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Jean-nu-pieds, Vol. 1: chronique de 1832

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XXII

JUDAS

Pendant que ces événements se passaient en Bretagne, un homme de taille ordinaire, au teint jaune, aux yeux gris, entrait au ministère de l'intérieur, à Paris.

Le ministre régnant alors était un illustre homme d'État, encore vivant.

Cet homme monta les degrés du grand escalier qui mène aux bureaux, en habitué qui sait où il va.

L'huissier était assis sur une banquette avec cet air de profonde philosophie qui caractérise l'huissier de tous les ministères.

La philosophie!

Fussent-ils incrédules comme saint Thomas, il faut bien qu'ils forment tous les jours leur intelligence à contempler le néant des choses humaines, quand ils assistent à tant de changements qui passent sur leurs têtes sans les atteindre!

Les gouvernements s'écroulent, les ministres se remplacent… l'huissier seul est inamovible, immobile qu'il est dans sa majesté! La chaîne d'argent qu'il porte est plus solide que le portefeuille énorme de son maître.

L'huissier règne!

Celui qui remplissait ces hautes fonctions au ministère de l'intérieur en 1832 était un gros bonhomme à la mine fleurie, au nez bourgeonné, qui vivait tranquille dans sa sinécure comme un rat dans un fromage de Hollande.

Il ne put s'empêcher de hausser les épaules en voyant entrer l'homme dont nous parlons dans la salle des audiences.

—Ah! c'est encore vous? dit-il.

L'homme fixa sur le gros «fonctionnaire» son regard terne et glauque, mais pas un pli de sa physionomie ne bougea.

—Oui, c'est encore moi.

—Et vous croyez naïvement que Son Excellence vous recevra?

—J'en suis sûr.

—Vous en êtes sûr! Voila pourtant huit jours que vous venez ici tous les matins, et je ne m'aperçois guère qu'il vous ait reçu.

—Cela viendra.

—Alors, vous croyez là, vrai… que Son Excellence va perdre son temps à causer avec le premier venu? Mais, mon brave garçon, il en vient ici, et des plus huppés que vous, allez! qui se cassent le nez contre la porte, sans pouvoir entrer!

—Eux, c'est possible; mais moi, ce ne sera pas la même chose.

A brûle-pourpoint, cet homme recevait, sans sourciller, les injures bénignes que l'huissier lui adressait. Les paroles semblaient glisser sur sa peau huileuse comme celle d'un nègre.

—Avez-vous envoyé une demande d'audience comme les autres fois?

—Non.

L'huissier eut un petit rire silencieux plein d'insolence et de moquerie.

—Comment! Son Excellence ne vous reçoit pas quand vous demandez une audience, et vous voulez qu'il vous reçoive quand vous n'en demandez pas?

L'homme tira de sa poche une grande enveloppe qui était scellée de cinq grands cachets rouges au chiffre D.

—Vous allez lui porter ceci, dit-il.

Et en même temps il glissait un billet de cent francs dans la main de l'huissier.

—Voilà pour porter ma lettre à M. le ministre, dit-il. Maintenant, cent autres francs encore pour la porter tout de suite.

L'huissier hésitait. Pour gagner ces deux cents francs, il avait peu, si peu de chose à faire! Certes, c'était contre son devoir; mais aussi…

Pour être huissier, on n'en n'est pas moins homme.

Les billets de banque font dans la main un froissement si soyeux et si joli!

—Dites-moi, monsieur? fit-il avec respect,—l'affaire qui vous amène auprès de Son Excellence doit donc vous rapporter beaucoup d'argent?

Si quelqu'un eût été présent à cette scène d'un réalisme si bourgeois, et qu'il eût su quelle était cette affaire, il aurait frissonné en entendant l'expression avec laquelle l'homme répondit.

—Beaucoup d'argent… oui, beaucoup.

Et, en même temps, un hideux sourire illumina cette tête infâme.

L'huissier sentit croître encore son respect, et s'avança discrètement à la porte du cabinet du ministre.

Celui-ci était depuis longtemps au travail.

On sait que l'homme d'État illustre dont nous parlons se lève avec le soleil, souvent même avant le soleil. C'est un des travailleurs les plus robustes et les plus puissants de ce temps-ci.

—Qu'est-ce? demanda-t-il.

—Une lettre très-pressée pour Son Excellence.

Le ministre étendit la main et regarda l'enveloppe. L'huissier sortit.

—Maintenant, dit-il à l'homme, vous pouvez partir, monsieur. Il est impossible que M. le ministre vous reçoive maintenant; mais il vous fera envoyer sans doute une lettre d'audience pour un de ces jours.

—Non, je vais attendre, reprit l'homme. Ou je me trompe fort, ou d'ici dix minutes vous aurez reçu l'ordre de m'introduire.

Resté seul, le ministre déchira l'enveloppe hâtivement, comme un travailleur pressé qu'on arrache à son labeur.

—Encore un importun! murmura-t-il. Rien à espérer. J'en étais sûr, reprit-il, en voyant la signature. C'est cet individu qui m'adresse tous les jours une demande d'audience.

Il rejeta la lettre sur la table.

Puis il se remit à son travail. Mais un hasard fit qu'en reprenant sa plume abandonnée, il laissa tomber ses yeux sur le papier ouvert.

Alors il s'arrêta, comme frappé soudainement; il saisit la lettre et la lut attentivement d'un bout à l'autre.

Aussitôt il sonna. L'huissier entra:

—La personne qui a apporté cette lettre est-elle encore là?

—Oui, monsieur le ministre.

—Je vais la recevoir.

Oh! ce ne fut plus seulement avec respect que l'huissier adressa la parole au solliciteur. Il y avait une humilité profonde dans ses paroles. Pour un peu, il lui aurait, à lui aussi, donné de l'Excellence. Puis il s'effaça pour le laisser pénétrer auprès du ministre.

Celui-ci jeta sur le nouveau venu son regard clair et perçant, un de ces regards qui déshabillent un homme et lui creusent le coeur jusqu'au fond.

L'examen dura une bonne minute; l'homme le supporta sans broncher. Il semblait ne pas s'être aperçu du mépris qui y était renfermé.

Enfin, le ministre rompit le premier le silence. Peut-être était-il humilié pour l'espèce humaine de la perversité infâme de cet individu qui voulait «lui proposer une affaire.»

—C'est vous qui m'avez écrit cette lettre?

—Oui.

—Je n'ai pas besoin de vous demander dans quel but vous agissez: je le connais, ou plutôt je le devine. Vous venez ici pour vendre, de même que moi je vous ai reçu pour acheter. Parlez!

L'homme était resté debout au milieu de la chambre. Le ministre n'avait même pas daigné lui faire signe de s'asseoir.

Quand il entendit le haut fonctionnaire lui parler sur ce ton glacial, il se croisa les bras, et avec assurance:

—Qu'en savez-vous, monsieur le ministre? C'est peut-être le désir de rendre un grand service à mon pays qui me conduit auprès de vous.

—Ah!

—La France est troublée par des gens… très-honorables d'ailleurs…

—Au fait!

—Et je veux rétablir le calme dans ma patrie. Moi seul, je puis le faire. N'attribuez qu'à ce motif l'action que je vais commettre.

Le ministre était un grand historien. Lui qui avait appris la politique plutôt dans les faits du passé que dans la réalité de l'histoire contemporaine, il se rappelait sans doute en ce moment Charles Ier, vendu par les Écossais; Marie Stuart, vendue par ses sujets, et Napoléon, vendu par ses maréchaux.

Il reprit machinalement dans ses doigts la lettre de l'individu et lut tout haut:

«Monsieur le ministre,

Voici plusieurs demandes d'audience que j'ai l'honneur de vous adresser et, jusqu'à présent, elles sont restées sans réponse. Mais les événements me pressent de ne reculer devant aucune humiliation, car il s'agit pour moi de rendre un grand service à mon pays.

Je vais donc, monsieur le ministre, vous expliquer, en quelques mots, ce que je vous aurais dit de vive voix, si vous aviez bien voulu me faire l'honneur de me recevoir.

La guerre civile qui vient d'éclater en Vendée, n'a d'importance que par Madame. Supprimez Son Altesse Royale et vous supprimez en même temps toute cause à l'agitation.

Je suis en mesure de livrer facilement (le mot était souligné) cette coupable princesse, mais sous la réserve que Votre Excellence me remerciera de ce service désintéressé.

J'apporte moi-même cette lettre au cabinet de M. le ministre, et je le prie d'avance de me recevoir, s'il le juge nécessaire.

Veuillez agréer, etc., etc.

DEUTZ.»

—Je reprends ce que je viens de dire, monsieur Deutz, répéta le ministre. Combien vous faut-il pour nous rendre ce service désintéressé, selon votre expression?

—Oh! monsieur le ministre!…

—Allons, vous voyez que je suis franc. Vous voulez vendre votre princesse. Combien? Faites votre prix.

Les lèvres de Judas se contractèrent.

Puis une teinte plus jaune couvrit son visage.

—Je veux un million, dit-il…

XXIII

LES TRENTE DENIERS

Le visage du ministre ne sourcilla pas, en entendant Deutz énoncer le chiffre auquel il taxait sa trahison. Il se contenta de faire une inclinaison de tête silencieuse.

Judas crut que le marché était conclu: on lui promettait les trente deniers!

—Maintenant, monsieur, continua l'illustre homme d'État, vous allez m'expliquer comment vous pouvez vous y prendre, pour… comment dirais-je?… pour tenir vos engagements…

Deutz réfléchit un instant. Puis toujours de sa voix terne:

—Monsieur le ministre, dit-il, j'ai bien étudié la question sous toutes ses faces. Rien ne m'est plus facile que de pénétrer à toute heure auprès de Son Altesse Royale.

—Ah!

—Je n'ai qu'à lui adresser une demande d'audience.

—Mais vous recevra-t-on? Cette demande sera-t-elle accordée?

—J'en réponds.

—Qui vous fait croire?…

—Je suis le filleul de Son Altesse.

Le ministre avait dû assister à bien des palinodies honteuses, à bien des sacrifices de conscience: certes, malgré sa jeunesse relative, il devait connaître à fond bien des infamies humaines; néanmoins il fit un soubresaut en écoutant la réponse du misérable.

—Son filleul!

—Oui, continua Deutz, Madame a daigné me tenir sur les fonts du baptême. J'étais dans une religion d'erreur: grâce au ciel, j'ai connu la vérité!

Le ministre commençait à entrevoir la portée d'ambition de ce misérable.

Ce n'était pas une trahison soudaine; non: c'était une machination préparée de longue main. Quand il avait feint de se convertir, ç'avait été pour se prémunir d'une entrée auprès de la noble créature qu'il projetait de trahir. Non content de renier sa religion sans être entraîné par la conviction vers la grandeur de l'Église catholique, il avait trafiqué d'une croyance sainte; il avait spéculé sur l'Évangile et pris Dieu pour complice!

Il dut se passer dans l'âme du ministre de Louis-Philippe un courant de dégoût et de colère.

Et, pourtant, il commit la mauvaise action de ne pas châtier ce drôle comme il le méritait, il chargea sa conscience d'une vilenie,—il faut dire la vérité aux vivants, d'autant plus franchement qu'ils sont plus grands,—en ne faisant pas jeter à la porte ce Judas qui mendiait son salaire!

Deutz continua froidement:

—Si Votre Excellence veut raisonner avec moi, elle comprendra que je suis seul en situation de lui rendre cet immense service. Les hommes qui entourent Madame, ont… comment dirais-je?… des scrupules.

Ils considèrent leur fidélité comme supérieure à l'amour de la patrie, amour qui seul a dicté ma démarche. De plus, la guerre de Vendée peut s'éterniser. Finie demain, elle recommencera dans huit jours. Ces paysans bretons sont infatigables. Ils ne connaissent pas le découragement. Puis ils sont bien conduits. Leurs chefs sont des hommes de guerre habiles et braves, que rien ne rebutera. Après la Loire-Inférieure, il faudra dompter le Maine-et-Loire et le Morbihan. Cela n'en finira plus. Tandis que si, grâce à mes conseils, Votre Excellence prend le bon moyen, qui est de supprimer aussitôt la cause de l'agitation… rien de tout cela n'est à craindre. Madame prisonnière, plus de guerre, et la guerre terminée, Votre Excellence fait une grande économie d'hommes et d'argent.

Est-ce que cela ne vaut pas un million!

Le ministre renouvela le signe affirmatif qu'il avait déjà fait une fois.

—Monsieur, dit-il lentement, je ne peux pas me prononcer du premier coup. Il faut que j'attende, que j'examine. Quand ma décision sera prise, je vous ferai avertir, et…

—Bien, monsieur le ministre.

Il salua jusqu'à terre et sortit à reculons.

L'homme d'État laissa tomber sa tête entre ses mains. Peut-être discutait-il avec sa conscience. C'était un homme d'une intelligence trop supérieure pour ne pas comprendre que ce marché accepté par lui, entacherait sa vie.

La boue qui couvrit Judas, a rejailli sur Ponce-Pilate.

Il ne nous appartient pas de devancer le jugement de l'histoire, bien que nous croyons qu'elle sera sévère.

Si elle est clémente, c'est qu'elle fera avec justice remonter le crime plus haut.

… Deutz était sorti du cabinet du ministre la tête haute, heureux,—heureux!…

Et cet homme était jeune, la vie ne pouvait pas avoir encore flétri son coeur.

Sans doute, il avait des amis qui serraient sa main, des parents qui croyaient en son intelligence et en son honnêteté.

Eut-il des remords, comme d'aucuns l'ont affirmé?

Non. L'homme qui a des remords combat et le combat se change en victoire, devant une aussi effroyable trahison!

Si les remords étaient venus frapper à la porte de ce coeur, le coeur se serait ouvert: car tant de causes parlaient contre le crime!

Cette femme, qu'il voulait vendre, ce n'était pas seulement une princesse: en elle se résumait tout un glorieux principe, toute une succession d'intérêts énormes. Elle était, de par son fils royal, l'héritière directe de cinquante rois. Saint Louis était son aïeul. Enfin, elle pouvait rendre à la France, en étant victorieuse, la prospérité passée.

Les remords! les historiens qui ont dit cela—et deux d'entre eux sont encore vivants,—ont menti à la justice et à l'équité de la France: et ils ont menti sciemment, bien persuadés, en effet, que c'était impossible.

Des remords? Allons donc!

Quand Judas eut livré le Christ, il ne dut penser qu'à l'emploi qu'il ferait de ses trente deniers; il ne dut que calculer d'avance combien ces trente deniers pourraient lui rapporter d'intérêt et en faire produire d'autres.

Deutz, lui, dut aussi se représenter son million enfantant d'autres millions et l'enrichissant d'une façon fabuleuse.

Voilà pourquoi il portait haut la tête; voilà pourquoi il était heureux!

Pendant les deux jours que le ministre prit pour réfléchir, l'âme… s'il en avait une!… du monstre, dut avoir peur. Il devait trouver que la réponse se faisait bien attendre, et qu'on ne lui disait pas: Oui, assez vite. Enfin, il reçut un matin avis de se rendre au ministère, dans la soirée du même jour.

L'huissier le reçut comme la première fois, avec cette notable différence qu'il témoigna un respect profond à l'homme assez heureux pour mériter ainsi la confiance de Son Excellence.

Le ministre l'attendait.

Il ne se leva même pas.

—Approchez, dit-il. J'accepte vos conditions. Vous nous livrerez Madame. Seulement, je ne vous donnerai pas un million, mais cinq cent mille francs.

O noble princesse! qu'aurait-elle dit de se voir ainsi marchandée?

Deutz fit une grimace significative. Il esquissa même un mouvement de retraite, espérant que le ministre le rappellerait. Mais, en le voyant rester impassible, il sentit ses terreurs des jours d'attente lui revenir.

Mieux valait encore la moitié que rien. Il se rapprocha.

Un violent combat se livrait en lui-même… Puis faisant de nouveau quelques pas:

—J'accepte, murmura-t-il.

—Quand pourrez-vous tenir votre promesse?

—Nous sommes au 2 juin. Je demande six mois.

—Six mois! c'est trop[9].

—Cela m'est impossible avant.

—Eh bien, soit.

Et d'un geste méprisant il fit signe au traître de sortir.

Deutz craignait qu'on ne se dédît. Il se jeta au dehors du cabinet du ministre, et disparut. Le jour même, ceci est un fait historique, il se présentait dans l'étude de Me G…, notaire, et passait un contrat pour l'achat d'une maison. Quand le notaire lui demanda quand il payerait la maison, Deutz répondit «qu'il attendait une rentrée au mois de décembre, et que l'achat ne deviendrait définitif qu'à cette époque.»

Le lendemain il allait louer une place de coupé dans la diligence de Nantes. Il s'était présenté successivement chez deux des chefs légitimistes de Paris; mais ceux-ci n'avaient pas pu le recevoir.

Maintenant, quittons ce misérable jusqu'à l'heure maudite où il rentrera de nouveau dans le cadre de ce récit. Aussi bien le coeur se soulève à raconter de telles choses.

Et pour effacer la trace infâme, retournons en Vendée, où tant de nobles gentilshommes allaient se battre, et allaient mourir, le sourire aux lèvres, et ayant au coeur le contentement sublime du devoir accompli.

Il ne faut rien moins que la pensée des grandes choses de Vendée, le spectacle de l'épopée royaliste pour nous chasser du coeur l'impression de dégoût que de telles hontes y font entrer…

XXIV

VIEILLEVIGNE

Les chouans de Jean-Nu-Pieds et de Henry de Puiseux arrivèrent à
Vieillevigne à l'heure dite. L'engagement était déjà commencé.

Lorsque s'était levé le soleil de ce grand jour où, pour la seconde fois, les Vendéens allaient livrer un combat sérieux, Madame, entourée de son état-major, ayant à sa droite M. de Charette et à sa gauche M. de Coislin, regardait attentivement le village de Vieillevigne, qu'il s'agissait de conserver, comme ligne d'attaque, et un monticule placé sur la gauche, où Charette venait d'envoyer cent cinquante hommes, afin d'empêcher les bleus d'opérer un mouvement tournant.

Les paysans étaient pleins d'enthousiasme. Les villes ne donnent plus à leurs enfants d'aussi chauds dévouements. L'homme de la campagne est habitué à vivre en liberté, en contemplation éternelle de la nature, qu'il ne comprend pas, mais qui agit sur lui à son insu.

De même qu'à Château-Thibaut, ils s'étaient mis à genoux et priaient.

La bataille s'ouvrit par une décharge générale des chouans, qui coucha par terre le premier rang ennemi. Alors ils levèrent leurs fusils au-dessus de leur tête, en poussant de grands cris, et se précipitèrent en avant…

M. de Charette avait combiné un double mouvement qui, de l'aveu de ses adversaires eux-mêmes, devait lui assurer le triomphe. Il n'y a qu'à lire le rapport du général Dermoncourt et celui du général Solignac pour s'en convaincre. Au reste, dans cette famille, le génie militaire est héréditaire.

Pendant qu'une partie des troupes devait s'élancer en avant, de manière à former un angle rentrant dans la direction de Vieillevigne, la droite avait l'ordre de s'étendre, en sorte qu'elle pût tendre la main aux troupes fraîches amenées de Machecoul par nos héros.

Pendant les deux premières heures, les chouans furent battus. Que pouvaient-ils contre l'artillerie?

Jean-Nu-Pieds, par son arrivée, ne pouvait changer la défaite en victoire.

Mais à mesure que le temps passait, les bleus voyaient leurs réserves s'augmenter.

C'était la lutte du nombre contre le courage, de la force brutale contre la pensée.

Est-il besoin de parler encore des prodiges d'héroïsme accomplis par les chouans?

Nous raconterons tout à l'heure la page épique de cette guerre qu'on croirait écrite par Homère.

Mais nous avons décrit le combat de Château-Thibaut.

A Vieillevigne ce fut le même entrain, la même valeur, le même mépris souverain de la mort, ce caractère dominant de la race française.

A une heure de l'après-midi, la bataille était perdue. On ne devait plus songer à vaincre, mais à couvrir la retraite.

Pâle, pleine d'angoisse, les dents serrées, Madame se tenait debout, regardant.

Tout à coup, elle s'écria:

—Un cheval! un cheval!

Elle poussait dans sa grandeur ce même cri désespéré que Richard III jetait à Bosworth dans son désespoir.

En vain essaya-t-on de l'empêcher de courir au danger: le danger plaisait à cette frêle femme, en qui battait le coeur d'un lion. Elle répéta: Un cheval! un cheval!

La tradition est là; le roman devient de l'histoire quand il parle de certains faits.

Madame conduisit Petit-Pierre à la mort avec cette âpre énergie dont elle ne cessa de faire preuve tout le temps que durèrent ces graves événements.

Il nous reste encore des témoins vivants. Ces témoins l'ont vue, lancée en avant, sans armes, entraînant sur ses pas, par son exemple, ceux qui pliaient, ramenant ceux qui avaient reculé.

Il s'était formé à l'arrière du village une sorte de fourmilière humaine où s'entre-croisaient les soldats: Madame s'y jeta.

Les bleus savaient que c'était elle, par sa présence, qui animait les masses, et l'on raconte que plus d'un reculait, frappé de l'héroïsme de cette femme qui, pour lui, devenait reine avant la mort. Charette ne l'avait pas quittée un instant. Toujours à ses côtés, le gentilhomme vendéen ne pensait qu'à détourner de la Régente de France les coups qui la menaçaient.

Pendant une demi-heure environ, la lutte parut se rétablir à l'avantage des chouans.

Pas un qui n'aurait eu honte de fuir.

Deux fois les bleus reculèrent. Mais à chaque trouée faite dans leurs rangs, on voyait reparaître derrière des bataillons frais, se resserrant toujours. C'était une mer d'hommes et de fumée.

Madame comprit bien que tout était perdu. Mais elle ne voulait pas fuir.

Tout à coup, les siens, qui ne la quittaient pas des yeux, la virent disparaître.

Ce fut un long cri de rage et de désespoir.

On la crut morte, tuée.

Cette chute ne dura que l'espace de quelques secondes: le cheval de la princesse avait reçu une balle au flanc et s'était abattu; mais comme s'il eût deviné qu'il portait la mère du roi de France, il se releva d'un bond.

Charette n'hésita pas, il saisit la bride du cheval et, malgré les prières, malgré les ordres mêmes de Madame, qui lui interdisaient de l'arracher à ce qui était pour elle le devoir, il l'entraîna hors de la mêlée. Les bleus, aveuglés par la fumée, enivrés par la poudre, tirèrent quelques coups de fusil de ce côté; mais heureusement aucun d'eux ne porta.

Tout à coup, en détournant la tête, Charette s'aperçut qu'on avait lancé après eux cinquante hommes de cavalerie.

Il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, entraînant toujours après lui le coursier de la princesse.

Mais, déjà, il donnait des signes non évidents d'une lassitude profonde. La blessure qu'il avait reçue au côté, bien que peu profonde, l'affaiblissait.

Les dragons ennemis paraissaient au loin à deux cents mètres environ.

Le gentilhomme fuyait toujours, traversant en biais la lande de
Vieillevigne, pour gagner un petit bois qui entourait la ferme de Rassé.

Une fois dans ces arbres, la poursuite devenait impossible pour des cavaliers, et la princesse était sauvée. Il n'y avait pas à craindre qu'ils se servissent de leurs mousquetons, à supposer même qu'ils arrivassent assez près. Ces hommes avaient reçu l'ordre de prendre Madame vivante, et non de la tuer.

Les chouans s'étaient aperçus de la disparition de Petit-Pierre. Ils ne se battaient plus que pour couvrir la retraite de leur chef.

Ah! s'ils avaient pu voir l'expression de son visage! Madame pleurait! Quoi! elle fuyait, tandis que ses braves amis se faisaient tuer pour elle! Elle ne se disait pas que son devoir n'était pas de mourir, mais de vivre; que la Régente de France ne pouvait pas tomber dans une lande bretonne avant d'avoir accompli son oeuvre, ou d'avoir échoué.

… Les cavaliers se rapprochaient.

—Laissez-moi retourner là-bas… disait Madame,… Ma place n'est pas ici… elle est auprès de ceux qui meurent.

Charette ne répondait pas. Il continuait de traîner après lui le cheval qui râlait.

Déjà il avait deux fois butté contre une pierre: une chute ferait perdre cinq minutes et, en cinq minutes, ils tombaient entre les mains des bleus, et, Madame prisonnière, tout était perdu.

On distinguait nettement la figure des dragons, collés droit sur leurs selles, et dévorant la lande…

Une troisième fois le cheval de Madame heurta son sabot contre une pierre… Il plia sur ses jambes et s'abattit…

Les dragons virent cela et poussèrent une exclamation de joie.

Charette enleva Madame de la selle et la transporta sur la sienne; puis il sauta à bas de son cheval.

—Je ne vous abandonnerai pas! dit-elle avec douleur.

—Madame, vous prisonnière, tout serait perdu. Moi… qu'importe! Pensez à votre fils, pensez à la France.

Et le noble gentilhomme frappant le cheval, qui partit au grand galop, resta seul, en face de ses ennemis.

Mais Dieu le protégeait. Une heure plus tard, il retrouvait Madame à la ferme de Rassé. Ils étaient tous sauvés.

L'échec subi était grand. Non qu'il pût avoir une influence démoralisatrice sur les paysans: ces hommes ne se décourageaient pas si facilement; mais il fallait renoncer, et pour longtemps peut-être, à marcher sur Nantes; une attaque contre le chef-lieu de la Loire-Inférieure était impossible. Puis, un fait significatif, était l'immobilité des provinces. Le mouvement insurrectionnel sur lequel on avait compté ne se produisait pas. Le Maine restait immobile. Angers, malgré quelques bouillonnements intérieurs, ne semblait pas devoir donner beaucoup de mal au gouvernement de Louis-Philippe.

Madame était assise sur une chaise, ses coudes appuyés sur une table, et plongée dans une tristesse profonde; pour la première fois depuis le commencement de la guerre, elle doutait, non de la justice, mais de la réussite de sa tâche. Encore vaincus, ces chouans qui avaient fait autrefois trembler la grande République! ces chouans que Kléber, Hoche et Marceau avaient eu peine à vaincre à eux trois.

La princesse ne se rendait pas compte que les temps étaient changés, et que la Vendée de 1832 avait onze fois moins de soldats que la Vendée de 1793.

Elle regardait d'un oeil humide les lettres et les rapports non décachetés qui encombraient la table. Par instants une larme silencieuse coulait sur son visage. Ses amis l'entouraient, émus de cette profonde et muette douleur.

Enfin elle se mit au travail, dépouillant la volumineuse correspondance qu'on lui envoyait de tous les points de la Bretagne. Une lettre lui parut importante seulement. Elle annonçait une attaque des bleus pour le lendemain.

—Le marquis de Kardigân est-il ici? demanda-t-elle.

Jean-Nu-Pieds caché dans l'ombre de la chambre, s'avança:

—Marquis, prenez trois hommes à cheval avec vous, et allez éclairer la route du côté du château de la Pénissière. On m'annonce une attaque des bleus pour demain. Vous savez l'importance que j'attache à ce que le château de la Pénissière ne soit pas troublé…

FIN DU PREMIER VOLUME.

NOTES

[1: Le brave colonel Charras de 1848.—Quatre élèves gradés de l'École s'étaient mis à la tête du mouvement: MM. Berthelin, Pinsonnière, Tourneux et Lothon. Charras fut un héros.]

[2: Cette légende n'est pas de notre invention, on nous l'a racontée en Espagne. (Note de l'auteur.)]

[3: Nous croyons devoir prévenir nos lecteurs que nous avons respecté toujours la vérité historique. Notre roman est même la reproduction exacte, en beaucoup de points, de faits réels et dont nous aimons à respecter les héros. Quelque invraisemblables que puissent paraître les scènes qui vont suivre, il suffit de se reporter aux Mémoires du temps pour voir qu'elles ne sont en rien exagérées. (Note de l'auteur.)]

[4: Nous avons cru devoir cacher sous des pseudonymes les noms de nos héros. Si nous n'avons pas fait de même pour Berryer, c'est que ce nom-là appartient à la France.]

[5: —Vous voyez?—Oui.]

[6: La fin!]

[7: La Vendée et Madame, par le général de Pixérecourt (édition de 1833).]

[8: La Vendée et Madame, par le général Dermoncourt (3e édition).]

[9: Nous croyons devoir faire remarquer à nos lecteurs que nous nous sommes volontairement écartés de l'histoire, en ce qui concerne l'entrevue de Deutz et du ministre. La première responsabilité de ce crime, en ce qui regarde le gouvernement, revient d'abord au roi Louis-Philippe, lui-même. Après le roi, à M. le comte de Montalivet, qui conduisit lui-même Deutz chez le ministre dont nous parlons, en l'engageant, de la part du roi, à s'entendre avec lui.]

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