← Retour

Jean Barois

16px
100%

Sa voix lente, privée d'accent, paraîtrait molle, sans une résonnance finale qui déconcerte, une sécheresse tranchante comme un couperet qui tombe.

ZOEGER.—Je crois qu'il est utile, pour un premier numéro, que nos études soient délibérément tendancieuses, qu'elles affirment nettement notre tour d'esprit..

Regard circulaire qui s'assure l'approbation de tous.

ZOEGER.—Pour moi, j'ai donc l'intention de donner un article qui prépare en quelque sorte les suivants. Je me contenterai de développer cette idée générale: que,—notre seul point de départ logique pour étudier l'homme étant le milieu vital où il évolue,—la philosophie moderne, la seule qui puisse renouveler le domaine philosophique, doit être biologique, doit être une philosophie à notre niveau, au plan que l'homme occupe dans la nature; qu'en outre, cette philosophie a l'avantage d'être à cycle ouvert, puisqu'elle émane spontanément de l'état actuel des sciences; et que, nourrissant ses raisonnements des seuls faits contrôlables, elle est nécessairement alimentée par le progrès scientifique, et amenée à se transformer avec lui.

PORTAL.—Voilà qui écartera tout de suite de notre revue les neuf dixièmes des métaphysiciens...

ZOEGER (incisif).—C'est ce qu'il faut.

HARBAROUX (saisissant l'occasion).—Ce serait une bonne chose que chacun de nous puisse ainsi donner, dès aujourd'hui, un aperçu de ses projets... Notre premier fascicule se trouverait à peu près constitué dès ce soir. Est-ce ton avis, Barois?

BAROIS (depuis un instant soucieux).—Mais oui.

HARBAROUX (spontanément).—Moi, j'ai une trentaine de pages sur le mouvement des Communes au XIIe siècle, et son analogie avec les troubles sociaux de ces cinquante dernières années.

Et vous, Cresteil?

Cresteil vient s'adosser à la cheminée, dans une pose un peu prétentieuse; mais dès qu'il parle, sa voix passionnée, son regard lumineux, ses gestes violents, forcent l'attention.

CRESTEIL.—Je voudrais reprendre la question de «l'art pour l'art»... Vous savez, à propos du récent manifeste de Tolstoï. Montrer qu'elle est généralement mal posée; revendiquer avant tout, pour l'artiste, le droit—le devoir—de ne se préoccuper de rien autre, lorsqu'il secrète, que de faire beau: car c'est l'émotion désintéressée qui crée. Mais je me hâterais de concilier les uns et les autres, en prouvant que l'utile est infailliblement la conséquence du mobile esthétique. L'artiste n'a pas à prévoir, en travaillant, ce qui pourra résulter socialement de son œuvre.

ZOEGER (très attentif).—Pas plus que le savant.

CRESTEIL.—Pas plus que le savant. Ils ont à atteindre, l'un la beauté, l'autre la vérité: deux faces d'un même but. Aux masses à s'en accommoder ensuite... (De haut.) ... à y conformer leurs petites combinaisons sociales...

ZOEGER.—C'est très juste.

BAROIS (à Cresteil).—Je pensais que vous vous réserviez la paraphrase de votre citation de Lamennais?

CRESTEIL (souriant).—Non, je vous la laisse.

BAROIS (gaîment).—Je l'accepte.

J'y pensais, tout en vous écoutant. Je crois qu'il y a quelque chose à en tirer: exposer pourquoi nous l'inscrivons ainsi en exergue, et en quoi elle exprime si bien le caractère essentiel de notre tentative.

CRESTEIL.—Ce serait bien en place dans un premier numéro.

BAROIS (dont le regard s'avive).—N'est-ce pas?

PORTAL.—Quelle citation?

HARBAROUX (grincheux).—Vous n'étiez pas arrivé.

PORTAL.—Expliquez-nous votre idée, Barois.

ZOEGER.—Oui, explique-toi.

BAROIS (souriant à sa propre pensée, à mesure qu'il l'exprime).—Je reprendrais mot à mot le texte:

«Quelque chose que nous ne savons pas se remue dans le monde...»

Quel est ce frisson? L'éternel mouvement de la pensée humaine, le progrès...—Vous voyez le développement...—La gestation d'une œuvre infinie, à laquelle s'agglomèrent chacun de nos efforts, chacune de nos émotions réalisées... Et ce mouvement porte obscurément en lui toutes les solutions que nous cherchons, toutes ces vérités de demain, qui se dérobent encore à nos explorations, mais qui, à leur jour, comme tombent les fruits mûrs, se dévoileront l'une après l'autre, devant l'interrogation humaine!

CRESTEIL.—Oui, un hymne au progrès!

BAROIS (encouragé, se laissant définitivement aller à son improvisation).—Et je dirais encore ceci: Il en est, parmi nous qui sont doués d'une sorte de prescience, qui distinguent déjà ce que d'autres n'aperçoivent pas encore. C'est à ceux-là que Lamennais crie:

«Fils de l'homme, monte sur les hauteurs et annonce ce que tu vois!» Et je ferais un rapide tableau de notre vision de l'avenir... «Annonce ce que tu vois...»

Je vois: l'extension monstrueuse des puissances de l'argent; toutes les revendications les plus légitimes, écrasées et maintenues sous sa tyrannie...

Je vois: l'ébranlement de la masse laborieuse, dont le tumulte grandissant n'est que mal couvert par cette parade bruyante des partis politiques, qui, jusqu'ici, réussit seule à capter l'attention...

Je vois: la poussée régulière d'une majorité humaine, brutale, inculte, enivrée d'illusions, affamée de sécurité et de bonheur matériel, contre une minorité aveugle, encore puissante par la force des choses établies, mais dont la stabilité relative ne repose, en fait, que sur le régime capitaliste. Donc: poussée générale contre l'état capitaliste, c'est-à-dire contre l'organisation sociale de tout le monde actuel,—car aujourd'hui il y a, en somme, unité de régime dans tous les pays civilisés;—poussée formidable, dont l'histoire n'enregistre pas de précédent, et qui ne peut pas ne pas être victorieuse, parce qu'elle est la force nouvelle, le jet même de la sève humaine, l'élan actuel contre un monde fatigué, étiolé par l'affinement!

ROLL (brusquement, la gorge serrée).—Bravo!

Sourires.

Barois s'est levé, grisé par le son et la cadence de ses paroles, surexcité par les regards qui le tiennent en vedette: les jambes écartées, le buste offert, le menton haut, son visage mâle frémissant d'activité, un joyeux défi dans les yeux,—il vibre...

Ivresse d'orateur, qui lui manquait depuis des mois.

BAROIS.—Enfin, après cette vue d'ensemble, il faudrait terminer par un coup d'œil sur les individus.

Que trouve-t-on en chacun de nous? Le désordre, l'incertitude. L'amélioration matérielle a démesurément développé nos faiblesses, et jamais encore elles ne se sont épanouies avec un pouvoir si dissolvant. Une épouvante inavouée de l'inconnu, plane sur la plupart des êtres cultivés: un combat se livre en chacun d'eux: toutes les forces vives des âmes, se sont soulevées, consciemment ou non, contre la survivance des impératifs mythologiques... Combat multiple, plus ou moins obscur, mais universel, et qui rend intelligibles les excès du déséquilibre social... Combat onéreux surtout, parce qu'il aboutit, dans tous les domaines, à un sensible abaissement de la conscience individuelle et, finalement, à une déperdition inquiétante d'énergie!...

(Il s'arrête, passe rapidement en revue les visages rayonnants, et sourit.) Voilà.

Une seconde de vie intense... Et brusquement, sans raison apparente, comme un fil trop tendu, son enthousiasme casse net.

Il s'assied, souriant, gêné, très las.

Quelques instants silencieux.

Il débouche une cannette, emplit les verres, et vide le sien d'un trait.

Puis il se tourne vers Portal.

BAROIS (avec un entrain forcé).—Et vous, Portal, avez-vous pensé à nous?

PORTAL (riant).—Ma foi, non! Faites votre premier numéro sans moi. Je collaborerai au second.

CRESTEIL.—Lâcheur...

PORTAL.—Parole! Mon sujet n'est pas mûr, mais j'en ai un... (Sourires.) Vous ne me croyez pas? Tenez, voilà mon idée... Ce n'est pas exactement un article que je veux écrire... Des croquis, des notes, sur les types que je vois tous les jours, sur ceux que je connais bien, le Palais, les députés, les gens du monde... La moyenne, enfin...

CRESTEIL.—La sainte et irréductible moyenne!

PORTAL.—Oui; ceux qui sont «bien pensants», parce qu'ils ne peuvent pas être «pensants» tout court... Ces légions d'êtres, relativement instruits, policés par les usages comme des galets roulés... Ces êtres qui, pour la plupart, occupent une place dans la société, souvent même une fonction importante, et qui, cependant, vivent leur vie, à la façon des bêtes de somme... (S'amusant, progressivement, du portrait qu'il trace)... Qui s'en vont, devant eux, les yeux mi-clos entre leurs œillères, n'ayant jamais réfléchi par eux-mêmes, n'ayant jamais eu la hardiesse de réviser les vagues croyances qu'on leur a fait enfiler avec leur première culotte... Et qui mourront, dociles et incertains, n'ayant même pas eu conscience de leur incertitude, n'ayant rien aperçu de ce qui domine la vie: l'instinct, l'amour, la mort...

ZOEGER (implacable).—Hâtez-vous de les caricaturer. Portal! Ils encombrent, ceux-là, ils empoisonnent! Nous les charrierons vite hors du chemin...

ROLL (sombre).—Ils se croyent à l'abri, comme des vers dans une carcasse pourrie.

L'âpreté de leur ton contraste avec l'ironique bonhomie de Portal. Il reste un peu inquiet d'avoir attisé cette haine.

HARBAROUX.—Ils sont condamnés. Regardez-les: de père en fils, on les voit se débiliter, devenir de plus en plus amorphes, inexistants, incapables de participer à quelqu'effort neuf!

Barois se jette brusquement dans la discussion.

BAROIS.—Oui, Harbaroux, quand vous les regardez de loin, quand vous les croisez sur la route! Mais quand on a vécu au milieu d'eux, mes amis, ah! comme leur existence confite est encore vivace! (Levant le poing.) Et nuisible!

ZOEGER (avec un mauvais sourire).—Non. Ils ne sont pas si dangereux que ça. Nous les avons exclus de tout, isolés, circonscrits. Dans les incendies de forêts, on fait la part du feu: la fraction sacrifiée continue à flamber; mais elle se consume sur elle-même, sans atteindre le reste. C'est exactement la même chose.

BAROIS (lourdement).—Ah, il faut en avoir été pour comprendre cette masse immuable, cette puissance inerte qu'ils sont encore!

CRESTEIL.—C'est rudement vrai, ce que Barois dit là!

BAROIS.—Leurs nécropoles lézardées abriteront encore des générations et des générations, avant que leur race ne disparaisse! Heureux, s'ils n'arrivent pas à en sortir, pour ressaisir et aveugler une fois de plus l'opinion... Sait-on jamais?

Un silence.

HARBAROUX (méthodique).—Ne pensez-vous pas qu'il faudrait noter nos projets par écrit?

Pas de réponse; on ne semble pas avoir entendu.

Il est tard.

Aux généreux bouillonnements a succédé une vague somnolence; il plane une impalpable tristesse, un relent aigre d'enthousiasme refroidi.

CRESTEIL.—Notre premier numéro va éclater comme une fanfare!

Sa voix, de plus en plus enrouée, a perdu son timbre triomphal; elle sombre dans le silence, qui se referme sur elle, comme une eau morte.

ROLL (les yeux gonflés de fatigue).—Permettez-moi de me retirer... L'atelier, demain, à sept heures...

HARBAROUX.—Vous savez, il va être deux heures... (A Cresteil.) Au revoir.

CRESTEIL.—Mais nous partons tous...

Triste départ.

Barois, resté seul, ouvre la fenêtre, et s'accoude au bord de la nuit glacée.

Dans l'escalier.

Descente silencieuse: Portal marche en tête, tenant un bougeoir. Tout à coup, il se retourne, avec une gaîté de noctambule.

PORTAL.—Et Woldsmuth? on l'a oublié... Qu'est-ce qu'il va nous donner d'intéressant, Woldsmuth?

Le monôme s'arrête, amusé. Les têtes se lèvent vers Woldsmuth, qui ferme le cortège. Le flambeau remonte de main à main, jusqu'à lui.

Sa face d'épagneul frisé apparaît, posée sur la rampe, dans la pénombre des étages supérieurs: au milieu des cheveux, des sourcils et de la barbe en broussaille, ses yeux, vivants et doux, clignotent derrière le lorgnon.

Il se tait.

Puis soudain, comme les autres semblent bien décidés à attendre, son visage change; une brusque roseur paraît sur les pommettes, les paupières se baissent, palpitent, et se relèvent sur un regard ardent et pitoyable.

WOLDSMUTH (avec une fermeté inattendue).—Je recopierai simplement une bien triste lettre que j'ai reçue de Russie... On a chassé six cents familles juives qui habitaient un faubourg de Kiev. Pourquoi? Parce qu'un enfant chrétien a été trouvé mort, et qu'on a accusé les Juifs de l'avoir tué pour fabriquer des azimes...

Oui, là-bas, c'est ainsi...

Alors les Juifs ont été chassés, après un massacre... Et il y a cent-vingt-six nouveaux-nés qui sont morts, parce que ceux qui avaient des enfants jeunes à porter, allaient moins vite, et ils ont dû camper deux nuits dans la neige...

Oui, là-bas, c'est ainsi... On ne le sait pas, en France...


III

A Auteuil.

Huit heures du matin.

Une vaste bâtisse, au fond d'un jardin blanc de givre, où s'ébrouent une demi-douzaine d'enfants.

LUCE (apparaissant sur le perron).—Allons, mes petits... Il est l'heure... Au travail!

Une galopade joyeuse. Les deux aînés,—une fillette de treize ans, un gamin de douze,—arrivent les premiers. Leur essoufflement, dans l'air froid, les enveloppe de buée. Les autres rejoignent, un à un, jusqu'à la dernière de la bande, une petite fille de six ans.

Le poêle de la salle à manger ronfle. Sur la grande table cirée s'alignent les encriers, les sous-mains, des livres de classe.

Debout à la porte de son cabinet, le père regarde.

Ils s'entr'aident gentiment, sans tapage, en liberté.

Puis le silence s'établit tout seul.


Luce, traversant la pièce, monte au premier étage.

Une chambre d'enfant. Les rideaux tirés.

Au chevet du lit, une femme, encore jeune, assise.

Luce l'interroge du regard. Elle fait signe que la petite vient de s'endormir.

Quelques secondes passent.

La mère tressaille: un coup de timbre... Le docteur?

Luce est allé jusqu'à la porte.

LA FEMME DE CHAMBRE.—Un jeune homme à qui Monsieur a donné rendez-vous... Monsieur Barois...

Barois est seul, dans le cabinet de Luce.

Une pièce sans draperies; un bureau encombré de revues étrangères, de volumes neufs, de lettres. Aux murs, des reproductions, des plans, des cartes; deux panneaux couverts de livres.

Chaque bruit du monde a son écho là.

Entrée de Luce.

Marc-Élie Luce: de petite taille. Une tête forte, mal proportionnée au corps.

Deux yeux clairs, étrangement enfoncés entre un front immense et une barbe en éventail: les yeux sont d'un gris fin, caressants et limpides; le front, dégarni, très large, bombé, surplombe le masque, accapare le crâne; la barbe est épaisse, d'un blond qui commence à blanchir.

Quarante-sept ans.

Fils d'un pasteur sans église. A commencé ses études de théologie, mais les a interrompues, faute de vocation, et parce qu'il ne pouvait accepter aucun credo confessionnel. En a seulement gardé le goût fervent des questions morales.

A publié, très jeune, cinq gros volumes: «Le passé et l'avenir de la croyance», œuvre considérable, qui lui a fait attribuer une chaire d'histoire religieuse au Collège de France.

S'est fait connaître à Auteuil par son dévouement à l'Université populaire qu'il y avait créée, et aux œuvres sociales de l'arrondissement. S'est laissé porté au Conseil Général, puis au Sénat, où il est parmi les plus jeunes: ne s'est affilié à aucun parti; revendiqué à tour de rôle, par tous ceux qui veulent assurer le triomphe de quelque noble pensée.

A fait paraître, successivement: «Les régions supérieures du socialisme». «Le sens de la vie» et «Le sens de la mort».

Il s'avance vers Barois et lui tend la main, avec une cordialité simple et imposante.

BAROIS.—Votre lettre nous a infiniment touchés, Monsieur, et je suis le porte-parole de tous...

LUCE (interrompant sans façon).—Asseyez-vous; je suis très content de faire votre connaissance.

Un parler gras, pesant, où perce l'origine franc-comtoise.

LUCE.—J'ai lu votre Semeur. (Il sourit en regardant Barois bien en face, sans fausse modestie). C'est très dangereux de recevoir les éloges de plus jeunes que soi: on y est trop sensible...

Un temps.

Il a pris sur son bureau le premier numéro, et le feuillète en parlant.

LUCE.—Un bien beau sous-titre: «Pour la culture des qualités humaines»...!

Il est assis, les jambes entr'ouvertes, les coudes sur les genoux, le Semeur entre les mains.

Barois contemple ce front, dur et comme gonflé, familièrement penché sur leur œuvre naissante... Orgueil.

Luce parcourt encore une fois la brochure, et s'arrête aux notes qu'il a crayonnées en marge. Il semble réfléchir, soupeser les feuillets... Il se redresse enfin, regarde Barois et remet le Semeur sur la table.

LUCE (simplement).—Disposez de moi, je suis avec vous.

L'accent alourdit encore la gravité de ce pacte.

Barois se tait, pris au dépourvu, très troublé. Il répugne à formuler un remercîment banal.

Ils se dévisagent: long regard ému...

BAROIS (après un court silence).—Ah! si mes camarades avaient pu entendre ces mots-là, et le timbre de votre voix!

LUCE (souriant).—Quel âge avez-vous?

BAROIS.—Trente-deux ans.

Luce l'examine avec ce sourire intéressé et sans ironie qu'il promène à travers le monde: une sorte d'étonnement enfantin, une curiosité amoureuse des choses, et pour laquelle tout est inédit et admirable.

Un temps.

LUCE.—Oui, vous avez raison. Il manquait un organe comme votre Semeur. Mais vous assumez un rôle énorme...

BAROIS.—Pourquoi?

LUCE.—Justement parce que vous serez les seuls à aborder les véritables problèmes contemporains. Vous serez très lus: lourde tâche... Songez que chacune de vos paroles aura une répercussion et que cette répercussion ne vous appartiendra pas, que vous ne pourrez pas la diriger... Bien plus, que vous l'ignorerez le plus souvent!

(Comme à lui-même.) Ah, on écrit toujours trop vite. Semer, semer... Il faut trier, analyser minutieusement ses graines, pour être à peu près sûr de ne lancer que les bonnes...

BAROIS (fièrement).—Cette responsabilité-là, nous l'avons pesée et acceptée.

LUCE (sans répondre).—Vos amis ont le même âge que vous?

BAROIS.—A peu près.

LUCE (maniant la revue).—Quel est ce Breil-Zoeger? Est-ce un parent du sculpteur?

BAROIS.—Son fils.

LUCE.—Ah! Mon père connaissait le sien; c'était un des familiers de Renan... Votre ami ne fait pas de sculpture?

BAROIS.—Non. Il est agrégé de philosophie. Nous avons travaillé l'agrégation de sciences, ensemble.

LUCE.—Son «Introduction à une philosophie positive» révèle un tempérament très personnel.

(Avec sévérité.) Mais c'est d'un sectaire.

Mouvement de Barois.

Luce relève le front, et considère Barois, presque affectueusement.

LUCE.—Vous permettez que je vous dise toute ma pensée?

BAROIS.—Je vous en prie.

LUCE.—Je voudrais étendre le reproche à tout votre groupe... (Avec douceur.) A vous, en particulier.

BAROIS.—Comment cela?

LUCE.—Vous avez pris, dès le premier numéro, une attitude très franche, très courageuse,—mais un peu jacobine...

BAROIS.—Une attitude combattive.

LUCE.—Elle me plairait sans réserves si elle n'était que combattive. Mais elle est ... agressive. N'est-ce pas vrai?

BAROIS.—Nous sommes tous ardents, convaincus, prêts à lutter pour nos idées. Il ne me déplait pas de montrer quelque intransigeance... (Luce se taisant, il continue.) Je crois qu'une doctrine puissante et jeune, est, par nature, intolérante: une conviction qui commence par admettre la légitimité d'une conviction adverse, se condamne à n'être pas agissante, elle est sans force, sans efficacité.

LUCE (fermement).—Pourtant c'est l'esprit de tolérance qu'il faut essayer d'établir entre les hommes: nous avons tous le droit d'être ce que nous sommes, sans que notre voisin puisse nous l'interdire, au nom de ses principes personnels!

BAROIS (involontairement brusque).—Oui, la tolérance, la liberté pour tous, c'est parfait,—en principe... Mais voyez où conduit le scepticisme souriant des dilettantes? Est-ce que l'Église serait encore ce qu'elle est dans notre société moderne, si...

LUCE (vivement).—Vous savez si je suis hostile à l'esprit clérical! Je suis né en 48, au milieu de décembre; et j'ai toujours eu plaisir à penser que j'avais été conçu en pleine effervescence libérale. J'abhorre toutes les soutanes et toutes les fausses enseignes, quelles qu'elles soient. Eh bien, pourtant, ce qui m'écarte des églises, bien plus que leurs erreurs, c'est leur intolérance. (Un temps. Posément.) Non, je ne serai jamais partisan d'opposer le mal au mal. Il suffit de réclamer pour tous la liberté de la pensée, et d'en donner l'exemple.

Voyez l'église catholique: elle a eu des siècles de domination; et cependant, pour ébranler ce pouvoir colossal, il a suffi que ses adversaires eussent à leur tour acquis le droit de proclamer ce qu'ils pensaient!

Barois écoute; mais, visiblement, ce silence attentif lui pèse.

LUCE (conciliant).—Que l'erreur reste libre, mais que la vérité soit libre aussi; voilà tout. Et ne nous préoccupons pas trop des suites. La vérité sera toujours victorieuse, à son heure...

(Après un temps.) Ne le croyez-vous pas?

BAROIS.—Ah, parbleu, je sais bien que, dans l'absolu, vous avez raison! Mais nous ne sommes pas maîtres de certains sentiments qui nous trahissent...

Un instant de silence.

Luce semble attendre une explication.

BAROIS (presque violemment).—Je le sais bien, que je ne suis pas tolérant! Je ne le suis plus!

(Baissant la voix.) Il faut savoir ce que j'ai souffert, pour me comprendre...

Un esprit affranchi, qui se trouve obligé de vivre dans l'intimité de personnes pieuses,—qui se voit, chaque jour, plus étroitement enserré dans ce tissu élastique et si résistant de la foi catholique,—qui sent, à propos de tout, la religion s'infiltrer dans sa vie, pénétrer ceux qui l'entourent, modeler le cœur et l'âme des siens, laisser partout son empreinte et sa direction! Celui-là, oui, il a le droit de parler de tolérance! Non pas celui qui a quelques concessions à faire, par affection; mais celui dont la vie quotidienne n'est qu'une seule concession ininterrompue!

Celui-là,—il a le droit de parler de tolérance!...

(Il se contient, lève les yeux vers Luce, et sourit péniblement.) Et alors, il en parle, Monsieur, comme on parle de la Vertu parfaite, comme on parle d'un idéal qui n'est pas humainement réalisable!

LUCE (après un instant de silence, avec douceur).—Vous ne vivez pas seul?

Le visage énergique de Barois, crispé par les souvenirs, s'illumine d'un coup; son regard s'attendrit.

BAROIS.—Si, maintenant, je suis libre! (Souriant.) Mais depuis trop peu de temps encore, pour être redevenu tolérant...

(Pause.) Excusez-moi d'avoir pris cette discussion trop à cœur...

LUCE.—C'est moi qui, sans le savoir, ai ranimé de tristes émotions...

Échange de regards affectueux.

BAROIS (spontanément).—Ça me fait du bien. J'ai besoin de conseils... Il y a beaucoup plus de quinze années entre nous, Monsieur... Vous vivez, vous, depuis vingt-cinq ans. Moi, je viens seulement de rompre, après des sursauts douloureux, toutes mes chaînes... Toutes! (Son geste cassant scinde sa vie en deux: là, le passé; ici, l'avenir. Il étend la main.) Alors, vous comprenez, j'ai devant moi une vie toute neuve, qui me paraît immense à donner le vertige... Ma première pensée, en fondant cette revue, a été de me rapprocher de vous, comme du seul point de repère que j'aperçoive à l'horizon.

LUCE (hésitant).—Je ne pourrai vous donner que ma propre expérience... (Il sourit, et montre du doigt les cartes de géographie pendues aux murailles.) J'ai toujours pensé que la vie était comme une de ces cartes des pays que je ne connais pas: pour se diriger, il suffit de s'appliquer à la lire... L'attention, l'ordre dans les pensées, la mesure, la persévérance... Voilà tout, c'est très simple.

(Reprenant sur son bureau le numéro du Semeur.) Vous êtes très bien parti, vous avez beaucoup d'atouts en main. Vous êtes entouré d'intelligences aigües et originales. Tout cela est très bien... (Réfléchissant.) Si j'avais un conseil à vous donner, pourtant, ce serait celui-ci: ne vous laissez pas trop influencer par les autres... Oui, c'est quelquefois le danger de ces groupements. Il y faut une conscience commune, c'est évident; vous l'avez: un même élan vous a rassemblés et lancés en avant. Mais ne jetez pas votre personnalité dans le creuset commun. Conservez-vous à vous-même, obstinément; ne cultivez en vous que ce qui vous est propre.

Nous avons tous une faculté particulière, un don si vous voulez, par lequel nous resterons toujours absolument distincts des autres êtres. C'est ce don-là qu'il faut arriver à trouver en soi et à exalter, à l'exclusion du reste.

BAROIS.—Mais n'est-ce pas se restreindre? Ne faut-il pas, au contraire, essayer de sortir de soi, le plus possible?

LUCE.—Je ne crois pas...

LA FEMME DE CHAMBRE (entr'ouvrant la porte).—Madame fait prévenir monsieur que le docteur est là.

LUCE.—Bien.

(A Barois.) J'estime qu'il faut rester le même, avec acharnement,—mais grandir! Tendre à devenir l'exemplaire le plus parfait du type spécial d'humanité que l'on représente.

BAROIS (se levant).—Mais ne faut-il pas agir, parler, écrire, manifester sa force?

LUCE.—Oh, une personnalité vigoureuse s'exprime toujours... Ne vous illusionnez pas sur l'utilité de la production quand même. Est-ce qu'une belle vie ne vaut pas une belle œuvre? J'ai cru aussi qu'il fallait besogner. Peu à peu j'ai changé d'avis...

Il accompagne Barois vers la porte. En passant près de la fenêtre, il écarte le rideau de percale blanche.

LUCE.—Tenez, dans mon jardin, c'est la même chose: il faut soigner la sève, l'enrichir d'année en année: et alors, si l'arbre doit porter des fruits, vous les voyez se multiplier d'eux-mêmes...

Ils traversent la salle à manger.

Les petites têtes, penchées sur les devoirs, se redressent, curieuses.

LUCE (enveloppant la table d'un vaste regard).—Mes enfants...

Barois s'incline en souriant.

LUCE (devinant sa pensée).—Oui, c'est beaucoup... Et j'en ai deux autres encore... Il y a des jours où j'aperçois tous ces yeux-là fixés sur moi, et j'en suis épouvanté... (Secouant la tête.) Il faut s'en remettre à la logique de la vie, qui doit être juste.

(Il s'est approché de la table.) Celle-là, c'est mon aînée, une grande fille déjà... Celui-là, Monsieur Barois, c'est un mathématicien...

(Il passe amoureusement sa main sur ces têtes de cheveux fins, et se retourne tout-à-coup vers Barois.)—C'est si beau, la vie...


LE VENT PRÉCURSEUR

«Je sens des flots qui se soulèvent, je sens une aurore qui naît...

Mon cœur est comme un monde...»

(Ibsen.)


I

En juin 1896.

Cinq heures du soir.

Une brasserie du boulevard Saint-Michel.

Rez-de-chaussée, vaste et sombre, style Heidelberg; tables massives, escabeaux, vitraux armoriés. Un peuple bruyant d'étudiants et de femmes.

A l'entresol, une pièce basse, réservée une fois par semaine au groupe du Semeur.

Cresteil, Harbaroux et Breil-Zoeger sont attablés près d'une large baie en demi-cercle, ouverte, au ras du parquet, sur le va-et-vient du boulevard.

Entrée de Barois, une lourde serviette sous le bras.

Poignées de mains.

Barois s'assied, et tire des papiers de sa serviette.

BAROIS.—Portal n'est pas arrivé?

ZOEGER.—Pas vu.

BAROIS.—Ni Woldsmuth?

HARBAROUX.—Voilà plusieurs jours que je vais à la Bibliothèque Nationale sans le rencontrer.

BAROIS.—Il m'a envoyé une dizaine de pages tout à fait curieuses, à propos des «Lois sur l'instruction».

(Il tend un paquet à Cresteil.) Voici vos épreuves. C'est un peu serré, mais nous avons tant de copie cette fois-ci...

(A Harbaroux.) Tiens...

HARBAROUX.—Merci. Quand les veux-tu?

BAROIS.—Roll les demande pour la fin de la semaine.

(A Breil-Zoeger.) Voici les tiennes. A ce propos, je voudrais te dire un mot. (Aux autres.) Vous permettez?

Il se lève et emmène Breil-Zoeger au fond de la pièce.

BAROIS (baissant la voix; affectueusement).—C'est au sujet de ton étude sur le «Déterminisme vital»... Excellent d'ailleurs; je crois que tu n'as rien écrit de plus plein et de plus sobre. J'ai commis l'indiscrétion d'en lire une partie à Luce, hier soir; j'avais tes épreuves dans ma poche... Il a trouvé ça très fort.

ZOEGER (satisfait).—Tu lui as lu le passage sur Pasteur?

BAROIS.—Non. Et justement je voulais t'en parler avant que tu ne fasses tes corrections...

Zoeger fronce les sourcils.

BAROIS (un peu gêné).—Franchement, je trouve cette page-là trop dure...

ZOEGER (avec un geste sec).—Je ne touche pas au savant; je m'occupe de Pasteur métaphysicien.

BAROIS.—J'entends bien. Mais tu juges Pasteur comme tu jugerais l'un de nos contemporains, un de ses élèves.

Je ne dis pas que sa conception philosophique de l'univers.. Mais tu oublies trop que notre matérialisme scientifique, c'est à ce spiritualiste impénitent que nous le devons!

ZOEGER (geste qui déblaye).—Je sais comme toi ce que nous lui devons,—quoique cette façon de parler ne corresponde pour moi à aucune reconnaissance sentimentale... (Un rire bref, qui dans cette face jaune, montre des dents luisantes.)

Pasteur a cru devoir prendre publiquement une attitude métaphysique bien accusée: nous avons le droit de la juger. Merci bien! On nous a trop souvent opposé son discours de réception à l'Académie, pour que nous ayons, à cet égard, le moindre scrupule!

BAROIS.—Pasteur avait une hérédité et une éducation qui l'ont empêché d'aller,—comme nous ayons pu le faire depuis, et grâce à lui—jusqu'aux conclusions philosophiques de ses découvertes. Il n'y a pas à lui tenir rigueur de n'avoir plus été assez jeune pour se transformer lui-même.

Il le regarde et attend quelques secondes. Zoeger se détourne sans répondre.

BAROIS.—Tes premières pages sont injustes, Zoeger.

ZOEGER.—Tu subis l'influence de Luce.

BAROIS.—Je ne m'en défends pas.

ZOEGER.—Tant pis. Luce manque souvent de fermeté, et quelquefois de pénétration, par manie de tolérance.

BAROIS.—Soit. (Un temps.) N'y pensons plus, tu es libre. (Souriant.) Libre et responsable...

Il rejoint sa table et s'assied.

Le garçon apporte les consommations.

BAROIS.—Etes-vous sûrs que Portal viendra ce soir?

CRESTEIL.—Il me l'a dit.

ZOEGER.—Ne l'attendons pas.

BAROIS.—C'est que j'ai de bonnes nouvelles à vous annoncer, et j'aurais voulu que le groupe fût au complet... Oui, mes amis, au point de vue matériel, notre Semeur continue à être en excellente voie. Je viens d'achever nos comptes semestriels. (Soulevant un registre.) Ils sont à votre disposition.

Nous avons débuté, il y a six mois, avec 38 abonnements. Nous en avons 562 ce mois-ci. De plus, il s'est vendu, le mois dernier, 800 livraisons, tant à Paris, qu'en province. Et nos 1.500 numéros de juin sont déjà épuisés.

CRESTEIL.—La collaboration de Luce nous a certainement été d'un solide appui.

BAROIS.—C'est évident. Depuis le premier article qu'il nous a donné il y a quatre mois, les abonnements ont exactement doublé. Le Semeur de juillet se tirera à 2.000. Je vous propose même de donne, à ce numéro 220 pages au lieu de 180.

ZOEGER.—Pourquoi?

BAROIS.—Voici. Les lettres reçues à propos de la revue augmentent dans une proportion considérable. J'en ai eu près de 300 à lire ce mois-ci! Je les ai classées, avec l'aide d'Harbaroux, selon les articles qui les avaient inspirées, et je transmettrai à chacun de vous celles qui le concernent. Vous verrez qu'il y en a beaucoup d'intéressantes. Je crois qu'il conviendrait de leur faire une place dans la constitution de nos numéros. Nous sommes sérieusement lus et discutés; ces lettres en sont la preuve; il faut en être fiers et ne pas enfouir dans nos tiroirs cette participation du public à notre effort. Je vous offre donc de publier chaque mois la partie la plus significative de notre correspondance, accompagnée, lorsqu'il y aura lieu... (Entrée de Portal.) Bonjour... accompagnée d'une note rédigée par l'auteur de l'article.

Portal, distrait et la figure sérieuse contre son habitude, serre la main de Cresteil, de Barois, puis s'assied.

HARBAROUX.—Et moi, vous ne me dites pas bonjour?

PORTAL (se relevant).—Je vous demande pardon. (Il sourit à peine, et se rassied.)

ZOEGER.—Nous ne vous espérions plus.

PORTAL (nerveux).—Oui, j'ai beaucoup à faire en ce moment. Je sors seulement de la bibliothèque du Palais. (Il lève les yeux et surprend des interrogations muettes.) Il y a peut-être du nouveau...

BAROIS.—u nouveau?

PORTAL.—Oui. J'ai entrevu ces jours-ci des choses ... pénibles. Je vous raconterai. Une erreur judiciaire? On ne sait pas...

Ce serait assez grave...

Ils se taisent, intrigués.

PORTAL (baissant la voix).—Il s'agirait de Dreyfus...

CRESTEIL.—Dreyfus, innocent?

BAROIS.—C'est fou!

HARBAROUX.—Une plaisanterie, voyons!

PORTAL.—Je n'affirme rien. Je vous dis le peu que je sais; et d'ailleurs, jusqu'ici, personne ne semble en savoir plus long que moi. Mais on s'inquiète, on cherche... Il paraîtrait même que l'État-Major fait une enquête. Fauquet-Talon s'en occupe activement: il m'a demandé un rapport détaillé sur le procès d'il y a dix-huit mois.

Un silence.

ZOEGER (posément, à Portal).—Il peut se glisser une erreur dans les jugements des tribunaux civils, qui fonctionnent tous les jours, pour qui la justice est une espèce de besogne. Mais un conseil de guerre, une réunion d'hommes choisis, qui ne sont pas des professionnels de la justice, qui, par conséquent sont sur leur garde, qui nécessairement y mettent une extrême circonspection...

BAROIS.—Et surtout pour une affaire de trahison, si importante... C'est un canard.

CRESTEIL.—Ça? Je vais vous le dire: c'est un coup machiné par...

WOLDSMUTH (d'une voix émue, mais sans hésitation).—... par les Juifs?

CRESTEIL (froidement).—... par la famille de Dreyfus.

BAROIS.—Tiens, vous êtes donc là, Woldsmuth? Je ne vous avais pas vu entrer.

HARBAROUX.—Ni moi.

ZOEGER.—Ni moi.

Poignées de mains.

PORTAL (à Woldsmuth).—Est-ce que vous avez aussi entendu parler de cette histoire?

Woldsmuth lève vers Portal son masque poilu, qu'assombrit une vague souffrance. Il fait oui, en baissant ses paupières ourlées de rose.

BAROIS (vivement).—Mais vous êtes bien d'avis qu'une erreur est invraisemblable?

Woldsmuth fait un geste résigné et dubitatif, comme s'il disait: «Que sait-on? Tout est possible...»

Léger malaise, accentué par un instant de silence.

BAROIS.—Tenez, Woldsmuth, je vous ai apporté vos épreuves.

PORTAL (à Woldsmuth).—Est-ce que vous connaissiez un peu ce Dreyfus?

WOLDSMUTH (avec un regard plus clignotant que jamais).—Non.

(Un temps.) Mais j'étais à la dégradation... Et j'ai vu.

BAROIS (agacé).—Vu quoi?

Les yeux de Woldsmuth s'emplissent de petites larmes. Il ne répond pas. Il regarde Barois, Harbaroux, Cresteil, Zoeger, l'un après l'autre, lentement, timidement.

Il se sent seul: un sourire résigné de vaincu.


II

A Monsieur J. BAROIS, 99 bis, rue Jacob, Paris.

«20 Octobre 1896

«Mon cher ami,

«Je suis dans l'impossibilité de me rendre chez vous; (un petit accident, sans gravité, mais qui m'immobilise pour quelques jours). J'aurais cependant bien besoin de vous voir. Auriez-vous la bonté de monter mes six étages, demain, ou après demain au plus tard?

«Excusez mon sans-gêne. C'est urgent.

«Votre très dévoué,

Ulric Woldsmuth.»


Le lendemain.

Une vieille maison, presqu'une cité, rue de la Perle, en plein Marais. Au sixième étage de l'escalier F, sous les toits, au fond d'un corridor, un petit logement, n° 14.

Barois sonne.

Une jeune femme vient lui ouvrir.

Trois chambres en enfilade. Dans la première, une vieille à cheveux gris, étale une lessive sur des ficelles. Dans la seconde, deux lits, deux matelats par terre; une machine à écrire devant la fenêtre. La troisième porte est fermée.

Au moment de l'ouvrir, la jeune femme se tourne vers Barois.

JULIA.—Il dort, Monsieur... Si vous n'étiez pas trop pressé?...

BAROIS (vivement).—Ne le réveillez pas, je serais désolé... Je vais attendre.

JULIA.—Ça lui fait tant de bien!

Barois la considère curieusement. Il ignorait que Woldsmuth fut marié.

Julia Woldsmuth: Vingt-cinq ans. Un type étrange.

Au premier abord, elle paraît très grande et très maigre. Pourtant le torse, sans corset dans une étoffe noire, est charnu et court. Mais les jambes, et surtout les bras, sont d'une longueur anormale.

Le visage s'effile en avant comme une lame. Ses cheveux annelés, rudes et noirs, qu'elle masse sur la nuque, allongent encore la forme de la tête. La ligne accusée du nez prolonge celle un peu fuyante du front. Les yeux très fendus mais à peine ouverts, glissent en montant vers les tempes. La lèvre supérieure, d'un dessin énigmatique, comme immobilisée dans un perpétuel début de sourire, surplombe la lèvre inférieure, sans la joindre.

D'un geste décidé, elle indique à Barois l'unique chaise de la chambre, et, sans gêne aucune, s'accroupit sur l'un des lits défaits.

BAROIS (prudemment).—Comment cet ... accident est-il arrivé, Madame?

JULIA.—Mademoiselle.

BAROIS (souriant).—Je vous demande pardon.

JULIA (sans se troubler).—Nous n'avons pas su. (Montrant les lits.) Il était minuit passé, nous étions couchées, mère et moi... (Montrant la chambre de Woldsmuth.) Nous avons entendu une petite explosion. Mais nous ne nous sommes pas inquiétées. Au contraire, j'étais contente de penser que mon oncle s'était remis à travailler, qu'il oubliait un peu cette affaire... Et puis, le matin, il nous a appelées: il avait la figure toute coupée par les éclats du verre, et brûlée...

BAROIS (intrigué).—Une explosion de quoi?

JULIA (sèchement).—Une cornue qui a éclaté au feu.

Barois se souvient tout à coup que Woldsmuth a été préparateur de chimie.

Léger silence.

BAROIS.—Je ne voudrais pas interrompre vos occupations, Mademoiselle...

Elle est accoudée au milieu des draps, las jambes croisées, et elle le dévisage librement, d'un regard sympathique et sans équivoque.

JULIA.—Nullement... Je suis heureuse de cette occasion. J'entends depuis longtemps parler de vous. J'ai lu vos études et vos chroniques dans le Semeur...

(Un temps. Sans le regarder, elle conclut, avec une franchise un peu distante.) Vous avez une belle vie.

Sa voix est gutturale, comme celle de Woldsmuth, avec, en plus, une désinvolture un peu rude.

Il ne répond rien. Etrange créature...

BAROIS (après un silence).—Woldsmuth ne m'avait pas dit qu'il s'occupait encore de chimie.

Julia tourne précipitamment la tête: un peu de fièvre dans ses prunelles fluides...

JULIA.—Il ne raconte rien, parce qu'il travaille, il cherche... Il se dit: «Quand j'aurai trouvé, je parlerai...»

Barois ne questionne pas, mais son attitude interroge.

JULIA.—Il n'a pourtant aucun mystère à faire avec vous, Monsieur Barois. Vous êtes un biologiste.

(D'une voix plus chaude.) Oncle pense qu'un jour l'homme arrivera, en réunissant certaines conditions dans un milieu parfaitement approprié, à créer de la vie... (Un sourire très simple.)

BAROIS.—A créer de la vie?

JULIA.—Ne le croyez-vous pas?

BAROIS (surpris).—Je sais que cette hypothèse n'est pas invraisemblable, mais...

JULIA (vivement).—Oncle en est sûr.

BAROIS.—C'est un beau rêve, Mademoiselle. Et, en somme, il n'y a aucune raison pour qu'il soit irréalisable... (Réfléchissant tout haut.) On sait aujourd'hui que jadis la température de la terre a été trop élevée pour que la synthèse vivante y ait été possible. Il y a donc eu un moment où la vie n'existait pas, puis un moment où la vie a existé.

JULIA.—Voilà. Et c'est cet instant précis où la vie est apparue, qu'il s'agit de reproduire...

BAROIS (rectifiant).—Permettez. Je ne dis pas tout à fait: l'instant où la vie est apparue... Je dirai: l'instant où, sous l'influence de certaines conditions, qui restent à trouver, la synthèse vivante s'est faite, entre des éléments qui existaient déjà de toute éternité.

JULIA (attentive).—Pourquoi cette distinction?

BAROIS (un peu gêné du tour technique de la conversation).—Mon dieu, Mademoiselle, parce que je crois que la locution courante: «la vie est apparue», est dangereuse... Elle correspond trop à cette manie que l'on a de toujours poser le problème d'un «commencement»...

Elle a croisé les jambes, posé le coude sur un genou, et tient son menton dans sa main.

JULIA.—Mais il est nécessaire, pour concevoir que la substance vivante existe, de supposer qu'elle a «commencé» d'être.

BAROIS (vivement).—Au contraire. Pour moi, c'est l'idée d'un début qui me semble impossible à concevoir! Tandis que j'accepte sans effort l'idée d'une substance qui «est», qui se transforme, qui évoluera éternellement.

JULIA.—... Tout l'univers se tenant...

BAROIS.—... ne formant qu'une seule substance cosmique, qui transmettrait la vie à tout ce qui émane d'elle...

(Un temps.) Vous travaillez sans doute avec votre oncle, Mademoiselle?

JULIA.—Un peu.

BAROIS.—Vous expérimentez les rayons du radium?

JULIA.—Oui.

BAROIS (rêveur).—Il est certain que les découvertes de la chimie n'ont pas laissé subsister grand'chose de l'abîme qui séparait autrefois la vie de la mort...

Un silence.

JULIA (montrant la machine à écrire).—Vous permettez que je continue mon travail? J'espère que vous n'attendrez plus longtemps...

Elle s'installe. Le cliquetis de la dactylographie emplit la pièce.

Sa silhouette se profile en sombre sur le vitrage blême. Une lumière frisante éclaire ses mains: des mains étrangères, plus claires au-dedans, d'une agilité simiesque; des doigts s'effilant en ongles jaunes plats et longs.


Cinq minutes s'écoulent.

LA VOIX DE WOLDSMUTH.—Julia!

Julia ouvre la porte.

JULIA.—Oncle, voici Monsieur Barois, justement...

Elle s'efface pour qu'il passe.

L'embrasure est étroite. Elle ne semble pas s'en apercevoir: aucun mouvement féminin de retrait. Au contraire, elle avance la tête, si près qu'il sent son souffle sur sa joue.

JULIA (bas).—Ne dites pas que je vous ai demandé d'attendre.

Il acquiesce des yeux.

La chambre de Woldsmuth est agrandie par un avant-corps vitré, ancien atelier de photographie transformé en laboratoire.

Barois s'avance vers le fond de la chambre, qui forme alcôve.

Un corps d'enfant soulève à peine les draps; si menu que la grosse tête en linge, posée sur l'oreiller, ne semble pas lui appartenir.

BAROIS.—Mon pauvre ami... Vous souffrez?

WOLDSMUTH.—Non. (Gardant sa main.) Julia va vous donner un siège...

Barois la devance et tire une chaise près du lit.

Julia sort.

WOLDSMUTH (fierté tendre, qui s'efforce de paraître paternelle).—Ma nièce.

C'est bien son timbre; mais, lui, il est méconnaissable. Un pansement d'ouate recouvre les cheveux, le nez, la barbe, ne laissant vivre qu'un sourire à demi-couvert, et les yeux marrons, sous les sourcils en broussaille.

WOLDSMUTH.—Je vous remercie d'être venu, Barois...

BAROIS.—C'est tout naturel, mon cher. Qu'y a-t-il donc?

WOLDSMUTH (la voix changée).—Ah Barois! Il faut que tous les honnêtes gens sachent enfin ce qui se passe... Il est là-bas, il va mourir de privation... Et il est innocent!

BAROIS (souriant à cette hantise de malade).—Encore ce Dreyfus?

WOLDSMUTH (dressé sur les coudes, fébrile).—Je vous en prie, Barois, je vous en supplie, au nom de tout ce qui est noble et juste, abandonnez tout parti-pris, oubliez tout ce que vous avez appris par les journaux il y a deux ans, et tout ce qu'on raconte... Je vous en supplie, Barois, écoutez-moi!

(Se laissant retomber sur l'oreiller.) Ah, on dit toujours: le bien de l'humanité... Oui, c'est facile de s'intéresser à l'humanité en général, à la masse anonyme, à ceux dont on ne verra jamais la souffrance! (Rire nerveux.) Mais ce n'est rien, ça, non. Aimer son vrai prochain, aimer ceux dont la souffrance se trouve, un beau jour, là, tout près de nous... Ça, c'est aimer, c'est être bon!

(Se redressant.) Barois, je vous en supplie, oubliez tout ce que vous savez, et écoutez-moi!

Toute la vie de cet homme, bloc informe de bandelettes, s'est réfugiée dans le regard, seul libre: regard mouvant et ardent, qui implore et qui scrute.

Barois ému, tend affectueusement la main.

BAROIS.—Je vous écoute. Ne vous exaltez pas...

Woldsmuth se recueille un instant.

Puis il tire de sous ses draps une liasse de pages dactylographiées qu'il essaye de feuilleter. Mais l'ombre, maintenant, s'est épaissie au fond de la pièce.

WOLDSMUTH (appelant).—Julia! Un peu de lumière, je te prie...

La machine à écrire stoppe.

Julia paraît, portant un petit fumeron à essence, qu'elle pose vivement sur la table de nuit.

WOLDSMUTH.—Merci.

Elle lui jette un sourire froid. Il la suit tendrement des yeux à travers ses linges, jusqu'à ce qu'elle ait disparu.

Puis il tourne la tête vers Barois.

WOLDSMUTH.—Il faut que je reprenne tout, comme si vous n'aviez jamais rien su...

(Changeant de ton.) Remontons au début de l'année 1894.

D'abord les faits, n'est-ce pas?

Donc, au Ministère de la Guerre, on constate des fuites de pièces. Puis, un jour, le chef de la section de statistique remet au ministre une lettre qui aurait été trouvée parmi les papiers de l'ambassade d'Allemagne. Une lettre autographe, une sorte de bordereau, une liste des documents que l'auteur de la lettre propose de livrer à son correspondant.

Voilà le point de départ. Bien.

On cherche un coupable. Sur cinq documents cités dans le bordereau, trois ont trait à l'artillerie: on cherche donc parmi les artilleurs de l'État-Major. D'après une analogie d'écriture, les soupçons se portent sur Dreyfus. Il est juif et peu aimé. Première enquête qui n'aboutit à rien.

BAROIS.—Vous le dites.

WOLDSMUTH.—La preuve, c'est que l'acte d'accusation n'a rien trouvé de suspect, ni dans la vie privée de Dreyfus, ni dans ses relations. Rien que des présomptions...

BAROIS.—Vous avez lu l'acte d'accusation?

WOLDSMUTH (montrant un feuillet).—J'en ai la copie. Je vous la remettrai.

Un silence.

WOLDSMUTH.—On procède alors à deux expertises des écritures. L'un des experts ne pense pas que le bordereau soit de Dreyfus. L'autre croit qu'il peut être de sa main: mais son rapport débute par une restriction capitale.

(Il cherche dans les papiers.) Voici le texte: «... si l'on écarte l'hypothèse d'un document forgé avec le plus grand soin...»

Ce qui veut dire, n'est-ce pas? L'écriture ressemble beaucoup à celle de Dreyfus, mais je ne peux pas dire si elle est de lui ou d'un imitateur.

Vous me suivez, Barois?

BAROIS (très froid).—Je vous suis.

WOLDSMUTH.—Sur ces deux expertises contradictoires, on décide l'arrestation. Oui. Sans attendre un supplément d'enquête, sans même surveiller les allées et venues de celui qu'on soupçonne... On est moralement convaincu que c'est lui. Ça suffit. On l'arrête.

Là, un incident dramatique, que je veux vous raconter.

Dreyfus est convoqué, un matin, au ministère, pour une inspection générale. On lui a recommandé, contre toutes les règles, de se présenter en civil. Premier étonnement. Remarquez que s'il avait été coupable, sa méfiance se serait éveillée et il aurait eu le temps de fuir. Mais non. Il arrive, tranquillement, à l'heure dite, et ne trouve aucun des camarades habituellement convoqués avec lui. Nouvelle surprise.

On l'introduit hâtivement dans le cabinet du chef d'État-Major général. Le général n'y est pas; mais des inconnus, en civils, sont là, massés dans un coin, et le dévisagent. Un commandant, sans lui parler de l'inspection, lui dit: «J'ai mal au doigt, voulez-vous écrire une lettre à ma place?»

Étrange moment pour demander à un subordonné ce service d'ami...

Il plane une sorte de mystère. Les paroles, les attitudes, tout est insolite.

Dreyfus s'assied, interloqué.

Aussitôt le commandant commence une dictée: des phrases choisies parmi celles du bordereau incriminé. Naturellement Dreyfus ne les reconnaît pas; mais la voix hostile de l'officier supérieur et cette atmosphère de drame qui l'enserre depuis son arrivée, le troublent: son écriture s'en ressent. Le commandant se penche vers lui, et crie: «Vous tremblez!» Dreyfus, ne comprenant pas ce mouvement d'humeur, s'excuse: «J'ai froid aux doigts...»

La dictée continue. Dreyfus s'applique à écrire mieux. Le commandant, déçu, l'interrompt: «Faites attention, c'est grave!» Et brusquement: «Au nom de la loi, je vous arrête!»

BAROIS (impressionné).—Mais ce récit, d'où le tenez-vous? L'Eclair a raconté les faits tout autrement.

(Il se lève et fait quelques pas dans la chambre obscure.) Qui vous dit que votre histoire est la vraie?

WOLDSMUTH.—Je sais d'où viennent les renseignements de l'Eclair. La scène a été dénaturée.

(Baissant la voix.) Barois, j'ai eu entre les mains la photographie de la dictée... Oui! Eh bien, l'émotion qu'elle révèle est presque insignifiante et très explicable.—En tous cas, je vous affirme qu'un traître qui se sent découvert, et à qui l'on veut faire écrire les mots mêmes dont il s'est servi pour trahir, ne se maîtrise pas à ce point, ce n'est pas possible!

Barois ne répond pas.

WOLDSMUTH.—Et puis, je sais encore autre chose. Le mandat d'arrestation a été signé un jour avant l'épreuve de la dictée; et l'arrestation était si bien décidée, quoi qu'il pût arriver ce matin-là, que la cellule de la prison était prête depuis la veille!

Barois ne répond toujours rien.

Il est assis au chevet du lit, les bras croisés, le buste droit, la tête un peu en arrière, les sourcils dressés, son menton volontaire, levé, provoquant.

Un instant de silence.

Woldsmuth parcourt ses notes. Puis il relève la tête, et se penche vers Barois.

WOLDSMUTH.—Donc, Dreyfus est incarcéré. Pendant quinze jours, au risque d'un transport cérébral, on refuse de lui expliquer son arrestation, on ne lui dit pas ce dont il est accusé.

Pendant ces quinze jours on enquête, on cherche partout. On le questionne, on le cuisine, sans résultat. On perquisitionne chez lui. On interroge sa femme avec une cruauté impitoyable, en lui laissant ignorer où est son mari, en lui persuadant même qu'elle signerait l'arrêt de sa mort si elle informait qui que ce soit de sa disparition.

Enfin, le quinzième jour, on montre à Dreyfus le bordereau. Il nie avec violence, avec désespoir: peu importe; l'instruction préparatoire est terminée.

Le parquet du Conseil de guerre est saisi. Une nouvelle instruction commence. Dreyfus est de nouveau questionné, pressé, retourné en tous sens; des témoins sont entendus; on cherche des complices, sans succès. L'enquête n'aboutit à rien de sérieux.

Alors, Barois, le ministre de la Guerre jette une première fois sa parole dans la balance. Au cours d'une interview de presse, il déclare, lui, ministre, que la culpabilité de Dreyfus est «absolument certaine», mais qu'il ne peut s'expliquer davantage.

Quelques semaines plus tard, Dreyfus est jugé à huis-clos, condamné, dégradé, déporté.

BAROIS.—Eh bien, voyons, mon cher, vous n'êtes pas ébranlé par cette condamnation? Si vraiment aucune charge sérieuse ne s'élevait contre Dreyfus, pensez-vous que des officiers...

WOLDSMUTH (avec angoisse).—Oui, je dis, j'affirme, qu'après quatre jours de débats, il a été indubitablement établi que Dreyfus n'avait eu aucune relation suspecte, que ses voyages à l'étranger, ses besoins d'argent, ses habitudes de jeu, ses liaisons amoureuses, tout ce que l'on avait lancé dans la presse antisémite, pour influencer défavorablement l'opinion, étaient des racontars sans fondement.

BAROIS (haussant les épaules).—Et, malgré ça, il se serait trouvé deux colonels, deux commandants, deux capitaines, pour... Voyons, mon cher, voyons!...

Dans le regard enflammé du malade passe comme une satisfaction de n'avoir pas convaincu Barois: plus la résistance sera vive, plus la certitude et la révolte finales, seront fortes.

WOLDSMUTH (soulevant les feuillets dactylographiés).—Toute la vérité est là.

BAROIS.—Qu'est-ce que c'est?

WOLDSMUTH.—Un mémoire, Barois, un simple mémoire... Rédigé par un inconnu, un admirable cœur, un esprit d'une clarté, d'une logique invincibles.

BAROIS.—Comment l'appelez-vous?

WOLDSMUTH (respectueusement).—Bernard Lazare.

Barois fait un geste qui signifie: «Je ne connais pas.»

WOLDSMUTH.—Il faut que vous m'écoutiez jusqu'au bout. Je n'ai pas fini; je commence... Je vous ai appelé, pour que vous sachiez, vous, ce qui se passe: mais pour autre chose aussi.

(Avec une autorité inattendue, imposante.) Barois, il faut vaincre cette conspiration de mensonges, de sous-entendus et de silences, qui bâillonne la vérité. Il faut qu'une parole accréditée se fasse entendre... Qu'un homme, dont la droiture est reconnue de tous, soit averti, soit convaincu, et que sa conscience crie tout haut, pour nous tous!

Il s'est soulevé sur les mains, et à travers ses linges, il fixe Barois, pour voir s'il a compris son désir.

Le masque de Barois, éclairé à plein par la petite flamme, reste dur et impassible.

WOLDSMUTH (précisant, avec une supplication de la voix).—Il faut, en un mot, que Luce reçoive la visite de Bernard Lazare. (Mouvement de Barois.) Il faut qu'il consente à l'entendre, sans parti-pris, avec sa seule bonne foi et sa probité.

(Brandissant les feuillets.) Il faut que cet appel soit imprimé à cent mille exemplaires!

Il y a là une mission de justice, à laquelle ni moi, ni vous, ni lui, ne pouvons plus nous dérober!

Barois fait mine de se lever.

WOLDSMUTH.—Attendez, Barois, ne vous prononcez pas. Non, non, ne me dites rien... Patientez, écoutez... (Suppliant.) Ne vous raidissez pas, Barois... Vous allez être juge: soyez seulement impartial... Je veux vous lire des fragments, je veux que vous soyez pénétré par cette longue clameur vers la justice...

(Fébrilement.) Voyons... Ceci, d'abord:

«Le capitaine Dreyfus a été arrêté à la suite de deux expertises contradictoires.

«L'instruction a été conduite de la façon la plus arbitraire. Elle n'a abouti qu'à montrer l'inanité absolue des racontars faits sur le capitaine Dreyfus, et le mensonge des rapports policiers que des témoins ont démenti et que l'accusation n'a pas osé retenir.

«La base de l'accusation reste donc une feuille de papier pelure—sorte de bordereau d'envoi, de style et d'orthographe bizarres,—déchirée en quatre morceaux et soigneusement recollée.

«D'où venait cette pièce? D'après le rapport de M. Besson d'Ormescheville, le général Joux, en la remettant à l'officier de police judiciaire, déclara qu'elle avait été adressée à une puissance étrangère, qu'elle lui était parvenue, mais que, d'après les ordres formels du ministère de la Guerre, il ne pouvait indiquer par quels moyens ce document était tombé en sa possession.

«L'accusation ne sait donc pas comment ce document non daté, non signé, est parti des mains de l'inculpé. La défense ignore par quelles voies il est revenu de l'ambassade qui le possédait. A qui la lettre était-elle adressée? Qui l'a volée ou livrée? A toutes ces questions pas de réponse.»[1].

(S'interrompant.) Ailleurs, déjà, il avait démontré l'invraisemblance de cette pièce. (Reprenant sa lecture.) Tenez:

«Ce document lui-même est-il vraisemblable? Non.

«Examinons son origine, ou plutôt l'origine qu'on lui attribue. D'après M. Montville (Journal du 16 Septembre 1896) il aurait été trouvé, à l'ambassade d'Allemagne, par un garçon de bureau qui avait l'habitude de livrer à des agents français, le contenu des corbeilles à papier. Y a-t-il jamais eu à l'ambassade d'Allemagne quelqu'un qui se soit livré à ce trafic? Oui. Cela était-il resté ignoré de l'ambassade? Non. Quand cette ambassade en eut-elle connaissance? Un an environ avant l'affaire Dreyfus. Dans quelles circonstances? Je vais le dire[2]

(S'interrompant.) Je vous passe le récit du procès de Mme Millescamps en police correctionnelle. Vous le lirez...

(Reprenant:)

«Donc, un an avant l'affaire Dreyfus, on savait à l'ambassade d'Allemagne que les détritus de papier étaient communiqués à des agents français. Mais on ignorait, un an après, si celui qui se livrait à ce commerce n'était pas toujours à l'ambassade. On avait, par conséquent, la plus extrême méfiance, et on prenait les plus grandes précautions.

«Est-il donc admissible qu'on ait déchiré en quatre morceaux et jeté au panier un papier aussi compromettant pour un auxiliaire précieux et qu'on devait tenir essentiellement à conserver, alors qu'on savait que, selon toute probabilité, ces fragments seraient livrés au bureau de renseignements du ministère de la Guerre?

«L'origine qu'on attribue à ce bordereau n'est donc pas plausible, à moins qu'on admette sa confection par un faussaire en relations avec un personnage, depuis longtemps acquis, du bas personnel de l'ambassade d'Allemagne, et ayant pu par cette entremise introduire ce bordereau fabriqué, énumérant des pièces qui jamais n'ont été livrées, et le faire sortir ensuite par des procédés habituels.

«Etudions maintenant la vraisemblance du document. Voit-on la nécessité, pour celui qui aurait trahi, de faire accompagner son envoi d'un bordereau inutile et compromettant? Généralement la préoccupation d'un espion ou d'un traître est de ne laisser aucune trace de ses actes. S'il livre des documents, il les mettra entre les mains d'une série d'intermédiaires chargés de les faire parvenir à destination, mais jamais il n'écrira. Il faut remarquer d'ailleurs que l'acte d'accusation est fort embarrassé pour expliquer la façon dont un tel bordereau aurait pu être transmis. Est-ce par la poste? Quelle folie! Est-ce par l'intermédiaire de quelqu'un? Alors, quel besoin de remettre un bordereau? Quelle nécessité d'écrire, au lieu de donner les pièces de la main à la main?

L'absurdité de ces deux hypothèses est telle, que l'acte d'accusation a mieux aimé s'en abstenir.»[3]

(S'interrompant.) Vous me suivez, Barois?

Barois, sans répondre, l'invite à poursuivre d'un geste rude.

Il ne cherche plus à prendre une attitude. Les coudes sur les genoux, le dos ployé, le menton enfoncé dans les mains, son regard dur impitoyablement rivé à cette tête inexpressive en tarlatane dont pas un détail ne lui échappe, les narines palpitantes, les lèvres entr'ouvertes et crispées sous la moustache, il écoute, il attend la suite, le cœur battant d'anxiété, espérant encore que tout cela n'est pas vrai.

WOLDSMUTH (après l'avoir examiné silencieusement).—Je continue...

«A-t-on trouvé, pendant les deux mois d'enquête, que le capitaine Dreyfus ait eu des relations suspectes? Non. Cependant l'étrange missive dit: «Sans nouvelles m'indiquant que vous désirez me voir.» Il voyait donc le correspondant mystérieux? On a scruté sa vie, suivi tous ses pas, examiné toutes ses actions, on n'a pu citer aucune fréquentation compromettante...

«Jamais l'accusation n'a pu produire un fait, alléguer une charge pouvant faire supposer que le capitaine Dreyfus ait eu des relations quelconques avec un agent étranger, MÊME POUR LE SERVICE DE L'ÉTAT-MAJOR!

«... Quelles raisons ont pu pousser le capitaine Dreyfus à commettre la trahison dont on l'accuse? Etait-il besogneux? Non. Il était riche. Avait-il des passions et des vices à satisfaire? Aucun. Etait-il avare? Non, il vivait largement et n'a pas augmenté sa fortune. Est-ce un malade, un impulsif susceptible d'agir sans raison? Non, c'est un calme, un pondéré, un être de courage et d'énergie. Quels puissants motifs cet heureux avait-il pour risquer tout ce bonheur? Aucun.

«A cet homme que rien ne pousse au mal, que rien n'accuse, que l'enquête établit probe, travailleur, de vie régulière et honnête; à cet homme, on montre un papier mystérieux, louche, de provenance obscure: On lui dit: «C'est toi qui as écrit ceci. Trois experts l'attestent, et deux le nient.» Cet homme, s'appuyant sur sa vie passée, affirme qu'il n'a pas commis pareil acte, il proteste de son innocence; on reconnaît l'honorabilité de son existence, et, sur le témoignage contradictoire de ces experts en écriture, on le condamne à la déportation perpétuelle!»[4]

Un silence.

WOLDSMUTH.—Et voici maintenant ce que Lazare écrit sur la communication secrète:

«Cela n'eût pas suffi, en effet.

«Aussi, mis en présence de ces seules charges, le Conseil de guerre penchait vers l'acquittement.

«C'est alors que le général Mercier, malgré les promesses formelles faites au ministre des Affaires étrangères, se décida à communiquer en secret—hors la présence même de l'avocat,—aux juges du Conseil de guerre, dans la chambre des délibérations, la pièce, suprême accusation, qu'il avait gardée jusqu'à ce moment. Quelle était cette pièce?

«Elle était, dit l'Eclair, relative au service d'espionnage à Paris, et contenait cette phrase: «DÉCIDÉMENT CET ANIMAL DE DREYFUS DEVIENT TROP EXIGEANT.»

«Cette lettre existe-t-elle? Oui. A-t-elle été communiquée secrètement aux juges? Oui.

«La phrase citée par l'Eclair est-elle contenue dans cette missive?

«J'affirme que non.

«J'assure que celui qui a livré au journal l'Eclair cette pièce dont on redoutait à tel point—en raison de complications diplomatiques possibles—la divulgation, que l'on dut, à cause de son existence même, exiger le huis-clos,—j'assure que celui-là n'a pas craint, ajoutant une infamie à celles déjà commises, de falsifier ce document capital, dont la publication devait achever de convaincre chacun de la culpabilité du malheureux, qui, depuis deux ans, subit un martyre sans nom.

«La lettre apportée aux juges ne contenait pas le nom de Dreyfus, MAIS SEULEMENT L'INITIALE D.

«L'Eclair, dans son numéro du 10 Novembre 1896 ne conteste pas mon affirmation, mais il faut cependant que je la précise:

«La lettre révélée pour la première fois, malgré le double huis-clos, si je puis dire, par l'Eclair est arrivée au ministère de la Guerre par l'intermédiaire du ministre des Affaires étrangères, huit mois environ avant l'affaire Dreyfus.

«Il est si vrai qu'elle ne contenait pas le nom de Dreyfus, qu'on s'appliqua pendant quelque temps à filer et à surveiller un malheureux garçon de bureau du ministère de la Guerre, dont le nom commençait par un D. Cette filature fut rapidement abandonnée, ainsi qu'une ou deux autres, postérieurement entreprises, puis la lettre fut oubliée. Aucun soupçon ne se portait sur Dreyfus (nouvelle preuve qu'on ne se méfiait pas de lui dès l'origine) et on ne songea à cette missive qu'après la saisie du bordereau et son attribution au capitaine Dreyfus.

«Le récit de l'Eclair du 15 Septembre 1896 n'est donc pas exact.

«Faut-il maintenant examiner la vraisemblance de cette lettre?

«Supposons qu'une puissance étrangère soit assez heureuse pour s'attacher un officier d'État-Major, et que cet officier lui livre les pièces les plus confidentielles. Il sera pour cette puissance d'un prix inestimable, elle fera tout pour se l'attacher, et prendra, de concert avec lui, toutes les précautions nécessaires pour qu'il ne puisse être soupçonné... D'autre part, cette puissance étrangère se fera un devoir, commandé par la plus élémentaire prudence, de ne pas compromettre elle-même, par d'inutiles confidences un homme si précieux, et elle se gardera bien plus encore de confier à une lettre qui peut s'égarer ou être saisie, le nom de l'officier susceptible de lui rendre de si grands services.

«Il reste donc acquis, jusqu'à ce que le gouvernement l'ait nié, que la condamnation du capitaine Dreyfus, que nulle preuve suffisante ne provoquait, a été obtenue en mettant sous les yeux des juges une lettre systématiquement soustraite à l'accusé, systématiquement soustraite au défenseur.

«Au court du procès, ils l'ont ignorée: ils n'ont donc pu la discuter, contester soit son origine, soit l'attribution qu'on faisait d'une initiale à un homme que rien d'autre ne désignait.

«Est-il admissible qu'on puisse condamner quelqu'un en lui refusant les éléments nécessaires à sa défense? N'est-il pas monstrueux qu'on puisse, hors la salle d'audience, peser sur l'esprit, sur la décision, sur la sentence des juges? Est-il permis à qui que ce soit d'entrer dans la chambre des délibérés et de dire au magistrat: «Oublie ce que tu viens d'entendre en faveur de l'homme que tu as à juger. Nous avons, nous, en main, des pièces que, par raison d'Etat ou de haute politique, nous lui avons cachées, et sur lesquelles nous te demandons le secret. Ces pièces nous en affirmons l'authenticité, la réalité.» Et un tribunal, là-dessus, a prononcé la sentence! Nul de ses membres ne s'est levé et n'a dit: «On nous demande là une chose contraire à toute équité, nous ne devons pas y consentir!»

«Et l'on avait à tel point égaré l'opinion, on lui avait tellement présenté l'homme qu'on avait condamné comme le dernier des misérables, indigne de toute pitié, que l'opinion ne songea pas à s'émouvoir de la façon dont celui qu'on lui présentait comme le plus odieux des traîtres, avait été condamné. Ceux-mêmes dont le patriotisme s'inquiète lorsqu'on touche à un officier, oublièrent les procédés employés dans cette circonstance, parce qu'on les avait convaincus, au nom de la patrie offensée, de la nécessité du châtiment, par tous les moyens.

«S'il n'en eût pas été ainsi, des milliers de voix se seraient élevées,—et elles s'élèveront peut-être demain, après que les préventions auront été dissipées,—pour protester au nom de la justice. Elles auraient dit: «Si l'on admet de semblables abus de pouvoir, des mesures aussi arbitraires, la liberté de chacun est compromise, elle est à la merci du ministère public, et on enlève à tout citoyen accusé les garanties les plus élémentaires de la défense.»[5]

Barois a laissé glisser son front dans ses mains. Immobile, le visage altéré de pitié et de chagrin, il fixe désespérément, à ses pieds, un carreau du carrelage, fendu en deux et soudé par la poussière.

WOLDSMUTH.—(Sa voix grave, cassée par la fatigue et l'exaltation, reprend, avec une sombre tristesse):

«Il est encore temps de se ressaisir. Qu'il ne soit pas dit que, ayant devant soi un juif, on a oublié la justice. C'est au nom de cette justice que je proteste, au nom de cette justice qu'on a méconnue.

Le capitaine Dreyfus est un innocent et on a obtenu sa condamnation par des moyens illégaux: il faut que son procès soit revisé.

«... Et ce n'est plus à huis clos qu'il devra être jugé, mais devant la France entière.

«J'en appelle donc de la sentence du Conseil de Guerre...

«Des faits nouveaux viennent d'être apportés au débat: ils suffisent juridiquement pour faire casser le jugement: mais au-dessus des subtilités juridiques, il y a des choses plus hautes: ce sont les droits de l'homme à sauvegarder sa liberté, et à défendre son innocence, si on l'accuse injustement!»[6]

Woldsmuth, à la limite de l'effort, retombe au creux de l'oreiller. Il a baissé les paupières; et, tout à coup, dans ce bonhomme en chiffons, il n'y a plus rien de vivant, que le tremblement des petites mains, immobiles sur le drap.

Barois se lève et, lourdement, fait quelques pas.

Puis il s'approche du lit et s'arrête, les jambes écartées, le buste frémissant, les mains entr'ouvertes à hauteur de la poitrine.

Il respire fortement, avant de pouvoir parler.

BAROIS.—En tous cas, il faut chercher, il faut savoir! Le doute est horrible...

Je vous promets que Luce recevra votre ami, dès demain.


«22 octobre 1896.

«Mon cher Barois,

«Monsieur Bernard Lazare vient de passer l'après-midi dans mon cabinet. Vous savez dans quelles dispositions d'esprit j'étais hier soir: je ne puis en changer si brusquement. Mais je confesse que cet entretien m'a profondément remué.

«Tout cela m'apparaît si grave, si plein de périls, qu'il me semblerait criminel d'improviser une attitude, ou de prendre une décision à la légère. J'ai donc refusé, pour le moment, de prêter mon nom à quoi que ce soit, tout en assurant M. Lazare de ma sympathie, qui est complète. On devine en lui un de ces hommes, pour qui tout l'appareil des puissances, la raison d'Etat, les puissances temporelles, les puissances politiques, les autorités de tout ordre, intellectuelles, mentales mêmes, ne pèsent pas une once devant un mouvement de la conscience propre[7]. C'est, de plus, un esprit lucide, dont l'argumentation est troublante.

«Il n'est pas possible de penser sans anxiété qu'une aussi effroyable injustice pourrait avoir été commise sous nos yeux. Je ne pourrais pas vivre plus longtemps en compagnie d'une semblable inquiétude.

«Je veux savoir.

«Je veux être rassuré. Je reste persuadé que la vérité est autre, qu'il y a quelque chose que nous ignorons et qui nous délivrera de cette angoisse. Aussi vais-je me consacrer à une sérieuse enquête personnelle, dont je vous communiquerai les résultats.

«D'ici là, mon cher ami, ne me parlez plus de cette pénible affaire; laissez-moi toute la lucidité et le calme que je veux mettre à cette recherche. Je vous le demande instamment. Et si vous me permettez un conseil, n'en parlez pas davantage autour de vous: l'opinion n'a été que trop agitée déjà au sujet de cette histoire, et il ne peut rien sortir de bon de ces bas-fonds soulevés.

«Mon fils aîné va tout à fait bien. Mais voici que la santé de notre chère petite Antoinette nous tourmente à nouveau; je crois que nous serons obligés de tenter l'opération. C'est un gros souci pour moi, mon cher Barois, et pour ma pauvre Lucie. Le calme bonheur est à peu près impossible dans une famille nombreuse...

«De cœur avec vous, mon cher Barois,—et plus un mot de tout cela, je vous en conjure.

Marc-Elie Luce.»

[1] Bernard Lazare, La vérité sur l'affaire Dreyfus. Stock, réédition de 1898 (p. 80 et suiv.).

[2] Op. cit. p. 72.

[3] Op cit p. 74.

[4] Op. cit. p. 81 et suiv.

[5] Op. cit. pp. 83 à 89.

[6] Op. cit. pp. 89 à 91.

[7] Cette dernière phrase, depuis: «pour qui» est empruntée à Péguy. Notre jeunesse, p 96.


III

A Auteuil, un matin de juillet, 1897.

Le cabinet de Luce.

La chaleur matinale d'un beau jour; l'air tremble dans les fenêtres ouvertes: entre les rideaux de percale blanche, l'éblouissement de la verdure ensoleillée, où piaillent les moineaux et les enfants.

Barois assis, attentif et silencieux.

Luce à son bureau, les mains sur le bord de la table, le buste en arrière, mais la tête légèrement penchée, comme si le poids du crâne l'entraînait en avant; dans l'ombre du front, ses yeux de visionnaire levés vers Barois.

LUCE (d'une voix contenue).—Vous comprenez, Barois, que je ne prononce pas des mots si graves sans que ma conviction soit absolue.

Quand vous êtes venu, il y a huit mois, et que vous m'avez envoyé Bernard Lazare, je sentais déjà combien l'affaire était dangereuse. Je connaissais, depuis l'article de l'Eclair, l'hypothèse d'un dossier secret... (Aprement.) Mais je me refusais à y croire! Les avertissements précis de Lazare m'ont fait peur. J'ai voulu savoir.

(Douloureusement.) Je sais.

Un temps.

(Elevant la voix.) Il y a huit mois, je n'osais pas supposer que des juges militaires, conscients de leur responsabilité, eussent pu accepter dans leurs débats l'intervention de leur propre ministre; encore moins la production par lui de pièces secrètes, à l'insu de l'accusé et de son défenseur.

Depuis, mon pauvre Barois, j'en ai appris bien davantage... J'ai appris, non seulement qu'il y avait eu un dossier secret, volontairement caché à la défense par les juges du conseil de guerre; mais, de plus, que ce dossier ne contenait même pas cette révélation indubitable, qui, sans pouvoir servir d'excuse à la faute judiciaire, eût du moins soulagé nos consciences! Qu'il ne contenait aucun document grave contre l'accusé, rien d'autre que des présomptions, faciles à interpréter, soit pour, soit contre lui!

Ses mains ponctuent l'affirmation, d'un battement sec des doigts sur le bois de la table.

(Gravement.) Je vous jure que ceci est la vérité.

Barois n'a pas tressailli. Les jambes écartées, les mains sur les genoux, il écoute. Sur son visage énergique, dans son regard ardent, une curiosité passionnée, mais aucune surprise.

LUCE (posant la main sur une liasse sanglée).—Je ne peux pas vous raconter par le menu l'enquête que j'ai faite. Voilà huit mois que je ne me suis pas occupé d'autre chose. (Bref sourire.) Vous le savez, puisque je n'ai même pas pu régulièrement donner au Semeur cet article hebdomadaire que je vous avais promis...

Mon mandat de sénateur, et d'anciennes camaraderies, m'ont permis de pénétrer partout, de contrôler moi-même toutes mes informations. Lazare m'a procuré une photographie des pièces les plus importantes. J'ai pu les examiner, seul, au calme, sur ce bureau. J'ai fait faire, par surcroît, des expertises d'écritures par les meilleurs spécialistes d'Europe. (Palpant un dossier.) Tout ça est là. Je connais maintenant l'affaire à fond: (pesant ses mots) et il ne me reste plus de doute ... plus un seul!

BAROIS (se levant).—Il faut qu'on le sache! Il faut le dire! Au ministère, d'abord.

Luce reste un instant silencieux. Puis il fixe Barois: un bon sourire, doux et triste, qui se perd dans sa barbe.

Il se penche, expansif.

LUCE.—Lundi dernier,—à cette heure-ci, tenez—j'étais au Ministère de la Guerre, face à face avec un vieux camarade, un officier qui est aujourd'hui tout-puissant à l'État-Major.

Je ne l'avais pas revu depuis environ deux ans. Il m'avait accueilli par une explosion d'amitié. Au seul nom de Dreyfus, il s'est dressé, aigre et violent, me coupant la parole, refusant la discussion, se démenant comme si j'étais venu lui chercher une querelle personnelle. J'ai été péniblement impressionné; mais je venais pour parler, et j'ai dit tout ce que je voulais dire, tout ce que j'avais patiemment recueilli, vérifié, tout ce dont j'étais sûr. Il marchait à travers son cabinet, les bras croisés, faisant craquer le vernis de ses bottes, mais silencieux, désarmé par la précision de mes renseignements. Enfin il est revenu s'asseoir, et, le plus calmement qu'il a pu, il m'a posé des questions sur l'état de l'opinion au Sénat, dans le monde des savants, des professeurs, autour de moi. Il avait l'air d'hésiter encore, de vouloir dénombrer ses adversaires avant de prendre un parti. Je lui ai saisi la main, je l'ai supplié, au nom de notre amitié, au nom de la justice: «Il est temps encore... Le scandale est imminent, mais il n'a pas éclaté. Vous pouvez le conjurer en prenant les devants: que l'initiative de la révision vienne de l'armée, et tout est sauvé. On a le droit de se tromper, mais il faut savoir reconnaître librement son erreur, et la réparer...» Je me heurtais à un silence vaguement inquiet, mais têtu, glacial.

Brusquement il s'est levé, il a mis un tiers entre nous; et il m'a congédié poliment, sans un mot d'éclaircissement, ni d'espoir...

Son visage se crispe. Un temps.

LUCE.—Alors, Barois, je suis revenu, tout doucement, à pied, en suivant la Seine. (Avec angoisse.) Et pendant un long moment, mon cher, je me suis demandé ... si ce n'était pas lui qui avait raison...

Barois ébauche un geste de surprise.

LUCE (levant la main, et la laissant retomber avec découragement).—J'ai si nettement entrevu ce que sera cette affaire, du jour où notre doute sur la culpabilité de Dreyfus sera public!

BAROIS (vivement).—Ce sera sa réhabilitation!

LUCE.—Soit. Mais ne nous leurrons pas. Ce sera autre chose encore autre chose surtout.

(Avec lourdeur.) Ce sera, mon ami, la lutte du bon droit contre la société française... Une lutte acharnée, et peut-être, en un sens, criminelle?...

BAROIS (violemment).—Oh, comment pouvez-vous...

LUCE (interrompant).—Ecoutez-moi... Si Dreyfus est innocent, ce qui est certain... (Scrupuleux.)—ou à peu près certain...—sur qui retombe la faute?

Qui vient prendre sa place d'accusé?

C'est l'État-Major de l'armée française.

BAROIS.—Eh bien ?

LUCE.—Et derrière l'État-Major, c'est le gouvernement actuel de la République, c'est-à-dire l'ordre établi, auquel nous devons notre vie nationale depuis vingt-cinq ans...

Barois se tait. Un temps.

LUCE.—Je n'oublierai jamais, Barois, ce retour le long des quais... Devant moi, ce dilemme terrible: connaître la vérité et fermer les yeux; se résigner au respect d'un jugement inique, parce qu'il a été rendu, solennellement, par l'armée et par le gouvernement, avec—il faut bien le dire—l'approbation passionnée de l'opinion. Ou bien attaquer, preuves en mains, l'erreur judiciaire, déchaîner le scandale, et, délibérément, comme un révolutionnaire, assaillir de front cet ensemble sacré; l'ordre constitué de la nation!

Barois médite quelques secondes: puis un brusque sursaut des épaules.

BAROIS.—Il n'y a pas à hésiter!

LUCE (avec simplicité).—J'ai hésité cependant. Je n'ai pas pu faire si vite bon marché de cette paix relative dans laquelle nous vivons depuis tant d'années.

(Regardant Barois avec attention.) Je comprends votre révolte, qui ne prend rien autre en considération, que la justice. Pourtant, laissez-moi vous le dire, Barois, nos attitudes ne peuvent pas être tout à fait les mêmes: dans votre ardeur à prendre parti, il y a ... comme un sentiment privé... Je ne crois pas me tromper... Il y a comme une satisfaction personnelle, comme une revanche, enfin...

BAROIS (souriant).—C'est vrai, vous avez raison... Oui, j'ai eu plaisir à me placer ouvertement de l'autre côté de la barricade... (Sérieux.) Car il n'y a pas de doute, notre adversaire d'aujourd'hui, c'est bien mon adversaire d'autrefois: la routine, l'autocratisme, l'indifférence pour tout ce qui est élevé et sincère! Ah, vraie ou illusoire, que notre conviction est plus belle!

LUCE.—Je vous comprends bien. Mais ne me reprochez pas d'hésiter, au moment où il va falloir exposer tant de laideurs aux yeux de tous, aux yeux des étrangers...

Barois ne répond pas, son regard et son sourire semblent dire: «Je vous admire de toute mon âme; que parlez-vous de reproche?...»

LUCE (sans lever la tête).—Cette semaine, Barois, j'ai passé par une crise de conscience terrible... J'ai été balloté entre mille sentiments contraires... (Douloureusement.) Jusqu'à me laisser émouvoir par mon intérêt propre... Oui, mon cher, j'ai fait le compte de ce que je risque, comme individu, si je parle, si j'attache ce monstrueux grelot ... et j'ai eu un vilain frisson...

BAROIS.—Vous exagérez.

LUCE.—Non. Il y a beaucoup de chances, vu l'état de l'opinion, pour qu'en quelques mois je sois irrémédiablement coulé.

J'ai neuf enfants mon ami...

Barois ne proteste plus.

LUCE.—Vous voyez, vous êtes de mon avis...

(D'une voix chaude.) Et pourtant, les circonstances sont telles que je ne peux pas me dérober, sans faillir à la direction même de ma vie. J'ai aimé la vérité par-dessus tout, et avec elle la justice, qui en est la réalisation pratique. J'ai toujours eu cette conviction, cent fois contrôlée par les faits, que le devoir indiscutable et le seul bonheur qui ne déçoive pas, c'est de tendre vers la vérité de toutes ses forces, et d'y conformer aveuglément sa conduite: tôt ou tard, malgré les apparences, on s'aperçoit que c'était la bonne voie.

(Lentement.) Il faut que chacun de nous consente à sa vie: et la mienne m'interdit de me taire. Ah, jamais je n'ai si clairement compris que, si le travail de tous permet à quelques-uns de vivre dans le recueillement, et si ces efforts solitaires sont nécessaires, puisque, bout à bout, ils forment le progrès,—en revanche, ce privilège ne va pas sans créer des obligations intransgressibles! Il faut les reconnaître, lorsqu'elles se présentent: en voici une!

Barois approuve d'une simple inclinaison de tête.

Luce se lève.

LUCE.—Je ne veux pas me poser en redresseur de torts. Je veux seulement que mon cri d'alarme avertisse le gouvernement, et provoque dans l'opinion un revirement de conscience qui s'impose. Après quoi, je suis résolu à livrer mon enquête telle quelle, comme un outil de travail,—et à m'effacer. Vous me comprenez? (Avec une expression de souffrance réelle.) Simplement rejeter ce doute qui m'étouffe!

Si Dreyfus est coupable,—et je le souhaite encore de toutes mes forces—qu'on le prouve, en débats publics: nous nous inclinerons. Mais avant tout, que l'on dissipe cet air irrespirable!

Il s'avance pesamment jusqu'à la fenêtre ouverte, et baigne son regard dans les fraîcheurs vertes du jardin.

Quelques instants passent.

Il se retourne vers Barois, comme s'il se souvenait tout à coup du but de sa convocation; et, familièrement, il lui met ses deux mains sur les épaules.

LUCE.—Barois, j'ai besoin d'un organe où lancer cet appel à la loyauté...

(Hésitant.) Consentiriez-vous à jeter votre Semeur dans la mêlée?

Une telle fierté relève le visage de Barois, que Luce se hâte de parler.

LUCE.—Non, non, écoutez-moi, mon ami. Il faut réfléchir.

Voilà deux ans que, pour créer cette revue, vous vous êtes donné, sans restriction. Votre Semeur est en plein élan. Eh bien, s'il devient mon porte-voix, tout est compromis; c'est la faillite probable de tous vos efforts...

Barois s'est dressé, trop bouleversé pour répondre. Une joie soudaine, un orgueil immense...

Ils se regardent. Luce a compris. Autour d'eux l'atmosphère s'alourdit. Dans le silence où bat leur double cœur, ils ouvrent les bras et s'étreignent.

C'est le commencement des exaltations surhumaines...


Huit jours plus tard.

Dans la cour de la maison qu'habite Barois, rue Jacob.

Au fond d'une remise ouverte, Woldsmuth et quelques acolytes, sont assis à une table. Breil-Zoeger, Harbaroux, Cresteil, Portal, vont et viennent.

Derrière eux, en piles blanches, 80.000 numéros du Semeur sont entassés. Odeur humide de l'impression fraîche.

D'autres ballots, cordés, sont prêts pour la province.

Le long des murs, une centaine de trimardeurs attendent en file indienne, comme à l'entrée d'une soupe populaire.

Trois heures.

La distribution commence.

Barois griffonne des chiffres sur un registre.

Les placards disparaissent, par blocs de 300, sous l'aisselle des coureurs, qui s'enfuient aussitôt vers la rue, sur leurs savates molles.

Déjà les premiers sont hors de la zone où ils doivent se taire, et, boulevard Saint-Germain, rue des Saints-Pères, sur les quais, les cris éclatent: une clameur rauque, dispersée par cent bouches haletantes:

—Numéro spécial!... «le semeur»!... Révélation sur l'affaire Dreyfus!... «conscience», lettre au peuple français, de marc-elie luce, sénateur, membre de l'institut, professeur au Collège de France...

Les passants se retournent, s'arrêtent. Les boutiques béent. Des enfants courent. Des mains se tendent.

Un vent d'orage semble éparpiller les feuilles.

En deux heures, le vol des papillons blancs s'est abattu jusque dans les quartiers extrêmes, sur la chaussée, sur les tables, au fond des poches.

Les aboyeurs reviennent, assoiffés, les bras vides.

La cour s'emplit à nouveau. Le vin coule.

Les dernières piles sont entamées, épuisées, emportées.

L'essaim bourdonnant s'échappe une seconde fois, secouant, dans le soir d'été, la torpeur de la ville chaude.

La foule s'exalte. Les boulevards grouillent.

Veillée de guerre...

Déjà, en mille endroits, des pensées françaises, soulevées par cette vague d'héroïsme, s'entrechoquent.

Une irrésistible explosion de passions a ébranlé le cœur nocturne de Paris.


LA TOURMENTE


I

Les nouveaux bureaux du Semeur rue de l'Université.

Quatre fenêtres, à l'entresol, portant, fixés aux appuis, de larges plaques de tôle, où se lit, en majuscules noires sur fond blanc: «le semeur».

Petit appartement de cinq pièces.

Dans les deux premières, des scribes, des employés, un va-et-vient commercial. La troisième, plus vaste, sert de salle de rédaction. Sur la cour, le cabinet de Barois et une chambre où travaille la sténographe.


Le 17 janvier 1898. Cinq heures du soir.

La salle de rédaction: une grande table, semée d'encriers et de buvards; au mur, un exemplaire déployé de l'Aurore du 13: «J'accuse...», et deux affiches, imprimées par Roll, reproduisant en caractères gras, la péroraison de la lettre de Zola.

Conversation bruyante: Barois, Harbaroux, Cresteil, Breil-Zoeger, Portal, et d'autres collaborateurs.

—Cavaignac a affirmé que Dreyfus avait fait des aveux, le matin de la dégradation.

—C'est faux!

—Pourtant je suis sûr qu'il est de bonne foi...

—On lui a persuadé qu'il y a un témoignage contemporain.

—D'ailleurs, il ne dit pas qu'il a vu le document!

BAROIS.—Comment! Il existerait, depuis 1894, un témoignage aussi accablant, dont la publication suffirait à annuler, d'un coup, tout le branle-bas,—et depuis quatre ans personne n'aurait pensé à le produire?

CRESTEIL.—Ça saute aux yeux!

BAROIS.—Voici les faits, tels qu'ils se sont passés...

Le silence s'établit aussitôt.

BAROIS.—Je les tiens de Luce dont l'enquête est sérieuse. Vous allez voir comme tout cela est simple.

Dreyfus s'est trouvé, le matin de la dégradation, une heure de suite avec Lebrun-Renault, capitaine de la garde républicaine. Il a protesté de son innocence avec la dernière énergie. Il a même annoncé qu'il allait la crier publiquement, si bien que le capitaine, inquiet d'un scandale possible, a cru devoir prévenir le colonel.

Ensuite Dreyfus a raconté une nouvelle épreuve, analogue à celle de la dictée, qu'il avait eu à subir quelques jours auparavant: le ministre, espérant toujours obtenir une certitude qui allégerait sa responsabilité personnelle, lui avait envoyé dans sa cellule le commandant du Paty de Clam, pour lui demander «si ce n'était pas par patriotisme qu'il aurait proposé des documents à l'Allemagne» dans le but de s'en procurer d'autres plus importants,—ce qui eût atténué sa faute et motivé un adoucissement de peine. Lebrun-Renault ne connaissait naturellement pas cette démarche. Dreyfus, qui attendait de minute en minute le commencement du supplice, était dans un état de surexcitation facile à imaginer, et parlait fébrilement sans beaucoup de suite. On comprend très bien comment ses paroles ont pu être mal comprises, mal rapportées, dénaturées en passant de bouche en bouche, et comment a pu naître l'histoire d'un échange de documents avec l'étranger.

Quant à Lebrun-Renault il n'a jamais parlé d'aveux, à cette époque. Le général Darras a fait demander, le matin même, après la dégradation, s'il n'y avait pas eu d'incident particulier; on lui a répondu que non, et il en a aussitôt rendu compte au ministre. De même, le rapport que Lebrun-Renault a fait, sa mission accomplie, au Gouverneur de Paris,—rapport que Luce a vu,—porte la mention: «Rien à signaler.»

Pensez-vous que s'il avait recueilli un aveu, sous quelque forme que ce fût, il ne se serait pas hâté de le dire? Et quand le ministre de la guerre a appris, le lendemain, les bruits vagues qui couraient dans la presse, est-ce que, s'ils avaient été le moins du monde fondés, il ne s'en serait pas préoccupé? Est-ce qu'il n'aurait pas tout de suite ordonné une enquête, afin d'avoir ce témoignage décisif? Est-ce qu'il n'aurait pas cherché à presser de nouveau Dreyfus, afin d'avoir des détails complémentaires, et afin de savoir,—question essentielle pour la sécurité nationale,—quels étaient exactement les documents livrés à la puissance étrangère?

Non, vraiment, plus on y réfléchit et plus apparaît l'irréalité de cette histoire des aveux!

CRESTEIL.—Vous devriez publier une interview de Luce sur ce sujet.

BAROIS.—Il trouve que ce n'est pas encore le moment. Il attend la déposition de Casimir-Perier, au procès Zola.

JULIA WOLDSMUTH (paraissant à la porte).—On demande M. Barois à l'appareil.

Il se lève et sort.

ZOEGER.—Quoi qu'il en soit, j'estime que l'attitude de Cavaignac est très heureuse pour nous.

PORTAL.—Heureuse pour nous?

ZOEGER.—Evidemment. Voilà un ancien ministre de la Guerre, qui, devant la Chambre, en pleine tribune, est venu affirmer solennellement qu'il existe une pièce décisive, d'après laquelle la culpabilité de Dreyfus ne peut pas être mise en doute. En bien, le jour où il sera publiquement démontré que c'est faux, que la pièce en question n'existe pas, ou que, si elle existe, c'est un document refait après coup pour les besoins de la cause et antidaté,—ce jour-là, l'opinion du pays sera fortement ébranlée! J'en fais mon affaire. Ou alors c'est qu'on nous aura changé la France!

CRESTEIL (tristement).—Vous n'avez jamais rien dit de si vrai...

PORTAL.—Tout ça va être discuté au procès Zola.

Rentrée de Barois.

BAROIS (assez troublé).—C'est Woldsmuth qui me téléphonait... Il vient d'apprendre qu'il est question de limiter la plainte contre Zola, en ne relevant que ses imputations relatives au conseil de guerre de 1894, et en négligeant les autres. Je me demande dans quel but...

PORTAL (se levant).—C'est très important!

CRESTEIL.—Mais ils n'en ont pas le droit!

PORTAL.—Je vous demande pardon.

CRESTEIL.—En quoi cela modifierait-il...?

BAROIS.—Laissez Portal s'expliquer.

PORTAL.—Ce serait très grave. Le gouvernement cherche par tous les moyens possibles, à entraver le développement de cette affaire. Or il y a un article de loi, formel, d'après lequel l'accusé ne peut fournir d'autres preuves que celles des faits articulés et qualifiés dans la citation. Autrement dit, en restreignant les termes de l'assignation, on circonscrit à volonté l'extension des débats.

CRESTEIL.—Avec ce procédé, on pourrait arriver à réduire la défense de Zola à presque rien!

PORTAL.—Mais parfaitement!

BAROIS.—C'est monstrueux... C'est un étranglement du procès.

CRESTEIL (indigné).—Ce sont des finasseries de procureur!

PORTAL.—C'est la loi.

Consternation générale.

ZOEGER (posément).—Pour ma part je n'y crois pas. Les accusations sont trop outrageantes pour être escamotées. Impossible de ne pas poursuivre celui qui a écrit et publié ça!

Il s'approche du tableau où s'étale, en gros caractères, la lettre de Zola.

(Lisant.) «J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire...!»

... «J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice...!»

... «J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées...!»

... «J'accuse le général de Boisdeffre...!»

... «J'accuse le général de Pellieux...!»

... «Enquête scélérate!»

... «Enquête de la plus monstrueuse partialité...!»

... «J'accuse les bureaux de la Guerre d'avoir mené dans la presse ... une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute...!»

CRESTEIL.—Et le défi de la fin:

... «En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi, etc...

«Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en Cour d'Assises, et que l'enquête ait lieu au grand jour!».

«J'attends![1]»

BAROIS.—Et vous croyez qu'un gouvernement peut avaler ça, sans broncher?

PORTAL.—En tout cas, Barois, il y aurait intérêt, avant que la citation ne soit rédigée, à dénoncer publiquement la supercherie.

ZOEGER.—Il faudrait que ton article éclate comme un pétard, demain à la première heure.

BAROIS.—Je vais m'y mettre.—Portal, voulez-vous me rechercher le texte exact de cette loi dont vous parlez?

PORTAL.—Puis-je téléphoner à la bibliothèque du Palais?

BAROIS (ouvrant la porte).—Mademoiselle Julia?

PORTAL.—C'est pour moi, Mademoiselle. Voudriez-vous me demander le 889-21?

BAROIS (se dirigeant vers son bureau).—Je vous laisse... Serez-vous ce soir boulevard Saint-Michel?

DIVERSES VOIX.—Oui...

BAROIS.—Je vous apporterai mon travail avant de le porter à Roll. Nous le reverrons ensemble. A ce soir...


Une heure plus tard.

La salle de rédaction est vide. Les employés sont partis. Le garçon de bureau balaye, en attendant l'heure de la fermeture.

Barois travaille dans son cabinet.

Brusquement, la porte s'ouvre: Julia blême, le visage angoissé; et, en même temps qu'elle, par la porte ouverte, une rumeur étrange.

JULIA.—Monsieur Barois ... une émeute ... Vous entendez...

Barois, surpris, gagne les pièces qui donnent sur la rue. Il ouvre une fenêtre et se penche dans la nuit.

Un murmure confus.

La flamme jaune d'un réverbère, toute proche, l'aveugle. Ses yeux s'habituent peu à peu à l'obscurité: devant lui, la chaussée est encore déserte; mais, là-bas, entre les façades d'ombre, coule une masse noire qui bourdonne.

Il s'apprête à descendre, par curiosité. Le brouhaha se rapproche; des chants; quelques cris:

«Dreyfus!...»

Le groupe isolé qui dirige la colonne n'est plus qu'à cinquante mètres de la maison. Barois aperçoit des visages et des bras levés vers lui.

—Conspuez le Semeur! Conspuez Barois! Conspuez!

Il recule précipitamment.

BAROIS.—Les volets! Vite!

Il aide le garçon, affolé.

Au moment où il va barricader la dernière croisée, une canne, lancée dans les carreaux, le couvre de débris de verre.

La foule est sous les fenêtres, à quatre ou cinq mètres de lui. Il distingue le timbre différent des voix.

—Le Semeur! Vendu! Traître! A mort!

Des pierres, des bâtons, font sauter les vitres en éclat, et frappent le bois des volets.

Il reste planté au milieu de la pièce, l'oreille tendue:

—Mort à Zola! Mort à Dreyfus!

Dans la pénombre, il devine Julia, debout, immobile. Il la pousse vers son cabinet.

BAROIS.—Demandez le numéro du commissariat...

Les projectiles doivent être épuisés. Les vociférations redoublent de violence, rythmées par les piétinements:

—Mort à Luce! Mort aux traîtres!

—Mort à Barois! Vendus!

BAROIS (très pâle, au garçon).—Verrouillez la porte, et gardez le vestibule!

Il se dirige vers son cabinet, ouvre un tiroir et prend un revolver.

Puis il rejoint le garçon.

BAROIS (rage froide).—Le premier qui ose entrer, je le tue comme un chien.

Sonnerie du téléphone.

BAROIS (à l'appareil).—Allo! le commissaire? Bien... Je suis le Directeur du Semeur. Il y a une émeute, rue de l'Université, sous mes fenêtres.

Ah, déjà? Bon, merci...

Je ne sais pas; mille, quinze cents peut-être...

Le tapage continue: martèlement cadencé des semelles sur le pavé, dominé par une sorte de rugissement, d'où se détachent en notes plus aigües, des cris:

—Mort à Dreyfus! Mort à Zola! Mort aux vendus!

Subitement la clameur hésite, et cesse. Quelques instants de tumulte confus: on devine l'intervention des agents.

Puis des cris éclatent, isolés, interrompus, de moins en moins distincts.

Le piétinement s'éloigne.

L'émeute est dispersée

Barois tourne un commutateur et aperçoit Julia, tout contre lui, debout, appuyée à une table.

Elle est tellement enlaidie par l'émotion, qu'il la fixe une seconde, pour la reconnaître: les traits crispés, le teint de plomb, le visage vieilli, durci, farouche, avec une expression bestiale et passionnée... L'instinct à nu... Quelque chose de sensuel, d'effroyablement sensuel...

Il pense: «Voilà son masque, dans l'amour...»

Le regard qu'il lui jette est brutal et pénétrant comme un viol: et elle le reçoit, comme une femelle consentante.

Puis, détente nerveuse, elle s'abat sur un siège en sanglotant.

Il quitte la pièce, sans prononcer un mot. Ses mains tremblent d'énervement.

Il ouvre les volets.

La rue est calme, à peine plus animée qu'à l'ordinaire, si ce n'est aux fenêtres et aux balcons, par des groupes de curieux.

Sous les réverbères brisés, dont le vent couche et tord les flammes, les agents font les cent pas.

LE GARÇON.—Monsieur, c'est le concierge avec le Commissaire, pour les constatations...

[1] L'Aurore (13 janvier 1898). Lettre ouverte d'Emile Zola au Président de la République: «J'accuse...»


II

17 février 1898.

Au Palais de Justice: la Cour d'Assises, 10e journée du procès Zola.


L'audience est suspendue.

Salle comble. Une foule tassée, grouillante, bavarde, gesticulant sur place. Un semis d'uniformes, d'aiguillettes dorées, parmi des toilettes de femmes. On se montre des têtes connues: généraux de l'État-Major, actrices en vedette, journalistes comédiens, députés. Le barrage noir des avocats sépare cette houle chatoyante du prétoire vide, que domine le Christ mélodramatique de Bonnat.

Une atmosphère âcre, étouffante, que traverse et secoue par instants une onde brusque de sympathie ou de haine, violente comme un courant électrique.

Dans les premiers rangs de l'auditoire, un groupe attentif, parlant bas: Harbaroux, Barois, Breil-Zoeger, Cresteil d'Allize, Woldsmuth; et parmi ces hommes, la silhouette sibylline de Julia.

Trois heures.

Un remous profond, venu des portes, soulève la foule. Un flot neuf d'arrivants s'insinue dans les moindres interstices du public massé; des étudiants à bérets, des avocats en robe, escaladant les hautes cloisons de l'enceinte réservée, se juchent en grappes, sur la crête des portants, sur l'entablement des fenêtres.

Luce, patiemment, s'enfonce à son tour dans la cohue, qui murmure avec hostilité son nom, et parvient à gagner la place que Barois lui a réservée près de lui.

LUCE (bas, à Barois).—Je viens de là-bas.—ça va être rude. La majorité du jury penche pour l'acquittement. A l'État-Major, ils s'en rendent compte, ils sont très alarmés... Ils vont essayer de frapper un grand coup, aujourd'hui ou demain...

Un brusque silence, qui ne se prolonge pas: l'entrée de la Cour.

L'hémicycle se peuple: les magistrats, en robe rouge; les jurés, deux par deux, d'une gravité endimanchée de cortège municipal.

Emile Zola s'assied au banc des accusés, près du gérant de l'Aurore; derrière eux, les avocats: Mes Labori, Albert et Georges Clémenceau, entourés de leurs secrétaires.

Un sourd grondement ébranle la salle.

Zola et Labori se penchent vers la droite, où vient de retentir un coup de sifflet. Zola a les deux mains jointes sur le pommeau de sa canne, et les jambes croisées; sa face de hérisson, plissée de rides, est soucieuse; à chaque mouvement de sa physionomie le lorgnon brille, aiguisant la vivacité des prunelles. Il parcourt lentement des yeux cette multitude qui le hait, et son regard s'attarde, se repose un instant sur le groupe du Semeur.

Dans l'allée centrale, un uniforme s'avance. Des voix murmurent:—«Pellieux... Pellieux...»

A pas décidés, le général se dirige vers la barre des témoins et s'arrête militairement.

BAROIS (à Luce).—Voilà... C'est Pellieux qu'ils lancent à l'assaut!

L'émotion de la salle est si bruyante, que le général se retourne, d'un geste impatient, et la toise, imposant tout à coup, par son visage martial, par sa prestance de grand seigneur, par l'indiscutable autorité de toute sa personne, un silence, qui, d'ailleurs, est de courte durée.

Le Président, gros homme à figure ronde, dont les lèvres rasées, entre les favoris, sont minces et closes, fait un mouvement de colère; mais il est impuissant à rétablir le calme.

Dans le brouhaha, qui peu à peu s'éteint, on distingue la voix nette du général articulant certains mots:

«—... Les termes stricts de la légalité ... l'affaire Dreyfus... Je demande à parler...[1]».

DES VOIX.—Chut! chut!

M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—... «Je répéterai le mot si typique du colonel Henry: «On veut de la lumière? Allons-y!»

Son timbre métallique, provoquant, sonne dans la vaste enceinte, devenue enfin silencieuse et immobile.

M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Au moment de l'interpellation Castelin, il s'est produit un fait que je tiens à signaler. On a eu, au ministère de la Guerre,—et remarquez que je ne parle pas de l'affaire Dreyfus,—la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus, absolue! et cette preuve, je l'ai vue!»

Il s'est tourné vers les jurés, puis vers la défense, puis vers le public. Un sourire de défi anime son masque dur d'escrimeur.

M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Au moment de cette interpellation il est arrivé au Ministère de la Guerre un papier dont l'origine ne peut être contestée, et qui dit—je vous dirai ce qu'il y a dedans:—«Il va se produire une interpellation sur l'affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations que nous avons eues avec ce juif.»

«Et, Messieurs, la note est signée! Elle n'est pas signée d'un nom connu, mais elle est appuyée d'une carte de visite, et, au dos de cette carte de visite, il y a un rendez-vous insignifiant, signé d'un nom de convention, qui est le même que celui qui est porté sur la pièce, et la carte de visite porte le nom de la personne...»

Une légère pause.

L'auditoire a eu un bref frémissement, et il demeure haletant, considérant tour à tour le tribunal, le témoin, Zola qui n'a pu réprimer un mouvement d'indignation, et les jurés, sur la figure banale desquels il y a comme un bien-être, une impression de soulagement.

M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX (d'une voix triomphante qui claironne).—«Eh bien! Messieurs, on a cherché la révision du procès par une voie détournée; je viens vous donner ce fait. Je l'affirme sur mon honneur! Et j'en appelle à M. le général de Boisdeffre pour appuyer ma déposition.

«Voilà ce que je voulais dire!»

Un trépignement général, prolongé, au-dessus duquel crépite un tonnerre d'applaudissements.

Luce reste les bras croisés, très pâle, son large front penché en avant, les yeux tristement levés vers le prétoire. Ses amis échangent des regards violents, chargés de révolte; mais ils demeurent abattus, immobilisés par ce coup de massue que rien ne faisait prévoir.

BREIL-ZOEGER (à mi-voix).—C'est un faux!

BAROIS (avec un haut-le-corps).—Parbleu! (Il montre du doigt un groupe d'officiers, sanglés dans leurs dolmans, levant leurs mains gantées de blanc pour applaudir frénétiquement.) Mais essaye donc de leur faire admettre ça!

Labori s'est dressé, de toute sa stature d'athlète, offrant aux coups son poitrail de lutteur. On n'entend pas ce qu'il dit. Il semble donner de son front bas contre un mur. Sa bouche est ouverte, toute ronde. Avec des gestes véhéments il s'adresse au Président qui paraît vouloir lui couper la parole.

Enfin, dans une accalmie, on distingue une interruption du Président, lancée d'une voix tranchante:

M. LE PRÉSIDENT.—«Mais, maître Labori...»

Me LABORI (exaspéré).—«Oh, Monsieur le Président...»

M. LE PRÉSIDENT (avec hauteur).—Le témoin vient de parler. Avez-vous une question à poser?»

Me LABORI.—«Permettez, Monsieur le Président, ici...»

Le timbre cuivré du général de Pellieux domine le colloque,—cinglant comme un coup de cravache.

M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Je demande que l'on appelle M. le général de Boisdeffre!»

Me LABORI (d'une voix tonnante, qui impose enfin le silence).—«Je demande, Monsieur le Président, et aujourd'hui l'incident se présente avec une gravité telle que la défense ne peut pas ne pas insister,—que la parole me soit donnée un moment, non pas seulement pour répondre à M. le général de Pellieux—encore qu'on ne réponde pas à une affirmation,—mais pour tirer immédiatement, au point de vue de l'affaire, la conséquence nécessaire qui se dégage des paroles de M. le général de Pellieux.

«Je vous demande la permission, Monsieur le Président, de dire deux mots.»

M. LE PRÉSIDENT (acerbe).—«Deux mots seulement...

Me LABORI.—«Deux mots seulement.»

M. LE PRÉSIDENT.—«A moins que vous n'ayez une question à poser?»

Me LABORI (éclatant).—«Comment aurais-je des questions à poser, en réponse à un fait absolument nouveau qui est jeté dans le débat? J'en ai une cependant, et c'est à cette question que je vais arriver.»

M. LE GÉNÉRAL DE PELLIEUX.—«Vous avez jeté dans le débat un fait nouveau, en lisant un acte d'accusation de M. le commandant d'Ormescheville, qui était du huis-clos.»

Me LABORI (triomphant).—«Nous avançons, nous avançons!»

M. LE GÉNÉRAL GONSE.—«Je demande la parole.»

M. LE PRÉSIDENT.—«Tout à l'heure, général.»

Me LABORI.—«Je dis simplement ceci: Il vient de se produire à la barre un fait d'une gravité exceptionnelle; c'est un point sur lequel nous sommes tous d'accord. M. le général de Pellieux n'a pas parlé de l'affaire Dreyfus, il a parlé d'un fait postérieur à l'affaire Dreyfus; il n'est pas possible que ce fait ne soit pas discuté ici, ou ailleurs, dans une autre enceinte. Après une pareille chose, il ne s'agit plus de restreindre ni de rétrécir un débat d'assises. Que M. le général de Pellieux me permette, très respectueusement, de lui faire observer, qu'il n'est pas une pièce, quelle qu'elle soit, qui ait une valeur quelconque, et qui, scientifiquement, constitue une preuve, avant qu'elle ait été contradictoirement discutée. Qu'il me permette d'ajouter que nous sommes maintenant dans cette affaire,—qui, quoi qu'on veuille et quoi qu'on fasse, prend des proportions d'une affaire d'État,—en présence de deux pièces ou de deux dossiers également graves l'un et l'autre, parce qu'ils sont secrets: un dossier secret, qui a été l'instrument de la condamnation de Dreyfus en 1894, sans contradiction, sans discussion, sans défense; un second dossier secret, qui sert depuis des semaines à empêcher qu'on apporte ici autre chose que des affirmations.»

Chargement de la publicité...