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Jean Barois

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Il s'arrête, prêt à la riposte.

Barois le regarde placidement.

GRENNEVILLE (demi-sourire).—Vous ne nierez pas, monsieur, que notre pays soit en proie à une véritable anarchie? Anarchie raisonnée, sans éclats, mais généralisée, et progressivement destructive... La cause n'en est pas secrète: la majorité, lorsqu'elle a perdu ses croyances traditionnelles, a perdu en même temps sa mesure d'appréciation, les éléments les plus nécessaires à son équilibre.

BAROIS.—Mais ce que vous appelez anarchie, c'est tout simplement la vitalité intellectuelle d'une nation! Il n'y a pas plus de dogmes en morale qu'en religion. La loi morale, ce n'est qu'un ensemble de convenances sociales, et cet ensemble est, par nature, provisoire, puisqu'il doit, pour garder sa valeur pratique, évoluer en même temps que la société: or cette évolution n'est possible que s'il y a, dans la société, ce ferment que vous appelez anarchique, ce levain sans lequel aucun progrès ne peut lever.

TILLET.—Si vous appelez progrès cette succession de soubresauts incohérents!

BAROIS.—Les transitions sont brusques parce que les états se succèdent à intervalles de plus en plus rapprochés: jadis la morale variait d'un siècle à l'autre; actuellement, elle varie d'une génération à la suivante: c'est un fait, il faut l'accepter.

Léger silence.

Les jeunes gens échangent un coup d'œil.

TILLET.—Nous ne sommes pas autrement surpris, de vous voir défendre cette anarchie. Vous avez été, comme vos contemporains, élevé par des écrivains révolutionnaires, insurgés contre tout ce qui avait une stabilité...

BAROIS (plaisantant).—Taine?

TILLET.—Parfaitement! Depuis Gœthe jusqu'à Renan, Flaubert, Tolstoï, Ibsen, tous!...

Barois hausse les épaules sans cesser de sourire.

GRENNEVILLE (pitié tranquille).—Le XIXe siècle tout entier, des Déclarations de 89 à Jaurès, en passant par Lamartine et par Gambetta, est empoisonné par ce romantisme: d'un bout du siècle à l'autre, c'est le même verbiage, pittoresque peut-être, mais dénué de direction et de pensée...

TILLET.—... ou plutôt gonflé de pensées généreuses, mais sans la moindre compréhension du réel. Rien de logique: des nuées. Aucun rapport entre les mots et la vérité sociale.

BAROIS (conciliant).—Ne pensez-vous pas que les mots, quels qu'ils soient, s'appauvrissent mécaniquement de leur sens, quand on les agite à tous les carrefours, pendant un siècle? Ces mots que vous rejetez aujourd'hui comme des coques vides, vous en avez assimilé, malgré vous, le suc...

Ils font, ensemble, le même geste de protestation.

BAROIS.—Et vous-mêmes? Croyez-vous que vous ne vous grisez pas à votre tour de mots creux?

(Il saisit sur son bureau le dossier de l'enquête, et le soulève.) «Discipline», «Héroïsme», «Renaissance», «Génie national»!... Croyez-vous qu'avant quinze ans d'ici ce tintamarre verbal ne paraîtra pas dépourvu de toute pensée précise!

GRENNEVILLE.—Les termes passeront peut-être de mode, mais les fortes réalités qu'ils expriment, dureront. «Nationalisme», «Classicisme», ce ne sont pas des formules vagues: ce sont des pensées claires; ce sont même les pensées les plus claires et les plus riches de notre civilisation!

TILLET (précis).—Le malentendu vient peut-être de ce que nous employons le mot pensée dans une acception différente de la vôtre. Pour nous, toute pensée qui ne se concilie pas avec la vie active jusqu'à se confondre avec elle, n'est pas une pensée: elle n'est rien, elle n'existe pas. On peut, j'en conviens, dire que la pensée doit diriger la vie; mais il faut que ce soit la vie qui fasse naître cette pensée directrice, et qui l'alimente, et qui la règle.

GRENNEVILLE.—Votre génération, contrairement à la nôtre, se contentait de théories abstraites, qui, non seulement ne développaient pas en elle le désir d'agir, mais contribuaient à le stériliser. (Fat.) Ce jeu de mandarin, qui aboutit à une complète inactivité, répugne aujourd'hui à la France nouvelle, à la France de la menace allemande, à la France d'Agadir...

BAROIS (se révoltant enfin).—Mais vous considérez toujours vos aînés comme des rêveurs, incapables de vouloir et d'agir! C'est une monstrueuse injustice,—j'allais dire une monstrueuse ingratitude!

Est-ce que la génération qui a fait l'affaire Dreyfus mérite d'être qualifiée d'inactive? Aucune génération, depuis la Révolution, n'a eu davantage que la nôtre à lutter, à payer de sa personne! Beaucoup d'entre nous ont été des héros! Si vous l'ignorez, allez apprendre votre histoire contemporaine! Notre goût de l'analyse était autre chose qu'un stérile dilettantisme, et notre passion pour certains mots qui vous semblent aujourd'hui sonores et vides, comme «Vérité» et «Justice», a pu être, à son heure, inspiratrice d'action!

Courte pause.

GRENNEVILLE (respectueux et froid).—Vous revendiquez bien haut ce court moment, où certains d'entre vous ont consenti—et pour quelle cause!—à descendre dans l'arène. Remarquez justement combien cette crise a été brève, et vite suivie de découragements célèbres...

Barois ne répond pas.

GRENNEVILLE (avec douceur).—Non, Monsieur, cette génération-là n'était pas taillée pour la lutte: elle n'était pas susceptible de durée.

TILLET.—La preuve, c'est que son activité, pendant ces heures troubles de l'Affaire, s'épanchait au hasard. A tel point qu'aujourd'hui l'Affaire Dreyfus paraît, à ceux qui n'y étaient pas, une mêlée d'énergumènes sans doctrines et sans chefs, se lançant au visage des mots à majuscules!

GRENNEVILLE (sans lâcher prise).—Et voyez les résultats! Qu'est devenu notre régime parlementaire? Vous avez reconnu vous-même, dans Le Semeur, la faillite de vos espérances, et que les réalisations de vos amis avaient trahi vos intentions!

Barois ébauche un geste vague.

Que leur dirait-il? Ils se servent d'armes qu'il a lui-même forgées. D'ailleurs, empêcherait-il ces esprits simplistes de juger l'arbre à ses seuls fruits?

TILLET (concluant).—Les mœurs de la politique actuelle, voilà où nous ont conduits ceux qui, depuis tant d'années, méconnaissent notre génie national. Il est grand temps de nous soumettre à une discipline. Il nous faut une république, où les droits et les devoirs soient différemment répartis.

BAROIS (surpris).—Seriez-vous républicains?

TILLET.—Certes!

BAROIS.—Je ne le croyais pas.

TILLET (vivement).—Malgré de sérieuses divergences d'opinion, malgré le développement incontestable du parti monarchique, la majorité de la jeunesse reste ardemment démocrate.

BAROIS.—Tant mieux...

GRENNEVILLE.—C'est d'ailleurs le sentiment intime de la nation.

BAROIS.—Je m'étonne que vous n'estimiez pas le gouvernement républicain incompatible avec vos principes de hiérarchie et d'autorité.

GRENNEVILLE.—Pourquoi donc? Il s'agirait seulement de l'améliorer.

TILLET.—Il s'agirait de réformer le régime parlementaire pour épurer les habitudes politiques; et de dévier le principe de la souveraineté nationale, qui ne correspond en fait à rien de précis, vers la souveraineté des syndicats professionnels ou autres groupements constitués. Cela reviendrait au même, du reste, avec l'ordre et la mesure en plus.

BAROIS (souriant).—C'est encore sur ces points-là, voyez-vous, que nous pourrions nous entendre le mieux. Je souhaite que la jeune couvée parvienne à réglementer notre régime, et à faire passer les préoccupations sociales avant les agitations des partis politiques...

GRENNEVILLE (avec assurance).—Ce but, nous l'atteindrons tout naturellement, lorsque nous aurons davantage accrédité dans le pays notre morale traditionnelle.

BAROIS (souriant toujours).—Et qu'est-ce que vous appelez «notre morale traditionnelle?»

GRENNEVILLE.—La morale catholique.

Barois ne sourit plus; il les regarde posément.

BAROIS.—Car vous êtes tous deux catholiques? Catholiques pratiquants?

GRENNEVILLE.—Oui.

BAROIS.—Ah...

Une pause.

BAROIS (avec une angoisse soudaine).—Répondez-moi loyalement, messieurs; est-ce que vraiment, aujourd'hui, la grande majorité des jeunes gens est catholique?

GRENNEVILLE (brève hésitation).—Je ne sais pas; je sais seulement que nous sommes très nombreux. Parmi les plus jeunes, parmi ceux qui sortent du collège, je crois qu'il y a une majorité incontestable de pratiquants. Parmi nous, leurs aînés de quatre ou cinq ans, je crois pouvoir affirmer qu'il y a approximativement autant de croyants que d'incrédules; mais ceux qui n'ont pas la foi le regrettent pour la plupart, et agissent en toutes circonstances comme s'ils l'avaient.

BAROIS.—Je vous avoue que cette restriction enlève, selon moi, à cette moitié d'entre vous, toute autorité pour une propagande catholique!

TILLET.—C'est parce que vous ne comprenez pas leur sentiment. S'ils défendent une foi qu'ils ne partagent pas,—mais qu'ils voudraient pouvoir partager,—c'est qu'ils ont reconnu ses vertus actives. Ils ont eux-mêmes expérimenté ces vertus; ils éprouvent une recrudescence d'activité à être enrôlés parmi les défenseurs de la religion. Et, tout naturellement, ils contribuent, par leur effort raisonné, à l'épanouissement d'un ensemble moral qu'ils savent le meilleur possible.

BAROIS (après réflexion).—Non, je ne puis admettre que la protestation religieuse d'un individu qui n'a pas la foi, ait quelque sens. Votre explication est spécieuse, mais elle n'atténue pas ma sévérité pour certains de vos chefs spirituels... Ils n'ont vraiment pas assez voilé le mépris aristocratique que leur inspirent les masses. Toutes les fois qu'ils sont acculés au mur, leur échappatoire équivaut à cet aveu: «La religion est faite pour le peuple, comme le bât pour l'âne; mais nous ne sommes pas bêtes de somme.» Ce qui revient à dire, sans plus, qu'ils considèrent le catholicisme comme une excellente garantie sociale. Mais eux, ils préfèrent se réserver le privilège de la vérité.

(S'animant.) J'ai toujours obéi à un principe diamétralement opposé: j'estime que toute vérité doit d'abord être répandue; qu'il faut affranchir les hommes aussi largement qu'on le peut, sans se préoccuper s'ils sont prêts à faire tout de suite un bon emploi de leur affranchissement; enfin, que la liberté est un bien dont on n'apprend à se servir que petit à petit, et seulement par un usage démesuré!

Silence courtois et désapprobateur.

BAROIS (haussant les épaules).—Mais je vous demande pardon de cette profession inutile... Il s'agit seulement de vous. (Un temps.)

Votre lettre montre assez bien ce qui peut vous attacher au catholicisme; mais elle n'explique pas le chemin qui vous y a mené. Sans doute une foi d'enfant, qui n'a jamais été ébranlée?

GRENNEVILLE.—En effet,—pour moi du moins. J'ai reçu une éducation catholique; j'ai même eu une enfance assez fervente. Pourtant, vers les quinze ans, j'ai subi une éclipse... Mais la foi était en moi, et elle a reparu d'elle-même, pendant que je suivais à la Sorbonne les cours pour la licence de philosophie.

BAROIS.—Pendant que vous suiviez les cours de philosophie à la Sorbonne?

GRENNEVILLE (très naturel).—Oui, monsieur.

Barois n'insiste pas.

Il se tourne vers Tillet.

BAROIS.—Vous aussi, monsieur, vous avez toujours été pratiquant?

TILLET.—Non. Mon père était professeur de sciences naturelles, en province, et il nous a élevés dans une libre-pensée absolue. Aussi ne suis-je venu au catholicisme que très tard, pendant ma préparation à Normale...

BAROIS.—Une véritable conversion, alors?

TILLET.—Oh non, rien de brusque, aucune exaltation. Je suis arrivé au port, naturellement, après avoir cherché à atterrir un peu partout... Et j'ai compris ensuite que j'aurais pu, par la seule logique, m'éviter tous ces tâtonnements; il est tellement évident que seul le catholicisme apporte à notre génération ce dont elle a besoin!

BAROIS.—C'est là ce que je comprends mal...

TILLET.—Rien n'est plus simple, cependant. Pour stimuler notre volonté d'action, il nous faut, de toute nécessité, une discipline morale. Il nous faut un cadre immuable et tout fait, pour endiguer définitivement ces restes de fièvre intellectuelle qui nous viennent de vous, et dont nous avons, malgré tout, quelques traces dans le sang.

Eh bien, la religion catholique nous offre tout ça. Elle étaye notre personnalité de son pouvoir et de son expérience, fondés sur une épreuve de vingt siècles. Elle exalte notre sens de l'action, parce qu'elle s'adapte à toutes les nuances de la sensibilité humaine, et qu'elle confère un merveilleux supplément de vie à ceux qui l'embrassent sans marchander. Or, tout est là: il nous faut aujourd'hui une foi capable de décupler notre activité.

BAROIS (qui a suivi attentivement).—Soit. Mais enfin, cette défaveur que vous affichez complaisamment pour l'intelligence spéculative, ne va pas jusqu'à vous laisser dans l'ignorance de certaines vérités, acquises aujourd'hui par la science, et qui ont ruiné les bases de cette religion dogmatique?

Comment l'acceptez-vous alors, dans son intégrité? Comment conciliez-vous, par exemple...

TILLET (vivement).—Mais nous ne cherchons pas à concilier, monsieur... La religion est sur un plan; la science est sur un autre. Les savants ne pourront jamais atteindre la religion, dont les racines sont hors de leur portée.

BAROIS.—Mais l'exégèse attaque directement ... dans ses origines mêmes...

GRENNEVILLE (sourire tranquille).—Non, nous ne nous comprenons pas...

Ces difficultés auxquelles vous faites allusion, elles n'existent pas pour nous. Quelle valeur peut avoir la contestation d'un professeur d'hébreu, qui tire ses arguments d'une comparaison de vieux textes, à côté de la certitude intime de notre foi? (Riant.) Je vous assure, je suis stupéfait de penser que des affirmations de cette qualité ont pu avoir une influence décisive sur la croyance de nos aînés!

TILLET.—Au fond, la logique d'un raisonnement historique ou philologique n'est qu'apparente: elle ne peut rien contre le cri du cœur. Lorsqu'on a éprouvé personnellement l'efficacité pratique de la foi...

BAROIS.—Permettez. Cette efficacité, à laquelle vous revenez toujours, il y a bien des convictions philosophiques qui...

TILLET.—Mais nous les avons passés en revue, tous vos systèmes! Depuis votre fétichisme de l'évolution, jusqu'au mysticisme romantique de vos philosophes athées! Non! Notre vitalité renaissante exige d'autres appuis que ceux-là! Nous aspirons à nous passionner, mais nous voulons que ça en vaille la peine! Votre génération ne nous a rien légué qui puisse servir de règle à une existence pratique.

BAROIS.—Toujours ce même refrain: la vie pratique! Vous ne paraissez pas vous douter que cette recherche exclusive de résultats palpables et immédiats, est au détriment de votre noblesse intellectuelle!

Nous étions moins intéressés!

GRENNEVILLE.—Pardon, monsieur, pardon... C'est qu'il ne faudrait pas confondre vie active et vie simplement pratique... (Souriant.) Je vous affirme que nous continuons à penser, et même que nos pensées s'élèvent assez haut. Mais elles ne se perdent plus dans les nuages, et c'est un incontestable progrès. Nous les asservissons à des besoins précis. Tout ce qui est abstraction stérile nous fait horreur, comme une lâcheté devant la vie et devant les responsabilités qu'elle impose.

BAROIS.—C'est la faillite de l'intelligence.

TILLET.—De l'intellectualisme, tout au plus...

BAROIS.—Tant pis pour vous, si vous ne connaissez plus l'ivresse de la raison et de la pensée pure...

TILLET.—C'est consciemment que nous ayons substitué le goût du devoir présent à ces méditations fumeuses qui n'aboutissaient qu'à faire des sceptiques et des pessimistes.

Nous avons une superbe confiance en nous.

BAROIS.—Je le vois bien. Nous aussi, nous avions confiance!

TILLET.—Ce n'était pas une confiance de même nature, puisque la vôtre ne vous a pas empêchés de sombrer dans le doute...

BAROIS.—Mais le doute n'est pas uniquement cette position négative que vous croyez! Allez-vous nous faire un grief de ne pas avoir trouvé la clef de l'énigme universelle? Les recherches de ces cinquante dernières années ont établi que la plupart des affirmations dogmatiques qui passaient pour exprimer la vérité, ne la renfermaient pas. Et c'est déjà quelque chose, à défaut de posséder la vérité, que d'avoir bien repéré les endroits où elle n'est pis!

GRENNEVILLE.—Vous vous êtes heurté à l'inconnaissable, et vous n'avez pas su lui faire dans votre vie sa véritable place, en y découvrant un principe de force. Vous étiez parti de cette conviction a priori, que l'incrédulité était supérieure à la foi, et vous...

BAROIS.—Ainsi vous êtes assez peu conscients pour parler de convictions a priori! Vous qui êtes les dupes de la première théorie toute faite que l'on vous a proposée! Vous me faites penser au bernard-l'ermite, qui s'installe dans la première coquille inhabitée qu'il rencontre... C'est comme lui, que vous êtes entrés dans le catholicisme! Et vous vous y êtes moulés, au point de vous imaginer maintenant,—et de faire croire—que cette enveloppe vous est naturelle!

GRENNEVILLE (souriant).—C'est un procédé qui peut avoir de grands avantages... Il suffit pour le justifier qu'il nous vaille un accroissement de courage.

TILLET.—Pour vivre, il faut une direction. Le principal est d'en choisir une qui ait fait ses preuves, et de s'y tenir!

BAROIS (pensif).—Je n'ai pas encore compris ce que vous y gagnez...

GRENNEVILLE.—Nous y gagnons une sécurité qui vous a toujours manqué!

BAROIS.—Je ne vois pas davantage ce que vous apportez de nouveau ou d'utile. Tandis que je vois fort bien ce que vous apportez de nuisible: une agitation volontairement perturbatrice, qui interrompt, qui compromet l'effort de vos devanciers, et qui risque de retarder, sans profit, leur entreprise...

GRENNEVILLE.—Nous apportons notre goût de l'action, capable, à lui seul, de régénérer l'esprit français!

BAROIS (perdant patience).—Mais vous parlez toujours de l'action, de la vie, comme si vous en aviez acquis le monopole! Nul n'a plus passionnément aimé la vie que moi! Et pourtant cet élan m'a jeté exactement à l'opposé de vous: il vous a donné la nostalgie de la foi; et moi, il m'en a irrémédiablement détaché!

Long silence.

BAROIS (avec lassitude).—L'homme n'est peut-être pas capable de profiter, plusieurs générations de suite, des enseignements de sa raison...

Il s'arrête. Il a prononcé cette phrase machinalement, et voici qu'il la reconnaît: c'est celle que Dalier lui opposait, il y a une heure...

Dalier!

Suffit-il maintenant qu'on le contredise, dans un sens ou dans un autre, pour provoquer de sa part une égale révolte?

Toujours fuyante, la vérité?

Il passe la main sur son front. Il aperçoit ces deux enfants, raidis dans leur certitude...

Ah, non, certes, ce n'est pas là qu'elle est, la vérité!

BAROIS.—Ça tourne... Je pourrais être votre père, et nous ne nous comprenons plus: c'est la loi...

Ils échangent un bref sourire, qui le blesse à vif.

Il les toise: il les découvre enfin tels qu'ils sont.

BAROIS.—Mais ne vous faites pas d'illusion, messieurs, sur votre rôle... Vous n'êtes pas autre chose qu'une réaction. Et cette réaction était tellement inévitable, que vous n'avez même pas la gloriole de l'avoir provoquée: c'est l'oscillation du pendule, le reflux mécanique, après le flux... Un moment à attendre: la mer monte quand même!

GRENNEVILLE (agressif).—A moins que nous ne soyons le début d'une évolution dont vous ne soupçonnez même pas les conséquences!

BAROIS (sèchement).—Non. Une évolution n'aurait pas cet aspect brusque, arbitraire, défensif...

Il est debout et il se met à rire en sentant renaître la combativité de jadis. Il arpente la pièce, les poings aux poches, l'œil vif et direct, la lèvre moqueuse.

BAROIS.—Vous représentez un mouvement social, c'est indéniable mais un mouvement isolé, sans tenants et sans aboutissements possibles: vous n'avez qu'un intérêt documentaire. Vous parlez haut; vous voulez re-créer l'univers; vous datez le monde d'une ère nouvelle, qui correspond ingénûment avec votre vingtième année... Vous affirmez,—avant d'avoir pris le temps matériel d'apprendre et de juger.

Voulez-vous me permettre d'aller plus loin encore?

Il y a, à l'origine de votre attitude, un sentiment que vous n'avouez pas,—peut-être parce qu'il n'est pas très glorieux,—mais surtout, je crois, parce qu'il est obscur et que vous n'en avez pas pris conscience: c'est un vague sentiment de peur...

Mouvement des jeunes gens.

BAROIS.—Oui... Sous ces grands mots d'ordre, de courage national, il y a un peu ce que vous croyez y mettre; mais il y a encore autre chose: un assez vulgaire instinct de conservation!

Depuis votre naissance, vous avez senti que les hardiesses du XIXe siècle finiraient par ébranler une à une les bases, sur lesquelles l'équilibre social est encore assis; vous avez senti qu'en sapant l'arbre malade sur lequel vous avez votre nid, les aînés,—ces mandarins, ces dilettantes, ces impuissants!—allaient vous faire faire un plongeon un peu trop brusque dans l'avenir... Et vous vous êtes raccrochés, d'instinct, à tout ce qui peut étayer votre instabilité, pour quelque temps encore: vive la force, messieurs, vive l'autorité, la police, la religion! Ce sont les seules digues aux libertés des autres; et vous avez clairement compris que ces libertés-là ne pouvaient s'exercer qu'au détriment de votre situation personnelle! Le progrès marchait un peu trop vite: vous bloquez les freins... Vous n'avez pas le cœur assez solide, vous avez le vertige...

Vos protestations d'activité manquent un affaiblissement de la pensée française, qui a besoin de repos, peut-être, pour avoir trop longtemps de suite poussé sa pointe dans l'inconnu. Soit; c'est d'ailleurs une vieille histoire: il a existé une autre société de privilégiés, qui n'a pas osé faire la Révolution, et qui l'a payé de quelques têtes...

Les jeunes gens se sont levés; leur attitude déférente et hostile exaspère Barois. Sa fougue vient se briser contre le sourire impertinent de deux gamins.

Un silence.

GRENNEVILLE.—Vous nous excuserez de ne pas vous suivre sur ce terrain-là... Je crois que nous avons dit tout ce que nous avions à dire.

Barois leur tend la main.

BAROIS.—Je vous remercie de votre visite. Votre lettre paraîtra tout entière. Le public jugera.

GRENNEVILLE (à la porte).—Vous avez la certitude, monsieur, que votre génération «a poussé une pointe dans l'inconnu?» (Il sourit.) C'est fort heureux, sans quoi la vieillesse de vos amis s'annoncerait bien amère... Je remarque seulement combien ces vérités soi-disant libératrices, ont mal affranchi la plupart de vos contemporains!

BAROIS (tranquille).—Peut-être. Mais elles libéreront complètement nos descendants... (Souriant.)—et les vôtres, messieurs!..


II

Dans l'escalier du Semeur.

Marie, en montant, croise un petit vieillard.

MARIE.—Bonjour, docteur.

LE MÉDECIN (se découvrant avec politesse).—Mademoiselle...

MARIE.—Je suis la fille de M. Barois.

LE MÉDECIN (souriant, la main tendue).—Excusez-moi, Mademoiselle.

MARIE.—Je suis bien heureuse de vous rencontrer, docteur. Je voudrais tant être renseignée sur la santé de mon père! (Poussant la porte d'un bureau vide.) Puis-je vous retenir un instant?

LE MÉDECIN (la suivant).—Mais, Mademoiselle, il me semble que vous vous inquiétez à tort. Notre malade va ce soir aussi bien que possible. Dans quelques jours...

Marie l'arrête et le regarde franchement, de ses yeux masculins.

MARIE.—Vous pouvez me dire la vérité, docteur. Je me trouve dans des circonstances spéciales: je suis à la veille d'entrer au couvent, en Belgique. Dans quelques mois, j'aurai vu mon père pour la dernière fois... (Se dominant.) Je vous donne ces détails pour que vous compreniez... Ce n'est pas la crise actuelle qui me préoccupe. Je sens que mon père a quelque chose de grave, de très grave: il a tant changé depuis deux ans!

LE MÉDECIN.—Mon Dieu, Mademoiselle, c'est certain... M. Barois est atteint dans son état général... (Il se reprend aussitôt.) Mais c'est un mal qui ne l'empêchera pas de vivre longtemps encore, avec des précautions, une bonne hygiène... A l'âge de M. Barois, il faut bien s'attendre à quelques misères...

MARIE (pressante, le masque dur).—Il ne peut pas guérir, n'est-ce pas!

Le médecin hésite, mais un coup d'œil le décide à la franchise; il secoue négativement la tête.

Court silence.

LE MÉDECIN.—Je vous le répète. Mademoiselle, c'est un mal à très longue échéance... L'excès de travail, la parole en public surtout, ont attaqué peu à peu le cœur. D'autre part, votre père a présenté, étant enfant, des signes de ... d'anémie. Il a été traité énergiquement, et on était parvenu à enrayer le mal, puisqu'il ne s'en est pas ressenti pendant plus de quarante ans! Malheureusement il a eu cette pleurésie, que nous avons soignée ensemble, voici...

MARIE.—Deux ans.

LE MÉDECIN.—... Alors, il s'est produit une chose qui arrive quelquefois: l'inflammation des bronches facilite la pénétration des germes, et fait évoluer tout à coup la tuberculose assoupie... (Mouvement de Marie.) Oui, même après quarante années d'arrêt, c'est fréquent; des lésions anciennes se réveillent... Mais, je vous le répète. Mademoiselle, chez les vieillards ces maladies-là sont très lentes, avec des symptômes atténués, de longs arrêts, puis des reprises...

MARIE (les yeux fixés sur le médecin).—Et, ce qu'il vient d'avoir, c'est une de ces reprises?

LE MÉDECIN.—Oh, très bénigne... Votre père a pris froid, l'autre jour; il n'en faut pas davantage pour que l'état général s'en ressente.

MARIE.—Je vous remercie, docteur C'est tout ce que je voulais savoir.


Le logement de Barois: deux pièces basses, une cuisine.

Barois est allongé près de la fenêtre, d'où il s'intéresse aux allées et venues de la cour.

Marie, les manches relevées, un tablier sur sa robe, remet de l'ordre dans la chambre.

BAROIS.—Je vous en conjure, Marie... La femme de ménage rangera ça demain matin.

MARIE.—Elle ne revient donc pas le soir?

BAROIS (souriant).—Non.

MARIE.—Et qu'est-ce qui fait votre dîner?

BAROIS.—La concierge. (Gaiement.) Vous savez, quand on est seul, ce n'est pas long, un dîner...

MARIE (après une pause).—Avouez, Père, que Pascal vous manque? Je vous l'avais bien dit...

BAROIS (gêné).—Mais non. Je suis parfaitement soigné, je ne manque de rien... D'ailleurs je n'avais pas la place de loger un domestique ici.

Un silence.

Marie reprend ses rangements. Barois la suit des yeux.

Elle passe à sa portée: il saisit sa main et l'appuie à ses lèvres. Elle sourit; mais leurs regards sont lourds d'arrière-pensées.

BAROIS (jouant avec la main de Marie).—Moi qui me faisais une fête de ces huit jours à Paris, avant votre noviciat! Et toutes vos visites auront été des séances de garde-malade!

MARIE.—Vous viendrez me voir à Wassignies...

A l'évocation du couvent, ses pommettes rosissent.

BAROIS.—Les novices ne sont donc pas cloîtrées?

MARIE.—Si. Mais on vient leur dire adieu, la veille de la prise du voile...

Une larme glisse sur son sourire.

Barois lâche sa main.

BAROIS.—Votre mère ne se soucierait guère de me rencontrer là-bas...

Sa voix est indifférente, à peine interrogative. Mais il la dévisage de biais, anxieusement.

Elle fait un signe de protestation.

BAROIS (ton léger, où perce du plaisir).—Et puis, ma pauvre Marie, je ne suis plus en état de voyager...


III

Un appartement modeste, rue de Passy.

Luce, à sa table de travail.

Il retire hâtivement ses lunettes en voyant entrer Barois, et va vers lui.

LUCE.—Je suis bouleversé, mon cher ami... Que s'est-il passé?

Barois, essoufflé par les trois étages, s'assied lourdement, le poing sur le cœur; son sourire demande quelque répit.

LUCE (après un instant).—Je n'ai trouvé dans votre mot aucun motif plausible...

BAROIS.—Je vous en prie, mon vieil ami, ne cherchez pas à me convaincre. Ma décision est prise.

Luce fait un geste d'incompréhension, et va s'asseoir à son bureau.

BAROIS.—J'y pensais depuis longtemps, ce n'est pas un coup de tête.

LUCE (attentif).—Remettez-vous à un nouveau travail, Barois, et vous verrez, vous retrouverez vite l'équilibre!

BAROIS.—Je suis incapable de faire un projet. (Soucieux.) D'ailleurs je vais avoir à m'absenter bientôt... Vous savez, cette cérémonie en Belgique... Ma fille...

LUCE (vivement).—Ah... Eh bien, attendez, croyez-moi; ne prenez aucun parti avant votre retour.

Barois devine sa pensée; il sourit péniblement.

BAROIS.—Non, ce n'est pas ça... Je ne suis plus, ni physiquement ni moralement, le chef qu'il faut au Semeur. L'entrain n'y est plus. Le public s'en aperçoit bien. Et les collaborateurs! En fait, la direction m'échappe de jour en jour: ce sont les jeunes venus qui donnent le ton, maintenant. Moi je suis le vieux, débordé et suspect... (Sourire amer.) Et puis, voilà assez longtemps que Breil-Zoeger attend la place...

Il tire de sa poche un manuscrit plié qu'il pose sur le bureau.

BAROIS.—Tenez. J'ai voulu vous soumettre ça: une sorte de confession, de testament... J'ai l'intention d'y consacrer un numéro du Semeur. Pour ne pas m'en aller comme un vaincu, vous comprenez? Un dernier numéro, tout entier pour moi seul. Après, je me tairai.

LUCE.—Vous ne pourrez pas!

BAROIS.—Pourquoi donc? Justement, les médecins me prescrivent le repos; ils veulent que je quitte Paris, que je m'installe en banlieue, au grand air...

LUCE.—Un homme comme vous ne se condamne pas volontairement au silence!

BAROIS.—Oh si!... Il y a des stations, dans la vie, où il faut savoir s'arrêter, se tourner sur soi-même et prendre une détermination.

LUCE (penché).—Supposez un instant que les rôles soient renversés; que je sois venu vous dire: «Je quitte tout, je renonce à vivre...»

BAROIS.—Ah, vous, vous n'en auriez pas le droit! Mais ce n'est pas la même chose.

LUCE.—Je n'ai rien que vous n'ayez vous-même...

BAROIS.—Vous avez une sagesse qui accepte tout ce qui arrive... C'est la différence qu'il y a entre le bonheur et le malheur.

LUCE (souriant).—Il est si facile de ne chercher son bonheur que dans les satisfactions de la raison!

BAROIS (farouche).—Elles ne me suffisent plus!

Une pause.

BAROIS.—J'en ai assez de me débattre dans une vie dont le sens m'échappe...

Luce est assis, les bras croisés, les yeux à terre. Aux derniers mots de Barois, il lève son regard pensif et reste un instant avant de répondre.

LUCE.—Voilà le point malade... Mais pourquoi vouloir à tout prix porter un jugement définitif sur la vie? Pourquoi toujours poser ces problèmes insolubles?

BAROIS (violence soudaine).—Pourquoi? Mais parce que, si je disparais, moi, avant d'en avoir la clef, mon effort n'aura abouti à rien! Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse, à moi, Barois, de penser que dans deux mille ans, on en saura peut-être un peu plus que nous? Cette énigme, c'est moi seul qu'elle oppresse!

LUCE.—Il faut se rappeler que Moïse n'est pas entré en Terre promise...

BAROIS (avec une animosité involontaire).—Ah, je ne sais vraiment pas comment vous êtes fait! On dirait que vous ne vous êtes jamais trouvé en tête à tête avec la mort! Vous avez eu des chagrins, pourtant, des deuils. Après la mort de votre femme...

LUCE (d'une voix subitement voilée).—Oui, à ce moment-là, j'ai désespéré de tout... Pendant plusieurs semaines. (Relevant le front.) Et puis un matin, dans le jardin,—nous habitions encore Auteuil,—je me souviens, j'ai vu à nouveau les arbres, le soleil, les petits... Peu à peu, j'ai remonté la pente.

BAROIS.—Moi, voyez-vous, je n'ai plus une heure de paix, depuis que je sens mon tour approcher! Autrefois je me disais: «Oui, elle viendra, elle me prendra, comme les autres...» (La main au cœur.) Mais maintenant je sais par , et tout est changé! Je sens son crampon qui a mordu là, qui m'attire par ce lambeau de chair malade, qui m'attire, moi, mon œuvre, la joie que j'aurais à vivre...

Ah, je ne peux pas me résigner à ce néant!

Un silence.

LUCE.—Nous ne voyons pas les choses de même. Pour moi, la vie et la mort se sont toujours confondues. C'est la suite du même mystère... Et j'envisage ainsi le problème depuis tant d'années, que je n'ai plus la moindre velléité de révolte!

BAROIS.—Votre consentement est au-dessus de mes forces!

LUCE.—Je ne consens pas! Mais je ne m'insurge pas non plus. Je me sens si peu de chose dans l'agencement des lois universelles... Je me suis habitué à n'être qu'une parcelle d'univers qui accomplit sa destinée; je me relie au passé et à l'avenir: je me devine, par avance, prolongé par ceux qui feront, après moi, la même œuvre que moi. (Souriant.) Je vous répète que les satisfactions de la raison ont pour moi une extrême importance: ce que la mort a de rationnel, quand on l'envisage ainsi, me la fait accepter aussi naturellement que la naissance.

BAROIS.—Je vous envie.

LUCE.—Mais ce calme est à la portée de chacun!

Barois secoue la tête.

LUCE (ton de reproche).—Je vous assure que si j'étais, comme vous, paralysé par la mort, je me contraindrais à réagir. Nous sommes un fragment de vie universelle,—peut-être le seul qui ait conscience de lui-même: cette conscience nous fait un devoir de vivre le plus possible.

Vous, Barois, vous qui aimiez tant la vie!

BAROIS (avec désespoir).—Mais je l'aime plus que jamais, mon ami, et c'est bien ce qui m'empêche d'accepter qu'elle puisse finir! Plus j'aime la vie, et moins je me résigne aux conditions dans lesquelles il faut vivre. Pourquoi la conscience, si c'est pour contempler le néant?

Luce le regarde sans répondre.

BAROIS.—Le néant... J'ai beau me raisonner, je ne peux plus sortir de là!

LUCE.—Vous vous laissez dominer par votre moi. C'est fréquent, lorsqu'on vieillit: la personnalité devient plus précise, plus pesante; on est moins sollicité par l'extérieur, on concentre ses facultés sur soi... Il faut lutter contre cette ankylose!

BAROIS (s'abandonnant).—Ah, mon pauvre Luce, comment ne pas désespérer de tout? Voyons! A quoi ont abouti nos efforts? Récapitulez nos déceptions, depuis l'Affaire! Partout le mensonge, l'intérêt, l'injustice sociale, comme avant! Où est-il le progrès? Y a-t-il une seule de nos certitudes qui se soit imposée, grâce à nous? Au contraire, je constate plutôt un recul, puisque les jeunes nous renient, et qu'ils ont pris le contre-pied de tout ce qui nous avait paru définitif! Quelle pitié! Voilà que beaucoup d'entre eux se soumettent intégralement au catholicisme! Est-ce qu'ils ignorent nos attaques? Non, mais ils y ont trouvé des réponses en accord avec les besoins de leurs tempéraments, et ils sont assurés, autant que nous l'étions nous-mêmes! Ils ont même découvert de subtils détours pour réhabiliter le libre arbitre, et pour s'en faire une raison d'agir! Ce sont des faits, mon cher...

Nous aurons beau travailler à améliorer le sort des autres, à les affranchir, toute la nature travaille contre nous: toutes les injustices, toutes les erreurs renaissent avec chaque couvée neuve, et c'est toujours la même lutte, et toujours la même victoire du fort sur le faible, du jeune sur le vieux, éternellement!

LUCE (très ferme).—Non, je ne peux pas vous suivre, je ne peux pas voir le monde si mauvais que vous le faites... Non... Au contraire, je vois qu'en somme, malgré des écarts, qui me désespèrent autant que vous, c'est tout de même l'ordre et le progrès qui finissent par gagner, peu à peu... Vue d'ensemble, l'humanité avance. C'est incontestable. Aucun esprit de bonne foi ne pourra le nier.

Barois se met à rire.

BAROIS.—Avouez donc que la croyance au progrès est un postulat optimiste qui est nécessaire à votre équilibre personnel!

Le progrès? L'outillage, les méthodes, oui, tout ce qui dépend de l'observation et de l'exercice, a progressé... Mais dans le fond qu'y a-t-il de nouveau depuis les philosophes grecs? Sur la vie, sur la mort, nous n'en savons pas plus qu'eux... Conjectures! Impossible d'affirmer ni de nier avec certitude l'existence de l'âme, la liberté...

LUCE.—C'est déjà beaucoup d'avoir bien prouvé que tout se passe comme si l'âme et la liberté n'existaient pas.

BAROIS.—Ces acquisitions négatives et provisoires ne me contentent plus!

LUCE (tristement).—Vous aussi, Barois, vous voilà atteint par la contagion? Ah, je reconnais que nous vivons à une époque bouleversée... Mais comment ne sentez-vous pas que c'est l'avenir qui germe sous cette souffrance! Tu enfanteras dans la douleur...

Vous n'avez pas prononcé le cri du ralliement actuel, mais il était déjà sur vos lèvres: la faillite de la science... Formule commode! Une classe ignorante la répète depuis dix ans, et la jeune génération s'en est emparée, sans révision; car c'est plus facile à affirmer qu'à vérifier... (Avec orgueil.) Pendant ce temps-là, elle travaille, la science en faillite, et son apport s'accroît peu à peu: les théories qu'elle avait provisoirement ébauchées, elle les retouche quotidiennement, elle les consolide par de nouvelles découvertes... Elle avance sans répondre,—et c'est elle qui aura le dernier mot!

Il se lève et fait quelques pas, les mains derrière le dos.

LUCE.—C'est une réaction inévitable... Stupidement, on a voulu exiger de la science beaucoup plus qu'elle ne pouvait donner à ses débuts,—peut-être même plus qu'elle n'est susceptible de donner jamais. On a cru tout possible d'elle. Et maintenant il y a des esprits scientifiques, comme vous, qui se laissent aveugler par leur point de vue individuel: ils se disent naïvement, quand sonne leur soixantaine: «Voilà trente ans que je travaille. En ces trente années, mon existence à moi s'est chargée d'événements... Eh bien, pendant ce temps, la science, qu'a-t-elle fait? Je ne vois guère qu'elle ait progressé.»

La faillite de la science, mon ami, résulte tout simplement de la disproportion qui existe entre la brièveté de notre vie d'hommes, et la lente évolution des connaissances. Vous et les autres, vous êtes le jouet d'une apparence: vous êtes comme nos ancêtres qui ont affirmé pendant des siècles l'inertie du monde minéral, parce qu'au cours de leur rapide existence ils n'arrivaient pas à observer de modification sensible dans la composition d'un caillou!

Barois l'écoute avec une incurable indifférence.

BAROIS.—Oui... autrefois ce genre de raisonnement me satisfaisait. Maintenant non. J'y vois un agencement logique: mais rien de tout ça ne m'atteint à l'endroit où je souffre...

Un silence.

BAROIS.—(Les larmes aux yeux.) Ah, c'est affreux de vieillir...

LUCE (vivement).—Mais vous êtes plus jeune que moi!

BAROIS (grave).—Je me sens très vieux, mon cher. Je suis une machine usée; les leviers n'obéissent plus. Le cœur bat la breloque. J'ai là ... (il touche sa poitrine) comme un soufflet percé... Le moindre refroidissement me met au lit, avec la fièvre... Je suis fini, je me sens incapable de fournir une étape nouvelle...

LUCE (sans conviction).—Vous traversez une période de dépression qui passera...

BAROIS (avec rancune).—Mais vous ne sentez donc pas les années, vous! Le cerveau qui fléchit, les habitudes qui se figent... L'isolement, le vide sentimental, l'impossibilité de prendre quelque chose à cœur... Ah, sapristi, je les sens bien, moi! Ma vie est bloquée; c'est une impression atroce, je suis incapable d'activité: je n'ai plus qu'une mortelle envie ... d'avoir envie d'agir!

Et quand je me retourne vers le passé, qu'est-ce que j'y trouve? Qu'est-ce que j'ai fait?

Mouvement de Luce.

BAROIS (l'interrompant).—Evidemment, j'ai écrit, j'ai aligné des mots, j'ai échafaudé des argumentations... Je laisse des livres, des articles qui ont eu leur actualité... Mais croyez-vous que je sois dupe? que je m'illusionne sur la pauvreté de tout ça?

LUCE.—Vous méconnaissez votre vie, Barois, ce n'est pas digne. Vous avez cherché; vous avez trouvé des parcelles de vérité: vous les avez divulguées généreusement; vous avez contribué à extirper quelques erreurs, et à préserver quelques certitudes qui vacillaient; vous avez défendu la justice, avec une ferveur communicative, qui a fait de vous, pendant quinze ans, l'âme vivante d'un parti...

(Simplement.) Je trouve votre vie très belle.

Une fierté dans les yeux de Barois.

Il sourit et tend la main.

BAROIS.—Merci, mon ami... Autrefois, ces paroles-là m'auraient remis d'aplomb... Je ne rêvais pas d'autre oraison funèbre...

Mais maintenant...

Un silence.

BAROIS.—A quoi pensez-vous?

LUCE.—Je viens d'avoir, en vous regardant, cette idée: que beaucoup de ceux qui nous ont précédés ont dû éprouver cette angoisse... Ces hommes,—à qui nous sommes redevables de tout ce que nous avons pu faire—ont dû avoir ce même désespoir, ont dû s'imaginer que leur effort était inutile... (Un temps.) Allez, allez, Barois, la vérité, c'est qu'il n'y a pas une bonne graine qui se perde, pas une idée qui ne germe un jour, pas une parcelle de conscience acquise, qui disparaisse. Savons-nous si l'une des pensées que nous avons émises, vous ou moi, ne sera pas le point de départ d'une découverte, qui libérera davantage l'avenir? Il suffit, pour avoir fait du bon ouvrage, de s'être donné, humainement, toute sa vie. Quand on a semé le mieux et le plus possible, on peut s'en aller en paix, et céder la place à d'autres...

BAROIS (sombre).—Mais je ne suis pas aussi sûr que vous d'avoir semé le bon grain...

Luce le considère avec un découragement infini.

BAROIS.—J'ai totalement changé d'attitude devant l'univers. Je ne sais plus où j'en suis, voilà la vérité...

Certains jours, comme aujourd'hui, je ne peux plus accepter comme vrai ce que j'ai défendu jusqu'ici. Je sens bien que je n'arriverais pas à me prouver logiquement l'inanité de mes convictions passées; mais,—je ne sais comment dire,—c'est presque physiquement que je les repousse: je les repousse parce qu'elles ne m'ont apporté que des déceptions!

LUCE.—Vous ne raisonnez plus...

BAROIS.—Ah, on peut raisonner quand on a trente ans, quand on a la vie devant soi pour changer d'opinion, une sève qui bouillonne, du bonheur plein les veines! Mais quand on se sent près du terme, on est tout petit devant l'infini...

(Très lentement, les yeux perdus.) On a, par dessus tout, un désir vague ... le désir d'on ne sait quoi ... qui serait le remède à toutes les transes...

Un peu de paix, un peu de confiance... quelque chose sur quoi s'appuyer ... pour n'être pas trop malheureux, pendant le temps qui reste encore...

Il redresse la tête.

Luce, qui souriait mélancoliquement, rencontre son regard: son sourire s'évanouit.

Long silence.

Après un instant, Barois semble se ressaisir. Il tend son manuscrit à Luce.

BAROIS.—Tenez, lisez ça, voulez-vous?

Vingt minutes passent.

Le jour décroît.

Luce s'est levé, pour s'approcher de la fenêtre. Une symphonie de blancheurs: la vitre blême, le rideau de mousseline, son front pâle, sa barbe, les feuillets...

Les coins de la chambre s'emplissent de grisaille.

Barois, les yeux fixes, attend.

Luce tourne la dernière page. Il la lit jusqu'au bout, attentivement; la main qui tient le manuscrit s'abaisse; il retire ses lunettes; ses paupières se plissent à chercher Barois dans la pénombre.

LUCE.—Mon pauvre ami, que voulez-vous que je vous dise? Je ne peux plus rien pour vous, maintenant...

(Après une pause.) Non ... je ne peux plus rien pour vous, moi...


IV

A Wassignies-sur-Lys, près de Gand.

La voiture de Barois longe un mur de couvent et s'arrête devant un portail, qui s'entr'ouvre aussitôt. Il traverse une cour déserte, hésite, et se dirige vers le perron central; lorsqu'il atteint la dernière marche, la porte close s'ouvre devant lui.

Vestibule dallé. Le battant se referme. Une ombre s'approche, le visage caché sous un voile noir.

Il la suit.

Elle marche vite, agitant sans interruption une claquette de bois. Des couloirs. La religieuse pousse une dernière porte, s'efface pour qu'il passe, et donne un tour de clef derrière lui.

Le parloir: vaste salle au carrelage luisant, divisée en deux, sur toute la hauteur, par un lattis de bois à claire-voie.

Une femme est là, en noir, immobile, écroulée sur une chaise. Il reconnaît Cécile; il s'avance. Elle tressaille et tend la main, sans pouvoir articuler un mot.

Il s'assied près d'elle.

Quelques minutes.

Dans la cour, un carillon léger, se met à sonner ses quatre heures.

Aussitôt, de l'autre côté du grillage, paraissent trois religieuses, de même taille, la figure voilée de noir. Deux d'entre elles vont s'agenouiller devant une statue de la Vierge. La troisième s'approche, et, à l'aide d'une clef, fait jouer un panneau de la clôture; puis elle va rejoindre les autres, qui récitent une dizaine de chapelet.

Cécile et Barois sont debout, les nerfs à vif.

Cécile écarte les lèvres comme si elle allait mourir.

La dizaine s'achève...

L'une des religieuses se signe, et s'avance. Elle écarte son voile...

Cécile pousse un cri étouffé et l'étreint convulsivement; puis elle se détache brusquement pour la dévisager, comme si elle craignait d'être trompée; et, gémissant de tendresse, elle la serre de nouveau contre son cœur.

Marie se redresse, et sans se dégager, tend la main à son père; il l'embrasse en pleurant. Leurs yeux se rencontrent; Barois retrouve ce regard anxieux, durci, ce sourire crispé, qui est chez elle le signe extérieur de la foi; mais, dans son expression passée, il n'y avait pas tant de lumière.

MARIE.—Par pitié, maman, ne pleurez pas... Dieu vous donnera la force, la consolation... (La voix a perdu son timbre. Elle ajoute, malgré elle:) Si vous saviez comme je suis heureuse!

Cécile halète sur son épaule, zézayant des plaintes vagues.

CÉCILE.—Qu'est-ce que je vais devenir, Marie... Qu'est-ce que je vais devenir...

Marie tient sa mère doucement appuyée contre elle, et lui caresse le front.

MARIE (se tournant vers Barois).—Père, j'ai lu votre manifeste... Oui, c'est la dernière faveur que j'aie demandée... (Elle le considère, les yeux dans les siens. Et, brusquement, avec un éclat d'espoir:) Père, ces pages-là appellent Dieu!...

Barois secoue négativement la tête.

Cécile sanglote toujours, n'écoutant rien, balbutiant:—«Qu'est-ce que je vais devenir... Qu'est-ce que je vais devenir...»

Les regards de Marie vont de l'un à l'autre. Son cœur s'amollit une dernière fois de pitié humaine. Elle se penche pour atteindre la main de son père, et l'attire doucement près de sa mère.

MARIE (bas).—Ah, j'ai tant prié... (A peine perceptible:) Ne vous séparez plus, maintenant...

Les religieuses, au fond de la pièce, se sont relevées.

Elles approchent.

Marie les entend venir derrière elle; son corps frémit; son masque s'épouvante. Elle s'arrache des bras de Cécile, et glisse dans ceux de son père: à peine a-t-il le temps de sentir sous ses lèvres la soie du petit front bombé... Elle se détache: d'un geste éperdu, elle étreint encore une fois sa mère, qui la regarde avec des yeux fous...

Puis elle se recule vivement.

Le voile retombe.

Une religieuse referme soigneusement le grillage.

Personne ne verra plus ce visage vivant.

Cécile reste foudroyée, les mains tendues, les lèvres ouvertes. Tout à coup elle chancelle, et se serait abattue si Barois ne l'avait saisie.

Elle s'accroche à lui.

CÉCILE (dans un souffle).—Ne me quittez pas, Jean... ne me quittez pas...

La porte s'ouvre.

La tourière fait entendre sa claquette.

Barois soutenant Cécile, l'entraîne vers la sortie.


Une heure plus tard.

Dans une arrière-salle de l'auberge. On a traîné deux fauteuils devant le poêle. Une lampe suspendue éclaire un souper auquel ils n'ont pas touché.

Barois, assis en retrait, aperçoit Cécile de dos, courbée, le chapeau cabossé glissant sur les bandeaux défaits; par instants elle tourne la tête, et, pour étouffer une reprise de sanglots, presse son mouchoir sur ses lèvres enflées.

Il est abattu par la fièvre; chaque pulsation du cœur lui fait mal; sa sensibilité est à nu. Le bruit de ces larmes ressuscite des émotions lointaines.

Il songe au passé, sans amertume: la solitude d'hier, celle qui l'attend demain, sont pires que la mésentente de jadis.

—«Elle a dit: Ne me quittez pas... Un cri de désespoir peut-être?

«Ah, si elle veut...

«Mais pratiquement, c'est bien difficile...

«Qu'elle vienne habiter avec moi dans la banlieue? Elle ne pourrait pas s'y faire; sa vie active, ses patronages...

«Alors? Je ne peux pourtant pas aller habiter dans la maison de la mère Pasquelin...»

Involontairement il termine sa pensée à voix haute:

BAROIS.—... ça ne serait possible, que si vous consentiez à quitter votre maison ... à venir habiter celle de ma grand'mère...

Cécile se retourne.

Barois rougit.

Elle hésite, le temps de bien comprendre. L'émotion la fait loucher.

Puis, de son fauteuil, avec un abandon reconnaissant, elle allonge la main jusqu'à la sienne.


LE CRÉPUSCULE

«... pareil à qui suivrait pour se guider une lumière que lui-même tiendrait en sa main...»

A. Gide.

«... N'éteins pas le lumignon qui fume...
Son odeur même nous sert de guide...»

Ibsen.


I

A Buis, dans la vieille maison Barois.

Premiers jours de l'été.

Dix heures du matin.

La chambre de Cécile.

Elle a rassemblé là tous les meubles du petit salon de Mme Pasquelin.

Elle est assise à son bureau. Robe noire. Bandeaux lisses. Un livre de comptes ouvert devant elle. D'autres registres, étiquetés: Quêtes, Vestiaire.

CÉCILE.—Entrez...

C'est Jean.

Elle achève son addition, appuie le buvard, et tourne la tête. Sourire affectueux.

CÉCILE.—Comment vous sentez-vous, ce matin?

JEAN.—Pas mal.

CÉCILE.—Un temps merveilleux...

Jean s'avance vers la fenêtre.

L'appui est chaud. La cour est pleine de lumière.

JEAN.—Il doit faire bon au soleil...

Cécile range ses cahiers, avec des gestes étroits. Puis elle pique un chapeau sur sa tête, et glisse un cahier sous son bras.

CÉCILE.—Je vais porter ça à l'abbé Lévys.

Jean descend l'escalier derrière elle. La porte du vestibule est ouverte; l'éclat du perron est éblouissant.

Quelques pas, aveuglé. Le soleil cuit la chair des épaules.

Les premières pivoines, les premières fraises; les feuilles vertes de la treille.

Une demie sonne au clocher.

Il lève les yeux; son regard longe le pan de pierre ocre et se perd dans la profondeur bleue: un ciel qui vient de loin et qui passe, un ciel qui fait le tour du monde.

Il gagne, à petits pas, le banc de la tonnelle. Il écarte les bras sur le dossier tiède, pour que toute cette clarté, toute cette chaleur le baignent. Ses mains sont roses de soleil.

Apaisement.

Il pense:

—«Je suis là, dans ce printemps... Je ne le comprends pas. Mais il s'empare de moi, il me soumet à lui.

«Il doit y avoir d'immenses cycles d'idées dans lesquels notre pensée ne s'est pas aventurée encore... Des idées qui dépassent nos hypothèses de l'âme, de Dieu; des idées qui accorderaient nos contradictions... Ah!...»


Quelques minutes plus tard.

Jean regagne lentement la maison.

Le timbre du portail.

Un abbé pénètre dans la cour, aperçoit Jean et s'approche.

JEAN.—Mme Barois vient de sortir, Monsieur.

Le prêtre hésite.

L'ABBÉ.—Permettez-moi de me nommer: l'abbé Lévys.

JEAN (du haut du perron).—Mme Barois sera désolée. Je crois qu'elle allait justement vous voir.

L'ABBÉ (geste évasif, qui relègue Mme Barois et ses œuvres à l'arrière-plan de ses préoccupations).—Je m'en voudrais, Monsieur, de ne pas saisir cette occasion... Mon arrivée à Buis est encore très récente. Mais depuis que j'habite la même ville que vous, j'ai le désir de vous rencontrer.

Jean s'incline légèrement.

L'ABBÉ.—Oh, je sais que vous vivez très seul. Mais je me serais fait un titre, pour enfreindre la consigne, d'avoir été pendant douze ans,—je ne dis pas un de vos abonnés (il montre sa soutane)—mais l'un de vos lecteurs...

JEAN (stupéfait).—Vous suiviez le Semeur?

L'ABBÉ.—Régulièrement. (Baissant les yeux.) J'y ai même collaboré, si l'on peut dire, par des lettres non signées, que vous avez publiées à plusieurs reprises...

JEAN (redescendant deux marches).—Vraiment? Ah, je ne me doutais guère...

Mais je vous tiens debout sous ce soleil... Voulez-vous entrer un instant? Mme Barois ne tardera pas.

Il guide l'abbé jusqu'à l'ancien salon, son cabinet, qu'il a meublé avec les épaves de sa vie active: ses bibliothèques, son bureau, et, sur la cheminée, seul et nu, le douloureux Esclave enchaîné de Michel-Ange, immuablement arrêté dans son effort.

L'abbé Lévys: long, maigre.

Masque régulier, zébré de tics nerveux. Une peau jaune, bossuée. Un regard tantôt distrait, tantôt fixe. Des lèvres mobiles, dont le sourire est une grimace triste.

JEAN (intrigué).—Je suis si surpris que nous ayions eu un prêtre parmi nos correspondants!... Dans quel esprit lisiez-vous donc notre Semeur?

L'ABBÉ.—En y faisant, le plus souvent, de graves restrictions; mais toujours avec intérêt, et souvent avec sympathie...

Jean fait un geste d'étonnement.

L'ABBÉ.—Ne croyez-vous pas qu'à un certain niveau de pensée, lorsqu'on est décidé à prendre au sérieux la vérité et à suivre sa conscience, il est bien difficile d'être de son parti, sans être aussi un peu de l'autre?

Jean l'examine, sans répondre.

L'ABBÉ (après un temps).—C'est M. Breil-Zoeger qui a pris votre succession?

JEAN.—Non. C'est un jeune, un nommé Dalier, un sectaire. Mais il n'est que le prête-nom de Zoeger, qui a toujours aimé se tenir dans la coulisse.

L'ABBÉ.—Vous ne vous en occupez plus du tout?

JEAN (brusque).—Oh, non, plus du tout! Et je vous prie de croire que je désapprouve entièrement la tournure anarchiste, de plus en plus accusée, qu'ils donnent à leur revue!

L'abbé garde le silence.

JEAN.—D'ailleurs, je n'ai plus aucune relation avec eux. J'ai rompu définitivement. (Prenant des brochures sur une étagère.) On m'envoie les fascicules, par habitude; mais, voyez, je n'ai même pas coupé les derniers... A quoi bon? Je n'y trouve que des sujets d'irritation!

(Il fronce les sourcils, et éparpille les revues devant lui; puis il cherche à dévier la conversation.) Je ne suis plus en correspondance qu'avec Marc-Elie Luce, et un vieil ami des mauvais jours, Ulric Woldsmuth.

L'ABBÉ.—Le chimiste?

JEAN.—Vous le connaissez?

L'ABBÉ.—J'ai lu son livre.

Jean sourit, enchanté.

JEAN.—Ah, voilà un beau caractère! Trente ans, qu'il cherche l'origine de la vie... Trente ans, sans une défaillance...

L'ABBÉ (coup d'œil circulaire).—Mais ... vous travaillez toujours?

JEAN (haussant les épaules).—Non. Je m'occupe. En ce moment, je traduis,—pour moi—le journal d'un mystique anglais...

(Sourire pénible.) J'ai mis quelque temps à m'habituer à cette existence de mollusque... Mais ma santé ne me permet plus autre chose. Je vivote, en prenant des précautions, l'hiver au coin du feu, l'été au soleil... (L'éclat des yeux contraste avec la résignation des paroles.) Que voulez-vous, Monsieur l'abbé, c'est la vie...

Il soulève quelques numéros du Semeur et les laisse tomber un à un sur la table.

JEAN.—Ah, les jeunes ont vite fait de vous désarçonner!

Une pause.

JEAN (Le front baissé).—Voyez-vous, on est trop sévère pour les ratés... Leur effort n'aboutit pas directement, c'est vrai; mais il n'est pas perdu pour ça... Hein?... Aucun effort n'est perdu...

L'ABBÉ (étonné).—Je ne pense pas que vous fassiez allusion à une expérience personnelle?

Jean le remercie d'un sourire.

L'abbé regarde curieusement ce Barois qu'il ne soupçonnait pas.

JEAN (après quelques minutes de réflexion, repris par une hantise familière).—J'ai trop longtemps cru que la science, à elle seule, pourrait établir, entre les hommes, la paix, l'unité... Eh bien, non.

L'ABBÉ (prudemment).—Pourtant... si vous ne vous placez qu'à ce point de vue du rapprochement des peuples, la science, en moins de cent ans, a fait à peu près autant que le bouddhisme—et même que le christianisme—en vingt siècles!

JEAN.—Peuh... Voyez les résultats pratiques: qu'est-ce que le peuple y a gagné? Un matérialisme au ras du sol, qui est vraiment sans beauté... Qui, surtout, est stérile...

L'abbé hésite. Ce n'est pas lui pourtant qui doit plaider pour la science...

JEAN (distrait).—... Ce qui semblerait prouver, au fond, que l'homme ne vit pas seulement de travail, de vérité. Il lui faut son dimanche: peu importe la formule...

L'ABBÉ. (Passion soudaine).—Oui, peu importent les formules, puisqu'aucune n'est encore assez vaste pour contenir tout le Parfait, l'Infini. Dieu... Ce ne sont en somme que des façons différentes de nommer une attraction, qui est la même pour tous!

Jean le regarde avec attention.

JEAN.—Alors, si je vous comprends bien, vous, prêtre catholique, vous ne condamneriez pas irrémédiablement un être, qui, toute sa vie, aurait préféré sa formule à la vôtre?...

L'ABBÉ (instinctivement).—Non.

Sous l'insouciance de la voix, il a perçu l'anxiété de l'interrogation.

Un silence.

L'ABBÉ.—Je me souviens d'un personnage d'une pièce scandinave, qui disait...

Il se lève: Cécile vient d'entrer.

Elle ne laisse pas paraître sa surprise.

L'ABBÉ.—J'espérais vous éviter cette course, Madame, mais je suis arrivé trop tard.

CÉCILE (lui remettant le registre).—Voici nos comptes à jour.

Elle éprouve une gêne à parler devant Jean, et dans cette pièce inhospitalière, dont elle ne franchit jamais le seuil.

CÉCILE.—J'aurais aussi diverses décisions à prendre pour la souscription des écoles... Voulez-vous m'accompagner là-haut un instant?

L'ABBÉ.—Je vous suis. (A Jean.) Je m'excuse, Monsieur, d'avoir ainsi abusé...

JEAN (spontanément).—Votre visite m'a fait beaucoup de plaisir.

Cécile est sortie, laissant la porte ouverte.

JEAN (d'un autre ton).—Vous n'avez pas achevé ce que disait votre scandinave...

L'ABBÉ.—«Quand il s'agit de la foi, c'est l'affaire du bon Dieu. Notre devoir, à nous, est d'être sincères.»[1]

JEAN.—C'est une belle parole...

[1] Bjornstjerne Bjornson. Au delà des forçes.


II

«12 octobre, (après un long entretien avec M. Barois.)

«J'allais à lui, dans un mouvement de sympathie coupable: j'allais au polémiste dont le nom était pour moi le symbole de la pensée libre. J'allais à lui comme au seul être d'ici à qui parler de mes préoccupations.

«Et j'ai trouvé un pauvre homme, plus malheureux que moi, plus déchiré, plus pitoyable!

«Je ne l'ai pas vu tout de suite tel qu'il est.

«J'espaçais mes visites, par discrétion: c'est lui qui m'envoyait chercher, sans but, pour me voir. Je remarquais son souci d'aiguiller la conversation vers les questions religieuses. Je ne m'y dérobais pas; je cherchais même à lui faire deviner le pénible état de ma conscience. Mais il ne me semblait pas pouvoir distinguer l'homme sous le prêtre: mon caractère sacerdotal l'attirait seul. Pourtant il ne se départait pas d'une attitude agressive à l'égard du catholicisme. Il ne cessait de m'opposer des arguments d'ordre scientifique, dont, pour mon supplice, je connaissais bien la valeur: mais il le faisait avec je ne sais quelle restriction, et comme s'il s'attendait bien à les voir réfuter. Ce que je faisais, d'instinct.

«Peu à peu, j'ai compris. Physiquement, il est rongé par la tuberculose pulmonaire des vieillards: c'est un fantôme, aux yeux brillants, miné presque chaque jour par la fièvre, et périodiquement repris par des poussées congestives qui aggravent ses lésions. Moralement, son état est pire encore: il est rongé par le doute de ce qu'il a cru vrai, et par la peur de mourir. Il se cramponne à ses convictions passées: mais elles ne sont plus pour lui qu'un sujet d'angoisse.

«Je pensais trouver en lui un conseil: et c'est moi qui peux lui porter secours!

«Je ne songe pas à me soustraire à ce devoir inattendu: mais les circonstances ont quelque chose de tragique... Pourquoi faut-il que le prêtre, appelé à guider cet athée vers Dieu, soit un pauvre tourmenté, que les doutes ravagent lui-même depuis dix ans?

«Peut-être est-ce bien ainsi, peut-être suis-je mieux préparé qu'un autre à soigner cette plaie?

«Je m'y appliquerai de tout mon cœur, et je ferai en sorte qu'il ne soupçonne jamais de quelles mains incertaines, de quelles mains tremblantes, je lui apporte ce Dieu qu'il cherche!


«2 novembre.

«Il a des moments de lucidité terribles, dès qu'il passe quelques jours sans fièvre.

«Aujourd'hui il m'a interrompu avec un regard singulier:—«A certaines heures,—tenez, en ce moment,—je parviens à me dédoubler, et une partie de moi-même juge, comme j'aurais jugé il y a quinze ans, ce que je suis devenu... Je me demande alors si je n'étais pas, de toute éternité, voué à la servitude?»

«En parlant, il tendait la main vers un plâtre de Michel-Ange qui est sur sa cheminée:—«Regardez-le! Il ne peut pas lever un bras libre!... Peut-être n'ai-je fait, comme lui, pendant des années, que le simulacre de l'affranchissement...»


«10 novembre.

«Ce matin:

—«J'en ai assez des négations scientifiques! elles n'ont pas plus d'autorité pour nier que d'autres pour affirmer. Mais votre dogmatisme religieux me rebute, au même titre. Je sais ce qu'il vaut: j'y ai été pris, assez longtemps!»


«16 janvier.

«Je l'ai trouvé couché, sans courage.

«Sur son lit, il y avait un numéro du Semeur qu'il venait de recevoir. Il l'a ouvert. A la dernière page, un écho intitulé: Une nouvelle conversion, et quelques lignes mordantes qui le visaient. Il a haussé les épaules; mais je l'ai senti profondément blessé.

«Il a changé la conversation. Nous n'avons abordé aucun sujet précis.

«Comme j'allais me retirer, après un silence, il m'a regardé:»—Je suis un mystique, au fond... Et pourtant je ne crois à rien...»

«Je lui ai répondu:—«Vous ne croyez à rien? On croit toujours à quelque chose. Chacun, au fond de soi, a son Dieu caché auquel il retourne pieusement, auquel il se sacrifie tous les jours.»

«Mais il a secoué la tête, d'un air sombre:»—Non, je vous dis que je ne crois à rien... J'erre dans le noir, je voudrais...» Il a baissé la voix, mais je crois avoir entendu: «... la paix ... pour mourir.»


«25 janvier.

«J'ai pu revenir sur le même sujet. Nous discutions encore une fois les preuves de l'existence de Dieu.

«Il m'a dit:—«Vos preuves ne prouvent rien, sinon que vous, Lévys, vous croyez en Dieu. Et elles ne prouvent absolument rien d'autre. Si ces preuves avaient quelque valeur, croyez-vous qu'il y aurait des athées?»

«J'ai répliqué:—«Mais il n'y a pas de véritables athées! Vous-même, vous n'avez jamais cessé d'être un croyant! Votre confiance dans le progrès, dans l'avenir de la science, votre croyance même au triomphe de l'athéisme, qu'était-ce, sinon un principe de foi?

«Vous croyez qu'il y a un but dans la nature, vous croyez à l'ordre éternel des lois; cet ordre-là, il a produit la conscience humaine, la vôtre; et par là, il a introduit dans l'univers l'idée de justice: cet ordre-là, c'est Dieu!»

«Il a réfléchi quelques secondes:—«Oui. Mais un Dieu indéterminé Le vôtre est déterminé. Et c'est là que la superstition commence.»

«Que répondre?


«7 mars.

«Chaque fois que je le quitte, je me reproche de n'avoir pas su trouver, dans ma foi qui hésite, le mot, l'accent qu'il eût fallu. Et, chaque fois que je le revois, je suis stupéfait du résultat inespéré de mes froides paroles.

«Non que mes raisonnements l'aient convaincu. Mais, ils sont une réponse aux difficultés qu'il avait soulevées. Je m'aperçois que le pire serait de rester coi, et qu'à toutes ses attaques il faut opposer une contradiction, même chancelante. Avant tout il a besoin d'une solution simple, une, et surtout catégorique.

«Rien ne m'a si bien fait comprendre que la foi n'est pas seulement un acte de l'intelligence, une conviction, mais un acte de la sensibilité et de la volonté, un sentiment de confiance, un désir de soumission.


«19 mars.

«L'Évangile prend une grande importance dans sa vie intérieure. Il en tire de fréquentes citations. Il a contracté l'habitude d'y recourir quotidiennement, comme à l'unique source de poésie qui le satisfasse.

«D'ailleurs il lit peu, et de moins en moins. Je le trouve généralement seul, dans un fauteuil de son cabinet, les pieds au feu, et sur les genoux, un journal qu'il n'a pas déplié.


«3 juin.

«Jusqu'ici je lui développais surtout les raisons sentimentales de croire le besoin de consolation; la nécessité d'une justice finale, d'un dédommagement; le désir d'une direction dans la vie.

«Il est particulièrement sensible à la beauté de la vie chrétienne; je lui en multiplie les exemples. Il me considère alors, de ses yeux vitreux, avec une expression d'envie. L'autre jour il m'a dit:—«Cette beauté, à elle seule, suffirait à justifier la foi,—si le fruit suffisait à justifier l'arbre... Et peut-être est-ce défendable, après tout?...»

«Aujourd'hui, l'entretien a été particulièrement animé. Il se sentait réconforté par ces premiers beaux jours, qui lui permettent de sortir. Nous avons fait une promenade, au soleil, en causant. Il m'a demandé de préciser certains dogmes. Il a paru très frappé d'apprendre que la théologie comprend des éléments divers, dont la valeur est fort inégale; qu'il ne faut pas confondre les dogmes essentiels de la foi, relativement peu nombreux, avec les doctrines communément reçues; et, qu'à tout prendre, il y a beaucoup de questions, comme l'efficacité des indulgences par exemple, sur lesquelles les catholiques sont libres d'avoir des opinions très différentes. Je lui ai même dit combien les dogmes du purgatoire et de l'enfer sont moins explicites qu'on ne le croit généralement, et combien il reste de marge aux croyants les plus orthodoxes, pour l'interprétation de ces dogmes.

«J'ai peut-être insensiblement forcé la note, tant j'ai senti que mes paroles le rassérénaient. D'ailleurs je ne pense pas être sorti des limites que l'apologétique moderne s'est fixée...


«28 juin.

«Je rentre, le cœur serré. Il m'a inspiré aujourd'hui une pitié indicible.

«Il était couché, très affaibli par les accès de fièvre de la nuit. Cette semaine pluvieuse et malsaine a provoqué une petite toux qui l'épouvante.

«Mme Barois m'a dit que le médecin ne s'en inquiétait pas outre mesure, et qu'il comptait sur l'été pour en venir à bout. Mais lui, avait un visage ravagé. Il m'a dit, avec un frisson: «—Ah, j'ai cru mourir cette nuit»; puis, d'une voix angoissée, comme une confidence: «—J'ai peur de la mort...»

«Jamais encore il n'avait directement abordé ce sujet.

«Je le regardais, subissant la contagion de cette terreur, et ne voulant pas le laisser paraître. J'étais resté debout contre le lit. Il avait gardé mes doigts dans sa main.

«—La première fois que j'en ai eu peur, tenez, c'était ici, dans la cour ... devant le cercueil de ma grand'mère. J'avais onze ou douze ans, je venais d'être très malade. J'étais devant le catafalque, je regardais les fleurs, les bougies, et brusquement je me suis dit: Et si elle n'est plus du tout, du tout, du tout?...»

«Il a ajouté d'une voix bizarre: «Qu'est-ce que c'est, la mort? La désorganisation de l'être que je suis, dont ma conscience fait toute l'unité... Alors? Disparition de la conscience, de l'âme?...»

«Il me dévisageait en parlant. Je le sentais parvenu à ce point de faiblesse morale où l'on ne peut plus supporter que les hypothèses consolantes.

«Jamais je n'ai si fortement éprouvé la puissance sacerdotale dont je suis revêtu, moi, si indigne... Je lui ai crié, presque violemment: «—Ah, moi aussi, j'aurais beau m'étourdir, si je n'avais pas une foi absolue en la vie future, l'idée de la mort paralyserait toutes mes forces! Mais la croyance à l'immortalité fait partie de ma conscience, et les pires obstacles qu'on puisse lui opposer sont des objections faciles à anéantir!»

«Il n'abandonnait pas ma main. Il m'écoutait avec une anxiété qui faisait mal. J'ai continué:

«—D'où vient ma conscience? D'une simple organisation nerveuse de mon cerveau? Le cerveau, les nerfs,—la vie, la mort? Mais vous ne voyez pas que ce sont des mots qui tous renferment un égal mystère! Ce sont des étiquettes, ce ne sont pas des explications!

«Je sens en moi une notion du divin, un sentiment de la perfection, qui ne peuvent pas être de pures sécrétions de mon cerveau imparfait et périssable. Je sens en moi l'existence d'une vie idéale, dont je ne trouve le point d'origine dans aucune partie de mon corps. Je sens en moi deux sortes de rapports, absolument distincts: ceux que j'ai avec le monde matériel, par l'intermédiaire de mes organes, et ceux que j'ai avec le monde spirituel. La mort, par la désagrégation des éléments matériels, supprime toute la première série de ces rapports; mais elle ne supprime pas la seconde. Et c'est là que je mets toute ma foi en la survivance de ma personnalité morale!»

«C'est alors qu'il m'a dit, lentement, avec un regard suppliant qui quêtait une réponse décisive:—«Mais ... une conscience n'existe qu'avec cette double forme de relations... Qu'est-ce que c'est qu'une conscience qui n'a plus de relation avec le monde matériel?»

«J'ai balbutié:—«Peu importe de se faire de la vie future une idée nette; l'important est que cette vie future soit certaine!»

«Il a lâché ma main.

«J'ai deviné que je l'avais atrocement déçu. La pitié m'a permis un suprême effort.

«Je me suis penché vers lui, répondant à sa pensée plus qu'à ses paroles:

—«Vous avez soif de certitude. Puisque la faiblesse de notre intelligence vous a refusé la vérité stable, pourquoi ne la demandez-vous pas à Dieu?»

«Il a fait un geste de désespoir.

«J'ai continué:—«Moi, prêtre, je ne puis vous apporter que des raisonnements. Mais Dieu peut vous toucher de sa grâce!...» Et avec toute l'autorité convaincante dont j'étais capable:—«Espérez, espérez... Ne vous défendez pas contre la foi... Ouvrez votre cœur, ne vous contractez pas, laissez pénétrer l'amour infini du Consolateur...»

«Puis j'ai pris les Evangiles qui étaient sur la table, et j'ai cherché le passage de St Marc: «Il en est du royaume de Dieu comme d'un homme qui a jeté de la semence en terre. Qu'il dorme, qu'il se lève de nuit et de jour, la semence germe et croît sans qu'il sache comment.»

«A mesure que je parlais, je voyais ses traits se détendre et son angoisse fondre. Il a renversé la tête, il pleurait.

«Moi, je ne pouvais détacher mes yeux de ce visage. Ainsi, c'est là que vient aboutir l'élan d'une pareille existence! Trahi par ce corps ravagé qui l'abandonne à moitié de sa course... Trahi par sa pensée, qui le portait vers un but inaccessible... Ah, trahison, trahison universelle!


«Le même soir.

«Comme elle est belle la religion qui apporte un remède à de pareilles souffrances! Elle seule peut donner le courage de vivre et de mourir, elle qui transforme l'effroi du mystère en une attraction sublime... La plupart d'entre nous ont bien davantage besoin de paix intérieure que de vérité; la religion leur est une autre nourriture que la science. Et c'est une belle mission que d'être ce messager d'espoir.

«Non, je ne quitterai pas l'Église. Je ne la perdrai pas... Je ne pourrais pas la perdre... Comment renier la tradition qui a fait l'humanité ce qu'elle est?

«J'étais insensé! Me séparer d'elle parce qu'elle est en retard sur la science humaine? Je comptais pour rien cet attachement de cœur, qu'aucune volonté pourtant ne parviendrait à rompre!

«Evidemment le sens littéral des dogmes me paraît aussi difficile à accepter aujourd'hui qu'il y a un an. Mais je me sens incapable de me créer hors de leur ombre, une unité, un équilibre.

«Je me contenterai, pour pouvoir vivre, de m'attacher à l'esprit plus qu'à la lettre. L'efficacité morale de la foi reste pour moi intacte.

«Ah, j'ai trop donné à l'Église de moi-même, j'ai trop connu la sueur d'agonie du jardin des oliviers! L'Église m'a trop supplicié, elle m'a fait verser trop de larmes, et elle m'a fait trop de bien...

«Nous sommes rivés l'un à l'autre, indissolublement...»


III

Fin de juillet.

Un matin.

L'abbé Lévys traverse hâtivement la cour. Visage bouleversé.

Cécile l'attend. Elle lui saisit les deux mains; elle ne peut articuler un mot; ses yeux s'emplissent de larmes.

L'abbé monte rapidement l'escalier. Jean habite la chambre dans laquelle son père est mort.

Il est couché, les bras étendus, les traits apaisés. En apercevant l'abbé, il sourit.

JEAN.—Je vous remercie d'être venu tout de suite. Je ne pouvais plus attendre...

Un sourire joyeux, confiant, extraordinaire. C'est la grâce aujourd'hui, qui rayonne sur ces lèvres, dans ce regard...

L'abbé comprend; son cœur bat, ses mains tremblent; tout l'équivoque de sa foi s'évanouit; il redevient, en un instant, pour un instant, le prêtre fervent qu'il a été.

Alors il s'approche de Jean et prend sa main.

L'ABBÉ.—Dites-moi tout ... tout...

Le regard de Jean s'attarde dans la fenêtre ouverte; puis, de très loin, vient se poser sur l'abbé.

JEAN.—Ce qui s'est passé? (Un effort pour démêler les souvenirs d'un rêve.) Laissez-moi reprendre... Hier soir, nous nous sommes rencontrés au presbytère, n'est-ce pas? Mais vous n'avez rien remarqué, et je ne pouvais rien vous dire...

Devant le corps de ce pauvre abbé Joziers, je venais d'avoir ... (son œil s'illumine) ... la perception nette de l'âme!

Mouvement de l'abbé.

JEAN.—J'étais assis, je ne pouvais pas détacher mes yeux de ces traits pétrifiés; je cherchais l'ancienne ressemblance: mais il y avait une différence essentielle que je ne découvrais pas. Je cherchais une comparaison. Je me disais: «Ce corps est là comme une boîte vide...» Vide! ç'a été une révélation: le corps était là, et ce n'était plus rien. Pourquoi? parce qu'il avait perdu ce qui l'animait... L'heure saisissante de la dissociation était arrivée; la personnalité, ce qui faisait l'homme, s'était évanouie, était ailleurs! Autant l'idée de survivance spirituelle me paraissait inexplicable, autrefois; autant l'idée contraire me paraît maintenant absurde.

Oui, l'âme existe! Il m'a suffi d'un regard sur ce lit pour constater sa disparition, et pour être frappé par la plus élémentaire, la plus indubitable évidence!

L'abbé serre fébrilement sa main.

JEAN.—Je commençais à souffrir; mais je dominais mon mal pour ne pas interrompre ce tête-à-tête, qui m'ouvrait la possibilité d'une vie éternelle...

Enfin le domestique m'a ramené ici. Il m'a couché tout de suite; une crise effroyable... Oppressions, arrêts du cœur, étouffements... J'ai cru que j'allais mourir.

Alors je me suis adressé à Dieu, de toutes mes forces: mais je sentais qu'il ne m'écoutait pas... J'ai voulu être seul. Ma femme ne voulait pas me quitter; je l'ai suppliée de s'éloigner. J'ai encore essayé de prier, sans pouvoir... Enfin les douleurs se sont calmées, j'ai éprouvé un soulagement sensible. Mais j'étais faible, faible... Je me sentais inerte, et si peu de chose, un souffle ... j'étais certain que j'allais mourir...

Ah, l'atroce nuit! J'avais la tête en feu et le cœur tout refroidi, tout resserré, comme si l'ombre l'écrasait... Mon cerveau travaillait, à vide... J'étais pris entre deux courants contradictoires: je cherchais à prier, je faisais des efforts désespérés pour appeler l'attention de Dieu; et, à chaque élan, une voix, en moi, me disait: «Non, non, non... Personne ne te répondra!... Personne... Tu vois bien qu'il n'y a personne...»

Il parle lentement, sans amertume, sa main dans celle du prêtre, son regard ne quittant pas le ciel matinal.

J'étais si faible, j'ai perdu conscience, j'ai dormi sans doute. Mais, tout en dormant, je ne cessais pas de sentir une lutte au-dessus de moi, et j'avais la certitude obscure que la volonté de Dieu finirait par triompher.

Et puis, il m'a semblé qu'on parlait, et j'ai ouvert les yeux. J'ai même cru entendre si distinctement mon nom, que j'ai dit: «Quoi?» pensant que c'était ma femme... Mais j'étais seul.

J'avais dormi longtemps. Il faisait petit jour. J'entendais la respiration du domestique, dans le cabinet... Moi qui ai maintenant le sommeil si lourd et le réveil si lent, je me suis trouvé tout de suite lucide, extraordinairement lucide, et comme allégé d'une façon miraculeuse.

Alors j'ai fait un nouvel effort pour prier.

La voix qui disait: «Non, non...» s'était tue. A la place de mon impuissance, de cet affreux sentiment du néant, j'avais une espèce de certitude imprécise, une confiance... Je percevais sur moi comme un secours, comme une affection...

(Sourire radieux.) Je ne sais pas comment expliquer... L'impression de sortir de léthargie après plusieurs années de sommeil... L'impression de sortir d'un tunnel, de trouver la lumière, de commencer vraiment une nouvelle vie!... Un immense bonheur intérieur... La paix surtout, la paix ... le calme...

Je sens que je n'ai plus à chercher, que ma volonté est comme fondue, que je vais obéir avec délices, que tout est clair, que tout est pur...

Tout a un sens...

Il tourne la tête. Son regard rencontre celui de l'abbé, dont le visage anxieux reste incliné vers lui.

JEAN (ouvrant les bras).—Alors je vous ai fait venir, mon ami, pour me confesser...


IV

Marc-Elie Luce est introduit dans le salon de Buis, où se trouve l'abbé Lévys.

L'ABBÉ (s'avançant).—Je suis chargé, monsieur, par Mme Barois, de vous prévenir que notre malade est à peine remis de sa dernière rechute... Il a besoin de ménagements...

LUCE (inquiet).—Mais je ne demande qu'à lui serrer la main. Si vous supposez qu'une conversation...

L'ABBÉ (embarrassé).—Non, monsieur, je ne pense pas qu'une conversation ... sur des sujets... Enfin, sans rien qui puisse provoquer un effort cérébral...

Luce sourit: une indulgence nuancée d'amertume.

LUCE.—Vous pouvez rassurer Mme Barois, monsieur l'abbé... Barois m'a prévenu de sa conversion, et je ne viens pas ici pour le contredire...

L'abbé rougit. Tics nerveux.

LUCE (froid).—D'ailleurs, je n'ai que peu de temps: je compte reprendre le train de trois heures.

L'ABBÉ (vivement).—La gare est très proche, par le raccourci... Et si vous voulez bien, je vous montrerai moi-même le chemin...


Jean a voulu se lever.

Il s'est fait habiller, et asseoir devant son bureau, qui est maintenant dans sa chambre,—car il ne descend plus.

Ses vêtements de drap noir, boutonnés, flottent autour de lui. Une parade mortuaire: le col baîlle; la peau colle au crâne; une barbe peu fournie comble la cavité des joues; les lèvres brident sur les dents; les ongles sont en corne jaune.

A l'entrée de Luce, il cherche à deviner le progrès de son mal. Mais Luce vient vers lui, souriant, impassible.

JEAN (tout de suite).—Vous vous demandez, n'est-ce pas, comment c'est arrivé?

Luce ne comprend pas.

Cette voix éteinte et rauque...

Jean soulève un petit crucifix, qui est près de son mouchoir, sur le bureau désert.

Une gêne.

JEAN (buté).—Comment c'est arrivé? Je n'en sais rien... Mais ce n'est pas le premier comment ni le premier pourquoi qui nous échappent! (Il sourit bizarrement.) «Invocavi et venit in me spiritus sapientiæ.» Depuis longtemps je ne croyais plus aux idées...

LUCE (évasivement).—Oui, c'est le cœur qui mène à la foi...

JEAN.—Ah, mon ami, c'est bon... On sent qu'on pénètre enfin la vie, qu'on voit l'univers par le dedans...

(Vivement, comme s'il craignait une objection.) Et puis c'est une solution pratique qu'il nous faut...

Luce acquiesce par un sourire affectueux.

Jean a glissé au fond de son fauteuil. Son regard a la fixité d'yeux de verre, enchâssés dans un masque de cire.

Luce évoque le Barois, qui, pour discuter, se campait, les jambes écartées, tête de biais, sourcils dressés...

Jean le regarde; et tout à coup, un petit rire silencieux.

JEAN.—Je vous plains, mon pauvre ami... Vous résistez encore, vous... Vous vous débattez...

Luce, surpris, proteste doucement. Mais le sourire de Jean est obstiné.

JEAN.—Vous vous débattez, comme je faisais... Je connais ça... (Haussant les épaules.) A quoi bon? Vous savez bien que vous y viendrez aussi...

Il saisit la petite croix et la soulève à nouveau.

JEAN.—Voyez comme je me suis résigné à mourir, pour revivre auprès de Lui!

L'intonation est angoissée.

Luce l'examine d'un regard compatissant: il a mesuré d'assez près l'abîme, pour ne plus mépriser ceux qui ont le vertige. Mais il ne trouve rien à répondre.

Quelques minutes s'écoulent.

Luce se lève.

Jean le voit partir, presque sans regret. Une couche d'impressions neuves s'interpose maintenant entre son équilibre actuel, sa foi,—et son passé. Il prend la main tendue. Luce est très pâle.

JEAN.—Nous avons été deux semeurs de doutes, mon vieil ami. Que Dieu nous pardonne...


Luce descend l'escalier, le cœur serré.

Il entre dans le salon; la fuite d'une jupe.

LUCE (à l'abbé).—Pourrai-je saluer Mme Barois?

L'ABBÉ.—Je ne pense pas que Mme Barois soit rentrée... D'ailleurs, si nous voulons gagner la gare à pied, il va être l'heure...

Luce n'insiste pas.

Dehors, froid vif et sec.

Aussitôt franchi le portail, l'abbé se tourne.

L'ABBÉ.—Eh bien, comment l'avez-vous trouvé?

Luce fait un arrêt, à peine sensible, regarde l'abbé, et reprend sa marche. Il n'a plus, avec ce prêtre, les mêmes motifs qu'avec Jean pour dissimuler.

LUCE.—Il est méconnaissable... Il ne reste plus rien de son intelligence: il vit aujourd'hui, d'une faible lueur de sensibilité...

L'ABBÉ (défensif).—-Vous faites erreur: croyez bien qu'il a longuement discuté, avant de trouver sa voie!

LUCE (avec amertume).—Discuter? Mais il ne le pouvait déjà plus lorsqu'il a quitté Paris!

(Posément.) Non. Ce pauvre Barois est, comme tant d'autres, une victime de notre époque. Sa vie, a été celle de beaucoup de mes contemporains: elle est tragique...

Il se tourne vers l'abbé, oubliant le prêtre; dans son regard, cette curiosité amoureuse et perspicace, qui a été la poésie de son existence.

LUCE.—Son éducation catholique s'est brisée, un jour, contre la science: toute la jeunesse cultivée passe par là. Malheureusement, notre conscience morale, dont nous sommes si vaniteux, nous la tenons, par hérédité, de plusieurs centaines de générations mystiques. Comment rejeter un pareil patrimoine? C'est lourd... Tous n'arrivent pas à fortifier suffisamment leur raison pour qu'elle reste jusqu'au bout victorieuse. Aux jours de tempête, tant d'instincts, tant de souvenirs, l'assaillent! Toutes les faiblesses sentimentales d'un cœur humain...

La plupart, en pleine force d'âge, donnent bien, comme Barois, le coup d'épaule qu'il faut pour s'affranchir. Mais viennent les déceptions, viennent les maladies, la menace finale, c'est la déroute: vous les voyez recourir bien vite aux contes de fées qui consolent...

L'abbé, le menton dans sa cape, hâte le pas.

LUCE (triste).—Vous lui avez offert la survie, et il s'y est accroché désespérément, comme tous ceux qui ne peuvent plus croire en eux, qui ne peuvent plus se contenter de la vie réelle...

Mouvement de l'abbé.

C'est votre mission, je sais bien... Et je dois reconnaître que l'Église a acquis en ces matières une incomparable expérience! Votre au-delà est une invention merveilleuse: c'est une promesse placée si loin, que la raison ne peut pas interdire au cœur d'y croire, s'il en a envie, puisqu'elle échappe, par définition, à tout contrôle...

Ah, c'est la trouvaille de votre religion, monsieur l'Abbé, d'avoir su convaincre l'homme qu'il ne doit plus chercher à comprendre!

L'ABBÉ (relevant la tête).—C'est la loi de Jésus lui-même, monsieur. Il ne démontre pas, il ne raisonne pas; il dit: «Croyez en moi.» Il dit, plus simplement encore: «Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive...»

Un temps.

LUCE (malgré lui).—Une belle conversion! Vous pouvez être fier.

L'ABBÉ (s'arrêtant).—Oui, j'en suis fier!

Une bise soudaine, au tournant de la rue, fait claquer son manteau. Il brave Luce d'un regard sombre, ambigu.

L'ABBÉ.—Etiez-vous capable de le consoler? Moi, je lui ai apporté le calme; je lui ai montré des horizons de clarté. Vous n'avez su lui proposer que des visions sans espérance!

LUCE (avec mesure).—Pourquoi «sans espérance»?

Mon espérance, c'est de croire que mes efforts vers le bien sont indestructibles! Et elle est si forte, ne vous en déplaise, que les triomphes partiels du mal ne la découragent pas...

Mon espérance, à moi, n'exige pas, comme la vôtre, l'abdication de ma raison: au contraire, ma raison l'étaye. Elle me prouve que notre vie n'est ni un mouvement à vide, ni une simple occasion de souffrir, ni une course au bonheur individuel; elle me prouve que mes actes collaborent au grand effort universel; et partout elle me fait découvrir des motifs d'espérer! Partout je vois la vie naître de la mort, l'énergie naître de la douleur, la science naître de l'erreur, l'harmonie naître du désordre... Et, en moi-même, ces évolutions-là se produisent tous les jours.

Oui, je lui ai offert une foi, moi aussi, et qui valait bien la vôtre, monsieur l'Abbé.

L'ABBÉ.—Elle n'a pu lui suffire: c'est un fait!

(Violence inattendue.) Et même si vous pensez que je lui ai offert un mensonge, vous devriez être heureux que j'aie pu, par n'importe quel moyen lui rendre la paix!

LUCE.—Je ne connais pas deux morales. On doit arriver au bonheur, sans être dupe d'aucun mirage, par la seule vérité.

Un temps.

LUCE.—Ah, nous aurons été un moment pathétique de l'histoire de la science, le moment le plus aigu sans doute de son conflit avec la foi!

L'ABBÉ (brusque impatience).—Vous êtes d'un autre temps, monsieur Luce ... du temps où l'on coupait inconsidérément les ponts qui nous relient au passé. Vous croyez à la régénération sociale, et vous avez pu renoncer à la prière, à la survivance spirituelle... Mais vous ne savez pas voir autour de vous: ce temps-là est déjà loin! Vous n'avez pas aperçu le réveil général d'un besoin religieux, que vos sèches théories ne pourront jamais satisfaire!

(Rire révolté.) Un athée ne comprendra jamais ce qui se passe dans l'âme d'un homme qui prie...

LUCE (souriant).—Ce sont des défaillances inévitables. Mais cette incroyance raisonnée que nous avons conquise, au prix souvent de pénibles souffrances, ne peut pas être perdue: elle s'imprime, peu à peu, jusqu'au fond des moelles de notre race, et libère d'autant l'humanité à venir!

L'ABBÉ (farouche).—Non, l'homme ne pourra jamais se passer de Dieu... La vie est dominée par la mort; et seule la religion apprend à l'attendre, à la subir,—quelquefois même à la désirer.

LUCE (le masque contracté).—La mort est dans la logique de la vie. J'accepte l'idée de mort comme j'accepte l'idée de naissance.

L'ABBÉ (sourire cruel).—Oui, pour le moment! Oui, vous vous portez assez bien pour «accepter» la mort!

Mais je vous le dis, monsieur Luce, le jour où vous sentirez qu'elle approche, qu'elle est là, ah! vous verrez quel piètre appui vous trouverez dans vos négations stériles!

La place de la gare, que sillonne un va-et-vient de piétons et de véhicules.

Luce s'arrête. Une ombre s'est creusée sous ses yeux gris.

LUCE (voix lourde).—A mon âge,—autant dire au seuil de la mort—on est sincère, n'est-ce pas? Ce n'est pas l'heure où l'on a envie de faire des phrases...

Eh bien, je vous affirme que j'envisage la mort avec toute la sérénité dont l'homme est capable,—avec la même sérénité que vous!

L'abbé détourne la tête.

LUCE.—Qu'est-ce qui vous adoucira le moment fatal? c'est la paix d'une conscience tranquille... Cette sérénité-là, je puis l'avoir au même titre que vous...

L'ABBÉ (ton âpre, sans regarder Luce).—Mais ce que vous n'aurez pas, vous, c'est un prêtre, un envoyé de Dieu, pour venir se pencher sur votre agonie, et, d'un seul geste d'absolution, effacer jusqu'au souvenir de ce que vous aurez fait de pire!...

LUCE (doucement).—Je n'en ai pas besoin.

Il est devenu blême, tout à coup.

Un sourire d'orgueil. Il tend sa main à l'abbé.

LUCE.—Au revoir, monsieur l'Abbé... Sans rancune...

Et pourtant vous venez de me faire mal... J'avais presqu'oublié que je suis condamné, et vous venez de m'en faire souvenir,—durement...

Geste de l'abbé.

LUCE (souriant toujours).—Je sais que dans deux, trois, quatre mois, tout au plus, il faudra que je subisse une opération, qui est sans espoir... Et si je suis venu voir Barois, c'est parce que je me sais encore plus sûrement perdu que lui-même...

L'ABBÉ (bouleversé).—Vous vous exagérez, peut-être...

LUCE (cessant de sourire).—Oh, ce n'est pas que je regarde la mort sans épouvante... Non... Mais je la regarde! (Il frissonne.) J'en ai peur, autant qu'un autre, parce que ma chair est lâche: mais c'est une peur physique.

Moralement, allez, je reste bien d'aplomb!

Il traverse le trottoir, d'un pas ferme.

L'abbé le suit des yeux jusqu'à ce qu'il ait disparu.


V

«Mon cher Barois,

«Depuis que Luce est mort, je veux vous écrire. Mais j'ai eu le côté droit ankylosé à la suite d'une petite congestion, et j'ai été retardé.

«Les médecins avaient résolu de tenter l'opération. Il s'y était soumis sans illusion. Il avait demandé quinze jours pour ranger ses papiers. Il m'a prié de l'aider, et je ne l'ai plus quitté.

«Un jour, en classant les notes du livre qui reste inachevé, il a vu que je pleurais. Il est venu à moi, et il m'a dit un mot qui le résume:—«Vous, Woldsmuth? Mais quoi? c'est la vie... Ne nous laissons pas aveugler par l'individuel...»

«L'opération a eu lieu.

«Elle a réussi au delà de toutes les espérances. Le chirurgien lui-même semblait oublier que ce n'était qu'une rémission; nous tous avec lui. Le dix-huitième jour, Luce était debout, on le laissait rentrer chez lui. Il disait: «Je vais me remettre au travail, j'ai tant à faire encore!»

«C'est à partir de ce moment-là que le mieux a cessé, brusquement. Il l'a senti tout de suite: les symptômes reparaissaient, un à un. Il reculait toujours le moment d'avertir ses enfants; et eux, qui s'apercevaient du changement, feignaient de croire à sa guérison.

«J'y allais tous les jours. Avec moi, il parlait de sa mort, sans répit.

«Il me disait:

—«J'ai de la chance d'être ainsi prévenu d'avance, de pouvoir me préparer à l'acceptation. C'est le dernier acte qui me reste à accomplir pour avoir fait ce que je devais. Je me suis toujours efforcé de rendre ma vie conforme à mes idées, pour donner à celles-ci leur maximum de force; il me reste à mourir, sans dévier; il me reste à montrer que je n'ai pas peur de la mort, que je la vois venir, que je l'accueille, que je meurs en confiance...

«Le retentissement d'une fin sereine est immense, sur notre pauvre troupeau affolé de condamnés à mort! Socrate l'avait bien compris. Plus on relit le récit de ses derniers jours, plus il est clair que Socrate n'a pas consenti à se faire acquitter. Il avait soixante-dix ans; il avait fini d'enseigner; il a eu la suprême sagesse de vouloir agir, une fois encore, par une mort qui ne fût pas passive, qui fût la preuve dernière de l'assurance de son cœur. Je me souhaite une pareille fin.»

«Puis un trouble passait sur son visage:

—«Et pourtant, on dit que souvent ceux qui l'ont attendu avec le plus de calme, sont justement ceux qui, au moment de mourir, se laissent aller à la plus grande révolte...»

«Mais il ajoutait, précipitamment:

—«Une révolte nerveuse, bien entendu...»

«Pas un seul jour je n'ai vu fléchir cette adhésion à la vie et à la mort. Et pourtant il a bien souffert!

«Il faisait le bilan de son existence. Un matin, après une nuit d'insomnie, il m'a dit:

—«C'est une consolation pour moi de m'apercevoir combien ma vie aura été harmonieuse. Pendant que l'on vit, on se désespère de ne pas pouvoir mettre plus d'unité dans ses actions. Mais maintenant, je vois que je n'ai pas à me plaindre. J'ai rencontré tant d'êtres tourmentés, insatisfaits, sans cesse emportés en deçà ou au delà de leur centre de gravité!

«Mon existence, à moi, n'a pas connu ces secousses; elle pourrait s'exprimer par deux ou trois mots simples et clairs. Cela me donne, en m'en allant, un sentiment de paix. Je suis né avec de la confiance en moi, en l'effort quotidien, en l'avenir des hommes. J'ai eu l'équilibre facile. Mon sort a été celui d'un pommier de bonne terre, qui porte régulièrement ses fruits.»

«La dernière semaine a été particulièrement cruelle.

«Puis, la veille du jour où il est mort, les souffrances ont diminué.

«Ses petits enfants, les aînés, sont entrés un instant dans sa chambre. Il ne parlait déjà presque plus. Il les a vus venir, il leur a dit:—Allez-vous-en, mes petits, adieu, il ne faut pas que vous voyiez ça...»

Vers six heures, on allumait les lampes, il a regardé autour de lui comme pour s'assurer que tous ses enfants étaient réunis. Il avait un regard extraordinaire. Il semblait pouvoir dire la vérité sur tout. Il semblait que s'il avait pu s'expliquer encore, il eut dit, sur lui, sur sa vie, sur la vie de tous les hommes, la parole décisive, libératrice... Mais il s'est soulevé sur un coude, et il a seulement dit, d'une voix étouffée, comme s'il s'éveillait:

—«Ah, c'est la mort, cette fois...»

«Ses filles n'ont pu retenir leur douleur. Elles étaient à genoux autour de son lit. Alors il a posé ses mains sur toutes ces têtes, et il a murmuré, pour lui seul:

—«Qu'ils sont beaux, mes enfants!»

«Puis il s'est renversé sur l'oreiller.

«C'était le soir. Il est mort, au matin, sans avoir rouvert les yeux.

«Voilà ce que je voulais vous écrire, mon cher Barois, parce que je sais que cette mort peut vous faire du bien, comme à moi. Elle nous console de toutes les choses mauvaises que nous avons rencontrées sur notre chemin.

«J'ai la certitude après avoir vu mourir Luce, que je n'ai pas eu tort, d'avoir foi en la raison humaine.

«Pour moi, j'ai de si faibles yeux maintenant, que je ne travaille plus guère au laboratoire. J'écris: je récapitule mes recherches sur l'origine de la vie. Elles n'ont pas atteint leur but, mais je lègue à ceux qui me suivent, les résultats que j'ai acquis. Le temps est un facteur essentiel du progrès; il est vraisemblable qu'un jour un autre trouvera ce que j'ai cherché; et c'est une pensée très apaisante.

«Votre dévoué,

Ulric Woldsmuth.»


VI

Depuis le matin, Jean délire.

Huit heures du soir.

Il s'éveille. Lassitude extrême.

La pièce est sombre.

Autour du lit, le va-et-vient des vivants prolonge son cauchemar.

Tout à coup, près de Cécile qui tient la lampe, l'abbé Lévys, étole au cou: entre ses doigts, les burettes.

Une frayeur folle: la réalité...

Son regard court d'un visage à l'autre.

JEAN.—Je vais mourir? Dites? Je vais mourir?

Il n'entend pas la réponse. Une quinte le prend à la gorge, lacère ses poumons, l'étouffe.

Cécile se penche. Il l'enserre de ses deux bras, passionnément.

Elle le force à s'allonger. Il se laisse faire, épuisé, les yeux clos, le souffle sifflant.

A travers sa fièvre, des phrases latines... La fraîcheur de l'huile sur ses oreilles, sur ses paupières, sur ses paumes...

Sa transpiration baigne les draps.

JEAN.—Ah, délivrez-moi!... Ne me laissez pas souffrir!...

Ses mains battent l'air.

Elles rencontrent les manches de l'abbé et s'y cramponnent, comme à Dieu.

JEAN.—Vous êtes sûr qu'il m'a pardonné? (Un effort surhumain. Il se dresse.) L'enfer!...

Sa bouche s'ouvre pour un cri d'épouvante.

Un râle mouillé...

L'abbé tend le crucifix. Il le repousse, hagard. Puis il aperçoit le Christ: il s'en empare, il se renverse en arrière, et, frénétiquement l'écrase sur ses lèvres.

La croix trop lourde, glisse de ses doigts.

Ses membres n'obéissent plus, s'éloignent. Le cœur bat à peine. Le cerveau fonctionne à une vitesse déréglée.

Une brusque tension de tout l'être: en chaque point du corps, en chaque parcelle vivante, le summum de la souffrance humaine!

Quelques soubresauts.

L'immobilité.


A l'aube.

Cécile et l'abbé, seuls dans la chambre.

Cécile prie, le front dans les mains.

Elle revoit sa vie, année par année. Dans cette même chambre, un matin de sa jeunesse, elle a communié avec Jean, au chevet du docteur...

Le jour naissant pénètre par les volets entr'ouverts. Un feu vif dans la cheminée; sur le mur, derrière le cadavre plus rigide, des reflets de flamme dansent.

L'abbé est assis. Il regarde le mort: les muscles du visage sont raidis; la peau est gélatineuse; les cheveux gris sont durs, piqués dans le crâne; le cou ne semble pas avoir pu porter la tête.

Une incomparable sérénité.

Cécile ouvre successivement les tiroirs du bureau. Elle cherche quelque volonté posthume. Elle ne trouve rien.

Mais, dans le cartonnier, sous les dossiers, une enveloppe:

«A OUVRIR APRÈS MOI.»

Elle rompt le cachet, parcourt les premières lignes, pâlit.

Elle marche vers l'abbé, et lui tend les papiers.

Il s'approche de la fenêtre.

Une grande écriture, ronde et ferme:

«Ceci est mon testament.

«Ce que j'écris aujourd'hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l'âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l'attitude d'un vieillard, dont la vie tout entière a été employée au service d'une idée, et qui, dans l'affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.

«En songeant que l'effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison, en songeant au parti que ceux dont j'ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements, ne manqueraient pas de tirer d'une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d'avance, avec l'énergie farouche de l'homme que je suis, de l'homme vivant que j'aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir.

«J'ai mérité de mourir debout, comme j'ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances, sans craindre le retour aux lentes évolutions de la germination éternelle...»

L'abbé frissonne. Ce rappel si net, si volontaire...

Il tourne la page:

«Je ne crois pas à l'âme humaine, substantielle et immortelle...»

«Je sais que ma personnalité n'est qu'une agglomération de particules matérielles, dont la désagrégation entraînera la mort totale...»

«Je crois au déterminisme universel...»

«Le bien et le mal sont des distinctions arbitraires...»

Il n'achève pas.

Il replie les feuillets, et les rend à Cécile.

Il fuit l'interrogation de son regard.

Elle recule délibérément vers la cheminée. Il devine son geste. Il pourrait l'empêcher.

Mais ses yeux restent fixés sur la mort, et il ne fait pas un mouvement.

Il pense que depuis longtemps déjà, Barois ne peut plus se défendre... Il pense à l'Église, qui a su alléger ce départ, et à qui le sacrifice est dû,—peut-être...

Une flamme claire illumine la chambre.

Le Verger d'Augy,
Avril 1910.–Mai 1913.


SOMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

 LE GOUT DE VIVRE.
I.—Le docteur et sa mère au chevet de Jean
II.—Le docteur décide Jean à «vouloir vivre»
III.—Mort de Mme Barois
IV.—Jean consulte l'abbé Joziers sur ses premiers doutes
V.—Jean et Cécile, enfants
 LE COMPROMIS SYMBOLISTE.
I.—Lettre de Jean sur sa vie d'étudiant à Paris
II.—Entretiens de Jean avec l'abbé Schertz, sur les difficultés de la religion catholique
III.—Lettre de Jean à l'abbé Schertz, deux ans plus tard
 L'ANNEAU.
I.—Jean reçoit de mauvaises nouvelles du docteur
II.—Retour de Jean à Buis pour la mort de son père
III.—Lettre de l'abbé Schertz à propos des fiançailles de Jean
 LA CHAINE.
I.—Jean, après deux ans de mariage, expose à l'abbé Schertz son évolution irreligieuse
II.—La neuvaine de Notre-Dame des Victoires
III.—Notes de Jean sur les femmes
IV.—Promenade avec l'abbé Joziers: le mariage et la foi
 LA RUPTURE.
I.—Leçon sur le «transformisme», professée au collège Venceslas
II.—Scène entre Cécile et Jean, à propos du Congrès de la Libre-pensée
III.—Scène entre Mme Pasquelin, Cécile et Jean, au sujet de la démission de Jean
IV.—Au Congrès de Londres: «Causes de l'ébranlement général de la foi»
V.—Réapparition de Jean à Buis, après la naissance de sa fille
VI.—Dernière discussion entre Cécile et Jean
VII.—Lettre du notaire, consacrant la rupture

DEUXIÈME PARTIE

 LE «SEMEUR».
I—Jean Barois annonce à Breil-Zoeger qu'il est définitivement libre
II—Réunion des amis de Barois pour fonder «Le Semeur»
III—Visite de Barois à Luce, après la publication du premier numéro du «Semeur»
 LE VENT PRÉCURSEUR.
I—Premier soupçon de l'Affaire
II—Woldsmuth lit à Barois le plaidoyer de Bernard Lazare
III—Luce annonce à Barois son désir de lancer un manifeste dans «Le Semeur»
 LA TOURMENTE.
I—Réunion au «Semeur», avant le procès Zola.—L'émeute sous les fenêtres
II—Dixième audience du procès Zola
III—Le Suicide du colonel Henry
IV—Autour du conseil de guerre de Rennes.—Les protestations de l'Allemagne
V—Le retour de Rennes
VI—A l'Exposition de 1900. Luce prononce l'oraison funèbre de l'Affaire
 LE CALME.
I—Interview sur la vie de Barois
II—Conférence au Trocadéro: «L'avenir de l'incroyance»
III—L'accident; le frôlement de la mort. Le testament

TROISIÈME PARTIE

 LA FÊLURE.
I—Barois reçoit, après des années de rupture, la visite de l'abbé Joziers
II—Les cendres de Zola au Panthéon
 L'ENFANT.
I—Marie offre de faire un séjour chez son père
II—L'arrivée de Marie à Paris
III—Barois devant la foi de sa fille
IV—Lettre à Luce, sur la vocation de Marie
V—Mort de Mme Pasquelin. Barois ramène Marie à Buis
VI—La pleurésie de Barois
 L'AGE CRITIQUE.
I—Barois en contradiction avec un jeune libre-penseur. Enquête de Barois sur la jeune génération catholique
II—Marie vient faire ses adieux à son père avant son noviciat
III—Barois annonce à Luce qu'il abandonne la direction du «Semeur»
IV—Prise de voile de Marie
 LE CRÉPUSCULE.
I—Barois, réinstallé à Buis, reçoit la visite de l'abbé Lévys
II—Journal de l'abbé Lévys: l'évolution religieuse de Barois
III—La conversion de Barois
IV—Dernière visite de Luce à Buis
V—Lettre de Woldsmuth sur la mort de Luce
VI—La mort de Barois
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