Jean-nu-pieds, Vol. 1: chronique de 1832
The Project Gutenberg eBook of Jean-nu-pieds, Vol. 1
Title: Jean-nu-pieds, Vol. 1
Author: Albert Delpit
Release date: March 19, 2006 [eBook #18015]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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JEAN-NU-PIEDS
PAR
ALBERT DELPIT
TOME PREMIER
PARIS E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
1876
A MON CHER GRAND MAÎTRE AUGUSTE MAQUET
Souvenir et gratitude pour les temps difficiles
ALBERT DELPIT
Paris, 7 août 1875.
PROLOGUE
FIDÈLE!
I
DEUX CAVALIERS
Vers la fin du mois de juillet de l'année 1830, deux cavaliers traversaient le village d'Ablon, situé à quinze kilomètres de Paris.
Ils paraissaient avoir fourni une longue course, car leurs vêtements poudreux indiquaient de lointains voyageurs.
Ce sont deux rudes hommes, et tels que l'imagination se représente les chevaliers d'autrefois, enfermés dans leurs puissantes armures.
Le plus vieux, auquel on eût aisément donné plus de soixante-cinq ans, porte un sévère costume noir, passé de mode. Un manteau plié, à l'arrière de la selle, rappelle le bagage des officiers de cavalerie; le plus jeune est vêtu d'une simple jaquette grise, et se tient, par déférence, à une demi-longueur en arrière. Le premier s'appelle Huon-Anne, marquis de Kardigân. Il est propriétaire de plusieurs lieues carrées entre Guérande et Savenay.
La second se nomme tout simplement Aubin Ploguen. Il est né sur les terres de Kardigân, et y mourra, si Dieu le veut. Le marquis avait quitté son château, en compagnie de Ploguen, pour aller embrasser ses quatre enfants:
Louis, l'aîné, chef d'escadron dans la garde royale; le second, Philippe, élève à l'École Polytechnique; le troisième, Jean, qui, malgré ses vingt ans, est entré aux gardes-du-corps, et, enfin, Marianne, sa fille chérie, ravissante enfant de dix-sept ans, qu'il va chercher au couvent de la Vierge, rue Saint-Paul, pour en faire la joie et la consolation de ses vieux jours.
Si le marquis de Kardigân est un de ces grands et robustes gentilshommes, comme en a enfantés la Bretagne, cette terre de granit recouverte de chênes, à coup sûr Aubin Ploguen résume à merveille en lui l'idée qu'on peut en faire de la force humaine.
Au reste, la conversation qu'il eut avec son maître, en entrant au service de Kardigân, édifiera pleinement le lecteur sur ce personnage, l'un des principaux de notre récit.
C'était vingt ans environ avant le commencement de cette histoire.
Cibot Ploguen, au moment de mourir, avait supplié le marquis de Kardigân de prendre chez lui son fils Aubin.
Cibot Ploguen, vétéran de toutes les chouanneries, avait sauvé plusieurs fois la vie du gentilhomme pendant leurs éternelles guerres contre les Bleus.
Le marquis répondit seulement:
—Tu peux mourir tranquille, mon gars, je t'engage ma parole.
Et Cibot était mort tranquille.
Le lendemain, M. de Kardigân fit venir Aubin Ploguen.
—Ton père t'a donné à moi.
—Je le sais, monsieur le marquis.
—Quel âge as-tu?
—Vingt ans.
—Eh bien, tu feras chez moi ce que tu voudras. Tu chasseras ou tu pêcheras, tu laboureras…
—Pardon, monsieur le marquis, je sais lire et écrire. Pourquoi monsieur le marquis ne me chargerait-il pas d'inspecter ses biens?
—Diable! tu ferais la besogne de deux intendants, alors?
—De quatre. C'est mon opinion.
—Va, mon garçon!
Peu à peu, le vieux gentilhomme s'aperçut d'une chose: c'est que si Aubin faisait la besogne de quatre intendants, en revanche, il ne le volait pas, ce à quoi un seul eût parfaitement suffi.
Aussi, malgré la distance sociale qui les séparait, une sorte d'intimité et d'affection s'était lentement établie entre eux.
Intimité et affection qui ne firent que s'augmenter quand, ses quatre enfants étant partis pour Paris, le marquis se retrouva seul.
La marquise était morte en donnant le jour à Marianne.
Mais revenons à la suite de la conversation que nous avons commencée:
—Es-tu fort, mon gars? demanda M. de Kardigân, après avoir confié à
Aubin la direction de ses domaines.
—Assez… c'est mon opinion.
—Donne-m'en une preuve.
Aubin Ploguen aperçut une pièce de cinq francs en argent qui flânait sur la cheminée.
Il la prit entre ses doigts, et sans aucun effort apparent la cassa tout net.
—Bravo, mon gars! s'écria le gentilhomme émerveillé.
—Peuh! j'ai fait mieux que ça, monsieur le marquis.
—Bah!
—Si monsieur le marquis veut atteler un cheval à une voiture, je me charge de traîner la voiture en arrière, malgré tous les efforts du cheval pour la traîner en avant.
Pendant les vingt ans qui s'écoulèrent entre l'entrée du fils Ploguen au château et le moment où nous les trouvons au village d'Ablon, le marquis eut tant de preuves de cette force herculéenne, qu'il en était arrivé à y compter comme sur une chose naturelle.
Un jour, une vieille église menaçant ruine, il dit au curé:
—Je vous enverrai Aubin pour la soutenir pendant la messe!
Si j'ajoute que le serviteur adorait son maître, et les enfants de son maître, avec l'admirable solidité des coeurs dévoués, le lecteur le connaîtra aussi bien que nous.
Il n'avait qu'un défaut, c'était de dire souvent après ses réponses:
—C'est mon opinion!
Cependant, malgré l'étouffante chaleur qu'il faisait ce jour-là, sur la grande route, entre Ablon et Paris, les deux cavaliers pressaient leurs montures. On sentait qu'ils avaient hâte d'arriver.
A trois heures de l'après-midi, ils approchaient des murs de la capitale. Il y avait bien dans l'air de sourdes rumeurs, mais le maître et le serviteur ne s'apercevaient de rien.
Ils étaient tout entiers à leur causerie.
—Aubin, mon gars, mon fils Louis est bien beau!
—Et M. Jean? monsieur le marquis.
—Tu aimes mieux Jean. C'est ton préféré, avoue-le.
—Non, mais… c'est mon opinion.
—Chère Marianne! Quel bonheur ce sera de la ramener à Kardigân. J'ai hâte de voir mon Philippe.
—M. le vicomte est tout le portrait de monsieur le marquis.
—Oui, mais Jean est celui de sa pauvre mère. Crois-tu qu'ils s'attendent à me voir?
Avant qu'Aubin ait pu répondre, une formidable rumeur traversa l'air et vint frapper les oreilles des voyageurs.
—As-tu entendu, Aubin? demanda le marquis.
—Oui, monsieur.
Mais comme le vieillard parlait de ses enfants, il devint indifférent aux choses extérieures.
Cependant il devait évidemment se passer quelque chose dans Paris.
—Chers enfants! murmura M. de Kardigân, je sens mon coeur battre à la pensée de les serrer dans mes bras! Sais-tu que voilà cinq ans que je ne les ai vus! Le service du roi avant tout. Ils seront heureux, n'ayant pas, comme moi, à vivre dans des temps de tourmente et de folie!…
Une larme glissa sur la joue ridée du marquis. Mais il se redressa sur son cheval, comme s'il avait honte de ce moment de faiblesse.
—Allons! un temps de galop, Aubin, mon gars; nous les reverrons plus tôt!
Les deux chevaux, vigoureusement éperonnés, franchirent un kilomètre avec la rapidité de l'éclair.
Tout à coup M. de Kardigân entendit à l'horizon un crépitement sourd et continu.
—Holà, Aubin! écoute-moi cette musique-là, dit-il. Est-ce qu'on ne dirait pas d'une fusillade?
—C'est mon opinion, monsieur le marquis.
—Plus vite, alors, plus vite!
Les deux cavaliers se lancèrent à fond de train dans la direction de
Paris.
Bientôt, la route présenta un aspect lugubre et terrible: on voyait passer des blessés sur des civières, et le bruit des coups de fusil, auxquels se mêlait de temps à autre la puissante voix du canon, domina les vociférations et les cris de désespoir.
Ils entraient à ce moment dans Paris. En quelques minutes le faubourg fut traversé.
A l'entrée de la rue Saint-Antoine, le marquis et Aubin s'arrêtèrent court en face d'une barricade qui leur coupait le chemin.
Cette barricade était défendue par une trentaine d'ouvriers qui se battaient comme des lions, et attaquée avec non moins d'héroïsme, par le 17e de ligne. Les balles sifflaient autour du gentilhomme et du paysan.
Mais ni l'un ni l'autre ne savaient ce que c'était que la peur. Ignorants des nouvelles politiques, ils ne comprenaient rien à ce qui se passait.
Tout à coup, un groupe d'ouvriers aperçut les cavaliers.
Aussitôt ils les entourèrent, et l'un d'eux appuyant son fusil sur la poitrine de M. de Kardigân, lui dit:
—Citoyen, crie: Vive la République!
Le vieux gentilhomme fit faire un bond terrible à son cheval.
Aussitôt vingt fusils s'abattirent, prêts à le tuer.
Mais le marquis avait fait un signe énergique à Aubin.
Tous les deux enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux, qui sautèrent la barricade avec rage.
Alors M. de Kardigân souleva son chapeau, et découvrant ses cheveux blancs, où se jouaient de lumineux rayons de soleil:
—Vive le Roi! dit-il lentement.
II
LA PREMIÈRE JOURNÉE.
Trente coups de fusil tirés par les révolutionnaires enveloppèrent les deux royalistes d'un épais nuage de poudre.
Sur l'ordre des officiers, les soldats du 17e cessèrent leur feu.
Quand cette fumée fut dissipée, les deux chevaux étaient tués, Aubin avait une balle dans le bras; mais le marquis demeurait intact.
Le gentilhomme et le paysan jetèrent le même cri:
—Un fusil!
Dès lors l'attaque de la barricade recommença. Rien n'était changé, sinon que le 17e comptait deux soldats de plus. Quand vint le soir, les ouvriers étaient repoussés: vainqueurs et vaincus soignaient indistinctement les blessés, chacun de leur côté, sans s'occuper de savoir s'ils portaient un pantalon rouge, une blouse ou un paletot.
Il sortait de la grande ville, accroupie dans le sang, ce grondement sourd, semblable aux rumeurs d'une colossale ruche d'abeilles; mais on sentait planer sur ces murailles silencieuses ce je ne sais quoi de lugubre que donnent les guerres civiles.
Aubin Ploguen avait enveloppé son bras, soigneusement pansé, dans un foulard attaché à son cou. Sa blessure l'inquiétait à peu près autant qu'une piqûre d'épingle.
Sombre, M. de Kardigân marchait dans la rue, les yeux sur le sol, où la lutte de la journée se lisait en lettres rouges. Il avait vu le 10 août auquel il avait échappé par miracle, et devinait que la royauté allait subir une rude secousse.
—Souffres-tu, mon gars, demanda-t-il à son serviteur.
—De quoi? monsieur le marquis.
—De ta blessure.
—Oh! non!
—Alors pressons le pas, je veux embrasser mes trois fils. Je suis sûr que chacun d'eux, aujourd'hui, aura fait son devoir.
Le lecteur a déjà compris que le vieux Breton était une de ces natures loyales, en qui la fidélité marche de pair avec la naissance. En 90, il était accouru à Paris se battre. Après l'assassinat de Louis XVI, il se refusa à émigrer, et gagna le Bocage, où il chouanna jusqu'au consulat. Pendant l'empire, il resta dans son château, élevant ses enfants jusqu'à l'âge de dix ans, et les envoyant ensuite à Paris, pour leur faire achever leur éducation.
Quand vint la première Restauration, il alla saluer le Roi et revint à
Kardigân, n'ayant rien demandé.
Après le retour de l'île d'Elbe, il partit pour Gand. En 1815, il reçut la croix de Saint-Louis, sans l'avoir sollicitée.
Puis, pendant les quinze années de la Restauration, il demeura enfermé dans ses terres, agrandissant toujours sa fortune par l'agriculture et le travail.
Intelligent, bon et doux, la devise de sa maison achevait de le peindre. Cette devise se composait d'un seul mot: Fidèle! il est vrai que ce mot-là en vaut bien d'autres! Aussi avait-il ressenti une amère souffrance en assistant, dès son arrivée à Paris, au prélude d'une révolution.
* * * * *
Les deux hommes marchaient vite: le père avait hâte d'arriver auprès de ses enfants.
Une voiture passait; le marquis l'arrêta.
—A la caserne Babylone! dit-il.
Le régiment de son fils aîné y tenait garnison.
Il fallut une heure au cocher pour conduire le fiacre rue de Babylone.
Paris se faisait désert.
Cependant, par intervalles, on voyait passer, muettes et tristes, de longues files de soldats, sac au dos.
En entrant dans la caserne, le marquis la trouva vide. On lui dit que le régiment, replié sur l'Arc-de-Triomphe, camperait probablement sur l'avenue de Neuilly ou aux Champs-Elysées.
Les cuirassiers de la garde, où le comte de Kardigân était chef d'escadron, s'étaient battus toute la journée.
Malgré sa force d'âme, le père frissonna, si le Breton resta impassible: il songea qu'il avait trois fils, soldats tous les trois…
De la rue de Babylone à l'Arc-de-Triomphe, il fallut encore une heure.
Enfin, ils arrivèrent.
En effet, les cuirassiers campaient sur l'avenue de Neuilly.
—Savez-vous où est le commandant de Kardigân? demanda le vieillard à un soldat qui passait.
—Il est blessé, monsieur.
—Blessé!
—Oh! peu de chose, m'a-t-on dit.
Le marquis respira.
Son coeur était impressionné par de si tristes pressentiments qu'il craignait un malheur.
—Où l'a-t-on transporté?
—A l'hôpital de la Charité.
Il fallut reprendre encore ce terrible voyage au milieu de la ville. Enfin, au bout de la troisième heure, la voiture s'arrêta, rue Jacob, devant la Charité. Une religieuse guida le marquis à travers une longue suite de dortoirs.
A la porte d'une chambre, elle s'arrêta.
—Entrez, monsieur, dit-elle.
Pauvre père!
Le comte Louis de Kardigân était blessé à mort: il avait reçu une balle en pleine poitrine; l'agonie était proche.
—Louis! Louis! s'écria le marquis, qui croyait que son fils était peu dangereusement blessé.
Le jeune homme resta immobile à cette voix qu'il avait tant aimée.
—Hélas! monsieur, répondit la soeur qui veillait au chevet de l'officier, il ne peut plus nous entendre.
—Il ne peut plus!…
Le vieillard ne comprenait pas encore. Il est de ces vérités auxquelles il est si épouvantable de croire!
—Il dort? demanda-t-il tout bas, comme s'il eût craint d'éveiller le blessé.
Aubin Ploguen avait compris, lui, et pleurait silencieusement.
Au même instant, le jeune homme eut un brusque tressaillement. Il se dressa à demi sur sa couche sanglante, puis il retomba immobile, déjà glacé.
La religieuse fit un long signe de croix, comme pour accompagner d'une prière cette âme que Dieu venait de rappeler à lui.
—Oui, il dort, reprit-elle… pour toujours!
—Dieu! mon enfant! mon enf…!
Le père chancela.
Aubin Ploguen le retint dans ses bras.
M. de Kardigân releva bientôt la tête.
Il s'avança près du lit, et s'agenouilla:
—Seigneur, dit-il, mon fils a rempli son devoir. Que ta volonté soit faite!
Puis il déposa un long baiser sur le front du mort.
Mais cet homme énergique était atteint au plus profond de son être, comme un arbre robuste auquel le bûcheron vient de porter un premier coup de cognée.
Il resta anéanti dans sa douleur, les yeux fixés sur ce cadavre, se rappelant sans doute combien de souhaits, combien d'espérances avaient entouré celui qui gisait là, sur cet humble lit d'hôpital.
Il regardait ce mâle et fier visage, où la mort avait mis son empreinte fatale, et dont les yeux, grands ouverts, immobiles, vitreux, ne pouvaient plus le voir…
Alors il éclata en sanglots, et, saisissant la main du jeune homme, l'embrassa à plusieurs reprises.
—Monsieur le marquis!… monsieur le marquis!… dit Aubin Ploguen d'une voix suppliante et coupée par les larmes.
—J'embrasse la main qui a tenu l'épée! répliqua le vieillard avec un sourire navrant.
La porte de la chambre s'ouvrit, un officier supérieur entra. C'était le colonel du régiment de cuirassiers.
En apercevant M. de Kardigân, il sentit qu'il était en face du père.
—Monsieur, dit-il, le commandant de Kardigân est mort en héros. Entouré d'assaillants, il a refusé de se rendre.
Le père ne dit qu'un mot, un mot qui pour lui résumait tous les devoirs humains:
—Fidèle! murmura-t-il en regardant son fils aîné.
—Ma soeur, reprit-il, j'ai d'autres enfants, soldats eux aussi. Je veux les voir; dans la nuit je reviendrai. C'est à moi de veiller mon enfant.
Aubin Ploguen fit un geste que le marquis comprit aussitôt.
—Oui… oui… reste!
Le serviteur s'assit au chevet du lit.
Le maître, lui, se tenait debout, les bras croisés, abîmé dans sa souffrance. Il semblait qu'il n'eût pu s'arracher à ce douloureux spectacle.
«L'homme qui souffre aime sa douleur,» a écrit un poëte.
—Monsieur, dit le colonel, j'ai mon coupé à la porte. Voulez-vous me permettre de vous mener?
—Il est bien tard… n'importe!… Veuillez me conduire au couvent de la Vierge, rue Saint-Paul, il me semble que cela me fera du bien d'embrasser ma fille…
En effet, la nuit était fort avancée. Mais M. de Kardigân voulait faire éveiller sa fille, sa Marianne chérie.
Cette dernière enfant était sa préférée, autant qu'un père peut avoir de préféré. En naissant, elle avait coûté la vie à sa femme, qu'il adorait.
On s'attache aux siens en raison des douleurs qu'ils vous causent.
Pendant que la voiture marchait lentement à travers les rues barricadées, le vieux Breton pleurait, la tête entre ses mains.
—Pauvre Marianne! comme elle sera malheureuse! pensait-il.
Le colonel souffrait de la souffrance de ce père frappé si douloureusement. Ah! si ceux qui font les guerres civiles savaient les deuils qu'ils jettent et les coeurs qu'ils brisent!
La voiture s'arrêta rue Saint-Paul.
Le couvent de la Vierge dressait sa muraille grise dans l'ombre.
—Adieu, monsieur le marquis! dit le colonel d'une voix triste.
—Ah! c'est la première fois que les baisers de ma fille ne pourront me consoler! murmura le gentilhomme en hochant sa tête blanchie…
III
LA SECONDE JOURNÉE
Quand, le matin, avaient retenti les premiers coups de fusil, beaucoup de familles s'étaient effrayées à la pensée de voir leurs filles exposées à la révolution.
En effet, le couvent de la Vierge est situé rue Saint-Paul, au milieu de la fournaise.
Les mères s'étaient donc empressées de retirer les pauvres enfants et de les emmener chez elles.
Marianne de Kardigân alla chez une de ses tantes, la chanoinesse de
Riom.
Aussi, quand le marquis la demanda au parloir, il lui fut répondu que depuis le matin elle n'était plus au couvent.
La nuit était trop avancée pour que le gentilhomme pût se rendre chez madame de Riom; et, en même temps, le jour trop proche pour qu'il ne dût pas se résoudre à ne pas retourner à l'hôpital de la Charité.
En effet, la circulation devenait de plus en plus difficile dans Paris.
Les barricades sortaient de terre par enchantement; et les insurgés, comme s'ils eussent pressenti leur victoire, commençaient à interroger les passants, retenant ceux qui n'étaient pas de leur bord.
Néanmoins M. de Kardigân se dirigea vers la rue de Varennes, en quittant le couvent de la Vierge.
Des hommes armés montaient la garde au bout de chaque rue.
La lutte s'annonçait comme devant être plus acharnée que celle de la veille.
Mais nul ne songea à arrêter ce vieillard encore droit et ferme, malgré son coeur brisé, qui portait sur ses traits dévastés tout un poëme de désespoir.
Le marquis marchait, l'oeil fixe, la pensée immobile, comme ces Indiens concentrés dans une même idée.
Il voulut d'abord remonter la rue Saint-Paul, gagner la rue du Loir et suivre le bord de la Seine.
Mais il lui fallut renoncer à ce projet.
Il dut passer par la place de la Bastille et prendre la ligne des boulevards.
Le jour était levé.
Des flots de soleil inondaient les pavés rougis. Les mines résolues annonçaient que le combat serait proche.
M. de Kardigân arriva rue de Varennes vers huit heures du matin seulement.
L'hôtel où demeurait madame de Riom était déjà ouvert.
Il entra; des tentes élevées à la hâte encombraient la cour.
Sous ces tentes étaient couchés des blessés, que soignaient deux femmes, la chanoinesse et sa nièce Marianne.
La jeune fille aperçut son père et jeta ce joli petit cri des fillettes de dix-sept ans, qui rappelle le chant d'un oiseau. Le père ouvrit ses bras, et elle vint s'y précipiter avec bonheur.
—O père, père chéri!
—Ma pauvre enfant!
Il y avait tant de douleur dans la voix du marquis, que Marianne, ignorant l'arrivée de son père, la veille, prit cette douleur pour de l'inquiétude.
—Rassurez-vous, dit-elle, mes frères sont tous sains et saufs…
Il frissonna.
—Louis a reçu une égratignure… Vous savez que je l'adore, mon commandant!
Et elle riait, ne se doutant pas qu'elle perçait le coeur de M. de
Kardigân.
—Quant à Philippe, un ordre du ministre défend aux élèves de l'École polytechnique de sortir.
—Et Jean?
—Il est venu nous voir hier au soir.
—Marianne, dit le père, votre frère Louis a été tué.
—Louis… tué!…
La jeune fille tressaillit violemment et chancela.
Mais c'était une vraie enfant de preux. Le ton rosé de sa figure fut remplacé par une pâleur mate; un cercle noir se forma autour de ses yeux.
Elle alla au fond de la cour de l'hôtel s'agenouiller devant une madone en pierre, et pria.
—Oh! mon pauvre père, comme vous devez souffrir! s'écria-t-elle en se relevant et en entourant de ses bras le cou du vieillard.
Elle ne pensait pas à sa souffrance à elle.
Cependant les heures marchaient.
M. de Kardigân, rassuré sur le compte de ses enfants, voulait retourner à la Charité. Mais, au moment où il allait sortir de l'hôtel, une vive fusillade éclata dans la rue de Varennes.
Le vieux Breton sentit l'odeur de la poudre et respira longuement, comme un cheval de bataille.
Des soldats, enfermés dans la rue et bloqués par des insurgés trois fois plus nombreux, se défendaient avec acharnement.
M. de Kardigân embrassa une dernière fois sa fille et se jeta dans la lutte.
Un soldat frappé au front était tombé au milieu du trottoir, tenant encore son fusil dans sa main crispée.
Il ramassa l'arme et se battit.
L'hôpital improvisé de la chanoinesse de Riom s'encombrait rapidement.
La bataille devenait de plus en plus sanglante. A chaque instant on apportait les blessés.
Il vint même un moment où il ne resta plus une seule place vide dans la cour de l'hôtel.
Alors madame de Riom fit jeter des matelas dans la rue même, sur lesquels on mettait les blessés.
Il y eut, pendant ces trois funèbres journées, bien des dévouements ignorés, bien des sacrifices inconnus.
Mais, parmi ces dévouements et ces sacrifices, il faut compter ceux de ces femmes qui n'hésitaient pas à braver la mort pour panser les malheureux qui tombaient.
Marianne et sa tante allaient les relever sous la grêle des balles, trouvant de bonnes paroles et de doux encouragements pour ces infortunés.
Le père, entre deux coups de feu, contemplait sa fille avec orgueil.
Son sang parlait dans ce dévouement simple et sublime.
Les heures passaient rapides.
Tout à coup, celui qui dirigeait le mouvement des insurgés comprit qu'il était temps d'achever l'écrasement de cette poignée d'hommes.
Des secours pouvaient leur arriver; il ordonna aux siens de faire une attaque générale.
Dès lors, ce ne fut plus une bataille, mais un égorgement. L'histoire a consacré le souvenir de quelques-unes des atrocités qui y furent commises.
A mesure qu'ils conquéraient une maison, les insurgés y entraient et poursuivaient à travers les étages les malheureux soldats.
C'est dans cette rue de Varennes qu'on jeta par les fenêtres du cinquième étage des Suisses et des gardes-du-corps.
Au milieu de ce tourbillon de fer, Marianne et madame de Riom étaient restées impassibles, continuant, sans reculer, leur oeuvre pieuse.
Tout à coup M. de Kardigân crut entendre sa fille jeter un cri déchirant.
Il se retourna et l'aperçut, les genoux sur le sol, pâle, presque livide.
Il se précipita en arrière, sans s'occuper des insurgés qui gagnaient du terrain.
Marianne se releva péniblement; une balle venait de lui traverser le bras.
Elle vint en chancelant se réfugier sur la poitrine de son père.
La fière héroïne redevenait femme: la douleur refaisait d'elle une enfant.
—Père! père! je souffre, murmura-t-elle en laissant pencher son front sur l'épaule du marquis.
Au même instant, à trente mètres de là, un insurgé parut à la fenêtre d'une maison.
—Ah! les femmes s'en mêlent! cria-t-il. Eh bien, attends un peu!
Il abattit son fusil dans la direction de Marianne.
M. de Kardigân voulut arracher au danger son bien-aimé fardeau.
Mais il était trop tard.
Marianne eut un tressaillement intérieur qui tendit son corps dans un spasme suprême… puis ses bras retombèrent inertes.
—Père… père! balbutia-t-elle encore.
Elle était morte.
M. de Kardigân se jeta dans l'hôtel, et, là, déposa la pauvre enfant sur un de ces lits improvisés par sa généreuse charité.
Puis lui-même, accablé par ce nouveau coup, perdit connaissance et s'évanouit.
* * * * *
La seconde journée s'acheva comme la première. Quel chemin de croix pour cet homme, qui venait à Paris pour embrasser ses enfants, et qui sur son chemin ne rencontrait que des tombes!
Quand il revint à lui, la nuit—la seconde!—couvrait la ville.
Le sentiment de la réalité, se réveillant en lui avec la douleur, lui rappela ces deux deuils qui l'écrasaient.
On avait transporté Marianne dans la chambre de sa tante. Elle reposait sur le lit, revêtue encore de son uniforme de soeur de charité.
M. de Kardigân, vieilli de cent ans, courbé en deux par l'angoisse et le désespoir, tenait sa tête cachée dans les draps du lit.
La balle avait traversé le coeur. La jeune fille semblait dormir: son visage, laissé calme par ce grand repos de la mort, souriait encore.
Le père regardait; ses yeux étaient secs. Il avait tant pleuré qu'il n'avait plus de larmes!
—Elle aimait les fleurs… dit-il.
Alors il alla péniblement, se traînant plutôt que marchant, vers une serre naturelle où croissaient, sous le chaud soleil de juillet, des plantes embaumées.
Il fit une abondante moisson, qu'il jeta sur le lit, donnant à la pauvre morte aimée un linceul de clématites, de camélias et de roses.
Puis il reprit sa prière.
Quand madame de Riom, presque folle, eut recouvré un peu de raison, elle supplia son cousin de quitter cette chambre.
—Ne soyez pas injuste, dit-elle; ceux qui ne sont plus doivent être aimés d'un amour égal. Louis attend!
M. de Kardigân se rappela qu'un autre cadavre l'attendait, en effet.
Il voulut s'éloigner; mais comme un aimant invincible l'attachait à ce lit; il se précipita sur le corps de Marianne, couvrant de larmes et de caresses ce front glacé.
—Ah! mon Dieu, s'écria-t-il, qu'avait fait cette enfant pour que tu me la prisses!
IV
LA TROISIÈME JOURNÉE
M. de Kardigân eut une idée pieuse pendant qu'il quittait sa fille morte pour aller retrouver son fils mort.
Il voulut réunir dans la même tombe ces deux êtres, dont l'aîné n'avait pas vingt-six ans, comme ils avaient été réunis dans la vie.
Aubin Ploguen était resté à la même place.
—Lève-toi, mon gars, dit le marquis d'une voix sourde. Prends mon fils dans tes bras, et viens!
Le directeur de l'hôpital voulut s'opposer à la volonté du gentilhomme.
Mais celui-ci le regarda en disant:
—Je suis le père, monsieur!
Au reste, Aubin Ploguen avait déjà obéi.
Le corps du jeune comte pesait à ses bras comme une plume à la main d'un enfant.
Ce fut une marche lugubre à travers cette cité sombre et agitée.
M. de Kardigân restait muet.
—Mademoiselle Marianne se porte bien? monsieur le marquis, demanda le serviteur, qui croyait adoucir ainsi la plaie saignante de son maître.
—Oui… bien… très-bien… elle repose.
Puis il retomba dans ses pensées.
Aubin ne connut l'affreuse vérité de cette réponse qu'en arrivant à l'hôtel de Riom.
Il demeura tout tremblant devant cette terrible catastrophe qui, par deux fois, torturait ainsi le coeur du vieillard.
Dieu est le souverain consolateur.
Pas une plainte, pas une imprécation n'étaient sorties de ces coeurs loyaux et religieux.
M. de Kardigân plaça côte à côte le frère et la soeur sur le même lit.
Au jour levé, il commanda deux cercueils en chêne, où il renferma lui-même ces deux êtres, qu'il avait tant aimés.
Les cercueils de chêne furent soudés ensuite dans des boîtes en plomb.
Il trouvait une sorte de volupté âpre à remplir lui-même ces douloureuses fonctions.
Puis, quand tout fut terminé:
—Viens les venger, maintenant! dit-il.
Les Mémoires de 1830 ont conservé le souvenir de deux hommes qui firent des merveilles d'énergie et de bravoure, pendant la troisième de ces journées maudites.
Enfermés dans une maison du quai Voltaire, ils se battirent comme des furieux, seuls contre quatre cents insurgés.
Exaspérés d'être décimés par ces deux héros, qui abattaient un homme à chaque coup, ceux-ci résolurent de mettre le feu à la maison.
Mais les deux hommes ne cessèrent pas leurs meurtrières attaques.
Des trous sanglants se faisaient dans la colonne révolutionnaire.
Quand les flammes dominèrent le toit de la maison, la porte cochère, barricadée jusque-là, s'ouvrit, et ils s'élancèrent au dehors, portant, l'un une hache, l'autre une poutre enflammée, avec lesquelles ils se frayèrent un passage à travers des poitrines humaines.
Ces deux hommes étaient le marquis de Kardigân et Aubin Ploguen.
Un livre, publié en 1837, raconte ce fait unique.
Toute la journée, les Bretons s'étaient battus.
Quand ils eurent élevé un holocauste héroïque à ceux qui n'étaient plus,
M. de Kardigân se dirigea, toujours suivi d'Aubin, vers la caserne de la
Place, où les gardes-du-corps avaient leur poste.
Naturellement les gardes-du-corps étaient à Saint-Cloud avec le roi.
Pourtant on lui dit que M. le duc de Raguse, maréchal Marmont, ayant envoyé à M. de Salis, colonel commandant les Suisses, son aide de camp M. de Guise, M. de Salis avait expédié de son côté un officier des gardes-du-corps au maréchal.
Cet officier devait coucher à la caserne, et ne repartir pour
Saint-Cloud que le lendemain au soir.
—Quel est son nom? demanda le marquis.
—Le baron de Kardigân.
C'était son fils en effet.
Le Breton laissa Aubin Ploguen à la caserne, avec ordre d'annoncer à Jean son arrivée, mais de ne lui rien dire des deux catastrophes qui venaient de fondre sur la famille.
Puis lui-même gagna l'École polytechnique.
Il n'y arriva qu'à une heure avancée.
—C'est le troisième de mes enfants que je vais voir, pensa le vieillard. Vais-je le trouver mort comme les autres?
Il cherchait bien à se rassurer, en se disant que les élèves de l'École n'avaient pu désobéir à l'ordre du ministre qui les consignait.
Mais il ne croyait plus qu'au malheur.
Son coeur se serra quand il entra dans la cour de l'École.
Elle paraissait vide; de temps à autre, un polytechnicien traversait le préau en courant, les vêtements déchirés, l'oeil hagard.
Un groupe d'hommes causait vivement dans un coin.
Le marquis prêta l'oreille pour écouter ce qu'ils disaient.
—Il est mort? demandait une voix.
—Pas encore.
—Où a-t-il été blessé?
—D'un coup de baïonnette dans le ventre.
—Mais est-ce sûr?
—Très-sûr. C'est Charras et Lothon[1] qui ont apporté la nouvelle.
En entendant ces quelques mots, le gentilhomme frissonna dans tout son être. Il fut obligé de se cramponner à la muraille pour ne pas tomber.
Était-ce de son fils qu'on parlait? Allait-il perdre aussi celui-là, comme il avait déjà perdu les autres? Philippe après Marianne, comme Marianne après Louis!
La justice de Dieu a ses bornes, pourtant.
Il n'osa pas questionner…
Il est de ces questions qu'on n'ose pas faire, tant on redoute la réponse.
La cour de l'École, éclairée avec des torches, laissait quelques coins dans l'ombre. Là, s'était réfugié M. de Kardigân.
Il y gagnait de n'être pas aperçu et de pouvoir entendre.
La conversation continuait.
—Comment les élèves ont-ils fait pour sortir?
—Le général a voulu s'y opposer, mais ils l'ont presque renversé.
—Est-ce le seul qui ait été tué?
—Jusqu'à présent, on n'a pas d'autres nouvelles.
Une demi-heure—un demi-siècle!—se passa, pendant laquelle le marquis de Kardigân passa par toutes les angoisses, par toutes les tortures.
Enfin, il entendit bientôt un bruit de pas et des murmures à la porte de l'École.
On apportait un mort sur une civière. Un manteau de cavalerie le recouvrait entièrement; quatre soldats faisant partie des régiments qui avaient trahi, la portaient.
Sur le chemin de cette civière, à travers la cour, ceux qui étaient là se découvraient.
Livide, M. de Kardigân se leva en chancelant, et regarda ce manteau qui cachait le visage du mort.
Puis il marcha vers la civière et l'enleva brusquement.
—Ah! ce n'est pas lui! dit-il.
Ce cadavre était celui de l'élève Vanneau.
Le père, si frappé, put encore trouver un peu de joie au fond de son coeur.
Son fils était vivant, puisque nul autre que celui-là n'avait été tué.
De nouveau, les bruits de pas et les murmures recommencèrent.
Une vingtaine d'élèves rentraient, le fusil encore fumant sur l'épaule, ayant cet aspect sombre de gens qui se sont battus toute une journée.
—Ah! j'aurai de ses nouvelles! murmura M. de Kardigân.
Ceux qui étaient déjà dans la cour serrèrent la main des nouveaux venus.
Le Breton s'avançait déjà pour les questionner sur son fils, quand une voix dit:
—Eh bien, où est Philippe?
—Il va venir, reprit une autre.
Philippe! Il devait y avoir plusieurs Philippe à l'École.
Pourquoi celui dont on prononçait le nom eût-il été le sien?
Néanmoins son coeur battit…
Tous ces jeunes gens venaient de faire cause commune avec la rébellion. Mais, dans la loyauté suprême de son âme, le marquis croyait qu'ils avaient lutté pour le roi.
Ce gentilhomme de grande race n'eût jamais supposé qu'un uniforme français eût pactisé avec la révolution.
Aussi, rassuré sur son fils, il se félicitait en lui-même de ce qu'un de ses enfants avait pu remplir son devoir sans être frappé.
Oh! quelle ivresse pour lui de serrer son Philippe dans ses bras, encore chaud d'une lutte où il avait, sans le savoir, vengé son frère et vengé sa soeur! Philippe et Jean, c'était tout ce qui lui restait de sa famille.
Un des professeurs de l'École aperçut enfin le vieillard, courbé et brisé. Il s'approcha de lui et lui demanda poliment s'il attendait quelqu'un.
—Oui, monsieur, j'attends mon fils.
—Philippe est un héros! continua le premier qui avait déjà parlé.
—Combien Kardigân en a-t-il descendu? dit le second.
Kardigân! Il ne s'était pas trompé.
—On ne sait pas, reprit la même voix. Il s'est trouvé avec Lothon au Carrousel. Cela rappelait le 10 août, comme le raconte M. Thiers. Quand nous avons brisé la grille des Tuileries, Kardigân s'est jeté, en tête de la foule, sur les Suisses et y a fait une trouée. Puis nous sommes entrés aux Tuileries où la bataille a recommencé de chambre en chambre… C'était affreux. Sans Kardigân, qui a fait sauter la cervelle d'un Suisse, j'étais tué net…
Aux premiers mots de celui qui parlait, le marquis avait frémi de joie, en entendant faire l'éloge de son fils. Puis il reçut un choc terrible, en comprenant que Philippe s'était battu contre le roi…
En entendant la phrase de l'élève, il bondit, et s'élança dans le groupe:
—Vous mentez! s'écria-t-il, mon fils n'est pas un traître! Vous mentez! mon fils n'est pas un assassin! Il a tiré l'épée pour le roi, pour son roi: je lui ai donné ma devise: Fidèle!
Au milieu de la stupeur générale, où jeta cette exclamation furieuse, un jeune homme, très-beau de visage, de haute taille, à l'allure fière et décidée, entra dans la cour. C'était Philippe de Kardigân.
—Allons, dit-il joyeusement, la bataille est finie… Vive la
République!
Alors le vieux gentilhomme pâlit comme si on venait de le frapper au visage. Il se redressa, et s'avançant vers son fils:
—Misérable! dit-il…
V
LE PÈRE ET LE FILS
Tous les assistants demeurèrent consternés. Ils comprirent qu'il allait se passer quelque chose de solennel entre ce père et ce fils, mis ainsi face à face…
Tous les deux sortaient de la fournaise: le vieillard et le jeune homme avaient leurs habits déchirés par les mêmes balles, leurs visages souillés par la même poussière.
Ils se regardaient…
Philippe de Kardigân s'était demandé souvent ce que dirait son père quand il apprendrait que lui, vicomte de Kardigân, s'était mis du côté du peuple.
Les élèves et les professeurs de l'École virent briller la croix de Saint-Louis sur la poitrine du gentilhomme, et devinèrent la signification de cette scène.
Comme ils voulaient discrètement se retirer, le marquis se tourna à demi vers eux, pendant que Philippe restait muet, tremblant et le regard baissé; puis étendant son bras vers le jeune homme:
—Moi, Huon-Anne, marquis de Kardigân, gentilhomme français, je vous maudis, vous qui avez commis cette traîtrise et cette honte, étant sorti de moi!
Un frisson traversa ces groupes d'hommes comme une houle puissante.
—Et maintenant que vous avez entendu la malédiction, messieurs, sortez ou demeurez, peu m'importe: je pars.
—Mon père! s'écria Philippe d'une voix suppliante.
—Je ne suis pas votre père!…
—C'est moi qui vous implore, moi… votre fils… votre Philippe…
—Je ne vous connais plus!
Cette scène ne manquait pas d'une grandeur sauvage et poétique.
Le ciel, illuminé d'étoiles, brillait au-dessus des acteurs du drame humain qui se jouait après le drame sanglant.
La lueur fumeuse des torches prêtait des reflets rougeâtres à ces têtes impressionnées.
Philippe pleurait…
Les élèves et les professeurs se retirèrent.
Le père et le fils étaient seuls.
—Par pitié, monsieur, écoutez-moi, balbutia le jeune homme… Si vous saviez!… Je vous aime et je vous respecte… mais la vie a ses entraînements et ses volontés. Le serment que vous aviez fait à votre roi, nul ne me l'a imposé…
—Assez!
—Oh! écoutez-moi!…
—Qu'auriez-vous à me dire? Vous êtes le seul félon qu'il y ait jamais eu dans ma famille! Je vous ai enseigné l'honneur; qu'avez-vous fait de votre honneur? Je vous ai enseigné la loyauté; qu'avez-vous fait de votre loyauté? Vous les avez flétris, souillés, déshonorés, quand ils n'étaient pas à vous, mais à ces aïeux dont vous venez, et vers qui je retourne!
—Ah! vous êtes cruel! Vous m'avez envoyé à Paris… Est-ce ma faute à moi si je n'ai pas vu la vérité où vous la voyez? si je crois à d'autres dieux que ceux que vous adorez?… Mon père, je suis coupable peut-être, mais je ne suis pas un félon! Rendez-moi votre estime, au moins, si vous ne me pardonnez pas!
—Je vous ai maudit!
—Souvenez-vous de ma mère… de ma mère qui m'a porté dans ses flancs! Je suis votre sang, comme je suis son sang, votre chair, comme je suis sa chair… Faut-il que je me jette à vos genoux, que j'implore mon pardon… Vous voyez, je pleure, mon père!…
Le marquis regardait son enfant.
Un violent combat se livrait dans son âme. Cet homme éprouvé par des tortures si diverses, fléchissait sous le poids de tant de souffrances.
Philippe le vit pâlir et chanceler.
Il crut que son père cédait et pardonnait.
—Demandez-moi tout, continua le jeune homme d'une voix tremblante, tout, excepté l'abjuration de mes croyances, et je vous jure que j'obéirai!… Aujourd'hui, mon père, je ne crois plus aux vérités que vous m'avez enseignées… Si vous aviez été là, je vous aurais tout avoué: le mensonge me révolte vous le savez bien!
M. de Kardigân découvrit son visage qu'un moment il avait caché de ses mains.
—Répondez-moi. Vous vous êtes battu?
—Mon père…
—Je veux que vous m'appreniez tout vous-même. Vous vous êtes battu?
—Oui, monsieur.
—Contre votre roi?
—Oui, monsieur.
—Vous avez tué quelques-uns de ses défenseurs?
—Oui, monsieur.
Philippe trembla, en prononçant cette réponse pour la troisième fois.
—Eh bien, parmi ces défenseurs se trouvaient vos deux frères. Votre soeur, elle, s'est fait soldat! Soldat de l'héroïsme et de la charité. Que me répondriez-vous si je vous disais: On a tué ton frère!
—Je répondrais: Je vais venger mon frère!
—Et si je vous disais: On a tué ta soeur!
—Je répondrais: Je vais venger ma soeur!
—Ah! vous me répondriez cela, monsieur! Alors écoutez-moi. Ces hommes, dont vous étiez, ces hommes qui sont vos compagnons, vos amis, vos alliés, ont tué votre frère Louis, ont tué votre soeur Marianne!
—Louis!… Marianne!…
—Vengez-les donc, maintenant, si vous pouvez!
Philippe tomba à genoux sur le sol.
Il sanglotait.
Enfin, il embrassa les genoux du vieillard:
—Mon père, dites-moi que ce n'est pas vrai! Mon père, dites-moi que cette chose terrible n'a pas eu lieu… mon père!… Oh! mon Dieu!…
—Depuis quand m'a-t-on vu mentir, moi? Laissez-moi passer: je n'ai plus rien à faire ici, maintenant!
—Jean… Oh! parlez-moi de Jean…
—Il vit… Adieu!
—Non, ne partez pas encore… ne me quittez pas ainsi, désespéré, anéanti…
—Adieu!
—Il ne vous reste que deux de vos quatre enfants, et vous me tuez!
—Vous vous trompez, monsieur. Il ne m'en reste plus qu'un…
—Je serai donc à jamais chassé de votre coeur, moi, l'aîné de la maison!
M. de Kardigân s'avançait déjà vers la porte du préau. A cette phrase de son fils, il s'arrêta et revint vers lui.
—Vous avez bien fait de dire ce mot. J'allais oublier. Vous, l'aîné de ma race! Jamais! Je préférerais briser mon écusson et en arracher ma devise! Demain, vous m'écrirez que vous renoncez à votre droit d'aînesse. Je ne veux pas que le marquis de Kardigân soit un traître à sa famille et à son roi!
Philippe redressa son front et répondit d'une voix douce, mais ferme:
—Ce que vous ordonnez sera accompli, monsieur le marquis. J'ai embrassé vos genoux pour implorer mon pardon… vous êtes resté sans pitié. C'était votre droit.
—C'était mon devoir!
—Mais, quoi que vous ordonniez, j'obéirai!
—Je vous défends de reparaître jamais à mes yeux… Je ne vivrai pas bien longtemps, d'ailleurs. Vous m'avez porté le dernier coup. Comme je ne veux pas qu'il y ait rien de commun entre mon fils unique et vous, je ferai deux parts de ma fortune. Vous hériterez de moi de mon vivant, car je suis mort pour vous, comme, pour moi, vous êtes mort.
—Je ferai mieux, monsieur le marquis, dit Philippe avec une fierté triste. Je comprends ce que vous souffrez. Un Kardigân vous irrite dans les rangs du peuple? Je quitterai mon nom…, mais, en retour, laissez-moi vous adjurer une dernière fois… Oui, il y a des fatalités humaines; oui, c'est affreux de penser que j'étais avec ceux qui ont tué Louis… qui ont assassiné Marianne… Mon pauvre frère! lui si beau et si bon!… ma pauvre Marianne que j'aimais tant, et pour qui j'espérais tant de joies!…
Il s'arrêta un instant.
Puis il reprit plus bas:
—Ah! c'est là mon châtiment, mon père! si vous pouviez lire dans mon coeur, vous y verriez un tel désespoir, que vous auriez pitié de moi!…
M. de Kardigân fit un mouvement comme pour s'avancer vers Philippe.
Mais il retomba dans son immobilité.
—Eh bien! je n'hésite pas à vous obéir, continua le jeune homme. Tous vos ordres seront respectés, parce qu'ils viennent de vous. Mais ne laissez point peser sur mon front cette malédiction qui me tue… Tenez! ce n'est plus même le pardon que j'implore, c'est l'oubli. Je comprends qu'il est de ces traditions de fidélité qui ne doivent pas être brisées… Mais pensez que je perds le même jour mon père, mon frère et ma soeur!… Je reste orphelin et seul…
L'émotion du marquis grandissait à cet appel déchirant qui frappait à son coeur.
Il se disait que ce jeune homme était son enfant et qu'il pleurait.
S'il l'eût trouvé orgueilleux devant lui, rebelle à sa volonté, peut-être fût-il resté implacable.
—Mais au moins pitié pour le reste! acheva faiblement Philippe… Pardonnez-moi, mon père! L'oubli ne me suffirait plus! et n'enseignez pas à Jean à me haïr!
M. de Kardigân était vaincu.
—Mon Dieu, dit-il, ma parole a été plus rapide que mon coeur… Ne fais pas retomber ta colère sur la tête de cet enfant.
Philippe s'était agenouillé.
—Me permettez-vous d'assister au convoi de nos pauvres morts, mon père?
—Non!
—Oui… ils sont les victimes des miens.
—Je pardonne, parce que vous n'êtes plus rien pour moi. J'accepte ce que vous m'avez offert. Vous quitterez votre nom. Les Kardigân ont toujours été fidèles!
Il fit de nouveau quelques pas vers la porte.
—Si je mourais, mon père, vous ne me laisseriez pas m'en aller sans un dernier adieu! Puisque je suis mort pour vous… que l'adieu soit le même!
Le marquis regarda ce jeune visage, où les larmes avaient creusé leur sillon.
Il eut pitié…
Lentement, d'un geste noble et triste, il tendit sa main à Philippe, qui l'embrassa à plusieurs reprises.
—Dieu vous garde! dit-il.
Et il s'éloigna rapidement.
VI
FERNANDE
On sait que M. de Salis, colonel des Suisses, avait envoyé Jean de
Kardigân au maréchal Marmont.
Le troisième fils du marquis étant le héros de ce roman, le lecteur nous permettra de faire, en quelques lignes, son portrait.
Louis et Philippe tenaient de leur père.
Jean, comme Marianne, ressemblait à sa mère. La forte race des Kardigân ne se retrouve pas dans cette frêle nature, presque féminine. La taille est moyenne. Les cheveux blonds couvrent un front où la pensée a mis son empreinte. C'est un adolescent de vingt ans, avec tout le charme et toute l'élégance d'une nature fine.
Les yeux sont noirs, un peu trop enfoncés dans la tête pourtant. La lèvre rouge cache des dents très blanches. Les extrémités sont petites; une moustache et une royale blondes achèvent de donner à cette charmante figure une ressemblance frappante avec le portrait de Jean de l'Aigle, aïeul des Kardigân, qu'on peut voir à Versailles. Mais c'est une âme indomptable qui vit dans ce corps.
Quand il était arrivé au régiment avec son allure un peu timide, Jean avait commencé par faire sourire ses camarades qui le surnommèrent en riant: Mademoiselle.
Le premier qui s'avisa de dire en face ce mot au jeune homme, reçut en plein visage le gant du baron.
Il s'appelait Aymond de Chelles.
Le lendemain, ils se rencontrèrent au bois de Boulogne, dans une allée écartée.
Aymond, grand et beau garçon, très fort, semblait ne devoir faire qu'une bouchée de son adversaire.
De plus, il avait une réputation de tireur à l'épée qui en imposait aux plus résolus.
Or, pendant les dix minutes que dura le combat, Jean joua avec l'épée de son adversaire comme l'eût fait un Saint-Georges.
Quand il eut suffisamment montré sa force aux témoins stupéfaits, le jeune baron prit de tierce le fer de M. de Chelles et l'envoya sauter à dix pas.
Irrité, celui-ci ne fit qu'un bond jusqu'à son épée, la ramassa, et se remit en garde.
La seconde passe dura quelques instants. Aymond reçut un coup droit qui lui perça l'épaule de part en part.
—Dis donc, camarade, la demoiselle est en acier! prononça Jean d'une voix vibrante.
Ce fut le premier mouvement.
Le second fut de relever avec douceur son compagnon d'armes blessé et de le panser lui-même.
Or, le lendemain, Jean eut un second duel. Voici comment.
Dans un bal au ministère de la guerre, le jour même, il entendit un jeune homme parler de cette rencontre en se moquant de M. de Chelles. Le garde-du-corps s'avança, et lui dit:
—Monsieur, je suis le camarade de M. de Chelles, et je vous prie de parler de lui en d'autres termes.
—Monsieur, j'en parle comme il me plaît.
—C'est ce que nous verrons.
—Quand vous voudrez.
—J'allais vous le proposer.
—Aimez-vous le bois de Vincennes?
—Je ne le connais pas, riposta Jean, toujours avec le même sang-froid.
—Voulez-vous me permettre de vous en faire les honneurs?
—J'en serai très-flatté.
—L'honneur sera tout pour moi…
Etc., etc.
Le résultat fut que le jeune homme, nommé Henry Delsarte, demeura stupéfait en voyant qu'il avait affaire au propre adversaire de celui qu'il attaquait.
—Comment! vous défendez votre ennemi! s'écria-t-il.
—Un homme n'est jamais mon ennemi, quand je me suis battu avec lui! répondit Jean.
Le second duel ressembla au premier, avec cette différence que M. de Chelles avait eu l'épaule droite traversée, et que M. Delsarte reçut son coup à l'épaule gauche.
Aymond apprit l'aventure, et devint l'inséparable de «Mademoiselle.»
—Au fond, j'abhorre le duel, dit le baron de Kardigân. Mais si je n'avais pas fait une bonne fois mes preuves, on ne m'aurait jamais laissé tranquille!
Avec un pareil caractère, Jean n'avait pas tardé à être adoré de ses compagnons.
Ils disaient de lui:
—C'est le dernier chevalier.
Et, en effet, le jeune homme était profondément chevaleresque.
Or, le matin où nous faisons connaissance avec notre héros, il galope ventre à terre sur la route de Saint-Cloud à Paris.
Il ignore encore les catastrophes qui se sont abattues sur sa famille. S'il est désespéré, c'est de la chute de cette royauté que, comme son père, il aime d'un ardent amour.
Jean réfléchissait tout en courant.
Il était si bien absorbé dans ses pensées, qu'il ne vit pas, à mesure qu'il s'approchait de Paris, des groupes d'hommes armés qui le regardaient passer d'un oeil menaçant.
On reconnaissait son uniforme royal.
Jean ne s'aperçut de ces dispositions hostiles qu'en sortant de l'avenue de Neuilly, pour entrer dans une des rues qui, à cette époque-là, avoisinaient l'Arc de Triomphe.
Il y fit juste autant d'attention qu'un lion à une meute de chiens aboyant après lui.
Pourtant, dans une rue étroite, il se trouva cerné par dix ou douze hommes, le fusil à la main, qui arrêtèrent son cheval.
—Holà! écartez-vous! s'écria le jeune officier, en mettant la main dans une de ses fontes.
—On ne passe pas!
—Bah! Et au nom de qui parlez-vous?
Il sortit le pistolet de la fonte.
—Au nom du peuple!
—Au nom du roi, passage! dit lentement le baron de Kardigân.
Un cri de colère lui répondit.
Le vaincu bravait les vainqueurs.
Les combattants de Juillet étaient trop rapprochés de lui pour qu'ils pussent faire feu. Mais l'un d'eux lança à Jean un violent coup de baïonnette.
Celui-ci fit faire une volte rapide à son cheval qui reçut le coup.
Il tomba sur ses deux jambes, livrant l'officier sans défense à ses ennemis.
D'un bond Jean se dégagea.
Il commença par décharger ses deux pistolets, puis, tirant son sabre, il se colla contre la porte d'une maison, afin de ne pas être pris par derrière.
—Fusillons-le! dit un des hommes.
—Chargez vos fusils! reprit un second, moi, je vais m'amuser à le larder de petits trous avec ma baïonnette.
Heureusement, il n'eut pas le temps de s'amuser. Jean lui fendit la tête d'un revers de sabre.
Mais il n'en était pas plus avancé.
Déjà les fusils étaient chargés.
—Portez armes! cria le chef des révolutionnaires.
Jean appuya sa main crispée, tâtant la serrure, contre la porte placée derrière lui. Elle était fermée.
—En joue!…
Au même instant, le jeune baron se sentit tomber à la renverse. La porte venait de s'ouvrir brusquement.
—Feu! ordonna le chef.
Les sept balles trouèrent le bois.
La porte se referma. Jean était sauvé… Sans écouter les cris de rage de ses ennemis, sans s'occuper des coups de crosse qu'ils frappaient, il allait s'élancer dans la maison, quand une douce main prit la sienne, et une voix émue lui dit:
—Chut! venez!
Alors il comprit que ce chemin de salut lui avait été ouvert par celle qui lui parlait ainsi.
Il regarda…
Imaginez-vous la Juliette de Shakespeare, avec ses longs cheveux bruns, ses yeux bleus et son front pâle. C'était en effet la plus adorable créature que jamais poëte ait pu rêver ou peindre.
Tout entier à son admiration, Jean ne s'était pas aperçu que son inconnue le conduisait à travers un large escalier, et le faisait entrer dans une délicieuse chambre de jeune fille.
—Restez là! et ne bougez pas, dit-elle.
Elle l'enferma à clef et redescendit.
Aussitôt elle ouvrit la porte cochère.
—Que voulez-vous? demanda-t-elle aux hommes qui se présentèrent.
—Un brigand qui est entré ici.
—Es-tu une bonne citoyenne, au moins?
Un vieillard, haut de taille, vert et solide, parut, attiré par le bruit.
—Que se passe-t-il? Je suis le citoyen Grégoire, chef de section, dit-il.
A ce nom, le chef révolutionnaire se découvrit.
—Oui, vous êtes un bon, vous, citoyen! Nous cherchons un brigand qui est entré dans cette maison.
—Un brigand?
—Oui, un garde du roi.
Le vieillard se mit à rire.
—Bon gibier pour vous, grommela-t-il d'un air féroce. Cherchez, mes enfants.
—Pardon, excuse, citoyenne, reprit le chef, mais l'avez-vous vu cet assassin?
—Non, j'étais dans ma chambre.
—Vous n'avez rien entendu?
—Si, j'ai entendu des bruits de pas rapides dans l'allée qui mène au jardin. Mais je ne m'en suis pas inquiétée, parce que j'ai cru que c'était une personne de la section qui venait parler à mon père.
—Eh bien! si vous le permettez, mademoiselle, continua le chef, impressionné comme ses compagnons par la souveraine beauté de la jeune fille, nous allons chercher.
—Faites! dit-elle froidement.
Et, bien qu'une angoisse violente l'eût saisie au coeur, elle resta impassible.
La maison du sieur Grégoire se composait d'un rez-de-chaussée, d'un premier et d'un second étage.
On visita d'abord le rez-de-chaussée.
Naturellement, on n'y trouva rien.
Pourtant, pour pousser l'enquête jusqu'au bout et n'avoir rien à se reprocher, le chef ouvrit les armoires avec soin.
Grégoire et même la jeune fille les aidèrent dans cette perquisition.
Ensuite il passa au second étage, toujours suivi de ses hommes, moins un, laissé de faction en bas.
La jeune fille frissonna. Pourtant elle réfléchit qu'ayant dit être dans sa chambre, on n'aurait pas l'idée d'y entrer.
Par hasard, ce fut la dernière qu'on visita. Toutes étaient vides.
L'un des hommes aperçut cette porte fermée, quand les autres étaient ouvertes:
—Tiens! nous n'avons pas encore fouillé celle-là, dit-il.
—Eh bien! entrez-y, dit Grégoire…
Jean n'avait rien entendu de ce qui se disait. Seulement le bruit de la perquisition l'avertissait du danger.
Quand Grégoire dit:
—Eh bien, entrez-y…
Il comprit que tout était fini, qu'il allait être découvert et qu'il ne lui restait plus qu'à vendre chèrement sa vie.
Pourquoi, quand sa pensée embrassa tous ceux qu'il aimait, donna-t-il un regard à cette jeune fille qu'il n'avait fait qu'entrevoir un instant?
Il entendit distinctement ce qui se passa. Après l'autorisation du citoyen Grégoire, le chef des révolutionnaires s'apprêtait à ouvrir la porte.
Elle était fermée.
—Enfoncez-la, dit une voix.
Mais la jeune fille se jeta en travers.
—Vous n'entrerez pas! prononça-t-elle d'une voix ferme.
Un murmure d'étonnement accueillit ces paroles.
Le père lui-même ne comprenait pas.
—J'ai la clef, reprit-elle, mais je ne vous la donnerai pas. C'est ma chambre… Nul n'y entrera…
Elle dit cette phrase d'un air tellement pudique, avec tant de chasteté révoltée, que ces rudes hommes qui venaient de se battre avec fureur restèrent émus devant cette noblesse de la beauté et de l'innocence.
C'étaient des ouvriers. La plupart d'entre eux, tous travailleurs, avaient pris le fusil pour un principe faux, égarés par les discours de ces gens qui savent soulever le peuple, et, quand ils l'ont soulevé, le laissent mourir, pendant qu'ils se cachent prudemment.
Ceux-là étaient braves: ils devaient être bons. Le peuple est comme l'Océan. Il en a les rages cruelles et les apaisements imprévus.
Puis la tête radieuse de la jeune fille les impressionnait.
Le chef s'inclina devant elle.
—Mademoiselle, dit-il, nous ne pouvons pas soupçonner de royalisme la fille du citoyen Grégoire…
Un bruit léger se fit entendre dans la chambre. Elle pâlit.
Mais l'ouvrier continua.
—Nous nous retirons. Excusez-nous de vous avoir dérangés. Holà! les amis, redescendons, cria-t-il.
La petite troupe, Grégoire en tête, redescendit. L'ouvrier qui avait parlé était en queue.
Il revint auprès de mademoiselle Grégoire qui demeurait debout contre la porte, les bras étendus.
—Il est là, murmura-t-il à son oreille. Vous voulez sauver un homme… Peut-être avez-vous tort… mais il sera fait comme vous le désirez. Ne dites pas non! J'ai entendu tout à l'heure… Faites-le changer de vêtements, et qu'il s'enfuie par le jardin. Adieu!
Elle resta émue devant cet acte de générosité si simplement accompli.
—Voulez-vous me donner la main, monsieur? dit-elle à l'ouvrier, les yeux humides, je suis des vôtres, vous le savez… mais, je l'ai vu jeune… et j'ai pensé à ceux qu'il aimait.
Le chef embrassa légèrement la blanche et fine main qu'on lui tendait.
—Si vous avez besoin de Jérôme Hévrard, reprit-il, appelez-le. Je suis ouvrier sellier et je demeure rue Saint-Honoré, n° 117.
—Merci.
Quand le bruit des pas eut disparu dans l'escalier et qu'elle se vit bien seule, elle tira la clef de sa poche et l'introduisit dans la serrure.
Le danger était passé.
Pourquoi tremblait-elle?
C'est qu'elle allait se trouver seule dans sa chambre avec un jeune homme.
Mais ce n'était pas une nature frêle. Le sang rouge du Franc coulait dans ses veines. Elle rentra et ferma la porte.
Jean se fût cru un misérable d'adresser un seul mot de galanterie à celle qui venait de le sauver.
Puis, avec cette seconde vue du coeur que possèdent les créatures fines et distinguées, il devinait que la pudeur de la jeune fille avait besoin d'être rassurée.
—Mademoiselle, dit-il, j'ai tout entendu.
Elle rougit.
—J'ai une soeur qui vous ressemble; voulez-vous me dire votre nom? Elle priera pour vous.
—Je m'appelle Fernande Grégoire.
Il mit un genou en terre.
—Mademoiselle, reprit Jean, avec son beau et fier sourire, je ne sais pas quel avenir Dieu me garde; en des temps comme ceux-ci, la vie humaine est si peu de chose! mais laissez-moi vous dire que je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, et que je vous respecte comme si vous étiez ma femme ou ma soeur.
La noble phrase du jeune homme rassura Fernande.
Puis, il lui suffisait de le regarder pour qu'elle comprît qu'elle ne courait aucun danger avec lui.
—Je suis le baron Jean de Kardigân. Si cet ouvrier, qui s'appelle Jérôme Hévrard, a besoin de moi jamais, faites-moi signe. Lui aussi a été généreux.
—Pourquoi veniez-vous à Paris, monsieur, quand vous y saviez votre vie menacée?
—Le devoir, mademoiselle.
—Si l'on vous avait tué?
—J'aurais été pleuré.
—Oh! vous me faites frissonner.
—Je n'ai pas encore accompli ma mission. Il faut que je parte.
—Maintenant, c'est impossible!
—Il le faut!
—Mais c'est impossible, vous dis-je!
—Il le faut!
—Eh bien! moi, monsieur, je ne vous le permettrai pas. D'abord, il faut que vous changiez de vêtements. Ensuite, vous ne pouvez fuir que par le jardin. Or, la chambre de mon père donne vue sur les allées. Il vous apercevrait…
—Mais il faut que je parte, cependant!
—Attendez, mon père sortira dans une heure, après déjeuner, pour se rendre à sa section.
—Une heure…
Jean pâlit beaucoup en prononçant ces deux mots. Un léger filet de sang parut sur le revers de son uniforme troué.
—Dieu! êtes-vous blessé?
—Oh! rien, mademoiselle…
—Je vous en supplie, monsieur!
—Ce doit être une égratignure; quand, dans la rue, j'ai dû me défendre contre les coups de baïonnette de ces enragés, il m'a bien semblé…
Mais Fernande n'écoutait plus.
Sans s'occuper du plus ou moins de convenance de ce qu'elle faisait, elle déchira la manche de l'uniforme, après l'avoir entamée avec des ciseaux.
Ce n'était qu'une égratignure.
Une pointe de baïonnette avait percé le gras du bras de deux centimètres.
Le sang coulait un peu.
Elle ouvrit son armoire, et prit deux mouchoirs. Puis elle lava la blessure avec un mélange d'eau et d'arnica.
Jean la regardait, et une émotion charmante s'emparait de lui.
Il admirait l'élégance innée, la beauté souveraine de cette jeune fille qui entrait si brusquement dans sa vie.
Mais il ne voulut rien laisser voir de ce qu'il ressentait. Il eût considéré comme une infamie de troubler ce jeune coeur. Rougissante, elle attacha la compresse improvisée sur le bras du baron. Puis, quand le pansement fut terminé, elle s'éloigna instinctivement de quelques pas.
—Je vous quitte, monsieur, dit-elle. Sur votre âme, ne parlez pas et ne bougez pas…
Elle disparut, laissant la chambre remplie du parfum idéal que semblent posséder la jeunesse et la beauté.
* * * * *
Resté seul, Jean regarda autour de lui.
C'était bien la chambre de jeune fille, élégante et chaste.
Dans un coin, à gauche, le lit virginal entouré de ses rideaux blancs, qui le cachaient entièrement.
A la muraille, un grand Christ d'ivoire pleurant sur sa croix blanche. Le citoyen Grégoire ne devait pas empêcher sa fille d'être pieuse. Une gravure représentait la première entrevue de Roméo et de Juliette, au bal des Montaigus. Avait-on dit à Fernande qu'elle ressemblait à l'héroïne de Shakespeare?
* * * * *
Jean ne pouvait détacher ses regards de ces objets qui parlaient si éloquemment à son esprit.
Le charme pénétrant, qui se dégage des choses matérielles, quand elles ont un sens pour l'âme et pour le coeur, le gagnait lentement…
Il rêvait… sans s'apercevoir que l'heure passait, rapide.
Il n'entendit même pas la robe de la jeune fille qui frôlait le mur du corridor. Elle entra, rieuse, apportant un plateau.
—J'ai pensé que vous auriez faim peut-être, dit-elle avec gaieté.
C'était la fin du rêve. Le prosaïsme de la vie reparaissait.
Jean fit honneur au déjeuner en homme de vingt ans, qui est à jeun et qui a faim.
—Maintenant, déguisez-vous, dit-elle.
Le baron de Kardigân secoua la tête.
—Non. Mon uniforme est mon drapeau. Je ne le cacherai pas!
—Je vous en supplie…
—N'insistez pas.
Un regard de Fernande obtint une concession.
D'autant plus que Jean réfléchit que, peut-être, s'il ne quittait pas son uniforme, il n'accomplirait pas sa mission. Il se contenta de retirer la veste d'ordonnance, et de la remplacer par un paletot noir.
De même, il quitta le shako pour un chapeau vulgaire.
—Maintenant, suivez-moi, reprit Fernande, mon père est sorti, et j'ai éloigné ceux qui nous servent.
Elle le conduisit dans l'escalier et à travers le jardin.
Par cette superbe matinée d'été, une brise douce les enveloppait. Les fleurs brillaient, les oiseaux chantaient.
Au moment de se séparer, ils se regardèrent, inconsciemment, émus et troublés…
Chacun d'eux emportait avec lui le coeur de l'autre.
VII
DÉPART
Jean de Kardigân apprit, sur le soir, l'arrivée de son père à Paris.
Son premier mouvement fut une joie profonde. Il adorait le vieillard, et sa tendresse n'avait d'égale que son respect pour lui.
Il trouva Aubin Ploguen à la Place.
Nous savons, en effet, que le marquis l'y avait laissé.
Le Breton avait un faible pour Jean.
Le jeune homme comprit, au premier regard jeté sur le fidèle serviteur, que quelque chose de grave, de terrible, peut-être s'était passé.
Il voulut interroger Aubin; mais celui-ci ne répondit que vaguement. Son maître ne lui avait-il pas recommandé le silence?
—Où est mon père? dit Jean.
—A l'École polytechnique, monsieur.
—Il ne tardera pas à revenir?
—En effet… c'est mon opinion.
Jean ne put jamais tirer autre chose d'Aubin Ploguen.
Ils attendirent ainsi de longues heures.
Le baron de Kardigân avait le coeur serré par de vagues épouvantes, quand il contemplait le visage attristé du Breton.
On y lisait de sombres angoisses.
Pour détourner son esprit des idées noires, il le reporta sur cet ange qui lui était apparu le matin, à une heure de danger mortel.
Sans qu'il s'en doutât, l'image de Fernande restait gravée en lui.
Il revoyait son beau visage, ses yeux purs et rayonnants.
Se rendait-il compte, seulement, du lent travail qui se faisait en lui?
Non: quand l'amour vrai, c'est-à-dire l'amour chaste et sincère naît dans une âme humaine, cette âme ne le sent pas: elle le devine.
Vers une heure du matin, le marquis arriva.
Jean chassa loin de lui toute pensée importune et courut se jeter dans les bras du vieillard.
Il lui sembla que son père l'embrassait avec plus de tendresse que d'habitude.
Mais il hésita avant d'avoir le courage de l'interroger. La figure dévastée, presque livide, du marquis, parlait.
—Mon père, qu'avez-vous? s'écria-t-il avec angoisse.
—Monsieur le comte, répondit le marquis, vous êtes le seul enfant que Dieu m'ait laissé.
—Le seul enfant? Ciel! que voulez-vous dire, mon père?
—Hélas!
—Mon frère Louis?
—Il est tué!
—Ma soeur Marianne?
—Elle est tuée!
—Mon frère Philippe?
—Il est mort!…
Jean ne comprit pas d'abord le sens affreux de cette réponse impitoyable. Cette nouvelle le terrifiait, le désespérait. Il cacha sa tête dans ses mains et pleura.
—Pleure, pleure, enfant bien-aimé, murmura le vieillard en serrant son dernier-né sur sa poitrine; pleure, car Dieu te garde sans doute de rudes épreuves!
—Ah! je vous aimerai pour nous tous, dit Jean en embrassant son père.
Comment Louis et Marianne ont-ils été tués?
—En défendant le roi.
—Comment Philippe a-t-il été tué?
—Je n'ai pas dit que votre frère Philippe eût été tué.
—Mon père…
—J'ai dit qu'il était mort.
—Je ne vous comprends pas.
—Mon fils, pour la première fois, depuis que notre aïeul Kardigân mourut à Saint-Jean-d'Acre, notre devise fidèle a reçu un sanglant démenti. Celui qui était votre frère a trahi son nom, a trahi sa cause, a trahi son roi! Je l'ai chassé de ma famille, et désormais j'entends qu'il n'existe plus ni pour vous ni pour moi.
Jean connaissait son père; il connaissait l'implacabilité de cette nature loyale quand elle se trouvait placée en face de son devoir.
Rien ne le ferait plier.
Il courba le front sous cet arrêt, pleurant tout bas ces morts qui lui brisaient le coeur, cette trahison qui le laissait seul.
—Venez, dit M. de Kardigân.
Et les trois hommes allèrent passer le reste de la nuit auprès des cercueils de Louis et de Marianne.
Le lendemain, l'enterrement eut lieu.
C'était en vérité quelque chose de navrant que ces deux convois blancs qui marchaient lentement dans la rue.
M. de Kardigân, Jean et Aubin Ploguen suivaient, tête nue; derrière eux, quelques parents éloignés, les seuls qu'on eût pu prévenir par ce temps troublé.
Sur les draperies blanches qui couvraient le cercueil de Louis brillait le ruban rouge de la Légion d'honneur; sur celui de Marianne, les mains pieuses du père et du frère avaient jeté de belles fleurs… ces fleurs que la jeune fille aimait tant.
Les passants regardaient émus.
—Qui est-ce? demandait-on.
—Un père et un frère qui conduisent leurs chers aimés au tombeau!
—Tués, tous les deux?
—Tués, l'officier et la fille!
Et on se découvrait sur le passage de cette grande douleur qui arrachait des larmes à tous.
Jean portait son uniforme de garde-du-corps. Le peuple ne grondait plus en le voyant. Que sont les haines politiques en face de pareils deuils?
La cérémonie fut courte et silencieuse.
Une chaise de poste et deux chevaux sellés attendaient à la porte. Le marquis y monta, après avoir fait placer les deux cercueils dans la voiture. Jean et Aubin Ploguen sautèrent en selle.
Le duc d'Angoulême ayant accordé un congé au baron pour rendre les derniers devoirs à ceux qu'il avait perdus, Jean était libre d'accompagner son père à Kardigân.
On comprend combien fut triste un voyage accompli dans de pareilles conditions.
La seule joie du jeune homme était d'apercevoir à travers les portières de la voiture la tête pensive de son père.
Ils arrivèrent à Kardigân par une belle matinée du mois d'avril.
L'inhumation eut lieu dans le cimetière de la famille.
Puis tous les deux reprirent leur vie d'autrefois, quand Jean n'était pas encore parti pour Paris.
M. de Kardigân se courbait tous les jours de plus en plus. Sa tête blanche prenait des teintes verdâtres, par instants, qui inquiétaient la tendre sollicitude de son fils. Aubin Ploguen lui-même restait muet. On sentait qu'un vent de désolation soufflait sur cette maison naguère si fortunée, si enviée.
Un matin, Jean reçut une lettre de Paris. Il tressaillit en reconnaissant l'écriture de Philippe.
La lettre était déchirante.
Philippe avait consenti à perdre son nom, mais il ne consentait pas à perdre l'affection du vieillard. Il suppliait Jean d'obtenir son pardon, d'implorer pour lui.
Le jeune homme se sentit remué jusqu'au fond de l'âme en lisant ces lignes, où Philippe lui peignait sa souffrance.
Il entra dans la chambre de son père. M. de Kardigân, accoudé à sa table de travail, contemplait les portraits de ses deux enfants qui n'étaient plus.
Jean crut l'heure favorable.
Il s'avança près de lui.
—Vous avez à me parler, mon fils? demanda le marquis en relevant le front.
—Lisez, mon père.
M. de Kardigân prit la lettre; mais dès qu'il eut reconnu l'écriture, il la déchira et en jeta froidement les morceaux au vent.
—Père! père! il souffre et demande pardon!
—De qui me parlez-vous?
—De mon frère, de Philippe, de votre fils.
—Ce n'est pas votre frère, et ce n'est pas mon fils, ne l'oubliez pas!
—Monsieur le marquis, ayez pitié.
—Celui pour lequel vous m'implorez est mort: je vous l'ai déjà dit.
La voix du vieillard était nette et inflexible.
Jean comprit qu'il serait inutile d'insister davantage. Il se retira et raconta à son frère ce qui s'était passé.
Il le blâmait, lui aussi; mais il était jeune, et l'âge ne lui avait pas donné cette rigidité de conscience qui rendait le marquis impassible dans ses volontés.
Le soir, M. de Kardigân lui dit:
—Jean, vous allez me jurer de ne jamais lire une lettre comme celle de ce matin, et de n'y jamais répondre sans ma permission.
—Vous le voulez?
—Je le veux.
—Soit. Je vous le jure, mon père.
—Bien, mon enfant.
Quelques jours se passèrent encore.
Enfin, Jean vit, un matin, à son réveil, les équipages du marquis qui attendaient dans la cour du château.
Au même instant, son père entra dans sa chambre en costume de voyage.
—J'aurais voulu te prévenir plus tôt, mon enfant, dit celui-ci, mais je n'ai reçu la nouvelle que cette nuit.
—Nous partons?
—Oui.
—Quand?
—Dans deux heures.
Jean se hâta de faire ses derniers préparatifs. En vérité, sa vie était si pleine d'événements depuis la révolution de Juillet, qu'il ne s'étonnait plus de ce qui pouvait y survenir d'imprévu.
Aubin Ploguen restait au château.
L'affection qu'il portait à Jean avait doublé. Il sentait que la fin du marquis était proche, et que le comte resterait seul, n'ayant plus que lui.
—Ne trouvez-vous pas M. de Kardigân bien changé? lui demandait une fois le curé du bourg.
—Oh! oui… c'est mon opinion.
Le père et le fils montèrent à cheval.
—Où allons-nous, monsieur? demanda Jean à son père, au moment où ils passaient sous la verte allée du parc.
—Mon fils, nous allons saluer le roi de France. Il est bon de renouveler son serment de fidélité aux souverains qui partent en exil…
VIII
LE SERMENT
Charles X s'embarquait à Cherbourg.
M. de Kardigân et son fils gagnèrent Savenay et arrivèrent à Rennes par
Redon.
A Rennes, deux routes les conduisaient à Cherbourg: l'une suit le littoral de la mer, à l'extrémité ouest de la presqu'île de Cotentin; l'autre, la plus courte, passe à Avranches, à Pont-l'Abbé et à Valognes.
C'est celle-ci que prirent les voyageurs.
Le roi était annoncé quand ils entrèrent dans la ville.
Le lendemain, en effet, le bâtiment sur lequel devait s'embarquer
Charles X attendait en rade.
Il y a une chose qu'on n'a pas assez dite: c'est la profonde différence qui existe entre le départ de Charles X et celui de Louis-Philippe.
L'un fut un voyage, l'autre une fuite.
Le chef de la Maison de Bourbon quittait la France, entouré des siens, escorté de ses fidèles; le chef de la famille d'Orléans la quitta en se cachant.
Le marquis et Jean étaient des premiers sur la jetée, quelques heures avant l'embarquement.
Quand le roi parut, M. de Kardigân s'avança respectueusement au-devant de lui.
Le souverain connaissait son serviteur.
Il eut un sourire triste en apercevant cet ami des jours malheureux, qui fut toujours absent pendant les jours heureux.
Il tendit la main au vieux gentilhomme, qui la baisa respectueusement.
—Sire, dit le marquis, je sollicite de Votre Majesté quelques instants d'audience.
Cette phrase, prononcée en face de ce vaisseau qui allait emporter le fils de saint Louis au milieu de cet abandon du malheur et de l'infortune; cette phrase où vibrait tant de respect, où la fidélité de trente générations résumait son culte et sa croyance, impressionna profondément ceux qui l'entendirent.
Une audience!
Où étaient le Louvre et les gardes-du-corps; et ceux qui, après avoir mendié un sourire du maître, le trahissaient à cette même heure pour adorer le soleil levant?
Une audience!
L'Océan était l'huissier, attendant que le roi eût écouté son sujet pour exécuter les ordres reçus et emporter le souverain loin de cette terre de France qu'il avait tant aimée!
Charles X comprit le sens sublime de ce mot:
—Parlez, monsieur, dit-il.
—Sire, continua le vieillard en redressant son front, sire, mon père a été guillotiné à Nantes; ma mère a été exécutée à Nîmes. L'un de mes oncles fut tué à la bataille du Mans, le second fusillé avec Charette; sire, j'ai été blessé trois fois en Vendée; mon frère cadet mourut de fatigue et d'épuisement sous Maulévrier; mon fils aîné a été tué le 30 juillet à Paris,—pour le roi; ma fille a été tuée à Paris, pour le roi; le second de mes enfants n'existe plus… Je lui ai arraché son nom, sa devise, son écusson: ainsi disparaissent et soient punis les traîtres! Il me reste un fils…
Il s'arrêta, les pleurs étouffaient ses paroles.
Il continua plus lentement encore, répétant les dernières paroles qu'il avait prononcées:
—Il me reste un fils… Je le voue au service de Votre Majesté et de sa race! Je jure en son nom qu'il sera toujours parmi ces hommes braves et loyaux, prêts à lever l'étendard du roi sur la terre de France!
Une larme glissa sur la joue du vieux roi.
—J'accepte ce serment, mon serviteur.
Puis il tendit la main à Jean, qui fit comme son père et la baisa.
—Dieu vous garde! dit-il.
Le souverain acceptait le serment avec la même simplicité que le sujet en avait mis à l'offrir.
L'embarquement commença.
Jean, les bras croisés, pâle, l'oeil brillant et résolu, suivait du regard cette scène solennelle et grandiose.
En quelques minutes, son père venait de vouer toute sa vie à une cause.
Il lui avait même semblé inutile d'ajouter une parole.
Ils restèrent là tous les deux, muets, immobiles, contemplant ce vieillard découronné, plus grand encore sur ce pont de vaisseau, son dernier royaume, qu'au Louvre, sur son trône.
Le capitaine du navire fit hisser les voiles, et l'on vit le corps souple et effilé du bâtiment glisser sur la cime des vagues, comme un de ces gigantesques albatros qui font une lieue en quelques coups d'ailes.
Quand les voiles blanches eurent disparu à l'horizon, quand le ciel, le vaisseau et l'océan semblèrent ne plus former qu'un, M. de Kardigân prit le bras de son fils et le serra fortement.
—Salut à la majesté tombée! dit-il.—N'oubliez jamais cela, comte!
Ils revinrent silencieux à leur hôtel, où les attendaient leurs équipages.
Ils retournèrent à Kardigân à petites journées. On eût dit que le marquis, ayant terminé ce qu'il avait à accomplir sur la terre, n'avait plus qu'à mourir.
Des symptômes d'affaiblissement commencèrent à s'emparer de lui.
De Valognes à Pont-l'Abbé, il resta encore bien droit et ferme sur sa selle.
Mais plusieurs fois, entre Pont-l'Abbé et Avranches, il trahit son malaise par de sourdes plaintes qui sortaient malgré lui de ses lèvres.
En approchant de Rennes, le marquis dut quitter le cheval pour la voiture.
Jean suivait d'un regard navré ces progrès d'un affaiblissement qui présageait une proche fin. La pâleur devenait de la lividité.
Nous avons comparé une fois M. de Kardigân à un chêne robuste auquel le bûcheron vient de donner son premier coup de cognée.
Le chêne ayant perdu sa sève, à mesure que ses branches étaient tombées une à une, courbait son front et mourait.
En arrivant à Kardigân, le marquis se coucha.
En passant à Rennes, Jean avait demandé à un célèbre praticien de la ville de lui indiquer un de ses confrères de Savenay ou de Guérande, dans lequel il pût avoir confiance. Le praticien lui nomma le docteur Hérault, que connaissaient bien les pauvres et les souffrants de la côte bretonne.
M. Hérault fut appelé par Jean.
—Je suis un homme, docteur, lui dit-il; donc traitez-moi en homme: ne me cachez rien de la vérité, quelle qu'elle soit.
—Soit, monsieur! Dans trois jours votre père sera mort!
Bien que préparé à ce rude coup, Jean chancela.
—Trois jours!
—Peut-être moins… Tenez, monsieur, je serai franc. Il y a deux choses chez l'homme: le corps et l'âme. Les maladies du corps, nous les connaissons, et nous pouvons en triompher quelquefois, quand Dieu le veut bien.
Mais l'âme!
Qui peut analyser les souffrances inconnues qui l'épuisent? Votre père est frappé là. J'ai appris comme tout le monde le rude coup dont votre maison a été atteinte. Ne cherchez pas ailleurs la maladie de M. de Kardigân. Sa vie s'en va par les blessures à travers lesquelles le sang des siens a coulé!
Jean serra la main du docteur.
Il devinait, lui aussi, que tout remède pour tenter une guérison serait inutile.
Le marquis reposait dans son lit, pendant que son fils causait avec le médecin.
C'était le soir.
Aubin Ploguen, assis au chevet du lit, veillait le moribond, comme là-bas, à l'hôpital de la Charité, il avait veillé le mort. M. de Kardigân dormait.
Sa figure amaigrie gardait l'empreinte d'une souffrance intérieure morale; et en même temps on y voyait ce je ne sais quel rayonnement plus qu'humain que donne une conscience pure.
La fenêtre ouverte laissait parvenir jusqu'à lui le souffle chaud de la soirée, tiédi par les brises salines qu'apporte la mer à ces côtes de Bretagne.
Quand il s'éveilla, son oeil regarda autour de lui, et un pâle sourire erra sur sa lèvre en apercevant Aubin Ploguen.
—Mon fils… balbutia-t-il.
Aubin se hâta de prévenir Jean, qui arriva auprès du malade.
—Comment êtes-vous, père? demanda le jeune homme.
—Mieux, merci, mon enfant.
—Vous ne désirez rien?
—Si…
Le marquis tendit la main vers le tiroir de sa table de travail.
—Ouvre ceci, dit-il.
Jean obéit et interrogea le marquis du regard, comme pour lui demander quel ordre il désirait lui donner.
—Prends une grande enveloppe scellée que tu trouveras, mon enfant.
Jean prit l'enveloppe.
—Écoute, mon enfant, dit le vieillard, cette nuit ou demain matin je mourrai… Tu as fait venir un médecin… ce n'est pas ce médecin-là qu'il me faut, c'est l'autre, celui qui parle de Dieu… Je te prie d'envoyer chercher le curé de Kardigân…
Jean frissonna devant l'assurance avec laquelle son père parlait.
M. Hérault disait: trois jours. Le moribond, lui, disait: demain.
Le marquis reprit:
—Quand M. le curé me quittera, tu reviendras auprès de moi; j'aurai un suprême entretien avec toi. Emporte ceci… c'est mon testament.
Une demi-heure après, l'abbé Raymond, curé de Kardigân, arriva, et reçut la confession du mourant; puis on introduisit toute la maison, les valets et les paysans qui, agenouillés derrière Jean et Aubin Ploguen, assistaient à la communion dernière du maître.
—Je meurs dans ma religion catholique, apostolique et romaine, dit le vieillard. Le ciel me pardonnera peut-être mes péchés en faveur de mon repentir!
Cette scène, impressionnante au plus haut degré, se passait au milieu du recueillement de tous et du silence de cette nuit d'été.
Tout le monde se retira quand le curé de Kardigân laissa seul le marquis.
—Restez, Jean, dit celui-ci.
Jean, qui s'apprêtait à s'éloigner, s'arrêta.
—Venez vous asseoir près de moi, mon fils.
Le jeune homme obéit.
—Je vais mourir, dit lentement le marquis… Écoutez-moi, mon fils…
IX
LA LÉGENDE DE KARDIGAN[2]
Le marquis resta un moment les yeux fixes dans le vide, puis commença ainsi:
—Vous savez, Jean, que, sous le roi Philippe Auguste, la branche cadette de notre famille quitta la France et s'installa en Portugal.
Or, un siècle environ après, Alonzo de Kardigâne,—notre nom français avait subi une altération,—jouissait de l'amitié du roi Jean.
Alonzo était bon, brave et loyal.
Son souverain faisait cas de lui comme du meilleur et du plus dévoué de ses gentilshommes.
Un jour, un officier se présenta au palais de Kardigâne, situé aux environs de Lisbonne, et vint dire à Alonzo que le roi le mandait auprès de lui.
Le comte de Kardigâne se hâta d'obéir aux ordres de son maître.
Il arriva au palais royal et le trouva plongé dans les réjouissances.
La reine Christine-Amélie venait d'accoucher, et le nouveau-né avait été salué prince-infant par la cour assemblée.
On introduisit Alonzo dans la chambre même de l'accouchée.
En l'apercevant, le roi se leva et lui dit:
—Comte, je t'ai fait venir parce que j'ai besoin de toi.
—Je suis aux ordres de mon Sire, répondit le gentilhomme.
Mais, à la même minute, la pauvre Christine-Amélie jeta un cri suprême et mourut.
Le roi Jean était à la fois veuf et père.
L'infant dormait, couché sur le lit de dentelles, à côté de la morte; il dormait, car l'enfance ayant beaucoup à vivre, ne se lasse pas de sommeil.
Jean prit la main de Kardigâne et la plaça sur la tête du petit infant.
—Devant Dieu, en souvenir de la reine qui n'est plus, et sur ton épée de chevalier, tu vas me jurer, comte, d'être toute ta vie fidèle à celui que Dieu te donnera pour maître après moi.
—Je le jure!
—Dieu a reçu ton serment. Je n'ai plus besoin de toi.
Et des années passèrent. Le comte de Kardigâne vieillissait; jamais le roi Jean ne lui avait rappelé son serment de fidélité éternelle.
Un jour, un moine, comme l'officier longtemps auparavant, se présenta chez lui:
—Messire, dit-il, notre roi est à l'agonie. Le Ciel ait son âme! Il vous appelle.
Le comte sauta à cheval et courut au palais. On l'introduisit dans cette même chambre où la reine était morte, où l'infant était né.
A son tour, le roi était couché sur le lit; on eût cru qu'il était déjà trépassé. Lorsque le comte entra, il tourna péniblement la tête, et bien qu'il n'eût pas bougé depuis des heures, il saisit la main du gentilhomme, et de sa lèvre décolorée prononça ces deux mots: Souviens-toi!
Kardigâne se mit à genoux, baisa la main du roi et sortit en faisant le signe de croix.
Le jeune prince fut couronné roi le lendemain, sous le nom de dom Sanche. Les gentilshommes, les officiers et les soldats lui jurèrent fidélité. Seul, le comte de Kardigâne s'y refusa, et quand la raison lui en fut demandée, il répondit:
—On ne peut pas prêter deux fois le même serment.
Cette réponse, que nul ne comprenait, fut rapportée à dom Sanche, qui, conseillé par son cousin et son favori dom Alphonse, marquis d'Algarac, voulut exiler le comte. Seulement, en souvenir de l'amitié que son père avait éprouvée pour le vieillard, il se contenta de l'éloigner de la cour en lui donnant le commandement de la ville forte d'Oporto.
Quinze autres années se passèrent pendant lesquelles dom Sanche sembla prendre à tâche de soulever son peuple contre lui. Il mécontenta son armée, doubla les impôts et fit alliance avec les Maures.
Alphonse, le mauvais conseiller du roi, crut le moment venu de démasquer sa traîtrise.
Il prit le palais de vive force, déclara dom Sanche indigne et l'enferma au monastère des Bénitès.
Le Portugal laissa faire. Il était las de son ancien maître.
Seul, le comte de Kardigâne refusa de reconnaître l'usurpateur et de lui rendre la place d'Oporto.
—J'ai de l'honneur plein ma vie, dit-il au député d'Alphonse, qui le sommait de lui donner les clefs de la ville. Je ne deviendrai pas infâme à soixante-dix ans!
Quand le député fut parti, Kardigâne rassembla ses troupes,—trois cents hommes!—il fit lever les herses, remplir les fossés d'eau et les magasins de nombreuses provisions.
Un mois après, il était assiégé.
Le siége dura cinq ans.
Kardigâne avait une trop petite armée pour prendre l'offensive et tenir la campagne. Il se contentait de repousser les assauts qui étaient donnés à la citadelle.
Le chef des assiégeants ne se lassait pas, car il se disait que, s'il ne pouvait dompter Kardigâne par la force, il aurait, un jour, raison de lui par la faim.
En effet, les vivres étaient presque épuisés.
Le comte en fit une distribution plus rare; puis il ne donna plus que des demies et des quarts de ration.
Un matin, l'intendant de la citadelle lui déclara qu'il n'y avait pas, dans toute la ville, de quoi faire un pain d'enfant.
Alors on tua les chevaux et on les mangea.
Après les chevaux, on poursuivit les chiens, les chats et les rats.
Les animaux disparus, Kardigâne fit bouillir les harnais et les selles; mais la peste décimait la garnison. Pendant ces cinq ans, les deux tiers avaient été tués.
Des cent derniers, la maladie en prit soixante.
Alors le comte fit venir les quarante qui avaient résisté et leur dit:
—Vous n'avez pas fait de serment de fidélité, donc vous êtes libres. Si, après-demain, Dieu n'a pas accompli un miracle en notre faveur, les portes de la ville vous seront ouvertes.
Des quarante soldats restés vivants, trente-trois désertèrent; sept seulement demeurèrent.
Le lendemain; un chevalier vint frapper de sa lance le fer de la herse, et dit qu'il s'appelait dom Eyriès, officier supérieur du roi Alphonse, et qu'il voulait parler au comte de Kardigâne.
Dom Eyriès fut introduit dans la chambre où Kardigâne dormait habillé dans son armure de fer. Le vieillard avait alors quatre-vingts ans. Son sommeil, calme comme celui d'un enfant, exprimait la tranquillité de son âme.
Dom Eyriès mit un genou en terre devant cet emblème vivant de la fidélité humaine, et quand le vieillard fut éveillé, il lui dit:
—Messire comte, le roi dom Sanche vient de mourir, sans enfants. Alphonse n'est donc plus un usurpateur, puisque c'est à lui que le trône revenait de droit. Vous êtes délié de votre serment. Remettez-moi les clefs de la ville.
Kardigâne lui répondit:
—Je veux m'assurer de cette mort. Suivez-moi.
Les deux gentilshommes partirent d'Oporto et allèrent au couvent des Bénitès. La, le comte demanda où était le roi dom Sanche. On lui répondit qu'il était mort.
—Menez-moi à son tombeau, dit-il.
On le conduisit à la chapelle du couvent où étaient écrits ces deux mots sur une large dalle:
SANCHE, ROI
—Ouvrez le tombeau! reprit le comte.
On ouvrit le tombeau, et le corps embaumé du roi défunt apparut dans son cercueil.
Alors Kardigâne s'agenouilla, et, baisant la main glacée du cadavre, il dit:
—Mon Sire, c'est toi qui m'as donné les clefs de la ville; c'est à toi que je dois les rendre!
Et, mettant les clefs dans le cercueil, il fit fermer le tombeau et s'éloigna.
Deux jours après, il arrivait à la cour.
—Je viens vous saluer, dit-il à Alphonse; car, maintenant, c'est vous qui êtes mon roi.
—Jure-moi fidélité, comme tu l'as jurée à mon cousin, répliqua
Alphonse, et je te fais le second du royaume.
Kardigâne hocha la tête, et dit d'une voix triste:
—Monseigneur, j'ai fait un serment de fidélité dans ma vie, mais il m'a coûté trop cher pour que j'en veuille faire un second…»
* * * * *
Jean avait écouté le long récit de son père, impressionné par la loyauté sublime de son aïeul.
Le vieillard reprit faiblement, car ces paroles l'avaient épuisé:
—Mon fils, la fille de celui dont je t'ai conté l'histoire a épousé un Kardigân de France, son cousin. Tu es donc doublement son descendant. Pense que c'est en souvenir de lui que notre devise: Toujours prêt, a été changée pour celle qui brille aujourd'hui sur notre écusson: Fidèle! Je vais mourir, mais je n'ai pas d'autre enseignement à te donner…
Le marquis retomba sur le lit.
Jean se mit à genoux, priant et pleurant.
Tout à coup le vieillard se redressa:
—Fais entrer tout le monde! dit-il. Je veux que tout le monde me voie mourir!
Les valets et les serviteurs rentrèrent pour l'agonie, comme ils étaient venus pour la communion.
Il semblait que ce fils des chevaliers d'autrefois voulût donner, en exemple, la fin d'une belle vie:
—Monsieur le marquis de Kardigân, dit le moribond d'une voix encore ferme, vous êtes désormais le chef de la maison. Que tous n'oublient pas qu'ils vous doivent obéissance et respect!
Puis, il appuya sa tête sur l'oreiller et sembla dormir.
Un sourire voltigeait sur sa lèvre; un frémissement agitait par instant ce corps usé par la vieillesse et la douleur.
—Jean! Jean! murmura-t-il soudain.
Le jeune homme se pencha sur le lit du vieillard, comme pour recueillir sa dernière pensée.
Celui-ci mit son doigt sur le front de Jean:
—Fidèle! dit-il.
Ce fut son dernier mot.
FIN DU PROLOGUE
PREMIÈRE PARTIE
LES FRÈRES ENNEMIS
I
UN BAL DE L'OPÉRA EN 1831
Seize mois environ après la mort de M. le marquis Huon-Anne de Kardigân, c'est-à-dire vers le milieu du mois de décembre de l'année 1831, notre drame recommence à Paris.
Paris s'amuse.
Ou plutôt, pour être plus juste, Paris cherche à s'amuser.
Il vient de passer par de rudes secousses. D'abord le choléra.
M. Gisquet, préfet de police, avait dû placarder une affiche défendant le gouvernement contre l'accusation portée par le peuple de jeter du poison dans les fontaines et dans les brocs des marchands de vin.
Cette proclamation, datée du 2 avril, montre combien le nouveau régime était impopulaire.
Pendant tout le temps que dura l'invasion du choléra, Paris fut transformé en un immense tombeau.
Un seul homme eut de l'esprit: M. Harel, directeur de la Porte-Saint-Martin, qui fit insérer dans les journaux une réclame ainsi conçue:
—«On a remarqué avec ÉTONNEMENT que les salles de spectacle étaient les seuls endroits publics où, quel que fût le nombre des spectateurs, aucun cas de choléra ne s'était encore manifesté. Nous livrons ce fait INCONTESTABLE à l'investigation de la science et de l'Institut!!!»
Puis le choléra disparut, après avoir emporté quatre-vingt mille victimes.
Après lui, vinrent les émeutes.
Émeute à Grenoble, émeute à Lyon, émeute à Lille, émeute partout!
On voit que ce pauvre Paris et ces pauvres Parisiens avaient été durement secoués pendant l'année, et que vraiment il était tout naturel qu'ils songeassent à s'amuser.
Comme distractions, ils avaient eu Alexandre Dumas d'abord, le lion de cette époque.
On ne s'était occupé, douze mois durant, que du grand bal d'Alexandre Dumas; ensuite de la première représentation du Mari de la Veuve, d'Alexandre Dumas; troisièmement, de la Tour de Nesles, d'Alexandre Dumas; et, enfin, des discussions d'Alexandre Dumas avec M. Frédéric Gaillardet, toujours à propos de cette même Tour de Nesles, qui faisait florès.
La seule chose qui pût distraire un moment l'attention publique du plus grand de nos romanciers, fut le bal de l'Opéra, alors dans toute sa splendeur:
Quantum mutatus ab illo!
Il en résultait que, par suite de l'incroyable succès dont jouissait le drame en vogue, tous les costumes du bal de l'Opéra de l'année 1831 étaient des Buridan par centaines, des Marguerite de Bourgogne par trentaines et des Gaultier d'Aunay par vingtaines.
Car, à cette époque, les hommes du monde dédaignaient d'employer à leur usage le vulgaire habit noir, dont se servaient de nos jours les habitués de M. Strauss.
La plupart d'entre eux venaient costumés au bal de l'Opéra.
Or, le samedi 17 décembre, une foule nombreuse envahissait la rue Le Peletier, débordant presque sur le boulevard. C'étaient des huées, des cris, des applaudissements et des éclats de rire.
Un flot de voitures entrait dans la rue: et les élégants coupés, ou les voitures de place, les citadines, jetaient les arrivants sur le pavé de l'Opéra.
Une bouquetière se tenait à droite, portant son étalage suspendu à son cou.
Cet étalage se composait de roses rouges et de roses blanches, ces malheureuses fleurs pâles, écloses, à force d'art, dans une serre d'industriel: et les pauvrettes, se sentant sans parfum, regrettaient d'être nées.
Un lion—le mot du temps—fit son emplette en passant, et demanda à la jeune bouquetière:
—Êtes-vous contente, ce soir?
—Pas beaucoup, monsieur.
—Les affaires ne vont pas?
—Je n'ai vendu que trois bouquets de roses blanches et rouges.
—Je ferai le quatrième.
—Et tous ceux qui me les ont achetés étaient costumés en Buridan et masqués.
Le lion, déguisé lui-même en Palikare, se mit à rire et s'éloigna.
Il comprenait encore, jusqu'à un certain point, qu'on se déguisât en Buridan pour venir au bal de l'Opéra, bien que l'extrême abondance de ces costumes eût dû faire reculer un homme du monde.
Mais qu'on se masquât!
Voilà ce qui était impardonnable.
A peine eut-il disparu, qu'un jeune homme, enveloppé d'un manteau épais, s'arrêta à son tour devant la bouquetière.
—Un bouquet mêlé, dit-il.
Un bouquet mêlé signifiait union égale de roses blanches et de roses rouges.
—Voici, monsieur.
Le jeune homme, en voulant prendre un louis dans sa poche, entr'ouvrit son manteau et laissa voir sa cotte de mailles de Buridan.
—Encore un Buridan!… pensa la bouquetière en riant.
L'inconnu était masqué.
Il mit un louis sur l'étalage et s'engouffra sous le portail.
Cinq minutes après, nouveau Buridan, également masqué.
—Un bouquet mêlé, dit-il aussi.
Il fut suivi d'un troisième Buridan semblable aux autres, qui prit le même bouquet mêlé, donna un louis et passa.
—C'est bien curieux! murmura-t-elle; voilà six Buridans, tous masqués, qui m'ont demandé la même chose.
Puis, comme, somme toute, c'était de peu d'importance, elle ne s'en occupa plus.
Cependant suivons la foule, pour nous servir de l'expression en usage auprès de messieurs les bateleurs de place publique. L'Opéra, brûlé naguère, ouvrait au public ses deux grands escaliers du bas, par lesquels on arrivait au premier étage, où se trouvaient les loges, l'amphithéâtre et le foyer.
Ce foyer, sans être aussi grand que celui que nous avons connu, tenait toute la largeur des panneaux du fond.
Les groupes y étaient si compacts, qu'à peine pouvait-on s'y promener.
Il y avait de tout dans cette cohue: des costumes, des habits et des dominos multicolores qui se heurtaient, se parlaient, s'appelaient se répondaient tous ensemble, de manière qu'il en résultait pour les oreilles une cacophonie épouvantable.
Les Buridans étaient en nombre.
Ils portaient tous le même uniforme, si bien qu'il eût été vraiment difficile de s'y reconnaître.
Pourtant, une femme, enveloppée d'un ample domino noir, semblait s'être donné pour mission de les dévisager, car elle regardait attentivement tous ceux qui passaient devant elle.
Un homme, couvert d'une robe flottante, la figure couverte d'un loup, examinait à son tour cette femme qui se tenait debout, les bras croisés, appuyée contre un chambranle à la porte du foyer.
Il hésitait à l'aborder. Pourtant, dans un mouvement que fit ce domino, il démasqua un imperceptible noeud violet attaché à son bras.
Aussitôt l'homme s'approcha et lui toucha l'épaule.
La femme se retourna:
—Charles! dit celui-ci.
—Marie! répondit-elle.
Évidemment c'était un mot de passe, car autrement l'homme n'eût pas appelé la femme: Charles, et la femme n'eût pas appelé l'homme: Marie.
Elle tressaillit légèrement et prit le bras de l'inconnu.
—Eh bien! l'avez-vous vu? demanda l'homme déguisé.
—Oui.
—Lui avez-vous parlé?
—Non.
—Peut-être n'est-ce pas lui!
—C'est lui, j'en suis certaine.
—A quoi l'avez-vous reconnu?
—Je ne l'ai pas reconnu, mais je l'ai suivi depuis sa maison jusqu'ici.
—A merveille.
—Comment est-il costumé?
—En Buridan.
—Diable! il faudra le reconnaître au milieu de la centaine d'imbéciles qui se sont affublés de cette peau-là!
—Non, heureusement pour nous, le ciel a voulu qu'il portât un signe qui le distinguât des autres.
L'homme masqué gratta vivement le nez de son loup de carton.
Ce devait être chez lui une habitude, peut-être un signe de joie, car il fit entendre un petit rire intérieur plein de gaieté.
—Ah! il porte un signe?
—Oui.
—Et quel est ce signe?
—Un bouquet de roses mêlées rouges et blanches, à l'épaule droite.
—Très-bien.
Il reprit après un léger silence:
—Est-il venu seul?
—Oui, seul.
—N'a-t-il parlé à personne?
—A personne.
—Vous en êtes sûre?
—Oh! parfaitement. Il est entré chez lui, rue de *** à dix heures du soir. J'étais déjà toute prête pour le bal, dans ma voiture, en face de la maison. Il est ressorti, habillé comme je viens de vous le dire, vers minuit et demi. Aussitôt j'ai donné ordre au cocher de suivre son coupé. Il est venu directement ici.
—Diable! diable!
—Cela vous gêne?
—Pas mal, en effet.
L'homme avait changé de mouvement. Au lieu de gratter le nez de carton dont ne l'avait pas doué la nature, il grattait obstinément le derrière de son oreille.
Le premier geste était un signe de joie, le second était ou devait être un signe de mécontentement.
—Est-ce que je me serais trompé dans mes calculs? pensa-t-il tout haut.
Pendant cette conversation, le flot des promeneurs du foyer s'était dispersé du côté de la salle où se faisait entendre une assourdissante musique; puis, à leur tour, avaient été remplacés dans le foyer par d'autres promeneurs.
Il en résultait que l'homme masqué et le domino pouvaient examiner de nouveaux visages.
Tout à coup celui-ci serra fortement le bras de son cavalier.
—Attention, le voici! dit-elle.
Et, en effet, elle montrait à son interlocuteur un Buridan, lequel portait à l'épaule droite des roses blanches et des roses rouges mêlées.
II
ROSES BLANCHES ET ROSES ROUGES
En apercevant le Buridan, l'homme masqué renouvela son geste premier.
C'est-à-dire qu'il frotta fortement son nez en carton.
—Faut voir! faut voir! murmura-t-il.
Quant à la femme, elle semblait retombée dans une apathie profonde.
Peut-être, si on eût soulevé son loup de velours noir, eût-on vu des larmes couler sur son visage.
L'homme avait fait un signe imperceptible: aussitôt un débardeur, appuyé contre une des colonnes, s'était détaché d'un groupe compact pour s'approcher de lui.
—Suis-moi ce gaillard! lui dit-il tout bas..
Le Buridan, escorté de son débardeur, s'enfonça de nouveau dans la foule.
—Je suis content de vous, reprit l'homme en s'adressant au domino, et j'en ferai bon témoignage.
—Alors vous tiendrez votre promesse? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
—Oui.
—Partons, alors!
—Partir, pourquoi?
Le domino, qui avait ressaisi le bras de son cavalier, laissa retomber sa main avec accablement.
—Mais vous m'aviez dit que, si je vous servais, vous me rendriez…
—Plus bas! plus bas, que diable! interrompit l'homme d'une voix dure.
Il ajouta plus doucement:
—Oui, certes, je vous ai promis de vous rendre votre… Mais, faut voir! faut voir! Vous comprenez bien que vous ne nous avez pas encore suffisamment servi.
—Oh! mon Dieu!
—Allons! allons! ne nous désolons pas! Est-ce de ma faute? Pourquoi vous êtes-vous mise dans ce hourvari? Nous vous tenons, tant pis pour vous.
Une larme brilla à travers la barbe de dentelle qui couvrait le bas du visage, attaché au masque.
—Bon! des larmes maintenant! Mais, malheureuse que vous êtes, vous voulez donc vous perdre et nous perdre?
Un sanglot étouffé fut la seule réponse du domino.
—Je vous demande un peu si c'est raisonnable de se conduire comme cela, et au bal de l'Opéra encore! Si ja…
L'homme s'interrompit brusquement. Il venait d'apercevoir son Buridan, qui se promenait tranquillement, n'ayant à ses trousses aucune espèce de débardeur.
—Est-ce que la Licorne l'aurait perdu? murmura-t-il.
Il fit de nouveau le signe imperceptible auquel était arrivé le premier débardeur, et un second s'approcha de lui, costumé en bohémien.
—Suis… dit-il, J'attends ici.
Quant à vous, ma chère, reprit-il en s'adressant au domino, vous allez vous mêler adroitement à cette foule. Vous reviendrez dans une demi-heure. Je vous attends ici.
La femme obéit et disparut.
Resté seul, l'étrange personnage commença par gratter son nez; puis il frotta vigoureusement ses deux mains l'une contre l'autre, et ensuite il s'assit sur un de ces rebords en velours rouge, qui longeaient le foyer.
—Je ne pouvais pas causer plus longtemps avec elle, pensa-t-il. On nous aurait remarqués. Et il faut de la prudence, beaucoup de prudence dans toute cette affaire! Où diable a pu passer ma Licorne! Faut voir! Faut voir!
Un troisième Buridan se montra à ce moment dans la galerie.
Le bohémien qui avait suivi le second ne marchait pas derrière lui.
—Ah! par exemple, voilà qui est trop fort!
Il allait se frotter l'oreille, quand sans doute une idée soudaine illumina son esprit.
—Que je suis bête! Ils sont plusieurs! Plusieurs Buridans portant tous le même signe de reconnaissance à l'épaule droite. Je comprends tout maintenant! La Licorne et Trébuchet n'ont pas quitté leur homme… le mystère s'explique. Ah! mais non, pas encore… Combien sont-ils?
Laissons l'homme masqué s'abîmer dans ses réflexions, et pour que le lecteur puisse saisir aussitôt la signification des scènes qui vont suivre, disons tout de suite quel était ce personnage mystérieux.
Il n'était autre que le fameux M. Jumelle, sous-chef de la police politique et l'un des meilleurs collaborateurs de M. Gisquet, le préfet régnant alors à la rue de Jérusalem.
Nous avons dit, dans le chapitre précédent, combien était grande l'opposition faite au gouvernement de Louis-Philippe.
Cette opposition venait de trois côtés bien différents: des légitimistes, des républicains et des bonapartistes.
Il est vrai que ceux-ci se confondaient à cette époque-là avec les républicains.
Le ministère, en butte à tant d'ennemis, se sentait peu solide, et comme il tremblait bien plus encore pour ses portefeuilles que pour le trône, il avait résolu de mettre tout en oeuvre pour les conserver.
Il en résultait que la police politique était doublée. On lui avait donné pour sous-chef M. Jumelle, l'homme masqué qui vient d'entrer dans notre récit, et avec lequel nous aurons meilleure occasion de faire plus ample connaissance.
Comme M. Jumelle ne se dérangeait lui-même que dans les grandes occasions, il fallait que le cas présent fût grave.
Aussi concentrait-il toutes ses idées, toute son intelligence, pour résoudre ce problème de la multiplication des Buridans portant des bouquets à l'épaule.
—Ce sera bien le diable, si en les faisant suivre, je n'arrive pas à savoir leurs noms. Je connais déjà l'un d'entre eux. Maintenant, est-ce le chef?
Le domino reparut.
M. Jumelle lui fit signe de venir à lui et lui offrit son bras.
Avant qu'ils eussent eu le temps d'échanger une parole, l'horloge du foyer sonna trois heures du matin.
Le bal était dans tout son éclat. Les danses et la musique faisaient un bruit infernal qui ébranlait les voûtes sonores de l'Opéra.
Aussitôt, le Buridan suivi par la Licorne, rentra dans la galerie, et marcha vers la loge n° 32.
M. Jumelle se promenait de long en large avec sa compagne, mais, en réalité, tout en paraissant rire aux éclats et causer avec elle, il ne perdait pas de vue la loge où le premier Buridan venait d'entrer.
Cinq minutes après, un deuxième, puis un troisième entrèrent dans la loge.
Il fallut attendre dix minutes pour voir arriver le quatrième.
Enfin, à trois heures et demie, il en était entré six.
—Je voudrais bien savoir «si c'est tout!» pensa l'agent de police.
Il paraît que «ce n'était pas tout,» car un jeune homme de taille moyenne, légèrement pâle, blond, et d'allure distinguée vint frapper à la porte de la loge.
Ce jeune homme était démasqué et il portait un habit de ville.
—Ouais! voilà qui se corse! prononça M. Jumelle avec satisfaction. Je n'ai pas ce signalement-là sur mes tablettes… Mais, si j'en crois mes pressentiments, ce doit être le chef.
—Avez-vous encore besoin de moi, monsieur? demanda le domino. Je suis bien lasse et je voudrais me retirer.
—J'ai toujours besoin de vous, riposta sentencieusement M. Jumelle; et maintenant plus que jamais!
—Parlez… j'obéirai.
—Dame! je l'espère, pour vous… Vous pensez bien que si vous n'obéissez pas, on ne vous rendra pas votre…
La jeune femme eut un frissonnement qui l'agita de la tête aux pieds.
—Oh! vous êtes un monstre! dit-elle d'une voix sourde.
—Mais non… mais non…
Il gratta son nez de carton et ajouta:
—Ecoutez-moi très-attentivement. Vous voyez bien cette loge, n°32? J'ai besoin de savoir si les gens qui y sont iront quelque part en sortant d'ici. Donc, voilà ce que vous allez faire. La loge n°34 qui est à coté, est occupée par lord H…, sur lequel je vais vous donner quelques renseignements…
Il lui parla bas quelques instants à l'oreille.
—N'oubliez pas, surtout! Vous entrerez au n°34, et grâce à ce que je viens de vous apprendre, vous intriguerez à votre aise le pauvre lord. Seulement, vous aurez soin de vous accouder contre la loge voisine, de façon à vous en rapprocher, et vous vous efforcerez d'entendre ce qui s'y dira.
La jeune femme hocha la tête en signe d'obéissance.
Elle frappa à la porte de la loge où se tenait le grand seigneur anglais, et s'effaça derrière le rideau de soie rouge qui cachait l'entrée.
M. Jumelle ne perdit pas de temps.
Il réunit ses hommes qui étaient dans le bal, au nombre de vingt environ, et leur donna des ordres.
La Licorne et Trébuchet (tels étaient, en effet, les noms des deux honnêtes fonctionnaires en qui M. Jumelle avait une confiance particulière), furent chargés d'une mission spéciale.
Nous saurons bientôt laquelle.
Pendant ce temps-là, le domino était entré dans la loge de lord H…
Une femme est toujours libre de faire ce qu'il lui plaît au bal de l'Opéra. Cependant le noble Anglais resta stupéfait, quand il entendit les premières phrases de la nouvelle venue.
Elle lui parla d'un secret de famille qu'il croyait bien ignoré.
Entraîné par cette intrigue extraordinaire, lord H… supplia le domino de rester dans la loge.
Elle obéit aux instructions qu'elle avait reçues.
Elle s'accouda contre la frêle cloison, parlant seulement des lèvres à lord H…, et écoutant avec toute son attention ce qui se disait dans la loge voisine.
Cela dura un quart d'heure.
Rien ne l'avait encore frappée dans ce qu'elle entendait; quand, tout à coup, le jeune homme en habit de ville dit:
—Nous sommes d'accord?
—Oui, répliqua l'un des Buridans.
—Eh bien, dans une heure, je serai rue du Petit-Pas, n°3.
—Nous y serons…
Le domino termina hâtivement sa conversation, malgré les supplications de lord H…, et se jeta hors de la loge.
M. Jumelle attendait.
—Ils vont rue du Petit-Pas, n°3, murmura-t-il.
L'agent de police se frotta les mains.
—Pour le coup, je crois que je les tiens! dit-il..
III
LA MAISON DE LA RUE DU PETIT-PAS
Le jeune homme en habit de ville, qui venait de donner rendez-vous aux six Buridans, sortit à son tour de la loge[3]. Il était accompagné d'un de ces messieurs toujours masqué.
Tous les deux descendirent le large escalier, prirent leurs pelisses fourrées au vestiaire, et sautèrent dans un petit coupé bas qui attendait.
Le Buridan se jeta dans les bras de son compagnon et l'embrassa.
—Ah! mon cher Jean, comme je suis heureux de te voir.
C'était, en effet, le marquis Jean de Kardigân; le Buridan avait nom Henry de Puiseux, et nous ferons en quelques mots le portrait de ce personnage important.
Henry de Puiseux était alors âgé de vingt-cinq ans. Blond et fin, de petite taille, d'une élégance suprême, il ressemblait à son ami Jean de Kardigân.
Seulement Jean était un peu triste de nature.
Tandis que de Puiseux, toujours gai, joyeux et spirituel, rappelait ce type du soldat de Fontenoy qu'un grand peintre a immortalisé.
—Mon bon Henry, répondit Jean en rendant à son ami sa chaleureuse accolade, comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus!
—Comptons: c'était le 31 juillet au matin. Tu reçus l'ordre d'aller trouver M. de Raguse. Tu vins m'embrasser et tu partis pour Paris. Depuis nous avons été séparés…
—J'ai vécu vingt ans, ami, pendant les seize mois qui viennent de s'écouler.
—Tu as souffert?
—J'ai souffert… j'ai aimé… et j'ai pleuré.
Un silence triste s'établit entre les deux jeunes gens. Enfoncés dans l'ombre du coupé, ils regardaient fuir les maisons à droite et à gauche.
—Où sommes-nous maintenant? demanda Jean, sortant de ses pensées.
—Au pont des Saints-Pères.
—Et toi, qu'es-tu devenu, pendant notre séparation?
—Moi? je ne sais pas.
—Tu es bien heureux!
—Ne me cache rien, mon ami. Tu aimes, m'as-tu dit? Qui aimes-tu!
—Une jeune fille… Je ne te ferai pas son portrait. Il n'y a pas de mots humains qui pourraient te la peindre telle qu'elle est, ou telle que la vois. Le premier jour où je l'ai connue, elle m'a sauvé la vie.
—Peste!
—Depuis…
—Eh bien!
—Je ne l'ai plus revue.
—Tu sais où elle demeure, pourtant?
—Oui.
—Quoi! tu es à Paris depuis deux jours, et tu n'as pas encore couru auprès d'elle!
—Est-ce que mon temps est à moi? Tu sais bien quelle sainte mission j'ai reçue!
—Certes! mais l'amour!
—Il y a quelque chose qui passe avant l'amour, Henry.
—Bah! Et quoi donc, s'il te plaît!
—Le devoir.
—Tiens, tu as raison. Tu vaux mieux que moi, décidément.
—Je ne vaux pas mieux que toi, mais j'ai souffert plus que toi, ce qui est pire.
—Pauvre Jean!
—Je suis seul au monde. De notre belle et radieuse famille, il n'y a plus que moi de vivant. Louis, Marianne, Philippe sont morts…
—Oui, j'ai su le drame terrible dont tes frères et ta soeur ont été les héros. Tu n'as plus revu Philippe?
—Non, et je ne le reverrai jamais!
Un nouveau silence suivit ces paroles.
—Tu es mon meilleur ami, de Puiseux, reprit Kardigân avec force. A toi je peux tout dire. Dans les derniers temps de sa vie, et avant notre voyage à Cherbourg, j'ai juré à mon père de ne jamais écrire à Philippe. Lui mort, j'ai ouvert son testament: il me défendait de le revoir… Si je désobéissais, j'étais maudit par lui. Comprends-tu l'effrayante menace de cette malédiction posthume! Ce mort qui se relèverait pour m'atteindre!…
Il se tut un moment.
—Mon père avait fait de sa fortune deux parties égales. Chacun de nous hérita de cent mille livres de rente environ. Et ce qu'il y a de plus affreux, c'est que ce frère, que je ne puis revoir, dont je suis pour toujours séparé, ce frère, malgré sa trahison, malgré sa jalousie, je l'aime!
—Ah! tu es bien malheureux!
—Malheureux? Nul autre que toi ne saura jamais combien je souffre!
—L'amour console, ami. Tu aimes… Je voudrais en dire autant!
—L'amour console… quand il ne torture pas.
—Est-ce qu'elle t'aime, elle?
—Elle ignore même que je l'adore.
—Elle t'aimera. Tu es jeune, tu es beau, tu es riche, tu portes un grand nom: quelle famille ne serait pas heureuse de te voir devenir sien?
Le coupé tournait alors l'angle de la place du Panthéon.
A cette époque, il existait dans ce quartier un dédale de petites rues, que les constructions modernes ont démolies.
La rue du Petit-Pas partait du quartier Mouffetard, touchant presque à la barrière d'Italie.
Jean n'avait pas répondu à son ami, parce qu'il regardait à droite et à gauche, à travers les vitres de la voiture, l'endroit où ils se trouvaient.
—Eh bien, nous sommes arrivés, je crois? dit-il à de Puiseux, qui avait allumé une cigarette et fumait tranquillement.
—En effet.
Le coupé s'arrêta.
De Puiseux leva le nez en l'air et examina la maison.
C'était une de ces vieilles masures à six étages, comme les architectes d'autrefois en ont bâti à la douzaine.
—Peuh! voilà qui ressemble passablement à un bouge, fit Henry.
—Tu ne te trompes pas de beaucoup.
—Et nous allons entrer là-dedans?
—Oui.
—Enfin… Je m'abandonne à toi.
Les deux amis levèrent un loquet en fer, qui résonna avec bruit contre la porte cochère: elle s'ouvrit aussitôt.
—Est-ce toi? demanda Jean qui entra le premier.
—Oui, monsieur le marquis, répondit une voix dans l'ombre.
La voix partait d'un corps, lequel corps avait des bras, lesquels bras ouvrirent une lanterne sourde, dont les rayons éclairèrent un corridor obscur et sale.
Les premiers regards de M. de Puiseux se portèrent sur l'individu qui tenait la lanterne sourde.
—Diable! dit-il, voilà un gaillard bien bâti! Ça fait plaisir à voir.
En effet, le gaillard bien bâti paraissait être doué d'une force herculéenne.
—Tout est-il préparé? reprit Jean.
—Oui, monsieur le marquis.
—En avant, alors.
Les trois hommes traversèrent une cour à droite: à cette heure avancée de la nuit tout le monde dormait.
Il commençait à neiger et le froid devenait plus intense.
—Diable! prononça de Puiseux, voilà qui nous annonce un triste temps.
—C'est mon opinion, dit gravement le porteur de la lanterne.
A cette phrase, le lecteur reconnaît, sans doute, notre ami Aubin Ploguen qui avait gardé pour le maître nouveau la même affection, le même culte que pour le maître ancien.
Au bout de cette cour se trouvait une petite porte en bois.
Aubin tira de sa poche une clef et l'ouvrit. Une seconde porte fut poussée, et les trois hommes se trouvèrent dans une grande chambre qui n'avait pas d'autre issue, et où brillait un feu clair allumé dans la cheminée.
—Jamais les agents de M. Gisquet ne viendront nous attraper jusqu'ici! s'écria de Puiseux, subitement ranimé par la vue du feu et la sensation douce de la chaleur.
—Rien n'est impossible, dit Aubin Ploguen.
—Peste! c'est un philosophe, celui-là!
—Mais s'ils viennent… ils ne nous surprendront pas, ajouta sentencieusement le Breton.
—Bah! et pourquoi?
—Parce que… Mais s'ils nous surprenaient, cela ne ferait rien.
—Vraiment?
—Oui, ils ne pourraient pas nous dénoncer.
—En vérité?
—Je les aurais assommés avant.
Henry de Puiseux éclata de rire en présence de la sérénité avec laquelle
Aubin Ploguen prononçait cette phrase.
Il tendit la main au serviteur breton, qui la serra avec respect.
—Tu as raison, Henry, dit Jean, Aubin n'est pas mon serviteur, il est mon ami.
—Tu es bien heureux d'avoir des amis comme celui-là!
—Je serai le vôtre, monsieur, sauf votre permission, répliqua naïvement
Aubin.
—Conclu, camarade! Maintenant, mon ami Jean, il s'en faut d'une demi-heure que nos Buridans n'arrivent. Si tu le permets, je vais m'offrir une demi-heure de sommeil.
—Dors, Aubin veille.
En effet, Aubin quitta les deux jeunes gens pour aller s'installer dans le corridor.
Il devait y attendre la venue des cinq autres personnes.
Pendant ce temps-là, une scène d'un tout autre genre se passait dans la rue.
Une dizaine d'hommes, cachés dans des encoignures de maisons, sortirent à un coup de sifflet qui résonna sitôt que la voiture se fut éloignée.
Un individu enveloppé d'un large manteau était assis sur la borne, dans la rue voisine, ayant l'air de s'occuper très-peu de la neige qui tombait de plus en plus forte.
Cet individu était M. Jumelle.
Il se grattait le nez, signe de joie.
Seulement, comme son nez de carton avait disparu, il se livrait à cet exercice sur l'appendice nasal que la nature avait planté au beau milieu de son visage.
—Combien sont entrés, la Licorne? demanda-t-il à l'un des hommes.
—Deux.
—Restent cinq: attendons.
Les dix hommes se replacèrent dans leurs encoignures, et M. Jumelle resta sur sa borne, en dépit des flocons de neige qui tombaient sur lui.
IV
LA SOURICIÈRE.
Henri de Puiseux dormait depuis une demi-heure quand il s'éveilla.
—Où diable suis-je donc? dit-il.
Tout en se frottant les yeux, il aperçut Jean accoudé sur une table et plongé dans de graves réflexions.
—Bon! je me rappelle, fit-il.
—As-tu bien dormi?
—Une demi-heure, ce n'est pas la peine d'en parler.
—Ils n'arrivent pas.
—Oui, on dirait que nos amis sont en retard.
—Ne nous impatientons pas: ils ont sans doute été retardés par une cause inconnue.
—Devaient-ils venir ensemble?
—Non.
—Bonne précaution.
—Deux d'abord, puis un, puis deux ensuite.
—De cette façon, on ne pourra rien soupçonner.
—Oh! je ne crains pas que nous soyons surpris ici, dit Jean.
—Sommes-nous même surveillés? J'en doute un peu.
—Mais regarde donc cette neige qui blanchit le pavé de la cour! Il fait un temps à ne pas laisser un ennemi coucher dehors!
—Pauvres gens!
—Qui plains-tu ainsi? demanda de Puiseux à son ami.
—Je plains ceux qui n'ont pas d'asile, qui souffrent la faim, le froid et la misère. Je plains cette légion d'infortunés qui sont dehors par cette nuit glacée!
—Oui, cela est atroce, répliqua Henry, dont l'éternelle gaieté fut rembrunie par la phrase de son ami.
Il reprit au bout d'un moment.
—Tu arrives de Ludworth?
—Oui.
—Tu comprends par quel motif de discrétion je n'ai pas voulu te faire encore aucune question à cet égard, mon cher Jean. Puisque tu nous as réunis ici, c'est que tu as quelque chose d'important à nous dire.
—Tu en jugeras tout à l'heure.
—M. de Breulh[4] est-il prévenu?
—Oui.
—Il viendra ici?
—Cette nuit.
—Alors, je vois que l'assemblée sera sérieuse.
—Il va en sortir la paix ou la guerre.
—Et Berryer?
—Berryer de même.
—Diable! Tu n'en as pas encore un troisième à m'annoncer?
—Si.
—Tout est à craindre, ami.
—Lequel, s'il te plaît?
—M. Saincaize.
Henry de Puiseux avait écouté avec respect les noms de MM. de Breulh et de Berryer. Il fit une légère grimace en entendant prononcer celui de M. Saincaize.
—Tu ne l'aimes pas? dit Jean.
—Ma foi, si tu désires connaître mon opinion bien sincère, je te dirai très-franchement que je me méfie de lui. Retiens bien mes paroles: cet homme-là n'est pas franc!
—Il me produit aussi un peu cet effet-là, à moi-même.
—Tu vois? M. de Breulh, bravo! c'est un loyal gentilhomme, fier comme son nom, et brave comme son épée. Mais le Saincaize! Cet homme-là nous jouera un vilain tour.
—Sois tranquille: je le surveille.
—Vois-tu, quand j'étais enfant, j'avais la terreur du serpent. Cet animal rampant m'aurait fait fuir à cent lieues… et je crois, ma parole d'honneur, qu'il m'en est resté quelque chose… car, chaque fois que je prononce, ou que j'entends prononcer son nom, j'éprouve une sensation analogue…
Henry de Puiseux fut interrompu par le bruit de la porte cochère qui se refermait.
—Voilà deux des Buridans! dit-il.
Aubin Ploguen veillait.
Quand il entendit résonner le loquet en bas, sur la porte, il s'avança dans l'ombre et ouvrit la serrure.
Deux hommes entrèrent.
—Donnez-nous la clef, M. Benoist, dit l'un d'eux.
—La porte est là, répondit Aubin.
C'étaient les mots de passe.
Dix minutes s'écoulèrent encore.
Puis le troisième arriva.
—Donnez-moi la clef, M. Benoist, dit-il de même.
—La porte est là, répliqua encore Aubin Ploguen.
En vingt minutes, non-seulement les cinq Buridans arrivèrent, mais encore Berryer, M. de Breulh et M. Saincaize.
Le Breton les introduisit à mesure dans la chambre où attendaient déjà
Jean et Henry.
Berryer, que nous avons connu vieillard seulement, était, en 1831, un vigoureux homme qui portait sur son visage la mâle beauté de son génie.
Un livre de Mémoires intitulés «De 1830 à 1835» fait son portrait en quelques lignes:
«Berryer n'est pas un orateur éloquent, c'est l'éloquence elle-même. Il est peut-être beau: je l'ignore, ne l'ayant jamais vu, mais l'ayant toujours écouté.»
M. de Breulh, lui, ressemble à Louis XIII, et affectionne l'allure de
Charles Ier, telle que l'a peinte Van-Dyck.
Quant à M. Saincaize, Henry de Puiseux et Jean de Kardigân l'avaient bien jugé. Il portait sur sa figure l'empreinte de son âme tortueuse et fausse.
Comment avait-il pu trouver place dans le parti royaliste, si difficile d'accès et si méfiant?
Ce n'est pas à nous de répondre.
Nous dirons plus: M. Saincaize y jouissait d'une certaine influence, due surtout à sa prodigieuse habileté.
Quand les dix hommes furent réunis, Jean de Kardigân se tourna vers
Berryer et le pria de présider la petite assemblée.
Le grand orateur prit place derrière la table: chacun des assistants s'assit, et Berryer dit, au milieu du silence général:
—La parole est à M. le marquis de Kardigân…
* * * * *
M. Jumelle n'était pas resté inactif; dès que les arrivants eurent, au nombre de sept, pénétré dans la maison du numéro 3, il siffla de nouveau ses hommes.
—Attention, mes mignons, leur dit-il. Il s'agit de prendre les oiseaux.
Il y aura une bonne récompense.
Un grognement significatif fut la réponse de la petite troupe.
Elle approuvait évidemment ce genre d'exorde en fait de discours.
Seuls, Trébuchet et la Licorne, principaux acolytes de M. le sous-chef de la police politique, restèrent muets.
M. Jumelle, qui les guettait du coin de l'oeil, s'aperçut aussitôt de leur silence.
—Eh bien, mon bon la Licorne, et toi, mon doux Trébuchet, nous n'approuvons donc pas la conduite de notre chef?
—Non, répondirent les deux agents d'une seule et même voix.
Ils étaient pourtant rarement d'accord, se trouvant presque chaque jour en rivalité constante.
Aussi, la coïncidence de leur opinion ne laissa-t-elle pas d'étonner, voire même d'inquiéter M. Jumelle.
La Licorne et Trébuchet étaient… étaient… car, hélas! la Parque cruelle a depuis longtemps tranché leurs jours! d'anciens bandits entrés rue de Jérusalem sur le tard.
Ils connaissaient toutes les ruses, toutes les audaces et tous les pièges.
Aussi, M. Jumelle, lequel, soit dit en passant, était doué d'une rare intelligence et d'une finesse pour le moins égale à cette intelligence, les consultait dans les circonstances graves.
—Et pourquoi ne m'approuvez-vous pas, chers amis? reprit M. Jumelle, qui se servait des deux bandits tout en les méprisant parfaitement. Réponds d'abord, mon bon la Licorne.
—Parce que nous avons laissé les oiseaux entrer dans la cage, au lieu de les arrêter à mesure qu'ils arrivaient.
—A toi, maintenant, mon doux Trébuchet.
—Mon opinion est celle de mon cher camarade.
La Licorne salua Trébuchet, qui rendit son salut à la Licorne.
—Faut voir! faut voir! grommela M. Jumelle en se grattant l'oreille.
Signe de préoccupation.
Au même instant parurent les trois derniers personnages dont nous avons déjà parlé.
M. Jumelle, qui ne les attendait pas, fut assez étonné.
—Comment! il y en a encore? dit-il. Ma foi tant mieux!
Cette conversation avait lieu dans une rue voisine de la rue du
Petit-Pas, et sous une neige qui augmentait toujours.
—Savez-vous ce que c'est que les souricières? continua le sous-chef de la police politique. C'est une petite prison de bois où on prend les souris, les rats et les autres animaux. Eh bien! cette maison est une souricière.
—Bien, fit la Licorne.
—Bien, fit Trébuchet.
—Maintenant qu'ils sont dans la souricière, ajouta M. Jumelle, évidemment flatté de cette double approbation, ils sont pris.
—Holà! Galimard! cria-t-il.
Galimard s'avança à l'ordre.
—Tu as ta carte d'agent?
—Oui, monsieur.
—Eh bien, mon garçon, tu vas courir au poste de soldats du Panthéon, et tu diras au lieutenant qui commande que moi, M. Jumelle, je lui demande trente hommes. Va vite!
Et il ajouta, en se grattant le nez avec satisfaction:
—Voyez-vous, ils sont là-dedans une dizaine. Eh bien! quarante hommes avec des fusils, ce ne sera pas encore de trop pour arrêter dix royalistes désarmés.
V
LES DERNIERS CHEVALIERS
Nous avons laissé Jean, Henry de Puiseux et leurs amis dans la chambre cachée, au moment où Berryer venait de dire:
—La parole est à monsieur le marquis de Kardigân.
Tous les yeux se portèrent vers le jeune homme, qui se leva et s'inclina respectueusement devant les assistants.
—Messieurs, dit-il, j'avais besoin de vous consulter. Comme la police de M. le duc d'Orléans nous surveille, j'ai dû user de ruses. J'ai prié MM. Henry de Puiseux, Pierre Prémontré, Louis Surville, Henri de Bonnechose, Jacques Dervieux et Maurice de Carlepont de se rendre au bal de l'Opéra, avec un signe de reconnaissance à leur épaule. Ce signe était composé de roses: blanches, couleur de notre drapeau; rouges, couleur du sang que nos frères ont versé pour le roi!
—Et que nous verserons encore! dit Henry de Puiseux d'une voix forte.
—Je l'espère! répondit Jean de Kardigân.
Il reprit:
—Je les ai priés de revêtir un costume de Buridan, parce que c'est le plus commun et celui qui devait le moins attirer l'attention. Puis il rappelle une époque, époque sainte! où ce n'étaient pas les gentilshommes qui faisaient un trône à leur roi, mais où c'était le roi qui faisait une noblesse à ses gentilshommes.
L'exorde chevaleresque du marquis avait impressionné les auditeurs.
Seul, M. Saincaize souriait.
Vous connaissez ce sourire, celui que l'homme vil a toujours aux lèvres quand il entend proclamer de nobles vérités ou prononcer de nobles paroles.
—Vous, messieurs, continua Jean en s'adressant à Berryer, à M. de Breulh et à M. Saincaize, votre présence ici était indispensable, puisque vous êtes membres du comité légitimiste de Paris. Maintenant que nous sommes réunis, je vais vous transmettre les ordres de S. M. Charles X, qui a daigné me recevoir.
—Les ordres? hasarda M. Saincaize en plissant dédaigneusement les lèvres.
—Oui, monsieur, les ordres, insista froidement Jean. Le roi ne nous demande pas des conseils, il nous demande de l'obéissance. Le comité fera ses observations et le roi appréciera.
En me recevant, Sa Majesté m'a fait l'honneur de me demander mon opinion sur l'état des esprits en France. Je lui ai répondu ce que je crois être la vérité: le gouvernement de M. le duc d'Orléans a crû, depuis sa naissance, en impopularité. A Lyon, à Grenoble, à Lille, l'émeute; à Paris, un trouble profond, ce trouble qui précède souvent les grands bouleversements humains.
J'ai dit au roi que je croyais l'heure venue de tenter une restauration.
—Par quels moyens? demanda M. de Breulh, qui, jusqu'alors, avait écouté silencieusement, mais respectueusement, les paroles du marquis.
—Par les armes.
—C'est impossible! s'écria M. Saincaize.
Berryer étendit la main.
—Veuillez attendre, monsieur Saincaize, dit-il. M. de Kardigân n'a pas terminé. Avant de discuter son projet, il faut le connaître.
—Je continue, messieurs. Sa Majesté, après avoir entendu mes paroles, a fait appeler madame la duchesse de Berry. Son Altesse Royale m'a ordonné de répéter mes paroles.
—Ma fille, dit le roi, M. de Kardigân est de votre avis, vous le voyez: j'étais déjà convaincu par vous avant de l'être par lui.
—Ainsi le roi consent à une tentative de restauration à main armée?
—Oui, monsieur, répliqua Jean à M. de Breulh, qui venait de faire cette interruption.
—Et le comité de Paris? dit M. Saincaize.
—Je vous avais répondu, monsieur, continua Jean, que Sa Majesté s'attendait à notre obéissance et non à nos conseils: j'avais tort. C'était mon opinion que je formulais ainsi, non la sienne. Sa Majesté écoutera les conseils du comité de Paris. Seulement, permettez-moi de vous expliquer les ressources que nous avons à notre disposition.
Je vous ai priés, messieurs Berryer, de Breulh et Saincaize, de venir ici, parce que votre opinion entraînera celle du comité légitimiste. De même que les six gentilshommes qui sont là pourront agiter leurs provinces bretonnes si la guerre est décidée.
Le projet est celui-ci: soulever la Vendée, y former un noyau armé, et si Dieu nous donne la victoire, marcher immédiatement sur Paris. En même temps nos amis du Midi soulèveront Marseille et Lyon. Les républicains et les bonapartistes ne tireront pas l'épée pour défendre un gouvernement qu'ils exècrent, quittes à nous attaquer, nous, si nous sommes vainqueurs.
Avec l'aide de deux divisions de l'armée, dont les généraux et les officiers sont à nous, nous arriverons à Paris.
—Et après? dit encore M. de Breulh.
—Après? Si nous sommes vainqueurs…
—Vous serez grands. Mais si vous êtes vaincus?
—Nous mourrons, voilà tout!
—Bravo! Kardigân, s'écria de Puiseux.
—Nous pouvons jeter en Vendée dix mille fusils et de la poudre. Nous avons sept millions de francs. Comme général en chef, M. le maréchal de Bourmont, le vainqueur d'Alger; comme généraux, MM. de Charette, d'Autichamp, Hébert, Cadoudal, Terrien, Cathelineau et de Coislin. Il y aura cinq grandes divisions militaires à Paris, à Nantes, Angers, Rennes et Lyon. Ces divisions seront partagées chacune en cinq cantons; et ce n'est pas exagérer que de croire qu'en chacun de ces cantons nous aurons trois mille hommes. Cela fait donc une première armée de soixante-quinze mille hommes; diminuons d'un tiers, il reste encore cinquante mille.
—Quand aurait lieu le mouvement?
—Du 1er au 15 mai, parce que, dans cette quinzaine, les travaux de la campagne donnent vacances aux paysans. J'ajoute un nom, messieurs, & ceux que je vous avais annoncés comme étant ceux de nos chefs: celui de Madame.
—Madame viendrait! s'écria Berryer.
—Oui.
—Comme soldat?
—Comme chef pour ordonner, comme soldat pour se battre.
Un frémissement courba toutes ces têtes.
Il y eut un assez long silence.
—Répondez, monsieur de Breulh, dit Berryer.
M. de Breulh se leva.
—Une décision aussi grave ne peut pas être prise sur-le-champ, dit-il. Pourtant, je crois être l'interprète de ces messieurs du comité, en déclarant que nous nous contenterons d'exposer au roi de simples observations. Mais monsieur le marquis de Kardigân voudra bien me permettre de discuter.
—Je vous écoute, monsieur.
—Croyez-vous à la réussite d'un pareil plan?
—Oui, j'y crois.
—Sur quoi basez-vous cette opinion?
—Sur ceci: d'abord, l'impopularité du gouvernement; ensuite, sur la lassitude des esprits, qui, ne pouvant prendre au sérieux une royauté faite par 221 parlementaires affolés, attendent et espèrent quelque chose de définitif.
—Je le reconnais. Mais nous défendons une cause autant qu'une dynastie: un principe autant qu'un homme. Nous sommes, parce que nous sommes. N'est-ce pas, selon vous, attaquer la vertu même de ce principe, que d'en réclamer l'exécution par la force? Remarquez, monsieur le marquis, que je ne discute pas: j'interroge.
—Eh bien, monsieur, je vous répondrai de même: franchement. Un droit a besoin d'être affirmé. On nous a attaqués par l'épée, c'est par l'épée que nous devons attaquer à notre tour. Ah! nous vivons dans un triste temps! Tout ce qui est grand s'en va: tout ce qui est noble dégénère. Charette, Lescure, La Rochejaquelein, n'ont pas songé à se demander s'ils seraient vainqueurs. Ils se sont battus! La société moderne a deux moyens de prouver son droit ou d'affirmer sa volonté: la parole et le fusil. La parole? on nous l'a retirée; nos journaux doivent se taire. M. Thiers, M. Casimir Périer ont peur! Reste le fusil. C'est lui qui doit parler quand les lèvres des hommes sont muettes!
M. Saincaize faisait de vains efforts pour garder son calme.
Il s'agitait avec angoisse sur sa chaise, et, de temps à autre, en écoutant les paroles de Jean, il jetait un regard effaré sur la porte, comme s'il devait voir apparaître le tricorne galonné d'un gendarme.
—Pardon… pardon… monsieur, dit-il. Peste! comme vous y allez! La guerre civile! rien que cela, et du premier coup! On donne aux gens le temps de réfléchir et on ne leur met pas ainsi le couteau sous la gorge! Un soulèvement en Vendée, un soulèvement dans le Midi! Mais ce serait effroyable!
—Pourquoi, monsieur, ce serait-il effroyable?
—Nous ruinons le commerce, nous arrêtons le mouvement des affaires!
—Lesquelles? demanda Jean froidement.
—Comment, lesquelles?
—Oui, celles du peuple français, ou bien les vôtres?
—Monsieur le marquis!…
—Pourquoi venez-vous parler intérêt, quand nous parlons destinée d'une nation et d'un roi? Ceux qui ont fait le 10 août, le 2l janvier, le 9 thermidor, le 12 germinal et le 18 brumaire, pensaient-ils au mouvement des affaires? Ceux qui ont fait les journées de juillet y songeaient-ils davantage?
—Permettez! permettez!
—Ce n'est pas l'heure de discuter, monsieur Saincaize, dit Berryer; M. de Kardigân vient de nous soumettre un plan. Nous le communiquerons à MM. Hyde de Neuville et de Chateaubriand nos collègues, et nous vous donnerons notre réponse.
Pendant ces quelques paroles du grand orateur, Henry de Puiseux avait consulté ses amis:
—Monsieur le marquis, dit-il à Jean, ces messieurs partagent tous le même avis: ils sont aux ordres de Sa Majesté; prêts à vivre ou à mourir. Vive le Roi!
Au même instant, Aubin Ploguen entra:
—Messieurs, dit-il, voilà les soldats.
M. Saincaize jeta un glapissement de terreur.
Le Breton avait prononcé cette phrase avec une sérénité sans pareille.
Tout le monde se regarda.
—Quels soldats? demanda M. Saincaize de plus en plus effaré.
—Ceux du gouvernement.
—Ah! mon Dieu! hurla le même Saincaize en se laissant choir.
—Qu'est-ce qu'ils viennent faire?
—Nous arrêter, dit Jean.
En effet, un murmure sourd arrivait du dehors; on entendit enfoncer la première porte, et les crosses de fusil résonnèrent sur le pavé blanc de neige.