à leur donner cette diffusion qui les aiguillonne et les justifie!
Et surtout, mes amis, ne nous laissons pas atteindre par le stérile découragement, qui déjà rôde et nous guette. Je sais autant que vous, combien la tentation peut être forte. (D'une voix angoissée.) Devant les difficultés que notre pays s'est préparées, lequel de nous n'a pas éprouvé un sentiment d'effroi, et senti planer sur lui l'ombre lourde d'une responsabilité? Comment en serait-il autrement? Comment ne garderions-nous pas de cette épreuve, un indélébile pessimisme? Il nous a fallu joncher le chemin de tant d'illusions!
(Redressant la tête.) Mais un pareil malaise, si légitime soit-il, ne doit pas obscurcir notre discernement. Nous nous sommes sacrifiés pour une belle cause, et cela seul importe! Ce que nous avons fait, mes amis, nous devions le faire, et s'il fallait recommencer, nous n'hésiterions pas! Répétons-nous-le, aux heures de doute et de scrupule!
La France est divisée: c'est grave, mais ce n'est pas irréparable; le pire qui puisse en résulter c'est, pour notre pays, un dommage matériel et momentané; tandis que nous lui avons sauvé l'intégrité de ses principes, sans lesquels il n'y a pas de vie pour une nation.
Songeons que, dans quelques cinquante ans, l'affaire Dreyfus ne sera qu'un petit épisode des luttes de la raison humaine contre les passions qui l'aveuglent; un moment, et pas davantage, de ce lent et merveilleux cheminement de l'humanité vers plus de bien.
Notre façon de concevoir la justice et la vérité est infailliblement condamnée à être dépassée dans les âges à venir; nous le savons; et loin d'abattre notre courage, cet espoir est le plus efficace stimulant de notre élan actuel. Le devoir strict de chaque génération est donc d'aller dans le sens de la vérité, aussi loin qu'elle peut, à la limite extrême de ce qu'il lui est permis d'entrevoir,—et de s'y tenir désespérément, comme si elle prétendait atteindre la Vérité absolue. La progression de l'homme est à ce prix.
La vie d'une génération, ce n'est qu'un effort qui en suit et en précède d'autres. Eh bien, mes amis, notre génération a fait le sien.
La paix soit sur nous.
Il s'assied.
Une grande émotion silencieuse.
[1] E. Carrière.
[2] D. Halévy. Apologie pour notre passé. (Cah. de la quinzaine. XI. 10)
LE CALME
I
Rue de l'Université, plusieurs années après.
L'immeuble entier est occupé par le Semeur. L'entrée est
encombrée de rames et de ballots. Le rez-de-chaussée et l'entresol
servent de locaux aux machines. Les autres étages sont réservés
aux bureaux de la revue et de la maison d'édition.
Au 3e étage: Rédaction.
UN EMPLOYÉ (entrant).—Monsieur Henry vous demande à l'appareil.
LE SECRÉTAIRE.—Connais pas.
L'EMPLOYÉ.—C'est pour le New-York Herald.
LE SECRÉTAIRE.—Ah, Harris? Donnez...
Il prend le récepteur.
LE SECRÉTAIRE.—Allô! Parfaitement... J'en ai parlé à M. Barois, il veut bien: mais pas de phrases, pas d'éloges, les faits, sa vie... A votre disposition; questionnez...
Depuis l'affaire Dreyfus? (Riant.) Pourquoi pas depuis 70?
Oui, la besogne actuelle, ça vaudra mieux...
Si vous voulez... D'abord ses cours du soir, aux mairies de Belleville, de Vaugirard, du Panthéon. Beaucoup d'ouvriers; au Panthéon, une majorité d'étudiants... Oui, insistez: c'est l'idée directrice: tout ce qui peut servir à faire évoluer le cerveau des masses vers la liberté de la pensée.
Maintenant, il y a son cours aux Etudes sociales, deux fois par semaine...
Cette année? Sur la crise universelle des religions. Ça fait un livre par an.
Enfin il y a le Semeur... C'est le gros morceau... deux cents pages tous les quinze jours...
Je ne sais pas, mais certainement une quinzaine d'articles personnels dans l'année. Et puis, dans chaque numéro, une chronique régulière, toutes ses idées du moment...
Non! Les Conversations du Semeur, c'est autre chose. Voilà: chaque semaine il y a une réception ici; on apporte les articles, on combine les numéros suivants. Il a eu l'idée de faire sténographier la conversation, et de publier, sous forme de Fiches, les digressions d'ordre général. Les abonnés s'en sont mêlés. Ils ont écrit pour qu'on abordât tel ou tel sujet. C'est très bon, ça met en contact avec le public: on voit les points qui préoccupent... Bref, les Fiches sont devenues les Conversations du Semeur, presqu'un volume tous les trois mois...
Allo? Soit, mais vous auriez trouvé la liste partout... D'abord les livres sur l'Affaire: Pour la vérité (1re, 2e et 3e séries), sans compter les brochures; je passe. Ensuite, les conférences, qui paraissent à la fin de chaque année: Paroles de combat, six volumes; le septième est sous presse. Et puis, quatre bouquins: son enseignement aux Etudes sociales: Les progrès de l'instruction populaire.—La libre-pensée hors de France.—Essai sur le déterminisme.—La divisibilité de la matière.
Allo! Il serait bon de dire que la conférence de dimanche au Trocadéro est tout à fait exceptionnelle, hors des habitudes de M. Barois. Insistez... Que jamais il n'a voulu prendre la parole devant tant de monde...
Hein? je ne sais pas, trois mille places, je crois; et il paraît que la moitié de la salle est déjà louée...
Oui, le nom attire, et puis le sujet: L'avenir de l'incroyance.
Merci... A votre disposition... Au revoir!
II
Au Trocadéro.
Le dimanche suivant; l'après-midi.
Grande animation. Des files de fiacres viennent se décharger
au bas des escaliers. Un cordon d'agents assure l'ordre.
Tout à coup, un mouvement se produit parmi les jeunes gens
qui stationnent sur le trottoir: une voiture s'est arrêtée devant
l'entrée particulière de la salle.
Barois descend, accompagné de Luce.
Les têtes se découvrent.
Les deux hommes s'engagent vivement dans l'intérieur du palais, suivis de quelques intimes.
A trois heures la salle est comble; des gens debout obstruent les dégagements.
Les rideaux s'écartent lentement, découvrant la scène vide, où Barois paraît presque aussitôt. Une immense ovation roule en tonnerre, s'élève, retombe, se relève lourdement, ondule comme un essaim qui hésite avant de prendre son vol, et subitement s'évanouit en un silence total.
Barois gravit lentement les marches de l'estrade.
Il est un nain au centre du vaste hémicycle. On distingue mal ses traits; mais son entrée rapide, la fermeté de son salut, le long et calme regard qu'il promène sur ces milliers de têtes nues concentriquement alignées autour et au dessus de lui, révèlent l'assurance d'un homme qui a le vent en poupe.
Il s'assied sans quitter la salle des yeux.
BAROIS.—Mesdames, Messieurs...
Une brève angoisse; son cœur se crispe.
Mais le silence de ces visages immobiles, la confiance de ces innombrables regards qui convergent sur lui, desserrent l'étau. Il cède à une inspiration subite: il renonce au préambule préparé, laisse retomber ses notes, et se livre, en souriant, sur un ton de causerie affectueuse.
... Mes chers amis,
Vous êtes ici deux ou trois mille ... vous n'avez pas hésité à abandonner vos occupations du dimanche pour entendre parler de l'Avenir de l'incroyance. A ce seul titre, vous êtes accourus.
Symptôme caractéristique, et combien émouvant!
Tous les peuples civilisés subissent actuellement la même crise religieuse: dans tous les coins du monde où la culture, où la pensée ont quelque autorité, un même mouvement soulève la conscience humaine, un même courant de réflexion et d'incrédulité rejette les fables des églises, un même geste d'affranchissement repousse la tutelle dogmatique de tous les dieux. La France qui, par son équilibre intellectuel, son appétit de liberté, son besoin de vérification positive, est, depuis deux cents ans, le véritable foyer de la libre-pensée dans le monde, semble avoir donné le signal de cet ébranlement. L'Italie, l'Espagne, l'Amérique du Sud, tous les pays latins où dominait le catholicisme, ont suivi son exemple. Une transformation parallèle travaille les pays protestants, l'Angleterre, l'Amérique du Nord, le sud de l'Afrique. Et ce mouvement est si général qu'il atteint, dès aujourd'hui, les centres instruits de l'Islam et du Bouddhisme, les parties civilisées de l'Afrique, de l'Inde, le Japon tout entier. Partout les églises ont dû renoncer à ce pouvoir civil qu'elles avaient exercé pendant de longs siècles et qui renforçait habilement leur puissance. Elles se sont vu retirer un à un leurs privilèges, et exclure impitoyablement du domaine temporel. En fait, il n'y a pour ainsi dire plus de religions nationales; partout, l'Etat est laïc, et il affirme sa neutralité entre les croyances dont il tolère les cultes.
Cet immense assaut de la pensée contre le bloc des religions est trop complexe pour être étudié en détail: mais j'ai voulu vous rappeler qu'il est universel, afin que vous ne fussiez pas tentés de considérer l'évolution irreligieuse de notre pays comme un événement local et sans retentissement; il est étroitement lié au frémissement parallèle de tous les peuples.
Il s'arrête.
Il avait devant lui une agglomération d'hommes, de jeunes
gens, de femmes; c'est maintenant un auditoire. La synthèse
est faite. Ses yeux, sa voix, sa pensée, sont maintenant en contact
direct avec une masse uniforme, une seule et riche sensibilité,
dont la sienne n'est plus distincte, mais forme l'élément
central et moteur.
L'Église catholique, qui se prétend au-dessus de toute loi humaine, ne s'est pas laissé assujettir au droit commun sans une vive résistance. Elle a dû capituler cependant, et reporter tout ce qu'elle garde encore d'influence, dans le domaine spirituel: dernier retranchement, dont le flot qui monte, malgré certaines apparences momentanées, ronge activement les fondations... Car l'insuffisance de la théodicée à satisfaire les esprits actuels s'accroît, dans des proportions colossales, à mesure que se succèdent les générations: chaque découverte nouvelle ajoute invariablement une objection de plus aux affirmations dogmatiques de la religion, qui, par contre, ne reçoit plus, depuis longtemps, le moindre renfort des études contemporaines.
En lutte contre cet irrésistible courant, il n'y aurait pour l'Église qu'une seule chance de salut: évoluer, afin de rendre ses formules acceptables aux consciences modernes. C'est pour elle question de vie ou de mort. Si elle ne se transforme pas, elle provoquera infailliblement, en quelques générations, une désertion générale et définitive.
Or je voudrais vous montrer qu'il est littéralement impossible que ses dogmes se modifient, si peu que ce soit. Je voudrais vous montrer que l'Église catholique est condamnée. Quoi qu'elle fasse, elle est fatalement vouée à une dissolution totale, que l'on doit, dès maintenant, tenir pour inévitable, et dont on pourrait presque fixer l'échéance!
Une doctrine philosophique peut évoluer; elle est composée de pensées humaines qui sont groupées dans un ordre arbitraire, et, par nature, provisoire. Mais une religion révélée,—dont le point de départ n'est pas sujet à correction, mais parfait dès l'origine, immuable par définition, comme l'absolu,—une telle religion ne peut varier sans se détruire elle-même. Car, pour elle, s'amender, c'est reconnaître que sa forme précédente n'était pas parfaite, c'est avouer que sa source n'est pas en Dieu, qu'il n'y a pas de révélation à son origine. Ceci est de telle évidence, que l'Église n'a cessé d'affirmer son immutabilité comme une preuve de sa provenance divine, et que, récemment encore, le concile de 1870 n'a pas hésité à déclarer: «La doctrine de la foi que Dieu a révélée n'a pas été livrée comme une invention philosophique aux perfectionnements humains, mais elle a été transmise comme un dépôt divin.»[1]
Le catholiscime est donc prisonnier de son principe essentiel.
Mais allons plus loin. Même s'il lui était loisible d'opérer sans se contredire quelque réforme dans sa doctrine, il ne pourrait s'assurer par là qu'un sursis passager.
Voici pourquoi:
Le plus élémentaire aperçu historique sur le développement des religions nous montre qu'elles sont toutes nées de la curiosité de l'homme en présence de l'univers; leur noyau initial est toujours le même: il est constitué par les premières et naïves explications que l'homme a pu trouver aux phénomènes naturels. A ce point que l'on pourrait simplifier, jusqu'à dire: il n'y a pas eu, à proprement parler, de religion primitive; depuis l'humanité balbutiante jusqu'à nous, il n'y a qu'une seule trame de pensée: la trame scientifique; rudimentaire à son origine, elle s'enrichit peu à peu. Et ce que nous désignons sous le terme de religion, c'est une des étapes de la recherche humaine, l'étape de l'affirmation déiste; c'est une simple minute de l'effort scientifique, stupidement arrêtée et prolongée jusqu'à nous par la crainte du surnaturel; en un mot, l'homme est resté dupe des hypothèses mystiques qu'il avait ébauchées pour s'expliquer le monde. Cette cristallisation accidentelle a ralenti pendant plusieurs siècles le cheminement de la science; et, dès lors, le mouvement scientifique s'est trouvé nettement distinct du mouvement religieux.
J'en reviens donc à ce que je voulais vous dire. La religion, c'est la science d'autrefois, desséchée, devenue dogme; ce n'est que l'enveloppe d'une explication scientifique dépassée depuis longtemps. Elle a perdu, en se figeant, son principe de vie; elle est morte. Si, par impossible, elle tentait aujourd'hui de se transformer, de rejoindre le progrès scientifique,—qui représente ce qu'elle devrait être normalement,—... eh bien, elle ne le pourrait pas! Elle n'a pu durer tant de siècles qu'en berçant, avec ses mensonges, l'âme apeurée des hommes, en atténuant par des promesses leur effroi de mourir, et en engourdissant leur instinct d'investigation par des affirmations gratuites et invérifiables. Le jour où elle renoncerait à cet appareil qui la rend semblable à une imagerie populaire, il ne resterait plus rien de l'armature qui lui donne encore, pour certains, une apparence de vie. Car le sentiment religieux, sur l'existence duquel elle a spéculé depuis son origine, n'a pas d'équivalent dans les cerveaux vraiment modernes: et ce serait une lourde erreur de prendre pour un résidu des croyances mystiques de nos ancêtres, ce besoin inné de comprendre et d'expliquer, qui est bien antérieur à toute sentimentalité religieuse, et qui trouve aujourd'hui sa large et complète satisfaction dans le développement scientifique de notre temps.
Il ne me semble donc pas douteux qu'une religion dogmatique comme le catholicisme soit condamnée sans recours. La rigidité fondamentale de ses formules la rend de plus en plus suspecte à ces esprits, qui ont trop souvent expérimenté la relativité de leur connaissance, pour admettre une doctrine qui se proclame infaillible et immuable.
D'ailleurs le mal qui la mine ne vient pas seulement du dehors: une paralysie progressive l'envahit et la rend inapte à vivre parmi nous.
Non, le courant actuel est indiscutablement orienté vers une société sans Dieu, vers une conception purement scientifique de l'univers!