Jean Barois
Il s'aperçoit aussitôt que cette dernière phrase a déclenché quelque chose. La tension des yeux qui le guettent, s'accentue soudain. Il se sent dominé par une pression de la volonté collective.
Il comprend: après avoir suivi jusqu'au bout sa pensée destructive, ils ont soif de quelque mirage, ils attendent, comme des enfants, leur conte de fée.
Il n'a rien préparé, mais il obéit. Son regard devient lumineux; un sourire de visionnaire joue sur ses lèvres.
Que sera-t-elle, cette irréligion de l'avenir? Ah, qui de nous peut l'entrevoir et la décrire?
Ce que l'on peut affirmer c'est qu'elle ne sera, à aucun degré, une religion scientifique! On répète trop souvent que les savants sont des prêtres d'un nouveau culte, qu'ils remplacent une foi par une autre... Il se peut que, dans le désarroi actuel, certains d'entre nous apportent à la science qu'ils servent, un reste de religiosité héritée et sans emploi. N'y attachons pas d'importance. En fait, il n'y a plus de place pour de nouvelles idoles, et la science ne peut en être une; car l'intelligence est négative, et c'est une constatation à laquelle il faudra bien que se résignent les imaginations les plus exaltées.
Je crois que le ralliement des esprits et des cœurs, égarés encore, ne saurait tarder; et qu'il se fera, d'une part, sur le terrain de la solidarité sociale, et de l'autre, sur le terrain de la connaissance scientifique. J'entrevois la possibilité de lois morales, basées sur l'analyse de l'individu et de ses rapports avec ce qui l'entoure. Le cœur y trouvera son compte, parce qu'une telle orientation laisse à l'instinct altruiste son plein développement: en face d'une nature indifférente et qui le dépasse, l'homme semble avoir besoin de s'associer; et de ce besoin naissent des obligations morales. J'imagine aisément que ces devoirs, réglés par leur attraction les uns sur les autres, puissent établir, pour un temps, un bon équilibre social.
Pronostics vagues, simples jeux de l'esprit... Je le sais bien! (Souriant.) Mais les temps nouveaux n'ont plus de prophètes...
Ce qui est indubitable c'est que le terrain de ralliement ne sera plus métaphysique. Il nous faut en toutes choses, maintenant, une base expérimentale. Aux religions qui affirmaient connaître le sens de l'univers, succédera sans doute une philosophie positive et neutre, sans cesse alimentée par les découvertes scientifiques, essentiellement mobile, transitoire, modelée sur les mouvements de la réflexion humaine. On peut prévoir, en conséquence, qu'elle ne cessera d'élargir son horizon, et bien au delà des conceptions restreintes auxquelles nous devons actuellement borner notre vue. Remarquez déjà combien nous semble mesquin et incomplet le matérialisme sentimental d'il y a cinquante ans! Le nôtre, plus scientifique, tend déjà à s'élever au-dessus des visions qui satisfaisaient nos pères; le suivant s'en écartera davantage encore. La pensée pousse en plein inconnu son investigation; je crois que nous possédons déjà quelques bonnes méthodes de recherche... Mais que nous sommes loin de pouvoir deviner vers quels nouveaux aspects de la réalité notre élan nous mène!
Courte pause.
Son expression change. L'œil reprend sa dureté naturelle. La
voix redevient incisive.
Il baisse la tête, et palpe les feuillets épars devant lui.
Je me laisse entraîner par ces visions hypothétiques... L'heure avance, et je ne veux pas vous quitter sans avoir abordé le second point de cette causerie:
Quelle action chacun de nous peut-il avoir sur la réalisation plus ou moins rapide de ces espérances?
Cette action est immense! Pour ingrat que puisse paraître le rôle des hommes d'aujourd'hui, après ce coup d'œil complaisant vers l'avenir, il est capital, et nous ne saurions l'envisager avec trop de fermeté.
Nous sommes l'une de ces quelques générations, auxquelles incombe le soin d'opérer l'évolution scientifique: nous sommes l'une des minutes tragiques de la douloureuse agonie du passé.
Ah, mes amis, si l'on comprend quels abîmes d'angoisses morales représente chaque génération de consciences, écartelées comme sont tant des nôtres, entre ce qui a été et ce qui sera; si l'on songe que notre option plus ou moins vigoureuse, peut abréger ou prolonger la souffrance de ces milliers de sensibilités,—quelle lourde responsabilité pèse sur nous!
Eh bien, nous avons deux moyens d'agir: par notre attitude personnelle et par l'éducation de nos enfants...
Faisons ensemble notre examen de conscience, voulez-vous?
Combien d'entre nous, dont les convictions sont nettement opposées aux croyances religieuses, supportent néanmoins que la religion domine tous les actes graves de leur vie, depuis leur mariage, jusqu'à leur mort!
(Sombre.) Oui, je sais, je sais aussi bien que vous...—mieux que vous, peut-être!—tout ce que l'on peut dire pour excuser cette faiblesse, et quel morne supplice endure souvent l'homme libre qui croit devoir se soumettre à ces gestes rituels... Quels déchirements, quelles rancunes, quelles sourdes luttes entre une conscience qui voudrait être rigide, et tant de forces dissolvantes, les engagements de la tendresse, le respect d'autrui!... Mais il n'est pas moins vrai qu'il y a dans une semblable résignation une immoralité que rien, rien ne saurait légitimer! Aux heures troubles que traverse notre humanité, il n'est rien de plus grave qu'un acte de foi public, non seulement pour la dignité individuelle de celui qui l'accomplit, mais pour la répercussion illimitée qu'il peut avoir sur les irrésolutions voisines. La probité envers soi-même comme envers ceux qui nous regardent vivre, voilà, pour le moment, la plus certaine, la plus inflexible des règles morales. Et ceux qui transigent avec elle, qui, par l'incohérence de leur attitude, retardent, dans leur sphère, le cours de l'évolution commettent un crime social mille fois plus redoutable que tous les chagrins sentimentaux qu'ils auraient pu causer!
Plus impardonnable encore est leur faute, en ce qui concerne l'éducation de leurs fils.
L'esprit de l'enfant n'est pas capable de prévention: la notion du doute est le résultat d'une longue pratique des phénomènes; elle suppose l'expérience de l'erreur, une défiance de soi et de ses sensations, une défiance d'autrui. L'enfant est crédule, comme tout primitif; le sens du vraisemblable n'existe pas en lui: le miracle ne le surprend pas.
Le prêtre, à qui vous abandonnez cet esprit vierge, y marquera sans peine une empreinte ineffaçable. Il lui inspirera d'abord une crainte arbitraire de son dieu; puis il lui présentera les mystères de son culte, comme autant de vérités révélées, qui échappent et doivent échapper à l'entendement humain. Le prêtre affirme plus facilement qu'il ne prouve; l'enfant croit plus facilement qu'il ne raisonne: la concordance est parfaite... Le raisonnement est l'opposé de la foi; un cerveau que la foi a façonné, reste longtemps, sinon toujours inapte aux jugements critiques.
Et c'est l'esprit sans défense de cet enfant que vous allez confier, dès le plus jeune âge, à l'influence religieuse?
Il s'est levé, emporté par la fougue de cette indignation, où vibre un remords personnel.
C'est l'homme d'action: la polémique quotidienne lui a révélé sa puissance: il aime la lutte; si violent est son élan qu'il renverse parfois l'obstacle avant de l'avoir aperçu: une force qui se rue...
Quoi! L'Église nous maudit, elle lance l'anathème sur ce qui constitue les réalités les plus vivantes de notre existence; et c'est à elle que nous allons livrer nos enfants? Comment expliquer pareille aberration? Est-ce parce que nous gardons l'espoir secret qu'ils sauront bientôt se dégager de ces superstitions? Alors, comment qualifier cette hypocrisie?
Et puis, la grossière erreur de croire qu'en mûrissant, l'esprit secouera sans peine ces fumées! Ne vous rappelez-vous pas combien peut être tenace une foi d'enfant?... Hélas, l'homme que la religion a marqué dès l'enfance ne s'en débarrasse pas d'un simple mouvement d'épaule, comme d'un vêtement usé, devenu trop étroit! Les éléments religieux trouvent chez l'enfant un sol préparé par dix-huit siècles d'asservissement consenti; ils se mêlent inextricablement à tous les autres éléments de sa formation intellectuelle et morale. La dissociation, lorsqu'elle est possible, est longue, irrégulière, souvent incomplète, toujours douloureuse. Et combien sont-ils, ceux qui, dans les conditions actuelles de la vie, ont le loisir ou le courage de procéder à cette refonte totale de leur personnalité?
Encore ai-je jusqu'ici restreint la question: je n'ai envisagé ces dangers de l'enseignement religieux qu'à l'égard de l'individu. Mais ils menacent directement la Société. A notre époque, où les croyances religieuses sont partout ébranlées, il y a un véritable péril à laisser, dans l'âme des enfants, se souder les lois de la morale aux dogmes de la religion. Car, s'ils s'habituent à considérer ces règles de vie sociale comme autant d'ordres divins le jour probable où la certitude de Dieu vacillera dans leur esprit, tout en eux s'effondrera à la fois, et ils perdront du même coup leur direction morale.
Voilà donc, brièvement résumés, les risques que nous courons, lorsque nous agissons en pères insouciants ou trop faibles. Et sous quels principes retentissants masquerons-nous notre apathie?
Je vous entends... Nous proclamerons généreusement la neutralité!
Ah, notre devoir est difficile, je le sais. Mais ne soyons pas dupes des mots... Cette neutralité, nos adversaires ont beau nous reprocher de la violer souvent,—(est-il possible à un enseignement d'être strictement neutre?)—c'est nous seuls qu'elle entrave! Neutralité, cela veut dire aujourd'hui: effacement devant la propagande acharnée de l'Église.
Eh bien, cette situation fausse n'a que trop duré. Prenons franchement notre parti d'une lutte qui est inévitable, qui est la grande lutte de notre temps; et au lieu de la mener sourdement, acceptons-la au grand jour, avec des armes égales. Laissons les prêtres libres d'ouvrir des écoles et d'y enseigner que le monde a été créé de rien en six jours; que Jésus-Christ était le fils de Dieu-le-Père et d'une Vierge; et que son cadavre s'est échappé tout seul de son tombeau, trois jours après son ensevelissement, pour monter dans le Ciel, où il est assis, depuis lors, à la droite de Dieu! Mais soyons libres, nous aussi, d'ouvrir des écoles où nous aurons le droit de prouver, avec tout l'appui de la raison et de la science, sur quelles inqualifiables crédulités se fonde encore la foi catholique! Quand la vérité est libre et l'erreur aussi, ce n'est pas l'erreur qui triomphe! La liberté, oui, mais pas seulement pour l'abbé du catéchisme: la liberté pour la raison, la liberté pour l'enfant!
Il s'avance sur le bord de l'estrade, le visage dressé, les prunelles ardentes, les mains tendues.
Ah, mes amis, je voudrais terminer sur ce cri: la liberté pour l'enfant!
Je voudrais secouer toutes vos consciences, je voudrais surprendre dans vos regards le feu des résolutions nouvelles!
Souvenons-nous de ce que nous avons souffert pour extirper de nous le vieil homme... Souvenons-nous de cet incendie qui nous a dévasté... Souvenons-nous de nos terreurs nocturnes, de nos révoltes, de nos confessions désespérées... Souvenons-nous de nos d'angoisses et de nos agenouillements...
Pitié pour nos fils!
[1] Concile du Vatican Ch. IV.
III
La même année, quelques mois plus tard.
Barois hèle un fiacre, place de la Madeleine.
BAROIS.—Au Semeur, rue de l'Université.
Il claque la portière.
La voiture ne démarre pas. Coup de fouet; une ruade.
BAROIS.—Allons! je suis pressé...
Nouveau coup de fouet. Le cheval, une bête jeune et rétive, hésite, se cabre, lève les naseaux et part comme une flèche.
Il enfile la rue Royale, traverse d'un trait la place de la Concorde, et s'élance dans le boulevard Saint-Germain.
Quatre heures de l'après-midi. Circulation intense.
Le cocher, arcbouté sur son siège, incapable de maîtriser l'animal, parvient à le diriger, à grand'peine.
Un tramway poussif barre la route.
Pour le dépasser, l'homme lance sa voiture à gauche, sur les rails libres. Il n'a pas vu le tramway qui vient en sens inverse...
Impossible de ralentir... Impossible de passer entre les deux véhicules...
Barois, blême, se jette en arrière, contre les coussins. La
vision de son impuissance au fond de cette boîte, la certitude de
l'inévitable, pénètrent en lui, comme la foudre.
Il balbutie: «Je vous salue, Marie, pleine de grâces...»
Un fracas infernal de vitres pulvérisées..
Un choc mortel...
Du noir...
Plusieurs jours après.
Chez Barois, à la tombée du jour.
Woldsmuth, sur une chaise, près de la fenêtre, lit sans faire
un mouvement.
Barois est étendu sur son matelas, les jambes noyées jusqu'aux hanches dans du plâtre.
Il n'a recouvré sa pleine conscience que depuis quelques heures; et, pour la dixième fois, il reconstruit mentalement l'aventure:
—«Il y avait la place, si celui de droite n'avait pas accéléré...
«Ai-je eu le temps de sentir le frôlement de la mort? Je ne sais plus... J'ai eu peur, une peur atroce.. Et puis le hurlement des freins bloqués...»
Il sourit involontairement: entre la mort et lui, tout le bouillonnement de sa vie présente, reconquise!
—«Curieux, cette peur qu'on a de mourir... Comment peut-on craindre la suppression de toute pensée, de toute sensation, de toute souffrance? Craindre de ne plus être?
«Peut-être est-ce uniquement l'inconnu qui terrifie? C'est évidemment la seule sensation qui nous soit totalement nouvelle; personne n'a, dans son hérédité, la moindre expérience de ça...
«Et pourtant, un homme de science, qui a le temps de réfléchir quelques secondes, doit se résigner, sans beaucoup de peine. Quand on a bien compris que la vie n'est qu'une suite de transformations, pourquoi s'effrayer de celle-là? Ce n'est pas la première... Ce n'est vraisemblablement pas la dernière...
«Et puis, quand on a su employer son existence, quand on a lutté, quand on laisse derrière soi, qu'est-ce qu'on peut regretter?
«Je suis bien sûr, moi, de m'en aller, très calme...»
Soudain, son visage se contracte. Il reste épouvanté, anéanti.
Il vient de revivre la minute tragique, et, brutalement, il s'est rappelé le seul cri venu à ses lèvres:
«Je vous salue Marie...»
Une heure s'écoule.
Woldsmuth tourne ses pages, sans bouger.
Pascal apporte une lampe; il ferme les volets et s'approche de son maître; sa figure plate de Suisse, aux cheveux ras, aux yeux larges et clairs, est bonne à regarder. Mais Barois ne l'aperçoit pas; son regard est fixe; son cerveau fonctionne avec une activité déréglée; sa pensée est extraordinairement lucide, clarifiée comme l'atmosphère des montagnes après l'orage.
Enfin son visage, crispé par l'effort cérébral, se détend progressivement.
BAROIS.—Woldsmuth...
WOLDSMUTH (se levant avec précipitation).—Vous souffrez?
BAROIS (d'une voix brève).—Non. Ecoutez-moi. Asseyez-vous là.
WOLDSMUTH (qui lui a pris le poignet).—Vous avez un peu de fièvre... Restez tranquille, ne parlez pas.
BAROIS (dégageant son bras).—Asseyez-vous là, et écoutez-moi. (Avec colère.) Non, non, je veux parler! Je ne me rappelais pas tout... J'oubliais le plus beau...
Woldsmuth! Au moment où j'ai vu que j'étais perdu, savez-vous ce que j'ai fait?
Eh bien, j'ai prié la Sainte Vierge!
WOLDSMUTH (conciliant).—Ne pensez plus à tout ça... Il faut vous reposer...
BAROIS.—Non, je n'ai pas le délire. Je parle sérieusement, je veux que vous m'écoutiez. Je ne serai tranquille que lorsque j'aurai fait ce que je dois faire...
Woldsmuth s'assied.
BAROIS (les yeux brillants, les pommettes rouges).—A ce moment-là, moi, Jean Barois, je n'ai pensé à rien d'autre, j'ai été soulevé par un espoir fou, j'ai supplié de tout mon être la Sainte Vierge de faire un miracle!... (Il rit violemment.) Ah, mon cher, après ça, on peut être fier de son armature!
(Il redresse le buste, resté libre.) Alors, vous comprenez, je suis hanté par l'idée que ça pourrait recommencer... Ce soir, cette nuit, est-ce que je sais, maintenant? Je veux rédiger quelque chose, protester d'avance. Je ne serai pas tranquille avant.
WOLDSMUTH,—Oui, demain, je vous promets. Vous me dicterez...
BAROIS (avec une violence irrésistible).—Tout de suite, Woldsmuth, tout de suite, vous entendez! Je veux tout écrire moi-même, ce soir! Je ne pourrais pas dormir... (Se passant la main sur le front.) D'ailleurs, c'est là, tout prêt, je ne me fatiguerai pas... Le plus dur est fait...
Woldsmuth cède. Il soulève Barois sur deux oreillers, et lui donne son stylographe, du papier. Puis il reste debout, contre le lit.
Barois écrit, sans une hésitation, sans lever les yeux, d'une écriture droite et ferme.
«Ceci est mon testament.
«Ce que j'écris aujourd'hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l'âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l'attitude d'un vieillard, dont la vie toute entière a été employée au service d'une idée, et qui, dans l'affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.
«En songeant que l'effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison; en songeant au parti que ceux dont j'ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements, ne manqueraient pas de tirer d'une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d'avance, avec l'énergie farouche de l'homme que je suis, de l'homme vivant que j'aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir. J'ai mérité de mourir debout, comme j'ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances, sans craindre le retour aux lentes évolutions de la germination universelle.
«Je ne crois pas à l'âme humaine, substantielle et immortelle.
«Je ne crois pas que la matière s'oppose à l'esprit. L'âme est la somme des phénomènes psychiques, comme le corps est la somme des phénomènes organiques. L'âme est une résultante occasionnelle de la vie, une propriété de la matière vivante. Je ne vois aucune raison pour que l'énergie universelle qui produit le mouvement, la chaleur et la lumière, ne produise pas la pensée. Les fonctions physiologiques et les fonctions psychiques sont solidaires; et la pensée est une manifestation de la vie organique, au même titre que les autres fonctions du système nerveux. Je n'ai jamais constaté de la pensée hors de la matière, hors d'un corps en vie; je n'ai jamais rencontré qu'une substance unique, la substance vivante.
«Que nous l'appellions matière ou vie, je la crois éternelle: la vie a toujours
été et produira la vie éternellement. Mais je sais que ma personnalité
n'est qu'une agglomération de particules matérielles, dont la désagrégation
entraînera la mort totale.
«Je crois au déterminisme universel, et que notre dépendance est absolue.
«Tout évolue; tout réagit; la pierre et l'homme; il n'y a pas de matière inerte. Je n'ai donc aucun motif pour attribuer plus de liberté individuelle à mon activité que je n'en attribue aux transformations plus lentes d'un cristal.
«Ma vie résulte d'une lutte incessante entre mon organisme et le milieu où je baigne: j'agis donc, à chaque instant, selon mes réactions particulières, c'est-à-dire pour des raisons qui n'appartiennent qu'à moi seul: ce qui donne aux autres l'illusion que je suis libre de mes actes. Mais en aucun cas je n'agis librement: aucune de mes déterminations ne pourrait être différente de ce qu'elle est. Le libre arbitre équivaudrait au pouvoir d'accomplir un miracle, de dévier les rapports des causes aux effets. C'est une conception métaphysique, qui prouve simplement l'ignorance où nous avons été si longtemps, et où nous sommes encore, des lois auxquelles nous obéissons.
«Je nie donc que l'homme puisse en rien influer sur sa destinée.
«Le bien et le mal sont des distinctions arbitraires. Je concède qu'elles
ont une utilité pratique, tant que la notion de responsabilité, qui ne se
fonde sur rien de réel, sera nécessaire à l'échafaudage de notre organisation
sociale.
«Je crois que, si tous les phénomènes de la vie ne sont pas encore analysés,
ils le seront un jour.
«Quant aux causes premières de ces phénomènes, je crois quelles sont hors de notre plan de vision, et inaccessibles à nos recherches. L'homme, par suite de sa place limitée dans l'univers, être relatif et fini par essence, ne peut pas avoir la notion de l'absolu et de l'infini; il s'est forgé des mots pour exprimer ce qui n'est pas comme lui, mais il n'en est pas plus avancé: il est victime de son langage; ces mots ne correspondent, pour l'entendement humain, à aucune réalité précise. Elément d'un tout, il est naturel que l'ensemble lui échappe.
«Se révolter contre cette nécessité, c'est s'insurger contre les conditions planétaires de ce monde.
«J'estime donc qu'il est vain d'échafauder, pour expliquer l'inconnaissable, des hypothèses qui n'ont aucune base expérimentale. Il est temps que nous nous guérissions de notre délire métaphysique, et que nous renoncions enfin aux «pourquoi» sans réponse, que notre hérédité mystique nous incite encore à poser.
«L'homme a, devant lui, un champ d'observation pratiquement illimité. Peu à peu, la science reculera si loin les bornes de ce qui n'est pas constatable, que si l'homme s'employait à comprendre tout le réel qui est à sa portée, il n'aurait plus le temps de gémir sur ce qui échappe irrémédiablement à ses facultés.
«Je suis certain que la science, en apprenant aux hommes à savoir ignorer, procurera à leurs consciences un équilibre qu'aucune foi n'a jamais su leur offrir.
Jean Barois.»
D'une main lourde, il achève lentement sa signature.
Puis sa volonté tendue se rompt. Sa face congestionnée devient brusquement livide. Il se renverse dans les bras de Woldsmuth.
Les feuillets s'éparpillent sur les draps.
Woldsmuth, d'une voix anxieuse, appelle Pascal. Mais déjà
Barois soulève les paupières, et sourit aux deux hommes.
Quelques instants plus tard, sa respiration régulière révèle un
profond et calme sommeil.
TROISIÈME PARTIE
LA FÊLURE
I
Cinq ans plus tard.
Un matin.
Barois achève de déjeuner.
PASCAL.—Il y a là un abbé, qui voudrait voir Monsieur.
BAROIS.—Un abbé?
PASCAL.—Il n'a pas voulu dire son nom.
Barois entre dans son cabinet.
Un prêtre âgé, debout à contre-jour: l'abbé Joziers.
L'ABBÉ.—Je ne me suis pas fait nommer, je n'étais pas sûr d'être reçu... (Il rencontre le regard joyeux de Barois, et baisse la tête.) Bonjour, Jean.
Depuis plus de dix ans, aucune voix amie ne l'a appelé «Jean»... Ses yeux s'emplissent de larmes; il tend les mains. L'abbé les saisit.
Ils sont un instant l'un contre l'autre sans parler.
L'abbé Joziers: la soixantaine.
Le corps, maigre et long, est demeuré alerte. Mais le visage est d'un vieillard: les cheveux sont tout gris; la peau est jaune, fripée; aux coins des lèvres, deux entailles, par où les joues semblent s'être vidées de leur chair.
Barois, familièrement, avance un siège. L'abbé s'y assied avec réserve.
Barois aussi a changé: il a maigri; il porte ses cheveux emmêlés sur le front; le regard est plus pensif; la moustache noire, striée de blanc, masque maintenant la révolte de la bouche.
L'ABBÉ.—Je ne viens pas en ami, vous vous en doutez bien... Je viens, parce qu'on me l'a demandé, et qu'il n'y avait personne d'autre pour faire cette démarche...
Vous devinez sans doute pourquoi?
Barois secoue négativement la tête; sa bonne foi est évidente.
L'abbé était venu, indigné; et, devant ce regard loyal, il se sent incliné à plus d'indulgence: «C'est un irresponsable...» Mais il reprend son rôle; et l'affection ancienne redescend au fond de son cœur.
L'ABBÉ (agressif).—-Vous avez récemment fait une leçon publique, je ne sais à quelle occasion, sous ce titre: Documents psychologiques pour l'évolution contemporaine de la foi.
BAROIS (intrigué).—Oui.
L'ABBÉ.—Vous y êtes délibérément sorti du domaine des idées générales, pour donner des détails ... dont le caractère autobiographique est manifeste. Les fragments que j'ai dû lire, font allusion à des circonstances de votre jeunesse, de votre mariage ... qui y sont étalées ... avec une absence de ... respect...
BAROIS (sèchement).—Vous allez un peu loin. Les détails dont vous parlez sont anonymes et présentés sous une forme scientifique, qui écarte toute autre interprétation. J'ai étudié un grand nombre de cas psychologiques, dont une partie m'était fournie par des correspondants, médecins en province, et dont quelques autres, je le reconnais, m'étaient personnels...
L'ABBÉ (haussant le ton).—C'est là où vous vous trompez, Jean. Ces détails n'appartiennent pas à vous seul. (Amèrement.) J'ai eu la douleur de perdre, à votre sujet, bien des illusions déjà. Mais je ne croyais pas qu'il me faudrait un jour vous rappeler à votre plus élémentaire dignité d'homme. Il y a des analyses intimes dont le secret est inviolable. On n'expose pas à la curiosité d'un public, quel qu'il soit, pour quelque motif que ce soit, les sentiments d'une femme, qui est et qui reste la vôtre, qui est la mère de votre enfant!
Barois reçoit le coup au visage, sans un geste de protestation.
Il devient pourpre.
Des souvenirs s'abattent sur lui, en rafale: au fond de sa conscience, un passé, qui n'était qu'enseveli, ressuscite.
L'ABBÉ.—Un journal franc-maçon de l'Oise a relevé dans vos paroles ce qui pouvait blesser Mme Barois, et...
Barois n'écoute pas. Il regarde l'abbé avec une expression concentrée, lointaine. Blesser sa femme?... Pas une seule fois, depuis leur séparation, l'idée ne lui est venue qu'elle pût encore être blessée par lui!
Il a besoin de se ressaisir. Il gagne sa table de travail, comme un refuge, et s'assied lourdement, les mains crispées sur les bras de son fauteuil, son fauteuil quotidien.
BAROIS.—Oui, je comprends maintenant... Mais c'est si involontaire!
Le regard de l'abbé est incrédule.
BAROIS (vivement).—Vous ne le croyez pas? Ah, rendez-vous compte: je vis ici, seul, depuis plus de dix ans; je ne vois personne; quelques amis, des collaborateurs... Je suis terriblement occupé... Je n'ai pas le temps de regarder en arrière; et puis, ce n'est pas dans ma nature... Je n'ai jamais aucune nouvelle de Buis: une fois par an, un clerc de notaire m'avertit que la pension a été versée: et c'est tout.
L'abbé le considère avec stupéfaction.
BAROIS.—Je vous étonne? c'est la pure vérité. Le passé est le passé, j'en suis sorti; il est loin, il est mort pour moi; je n'y pense jamais, jamais.
Quand j'ai préparé le cours en question, j'ai cherché avant tout des documents authentiques, exacts. J'en ai pris dans ma propre expérience, sans hésiter. Evidemment, ces souvenirs ne m'appartenaient pas entièrement... C'est vrai...
(S'interrogeant.) Je me suis peut-être conduit comme un goujat...
Il fixe le sol.
Ses mains ont un imperceptible tremblement.
Ah, je suis très contrarié, d'avoir été, sans le vouloir, la cause... (Spontanément.) Expliquez-lui, dites-lui bien tout ce que je...
L'ABBÉ (désarmé par tant d'inconscience).—Non, Jean, il vaut mieux que je ne répète pas tout ce que vous venez de me dire là...
Un silence.
L'abbé prend son chapeau.
BAROIS.—Vous n'êtes pas pressé... (Il hésite.) Donnez-moi quelques nouvelles. Est-ce que... Cécile vit toujours chez sa mère?
Le visage du prêtre reste fermé; il fait un signe affirmatif.
BAROIS.—Et elles mènent toujours la même vie? Les patronages, les ouvroirs?
L'ABBÉ (désapprobateur).—Mme Barois donne aux œuvres le temps qu'elle ne consacre pas à sa fille.
BAROIS.—Ah, oui, l'enfant ... qui a maintenant ... voyons ... treize ans...? Hein? (Naïvement.) Comment est-elle, cette petite? A-t-elle une bonne santé?
Il croise le regard de l'abbé; sa phrase s'achève dans un sourire gêné.
BAROIS.—Je vous parais être un monstre? Que voulez-vous... (Geste brutal.) J'ai rayé tout ça! C'est passé, c'est fini! Ma vie, elle est toute ailleurs, et elle me passionne exclusivement! Pourquoi feindrais-je? Souvenez-vous: cette petite, j'étais déjà parti en Angleterre, quand elle est née... Elle ne m'intéresse vraiment à aucun titre, elle n'a rien de moi...
L'ABBÉ (qui le considère soigneusement).—Si. J'en suis même frappé depuis ce matin: elle vous ressemble.
BAROIS (la voix changée).—Elle me ressemble?
L'ABBÉ.—L'expression générale... Le regard... Le menton...
Nouveau silence.
L'abbé se lève.
Il s'en va, mécontent de Barois, mécontent de lui-même, gardant pour lui ce qu'il eût aimé dire, emportant de cette visite une rancœur nouvelle.
BAROIS (qui l'accompagne vers la porte).—Et ... vous habitez toujours à Buis?
L'ABBÉ.—Monseigneur m'a confié la cure de Buis, il y aura quatre ans à la Fête-Dieu...
BAROIS.—Je ne savais pas.
Ils ont atteint le vestibule.
L'ABBÉ (avec une soudaine rancune).—Ah, nous sommes cruellement éprouvés, là-bas, par votre nouvelle loi des Congrégations!
BAROIS (souriant).—Ce n'est pas parce que je m'obstine à réclamer la liberté de la pensée, ou parce que j'ai combattu l'injustice, que je suis solidaire de tout ce qui se fait en France...
L'abbé qui avait déjà entr'ouvert la porte du palier, la referme doucement, et se retourne.
BAROIS.—Si vous suiviez, même de loin, le périodique que je dirige ... (L'abbé laisse échapper un geste de répugnance qui provoque un nouveau sourire de Barois.) ... vous sauriez que je n'ai cessé d'appliquer à l'Église les principes qui nous animaient pendant l'Affaire: exactement les mêmes. (Mélancolique.) Nous y avons perdu, d'ailleurs, bien des abonnés... Peu importe. J'ai protesté de toutes mes forces, en voyant le gouvernement s'appuyer sur les dreyfusards de la nouvelle couche, pour trahir le vote de la Chambre et faire exécuter la loi dans un tout autre esprit que celui où elle avait été conçue.
L'ABBÉ (froidement).—J'enregistre avec satisfaction ce que vous me dites là... Mais si vous apercevez combien ce qui se fait aujourd'hui en France est vil, je déplore que vous n'en voyiez pas la cause et combien lourde est la responsabilité qui vous en incombe, à vous, et à vos amis... (Avec gravité.) Au revoir.
BAROIS (serrant sa main).—Cette rencontre m'a fait un grand plaisir, je l'avoue... Quoique je regrette profondément ce qui vous a amené: dites-le à ... à Buis...
(Avec un sourire forcé.) D'ailleurs, soyez rassuré pour l'avenir... Oui, il paraît que je me détraque ... (la main sur le cœur) ... par là... Défense de parler en public, ménagements... Un tas de misères...
L'ABBÉ (affectueux).—Vraiment? Mais rien de grave?
BAROIS.—Non, si je suit raisonnable.
L'ABBÉ (ardemment).—Il faut l'être! Votre vie n'est pas terminée, elle ne peut pas finir comme ça...
BAROIS (coupant court).—J'ai plus que jamais la certitude d'être dans ma voie, et de la suivre, comme je dois!
L'ABBÉ (hochant la tête).—Au revoir.
II
A Auteuil.
Une après-midi de printemps.
Luce est assis dans son jardin à l'ombre des marronniers. Des taches de soleil tremblent sur son front et sur sa barbe blanchie. Reposé et triste, il regarde devant lui. Sur ses genoux, un journal déplié.
En caractère gras:
LES CENDRES DE ZOLA AU PANTHÉON
CORTÈGE OFFICIEL.
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE ET LES MINISTRES.
LES MESURES DE POLICE.
LA BAGARRE.
Tout à coup son visage s'éclaire: à travers les arbustes, Barois vient vers lui.
Leurs mains s'étreignent.
Pas d'explications superflues...
Ils s'asseyent, en silence; ils sont résolus à ne pas épancher leurs cœurs. Mais la même pensée se croise dans leurs regards: ce défilé théâtral, dont ils ont été exclus, cette parade de foire pour glorifier leur grand Zola, cet accaparement d'un nom qui signifie loyauté et justice, pour couvrir une politique d'intérêt!
LUCE (mélancolie profonde).—Le beau soleil, n'est-ce pas?
Barois approuve de la tête, longuement.
Peu importent les mots...
Quelques secondes passent.
Puis Luce fait un nouvel effort.
LUCE.—Et vous, cher ami, comment va?
BAROIS.—Pas mal. Depuis que j'ai interrompu mes cours, je vais même bien.
LUCE.—Et le Semeur?
Barois regarde Luce; rire silencieux.
BAROIS.—Vous rappelez-vous votre surprise quand vous avez appris les désabonnements, après ma campagne contre les exagérations de l'antimilitarisme?
LUCE.—Eh bien?
BAROIS.—Eh bien, tenez, j'ai voulu tenter une épreuve... (Il rit à nouveau, et tout à coup s'arrête, comme s'il craignait de laisser monter un sanglot.) J'ai choisi vingt des nôtres, vingt combattants de la première heure; depuis trois mois j'ai cessé de leur envoyer le Semeur. (Articulant.) Pas un seul ne s'en est aperçu: je n'ai pas reçu une lettre de réclamation!
(Une pause.) Tenez, voilà ma liste.
Mais Luce repousse le papier de la main.
BAROIS (quelques allées et venues sous l'ombrage des arbres).—Bah... Ce ne serait rien, si l'on se sentait toujours aussi combattif, aussi jeune...
LUCE (spontanément).—Vous, Barois?
BAROIS (fierté involontaire; souriant).—Je vous remercie...
Mais c'est exact pourtant: je remarque depuis plusieurs mois des symptômes qui me préoccupent... Des heures de fatigue, des tendances à devenir sceptique, trop indulgent... (Avec lassitude.) Il y a des soirs où je me sens terriblement seul...
LUCE (adroitement).—Vous n'êtes pas seul quand vous êtes à votre table de travail!
BAROIS (se redressant).—Ça, c'est vrai! J'ai tant à faire encore!
Il passe ses doigts à travers ses cheveux, et fait quelques pas. Son regard se fixe, s'éteint.
BAROIS.—Oui, mais tenez, quelque chose qui est mauvais signe: maintenant, quand j'ai un prétexte à quitter mon bureau, une démarche, une course, en bien, au lieu d'enrager, comme autrefois, je ... je suis plutôt... Hein? Vous n'éprouvez pas encore ça, vous?...
LUCE (amusé).—Non.
BAROIS.—Et puis, par moments, j'ai l'impression que la part des souvenirs devient plus importante que celle des acquisitions nouvelles... Je résiste, je m'astreins à lire tout ce qui paraît. Mais, malgré tout, je me sens moins souple, comme engourdi par un poids mort..
LUCE.—L'expérience!
BAROIS (sérieux).—Peut-être... Le sentiment qu'on serait encore apte à tout comprendre, et que pourtant, on est un peu entravé, physiquement... Une sorte d'insoumission de l'organisme... Très pénible.
Sourire incrédule de Luce.
BAROIS (sans répondre à ce sourire).—Pendant longtemps on croit que la vie est une ligne droite, dont les deux bouts s'enfoncent à perte de vue aux deux extrémités de l'horizon: et puis, peu à peu, on découvre que la ligne est coupée, et qu'elle se courbe, et que les bouts se rapprochent, se rejoignent... L'anneau va se boucler... (Souriant à son tour.) On va devenir un vieux qui ne sait plus que tourner dans son cercle!
LUCE.—Oh, oh, oh...
(Brusquement il se dresse.) Ah, les braves cœurs, les voilà tous!
Au fond de la cour, trois hommes surgissent de l'ombre de la voûte: Breil-Zoeger, Cresteil d'Allize et Woldsmuth.
LUCE (bas, vivement).—Dites-moi... Est-ce que Cresteil a perdu quelqu'un de proche?
BAROIS (de même).—Personne ne sait. Il est en grand deuil depuis quinze jours.
Effusions silencieuses.
LUCE (simplement, après quelques secondes de gêne).—L'un de vous y a-t-il été?
ZOEGER.—Non.
CRESTEIL (de sa voix rauque).—Ils ont bien senti qu'il fallait choisir: eux, ou nous!
Il est plus décharné que jamais. Le front s'est dégarni, exagérant le port hautain de sa tête. Sa peau, collée sur les méplats du crâne et sur la courbe du nez, a l'aspect du buis.
WOLDSMUTH (exprimant la pensée de tous).—Quand on se rappelle les obsèques de Zola, les vraies!...
LUCE.—Nous n'étions, autour de ce mort, que des cœurs purs...
ZOEGER (ricanant).—Nous n'avions pas besoin de police pour protéger les ministres!
Le noir de ses yeux est dur comme une pierre taillée. Sa maladie de foie le ronge, sans le vaincre: il la porte au flanc comme un cilice.
BAROIS.—Et, lorsqu'Anatole France s'est levé, vous souvenez-vous de ce frisson, de cette vaillance qui nous a saisis? Quand il a dit: «Je ne lirai que ce qu'il faut dire, mais je dirai tout ce qu'il faut dire...» Et que la France était la patrie de la Justice...
WOLDSMUTH (rassemblant ses souvenirs).—Attendez...
«Il n'y a qu'un pays au monde dans lequel ces grandes choses pouvaient s'accomplir... Qu'elle est belle, cette âme de la France, qui, dans les siècles passés, enseigna le Droit à l'Europe et au monde!...»
Ils écoutent, les yeux sur sa broussaille qui grisonne, et où luisent deux disques de verre fumé.
Cresteil rompt le charme.
CRESTEIL (rire amer).—Ah, oui, tout était beau, c'était du cristal!
Et qu'en est-il résulté? Hein? Nous avons crevé l'abcès: nous comptions sur la guérison: et maintenant, c'est la gangrène!
Luce fait un geste de la main.
Breil-Zoeger hausse les épaules.
CRESTEIL.—En avons-nous assez vu!... La gabegie politique, les abus d'autorité, le mercantilisme partout! Les spoliations anticléricales, le contre-sens antimilitariste... Enfin,—faillite générale!
ZOEGER (sèchement).—La politique d'aujourd'hui, je ne la défends pas. Mais elle n'est pas pire, en tout cas, que celle qu'on faisait avant l'Affaire!
BAROIS (après un instant de perplexité).—Ma foi, je ne sais pas...
LUCE (vivement).—Ah, ne regrettons rien, Barois, ne regrettons rien!
ZOEGER.—Si le gouvernement d'alors avait été digne de son poste, ce n'est pas nous qui eussions fait la lumière, c'est lui!
LUCE.—Vous ne regardez que les choses mauvaises, mon pauvre Cresteil. Vous ne voyez pas les bonnes qui se préparent. La République porte en elle-même une vertu précieuse: elle est le seul régime perfectible par nature. Laissez la démocratie s'organiser à nouveau...
CRESTEIL.—Il est tout de même inadmissible que ceux dont tous les actes politiques trahissent nos intentions, revendiquent effrontément notre héritage! Rappelez-vous l'histoire des fiches! Ceux qui s'étaient permis d'organiser officiellement la délation dans l'armée, n'ont pas hésité, devant la Chambre, à s'abriter derrière nos principes!
ZOEGER.—Verbiage de tribune!
BAROIS (tristement).—Et puis, c'est une loi historique: les vainqueurs prennent immédiatement les vices des vaincus. On dirait qu'une immoralité spéciale et contagieuse suinte directement du pouvoir.
CRESTEIL (sombre).—Non. La vérité, c'est que tout ce qui a été touché par cette affaire, tout ce qui est né d'elle, est resté empoisonné.
LUCE (sur un ton de reproche).—Cresteil...
CRESTEIL.—Pourquoi nier l'évidence? Depuis le dossier secret de 94, jusqu'au dessaisissement de la Chambre Criminelle, en passant par le procès Esterhazy et par le procès Zola, la route est jalonnée d'irrégularités!
(Avec exaspération.) Et ça n'est pas le plus fort! Quand nous avons abouti à la condamnation de Rennes,—et puis, à la grâce... (Il paraît prendre plaisir à rouvrir toutes les blessures)... ceux dont l'activité n'était pas détruite jusque dans ses racines, gardaient, malgré tout, l'espérance d'un triomphe final. Mais c'était encore trop pour notre destinée de laissés-pour-compte! Il fallait que nous fussions irrémédiablement trahis! Alors, tout le sens de l'Affaire, tout ce pour quoi nous avions sacrifié notre vigueur, notre repos, tout a sombré dans l'acceptation d'une illégalité définitive: la cassation sans renvoi d'un tribunal qui n'avait pas le droit de la prononcer, et qui n'a pas reculé, pour faire la justice, devant le viol flagrant de la Loi! Ah, ah...
LUCE.—Cresteil...
ZOEGER (de sa voix atone et sarcastique).—Estimez-vous qu'un nouveau conseil de sept officiers quelconques, improvisés juges, eût été plus qualifié que la Cour de Cassation, la plus haute juridiction civile?
Barois croise le regard de Luce et détourne le sien sans prendre la parole.
CRESTEIL.—Ce n'est pas ainsi que la question doit être posée, Zoeger. On a raconté que la Cour de Cassation était cuisinée depuis deux ans,—et il est positif qu'en ces deux ans, bien des sièges ont reçu de nouveaux titulaires... Mais ce n'est pas à ces points de vue-là que je désire me placer.
(Avec une élégance dédaigneuse.) Je dis seulement qu'il y avait une façon plus propre de conclure, sans obtenir, en dernier ressort, l'assentiment de juges civils, après d'interminables ergotages de juristes et de scribes autour de l'article 445. Je dis que pour annuler l'injustice de Rennes, il fallait le verdict éclatant d'une autre juridiction militaire. Et je dis que l'Affaire en est restée, pour toujours, comme une plaie qui suppure, et qui ne pourra pas se fermer!
BAROIS (sans conviction).—C'était tout recommencer.
CRESTEIL.—Tant pis!
BAROIS.—Les forces humaines ont des limites.
CRESTEIL.—Barois, vous pensez exactement comme moi, à ce sujet, vous l'avez assez souvent répété dans votre Semeur!
Barois baisse la tête en souriant.
CRESTEIL.—D'autant plus que l'occasion d'un nouveau conseil de guerre était magnifique!... Les généraux, ceux-là mêmes dont les réticences avaient emporté la condamnation de 99, venaient de démentir formellement, à l'enquête de la Chambre Criminelle, l'histoire du bordereau annoté par le Kaiser! Il eût donc suffi de leur faire répéter leurs dépositions devant les juges-officiers, et l'acquittement était assuré!
LUCE.—A quoi sert de récriminer? Votre pessimisme est excessif, Cresteil,—même aujourd'hui!
BAROIS (se levant).—Nous avons l'air d'être venus là tout exprès, pour étaler les déceptions de nos cinquantaines...
ZOEGER (montrant le journal déplié à terre; rire bref).—C'est notre jour des cendres...
Sourires.
Barois s'approche de Luce pour prendre congé.
CRESTEIL (brusque, à Barois).—Vous rentrez par le Bois? Je vous accompagne...
LUCE.—Voyez-vous, le grand mal, c'est que le peuple français n'est pas un peuple moral: et pourquoi? parce que, depuis des siècles, la politique et l'intérêt priment le droit. C'est une nouvelle éducation à faire... Notre but n'est pas atteint, c'est vrai, mais il n'est pas manqué pour ça, il est en voie de réalisation. (Serrant la main de Cresteil.) Vous aurez beau dire, Cresteil, c'est un fameux siècle, celui qui a commencé par la Révolution et qui finit par l'Affaire!
CRESTEIL (avec une sombre désinvolture).—C'est aussi celui de la fièvre, des utopies et des incertitudes, des échafaudages hâtifs et des malfaçons. Nous ne savons pas. On l'appellera peut-être le siècle de la camelote!
Une allée du Bois.
Fin de journée, très douce.
Cresteil, énervé, presse le pas.
CRESTEIL (sur un ton différent, confidentiel).—Quand je me retrouve avec les autres, vous avez vu, je m'emballe, j'ai des airs convaincus... Mais quand je suis rendu à moi-même, ah la la! Non, mon cher, c'est fini, je ne peux plus me payer de mots... J'en ai trop vu, je sais trop bien ce qu'est la vie, la foire que c'est, la vie!... Le bien, le devoir, la vertu, allons donc! Des déguisements de nos instincts égoïstes, notre seule réalité. Ah, fantoches!
BAROIS (ému).—Voyons, voyons, mais c'est pitoyable, ce que vous me racontez-là!
CRESTEIL (durement).—On est comme on est. Encore une chose que je n'ai bien comprise que depuis peu. Je n'ai pas demandé à vivre, ni surtout à vivre la vie que j'ai vécue...
BAROIS (en dernier recours).—Vous ne travaillez donc pas en ce moment?
CRESTEIL (éclatant de rire).—Oui, mes livres! Je suis un beau type de raté, hein?... L'art! C'est comme la Justice et comme la Vérité, c'est un de ces mots qui ne représentent rien, qui sont plus creux qu'une noix véreuse, et pour lesquels je me suis enivré d'abnégation! L'Art! L'homme, cet infirme, veut ajouter à la nature, il tient à créer! Créer! Lui! C'est du dernier grotesque!...
Barois écoute, le cœur terré, comme on écoute la rafale, les arbres tordus, tous les gémissements de la tempête...
CRESTEIL.—Savez-vous, mon cher? Si j'avais mon existence à recommencer, j'anéantirais en moi toute ambition, je me «payerais ma tête», jusqu'à ce que j'aie bien renoncé à croire en quoi que ce soit! Je m'appliquerais à n'aimer la vie que sous ses formes minimes,—les seules qui ne contiennent pas trop d'amertume à avaler en une fois... Ramasser le bonheur par miettes... C'est la seule chance que l'homme ait d'en récolter un peu ... avant de mourir ... puisqu'il faut toujours en arriver là ... au trou...
Il a prononcé les derniers mots avec une angoisse poignante. Barois l'examine, surpris.
Cresteil s'est tu. Il fait quelques pas, et tout à coup, comme s'il était à bout de souffle et de volonté, il étend le bras vers une allée transversale.
CRESTEIL.—Je vous quitte, je vais par là...
Barois le regarde fuir, dans son deuil, dégingandé, le dos rond, les basques au vent.
L'ENFANT
I
«A Monsieur l'Abbé Joziers
«Curé de Buis-la-Dame (Oise).
«26 décembre.
«Mon cher ami,
«Maître Mougin, sur la demande de Madame Barois, vient de me rappeler, qu'au terme de nos conventions, je suis en droit d'exiger que ma fille passe un an auprès de moi, puisqu'elle atteint dans quelques semaines sa dix-huitième année. Je veux éviter que ma réponse ne soit transmise par voie de notaire: ai-je eu tort de penser que vous ne refuseriez pas ce rôle d'intermédiaire?
«Je vous serais donc reconnaissant de remercier Madame Barois de l'initiative qu'elle a prise, et de lui exprimer, sous la forme que vous jugerez la meilleure, les raisons qui me font décliner cette offre.
«Ces raisons, je vous les donnerai avec ma sincérité coutumière.
«Au moment de notre rupture, j'ai voulu me réserver la possibilité d'intervenir, à un moment donné, dans l'éducation de ma fille. Mais les circonstances ont bien changé. Depuis dix-huit ans, vous le savez, je n'ai revu ni ma femme, ni l'enfant. J'abuserais vraiment de mon droit, en réclamant aujourd'hui la moindre parcelle d'une existence dans laquelle je n'ai tenu jusqu'ici et ne tiendrai jamais aucune place. D'ailleurs, pour vous dire toute ma pensée, les sentiments que ma fille doit nécessairement éprouver pour ce Père inconnu, lui rendraient, comme à moi-même, un pareil rapprochement intolérable.
«Il n'y a donc pas lieu de changer quoi que ce soit à nos situations respectives, et j'ai compté sur vous pour délier ma femme de tout engagement à ce sujet.
«Je vous prie de croire à ma gratitude, et d'accepter l'assurance de ma sympathie dévouée.
Barois.»
Quelques jours après. Neuf heures du matin.
Barois, levé tard, achève en flânant sa toilette.
Il n'a rien à faire: c'est le 1er janvier.
Pascal apporte un paquet de cartes et de lettres.
PASCAL.—Monsieur dînera-t-il ici?
Barois s'est approché du plateau et trie le courrier.
BAROIS.—Non, non... disposez de votre soirée. (Coup d'œil hésitant.) Vous devez avoir de la famille, des amis?
PASCAL (placide).—Ma foi, non: si Monsieur n'est pas là, je dînerai de bonne heure et j'irai au cinéma.
BAROIS (le rappelant).—Eh bien, alors, Pascal, préparez-moi donc à dîner ici... Hein? N'importe quoi, à l'heure que vous voudrez: je ne bouge pas de la journée. Les restaurants sont si bêtes, les jours comme aujourd'hui...
Il ouvre quelques lettres. Puis il aperçoit le timbre de Buis, et, sans hâte, déchire l'enveloppe.
«Presbytère de Buis-la-Dame.
«31 décembre.
«Mon cher Jean,
«Je serai toujours prêt, en souvenir du passé, à être votre porte-paroles.
«Je me suis acquitté de la présente tâche avec d'autant plus de zèle, que toute autre solution m'eût semblé singulièrement inconsidérée. Votre décision épargne à Madame Barois de nouvelles épreuves, et c'est justice: la pauvre femme mérite d'être un peu récompensée du digne renoncement de sa vie.
«Je croirais cependant manquer envers vous d'une certaine loyauté, en vous cachant que c'est Marie qui a obligé sa mère à vous faire écrire par Maître Mougin. Vous voyez à quel point les sentiments filiaux que vous prêtez à la chère enfant, sont différents de ceux qu'une éducation profondément chrétienne a su développer en elle.
«Je vous serre la main,
M. L. Joziers, pr.»
Barois est debout contre la fenêtre; il lui faut un instant pour se ressaisir. Il regarde l'enveloppe, puis la chambre, puis la rue.
Il reprend la lettre, posément, cherchant de bonne foi à concentrer sa pensée:
—«Pourquoi Joziers dit-il: Je manquerais d'une certaine loyauté.....? C'est qu'il a bien le sentiment que ce dernier paragraphe change du tout au tout mon point de vue.....
«Si c'était une exigence de ma part, un caprice, je dirais non... Ou bien, si j'avais eu le dessein d'avoir sur elle une influence secrète, je dirais non... Mais ce n'est pas ça: c'est elle qui...
«Alors? Pourquoi pas?»
Il sourit.
—«C'est tout de même curieux que ce soit elle qui ait tenu
à me rappeler l'échéance. Et malgré sa mère, en somme, puisque
mon refus épargne à Cécile de nouvelles épreuves? Cécile a
donc très peur que je ne renonce pas à nos conventions; et la
petite a dû avoir à lutter ferme... Il faut qu'elle y tienne bien!
«Du diable, par exemple, si je devine pourquoi! Curiosité? Invraisemblable... Elle doit avoir très peur de quitter Buis, sa mère, sa grand'mère, ses habitudes; et surtout pour venir ici! Qu'est-ce qui s'est passé dans cette tête de dix-huit ans?
«En tous cas, il a fallu une volonté extraordinaire pour obtenir le consentement de Cécile. Ça prouve qu'elle a de l'énergie, des idées à elle... C'est bien étrange... Joziers m'a laissé entendre, autrefois, qu'elle me ressemblait un peu... Nous avons peut-être aussi des traits de caractère communs, la même ténacité? Qui sait? Peut-être certaines tournures d'esprit qui sont les mêmes?... Elle cherche peut-être à comprendre, à reviser ce qu'on lui a appris?... Elle se débat peut-être là-bas, comme moi jadis?... Elle vient peut-être vers moi, pour respirer plus librement, pour s'affranchir?»
Il s'attarde complaisamment; il aperçoit en lui un foyer de tendresse inemployée qu'il ignorait...
Puis il hausse les épaules.
—Mais non... Les sentiments que l'éducation chrétienne a su
développer en elle..... Ah, je divague, ils la tiennent bien!»
Un geste d'impatience.
—«Bon... Je souffre maintenant à l'idée que cette gamine
inconnue est de l'autre côté de la barricade! Et il y a dix minutes,
rien ne m'était plus indifférent que sa piété! Je deviens
stupide..... (Souriant.) C'est qu'il n'y a pas plus de dix minutes
qu'elle existe pour moi, qu'elle a manifesté son existence, qu'elle
est autre chose qu'un nom ... Marie.....»
Il déplie la lettre pour la troisième fois.
Et à mesure qu'il la relit, il sent sa réflexion impuissante contre la décision irrévocable que chaque mot de cette lettre incruste davantage en lui.
II
Un après-midi de février.
Pascal, entendant la clé dans la serrure, s'avance vers la porte.
BAROIS.—Me voilà, Pascal: tout est prêt?
Pascal sourit familièrement.
Barois fait le tour de son cabinet, comme s'il passait l'inspection. Rien ne traîne; le bureau seul est en désordre. Sur la cheminée, L'Esclave enchaîné de Michel-Ange s'épuise toujours en son effort stérile.
Il gagne hâtivement l'autre partie de l'appartement: deux chambres, communiquant par un cabinet de toilette; la plus grande est tendue de toile claire, et meublée à neuf.
Regard d'ensemble angoissé et satisfait.
Il redresse un abat-jour, tâte le radiateur, consulte sa montre, et retourne dans son cabinet.
BAROIS.—Pascal, nous avons oublié quelque chose!... Vous allez descendre quatre à quatre... Une belle botte de fleurs blanches... (Montrant la grosseur.) Et blanches, vous entendez?
Cinq minutes plus tard.
On a sonné.
Barois, qui errait de long en large, pâlit.
—«Et cet imbécile n'est pas revenu!»
Il se dirige vers le vestibule, hésite, et ouvre la porte.
L'abbé Joziers entre le premier, précédant une jeune fille et une femme de cinquante ans, simplement mise.
BAROIS.—Mon domestique est justement..... (Poussant la porte de son cabinet.) Entrez donc...
L'abbé passe, puis la jeune fille.
Barois s'apprête à les suivre; mais la femme de chambre marche résolument dans les pas de sa maîtresse, et frôle Barois, sans s'effacer.
L'ABBÉ (gravement).—Bonjour Jean. Je vous amène votre fille... Et Julie, la fidèle Julie... (Geste ecclésiastique.) Deux de mes meilleures paroissiennes...
Barois ébauche un mouvement vers Marie, qui se tient droite, le visage empourpré. Elle est petite, brune, fraîche de teint.. Une image s'impose à lui, aigüe: Cécile à vingt ans!
Elle avance une main qu'il serre.
Puis, un court silence.
La porte s'ouvre. Pascal paraît, un bouquet à la main. Il s'arrête,
et, tranquillement, sourit.
BAROIS.—Je l'avais envoyé chercher quelques fleurs... (Vers Marie.) C'est si sévère, un appartement d'homme...
Ils sont debout, les uns devant les autres, inertes. Marie baisse à demi les paupières. Julie ne quitte pas Barois des yeux. L'abbé promène un regard désapprobateur.
Barois sent qu'il faut à tout prix rompre ce mutisme.
BAROIS (à Marie).—Voulez-vous ... que je vous montre votre chambre? (Il fait un pas vers la porte, et se retourne vers l'abbé.) Venez-vous avec nous?
Son coup d'œil signifie: «Venez voir où elle habitera, pour pouvoir en parler là-bas...»
L'abbé les suit.
Dans cette chambre pleine de jour, ils sont encore plus mal à
l'aise que dans le cabinet aux teintes neutres; et ils restent pareillement
plantés au milieu de la pièce.
Barois prodigue des renseignements.
BAROIS.—Ici, votre cabinet de toilette. Et ici, la chambre de ... Julie. Vous voyez, vous ne serez pas trop isolée... (A Pascal qui apporte les bagages.) Devant la fenêtre...
Sa joie est tombée, il n'en peut plus: une amertume envahissante... Il faut en finir.
BAROIS (à Marie, dont le regard fuit).—Eh bien, nous allons vous laisser ... n'est-ce pas?... Vous devez avoir envie de déballer vos affaires...
L'ABBÉ.—D'ailleurs, il va falloir que je reprenne mon train. Ma chère petite, je vais vous dire au revoir.
Marie le regarde, et ses yeux grands ouverts se mouillent lentement. Immobile, elle paraît prête à s'élancer dans les bras du vieil abbé, qui s'approche, et, paternellement, l'embrasse au front.
L'ABBÉ.—Au revoir, Marie.
Le ton est affectueux et ferme. On y sent cette indifférence pour la vie quotidienne de ceux qui ont toujours vécu pour l'autre. Il semble dire: «Je vous plains, mais vous avez appelé cette épreuve; et Dieu n'est-il pas avec vous?»
Barois conduit l'abbé dans son cabinet.
Ses lèvres tremblent, sa volonté est tendue, à se briser. Il sourit péniblement.
BAROIS.—A quelle heure est votre.....
Il ne peut achever; il s'assied lourdement à son bureau, la tête dans ses mains, le corps brusquement secoué de sanglots. Ce souvenir obsédant de Cécile jeune..... Ces yeux d'enfant, pleins d'anxiété..... Et lui, qu'une tendresse sans issue étouffe soudain..... Ah, la responsabilité de créer une autre chair, capable de souffrir!
L'abbé assiste, impassible, les bras joints, les doigts enfouit sous les manches. Il pense au roc frappé par Moïse; mais sa pitié est volontairement contenue.
Barois se relève, s'essuie les yeux.
BAROIS.—Excusez-moi... Tout ça m'a secoué; je suis si nerveux maintenant... (L'abbé a repris son bréviaire et son chapeau.) A quelle heure est donc votre train?
Deux heures plus tard.
Barois n'a cessé d'aller et de venir de la fenêtre à la porte,
prêtant l'oreille à tous les bruits de la maison.
Il n'y tient plus. A pas rapides, il se dirige vers la chambre de Marie.
Silence.
Il frappe.
Quelques mouvements effarés.
MARIE.—Entrez.
Debout, dans le soir, deux ombres se détachent sur la pâleur de la croisée. Elles viennent de se lever précipitamment; leurs deux chaises sont là, deux épaves au milieu de la pièce.
Le cœur de Barois se serre.
BAROIS.—Vous êtes donc sans lumière?
Il tourne le commutateur, et reçoit au visage le regard de Julie; un chapelet pend au bout de son bras. Marie, les paupières rougies et baissées, esquisse un geste gauche.
BAROIS.—Vous avez déjà défait vos malles? Vous manque-t-il quelque chose? (A Julie.) Demandez bien tout ce dont vous aurez besoin... Pascal est un brave garçon, il vous rendra tous les services possibles...
(A Marie.) Eh bien, voulez-vous que nous allions dans mon cabinet, en attendant le dîner?... Je vous montre le chemin.
Elle le suit, résignée.
Il se retourne.
BAROIS.—J'ai l'air de vous mener à la guillotine...
Elle essaye de sourire, mais cette voix affectueuse lui donne
envie de pleurer.
Dans le cabinet, Barois allume toutes les lumières et avance
gaiement un fauteuil, sur le bord duquel Marie s'assied.
Il se sent aussi gêné qu'elle,—et ridicule, à cause de son
âge.
Marie:
Le front est étroit, un peu bombé. Une peau de brune, avec des roseurs transparentes et des pourpres soudaines, d'un éclat de fleur. Des yeux clairs et sans douceur, d'un gris bleu inattendu sous les sourcils noirs, qui ont le même dessin tourmenté que ceux de son père. Le menton accuse une volonté d'homme. Mais la finesse du nez, la gaieté qui erre autour de la bouche, corrigent ces duretés.
Le charme d'une jeunesse saine et fière.
BAROIS.—Oui, je comprends très bien que ce soit dur, très dur, cette séparation, Paris, cet appartement inconnu ... et puis moi..... (Elle esquisse un mouvement de politesse intimidée.) Si, si, je me rends bien compte..... Moi-même, tenez, je suis là, devant vous, je ne sais plus comment dire ce que je pense... (Elle sourit gentiment. Il s'enhardit.) Et pourtant, c'est vous qui avez eu l'idée de passer deux mois ici... Je n'aurais jamais osé le demander... Eh bien, vous y voilà, il n'y a aucune raison pour que nous ne fassions pas bon ménage... Aucune, n'est-ce pas?
Elle tente un visible effort.
MARIE.—Non, mon père.
Il pense avec humeur: «Comme au confessionnal.»
Sa physionomie devient sérieuse.
BAROIS.—Je ne sais pas du tout ce que ... on vous a raconté sur moi...
Elle rougit brusquement, et l'interrompt par un geste de protestation. Il heurte un regard qui résiste. Il continue, sur un ton camarade.
BAROIS.—En tous cas, puisque vous avez désiré me connaître (Interrogation sous-entendue.), je suis décidé à m'expliquer franchement. Je puis paraître avoir eu des torts irréparables vis-à-vis de votre mère et de vous. Je ne nie pas que j'aie certains reproches à me faire mais il y a du pour et du contre... Vous êtes bien jeune, Marie, pour être mêlée à ces questions: je le ferai le plus discrètement, le plus loyalement possible.
Au mot «loyalement» elle a relevé le front.
PASCAL (solennel).—Mademoiselle est servie.
Elle se tourne à demi, surprise.
BAROIS (souriant).—Vous voyez, je ne compte déjà plus... Vous êtes chez vous. (Se levant.) Allons à table. Ce soir si vous n'êtes pas fatiguée, nous causerons de tout ça.
Après le dîner.
La glace est rompue.
Marie entre la première dans le cabinet et aperçoit les fleurs enveloppées.
MARIE.—Oh, il fallait les mettre dans l'eau...
BAROIS (à Pascal qui porte le café).—Tenez, Pascal, donnez-donc vos fleurs à Julie, elle saura les...
MARIE (vivement).—Mais non, donnez... Avez-vous un vase assez grand?
Pascal lui apporte ce qu'elle demande; il la regarde faire le bouquet, et sort sans cesser de sourire.
BAROIS.—Marie, vous avez fait la conquête de Pascal.
Elle rit.
BAROIS.—Du café?
MARIE.—Non, jamais.
BAROIS.—Eh bien, voulez-vous me servir le mien, puisque vous êtes maîtresse de maison? Une demi-tasse... C'est tout ce qu'on me permet maintenant... Merci.
Ils sourient, comme deux enfants qui jouent aux grandes personnes.
BAROIS (brusquerie affectueuse).—Voyez-vous, Marie, depuis que vous êtes là, je me pose la même question: pourquoi a-t-elle désiré venir?
Un silence.
BAROIS (de sa voix chaude).—Oui, pourquoi?
Marie ne sourit plus. Elle subit, sans un clignement de cil, le regard de Barois; puis elle secoue la tête. Elle semble dire: «Non. Plus tard peut-être... Aujourd'hui, non.»
III
Six semaines après.
Aux bureaux du Semeur, dans le cabinet du Directeur.
LE SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION.—L'article de M. Breil-Zoeger sur les instituteurs?
BAROIS (regardant l'heure).—Faites passer autre chose.
Il se lève.
LE SECRÉTAIRE.—C'est qu'il va y avoir quatre mois bientôt...
BAROIS (debout).—Je ne dis pas le contraire. Mais je ne veux pas publier ça, sous cette forme... Il faudra que je voie Breil-Zoeger.
LE SECRÉTAIRE.—Eh bien, l'article de Bernardin?
BAROIS.—Si vous voulez.
LE SECRÉTAIRE.—Je voulais vous demander aussi ce qu'il faut répondre à Merlet.
BAROIS.—Ça ne presse pas, mon ami. Je n'ai pas le temps ce soir. Nous verrons demain.
Il prend son chapeau et son pardessus.
En passant devant la gare d'Orsay, il lève la tête:
—«Quatre heures moins le quart... Je rentre tous les jours un peu plus tôt... Je finirai par ne plus sortir de chez moi...
«Je finirai... Non! puisqu'elle va partir dans trois semaines...»
Une angoisse déchirante. Il hâte le pas. Il entrevoit un coin de son cabinet, et, sous la lampe, un front dans l'ombre, une nuque caressée de lumière.
Il sourit en marchant.
—«Elle s'est installée là comme chez elle! Ce petit air décidé, cette assurance, ces timidités! Et sachant toujours ce qu'elle veut... Elle m'en impose. Elle a quelque chose de sain, de parfaitement équilibré: c'est un tout, un anneau fermé.
«Non, je n'ai aucunement les sentiments d'un père... J'ai un sentiment paternel, ce qui n'est pas la même chose. Un père se sent une autorité, des droits. Rien de semblable. J'ai cinquante ans passés, elle en a dix-huit: voilà ce qu'il y a de paternel entre nous. Ce que j'éprouve pour elle, au fond, c'est tout bêtement une inclination sentimentale, une sympathie ... amoureuse... Mais oui, pourquoi avoir peur des mots?...»
Il gravit l'escalier, allègrement. Il répète avec complaisance:
—«Une inclination amoureuse...»
Le visage rond de Pascal.
BAROIS.—Mademoiselle est là?
PASCAL.—Non, Monsieur. Mademoiselle n'est pas rentrée.
Une déception; puis une poignante tristesse: dans trois semaines, ce sera tous les jours ainsi.
MARIE.—Bonjour, Père.
Elle entre, en toilette sombre, les joues fraîches, les yeux vifs.
BAROIS (souriant de plaisir).—Comme vous rentrez tard aujourd'hui...
Il regrette déjà sa phrase: il vient d'apercevoir la tranche dorée du paroissien qu'elle dépose sur la cheminée, pour enlever son chapeau.
MARIE (simplement).—C'est le premier jour de la retraite...
Quelques minutes plus tard, elle revient portant deux années reliées du Semeur. Elle fait glisser sa charge sur le bureau.
MARIE.—Voilà: j'ai fini. Qu'est-ce que vous me donnerez, maintenant, père?
BAROIS.—Je ne sais pas. Qu'est-ce que vous désirez?
Le ton signifie: «Vous savez bien que je ne comprends rien à vos lectures.»
MARIE (gaiement).—La suite.
BAROIS.—Ce volume-là va jusqu'en décembre dernier. Il n'y a eu que huit numéros depuis. (Se tournant vers un casier.) Ils sont là. Mais si vous ne voulez lire que mes articles, ce n'est pas le peine, je n'ai rien publié depuis janvier. (Il rit.) Vous devinez pourquoi?
MARIE.—Est-ce que vraiment je vous empêche de travailler?
BAROIS (souriant).—Non, vous ne m'empêchez pas de travailler, ce n'est pas ça... Mais depuis que vous êtes là, je travaille moins, voilà tout... Je n'en ai plus le même désir...
Il la regarde. Elle semble éprouver un réel remords. Cependant, quelle importance pour elle, qu'il écrive ou non? Au contraire, elle devrait se réjouir d'interrompre la production maudite...
BAROIS (repris par la pensée du départ).—Je peux bien le dire. Vous avez mis dans ma vie quelque chose qui n'y était pas, dont je ne soupçonnais même pas le prix... Une présence, une affection... Je parle de l'affection que je ressens, moi... (Elle esquisse une rectification, et rougit.) Enfin, il n'y a pas à dire: l'idée que vous allez bientôt me quitter, m'est très dure, très dure...
MARIE (gentiment).—Je reviendrai...
Il la remercie d'un sourire âgé.
Un temps.
BAROIS.—Je me suis attaché à vous, Marie, et pourtant vous m'êtes une énigme, vous êtes indéchiffrable!
Elle fronce les sourcils: sur la défensive.
BAROIS (montrant du doigt le paroissien).—Je sens qu'il y a là un abîme entre nous: je le sens tous les matins, quand je vous vois revenir de la messe... Et, à d'autres moments, quand vous êtes ici, le soir, près de moi, recherchant dans le Semeur tout ce que j'ai écrit, lisant mes livres, demandant des explications, et les écoutant sans broncher comme si vous étiez curieuse de libre-pensée,—il me semble alors que vous n'êtes pas si loin!... Ah, c'est vrai, je ne vous comprends pas...
Marie est debout, le genou sur un fauteuil, les mains nouées sur sa jupe, le corps abandonné. Son regard seul est actif. Elle jette un coup d'œil aux Semeur qu'elle a rapportés, semble brusquement prendre un parti, et se laisse glisser dans le fauteuil.
MARIE.—J'ai voulu tout lire, d'abord...
Elle s'arrête. Sa voix alourdie marque la contraction de cette petite âme, au seuil de l'entretien toujours reculé.
Barois rencontre son regard bleu: et il a l'intuition qu'elle s'est interrompue pour lancer vers Dieu un appel de courage.
Il cherche à l'aider.
BAROIS.—Si je comprenais seulement pourquoi vous avez désiré venir?
Elle le fixe, l'œil chargé de pensées.
MARIE.—Par épreuve.
Il ne réprime pas son amertume. Elle s'empourpre et baisse les yeux: son front est rond comme un bouclier.
MARIE (vite).—Je veux être religieuse, père...
Barois sursaute. Elle relève la tête.
MARIE.—Je savais que vous aviez perdu la foi. Alors j'ai voulu vous connaître, vivre de votre vie, étudier vos œuvres, subir votre influence: c'était l'épreuve décisive de ma vocation... (Fièrement.) Et je suis contente d'être venue!
Long silence.
BAROIS (morne).—Vous voulez être religieuse, Marie?
Il surprend alors une certaine façon qu'elle a de sourire: une crispation des lèvres, dépouillée de joie; et, en même temps, un regard qui se fige, assuré, légèrement ironique, mais terne et sans vie.
BAROIS (soulevant les bras, d'un geste las, sans la regarder).—Je ne m'y attendais guère... Je me disais: «Pourquoi est-elle là?» J'ai fait vingt hypothèses. Finalement je m'étais dit: «Elle va essayer de me convertir...»
Son rire éclate, puéril, nerveux, trop vif.
BAROIS (agacé).—Eh bien, ce n'aurait pas été si mal, pour une future religieuse!
Marie a repris son sérieux. Elle va chercher son paroissien, le feuillète, et le tend à son père.
BAROIS (lisant).—«Je voudrais que vous fussiez tous comme moi; mais chacun a son don particulier, selon qu'il le reçoit de Dieu.»
MARIE (souriant).—Vous me croyez bien orgueilleuse! Si Dieu vous désirait pour lui, est-ce qu'il aurait besoin de moi? C'est donc qu'il a d'autres vues sur vous... (Secouant la tête.) Non, non, chacun cherche son devoir où il peut. Moi j'ai le bonheur de l'avoir trouvé devant moi, simple et facile. Vous pas. Je vous plains... (Hésitation.) Je ne peux que vous plaindre, père... Mais essayer, moi, de vous convertir, vous!
BAROIS.—Et vous n'avez pas craint, en soumettant votre foi à mon influence...
Marie secoue la tête.
MARIE.—D'abord, je savais bien que si vous aviez ces idées-là, c'était, comment dire...—d'une façon élevée... On ne peut pas vous en vouloir..
BAROIS.—Comment le saviez-vous?
MARIE.—Je le savais.
BAROIS (pris d'une curiosité étrange).—C'est votre mère, qui...?
Marie rougit brusquement et fait un imperceptible signe d'assentiment.
Il n'insiste pas.
Il va vers sa bibliothèque, l'ouvre, et, pensif, manie quelques volumes.
BAROIS.—Voyons, Marie... Vous avez lu: Les raisons de ne pas croire, huit articles qui se suivent?
MARIE.—Oui.
BAROIS.—Et ça: Le dogme devant la science?... Et ça: Les origines comparées des religions?...
MARIE.—Oui.
BAROIS (repoussant le battant vitré).—Vous avez lu tout ça, en y appliquant votre esprit,—et ce que vous aviez cru vrai jusque-là ne vous a pas semblé...
Il voudrait dire: «Vous ne me ferez pas croire que tout le labeur d'une vie comme la mienne, employée à combattre la religion par des arguments précis, puisse se briser contre votre foi d'enfant!»
Mais il s'arrête: il vient de reconnaître le sourire et le regard butés de Marie.
MARIE (cherchant à formuler sa pensée).—Mais, père, si ma certitude était à la merci des objections, ce ne serait plus une certitude...
Elle sourit, naïvement cette fois. Et Barois entrevoit une vérité psychologique.
Il pense:
—«Une certitude qui n'offre pas de prise aux objections... Qu'est-ce qu'elle veut dire? Que les difficultés de la religion ne peuvent pas exister pour elle, parce qu'elle possède, a priori, une certitude? Ce qui veut dire qu'elle a mis d'avance sa foi au-dessus de tout raisonnement; et que, même si sa raison se laissait convaincre par les objections, sa foi n'en serait pas même effleurée, parce qu'elle est au-dessus, hors d'atteinte!
«C'est enfantin... et inattaquable!»
BAROIS (doucement).—Mais cette certitude, Marie, sur quoi donc l'asseyez-vous si solidement?
Elle se contracte; mais elle ne veut pas se dérober.
MARIE.—Quand on a éprouvé ce que j'ai éprouvé, père... Je ne sais pas comment vous dire... La présence même de Dieu... Dieu qui pénètre l'âme, qui l'inonde d'amour, de bonheur... Ah, quand on a éprouvé ça, ne fût-ce qu'une fois dans sa vie, tous ces raisonnements que vous échafaudez pour vous prouver à vous même que votre âme n'est pas immortelle, qu'elle n'est pas une parcelle de Dieu, tous vos raisonnements, père...! (Un sourire souverain...)
Barois ne répond pas.
Il pense:
—«Ce que j'ai éprouvé... Là-contre, il n'y a rien à faire, il n'y aura jamais rien à faire!
«Si seulement je pouvais empêcher qu'elle ne prenne une résolution irréparable...»
BAROIS.—Est-ce que votre mère vous encourage dans cette voie?
Marie baisse la tête avec une expression douloureuse et têtue.
BAROIS (stupéfait).—Comment? Vous ne lui avez rien dit encore?
Marie ne répond pas.
BAROIS.—Mais pourquoi? Vous pensez donc qu'elle s'y opposerait?
Un temps.
BAROIS.—Voilà le meilleur des avertissements: il est en vous-même... Quel que soit votre désir d'être religieuse, vous sentez, devant une pareille décision, tant de chagrins à franchir, que vous n'avez même pas osé...
MARIE (prête à pleurer).—Pourquoi lui aurais-je fait cette peine dès maintenant? J'ai pitié. Maman n'a jamais été heureuse...
Elle a parlé vite, sans réfléchir. Elle rougit.
Barois ne semble pas avoir compris. Il se penche vers elle.
BAROIS.—Marie, écoutez-moi... Je ne veux pas discuter avec vous; il ne s'agit pas de votre foi. Vous avez lu dans mes articles tous les arguments que je pourrais développer; ils ne vous ont pas convaincue,—n'en parlons plus...
(Longue aspiration.) Vous voyez, ce n'est pas le libre-penseur qui parle... C'est simplement l'homme de cinquante ans, l'homme de bon sens, qui a vu des idées se modifier au cours d'une même vie! S'engager, à vingt ans, se lier pour toujours... Quelle folie! Des serments éternels! Songez à tout ce qui peut encore se passer en vous et que vous ne soupçonnez pas, à tout ce que l'âge, et la réflexion, et les circonstances, pourront modifier...
Geste de Marie: «Oh, je suis bien sûre de moi!»
BAROIS.—Mais rien que votre atavisme devrait vous faire frémir d'inquiétude! Tous les instincts qui m'ont affranchi, moi, quand j'avais votre âge, ils sont en vous, quoi que vous fassiez, plus ou moins obscurs, plus ou moins mâtés, mais ils sont, et ils peuvent remonter brusquement à la surface et bouleverser votre vie!
Voyons, Marie, comment pouvez-vous affirmer que vous ne douterez pas? Pouvez-vous soutenir que vous n'ayez jamais eu un seul doute? Rentrez en vous, voyons... Il n'est pas possible que jusqu'ici... (Il montre les tomes du Semeur.) Aucun, aucun doute ne vous a frôlée?
MARIE.—Aucun, je vous assure... Jamais.
Ses yeux brillent de candeur. Il la considère en silence.
Un temps.
MARIE.—Non, le monde est trop vide... Rien n'est grand, rien ne dure...
BAROIS.—Croyez-vous qu'il n'y ait pas de place sur terre pour un cœur qui veut s'agrandir?
Elle l'examine longuement, avec respect, avec compassion.
MARIE.—Oui, père, j'ai souvent pensé à vous, depuis que je suis ici... Vous n'avez pas eu la chance de connaître la grâce, vous n'avez pas senti ce que c'est qu'un regard de Dieu: et pourtant vous êtes bon, et juste. Mais comme vous avez dû vous donner du mal! C'est tellement plus simple d'être bon pour l'amour de Dieu!
BAROIS.—Croyez-vous qu'il soit plus beau d'abdiquer toutes les responsabilités, tout le labeur de la vie, de s'en remettre une fois pour toujours à une règle monastique,—plutôt que de prendre courageusement la tâche qui se présente, et de l'accomplir, par les chemins de tout le monde? Ce que vous désirez, c'est un suicide de la pensée et de l'action!
MARIE (souriant à son rêve).—Le don de soi...
BAROIS.—Ah, qu'est-ce qu'il est, ce don de soi, au seuil d'une vie qui sera dure, comme toute vie humaine, si ce n'est le sacrifice des devoirs les plus élémentaires? Et ne vantez pas les mérites de la soumission! c'est un anesthésiant qui endort la douleur à mesure qu'elle la cause. Vous êtes jeune, ardente, intelligente, et vous aspirez au néant de la vie contemplative? Est-ce digne de vous?
MARIE.—Vous parlez comme tous les autres; vous ne pouvez pas deviner... (S'exaltant avec des réminiscences.) Je suis une privilégiée, cela crée des devoirs.. Toutes ne sont pas appelées; mais celles que Dieu choisit, doivent se donner sans restriction. Elles sont le rachat de tous ceux qui vivent en faisant à Dieu la plus petite part possible ... et de ceux qui ne lui en font pas du tout...
BAROIS (brusque).—C'est ma rançon que vous voulez payer?
MARIE.—Je ne vous demande pas de me comprendre, père...
Oui, ces vœux, ils acquittent un peu la dette de la famille, ils réparent un peu ... ce que vous avez pu faire par vos livres... (Tendrement.) Et qui sait si cette vocation n'a pas été voulue par Dieu, en échange d'une âme qui est belle, très belle, et qui, sans ça, serait damnée?
Son regard est devenu une surface plate et dure où le regard d'autrui, où l'interrogation et le doute d'autrui, ne pénètrent plus.
Barois pense:
—«Quelle religion, celle qui peut amener des cerveaux humains à un tel écart de la réalité, et les y faire tenir!
«Ça ne repose sur rien... Le plus humble bon sens en aurait raison, si les esprits ne se trouvaient pas d'avance préparés par des siècles de servitude sereine...
«Ça mijote dans les âmes d'enfants, tenu à feu doux par les surexcitations du catéchisme, les communions brûlantes... Ça monte à un tel degré de chaleur artificielle qu'une vie toute entière peut en être réchauffée!...
«Et c'est là que Marie trouve cet équilibre qui fait mon admiration depuis que je la vois vivre?
«Dans combien d'années, après combien de générations hésitantes, la vérité scientifique donnera-t-elle cet apaisement total?
«Jamais peut-être...»
IV
«A Monsieur Marc-Elie Luce, Auteuil.
«Mon cher ami,
«Je pensais vous rencontrer cet après-midi à notre réunion, et vous annoncer que je profite des vacances de Pâques pour faire une absence de quinze jours. J'ai tant de questions à régler avant de quitter Paris que je ne suis pas sûr de pouvoir aller vous serrer la main.
«J'aurais eu pourtant bien des choses à vous dire. J'ai passé, ces dernières semaines, par des émotions bien inattendues, bien cruelles.
«Ma fille désire entrer au couvent...
«Vous imaginez ce que j'ai pu éprouver. Rien ne me le laissait soupçonner. Au contraire, l'intérêt qu'elle avait pris, depuis son arrivée, à lire tout ce qui porte atteinte au catholicisme, me faisait illusion. Je vous en ai parlé déjà. Je me trompais étrangement. Le sentiment religieux a pris chez elle une forme qui le rend invulnérable à nos raisonnements. Je crois que sa nature résolue et intuitive a souffert de la vie de province, et qu'elle s'est défendue en se donnant une activité intérieure démesurée. La religion dogmatique de l'Église n'est plus pour elle qu'un cadre, précis mais large, dans lequel son sentiment personnel s'est exagérément développé; et ce qui domine aujourd'hui sa sensibilité, ce n'est pas le dogme, c'est l'élan spontané de sa petite âme vers l'infini,—et l'illusion qu'elle l'embrasse!
«Il n'est pas douteux, qu'avec le fond de santé et l'intelligence claire qu'elle possède, sa croyance d'enfant eût pu évoluer si elle avait attaché au dogme l'importance qu'elle accorde aux aspects sentimentaux de la foi. Mais il n'en est rien. Et l'état mystique où elle atteint aujourd'hui est autoritatif, au point de lui donner une certitude absolument irréfutable du monde spirituel.
«Nous qui sommes habitués à plier notre sensibilité au travail de notre
raison, nous n'avons aucune idée de ces certitudes-là. Marie a éprouvé le
contact de Dieu, et nous sommes aussi désarmés devant une auto-suggestion
de cette espèce, que nous sommes impuissants à convaincre un malade
de l'irréalité de ses hallucinations. Rien ne fera comprendre à Marie, que
ce milieu surnaturel où elle a projeté le meilleur d'elle-même (et que ses
dispositions extatiques lui permettent de percevoir nettement) n'est qu'un
mirage, un égarement de sa sensibilité, un conte de magicien qu'elle se
répète à elle-même depuis des années.
«Mon cher ami, je sais que vous ne m'approuverez pas. Mais en présence
de cette situation sans issue, les dispositions où vous m'aviez laissé, les
conseils que vous m'aviez donnés pour amener cette enfant à substituer
progressivement une vérité féconde à son erreur, m'ont paru sans objet.
J'ai vu mon impuissance à la convaincre, et en même temps, quelle force
elle puise à se tromper. Elle m'est apparue façonnée par la religion et pour
la religion... Devant un ensemble si fort, j'ai reculé... Une telle foi, c'est
évidemment un mensonge, mais c'est aussi du bonheur humain: son
bonheur! Vous êtes père—et plus que moi; vous me comprendrez peut-être.
Autrefois j'aurais dit: la vérité d'abord, fût-ce au prix de la souffrance.
Aujourd'hui je ne sais pas, je ne peux plus dire de même. Je me
tais, et je crois l'aimer plus en me taisant, malgré mon chagrin, qu'en
m'acharnant à détruire ce qui est le secret de son activité.
«J'ai obtenu de passer encore les vacances de Pâques avec elle. Ce séjour, qui aura été dans ma vie quelque chose d'inattendu et de délicieux, je veux le finir comme un beau rêve, par un voyage dans un pays de lumière et de fleurs.
«Nous partons après-demain pour les lacs italiens.
«A mon retour, je sais d'avance l'amertume que je trouverai à ma solitude. Je ne veux pas y penser. J'aurai bien besoin de vous, et je sais que vous ne vous refuserez pas: c'est la pensée consolante qui me permettra de revenir seul.
«Au revoir, mon grand et cher ami. Je vous serre la main très affectueusement.
Barois.»
V
A Pallanza.
Avril. Six heures du soir.
Une barque plate sur l'eau.
Marie et Barois sont assis à l'arrière, côte à côte, tournant le dos à la ville, dont l'animation ne les atteint plus.
Autour d'eux, le lac palpite à peine. Un glissement mou et lent, dans une lumière grise, à la fois intense et voilée. La lune est si haut dans le ciel qu'il faudrait renverser la tête pour la voir; son éclat, diffus dans la buée, isole la barque au centre d'une immensité silencieuse et blême.
A l'avant, le torse du rameur s'incline et se relève; la chemise,
le pantalon de toile, forment deux clartés nébuleuses; son visage,
ses mains, ses pieds nus, sont noirs comme ceux d'une icône.
Barois ne peut détacher sa pensée de la séparation prochaine.
Marie, le front renversé, hors du temps et de l'espace, diluant
son âme dans la fluidité du ciel et de l'eau, s'enivre, comme s'il
n'y avait plus rien entre elle et Dieu.
Soudain, une bouffée odorante, chaude comme l'haleine d'une
bouche: les roses, les giroflées, les iris, les citronniers, les eucalyptus
de l'île San Giovanni. La main de Barois cherche celle de
Marie, qui, penchée en arrière, laisse traîner dans le sillage son
bras nu; la fraîcheur résistante de l'eau encercle leurs deux
poignets.
Sept coups sonnent à un campanile; sur l'autre rive, un
écho répète les sept coups, durement, comme un gong.
Ils reviennent vers Pallanza.
Julie les attend sous le péristyle, deux dépêches à la main: Mme Pasquelin vient de mourir.
Neuf heures, le même soir.
Barois, ayant bouclé sa malle, s'accoude au balcon de sa chambre.
Devant lui, le lac couleur de perle. Au-dessous de lui, la place: une vie désordonnée: des chants, un orchestre, des trompes de tramways, un bruit de foire.
Un gros vapeur illuminé verse sa fourmillière sur le ponton.
—«Pauvre petite... Ces quinze jours qu'elle m'a donnés... Ah!... Ce que je vais me sentir seul...»
Le vapeur, d'un coup, s'éteint. Il était sombre et semé de lumières; il devient blanchâtre et percé de trous noirs, comme une carcasse abandonnée. Il tremblote lourdement au clapotis de l'eau, et le peu de vie qui lui reste s'exhale dans le panache hésitant de sa fumée.
A Buis.
Veillée mortuaire: deux cierges; le lit; les cornettes des religieuses.
Cécile, épuisée par un long agenouillement, est prostrée dans un fauteuil. Ses paupières irritées se ferment à demi: sa pensée s'évade, s'élance au-devant de Marie:
«A l'aube, elle sera là, je ne serai plus seule...»
Mais, au fond d'elle-même, sa pensée est: «A l'aube, ils seront là...»
Elle se remémore ce qu'elle a appris sur Jean, par sa fille, par Julie. Elle se passe la main sur le visage.
—«Il va me trouver changée...»
Elle ne l'a pas revu depuis dix-huit ans, et soudain son image
surgit, dans l'épanouissement de la trentaine...
Elle se lève précipitamment; et, pour ne plus penser qu'à la
morte, elle retourne s'agenouiller au bord du lit.
Depuis son arrivée à Buis, Barois n'a pas quitté sa chambre d'hôtel.
Une moisissure, qui tombe sur les épaules, suinte des murs comme un brouillard.
Il est resté assis tout le jour devant son feu, les joues brûlantes, le dos transi, tournant entre ses doigts la lettre de Marie:
«Mon cher Père,
«Le service a lieu demain matin, mais maman vous demande de ne pas y assister. Elle a été sensible à votre sympathie et elle me charge de vous dire que si vous êtes encore à Buis demain, elle sera heureuse de vous remercier elle-même de ce que vous avez fait pour moi. Venez à six heures, il n'y aura plus personne.
«Je vous embrasse tristement.
Marie.»
La nuit tombée, Barois n'y tient plus, et se glisse dehors.
D'abord la ville basse, comme s'il fuyait le coin qui l'attire. La vie paisible des rues, le soir; les étalages qu'on rentre, automatiquement, depuis un demi-siècle; le même vacarme sur le passage de l'omnibus branlant; les mêmes enseignes, grinçant aux mêmes angles... Tant de fixité!...
Il remonte maintenant vers l'église. Il ne se souvenait pas que la pente fût si raide. Essoufflé, le cœur battant, il passe devant le presbytère, il arrive à sa rue...
Elle est déserte. Un courant d'air glacé la balaye toujours. La maison de la grand'mère Barois... Une à une, les fenêtres des chambres, celle où il couchait, celle où son père est mort... Le grand portail: A LOUER. Et, debout, le beffroi noir.
Puis, quelques pas: la maison des Pasquelin.
Cécile est là, avec Marie... Marie, qui va demeurer ici maintenant!
Cette lueur derrière les volets, le corps sans doute...
Il s'immobilise, envahi par son enfance...
L'horloge du clocher... Il sourit; les larmes lui viennent aux yeux.
Autour de lui, la bise impitoyable; il relève en frissonnant le col de son pardessus d'Italie.
Puis, grelottant, il regagne son hôtel.
Le feu s'est éteint. On le rallume. Il allonge les jambes vers la
maigre flambée. Le passé danse dans les flammes: l'abbé Joziers,
Cécile, les fiançailles...
—«Je me suis marié comme un imbécile!...»
Il tremble de froid, d'angoisse. Des souvenirs l'accablent.
—«C'est difficile, de vivre...»
Le lendemain; six heures du soir.
Barois, rongé de fièvre, toussotant, arrive devant la porte close
des Pasquelin.
Le même timbre, les mêmes socques de la servante sur le carrelage. Un mot de province lui vient aux lèvres: la coutume d'une maison...
Dans le petit salon, Cécile, en noir, est assise sous la lampe, devant une pile de faire-part.
Il la reconnaît si mal qu'il n'a pas de peine à être comme un étranger.
BAROIS.—J'ai bien compati à votre chagrin...
Elle s'est levée. Elle le regarde: elle ne s'attendait pas à cette maigreur; et, dans la physionomie quelque chose d'inconnu la déroute.
CÉCILE.—Merci Jean.
Elle tend la main. Il la serre avec une effusion polie, comme à des obsèques.
Il est surpris qu'elle ait tant changé; il n'avait pas réfléchi qu'elle continuait, depuis dix-huit ans, à vivre, un à un, les mêmes jours que lui. C'est bien elle, cependant: le front bombé, le regard inégal, ce zézayement intimidé... Tout à l'heure, il ne l'imaginait même pas: et maintenant, il ne conçoit pas qu'elle aurait pu se faner autrement.
Marie rompt le silence.
MARIE.—Prenez ce fauteuil, père.
CÉCILE (s'asseyant).—Je vous remercie de la façon dont vous avez reçu Marie... Vous avez été très bon pour elle, je vous remercie.
BAROIS (machinalement).—C'était tout naturel.
Il rougit aussitôt.
BAROIS.—Est-ce que votre mère s'est vu mourir?
CÉCILE.—Non. Elle avait tant de fois reçu les sacrements depuis sa première attaque... D'ailleurs, le dernier jour, elle n'avait plus sa tête, la paralysie gagnait. (Pleurant.) Elle n'a reconnu personne.
Cette voix larmoyante réveille en lui une résonnance inattendue.
MARIE.—Maman, il faudrait donner à père une des dernières photographies de grand'mère?
Cécile jette un regard biais vers Jean, qui a baissé le front.
CÉCILE (hésitation).—Si tu veux, mon enfant.
Ils restent seuls.
Ce tête-à-tête, dans ce cadre...
Leurs regards se croisent, se fuient. Ensemble, obscurément,
ils espèrent le mot d'oubli, d'amitié...
Mais la porte s'ouvre. De nouveau Marie est entre eux.
La minute est passée.
Ils peuvent se séparer, maintenant, ils n'ont plus rien à se dire.
VI
«Paris, le 25 avril.
«Je m'adresse à Mademoiselle pour lui annoncer que depuis son retour, Monsieur est bien malade d'une pleurésie. Il est si faible qu'il ne parle presque plus. Le médecin est revenu ce matin avec deux autres; ils sont restés longtemps auprès de Monsieur, ils ont dit qu'ils enverraient une garde, et ils m'ont demandé si Monsieur avait de la famille.
«Je crois bien faire en prévenant Mademoiselle,
«Votre serviteur dévoué,
Pascal.»
Deux jours après. Le soir.
Marie est dans la chambre de Barois, avec le médecin.
Cécile est assise sur la banquette du vestibule. Rien ne la
retenant plus à Buis, elle a voulu accompagner sa fille à Paris.
Mais devant la gravité du mal, Marie s'est réinstallée chez son
père. Et Cécile, déracinée, s'est cloîtrée dans la chambre d'une
pension voisine, d'où elle ne sort que pour venir aux nouvelles.
Le médecin paraît, suivi de Marie.
MARIE.—Revenez vite, docteur, ne nous laissez pas seuls...
Ses traits sont décomposés. Elle s'effondre sur l'épaule de sa mère.
Cécile n'ose plus interroger.
MARIE.—Il a changé, depuis midi, d'une façon effrayante. Le docteur ne répond plus de rien. Il a demandé une autre consultation, pour ce soir. Il ne veut pas essayer une nouvelle ponction, sans l'avis des autres...
CÉCILE (voix brisée).—Il souffre?
MARIE.—Un peu moins. (Sanglotant.) La garde dit que c'est mauvais signe... Ah, laissez, ça me fait du bien de pleurer! C'est affreux... Il m'a appelée tout à l'heure... Il a prononcé votre nom, deux fois...
Un silence.
MARIE (brusquement).—Maman, entrez le voir...
Cécile ne résiste pas; c'est la dernière fois, la mort est dans la maison. Elle est épouvantée de cet irréparable qui va sceller leur rupture pour l'éternité.
Jamais elle n'a si douloureusement senti ses torts...
Elle traverse, en évitant de regarder, le cabinet de travail;
elle entre dans la chambre; elle aperçoit le lit, le visage livide.
Il ouvre les yeux et la reconnaît sans la moindre surprise. Elle saisit sa main, elle veut y mettre ses lèvres. Mais il l'attire, il se soulève vers elle, et la regarde jusqu'au fond des yeux, avec désespoir.
BAROIS.—Cécile, tu sais, je vais mourir...
Elle secoue la tête, crispant sa volonté pour ne pas fondre en
larmes.
Mais l'infirmière s'approche avec des ventouses.
Pascal soutient le corps. Marie écarte les plaques d'ouate. Ils sont tous trois penchés sur le malade. Cécile aperçoit un peu de chair pâle.
Elle s'est reculée. Elle est là, en visiteuse, avec son voile de crêpe, ses gants noirs. Un accablement sans borne...
Elle gagne la porte. Jette un dernier regard vers le lit, et s'enfuit en sanglotant.
Trois semaines plus tard.
Barois est dans son bureau étendu sous une couverture. Il fixe avec anxiété Breil-Zoeger, debout devant lui.
ZOEGER.—Nous y étions tous.
BAROIS.—Qui conduisait le deuil?
ZOEGER.—Le père Cresteil, en colonel.
BAROIS.—Ah, il avait encore son père? Il n'en parlait jamais...
ZOEGER.—Tout était mystérieux dans sa vie.
BAROIS.—Et tu ne sais toujours pas ce qu'il allait faire à Genève?
ZOEGER.—Non. Mais je suppose qu'il allait se tuer, simplement. Il devait logiquement en arriver là... (Un temps.) Des détails poignants: il avait brûlé tout ce qui pouvait le faire reconnaître: il s'était même rasé la moustache, en wagon! La police a mis quatre jours à retrouver son identité... Hein? cette hantise, non seulement de mourir, mais de disparaître...
BAROIS (les yeux pleins de larmes).—Ah, mon pauvre ami, que la vie est...
Il n'achève pas. Breil-Zoeger ne répond rien; de son œil jaune, il mesure les ravages de la pleurésie.
Barois avait des cheveux noirs, emmêlés; beaucoup sont tombés, en quelques jours. Les yeux sont creusés, le regard est las, les paupières alourdies; le corps se tasse au fond de la chaise-longue. Les mains reposent, molles.
BAROIS (triste sourire).—Tu me trouves changé?
ZOEGER (de sa voix douce et coupante).—Oui.
Un silence.
BAROIS.—J'ai été très touché, vois-tu, très touché...
Breil-Zoeger l'examine froidement, sans répondre. Puis il se lève pour partir.
ZOEGER.—Woldsmuth s'est chargé de l'article nécrologique. Je lui dirai de te l'apporter.
BAROIS.—Non, je t'assure, je ne peux encore m'occuper de rien. Prends toutes les décisions... Avant de t'en aller, voudrais-tu me donner un tome du Semeur ... 1900, le deuxième semestre... Merci.
Resté seul, il feuillète le volume avec une préoccupation maladive. Enfin il retrouve cet article dont le souvenir l'obsède; il le parcourt; puis, lentement, il relit la dernière page:
«Pourquoi craindre la mort? Est-elle si différente de la vie? Notre existence n'est qu'un passage incessant d'un état à un autre: la mort n'est qu'une transformation de plus. Pourquoi la craindre? Qu'y a-t-il de redoutable à cesser d'être ce tout, momentanément cordonné, que nous sommes? Comment peut-on s'effrayer d'une restitution de nos éléments au milieu inorganique, puisque c'est en même temps un retour assuré à l'inconscience?
«Pour moi, depuis que j'ai compris le néant qui m'attend, le problème de la mort n'existe plus. J'ai même ... plaisir ... à penser que ma personnalité n'est pas durable... Et la certitude que ma vie est limitée ... augmente singulièrement le goût ... que j'y prends...»
Il laisse retomber le livre sur ses genoux. Il est écrasé par ce qu'il a osé écrire, jadis, sans savoir...
Pascal ouvre la porte.
Cécile paraît, suivie de Marie.
MARIE.—Comment vous trouvez-vous, père, aujourd'hui?
BAROIS.—Mieux, mieux... Bonjour Cécile. Vous êtes bonne de venir me voir.
Marie se penche.
Il l'embrasse, et s'adresse à elle, en souriant.
BAROIS.—La maladie nous apprend combien nous avons besoin des autres...
Cécile s'est assise sur le bord d'un fauteuil. Le jour l'éclaire durement. Barois remarque son visage bouleversé.
Marie reste debout, contre la fenêtre; elle aussi, a pleuré.
MARIE (répondant au regard de Barois).—Père, j'ai parlé à maman de ma vocation religieuse... Je lui ai dit que vous consentiez...
BAROIS (vivement).—Moi, Marie?... Mais je n'ai pas à consentir!
Cécile fait un mouvement.
CÉCILE.—Vous avez connu le projet de Marie avant moi, Jean. Est-il possible que vous ne l'en ayiez pas détournée?
MARIE (fixant Barois).—Dites tout ce que vous pensez, père!
Il fait un effort pour rassembler ses idées.
BAROIS (à Cécile).—Je lui ai fait des objections. Une telle vocation est trop loin de moi pour que je puisse comprendre... Mais j'ai trouvé Marie si résolue ... et, d'avance, si heureuse...
Il ne peut s'expliquer davantage sans rouvrir des blessures dont il respecte maintenant les cicatrices; et il regarde tristement sa femme et sa fille, qui souffrent l'une par l'autre.
Marie est toujours debout; le regard est terne; elle tend son front, où la pensée semble volontairement figée.
Une image s'impose à Barois: Cécile, l'année de la rupture...
Et c'est alors qu'il découvre combien Cécile a changé: plus rien d'obstiné, rien d'inerte: une douleur qui palpite... Les larmes coulent sur ses joues. Un atroce débat la divise: l'instinct se révolte contre la foi: elle ne peut se résoudre à livrer son enfant, même à Dieu.
CÉCILE (dont le cœur éclate).—Ah, vous avez cédé, vous, mais ça ne vous est pas difficile! Qu'elle soit avec moi à Buis, ou bien qu'elle soit dans un couvent... (Zézayant.) Mais moi, si seule aujourd'hui, qu'est-ce que vous voulez que je devienne, si elle s'en va?...
Marie esquisse un geste involontaire; ses yeux vont de l'un à l'autre...
Ils ont compris, tous les deux, et se détournent.
Un silence.
L'AGE CRITIQUE
"Nostra vita a che val?"
Leopardi.
I
Dix-huit mois plus tard.
Aux bureaux du Semeur, un jeudi, jour de réception du Directeur.
Barois, dans son cabinet, avec Portal.
PORTAL.—Vous y écrivez moins souvent.
BAROIS.—C'est vrai, mais je n'ai pas la fatuité de croire que ce soit la vraie cause... D'autant que le Semeur s'est renouvelé, et que nous avons maintenant quelques jeunes, de premier ordre.
PORTAL.—Parbleu, vous avez contre vous, la réaction nouvelle. Dans tous les domaines, c'est le même recul.
Barois s'approche frileusement du brasier de coke, et s'assied dans la cheminée, les épaules basses, les coudes sur les genoux.
BAROIS.—La mode n'y est plus; ça tourne, c'est la loi de la vie. On n'a qu'un temps... (Il tend ses mains au foyer.) Moi-même, quand j'écris maintenant, je n'ai plus la spontanéité d'autrefois! J'y mets la même conviction, mais, comment dire, malgré moi, par le seul effet du temps qui s'est écoulé, cette sincérité est devenue quelque chose de tout fait, un outil, un procédé...
Pause.
PORTAL (enjoué).—Et votre enquête sur la jeunesse? Vous ne l'abandonnez pas, je pense?
BAROIS.—Non, j'attends même aujourd'hui une visite à ce sujet. (Las.) Mais, au fond, j'ai eu tort d'entreprendre ça; les jeunes sont des énigmes pour moi. Voilà plus d'un mois que je n'ai touché à cet article...
Il est vrai que mon déménagement m'a mis en retard pour tout.
PORTAL.—Vous êtes tout à fait installé?
BAROIS (assombri).—A peu près...
(Il se dirige vers la croisée.) Tenez, vous voyez, là-haut, ces trois fenêtres?... Ça n'est pas grand, mais je m'y ferai. Mon appartement était vraiment devenu trop lourd. (Souriant.) Les affaires ne sont pas brillantes...
(Il continue, avec la visible satisfaction de confier les détails de son existence.) En somme, mon cher, j'ai eu de la chance de trouver ça dans la maison! Les jours de brouillard, ou même d'humidité, j'étais obligé de rester confiné chez moi. Tandis que, de là-haut, vous comprenez ... en me couvrant bien ... je peux toujours descendre jusqu'ici...
PORTAL (gagnant la porte).—Allons, je viendrai vous surprendre un de ces soirs; nous bavarderons...
BAROIS.—Oui, comme autrefois...
Resté seul, il regarde le feu. Puis il se lève, cherche des papiers dans un carton, et s'installe à son bureau.
Quelques minutes.
Il griffonne dans les marges.
Brusquement il repousse les feuillets, et sonne.
BAROIS (au garçon).—Voulez-vous voir si M. Dalier est à la rédaction?
Peu après, entre un jeune homme de vingt-cinq ans.
Dalier: petit, les jambes courtes, mais le buste dilaté; la tête
forte.
Visage blanc et maigre, entièrement rasé. Lèvres fines, un peu dédaigneuses. Lorgnon.
Barois l'enveloppe d'un coup d'œil, et se renverse légèrement en arrière.
BAROIS.—Je viens de parcourir votre article, mon ami. Ça ne va pas, mais pas du tout... (Mouvement de Dalier.) Je ne dis pas qu'il soit mal construit: mais il ne peut pas être publié tel quel, dans notre revue.
Dalier debout: surpris, réservé.
Barois choisit quelques feuilles et les lui tend.
BAROIS.—Tenez... Si c'est là votre conception personnelle du sentiment religieux, tant pis pour vous. Le Semeur ne peut pas s'en faire l'écho.
DALIER.—Mais, monsieur, je ne comprends pas; c'est bien dans ce sens-là que M. Breil-Zoeger m'avait dit...
BAROIS (brusquerie inattendue).—M. Breil-Zoeger a le droit d'envisager la question comme bon lui semble! Mais le Directeur de la revue, c'est moi. Et jusqu'à nouvel ordre, je ne laisserai pas paraître, dans un périodique que je dirige, un article aussi étroitement sectaire!
Son visage s'empourpre, puis pâlit.
Un silence.
Dalier fait un pas en arrière pour se retirer.
Barois passe sa main sur son front; d'un geste, il invite Dalier à s'asseoir.
BAROIS (ton voulu de causerie).—Voyez-vous Dalier, vous escamotez une partie de la réalité... C'est trop commode.
Moi aussi j'ai proclamé toute ma vie la faillite des religions,—et je crois même y avoir contribué, dans ma sphère... Mais la faillite des religions dogmatiques: et non la faillite du sentiment religieux. (Hésitant.) Ou, si j'ai fait la confusion, ce qui est possible, c'est que je n'avais pas compris ce qu'est le sentiment religieux, et qu'il échappe, par définition, à l'action de l'esprit critique. (Il regarde Dalier bien en face.) La forme dogmatique des religions, voilà ce qui ne compte pas; mais le sentiment religieux, lui, subsiste, et c'est une ânerie de le nier, mon ami, croyez-moi: je puis le dire, puisque je l'ai fait... Quand une forme artistique est périmée, l'art ne disparaît pas avec elle, n'est-ce pas? Eh bien, c'est exactement la même chose.
Dalier se tait, mais sa physionomie exprime un avis nettement opposé.
BAROIS.—D'abord vous êtes trop jeune pour pouvoir parler de ces questions-là. Vous venez de traverser la première crise, vous en êtes à l'affranchissement absolu, sans restriction...
DALIER (positif).—Il n'y a pas eu la moindre crise religieuse dans ma vie jusqu'à présent, et je crois pouvoir prétendre qu'il n'y en aura pas.
Barois: sourire incrédule.
DALIER (mécontent).—Je vous affirme, monsieur, que je ne sais pas ce que vous voulez dire. Chez moi, l'athéisme est inné. Mon père, mon grand-père étaient athées. Ma raison n'a jamais eu à lutter contre ma sensibilité, pour me faire accepter que le ciel soit vide; et, dès que j'ai eu l'âge de réfléchir, j'ai compris que les causes s'engendrent, les unes les autres, aveuglément, sans but, et que rien dans l'univers ne nous permet de supposer une direction, ni un progrès... Ce sont des mouvements, voilà tout.
BAROIS (après l'avoir considéré).—il y a peut-être des gens absolument dénués de sens religieux, comme il y a des daltoniens par exemple... Mais il est évident que ce sont des exceptions: ils ne doivent pas généraliser d'après eux. Et puisque vous ignorez tout du sentiment religieux, pourquoi en parlez-vous? Qu'est-ce que vous pourriez en dire? Votre logique vous amène à des solutions qui vous paraissent simples, rationnelles, définitives: et pourtant, toute conscience religieuse les rejettera, je vous l'affirme, comme absolument insuffisantes à expliquer l'intensité de la vie intérieure!
DAMER.—Mais monsieur, vous-même, vous avez soutenu, vingt fois, devant moi...
BAROIS (soucieux).—Eh bien, c'est possible. Mais aujourd'hui je vous dis que si l'on déracine les dogmes, le sentiment religieux persistera. Il prendra une forme différente. Regardez autour de vous: tout l'effort de la raison n'a pu l'ébranler, au contraire! Le sentiment religieux, il se laïcise déjà, il est partout! Dans tout ce qu'on tente, d'un bout à l'autre du monde, pour défendre le droit, pour préparer un avenir social meilleur, une répartition plus équitable des biens et des devoirs! La charité, l'espérance et la foi... Mais c'est exactement ce que, sans employer les mêmes termes, je m'efforce de pratiquer depuis que je suis affranchi. Alors? N'est-ce qu'une question de mots? Qu'est-ce qui me guide obscurément vers le bien, sinon la permanence en moi d'un sentiment religieux qui a survécu à ma foi? Et d'où vient qu'il y ait, en chacun de nous, ce même principe de perfectionnement?
Non, non, la conscience humaine est religieuse, en son essence. Il faut l'admettre comme un fait... Le besoin de croire à quelque chose!... Ce besoin-là est en nous comme le besoin de respirer.
(A Dalier, qui semble prêt à l'interrompre.) Dites!
DALIER.—C'est au nom de ce besoin-là qu'on a toujours légitimé les préjugés,—les erreurs!
Barois le regarde longuement. Il semble hésiter.
BAROIS.—Et s'il y avait des erreurs ... qui fussent utiles,—du moins pour l'état actuel de l'humanité...—est-ce que ces erreurs-là ... à notre point de vue humain ... ne ressembleraient pas singulièrement à des vérités?...
DALIER (sourire imperceptible).—J'avoue que je suis surpris, monsieur, de vous entendre plaider le droit à l'erreur...
Barois ne répond pas tout de suite.
BAROIS (penché en avant, sans regarder Dalier).—C'est parce que je me suis rendu compte, mon ami, qu'il existe des êtres, des êtres qui vivent, qui aiment,—des êtres qui sont aimés!—auxquels l'erreur est mille fois plus nécessaire que la vérité, pour cette raison qu'ils l'assimilent entièrement, qu'elle les fait vivre! Tandis que la vérité les laisserait mourir d'inanition, comme des poissons tirés sur la terre ferme... Et à ces êtres-là, nous n'avons pas le droit ... non, nous n'avons pas le droit...
Il lève la tête et heurte le regard de Dalier.
Vous me regardez? Vous vous dites: «Décidément le patron est fini...» (Sourire indifférent.) Je n'en sais rien, vous avez peut-être raison.
La vérité, oui... La vérité quand même! C'est le grand mobile des consciences, tant qu'elles sont jeunes. Plus tard, on perd cette assurance: on admet la possibilité d'erreurs provisoires, individuelles; on préfère l'indulgence à la stricte justice...
Un temps.
Que voulez-vous, on est à peu près forcé de se contredire en vieillissant... On s'est donné, trente ans de suite, la tâche de rendre la vie plus complète, plus harmonieuse: et on s'aperçoit qu'en somme, on n'a pas perfectionné grand'chose... On se demande même quelquefois si, à la pratique, le neuf vaut toujours l'ancien?... Alors, on ne sait plus... Comment ne pas se contredire? Quand on est sincère, quand, année par année, on a acquis le sens total de la réalité, il est impossible de n'être que logique...
DALIER (dur).—Vous sembleriez dire que l'homme n'est pas capable de profiter jusqu'au bout des enseignements de la raison seule!
Barois le regarde longuement. Pause.
BAROIS (inattentif).—On est jeune—je l'ai été!—on va, on va... Jusqu'au moment où l'on comprend qu'il y aura une fin à tout ça... A partir de ce moment-là!... Oh, on est prévenu longtemps d'avance, on a tout le temps de s'y habituer... Même, au début, on ne sait pas ce que c'est; la confiance, l'entrain fléchissent; on se dit: «Qu'est-ce que j'ai donc, maintenant?» Et puis, doucement, peu à peu, on se sent tiré en arrière... Et il n'y a pas de résistance possible!
A partir de ce moment-là, vous verrez, mon petit, comme on considère différemment les choses...
Il sourit péniblement...
Dalier sent vibrer sa jeunesse: un plaisir sportif, à arracher le flambeau aux mains qui tremblent!
DALIER (vivement).—En tous cas, je ne vois vraiment aucun moyen de modifier mon article selon vos vues actuelles.
Un garçon remet à Barois une carte de visite.
BAROIS.—Faites attendre, je sonnerai.
Un temps.
DALIER.—Il faudrait refaire tout le travail. (Ferme.) Je ne le pourrais plus.
Barois, distrait, roule la carte entre ses doigts. Puis il se tourne vers Dalier avec lassitude.
BAROIS.—Eh bien, faites comme vous voudrez.
Dalier sorti, il s'approche de la cheminée, active les charbons, et sonne.
Tout à coup, il hausse les épaules.
—«C'est stupide... J'aurais dû m'y opposer carrément.»
Le garçon introduit deux jeunes gens d'une vingtaine d'années.
BAROIS.—Monsieur de Grenneville?
GRENNEVILLE.—C'est moi, monsieur. Permettez-moi de vous présenter mon camarade Maurice Tillet, un normalien.
De Grenneville: mince, taille moyenne; sobre élégance.
Un visage fin, sans dominante. Très français. Petite moustache blonde.
Regard sincère, décidé. Sur les lèvres, une nuance de fatuité ironique.
Dans l'ensemble, ce mélange d'assurance et de retenue, que
le bon élève d'une institution religieuse conserve jusqu'à sa première
aventure.
Tillet: grand, robuste, un peu gauche.
La figure largement taillée; des yeux bruns, vivants et précis; un grand nez; la bouche fendue; une barbe noire, peu fournie.
De fortes mains qui disparaissent dans les poches dès qu'il veut parler, et qui, par réflexion, en ressortent aussitôt.
GRENNEVILLE.—La lettre que vous avez reçue en réponse à votre enquête, est de nous deux.
BAROIS.—Veuillez vous asseoir, messieurs. Je vous remercie de vous être dérangés. (A Grenneville.) Comme je vous l'ai écrit, j'ai l'intention de publier votre étude in-extenso. Elle est de beaucoup la plus intéressante que nous ayons reçue jusqu'ici. Mais, puisque je dois l'accompagner d'un commentaire ... (Souriant) ... critique, j'ai été très heureux d'avoir cette occasion de causer avec vous.
(A Tillet) Vous êtes encore à l'Ecole Normale?
TILLET.—Oui, monsieur. Je commence ma seconde année.
BAROIS.—Normale-lettres, naturellement?
TILLET.—Normale-sciences.
BAROIS (à Grenneville).—Et vous, monsieur, je crois que vous préparez l'agrégation de philosophie?
GRENNEVILLE.—Non, monsieur. Je ne suis que licencié. Je fais mon Droit, et ma dernière année de Sciences politiques.
Barois prend sur son bureau un dossier qu'il feuillète. Il fait un effort pour concentrer son attention.
BAROIS.—Il y a d'abord dans votre réponse quelque chose qui, je l'avoue, m'a choqué infiniment: c'est le mépris manifeste en lequel vous tenez vos aînés, quoi qu'ils aient fait. Croyez qu'il n'y a dans cette observation rien de personnel: c'est le principe qui me surprend. Car ce n'est pas seulement insouciance de jeunesse: votre arrogance a quelque chose d'assuré, de réfléchi, d'intentionnel. (Souriant.) Nous aussi, nous étions convaincus d'avoir raison; mais il me semble que nous respections davantage ceux qui nous avaient précédés. Nous avions,—comment dire?...—une certaine modestie; ou, plus exactement, le sentiment que nous pouvions nous tromper... Vous, au contraire, vous paraissez certains de représenter seuls la partie saine de la jeunesse...
Et pourtant, il y a bien à dire! Car enfin le nationalisme que vous prêchez, est, par définition, une anomalie; ce n'est pas une attitude naturelle pour un peuple; c'est une posture de combat, une parade défensive!
GRENNEVILLE (voix jeune, un peu caustique).—Tout à fait exact. Il est en effet regrettable que la France soit, en ce moment, obligée de se contracter pour expulser d'elle un germe qui serait mortel,—exactement comme un organisme vigoureux dans lequel se serait introduit un corps étranger.
BAROIS.—Ce germe, c'est?
GRENNEVILLE (offensif).—-L'anarchie.