Jean-nu-pieds, Vol. 1: chronique de 1832
XXI
ROBERT FRANÇAIS
Il y eut un moment de silence entre Robert Français et Fernande avant que la conversation s'engageât.
Tous les deux devinaient qu'elle serait grave, et que l'explication souhaitée par la jeune fille amènerait un résultat important. Fernande s'assit, et, d'un geste plein d'une noblesse sans pareille, elle fit signe à Robert de s'asseoir également.
—Monsieur, dit-elle, mon père m'a appris la recherche dont vous m'honorez. Je sais qu'après m'avoir vue chez des amis communs, vous avez demandé à M. Grégoire de vous accorder ma main…
Elle s'arrêta, et un flot de sang qui afflua à son coeur la fit subitement pâlir. Robert Français comprit cette émotion, et fut lui-même impressionné du trouble que révélait le visage agité de la jeune fille.
—Quand mon père m'eut fait part de sa réponse, quand j'eus examiné la décision qu'il avait prise de vous accepter pour gendre, je lui ai avoué le secret de mon coeur: il ne m'a pas écoutée!
Je respecte et j'aime mon père, monsieur, mais j'ai souvent souffert de son implacable volonté, qui ne tolère ni refus ni résistance. Alors, devant sa résolution formelle de ne pas avoir pitié de moi, je me suis décidée à m'adresser à vous, et à vous dire:
«Monsieur, je ne vous aime pas; monsieur, je ne suis pas libre.»
Robert Français s'attendait peu à cette franchise. Il fronça légèrement le sourcil, car il est toujours pénible de s'entendre dire de pareilles choses.
Pourtant il se contint.
Fernande, elle, avait fermé les yeux, rougissant après cet aveu.
Voyant que M. Français gardait toujours le silence, elle crut devoir continuer:
—Que me reste-t-il à vous apprendre, monsieur? dit-elle d'une voix plus lente. J'aime, et je suis aimée. Je me croyais libre, j'ai engagé ma foi. J'ai juré à celui que j'ai choisi de n'être à nul autre si je n'étais pas à lui. Il a reçu le serment que j'ai fait, serment que Dieu a entendu et a béni. Faut-il que je sois parjure? Faut-il qu'il me méprise et me haïsse?…
Elle s'interrompit encore.
—Son mépris! sa haine! Ah! j'aimerais mieux mourir!
Jusqu'alors Fernande avait parlé avec une froideur calculée..
Mais elle mit tant d'âme, tant de désespoir dans cette dernière phrase, que Robert Français frissonna en l'entendant prononcer.
—Continuez, mademoiselle, murmura-t-il, je vous écoute.
—Que vous dirai-je encore, monsieur? reprit-elle en relevant son front. Après le pénible aveu que vous venez de recevoir, je n'ai plus qu'à me taire et à attendre votre décision.
—Ma décision?
—Oui, monsieur.
—Je ne vous comprends pas, mademoiselle!
—Vous ne me comprenez pas?…
Robert Français se leva et la regarda fixement.
Puis, d'une voix tremblante:
—Vous m'avez fait un aveu; permettez-moi de répondre à votre confiance par un aveu semblable. Vous m'avez dit que vous ne m'aimiez pas, et que vous en aimiez un autre; je vous dis, moi, mademoiselle, que je vous aime profondément, passionnément.
Fernande pâlit et recula instinctivement son fauteuil, comme pour s'éloigner de celui qui lui parlait ainsi.
Mais Robert Français avait deviné la révolte intérieure de la jeune fille. Il reprit avec une dignité suprême:
—Ne craignez rien! Il ne sortira pas un mot de mes lèvres que vous ne puissiez entendre. Je n'ai jamais compris l'amour sans le respect. Comment pourrais-je donc en manquer envers vous? Je vous aime depuis le premier jour où je vous ai vue. Vous ne savez pas cela, vous ne pouvez pas le savoir; votre père l'ignore, car ces mystères du coeur doivent rester cachés à tous.
Je vous ai vue chez des amis communs, croyez-vous? Détrompez-vous!
La nuit de ce bal où M. Ducraissy m'a présenté, je vous connaissais depuis longtemps,—depuis longtemps, six mois, une éternité, quand on aime! Comment pouviez-vous le savoir? je ne m'étais jamais montré à vous!
Vous alliez souvent porter des secours à une pauvre vieille femme, que son fils, tué sur une barricade en 1830, avait laissée sans pain.
Je vous ai rencontrée pendant que vous accomplissiez votre oeuvre d'angélique bonté. J'ai lu sur votre visage tous les dévouements, tous les sacrifices.
Puis, peut-être, j'ai appris à vous aimer… Ceux à qui je parlais de vous me racontaient tous une noble action accomplie.
Le soir où j'ai désiré vous être présenté, vous n'étiez plus une étrangère pour moi, si moi j'étais toujours un étranger à vos yeux.
Je savais que votre vie se passait entre la charité et la prière… Je vous aimais déjà ardemment, quand mon nom a pour la première fois frappé votre oreille, et nous avions des pensées communes que vous ignorez encore…
Voilà l'aveu que je voulais vous faire, mademoiselle, afin de vous montrer que mon amour ne date pas d'hier, et que depuis longtemps mon coeur était entièrement À vous!
Mille sentiments opposés avaient agité Fernande en écoutant Robert.
Elle s'attendait si peu à une révélation pareille!
Elle restait confondue. L'homme qui parlait ainsi, l'homme qui cachait en lui tant de sentiments délicats, devait être une nature élevée, capable de comprendre.
Aussi le premier sentiment qu'elle éprouva fut une joie profonde.
Robert Français ne voudrait pas l'épouser malgré elle.
Elle ne pensait pas que le malheureux devait souffrir. Il y a toujours de l'égoïsme dans le coeur humain, même dans le meilleur.
Le jeune homme sentit qu'après ce qu'il venait de dire, Fernande devait être gênée. Il voulut néanmoins tenter de la toucher davantage.
Car il prenait pour une émotion vraie le trouble qu'il lisait sur le visage de mademoiselle Grégoire.
S'il avait su!
—Oui, je souffre, reprit-il. Vous comprenez maintenant, mademoiselle, quelle torture j'ai endurée quand vous m'avez avoué tout à l'heure la vérité.
Vous brisiez mon rêve sans pitié! Ce que vous me disiez me rejetait brutalement hors de mes espérances.
J'ai toujours été malheureux, mademoiselle. Des fous ceux qui prétendent qu'il faut être riche pour être heureux!
—Le nom que je porte n'est pas le mien; mon père m'a chassé de sa famille, m'a arraché le nom de mes ancêtres parce que je défendais le peuple quand lui défendait le roi!
J'ai un frère… un frère qui vit, et pour lequel je suis mort! Un frère qui m'a oublié et qui a froidement accepté l'héritage de haine que mon père lui a légué en mourant.
Alors, me trouvant seul en ce monde, j'ai regardé autour de moi. J'ai vu des indifférents. L'amitié m'a trahi; je me suis promis de garder toute ma tendresse pour celle qui serait ma femme. Je m'étais promis en même temps que, cette compagne, je la choisirais avec un soin jaloux, et que je pourrais lui vouer toute ma vie…
Ah! c'était la destinée qui me condamnait d'avance. Celle que je désirais me repousse; et je ne peux même plus espérer l'amour.
La figure de Robert Français respirait un abattement qui toucha la jeune fille. Si le premier sentiment avait été de l'égoïsme, le second fut de la pitié.
Pour comprendre ce que souffrait Robert, elle n'avait qu'à s'interroger elle-même: son coeur pouvait répondre.
—Ah! vous avez demandé pitié à votre père, prononça-t-il avec amertume.
Croyez-vous que je n'aie pas le droit de demander pitié moi aussi?
Croyez-vous que le plus à plaindre de nous deux ne soit pas moi?
Est-ce que l'amour d'une jeune fille, d'un enfant, peut se comparer à l'amour d'un homme? Connaît-elle la vie et sait-elle à quels engagements elle se livre le jour où elle devient fiancée?
Il s'interrompit, une animation étrange se lisait en lui. Il se promenait à grands pas à travers le salon, sans même s'apercevoir de la bizarrerie de cette attitude.
Fernande, étonnée d'abord, ne tarda pas à être effrayée.
Robert avait lentement perdu le calme qu'elle lui avait vu dans les premiers instants de leur entretien.
Pourtant, elle fit un effort et dit:
—Monsieur, je vous remercie d'avoir eu confiance en moi, comme moi j'avais eu confiance en vous. Hélas! maintenant je n'ose plus terminer l'aveu que j'avais commencé.
Quand j'ignorais votre secret, je pouvais me décider à vous parler comme je comptais le faire; maintenant, cela ne m'est plus possible…
Robert la regarda étonnée.
—Mademoiselle…
—Vous ne comprenez pas, monsieur?
—Non, mademoiselle, et je vous supplie d'être aussi confiante que vous m'avez déjà fait l'honneur de l'être.
—Je n'ose…
—Je suis un galant homme, mademoiselle, dit-il lentement, et comme tel, vous pouvez tout me dire, et moi je puis tout entendre.
Fernande leva les yeux sur Robert,—bien pâle, mais résolue.
—Eh bien! monsieur, je m'adresse à votre loyauté, pour vous supplier de renoncer à moi.
Le visage de Robert se décomposa.
Une ardente colère se peignit dans ses yeux.
—Renoncer à vous? Jamais! dit-il.
Le tonnerre tombant aux pieds de Fernande l'eût moins épouvantée que l'exclamation furieuse du jeune homme.
Il répéta avec emportement:
—Je ne renoncerai pas à vous! et si vous n'êtes pas ma femme, je ne veux pas, au moins, que vous soyez la femme d'un autre!…
XXII
LE DANGER
Fernande trembla.
L'homme qu'elle avait devant les yeux depuis une heure se révélait sous un jour nouveau.
—Quoi! je vous ai dit que je vous aimais! reprit Robert Français, et vous espérez que je vous abandonnerai! Je vous ai dit que depuis six mois je ne pensais qu'à vous, et vous avez pu croire que je renoncerais à mon rêve!… N'attendez pas de moi une générosité ridicule!… J'aime, voilà tout ce que je sais!
Vous voir à un autre? Je préférerais que vous fussiez morte!
Robert Français mit une telle expression dans la manière de prononcer cette phrase, que Fernande comprit bien que tout était fini pour elle.
—Que vous ai-je donc fait? murmura-t-elle d'une voix brisée. Vous ne m'avez pas comprise. Si c'est moi qui refuse de vous épouser, mon père me poursuivra de sa volonté, de sa colère. Mais vous!… vous pouvez d'un seul mot me sauver et me rendre libre à jamais.
—Comment! vous voulez que, non content d'être refusé par vous, j'aille encore!…
—Vous m'aimez, monsieur, je vous crois. Vos paroles m'ont émue, et des paroles menteuses ne vont pas droit au coeur comme les vôtres ont été au mien! Vous avez souffert… Donc vous savez ce que c'est que la souffrance! Ayez pitié de la mienne!… Vous voyez, toute ma fierté tombe… Je deviens humble… Un mot de vous à mon père, et je suis sauvée!
Robert Français détournait les yeux pour ne pas voir cette belle jeune fille qui l'implorait.
Il sentait qu'une pareille supplication arriverait peut-être à le toucher, et il ne voulait pas être touché.
Voyant que le jeune homme conservait son impassibilité, Fernande sentit sa fierté revenir. Elle eut honte d'être descendue jusqu'à la prière.
—Eh bien, non, dit-elle, je ne vous demande rien! Il y a des âmes que la souffrance élève et purifie, la vôtre est de celles qui s'irritent et s'aigrissent. Soit! je serai victime, mais je ne serai plus humiliée.
Vous m'avez vue venir à vous, suppliante, vous m'avez repoussée! Je ne descendrai pas plus loin. Mon père vous a accordé ma main; mais moi, monsieur, je vous la refuse!
Fernande était redevenue la fière et courageuse jeune fille qui avait sauvé le marquis de Kardigân.
Un sang généreux colorait son visage; son regard brillait, et sa lèvre tremblante indiquait qu'elle subirait tout plutôt qu'une volonté despotique et cruelle.
Robert Français l'admirait.
Mais l'impétueux jeune homme, au lieu d'ouvrir son coeur à la pitié, regrettait encore plus le sacrifice que le refus de Fernande lui imposait malgré lui.
Avant qu'il eût le temps de répondre, la porte s'ouvrit et M. Grégoire entra.
Le vieux conventionnel était souriant; mais son sourire avait cette ironie glaciale des êtres qui ne croient à rien.
Il s'était imaginé que sa fille repoussait le parti qu'on lui proposait, parce qu'elle ne connaissait pas Robert; et, ingénument, avec ce cynisme naïf des hommes comme lui, il était persuadé que M. Français gagnerait rapidement sa cause auprès de Fernande.
Il arrivait donc, persuadé que tout était arrangé selon ses désirs.
Mais le premier coup d'oeil qu'il jeta sur les deux jeunes gens l'avertit qu'il s'était abusé.
—Mademoiselle Grégoire vous a-t-elle fait part de ses intentions? dit-il à Robert en se tournant vers lui.
—Oui, monsieur.
Le regard de M. Grégoire devint interrogateur.
—Elle a refusé la demande que j'avais l'honneur de lui adresser.
Le conventionnel laissa échapper un geste de colère.
—Ayez l'obligeance d'aller m'attendre dans mon cabinet, monsieur, dit-il.
Robert jeta un dernier regard à Fernande, et disparut…
M. Grégoire prit violemment le bras de sa fille.
—Cette comédie a assez duré, mademoiselle; il faut qu'elle ait une fin.
J'entends que vous m'obéissiez.
Fernande redressa de nouveau le front.
—Non! dit-elle.
—Vous refusez?
—Je refuse!
—Alors, malheur à vous!
—J'accepte tout! et je m'attends à tout!
—Non. Vous ne vous attendez pas à ce que je vous réserve.
Elle n'eut pas peur; c'était une nature trop vigoureusement trempée pour céder à ce sentiment vulgaire.
Mais un léger frissonnement agita son corps, quand elle réfléchit aux dangers inconnus qui la menaçaient.
Et Jean n'était pas là! et Jean ne viendrait pas la secourir! Pauvre femme! elle ignorait ce que son fiancé lui avait écrit dans sa nuit d'angoisse, elle ignorait qu'elle était seule désormais, et que celui en qui reposait toute son espérance s'entendait avec ses ennemis pour ne pas l'épouser!
La décision de M. Grégoire était prête; il n'y avait plus à hésiter.
Il jeta un regard suprême à sa fille, regard qui fit trembler la malheureuse Fernande, tant elle y lut de rage froide et concentrée.
M. Grégoire sortit, la laissant seule.
Un instant après, elle quitta le salon à son tour, pour regagner sa chambre à coucher; là au moins elle était libre, libre de prier et de pleurer.
Le cabinet du conventionnel était situé en face du salon.
En passant devant la porte, Fernande entendit des éclats de voix. C'était son père qui parlait. Sans doute, elle allait s'éloigner, quand un mot attira son attention.
—Je l'enlèverai demain!…
Elle comprit tout, et sa pensée embrassa aussitôt la portée de la résolution prise par M. Grégoire.
Sans doute, le vieillard s'était dit qu'il ne pourrait pas dompter ce fier et hautain caractère, et il voulait arracher Fernande à son amour maudit, en l'arrachant à celui qu'elle aimait.
L'instinct de la conservation fut plus fort dans son coeur que la volonté du devoir.
Elle écouta…
Malheureusement, les deux hommes parlaient tantôt à voix haute, tantôt à voix basse. Elle entendit imparfaitement…
—L'aimez-vous? dit M. Grégoire brusquement quand il entra dans la chambre où l'attendait Robert Français.
—Si je l'aime!
—Ah! vous êtes bien dégénérés, vous, les hommes de la génération qui commence! De mon temps, pour accomplir ce qu'on voulait, on ne reculait devant rien!…
Le jeune homme arrêta M. Grégoire du geste.
—Monsieur, dit-il, parlons franc. Quand je vous ai demandé la main de votre fille, je vous ai dit quelle était ma position de fortune: j'ai cent mille livres de rente, pas de famille, pas d'obligations. Enfin, vous me connaissez, ou plutôt, vos frères, ceux qui, comme vous et moi, combattent pour la cause du peuple, me connaissent, et vous ont dit que l'on pouvait compter en tout temps sur mon courage et mon intelligence. Vous comprenez qu'il faut bien que je fasse ressortir ce que je vaux, puisque vous en doutez! Or, ce qui vous a décidé à accepter favorablement ma recherche, ce n'est pas ma fortune, vous êtes riche vous-même; ce n'est pas ma jeunesse, puisque je suis vieux avant l'âge; ni ma famille, puisque je n'en ai pas.
Donc, vous aviez une arrière-pensée. Cette arrière-pensée était celle-ci: votre gendre devait apporter à votre ambition une somme d'influence et de pouvoir qui complétât la vôtre. Vous trouvez que je remplissais votre but: je le conçois.
Mais moi, c'est une autre intention qui m'a guidé… J'aime votre fille! et il n'est rien que je ne sois disposé à faire pour devenir son mari.
Rien! entendez-vous?
Donc, quoi que vous vouliez, je le ferai.
—Vous êtes l'homme qu'il me faut.
—Mademoiselle Fernande, séparée de celui auquel elle s'est fiancée, cessera de l'aimer.
—Votre idée est la mienne. Je l'enlèverai demain.
—Je n'aurais pas osé vous soumettre ce projet, monsieur, répliqua
Robert Français, mais je l'approuve.
—Demain, dans la nuit, je partirai avec elle.
—Où irez-vous?
—Je l'ignore encore…
Les deux hommes continuèrent à parler bas. Il fut arrêté que Robert Français escorterait la chaise de poste à cheval, afin d'éviter qu'elle ne fût suivie.
Il devait se trouver le lendemain à minuit à la porte de la maison.
Fernande ne put entendre, nous l'avons dit, toute cette conversation.
Elle comprit seulement que le lendemain soir M. Grégoire comptait l'arracher de Paris, comme s'il pouvait aussi l'arracher à ses souvenirs.
Elle sentit alors tout le danger qu'elle courait.
Comment prévenir Jean?
Lui écrire?
Qui porterait la lettre? Une consigne avait été donnée, sans doute, dans la maison. Ensuite, elle préférait ne pas faire connaître au vieillard que celui qu'elle avait choisi comme mari était un de ces royalistes qu'il haïssait de tout son fanatisme.
La pauvre enfant, réfugiée dans sa chambre, réfléchissait avec ardeur. A qui pouvait-elle se fier? A qui pouvait-elle demander du secours?
Elle se jeta sur son prie-Dieu. Elle savait bien que Dieu, ce consolateur des affligés, ne la laisserait pas abandonnée et sans secours.
Tout à coup, elle jeta un cri de joie. Elle avait trouvé. Dieu avait entendu sa prière, sans doute, et lui envoyait la pensée qui la sauverait.
Elle se rappela cet ouvrier qui lui avait dit:
—Si vous avez besoin de Jérôme Hébrard, appelez-le.
Jérôme lui avait donné son adresse, gardée par elle avec soin, comme si elle eût pu avoir la seconde vue de l'avenir.
Il était ouvrier sellier, et demeurait rue Saint-Honoré, n°117.
Elle prit une plume et écrivit:
«Vous m'avez dit que je pouvais compter sur vous à l'heure du péril. Eh bien! je suis en danger. Venez! je vous appelle!…
FERNANDE GREGOIRE.»
XXIII
LE MESSAGE
Mais la lettre écrite, comment la ferait-elle parvenir?
Là était la difficulté.
Puisque M. Grégoire avait pris ses dispositions pour que sa fille ne pût sortir, sans doute il avait veillé à ce qu'elle ne pût écrire.
Il est vrai qu'une lettre adressée à Jérôme Hébrard, ouvrier, arriverait plus facilement à son adresse qu'une lettre envoyée à Jean de Kardigân.
Fernande n'avait jamais nommé à son père celui qu'elle avait choisi comme fiancé, celui auquel elle avait engagé sa foi; mais M. Grégoire le devinerait aussitôt.
Tandis que nul soupçon ne lui viendrait quand il saurait que sa fille écrivait à un ouvrier connu de lui. Au reste, la pensée de M. Grégoire fut ce qu'elle devait être.
Il s'imagina que Fernande envoyait un secours au jeune républicain. Ses habitudes charitables lui étaient connues, et il savait que nul n'avait jamais imploré en vain la générosité de la jeune fille.
La lettre partit.
Fernande calcula le temps matériel pour qu'elle parvînt à son adresse.
Puis elle attendit impatiemment.
Elle se rendait compte des retards qui pouvaient reculer le moment où elle verrait Jérôme Hébrard.
Peut-être l'ouvrier n'était-il pas chez lui, peut-être ne rentrerait-il qu'à une heure assez avancée de la soirée?…
La journée s'écoula ainsi. La servante qui avait porté la lettre revint au bout de deux heures. En effet, Fernande ne s'était pas trompée dans ses craintes: Jérôme était absent; il fallut qu'elle attendît encore.
Comme tout être humain qui se voit menacé d'un péril prochain, elle s'imaginait que ce péril augmentait à mesure que les heures s'ajoutaient les unes aux autres.
Enfin, à sept heures du soir, on vint lui dire que quelqu'un demandait à lui parler.
Son coeur battit à rompre quand elle entendit annoncer celui qui allait servir de messager à sa douleur.
Elle avait refusé de descendre pour partager le dîner de son père. M. Grégoire ne s'en était pas autrement préoccupé. Sa fille, étant prisonnière, ne pourrait communiquer avec personne. Cela lui suffisait.
Enfin, Fernande se rendit au salon et se trouva en face de Jérôme.
Elle lui tendit la main.
—Je vous remercie, mademoiselle, dit-il. Vous m'avez fait l'honneur de vous rappeler mes paroles. Je suis à vous entièrement.
—Vous pouvez me sauver.
—Vous sauver?
—Oui.
—Quoi, ce danger dont vous me parlez…
—C'est un danger réel et terrible, hélas! Une tempête me menace; il dépend de vous de la détourner de mon front.
—J'écoute, mademoiselle, et veuillez savoir que tout ce qu'un homme peut faire, je le ferai.
—Vous rappelez-vous, la… la personne que j'avais cachée un jour dans…
—Je me la rappelle.
—C'est vers elle que je vous envoie.
Fernande avait baissé les yeux instinctivement, et légèrement rougi en prononçant cette phrase. Il répugnait à cette exquise créature de livrer ainsi les secrets de son coeur à un étranger. Mais Jérôme Hébrard était un de ces enfants du peuple en qui la loyauté est à la hauteur du courage.
Son visage ne trahit en rien le plaisir ou l'étonnement que Fernande venait d'éveiller en lui. Il se contenta de répondre:
—Je le répète, mademoiselle, je suis à vos ordres.
—Merci! dit-elle une seconde fois.
Voici ce que j'attends de vous, reprit Fernande, M. le marquis de Kardigân demeure à l'hôtel de France, sur le boulevard de Gand. Je vous prie d'y aller et de lui dire…
Elle hésita encore.
La pudeur de la jeune fille souffrait de cette confidence. Pour lui faire achever ce qu'elle avait commencé, il fallait que la pensée du péril vînt lui rendre la volonté d'aller jusqu'au bout:
—M. de Kardigân est mon fiancé, dit-elle à voix haute. Or, on veut m'enlever à lui. Racontez-lui tout.
Alors, d'un ton ferme, elle raconta à Jérôme Hébrard une partie de ce que nous savons, mais en glissant rapidement sur ce qui avait pu se passer entre elle et son père.
Elle en dit assez pour que l'ouvrier pût expliquer au gentilhomme l'imminence du danger et la nécessité d'un prompt secours. Quand elle eut fini:
—Dites à M. de Kardigân, ajouta-t-elle, que je n'ai pas d'instruction à lui donner. Qu'il réfléchisse et qu'il décide.
—J'ai compris, mademoiselle, répliqua respectueusement Jérôme Hébrard, mais…
—Mais…
—M. de Kardigân voudra-t-il me croire?
L'observation de l'ouvrier était juste.
Fernande écrivit quelques lignes où elle recommandait à Jean de croire l'ouvrier..
Jérôme s'inclina respectueusement devant Fernande et sortit.
Suivons-le, et abandonnons pour un instant Fernande, livrée à ses tristesses, à sa préoccupation.
Jérôme Hébrard marcha rapidement.
Quand il arriva à l'hôtel de France, il demanda M. le marquis de Kardigân; on lui répondit qu'il était parti. Malgré le domestique du jeune homme, il s'entêta à rester. Jérôme souffrait du retard apporté par la destinée à la remise de son message.
Onze heures du soir, minuit, une heure du matin sonnèrent. Il attendait toujours.
Pourtant il se dit que l'enlèvement dont Fernande était menacée ne devait avoir lieu que le lendemain. Donc, il avait encore au moins douze heures devant lui pour voir le marquis.
Enfin Jean arriva…
Nous savons le reste.
Quand Jérôme eut répété à son tour le récit qu'il avait entendu de la bouche de Fernande, Jean éprouva une surprise mêlée de colère.
—Quoi! on lui arracherait Fernande!
Puis il réfléchit. Comment, lui qui avait renoncé à elle, pouvait-il s'irriter de ce que M. Grégoire voulût la lui prendre? C'est alors que l'idée lui vint que Fernande pouvait ne pas avoir reçu sa lettre.
Ce fut un coup affreux pour lui. Il avait pu écrire à mademoiselle Grégoire qu'une fatalité implacable se dressait entre eux deux, mais il ne se sentait pas la force de le lui dire à elle-même…
—Allons! pensa-t-il, il ne s'agit pas de me laisser affaiblir. Pour le moment, elle est en danger: il faut que je la sauve!
Quelques mots échangés avaient fait deux amis de ces deux hommes, si séparés l'un de l'autre par une position réciproque.
Il n'y avait plus ni gentilhomme ni ouvrier. Il y avait deux coeurs fiers et honnêtes qui battaient à l'unisson, à la pensée d'un même devoir à remplir, d'une même noble action à faire.
Il fallait, en tous cas, attendre au lendemain avant de prendre une décision.
—Vous êtes ici chez vous, dit Jean à Hébrard. Dormons; demain, au jour, nous préparerons un plan de combat.
A onze heures du matin, les deux nouveaux amis se levèrent et déjeunèrent rapidement.
A midi et demi, ils arrivaient dans la rue de M. Grégoire.
En route, ils avaient décidé de leur conduite.
Un hôtel meublé, situé presque en face de la maison du vieux conventionnel, semblait s'élever là exprès pour qu'on pût s'y établir et surveiller ce qui se passerait.
Ils entrèrent et louèrent deux chambres.
Puis ils se postèrent en observation et attendirent. Somme toute, la journée ne devait pas apporter de complications nouvelles. M. Grégoire et M. Robert Français voulaient enlever Fernande au milieu de la nuit et à l'heure où nul passant ne pourrait entendre les cris d'appel de la jeune fille.
A sept heures du soir, rien n'avait encore paru; à dix, la porte de la maison s'ouvrit, et M. Grégoire parut.
Il regarda à droite et à gauche, comme un homme qui craint d'être aperçu. Ne voyant personne dans la rue, il rentra et ferma la porte.
A onze heures et quart, l'oreille de Jean fut frappée par le bruit sourd d'une chaise de poste courant rapidement sur l'avenue des Champs-Elysées. Il appela Jérôme, occupé à ce moment à préparer une double paire de pistolets et deux épées, qu'il sortait de leur fourreau.
C'étaient les armes dont les jeunes gens avaient cru prudent de se munir.
—Écoutez! dit Jean.
—C'est la voiture…
En effet, une chaise de poste, mais marchant au pas, tourna l'angle de la rue et de l'avenue des Champs-Elysées.
Sans doute le cocher avait trouvé bon de modérer la rapidité de la course, afin de ne pas éveiller ceux qui dormaient. Un homme qui dort est un homme qui ne peut rien voir.
La voiture stoppa à deux mètres environ de la maison; la porte se rouvrit de nouveau, livrant encore passage à M. Grégoire.
Il fit un mouvement de joie en apercevant la chaise de poste.
Cependant la portière de celle-ci s'entre-bâilla, et un homme, enveloppé d'un large et épais manteau, sauta sur le trottoir.
Un chapeau à bords inclinés empêchait de distinguer son visage.
Au reste, le froid vif de cette nuit d'hiver rendait naturel cet excès de précaution.
Il échangea deux mots avec M. Grégoire.
Alors, Jean l'entendit qui disait au cocher:—Suivez-moi.
Jean et Jérôme se regardèrent. Ils s'étaient compris au premier coup d'oeil.
Ce qu'il était important de savoir, c'était où allait la chaise de poste, puisque c'était elle qui devait enlever Fernande.
Ils se partagèrent les armes et descendirent doucement. La voiture tournait la rue. Ils la rejoignirent, marchant à distance.
Elle s'arrêta derrière le jardin de M. Grégoire.
Évidemment le conventionnel préférait que l'enlèvement eût lieu de façon à ce que nul ne pût s'en douter.
Une petite ruelle reliait ce jardin à la rue latérale.
L'homme qui suivait la chaise de poste tira une clef de sa poche et ouvrit la petite porte du jardin.
S'il avait jeté les yeux derrière lui, il aurait vu Jean et Jérôme s'y glisser après lui.
XXIV
L'ENLÈVEMENT
Le gentilhomme et l'ouvrier se cachèrent derrière un épais massif d'arbres dépouillés.
Il régnait une lugubre tristesse dans ce jardin noirci par l'hiver.
Le vent sifflait à travers les branches gercées par le froid, et à l'extrémité de quelques jeunes chênes pendait du givre.
Jean et Jérôme étaient là, immobiles, malgré cette température glacée qui les gagnait peu à peu. Muets, serrés l'un contre l'autre, ils cherchaient à percer du regard l'ombre étendue devant eux.
L'homme qu'ils avaient suivi traversa tout le jardin et arriva devant la porte de la maison.
Cette porte était fermée.
Sans doute, il ne s'y attendait pas, car il laissa échapper un geste de colère.
Jérôme et Jean, qui ne le perdaient pas de vue, aperçurent ce mouvement et devinèrent qu'il y avait un retard dans l'exécution du projet d'enlèvement.
Ce retard pouvait augmenter les chances qu'ils avaient de secourir
Fernande. C'était donc une bonne fortune dont ils devaient profiter.
Ils préparèrent doucement les armes dont ils s'étaient munis.
Jean fit glisser dans sa main les deux épées, pendant que Jérôme examinait l'amorce des pistolets de combat.
D'où venait ce retard?
Le lecteur se rappelle que M. Grégoire avait dit quelques mots à l'inconnu à l'arrivée de la chaise de poste, et s'était hâté lui-même de rentrer dans la maison.
Il alla droit à la chambre de sa fille.
Fernande l'entendit monter lentement l'escalier et frissonna.
Il y avait plus de vingt-quatre heures que son message était parti, et elle n'avait encore aucune nouvelle de M. de Kardigân. Elle tremblait à la pensée que Jérôme pouvait n'avoir pas trouvé le marquis, à la pensée qu'elle serait livrée ainsi, sans défense, à la merci de son père et de Robert Français. Où pourrait-elle trouver du secours, si ceux sur qui elle avait compté lui manquaient tout à coup?
Quand elle entendit le pas de son père, elle se douta que le vieillard venait lui annoncer la résolution prise par lui de l'enlever de Paris.
M. Grégoire entra.
Fernande, assise sur un fauteuil, l'oeil atone, pâle, craintive, se leva quand elle l'aperçut.
Le père resta un instant silencieux devant cette image du désespoir qui se dressait tout à coup devant lui.
Il se rappela que c'était sa fille, à lui, qui souffrait et qui pleurait, l'enfant de celle qui avait été la compagne de sa vie et qu'il avait tant aimée.
Mais l'âme du régicide n'était pas de celles qu'une émotion passagère peut adoucir ou dompter. Il reprit bientôt l'impassibilité de sa nature, toujours muette devant la douleur.
—Fernande, dit-il, je vous ai fait part de ma volonté. Vous l'avez méconnue. Il ne faut donc ne vous en prendre qu'à vous-même si j'en suis réduit contre vous aux dernières extrémités. Je vous emmène.
—Mon père…
—L'air de Paris est malsain pour vous. Vous y avez appris la résistance à mes ordres. Vous refusez d'épouser M. Robert Français, soit! mais comme j'entends que ce mariage se fasse, je vous arrache à votre vie accoutumée, à vos plaisirs, à vos joies…
Les paroles hideuses du régicide étaient prononcées par une voix froide comme le coeur même de cet homme.
Fernande restait calme en apparence, mais torturée au fond du coeur devant cet horrible égoïsme de l'orgueil.
—Je vais vous conduire en un lieu où les caractères comme le vôtre s'assouplissent rapidement; nous partons dans quelques minutes.
—Vous êtes le maître, monsieur, répliqua la jeune fille. Je n'obéis pas: je subis.
—Je suis votre père!
—Non, vous n'êtes pas mon père! Mon père ne me torturerait pas! mon
père ne prendrait pas plaisir à me désespérer, à me tuer, à m'anéantir!
Non, vous n'êtes pas mon père! Je courbe le front, mais je ne cède pas.
Vous pouvez m'écraser: vous ne me ferez pas plier.
—Malheureuse!
—Oh! monsieur, moi aussi j'ai de la volonté! Je suis votre fille, après tout, et le sang qui coule dans mes veines est celui qui coule dans les vôtres! Je vous le jure, j'avais pour vous tendresse et respect. En quelques jours vous avez tué la tendresse; le respect seul est resté. J'ai toujours été une fille selon Dieu…
—Selon Dieu! interrompit M. Grégoire. Vous m'êtes témoin que je ne vous ai jamais gênée dans l'accomplissement ridicule de vos momeries. Il faut une religion aux femmes; mais, dites-moi, est-ce votre Dieu qui enseigne aux filles à mépriser les ordres de leur père?
—Mon Dieu, monsieur, reprit la jeune fille, qui retrouvait tout son calme à mesure que son père perdait le sien,—mon Dieu est celui que ma mère m'a enseigné à prier et à adorer. Il m'ordonne l'obéissance à votre volonté, mais il me défend le parjure.
—Le parjure!
—J'ai engagé ma foi…
—Sans ma permission!
—Ne me laissiez-vous pas libre?
—Allons, assez! Je ne suis pas venu ici pour discuter, mais pour commander. Vous allez partir.
—Je suis prête.
—Vous ignorez où je veux vous conduire?
—Je l'ignore, en effet.
—Quand vous le saurez, il est probable que vous serez moins résignée.
—Vous vous trompez, monsieur, je suis résignée à tout.
—Bien: écoutez, alors. Je vais vous conduire à la maison laïque des
Enfants républicains, près de Tours.
Cette maison est dirigée par d'austères femmes qui vous traiteront selon vos mérites, je vous en préviens. Vous serez prisonnière sans avoir la permission de sortir, jusqu'à ce que vous ayez consenti à m'obéir.
—Ou jusqu'à ma majorité!
Un éclair de rage s'alluma dans les yeux de M. Grégoire, à cette froide réponse de la jeune fille.
—Faites vite, dit-il, j'attends.
Fernande réunit à la hâte quelques objets qu'elle désirait emporter avec elle.
—Ne vous préoccupez pas des choses qui vous seraient nécessaires; j'ai pourvu à tout.
Elle prit le médaillon qui renfermait le portrait de sa mère, et le mit sur sa poitrine. Puis elle s'agenouilla:
—Mon Dieu! murmura-t-elle, donnez-moi, je vous en supplie, la force d'être courageuse, la volonté d'être patiente. Mon Dieu! je vous bénis pour les épreuves que vous m'imposez!
—Hâtez-vous! dit M. Grégoire avec impatience; je suis pressé.
Fernande ne répondit pas.
Elle alla pieusement baiser les pieds d'ivoire de son grand crucifix, cette croix où Jésus pleure éternellement sur les souffrances et les péchés de ce monde.
Puis elle jeta un dernier regard autour d'elle, comme pour dire un suprême adieu à tous ces objets qui l'environnaient et qu'elle avait aimés…
Elle jeta un châle sur ses épaules, puis avec une fermeté triste:
—Partons, monsieur! dit-elle.
Ces quelques mots échangés entre le père et la fille avaient retardé le départ. Robert Français ne croyait pas qu'au point où en étaient venues les choses, ils pussent avoir entre eux une seule parole.
Il était arrivé à l'heure au rendez-vous que lui et le vieillard s'étaient donné.
Enfin, M. Grégoire et Fernande parurent dans le jardin…
Le vent avait augmenté. Il courbait les arbres qui pliaient avec un sourd craquement.
Fernande jeta un coup d'oeil rapide devant elle.
Pauvre enfant!
Sa foi en Jean était si grande, qu'il lui semblait à chaque instant qu'il allait apparaître pour la délivrer!
Robert Français s'inclina et se découvrit.
Mais elle ne le regarda même pas. Elle ressentait un mépris profond pour cet homme qui s'abaissait à de semblables moyens.
Robert comprit ce dédain suprême et en souffrit. C'était un homme d'honneur. Il avait fallu la violence de son amour et de sa jalousie pour le faire descendre à aider M. Grégoire.
Celui-ci prit la main de Fernande, Robert marchait devant.
Ils traversèrent ainsi la moitié du jardin. La jeune fille frissonnait.
Elle avait froid, froid au corps et au coeur.
Tout à coup, deux ombres se détachèrent du massif d'arbres.
C'étaient Jérôme et Jean, armés.
—On ne passe pas! dit lentement Jean.
M. Grégoire poussa un cri de fureur, Robert un cri de colère, Fernande un cri de joie. Tous les trois avaient deviné qui était cet homme, dont on ne voyait pas le visage.
Pour Fernande, c'était le salut; pour les deux hommes, c'était l'ennemi.
—Passage! dit M. Grégoire, ou je vous fais arrêter comme des assassins; je suis ici chez moi!
—Monsieur, reprit Jean, cette jeune fille est violentée. On la menace dans son honneur et dans sa liberté. Je viens l'arracher de vos mains pour la remettre à M. le procureur du roi, qui la défendra…
—Vous êtes un assassin!
—Soit, parce que vous êtes tous les deux des misérables, assez lâches pour torturer une femme!
Robert Français bondit sous l'insulte.
—Ah! il était temps que je pusse faire oeuvre d'homme! il était temps de relever tout ceci par un coup d'épée!…
Il s'élança sur Jérôme, qui tenait les deux épées dans sa main:
—En garde, monsieur! cria-t-il.
Jean avait reculé de façon à masquer la porte et à empêcher M. Grégoire d'entraîner Fernande au dehors.
Lui aussi tenait une épée.
—Monsieur, dit-il, dès que les deux fers se furent croisés, vous êtes un infâme, et comme tel je vais vous marquer au front!
Le marquis de Kardigân rompit de deux pas, puis prenant de biais, il fit, par un coup de fouet, sauter le chapeau de Robert Français.
Au même instant, il recevait un coup d'épée dans l'épaule.
Mais ce ne fut pas la douleur qui lui fit jeter le cri terrible qu'il poussa…
En Robert Français il venait de reconnaître Philippe de Kardigân.
—Philippe! Philippe! mon frère! dit-il.
Puis il roula évanoui…
XXV
SEUL!
A l'exclamation de Jean, un frisson d'horreur avait courbé toutes les têtes de ceux qui assistaient à ce drame.
Le frère venait-il donc de tuer son frère?
Philippe de Kardigân venait-il, nouveau Caïn, d'immoler malgré lui Abel!
Robert Français,—pour lui garder le nom que le jeune homme s'était donné,—se jeta à genoux sur le sol et souleva doucement dans ses bras la tête pâle du marquis:
—Jean! Jean! balbutiait le malheureux d'une voix rauque, Jean, c'est moi, moi, ton frère! ne m'entends-tu pas?…
Fernande, agenouillée elle aussi, priait et pleurait; Jérôme Hébrard se détournait pour cacher ses larmes.
Quant à M. Grégoire, il s'était éloigné, sentant bien que le fratricide était lui, lui qui avait armé ces deux jeunes gens l'un contre l'autre.
C'était déchirant d'entendre les sanglots de Robert Français. Il couvrait de baisers le front pâle de son frère.
—C'est moi qui l'ai tué! c'est moi qui l'ai tué! et c'est mon frère!
Jean ouvrit les yeux.
Jérôme Hébrard s'élança au dehors, et revint au bout de dix minutes, accompagné d'un médecin qui demeurait heureusement près de là.
Pendant ces dix minutes, Jean avait recouvré connaissance…
Dans quelle situation était ce pauvre coeur infortuné!
Il s'éveillait à la vie entre son frère et sa fiancée, frère qu'il devait haïr, fiancée qu'il ne devait pas aimer.
C'était vraiment un de ces jeux terribles comme en a la fatalité que de réunir ainsi ces trois êtres séparés les uns des autres par tant de choses!
Jean regardait son frère et la jeune fille: ses yeux mornes allaient tristement de l'un à l'autre.
Toute sa vie était la-dedans, et partant toute sa vie était brisée par son devoir.
—Frère, disait tout bas Robert Français, pardonne-moi!… J'étais égaré par la folie de mon amour, par l'exaspération de ma jalousie… Je suis seul, seul au monde, moi! Tu comprends ce que j'ai dû souffrir… Frère, frère, pardonne-moi, car je ne me pardonne pas moi-même!
Un faible sourire erra sur les lèvres du marquis de Kardigân.
Il serra doucement la main de Robert Français.
—Fernande! dit-il.
La jeune fille se rapprocha…
En ce moment le médecin arriva, accompagnant Jérôme Hébrard. Il examina la plaie du marquis.
Robert et Fernande dévoraient des yeux l'homme qui allait prononcer l'arrêt de vie ou de mort du dernier des Kardigân.
—La blessure n'est pas dangereuse, dit-il enfin, après avoir soigneusement examiné le petit trou sans importance qu'avait produit l'épée.
—Sauvé! sauvé! s'écria Robert.
Fernande, elle, s'était agenouillée de nouveau, remerciant Dieu avec ardeur de lui avoir conservé Jean.
Un quart d'heure après, le blessé, escorté de Robert, de Jérôme Hébrard et de Fernande, arrivait à l'hôtel meublé qu'il avait choisi comme observatoire.
M. Grégoire était rentré dans sa maison, sans dire un seul mot.
Il n'osait pas s'opposer à ce que sa fille veillât celui qui venait de tomber pour elle.
Un premier pansement fut fait, pansement qui rafraîchit le blessé.
Il s'endormit d'un profond sommeil aussitôt après. Quand il s'éveilla, au matin, il avait un peu de fièvre, mais le médecin permit qu'on le transportât à l'hôtel de France.
Là, un sommeil lourd et pesant s'empara de nouveau de lui; le second réveil eut lieu à six heures du soir.
Depuis l'instant où il était tombé, Jean avait toujours eu pour gardes Fernande et Robert. Les deux jeunes gens ne se parlaient pas; la fatigue et l'émotion les brisaient.
Jean les trouva changés tous les deux quand il rouvrit les yeux.
Il s'accouda sur le lit, soulevant à moitié son corps endolori, et les contempla:
—Les voilà donc tous les deux! pensa-t-il. Lui, c'est mon frère; elle… c'était ma fiancée. Et entre nous, il y a le devoir, le devoir implacable, dressé comme une montagne que je ne franchirai jamais!
Il eut comme un retour sur lui-même, embrassant d'un seul effort tout le passé vécu et souffert:
—Le devoir? Si ce n'était qu'un mot!… Si je me trompais? Si… Ah! je la connais cette lutte, cette lutte où j'ai vaincu déjà, mais où je pourrais bien être vaincu à mon tour! Que vais-je dire? Que vais-je faire?
Une lampe brûlait dans la chambre. La nuit était venue. Une ombre grise laissait dans une demi-obscurité ces deux têtes du frère et de la fiancée.
—Philippe! appela-t-il doucement.
Robert Français s'éveilla:
—Philippe! Ah! béni sois-tu de me nommer ainsi!
—Frère, dit Jean, nous nous voyons aujourd'hui pour la dernière fois. Il a fallu l'ironie de la destinée pour que nous nous retrouvions en face l'un de l'autre. Mais, laisse-moi te le dire. Si j'obéis à la volonté de mon père, en séparant de nouveau ma vie de la tienne, j'obéis en me débattant… O mon frère! Dieu m'est témoin que mon coeur est rempli pour toi d'une vraie et profonde affection…
Ils pleuraient, ces deux hommes, comme eussent pleuré des enfants!
—Tu as mal agi, continua Jean. Pourquoi la torturais-tu, elle? Que t'avait-elle fait?… Ce n'est pas toi qu'elle aimait… et mieux eût valu qu'elle t'eût aimé!…
Fernande entendait.
L'ombre empêchait Jean d'apercevoir la jeune fille.
Quand le marquis dit:
—Mieux eût valu qu'elle t'eût aimé!
Elle sentit un choc violent la frapper au coeur. Qu'est-ce que cela signifiait?
Jean reprit:
—Si tu savais!… Tu souffres, toi? Oh! oui, tu as dû bien souffrir pour en arriver, toi noble de coeur, à accomplir une mauvaise action… Eh bien, tu es moins malheureux, toi qu'elle n'aime pas, que je ne suis malheureux, moi qu'elle aime pourtant! Tu es séparé d'elle par elle-même; je suis séparé d'elle par mon devoir, par l'ordre d'un mourant que j'ai juré de respecter!… Et j'ignorais tout! Son père, Philippe, est un régicide, et… et lis…
Du doigt il indiquait à Robert Français le bureau à moitié fermé où il serrait le testament du vieux marquis.
Il le prit et lut tout haut.
A mesure qu'il lisait, Fernande sentait la vie l'abandonner…
Quand Robert Français eut fini:
—Jean, dit-il, je te jure que j'oublie ma douleur, qui n'est rien auprès de la tienne; Jean, ton père avait bien de la cruauté dans l'âme pour perdre ainsi volontairement le bonheur de ses deux enfants! pour briser le coeur de celle qui t'aime!…
—Adieu, Philippe, répondit Jean, que les larmes étouffaient. Nous ne nous reverrons que morts! Embrasse-moi!
Les deux frères tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
—Adieu!
—Comment lui apprendras-tu l'affreuse vérité à cette pauvre enfant?
—A elle?
—Oui.
—Ne me dis pas cela… Cette pensée m'épouvante!
Qui le lui expliquerait ce devoir sacré? Que me répondrait-elle?
Fernande se leva, chancelante.
—Je vous répondrais, Jean, que vous avez raison, que je vous admire et vous respecte autant que je vous aime!
—Fernande!
—J'ai tout entendu.
—Oh! mon Dieu!
—Pourquoi craignez-vous, ami? Est-ce mon désespoir que vous redoutez? C'est un tort, Jean. Je suis digne de vous, puisque votre coeur m'a choisie. Eh bien! celle qui est digne de vous saura s'en souvenir à l'heure du sacrifice. Vous ne l'avez pas jugé au-dessus de vos forces; pourquoi voudriez-vous qu'il fût au-dessus des miennes?
—Fernande! Fernande!
—Ami, nous eussions été heureux, car notre amour était grand comme notre honneur! Dieu nous avait réunis, Dieu nous sépare, que sa volonté soit faite!
Robert Français cachait sa tête dans ses mains; lui aussi se disait qu'il avait bien choisi, et que c'était une sublime créature, celle qui, le coeur brisé, trouvait encore des accents pour parler ainsi!
—Ah! partez, Fernande, partez, par pitié, vos paroles me tuent… partez!…
—Vous avez raison, grâce…
—Ils s'en vont tous les deux, s'écria Kardigân, que le délire commençait à prendre, ils s'en vont… le frère… la fiancée… ceux que j'aimais… oh! que je suis malheureux! que je suis malheureux! Partez… partez!… cela me déchire de vous voir encore!…
—Jean, la fiancée vous dit adieu, murmura Fernande.
Ils étaient seuls: Robert venait de s'enfuir, pleurant et sanglotant.
Jean attira doucement la jeune fille à lui, et lui mit un baiser au front.
—Nous ne serons jamais l'un à l'autre, dit-il, et pourtant, je vous aimerai toujours…
—Moi aussi! balbutia-t-elle à travers ses larmes…
Elle sortit, pâle, brisée, muette…
—Seul! je suis seul! s'écria Jean! je suis seul! Ah! mon père, sois content! cela coûte cher, l'honneur!…
La plaie se rouvrit, et il retomba sur son lit, baigné dans son sang…
XXVI
LA VOLEUSE DE NUIT
Combien de temps resta-t-il plongé dans cet évanouissement? Il ne s'en rendit pas compte lui-même.
Il revint à lui, étendu dans les bras de Henry de Puiseux qui attendait, depuis de longues heures, que le visage pâle de son ami reprît une teinte colorée.
Henry comprit que ce malheureux, gisant là, avait dû être secoué par une de ces effrayantes tempêtes morales qui brisent un homme comme la tempête maritime brise un vaisseau.
Jean poussa un profond soupir et se souleva à demi sur sa couche.
—Partons! dit-il.
—Tu veux partir?
—Oui.
—Mais c'est de la folie!
—Folie ou non, peu importe! je ne resterai pas un jour de plus dans cette ville maudite qui a décimé ceux que j'aimais, qui m'a torturé, qui m'a désespéré!
—Jean!
—Partons! te dis-je. J'étouffe ici. J'ai besoin de respirer un peu ce grand air de mes landes incultes. J'ai besoin de vivre et d'oublier.
—Mais, malheureusement, ta blessure s'est rouverte; le chirurgien qui l'a pansée t'a ordonné un repos absolu… Si je n'étais pas venu ici, par hasard, tu serais mort, là, seul, abandonné, sans secours!
—Je veux partir!
—Tu ne partiras pas!
—Henry!
—Ah! morbleu! fâche-toi, irrite-toi, crie, hurle, à ta volonté: je suis le plus fort. Tu es malade, je suis bien portant, donc c'est à toi de m'obéir. Tu obéiras!
Les yeux de Jean lancèrent des éclairs.
—Ah ça! il paraît que ce n'était pas assez de perdre ma fiancée et mon frère: il faut encore que je perde mon ami.
—Malheureux!…
—Eh bien! soit, va-t'en!
—Tu es fou!
—Fou? oui, je suis fou, de douleur, de désespoir. Va-t'en, va-t'en!
—Tu vas te tuer.
—Crois-tu donc me faire peur en me parlant ainsi? Mais la mort, je l'appelle, je l'attends!
—Tu as le devoir de vivre!
—Le devoir de vivre? Mon devoir, à moi, sera donc toujours de souffrir?
Jean s'élança hors du lit, malgré les mains de Henry, qui s'efforçait de le retenir.
Une pâleur livide, mortelle, couvrit ses traits.
Il fut obligé de s'appuyer à la muraille, sans quoi il serait tombé.
—Que te disais-je? s'écria Henry. Tu as à peine la force de te tenir debout…
—La force! l'âme saura la trouver si le corps ne peut pas l'avoir!
Henry ne reconnaissait pas son ami.
Sans doute, le délire était pour quelque chose dans cette frénésie furieuse; mais il fallait que la secousse eût été bien rude pour que rien ne pût rappeler à la raison cette nature froide et fine du marquis de Kardigân.
Jean s'habilla lentement.
Quand il fut prêt à sortir:
—Viens, dit-il…
Henry lui donna son bras, sur lequel il s'appuya.
Le blessé semblait se soutenir avec peine. Mais la résolution ardente qui se lisait dans ses yeux indiquait que de lui-même il ne renoncerait pas aisément à livrer la lutte à la souffrance physique.
—Où veux-tu aller? dit Henry.
—Chez toi.
De Puiseux ignorait encore comment et où son ami avait été blessé.
Mais il ne voulait pas l'interroger, comprenant qu'il fallait détourner de son esprit le souvenir de la scène fatale qu'il devinait.
Henry donna l'ordre au cocher de la voiture de marcher lentement.
Il ne voulait pas que les cahots du chemin pussent envenimer la plaie.
Il était neuf heures du soir quand ils arrivèrent rue de Richelieu.
Les deux jeunes gens payèrent le cocher et le renvoyèrent.
Arrivés à l'entresol, Henry prit la clef de son appartement et l'introduisit dans la serrure.
—Où est donc Couriol? pensa-t-il.
L'antichambre était déserte.
Ils entrèrent dans le salon.
La porte qui donnait du salon dans la chambre à coucher était ouverte, et une bougie était allumée dans la chambre.
Ils allaient y pénétrer, quand Henry s'arrêta stupéfait. La glace du salon reflétait ce qui se passait dans la salle voisine.
Lentement, il montra la glace à Jean…
Une femme, penchée sur le coffre-fort où M. de Puiseux serrait ses papiers et ses objets précieux, fouillait avidement comme un voleur de nuit.
Les deux royalistes restèrent quelques instants muets, retenant leur souffle, témoins invisibles de ce crime.
Enfin, cette femme, comme si elle eût trouvé ce qu'elle cherchait, serra rapidement dans son corset un papier, referma le coffre, et, prenant la bougie, se dirigea vers le salon.
La lueur de cette bougie la frappa en plein visage.
Henry poussa un cri sourd…
C'était la baronne de Sergaz!
Il s'élança en avant, et la saisissant par le bras:
—Ah! voleuse et espionne! dit-il.
Jacqueline s'arracha à l'étreinte d'Henry par un effort désespéré.
—Oui, voleuse et espionne! prononça-t-elle d'une voix nette et métallique.
Cette émotion terrassa Jean qui se laissa tomber assis sur un fauteuil.
—Qu'êtes-vous venue faire ici? demanda Henry. Vous refusez de me répondre? Je le sais, moi, et je vais vous le dire! Vous êtes une de ces infâmes qu'on lance sur nous! Vous avez voulu gagner le prix de votre crime, et vous avez pu croire que je vous laisserais ainsi tuer les premiers gentilshommes de France? Vous allez me rendre ce papier, ou, foi de Puiseux! je vous tue comme un chien!
Madame de Sergaz éclata de rire:
—Vous, me tuer? Allons donc! je vous en défie!
Henry fit encore un pas:
—Je devine ce que vous avez volé! Vous avez voulu avoir la liste de nos noms, de nos plans, pour la vendre à la police…
—Oui, c'est vrai! dit-elle insolemment..
—Misérable!
Elle ne plia pas le front sous l'insulte.
—Croyez-vous donc que je ne le sache pas? dit-elle. Mais on m'a enlevé mon bien le plus cher. Pour que je pusse le recouvrer, il fallait que je trahisse: j'ai trahi…
Tout cela s'était passé si rapidement, que Henry était resté l'esprit un peu en dehors de la réalité des faits.
Il s'avança encore près de madame de Sergaz quand il rentra en possession de lui-même.
—Rendez-moi ce que vous avez volé! dit-il.
—Vous ne voulez donc plus me tuer?
—Je suis de sang-froid, maintenant. Il ne me plaît pas de faire entrer la police dans nos affaires. Rendez-moi ce que vous avez volé.
Madame de Sergaz suivait de l'oeil la marche des aiguilles de la pendule.
Quelques minutes les séparaient encore de dix heures.
—Jumelle sera exact, pensa-t-elle… Il n'y a plus que peu de minutes à gagner.
—Rendez-moi ce que vous avez volé! dit Henry pour la troisième fois.
—Non!
—Vous refusez?
—Je refuse.
La colère, plus même que la colère, la rage, s'empara de M. de Puiseux.
Avec cette rapidité de conception que possède la pensée aux heures mortelles, il se dit que cette femme tenait entre ses mains le sort de tant de loyaux et fidèles gentilshommes qui s'étaient fiés à lui.
Il saisit une hache d'armes moyen âge qui pendait à la muraille, au milieu d'un trophée.
Madame de Sergaz le regardait, impassible, l'oeil brillant, immobile, les bras serrés sur sa poitrine comme pour défendre le papier précieux dont elle s'était emparée.
Henry leva la hache d'armes et la brandit au-dessus de la tête de
Jacqueline…
Mais Jean s'était dressé.
Chancelant comme un homme ivre, il s'avança vers son ami:
—Jette! dit-il en lui touchant le bras.
—Tu veux!…
—Jette! je suis ton chef.
Henry obéit.
—On ne doit jamais frapper une femme, ami, même avec une fleur.
La hache d'armes tomba sur le parquet.
—Cette femme est ici, avec nous, reprit le marquis de Kardigân; elle n'en sortira qu'après nous avoir rendu ce papier.
—Tu as raison, dit Henry.
Jacqueline eut besoin de contraindre sa figure à ne pas trahir sa pensée, sans quoi elle n'eût pu cacher aux deux amis ce sourire de triomphe qui lui venait aux lèvres.
—Jumelle va venir… à dix heures! murmura-t-elle.
—Passez, madame, dit Jean, en indiquant à la jeune femme la chambre à coucher d'Henry.
Il voulait l'y retenir prisonnière.
Au même instant, une sourde rumeur monta de l'escalier.
Puis on entendit le bruit distinct de plusieurs pas d'hommes qui ébranlaient les marches.
Jean et Henry se regardaient interdits.
Jacqueline poussa un long cri, cri de joie folle.
—Vous êtes perdus! s'écria-t-elle… Dans un instant vous serez arrêtés… dans un instant on vous conduira en prison, mes insolents gentilshommes…
—Je comprends tout! s'écria Henry.
—Henry! saisis-la!
De Puiseux s'élança sur Jacqueline.
Elle s'échappa de leurs mains, et, sortant de la chambre, se réfugia de nouveau dans le salon.
La poursuite commença.
Ils essayaient de s'emparer d'elle; mais elle parvenait à éviter leur approche.
Pendant ce temps-là, les arrivants cherchaient à ébranler la porte de l'escalier.
—Au nom de la loi, ouvrez! dit une voix.
—Vous êtes perdus! s'écria Jacqueline.
Et, prenant son élan, elle bondit à travers le salon, et ouvrit la porte de la chambre où Henry avait fait dresser un lit pour l'enfant confié à lui par Jean.
L'enfant, éveillé au bruit, sauta à bas de son lit et alla se jeter dans les bras de Jacqueline.
—Maman!… maman!… dit-il.
—Dieu vivant! mon fils!…
XXVII
LA FUITE
Les agents de police et M. Jumelle continuaient d'ébranler la porte.
Jacqueline serrait avec ivresse sur son coeur cet enfant pour lequel elle avait consenti à devenir espionne.
—Toi! toi! mon fils bien-aimé! murmurait-elle à travers ses larmes.
Larmes de joie, de bonheur, qui rachètent tant de douleurs et tant de crimes.
Le petit Jacquelin regardait, étonné, ces deux hommes qui semblaient menacer sa mère.
Il aperçut Jean de Kardigân et se précipita vers lui.
—Vous! dit-il.
—Oui, mon enfant.
—Vous qui m'avez sauvé!
Jacqueline bondit.
—Cet homme t'a sauvé?
—Oui, maman.
—Mais alors…
—J'allais mourir, gelé, étouffé par la neige. C'est lui qui m'a relevé, qui m'a réchauffé sur son sein.
Jacqueline contemplait le marquis.
—Vous l'avez sauvé?
—Oui, madame.
—Vous!
Les coups des agents retentissaient plus forts et plus violents contre la porte. Il était évident que, quelques instants encore, et tout serait fini.
Jacqueline se redressa, fière et énergique. Ce coup imprévu l'avait abattue un moment.
Mais elle était de celles qui, en face du danger, retrouvent aussitôt la plénitude de leurs moyens.
—Restez là et ne bougez pas! dit-elle.
Elle s'élança sans attendre la réponse des deux jeunes gens.
Elle referma la porte qui donnait du salon dans l'antichambre et ouvrit celle de l'escalier.
—Elle nous trahit donc? pensa Henry.
Mais Jean étreignait la main de son ami dans la sienne.
—Tais-toi, dit-il.
—Mais…
—Tais-toi… et attends!
On pouvait entendre les paroles échangées entre les agents de police et
Jacqueline.
—Partez, disait la jeune femme, ou tout est perdu…
—Partir! exclama avec stupeur une voix, la voix de M. Jumelle.
—Oui.
—Quand nous pouvons!…
—Malheureux, ils n'y sont pas…
—Mais le papier…
—Je ne l'ai pas encore.
Il y eut un moment de silence, silence solennel pour les deux royalistes.
—Comprenez donc, à la fin, reprit la voix de la fausse baronne de Sergaz. M. de Puiseux ne peut se méfier de moi. Si vous mettez le pillage chez lui, quelle excuse lui donnerai-je à son retour?…
—Mais ce papier, comment l'aurons-nous?
—Attendez, restez dans la rue…
—Dans la rue!
—Semez vos hommes à droite et à gauche; dès que M. de Puiseux et son ami paraîtront…
—Ah!…
Ce «Ah!» n'était pas une exclamation de défiance. Comment M. Jumelle se fût-il méfié de Jacqueline, qu'il croyait tenir par son fils? Seulement, le sous-chef de la police politique réfléchissait.
—Allons, dehors, et vite! dit-il.
Jean et Henry entendirent les pas lourds des agents résonner sur les marches de l'escalier.
Dès qu'ils eurent disparu, elle rentra au salon.
—Je vous avais perdus, je vous ai sauvés… murmura-t-elle.
—Madame!…
—Ah! ne me remerciez pas. C'est à moi de vous bénir, de vous adorer! Vous avez arraché mon fils, mon bien-aimé, mon Jacquelin, à cet atroce supplice de mourir de froid. Je n'ai fait qu'accomplir mon devoir.
—Pourquoi nous avoir vendus?
—Vous ne devinez donc pas encore? Mon enfant, le seul être qui me reste, cet homme, ce monstre me l'avait enlevé. Il me disait: «Si vous voulez le revoir, il faut qu'il soit des nôtres, et pour cela, nous le garderons jusqu'à ce que vous nous ayez servis…» Si vous pouviez sentir tout ce que j'ai souffert! les désespoirs auxquels j'étais en proie, quand je me représentais la honte qui me couvrait… Pardonnez-moi… j'ai bien souffert… bien supplié… bien pleuré!…
Ce n'était pas à Henry que Jacqueline s'adressait: c'était à Jean, Jean, l'homme à qui son fils avait dit:
—Vous m'avez sauvé!
Ces quatre mots avaient suffi pour qu'elle se retournât sur elle-même et voulût délivrer ceux qu'elle avait vendus.
Mais si M. Jumelle et ses hommes étaient partis, ils pouvaient revenir d'un instant à l'autre.
En tous cas, il ne fallait pas laisser perdre un temps précieux.
—Avez-vous confiance en moi? dit Jacqueline à Jean.
—Oui, madame, dit le jeune homme.
M. de Kardigân comprenait tout.
Il comprenait que la jeune femme serait aussi ardente à les sauver qu'elle l'avait été à les combattre.
—Avez-vous une autre issue à cet appartement? reprit-elle en regardant avec inquiétude la porte d'entrée.
—Une autre issue? demanda Henry.
—Oui.
—Diable!
M. de Puiseux jeta un cri.
—Bah! dit-il, essayons…
Jean semblait être une statue grecque, immobile dans sa majesté.
Seulement lui était immobile dans sa souffrance.
Tant d'émotions accumulées épuisaient ce malheureux. Il ne se tenait plus debout que par un miracle de volonté et de courage. De Puiseux sentait qu'il fallait trouver une solution avant que les forces fissent défaut à leur ami.
—Bah! essayons! répéta-t-il.
—Essayer? quoi?
—Venez, dit-il.
—Ah! ne vous occupez pas de moi, dit Jacqueline.
—Au contraire, madame, nous devons nous occuper de vous, reprit Henry. Vous abandonner ici, c'est vous faire retomber entre les mains de ces hommes qui vont venir.
—Eh! qu'importe?
—Vous, peut-être; mais votre fils?
—Oh! par pitié, sauvez-le!
—Madame, dit Jean gravement, votre fils nous a raconté comment on l'avait séparé de sa mère. Les quelques mots que vous nous avez dits suffisent pour me faire entrevoir toute la vérité.
—Monsieur…
—J'ai adopté votre enfant… Kardigân ne revient jamais sur sa parole!…
Le projet de Henry était bien simple. L'ombre de cette nuit d'hiver devait en assurer encore l'exécution.
—Venez, ajouta-t-il.
Il conduisit ses amis sur le derrière de la maison qui donnait sur une cour intérieure. Cette cour, fort grande, donnait sur la rue de la Sourdière, rue très étroite, on le sait, et où, sans doute, M. Jumelle n'avait pas songé à poster des agents.
Qu'ils puissent fuir jusqu'à l'hôtel des Rois-Mages, séant place Royale, au Marais, et les royalistes étaient sauvés.
Ceci demande quelques mots d'explication.
En effet, le parti légitimiste savait à quelle surveillance, à quels dangers de tous les instante il était soumis. Pour mettre ses membres compromis à l'abri de cette surveillance et de ces dangers, il avait imaginé d'établir, à l'hôtel des Rois-Mages, au Marais, un service de chaises de poste et de chevaux de selle, qui permettait à ceux qu'on poursuivait de s'enfuir presque instantanément de Paris.
Henry de Puiseux s'élança dans la chambre occupée par Jacqueline.
Cette chambre donnait sur la cour. Il se pencha. La cour était déserte.
—Vite! vite! dit-il.
Le lit de l'enfant fut promptement défait; on enleva les draps, qui furent attachés à l'anneau de fer de la fenêtre, en guise d'échelle de corde.
—Descendez, dit-il à Jacqueline.
La jeune femme se pendit au drap et se laissa glisser dans la cour.
—A ton tour! dit-il à Jacquelin.
L'enfant s'enfuit comme sa mère.
Jean de Kardigân allait les imiter, quand Henry l'arrêta.
—Pardon, cher ami, je passe avant toi.
—Avant moi?
—Oui.
—Mais…
—Attends! je t'expliquerai ensuite pourquoi.
De Puiseux ne tarda pas à suivre dans la cour Jacqueline et Jacquelin.
—Va! cria-t-il à Jean, quand il sentit sous ses pieds le pavé de la cour.
M. de Kardigân chancelait de plus en plus. Évidemment, jamais il n'aurait eu la force de se soutenir suspendu.
Il tenta néanmoins la périlleuse descente.
Henry le suivait d'un oeil inquiet.
Arrivé au tiers du drap, Jean ferma les yeux, détendit les mains et se laissa aller.
L'évanouissement recommençait.
Mais Henry le reçut dans ses bras. Tous les deux roulèrent sur le pavé. De Puiseux était dessous. Sa jambe gauche était contusionnée, mais Jean demeurait sauf.
—Comprends-tu pourquoi j'ai voulu passer le premier? dit Henry.
—Ah! sans toi…
—Veux-tu bien te taire!
Il n'y avait pas de temps à perdre. En effet, M. Jumelle n'avait point placé d'agents rue de la Sourdière. Les quatre fugitifs arrêtèrent une voiture et se firent conduire au Marais. Il fallut une demi-heure à peine pour qu'une chaise de poste fût attelée, prête à emmener les fugitifs. Jacqueline, son fils, Henry et Jean y prirent place.
Au moment où ils allaient franchir la barrière d'Orléans, de Puiseux éclata de rire.
—Qu'as-tu? demanda Jean.
—Je pense à cet idiot qui attend là-bas! dit le jeune homme.
En effet, la situation ne manquait pas de comique.
M. de Kardigân était sombre:
—Allons, console-toi, ami, dit Henry, nous allons en Vendée, nous allons remplir notre devoir… Le passé s'oublie, va, dans ces luttes de chaque heure… Tu oublieras, nous allons en Vendée pour vaincre…
—Non, dit Jean en hochant la tête, nous y allons pour mourir!…
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE
LA LUTTE
I
LE DOCTEUR LAMBQUIN
Vers la fin du mois d'avril de cette même année 1832, c'est-à-dire le 28 ou le 29, une animation inaccoutumée régnait au château de Kardigân.
Depuis quelques jours, les palefreniers passaient de longues heures à bouchonner les chevaux; les écuries étaient vides, et les dix ou douze coursiers dont les boxes excitaient l'admiration des paysans, piaffaient en plein air.
Au reste, ces paysans semblaient peu s'étonner du remue-ménage auquel ils assistaient.
Une semaine auparavant, la diligence de Rennes à Guérande avait amené un homme d'une quarantaine d'années, à la mine réjouie, lequel portait à la main une grande caisse de cuir.
Le maire de Kardigân, philippiste enragé, lui ayant demandé son nom, cet individu répondit:
—Je suis le docteur Lambquin.
Et cela, avec un bon gros rire joyeux, qui sonnait comme une crécelle.
—Et que venez-vous faire ici, monsieur Lambquin?
—Soigner les malades.
—Il n'y en a pas!
—Il pourrait y en avoir.
Cette réponse philosophique ne laissa pas de frapper beaucoup le maire de Kardigân, qui fit, en à parte, cette réflexion naturelle:
—Voilà un gaillard très-fort.
—Mais pourquoi êtes-vous venu précisément vous installer à Kardigân? répliqua le maire.
—Hum! hum!
—Vous dites?
—Je dis: «hum! hum!»
—Je ne comprends pas.
—C'est bien compréhensible, pourtant.
—Comme vous voudrez; seulement…
—Vous désireriez une autre réponse?
—En effet…
Il faut savoir, pour comprendre cet interrogatoire, que des bruits vagues couraient depuis quelque temps, annonçant une prochaine levée de boucliers.
On se racontait tout bas, sous le chaume, qu'une insurrection se préparait, insurrection bretonne, qui devait arborer, haut et ferme, le drapeau d'Henri V.
Il en résultait que chaque fonctionnaire de Louis-Philippe rêvait de se distinguer, et faisait subir un véritable examen à tous les individus qui traversaient leur commune.
Ce docteur Lambquin ayant l'intention non-seulement de traverser la commune de Kardigân, mais encore de s'y installer, le maire, naturellement, frémissait rien que d'y penser:
Il renouvela donc sa demande.
—Pourquoi êtes-vous venu vous loger à Kardigân?
—Écoutez bien, monsieur le maire: il y a un médecin à Savenay, n'est-ce pas?
—Oui.
—Il y en a un autre à Guérande?
—Comme vous le dites.
—Eh bien, moi, j'aurai la clientèle des malades des environs qui n'auront le temps d'aller ni à Guérande, ni à Savenay.
—Ah! je comprends!
—Ce n'est pas malheureux!
—Qu'est-ce que c'est que cette caisse de cuir que vous tenez à la main?
—C'est ma trousse.
—Votre trousse? bravo!
L'honnête maire n'avait jamais entendu parler d'une trousse; mais le mot lui en imposa.
Il autorisa le docteur Lambquin à séjourner à Kardigân.
Celui-ci ne se le fit pas répéter deux fois: il commença par s'installer à l'auberge et par demander à déjeuner.
Comme on lui servait du cidre, il fit la grimace et demanda du vin.
On remarqua qu'il buvait sec et dru.
Néanmoins, le bruit se répandit en quelques heures qu'un fameux médecin était arrivé tout exprès de Rennes pour soigner le canton.
Aussi, de quatre à six heures du soir, ce fut une vraie promenade. Tous les paysans défilèrent devant l'auberge.
L'un, disait-il, venait montrer sa langue.
Le docteur Lambquin regardait la langue et inscrivait sur un carnet le chiffre 1.
Le nom du second était suivi du chiffre 2, et ainsi de suite.
La paroisse de Kardigân fournit ainsi trente individus.
Après la paroisse de Kardigân, vint la paroisse de Bel-Râch: celle-là contenait vingt-deux malades.
—Trente et vingt-deux! grommela M. Lambquin. Bravo! cela fait cinquante-deux!
A cinq heures commença l'examen des malades de la paroisse de Garigny.
Elle n'en contenait que onze:
—Diable, cela baisse, murmura le docteur. Enfin cela donne encore soixante-trois.
Bref, à sept heures du soir, M. Lambquin, rien que dans l'arrondissement de Guérande, avait ausculté trois cents malades.
La consternation était peinte sur tous les visages.
—Qui aurait dit que nous étions si malades que ça! s'écriait avec terreur M. Lourson, le maire de Kardigân.
Et lui-même s'examinait avec soin.
Peut-être, sans s'en douter, avait-il en lui le germe d'une terrible indisposition. Il pria sa femme d'examiner si ses yeux n'étaient pas trop rouges, sa langue trop blanche ou son teint trop jaune.
Au reste, ce devait être la journée des événements, car on apprit à la nuit close que monsieur le marquis de Kardigân avait fait une chute de cheval et s'était cassé la jambe.
En effet, on vit bientôt, descendant le grand sentier qui mène les piétons au château, une jeune femme de trente ans environ, qui tenait par la main un petit garçon de douze ans.
Cette jeune femme était bien connue des paysans, qui l'avaient vue souvent entrer dans leurs chaumières pour leur apporter du pain, du vin ou de l'argent.
Ils la surnommaient la Pâlotte.
La Pâlotte portait le costume des paysannes riches, ce costume charmant et poétique que nos peintres ont popularisé et qu'on ne retrouve plus guère aujourd'hui qu'au bourg de Batz, depuis que le Croisic et Pornic sont devenus des plages parisiennes.
Elle était arrivée au château avec le marquis de Kardigân, cinq mois auparavant.
Elle remplissait les fonctions de gouvernante. Seulement, elle et l'intendant Aubin Ploguen mangeaient à la table du maître, et étaient des amis plutôt que des serviteurs.
En la voyant si belle et dans une position un peu fausse, les mauvaises langues avaient voulu gloser.
Or, ces mauvaises langues se réduisaient à deux: M. Lourson, le maire, et Sertaboire, l'aubergiste. En effet, Lourson et Sertaboire étaient des «libéraux». Naturellement, ils surveillaient les menées, disaient-ils, de môssieu le marquis.
Heureusement que ledit maire et ledit aubergiste étaient aussi prudents que libéraux et avaient reçu d'Aubin Ploguen un avis tellement énergique de se taire… qu'ils s'étaient tus.
Donc, ce jour-là, ou plutôt cette soirée-là, la Pâlotte descendit du château et vint demander à l'auberge le fameux médecin.
—Est-ce que quelqu'un est affligé à la maison? lui demanda un paysan.
—Oui, mon gars, M. le marquis a fait une chute de cheval et s'est cassé la jambe.
On se hâta de prévenir M. Lambquin.
Il prit sa trousse et descendit rejoindre la Pâlotte.
—Partons vite, docteur, dit la jeune femme. Cela presse.
Tous les deux traversèrent le village et s'engagèrent bientôt dans le sentier dont nous avons parlé.
Ce sentier contourne une colline sur laquelle le château est bâti, et d'où il domine la mer.
C'est un magique spectacle.
L'Océan des côtes de Bretagne, au commencement du golfe de Gascogne, a une majesté sublime.
L'oeil n'aperçoit à l'horizon que les vagues et le ciel éternellement confondus. C'est l'immensité.
La Pâlotte avait ramené son fichu bleu sur sa poitrine, car la brise était forte.
Au loin, la nuit trouée d'étoiles s'étendait sur la mer comme un large manteau brun.
Ils arrivèrent au château.
Aubin Ploguen les attendait.
—Ah! comme on vous espérait, monsieur Lambquin, dit-il.
—Bien, mon garçon, dit le docteur. Mène-moi vite auprès de ton maître.
Jean attendait M. Lambquin dans une grande salle où le souper était préparé.
Ils prirent place tous les quatre au repas du soir.
M. Lambquin semblait peu étonné de trouver debout, et se portant bien, le marquis, lequel, disait-on, venait de se casser la jambe.
Jean avait un peu vieilli depuis l'heure où nous l'avons quitté.
Des rides précoces creusaient un sillon sur son front.
Le repas fut rapide et silencieux. Jean, Aubin Ploguen et la Pâlotte étaient préoccupés.
Quant au docteur Lambquin, il se taisait, parce qu'ayant faim, il gardait toujours la bouche pleine.
—Quel chiffre, docteur? dit Jean.
—Trois cents. En aurez-vous assez?
—Nous en aurons de trop.
—Bravo! Eh bien! faites-moi voir mes malades.
Le brave médecin éclata de rire en prononçant cette plaisanterie.
On le conduisit auprès de «ses malades» qui, tous les trois cents, remplissaient une seule chambre.
Ces malades étaient tout simplement des fusils. Ce bon M. Lambquin était peut-être médecin, mais à coup sûr, et avant tout, il était armurier…
II
L'EXCURSION MYSTÉRIEUSE
Le marquis de Kardigân ne s'était pas trompé. Il y avait dans son commandement, situé dans l'arrondissement de Savenay, trois cents hommes valides. Or, les fusils étaient au nombre de quatre cent cinquante.
Car le lecteur a déjà compris que les prétendus malades qui venaient soumettre au docteur Lambquin leur langue, leur tête ou leur jambe, étaient tout simplement quelques-uns de ces héroïques enrôlés qui s'apprêtaient à recommencer la chouannerie de 1793.
Il fallait se méfier du gouvernement de Louis-Philippe, et les chefs n'avaient rien trouvé de mieux que de se servir de ce stratagème.
—Eh bien, monsieur Lambquin? dit Jean, quand il eut installé le prétendu médecin en face du tas de fusils.
—Eh bien… quoi? mon lieutenant?
—Comment trouvez-vous cette ferraille?
—Eh! eh! ce n'est pas en si mauvais état que je le craignais.
M. Lambquin était maître-armurier de la garde royale.
Après la révolution de Juillet, il avait donné sa démission; Jean de
Kardigân s'était empressé de recommander ce royaliste ardent.
C'est pour cela qu'il appelait toujours le marquis «mon lieutenant.»
—Eh bien! monsieur Lambquin, je vous laisse à votre travail. J'ai affaire ailleurs.
—Une bouteille de vin, une pipe, du tabac, une lampe et des allumettes, voilà tout ce que je vous demande!
Jean donna l'ordre qu'on obéît à M. Lambquin comme à lui-même.
Puis, quand celui-ci eut déficelé «sa trousse,» laquelle était pleine d'instruments beaucoup plus aptes à remonter des fusils qu'à couper des jambes, le marquis sortit.
Comme il le disait, il avait affaire. Trois serviteurs attendaient dans la grande cour du château, tenant par la bride des chevaux attelés à des charrettes.
Ces charrettes étaient au nombre de trois.
Aubin Ploguen et la Pâlotte—ou, pour l'appeler par son vrai nom, Jacqueline Morel,—portaient, suspendue à leur épaule, une de ces fortes lanternes sourdes qui éclairent à distance, mais ne projettent qu'un rayon lumineux très-étroit.
—Comment, vous vous êtes obstinée à venir, Jacqueline? dit Jean en voyant la jeune femme.
—Oui, monsieur.
Jacquelin montra sa figure éveillée et charmante.
Il était habillé en matelot.
—Toi aussi? s'écria Aubin Ploguen en l'apercevant.
Jacqueline allait défendre à son fils de les suivre dans l'expédition mystérieuse, quand Jacquelin saisit la main de Jean.
—Vous avez dit qu'il y aurait peut-être du danger cette nuit, monsieur, dit-il, je dois être avec vous. Et chaque fois qu'il en sera ainsi, vous permettrez que je ne vous quitte pas.
La mère jeta un regard humide à son enfant. Elle était un peu de cet avis-là, elle aussi.
Jacqueline, Aubin Ploguen et Jean étaient armés tous les trois d'un fusil de munition. La jeune femme avait ramené sa mante en sautoir autour de son corps.
—Quant à moi, monsieur, dit-elle à Jean, il a été convenu que je ne quitterais pas mon fils.
—Venez alors, mes amis, répliqua Jean en souriant tristement.
La fameuse excursion devait être dangereuse, en effet, si on mesurait le danger par les précautions prises.
—Quelle heure est-il, Aubin? demanda Jean.
—Neuf heures, maître.
—Et tu crois qu'en deux heures nous pourrons être à la crique de
Bel-Râch?
—Oh! facilement. Nous arriverons là-bas à onze heures. Deux heures de travail, peut-être trois: vous voyez que nous serons de retour pour le milieu de la nuit.
La petite troupe se glissa hors du château, afin d'inspecter le chemin vicinal qui se déroulait au bas de la colline, éclairé par une belle lune de printemps.
Puis ils rentrèrent, et les préparatifs de départ se firent.
Les serviteurs remplirent de foin une des trois charrettes; les deux autres restèrent vides. Puis Aubin, Jean et Jacqueline se placèrent sous le foin qui les recouvrit presque entièrement.
Jacquelin devait marcher à pied avec les conducteurs des chevaux.
On ouvrit la grille du château, et les trois charrettes se mirent à descendre le chemin qui conduisait au village.
Un quart d'heure après, elles suivaient la route de Savenay.
La marche fut silencieuse.
Ces hommes ne laissaient pas que d'être impressionnés malgré eux par ce qu'ils allaient faire. Et pourtant, c'étaient de fortes et énergiques natures, auxquelles il ne manquait rien pour affronter sans pâlir de mortels dangers.
Élevés dans le culte du Seigneur, ils avaient grandi sur la terre de
Kardigân où ils étaient nés. Certes, ils ne reculeraient devant rien.
Ainsi que l'avait dit Aubin Ploguen, il suffit de deux heures pour voir poindre dans le ciel le coq de fer qui surmonte la pauvre église de Bel-Râch.
Mais les charrettes, au lieu de suivre encore le chemin vicinal qui les eût fait, en droite ligne, traverser le village, entrèrent en pleins champs.
Le mugissement de la mer annonçait que ces landes sablonneuses où s'engageaient les conducteurs, aboutissaient à la côte.
Le vent était assez violent. Par instants, une forte rafale secouait la membrure de bois des voitures.
Un peu à droite s'élevait un petit bouquet de bois, accident commun sur le littoral breton.
Ce bouquet de bois ne touche pas à la mer: il en est séparé, au contraire, par un espace de trente ou quarante mètres. Les conducteurs y firent entrer les voitures.
Alors, Jean, Aubin Ploguen et Jacqueline sortirent de leur cachette.
—Le plus difficile reste à faire, dit Jean. Mes amis, vous allez demeurer ici. Jacquelin, la Pâlotte et Aubin vont m'accompagner.
—Mais, monsieur le marquis… hasarda un des paysans.
—S'il y a des coups à donner… reprit un autre.
—Rassurez-vous, il n'y aura rien aujourd'hui, je vous le promets.—Jacquelin!
L'enfant s'avança.
—Tu connais la falaise?
—Oui, monsieur.
—Eh bien; mon enfant, tu vas descendre prudemment à travers les rochers, et tu regarderas, quand tu seras en bas, où sont postés les douaniers.
Jacquelin ne se fit pas répéter cet ordre. Il descendit le petit monticule où poussait le bouquet de bois, et parvint à la cime des rochers.
Un homme se fût brisé à vouloir suivre ce chemin, impossible à tout autre qu'à un chamois.
Mais le courageux enfant n'hésita pas. Il se pendit à une anfractuosité de granit et se laissa glisser.
Arrivé sur la plage, il se coucha à plat ventre et regarda.
A droite et à gauche tout était silencieux. Pourtant, il lui sembla qu'un point noir s'agitait au bas d'une haute falaise qui surplombe entièrement la mer.
L'enfant rampa sur le sable, faisant aussi peu de bruit qu'un goëland qui rase la surface des flots.
Ce point noir était un douanier.
Jacquelin put parvenir à quelques pas de lui et le reconnaître.
Le douanier, enfermé dans un épais caban, dormait, ou semblait dormir.
Il tenait son fusil entre ses jambes.
Jacquelin se glissa derrière les rochers et regagna un autre coin de la plage.
Un second douanier veillait là.
L'enfant explora une longueur de côte d'environ deux cents mètres et y compta dix douaniers, lesquels, par conséquent, étaient placés à vingt mètres les uns des autres.
Quand il eut accompli sa mission, au lieu de regagner les rochers par lesquels il était descendu, il opéra sa montée en s'accrochant aux falaises qui s'élevaient derrière lui.
Une demi-heure après son départ, il était de retour auprès de ses compagnons.
—Eh bien? demanda vivement le marquis de Kardigân.
—Il y en a dix.
—Dix?
—Oui, monsieur.
—As-tu examiné l'horizon?
—Je n'ai rien vu.
—La mer est-elle forte?
—Assez; mais pas trop.
—Par où peut-on descendre?
—A gauche. Ce point-là n'est pas gardé. Les douaniers n'ont surveillé que la crique.
Cette réponse ne faisait pas le compte de Jean. Évidemment elle dérangeait un plan conçu.
—Quel est ton avis, Aubin? dit-il.
—Mon avis, maître, est que les oiseaux verts auront déniché la barque. Ils l'ont laissée en place, mais ils nous empêcheront de nous en servir.
—Comment faire, pourtant?
—Ne donnez pas le signal.
—Si je ne donne pas le signal, nos amis n'aborderont pas.
—Monsieur? dit Jacquelin.
—Quoi! mon enfant?
—J'ai une idée… Si je gagnais le navire à la nage?
—Tu es fou, c'est impossible…
Au même instant, Aubin Ploguen dont les yeux interrogeaient l'horizon, toucha en tressaillant le bras de son maître.
—Regardez, dit-il.
Un trois-mâts apparaissait en mer à un kilomètre de la côte.
En même temps une voix partant du bas des rochers, cria:
—Attention!
C'était la voix d'un douanier.
II
EN MER
Jean et ses amis se regardèrent.
Il ne fallait plus penser à éviter la surveillance des douaniers. Ils avaient l'éveil.
Que ferait-on?
Nous avons dit que le navire n'était pas à plus d'un kilomètre de la côte: il s'en rapprochait insensiblement.
Ce trois-mâts devait être d'un faible tonnage; puis la mer est profonde en cet endroit.
—Il suivra les instructions données, dit Jean, et tâchera de mouiller le plus près possible.
En effet, le navire faisait des bordées et gagnait insensiblement.
Évidemment les douaniers l'avaient aperçu. De temps en temps, l'un deux poussait un: Qui vive! auquel tous les autres répondaient.
—Maître, dit Aubin Ploguen, il ne faut pas penser à faire opérer le débarquement ici. Il faudrait que les matelots fussent prévenus.
—C'est impossible.
—Non, hasarda Jacquelin. Écoutez, monsieur, je nage comme un poisson.
En une heure, je puis aller…
—Tais-toi, dit Jean. Et quand même les matelots seraient prévenus, où iraient-ils?
—A l'anse d'Erqui, répondit Aubin.
—Ils n'en forceront pas l'entrée.
—S'ils ont un pilote, oui.
—Mais qui leur servira de pilote?
—Moi. L'enfant a raison. Il faut gagner le navire à la nage. J'irai avec lui.
Jacquelin jeta un cri de joie, en voyant qu'en acceptait son aide.
Jacqueline, elle, saisit son enfant par le bras, comme si elle eût voulu l'empêcher d'accomplir cet acte de témérité.
Mais elle ne prononça pas une parole.
Seulement, la pâleur de son visage, doucement éclairé par la lune, annonçait sa triste appréhension…
—Allez, mes amis, dit Jean.
Aubin Ploguen et Jacquelin disparurent dans les rochers…
L'anse d'Erqui est une espèce d'entonnoir formé par les caprices de la nature, qui s'ouvre à cinq ou six cents mètres de la crique de Bel-Râch.
Imaginez-vous un demi-cercle, extrêmement effilé à l'une de ses parties, et présentant à la mer un étroit goulet par lequel un navire a juste assez de quoi passer.
L'anse est d'une grande profondeur. Des vaisseaux à trois ponts pourraient y mouiller. Mais on ne cite pas deux navires, en cinq ans, qui osent s'y aventurer.
La passe est étroite et de plus formée par des rochers à pic contre lesquels un trois-mâts même, malgré son exiguïté, courrait le risque de se briser impitoyablement.
Les bâtiments en détresse n'osent jamais se lancer dans cette passe: car un caprice de la lame peut les faire dévier à droite ou à gauche, et une déviation d'un mètre suffit à les faire sombrer.
Aubin Ploguen savait que jamais les rochers de l'anse d'Erqui ne sont garnis de douaniers, qui considèrent comme inutile de la surveiller.
Il voulait donc aborder le navire et le diriger vers ce goulet. Il connaissait la côte et avait chance d'atterrir.
Jean et Jacqueline suivaient l'homme et l'enfant des yeux.
Mais heureusement ils les perdirent bientôt de vue: heureusement, car la lune voilée n'éclairait plus la mer, et, par conséquent, cachait aussi les nageurs à la vue des douaniers.
—A l'eau! dit Aubin, quand ils arrivèrent tous les deux sur la plage.
Jacquelin ne se fit pas répéter l'ordre, et entra résolument dans la vague.
—Diable! c'est froid, dit-il.
L'eau était froide, en effet.
La lame avançait avec force, soulevée par la brise d'ouest.
—Bon vent, dit Aubin, qui marchait encore n'ayant pas perdu pied, et soutenait son jeune compagnon par la ceinture, pour qu'il n'usât pas ses forces en nageant aussitôt.
—Bon vent! la marée monte et la brise vient de l'ouest: tout pousse à la côte.
Brave Aubin Ploguen!
Le vent était bon pour le navire, mais mauvais pour les nageurs, puisqu'ils avaient à lutter à la fois contre la brise, la lame et la marée.
Un silence se fit.
Ils nageaient vigoureusement tous les deux. Jacquelin n'avait pas exagéré ses mérites: c'était un vrai poisson.
Il fendait la vague avec une netteté et une précision étonnantes. De temps à autre une lame plus haute le couvrait entièrement, semant d'écume ses cheveux bruns.
Aubin, lui, ressemblait à un dieu marin.
—Vois-tu, petit, dit-il, j'aurais pu faire le voyage tout seul, mais j'avais besoin de toi.
—Grand merci!
—C'est mon opinion. Moi, je serai le pilote. Mais toi…
Le Breton eut la parole coupée par une vague, qui l'aveugla.
Il se secoua et ajouta;
—Nous causerons plus tard. Es-tu fatigué?
—Non.
—Va toujours!
La distance entre eux et le navire ne semblait guère diminuer. Ils demeuraient silencieux, les yeux fixés sur ce but immobile. Immobile, car le trois-mâts devait avoir jeté l'ancre, attendant un signal promis.
—Es-tu fatigué?
—Non.
—Va toujours!
Pauvre Jacquelin!
Il n'avait pas besoin d'encouragement, il allait toujours avec la même énergie.
A ce moment la brise augmenta. Les vagues commencèrent à s'enfler, à grimper à des hauteurs plus considérables.
On eût dit de vraies montagnes, montagnes noires, sombres comme des abîmes.
Et la marée, doublant sa force, par cela même, opposait aux nageurs une résistance de plus en plus périlleuse.
—Chien de temps! formula Aubin.
La fatigue glissait sur ce corps robuste. Le Breton semblait être un dieu marin impassible au milieu des lames, et se jouant des dangers.
—Le petit faiblit, pensa-t-il, en jetant un regard sur Jacquelin.
En effet, l'enfant était très-pâle. Sa figure, assombrie par la nuit, grimaçait.
—Fais la planche! dit Aubin.
Et joignant le geste au conseil, le fils de Cibot Ploguen fit tourner Jacquelin, et quand celui-ci fut couché sur le dos, se mit à le pousser comme une bouée.
Ils nageaient depuis une heure dix minutes.
La brise se changeait en grain.
De larges gouttes de pluie tombaient, et des sifflements aigus, interrompus quelquefois, ajoutaient au dramatique de cette scène.
—Ça se gâte! murmura Aubin.
Le trois-mâts s'était sensiblement rapproché. On distinguait nettement à travers la nuit sa masse brune qui sautait au milieu des vagues.
Vingt minutes s'écoulèrent encore, pendant lesquelles Aubin poussa devant lui Jacquelin, qui faisait la planche. L'enfant n'avait pas senti le froid, tant qu'il nageait; les mouvements le réchauffaient. Mais la circulation du sang était interrompue par la sorte d'inaction éprouvée.
—J'ai froid, dit-il.
—Alors, nage, petit! Seulement appuie une de tes mains sur mon dos.
—Non… j'aurais trop… froid…
—Soit!
Aubin Ploguen dut ralentir la rapidité de la nage pour ne pas laisser derrière lui Jacquelin, très-pâle, et dont la respiration sifflante annonçait l'énorme lassitude.
Ils continuèrent ainsi pendant une autre demi-heure. Il y avait deux heures qu'ils étaient partis.
Mais aussi le trois-mâts n'était plus qu'à une quarantaine d'encablures.
Pour la première fois, Aubin Ploguen eut peur que Jacquelin ne pût aller jusqu'au bout. L'enfant donnait des signes évidents d'une lassitude extrême.
Il ne disait rien, mais le pauvre petit sentait ses membres raidis par le froid et l'épuisement. Sa respiration se faisait rare. Il avait, par instants, des frissons qui le secouaient des pieds à la tête.
La vague était haute comme une maison.
Elle arrivait, lancée comme un cheval emporté qui brise le mors dans sa bouche, et, derrière elle, une autre vague plus effrayante encore.
La marée et la rafale!
Jacquelin serait englouti avant de toucher le navire.
Aubin Ploguen, toujours aussi calme, s'arrêtait de temps en temps pour soutenir son jeune compagnon.
Mais l'enfant ne voulait pas arrêter ses mouvements, car il comprenait que le froid ne tarderait pas à l'envahir.
Le Breton se souleva sur la lame, sortant à moitié son corps de l'eau:
—Ohé! du vaisseau! cria-t-il.
Mais ils étaient encore trop loin. On n'entendit pas. Aubin voulait héler une barque.
—Es-tu fatigué? dit-il.
—Non…
—Va toujours.
—Ohé! du vaisseau! appela encore Aubin Ploguen.
En dix minutes ils arriveraient. Mais dix minutes sont aussi longues qu'un siècle, en pleine mer, par une nuit de tourmente comme celle-là!
Jacquelin était enfoncé dans l'eau jusqu'aux oreilles. Aubin le soutint par la ceinture.
—Es-tu fatigué, petit?
—Non… non…
Mais en même temps qu'il répondait ainsi, Jacquelin jeta un cri et disparut.
La ceinture s'était brisée, et, entraîné par la lame, le pauvre enfant épuisé venait de disparaître dans les profondeurs de l'Océan…
IV
LE DÉBARQUEMENT
Aubin Ploguen poussa un cri sourd, mais il n'était pas de ceux qui se lamentent; il était de ceux qui agissent.
Il plongea.
Jacquelin revint à la surface.
Le Breton saisit l'enfant par les cheveux et le hissa sur ses puissantes épaules.
—Ohé! du vaisseau! cria-t-il pour la troisième fois.
Il y a en mer, par les temps de tourmente, des accalmies soudaines. On dirait que la rafale s'arrête pour respirer et reprendre des forces.
Ce fut pendant un de ces silences de l'Océan qu'Aubin jeta son appel désespéré.
Aussitôt une lumière s'agita à bord du trois-mâts et une voix cria:
—Qui va là?
—Ami! dit Aubin.
—Un canot à la mer! ordonna la même voix qui venait de se faire entendre.
Le commandement fut exécuté en quelques minutes. Un canot glissa le long des flancs du navire, ainsi qu'un oiseau blanc qui s'abat sur les vagues.
Puis une échelle de corde pendit du sabord. Trois matelots descendirent et la barque s'avança vers l'homme qui nageait et l'enfant évanoui.
Il était temps: non pour Aubin Ploguen, dont la force herculéenne était de taille à supporter de plus rudes fatigues, mais pour Jacquelin qui avait besoin de repos, et surtout de secours.
En quelques minutes ils arrivèrent dans les eaux du trois-mâts, et l'échelle de corde les hissait tous les cinq à bord.
Un homme, enveloppé d'un manteau et la tête couverte d'un chapeau de toile goudronnée, causait avec le capitaine.
Il se retourna en voyant les nouveaux venus et laissa échapper un geste de surprise:
—Aubin et Jacquelin! dit-il.
C'était Henry de Puiseux.
—Vite! vite! ranimez l'enfant! dit le Breton.
Ce ne fut pas long.
Il n'était qu'étourdi par la fatigue et la force des lames.
—Capitaine, deux mots, je vous prie, continua Aubin Ploguen; et vous, monsieur de Puiseux, ayez la bonté de m'entendre.
—Parlez, mon brave Breton; seulement je dois vous prévenir que le capitaine n'entend pas le français. Mais ne vous en inquiétez pas; c'est moi qui suis le vrai chef à bord.
—Bon! alors, cela ira mieux.
Aubin expliqua à Henry la situation. Il ne fallait pas songer à débarquer où il avait été convenu.
Seulement, en voulant pénétrer dans l'anse d'Erqui, le trois-mâts courait risque de se briser.
—Peu importe!
—Que dira le capitaine?
—L'Espérance n'est pas à lui: elle est à nous. Donc… tu comprends,
Aubin?
Aubin comprenait si bien qu'il alla s'emparer du gouvernail, et se mit à commander la manoeuvre.
—Ah çà, tu es donc aussi marin? demanda Henry.
—Nous autres, les paysans de la côte, monsieur Henry, nous sommes un peu amphibies…
—Virez de bord! cria Aubin.
L'Espérance s'inclina gracieuse et légère comme une hirondelle, et s'avança vers la côte.
Le capitaine causait tout bas avec de Puiseux, en anglais, ou plutôt écoutait le jeune homme qui parlait.
Lui, les yeux fixés sur la côte, contemplait impassiblement le résultat de la manoeuvre. Ce pilote arrivé à l'improviste ne laissait pas que de le surprendre.
En réalité, il ne comprenait pas encore.
Il croyait naïvement qu'Aubin Ploguen, connaissant la profondeur des eaux, voulait rapprocher davantage l'Espérance. Jamais il ne lui serait venu à l'idée qu'un homme sain d'esprit eût voulu faire entrer un trois-mâts dans l'étroit goulet de l'anse d'Erqui.
Pourtant il fallut bientôt se rendre à l'évidence. L'Espérance marchait droit au goulet. C'était de la folie!
Il toucha le bras d'Henry:
—You see?
—Yes[5].
—Ah!
—Va, Aubin, cria le jeune homme.
—Toutes voiles dehors! ordonna le Breton.
Les matelots sont trop habitués à l'obéissance passive pour hésiter dans l'exécution d'un commandement.
Mais, eux aussi, crurent que leur nouveau pilote était fou.
Mettre toutes voiles dehors quand on est à cinq cents mètres de la côte, et qu'on marche vers des brisants, poussé par cette double hélice du vent et de la marée!
Les voiles se tendirent rapidement.
L'Espérance s'arrêta court, comme un cheval qui se cabre, plia sur elle-même, et s'élança avec une rapidité effrayante.
Cela dura à peine cinq minutes.
Le capitaine s'attendait si bien à voir le navire s'entr'ouvrir qu'il ordonna aux matelots de se tenir prêts à se jeter à la mer. L'Espérance n'était plus qu'à cinquante mètres de la passe. Le capitaine toucha de nouveau le bras de de Puiseux.
—The end[6]! murmura-t-il.
Henry ne répondit pas.
L'Espérance fila comme une flèche, et traversa le goulet sans effleurer même le rocher.
C'était merveilleux à voir.
Dès lors le débarquement était facile.
Jean de Kardigân et la Pâlotte avaient assisté de loin à ce drame.
Leur coeur battit à rompre quand ils aperçurent l'Espérance se diriger droit vers l'anse d'Erqui.
Tout était sauvé!
La barque jeta sur le sable Henry de Puiseux qui tomba dans les bras de son ami.
—Tu ne m'attendais pas, hein?
—D'où viens-tu? qu'apportes-tu?
—D'où je viens? d'Angleterre. Ce que j'apporte?… on est en train de le débarquer, tiens! Mais d'abord prends connaissance de cette lettre.
Les deux jeunes gens s'assirent derrière un rocher, pendant que les matelots débarquaient de grandes caisses.
—Aubin, la lanterne! dit Jean.
Le Breton projeta sur son maître la clarté de sa lanterne sourde, pendant que Jean décachetait un grand papier scellé de cire bleue.
Ce papier contenait la lettre suivante, écrite à l'encre ordinaire, et une feuille de papier blanc.
La lettre écrite à l'encre ordinaire était ainsi conçue:
«Jean-Nu-Pieds, 2 2 1 2 Je serai ut Voltgu à la fin oo kpnt. Grlvussu, Gpnient 2 11 1 2 22 3 1 2 1 et O'Losngrlnr sont prévenus. Roniuor apporte et rpoovu 3 1 2 us eui glvspogrui. Quinze gllqti sont commandés en 13 1 1 1 1 33 Lteeusuvvuu. Je débarquerai à Nlviuneeu.
M.-C. R.»
Les mots importants étaient écrits, on le voit, d'après une clef commune.
Cette clef, nous la connaissons, car Jean l'avait communiquée aux royalistes à Paris.
C'était la phrase:
Le gouvernement provisoire,
substituée aux vingt-quatre lettres de l'alphabet.
Voici comment.
On écrivait ainsi:
L e g o u v e r n e m e n t p r o v i s o i r e,
en un seul mot de vingt-quatre lettres. Puis, en dessous, on plaçait l'alphabet réel, ce qui donnait ceci:
+++++++++++++++++++++++++
L|e|g|o|u|v|e|r|n|e|m|e
A|B|C|D|E|F|G|H|I|J|K|L
+++++++++++++++++++++++++
n|t|p|r|o|v|i|s|o|i|r|e
M|N|O|P|Q|R|S|T|U|V|X|Y
+++++++++++++++++++++++++
C'est-à-dire que l signifiait A, e, B, et ainsi de suite.
Seulement on numérotait les lettres répétées.
Par exemple ces deux mots: le gouvernement provisoire, renfermant quatre fois la lettre e et trois fois la lettre o, alors on écrit la première e naturellement, mais la seconde porte le chiffre 1, la troisième le chiffre 2, et toujours de même.
Ainsi, l'alphabet réel est celui-ci:
+++++++++++++++++++++++++++++
| 1| 1|
A — L|G — e|M — n|S — i
| | |
B — e|H — r|N — t|T — s
| | | 2
C — g|I — n|O — p|U — o
| 2| 1| 1
D — o|J — e|P — r|V — i
| | 1| 2
E — u|K — m|Q — o|X — r
| 3| 2| 4
F — v|L — e|R — v|Y — e
+++++++++++++++++++++++++++++
Jean traduisit bien vite la lettre indéchiffrable pour d'autres que pour les initiés.
Elle venait de S. A. R. Mme la duchesse de Berry:
A monsieur le marquis de Kardigân.
Je serai en France à la fin du mois. Charette, Coislin et d'Autichamp sont prévenus. Puiseux apporte la poudre et les cartouches. Quinze canons sont commandés en Angleterre. Je débarquerai à Marseille.
Signé: MARIE-CAROLINE, régente.
Nous avons souligné les mots importants dans la traduction comme dans l'original.
On voit que toutes les précautions étaient bien prises.
A supposer que cette dépêche fût tombée entre les mains de la police de
Louis-Philippe, la police n'y comprendrait rien.
Restait la feuille de papier blanc.
Jean la serra précieusement.
—Ne la lis que dans ta chambre, celle-là! lui souffla de Puiseux à l'oreille.
Jean répondit à son ami par une énergique pression de main.
Tous les deux se levèrent pour examiner le débarquement.
Il s'avançait rapidement.
Vingt ou trente caisses couvraient déjà la plage hors de l'atteinte de l'eau.
—Les charrettes, maintenant! dit Jean. Et pendant que l'ordre s'exécutait:
—A propos, dit Henry, tu sais que je reste avec toi; nous irons à la bataille ensemble!
V
LES DÉPÊCHES
Le retour s'effectua rapidement et tranquillement.
Les douaniers n'avaient rien vu. Comment eussent-ils pu croire que l'anse d'Erqui ouvrirait un abri miraculeux aux contrebandiers?
Jean et Henry se tenaient par le bras et causaient. M. de Kardigân avait bien des choses à apprendre, et de Puiseux bien des choses à raconter.
Les deux amis étaient séparés depuis de longs mois. Chacun d'eux avait fait de son côté son devoir.
—Mais nous ce nous quitterons plus maintenant, disait Henry. Je vais demeurer à Kardigân jusqu'au commencement de la fête. Mon brave Jean, je tirerai mon premier coup de fusil avec toi!
Pas un mot ne fut échangé entre eux sur les événements antérieurs.
Jean voulait oublier, et Henry n'avait garde de le faire se souvenir.
Quand ils entrèrent au château, M. Lambquin fumait sa pipe sur le perron, les deux mains enfoncées dans ses poches.
Il vint à leur rencontre:
—Bonjour, mon lieutenant, dit-il.
Henry et M. Lambquin se saluèrent.
Jean fit la présentation.
Le maître armurier guignait de l'oeil les grandes charrettes couvertes de foin.
—Hum! hum! dit-il. M'est avis qu'il ne faudrait pas mettre ce foin-là dans l'auge des chevaux.
Henry éclata de rire.
—Vous savez donc?…
—Je ne sais pas, mais je me doute. Diable! voilà qui est clair. Vous apportez là-dedans de quoi donner à manger à mes malades.
Ce fut au tour de M. Lambquin d'éclater de rire.
Jean expliqua à son ami de quelle manière le maître armurier s'y était pris pour dérouter la curiosité dangereuse de M. Lourson, le maire, et de M. Sertaboire, ces farouches libéraux!
Cependant, Jean avait hâte de terminer la lecture des dépêches.
Dans l'enveloppe qui contenait la lettre cryptographe, on sait que le marquis avait trouvé une feuille de papier blanc. Il monta dans son cabinet avec Henry, et plaça cette feuille sur une plaque de cuivre.
Puis il prit dans son coffre-fort un petit flacon contenant une liqueur brune. C'était un acide.
Il fit courir l'acide sur la feuille de papier blanc.
Aussitôt elle se couvrit de caractères écrits à l'encre noire.
Il lut:
«Vous devez être maintenant bien établie dans votre bonne et jolie petite ville d'Aix. J'ai appris avec grand plaisir que les eaux passaient bien et que vous étiez déjà mieux. Soyez donc exacte à suivre votre régime. Nous serons si heureux d'apprendre votre entier rétablissement.
J'espère que dans votre première vous me donnerez des détails sur cette santé qui m'est si chère et sur l'emploi de votre temps. Pour moi, ma chère amie, mes occupations sont toujours les mêmes. À mon âge, on vit d'habitude et de souvenir.
Je ne vous écris pas longuement. Vous savez combien cela me fatigue. Et d'ailleurs, par le temps qu'il fait, il est bon d'être réservée en toutes choses: ce qui ne m'empêchera pas de vous renouveler l'assurance de mes meilleurs sentiments d'amitié chaque fois que j'en aurai l'occasion.
Vous devinez cette lettre à demi-mots. Si elle n'est pas plus compréhensible, c'est que je tiens à ne pas être découverte. Je vous embrasse.
Veuve RENAUD.»
Lorsque Jean avait vu apparaître l'encre sympathique sur le papier, il avait cru naïvement qu'il allait trouver ou des instructions ou des recommandations dans ces lignes cachées.
Et il se tenait en face d'une lettre incompréhensible.
Henry et lui restaient aussi penauds, quand tout à coup Puiseux se mit à rire:
—Ah! j'y suis, parbleu!
—Quoi?
—Mon cher, les lettres à l'encre sympathique, c'est un moyen usé.
—Après?
—Madame la duchesse de Berry a imaginé la double lettre.
—Bravo! s'écria Jean. Je comprends.
—Oui, mais comment la faire ressortir?
—Attends!
Le marquis réfléchit un instant, puis il reprit:
—Je devine tout, cher ami, dit-il. Madame a écrit à l'encre sympathique la première lettre, celle que nous venons de lire. Si ce papier avait été surpris par la police, sois bien sûr que la police aurait eu la même idée que nous, et l'aurait soumise à l'opération d'un acide. Seulement, fais attention à ceci; tous les acides peuvent arriver au même résultat. Celui qui est contenu dans ce flacon a été composé avec soin, et il nous a été ordonné à tous de n'user que de celui-là pour déchiffrer les caractères: pour moi, c'est qu'il devait avoir évidemment une double action: l'une sur la lettre fausse, l'autre sur la lettre réelle. Sans quoi quelques gouttes d'un acide commun, du vinaigre ou de l'acide sulfurique par exemple, auraient suffi. Donc, il y a encore sur cette feuille de papier quelque chose à déchiffrer.
—C'est clair.
—Madame a écrit la première missive avec une encre soumise à l'action immédiate de notre acide; la seconde, avec une encre soumise seulement à l'action de ce même acide après une contre-épreuve.
—Laquelle?
—Je crois la deviner. Son Altesse a compté sur notre intelligence.
—Grand merci!
—Fais bien attention à cette phrase.
Jean reprit le papier et lut:
«J'ai appris avec plaisir que les eaux passaient bien…»
—Je comprends!
Ce ne fut pas long.
Jean versa dans une terrine un peu d'eau et trempa la lettre dans cette eau.
Aussitôt des lignes bleues se tracèrent sous les lignes noires:
Voici ce que présentait dès lors la feuille de papier:
Vous devez être maintenant bien établie dans votre Tout est décidé. Je serai à Marseille le 28, ou si je bonne et jolie ville d'Aix. J'ai appris avec plaisir que les subis un retard, dans la nuit du 28 au 29 avril. Mon cher eaux passaient bien, et que vous étiez déjà mieux. Soyez marquis, je compte sur vous pour que l'armement des hommes donc exacte à suivre votre régime. Nous serons si heureux de votre commandement soit terminé à cette époque. Je tiens d'apprendre votre entier rétablissement. J'espère que à ce que le signal du combat soit donné du 5 au 15 mai. dans votre première vous me donnerez des détails, sur C'est l'époque où les paysans sont libres et par conséquent cette santé qui m'est si chère, et sur l'emploi de votre ont fini leurs semailles. Notre ami de Puiseux vous remettra temps. Pour moi, ma chère amie, mes occupations cette dépêche. Agissez sans retard. Envoyez immédiatement sont toujours les mêmes. À mon âge, on vit d'habitude trois mille livres de poudre à Clisson, sur les quinze et de souvenir. Je ne vous écris pas longuement. _mille que vous aura apportées l'_Espérance. Le bruit a Vous savez combien cela me fatigue. Et d'ailleurs, par couru que je ne viendrais pas. C'est un mensonge de mes le temps qu'il fait, il est bon d'être réservée en toutes ennemis. Je descends à Marseille pour surveiller le mouvement choses: ce qui ne m'empêchera pas de vous renouveler du Midi. Mais je n'y compte pas. Soyez le 4 mai l'assurance de mes meilleurs sentiments d'amitié chaque dans les bois de Machecoul avec vos hommes. Dieu nous fois que j'en aurai l'occasion. Vous devinez cette lettre à garde et nous protège. Nous sommes entre ses mains. demi-mots. Si elle n'est pas plus compréhensible, c'est que je tiens à ne pas être découverte.
Je vous embrasse, Le 4 mai!
Veuve Renaud. Marie-Caroline, Régente.
Les lignes bleues sont écrites en italiques. Le lecteur peut donc se faire immédiatement une idée de la disposition typographique de cette lettre.
Les deux jeunes gens se regardaient interdits.
—Quoi! Madame est en France!
—Oui, répondit gravement Henry.
—Le 4 mai! murmura le marquis. Le 4 mai! C'est donc ce jour-là que nous lèverons le drapeau d'Henri V!
—Combien faut-il de temps pour aller d'ici au bois de Machecoul?
—Vingt-quatre heures en se cachant et en ne marchant que la nuit par des chemins détournés.
Au moment où Jean faisait cette réponse, la grosse cloche du portail sonnait.
Cela annonçait un arrivant.
—Qu'est-ce que cela? demanda Jean inquiet.
La réponse ne tarda pas à lui venir.
Aubin Ploguen vint frapper à la porte de la chambre:
—Entre! cria Jean.
—Maître, dit-il, un petit paysan blessé, accompagné de Leneguy, un de nos soldats de Savenay, arrive et demande l'hospitalité.
—Tu connais Leneguy?
—Oui, maître.
—Un homme sûr?
—Un ancien chouan.
—Eh bien, donne-leur un lit à chacun et fais-les souper…
VI
PINSON
En effet, quelques instants auparavant, Leneguy, accompagné d'un jeune paysan, s'était présenté au château.
Il savait que ceux qui ont faim et n'ont pas d'abri trouvent toujours une place au foyer des Kardigân.
D'ailleurs, bien qu'on fût en pleine nuit, des lumières brillaient aux fenêtres du château.
Aubin Ploguen redescendit et fit entrer les deux Bretons dans la haute et vaste cuisine. Il alluma dans l'âtre un feu de sarments pétillant et joyeux.
Puis il mit sur la table des plats de viande et de légumes et un fort pichet de cidre.
—Prenez et mangez, mes gars, dit-il. Après, je vous conduirai dans vos chambres.
Si Aubin Ploguen avait été un observateur, il eût remarqué que le petit compagnon de Leneguy avait les mains bien fines pour un paysan.
—Comment s'appelle ce petit gars, monsieur Leneguy? demanda-t-il.
Celui-ci regarda le fils de Cibot Ploguen d'un air naïf.
—Quoi! tu ne le reconnais pas?
—Non.
—C'est le dernier du vieux Gouësnon, mon camarade à la chouannerie sous
Charette.
—Le fils de Gouësnon?
—Oui.
—Quel âge as-tu, l'enfant?
—Seize ans.
La voix de l'enfant était douce et harmonieuse comme un chant d'oiseau.
—Et comment t'appelles-tu?
—Pinson.
—Tu chantes donc?
—Oui… je chante… dit Pinson en rougissant…
Aubin le regardait.
Pinson avait une charmante figure, et gentille comme une figure de femme.
—Eh bien! veux-tu me chanter une chanson du pays, petit?
Pinson repoussa du doigt son verre de cidre encore plein, et commença:
Mon ami vient de s'en aller…
J'en ai le coeur tout en peine.
Vint un gars sous le grand chêne,
Qui voulut me consoler;
Mais je lui dis: «Celui que j'aime,
Beau gars, ce n'est pas toi!…
Hélas il est bien loin de moi,
Celui que j'aime!»
Je ne peux pas me consoler,
Mon ami vient de s'en aller!
Pinson chanta cette naïve plainte d'une voix tellement émue, qu'Aubin
Ploguen se sentit tout troublé.
—Eh quoi! tu pleures, mon petit gars? dit-il en voyant des larmes couler sur le visage de l'enfant.
—Oh! ce n'est rien, monsieur Aubin.
—Monsieur Aubin? Tu connais donc mon nom?
Pinson restait un peu interdit. Ce fut Leneguy qui repartit vivement:
—S'il te connaît, mon Aubin? Par la croix d'Auray, en voilà une demande! Est-ce que je ne lui ai pas souvent parlé de toi?
—Il est étrange, cet enfant, pensa le Breton.
Le paysan avait fini son souper.
—Allons, allez dormir, dit-il.
Leneguy et Pinson traversèrent l'aile droite du château qui conduisait à la chambre du paysan et à celle de l'enfant.
Pour y arriver, il fallait passer devant le cabinet où causaient Henry et Jean.
Au moment même où ils frôlaient la porte de ce cabinet, Jean parlait.
Pinson chancela en entendant la voix du marquis.
Il fut obligé de s'accrocher au bras de Leneguy pour ne pas tomber.
—Hum! hum! grommela Aubin.
Mais il ne dit rien encore, car il se réservait de causer avec Leneguy.
En effet, quand Pinson fut entré dans sa chambre, Aubin pénétra dans celle du paysan.
—Tu as quelque chose à me conter, mon Aubin? demanda celui-ci.
—Oui, l'ami.
—Parle.
Leneguy s'accroupit sur le carreau et alluma sa pipe.
—D'où viens-tu, maintenant?
—De Savenay.
—Et tu allais?
—Ici.
—Ah! et pourquoi?
—Pour savoir le jour de la prise d'armes. Les gars s'impatientent, vois-tu. Il est temps de commencer.
—Pourquoi n'es-tu pas venu seul?
—Comment, seul?
—Oui… Pinson… ce petit qui t'accompagne…
Leneguy frappa à petits coups le fourneau de sa pipe contre son soulier pour en faire tomber la cendre.
—Est-ce que tu te méfierais de moi? demanda-t-il tranquillement.
—Si je me méfie de toi?
—Oui.
—Un vieux chouan, c'est impossible!
—Alors dis-moi un peu, mon Aubin, pourquoi tu m'interroges avec autant de soin.
Ce fut au tour d'Aubin Ploguen d'être embarrassé.
—C'est le petit qui t'étonne, pas vrai?
—Oui.
—Je vais t'expliquer la chose. Tu connais le vieux Gouësnon, bien sûr, et tu le respectes comme tous ceux de ces côtés-ci. Eh bien, le vieux Gouësnon a douze enfants forts comme des taureaux. Celui-là, qui est le treizième, a été élevé à Guérande, à la pension… Une folie de sa mère, quoi! qui voulait en faire un savant, un curé. Il n'était déjà pas bien fort; ça l'a séché encore plus. Alors le vieux Gouësnon a voulu qu'il fût du mouvement.—Puisqu'on se bat, a-t-il dit, le petit se battra. Seulement, je vais l'envoyer au seigneur, en le priant de le prendre auprès de lui, où le service sera moins dur qu'avec nous autres. Voilà sa lettre, tiens.
—Pardonne-moi, mon bon Leneguy, mais j'en ai tant vu, tant vu à Paris, que je me méfiais du petit…
—Il n'a donc pas l'air franc?
—Oh! si.
—Eh bien, moi, Leneguy, qui en ai tué deux cent sept, de ces bleus, et de ma main, je garantis que mon Pinson est aussi brave qu'il est franc et doux.
Une voix chanta dans la chambre voisine:
Mais je lui dis: «Celui que j'aime…
Beau gars, ce n'est pas toi!
Hélas! il est bien loin de moi,
Celui que j'aime!»
—Ce n'est pas une voix d'homme, ça!
—Une voix de femme peut-être!
—Tiens, je déraisonne.
—Ma foi, oui…
—Bonne nuit, mon Leneguy…
Les deux paysans se serrèrent la main, il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient vus.
* * * * *
Pinson ne s'était pas couché.
A peine entré dans sa chambre, il avait ôté son chapeau-béret, et enlevé la perruque blonde qui encadrait son visage. Une profusion de cheveux bruns se déroulèrent…
Elle se mit à rêver un instant; puis lentement elle marcha vers la fenêtre et l'ouvrit.
Le vent s'était calmé à l'approche du matin. La nuit brillait calme et limpide. Les étoiles brillantes trouaient le ciel, et un blanc rayon de lune argentait la cime des grands arbres.
Au loin pleurait la mer. Son lent et éternel gémissement arrivait à la jeune fille accompagné d'un chant de rossignol.
Fernande était accoudée, et contemplait cet immense repos de la nature:
—Je suis donc près de lui, murmura-t-elle.
Près de lui! Ah! je m'étais juré de ne pas le suivre, de ne pas mêler encore ma vie à la sienne. Mais j'ai été lâche… je ne pouvais pas!… Je serais morte!
Elle se tut, regardant passer les nuées blanches qui tachaient un moment le bleu mat du ciel.
—Il est là! O mon Dieu! pourquoi ne m'avez-vous pas prêté la force d'oublier? Pourquoi m'avez-vous imposé le combat, si vous ne deviez pas en même temps me donner l'énergie?
J'ai essayé de lutter… mais je suis retombée, vaincue.
Il est là, près de moi!… Il pense à moi, et ne sait pas que je respire le même air que lui, que mes yeux voient le même horizon que les siens, que je souffre à côté de sa souffrance! Sa pensée va me chercher bien loin, et je suis là!
Il ne m'était pas permis de vivre avec lui; mais avec lui, du moins, je pourrai mourir!…
Elle se tut encore, et reprit, chantant:
Mon ami vient de s'en aller,
J'en ai le coeur tout en peine:
Vint un gars sous le grand chêne,
Qui voulut me consoler.
Mais je lui dis: «Celui que j'aime,
Beau gars, ce n'est pas toi…
Hélas! il est bien loin de moi,
Celui que j'aime!»
Je ne peux pas me consoler.
Mon ami vient de s'en aller!
Fernande avait été élevée en Bretagne, nous le savons.
Gouësnon et Leneguy, ces deux vieux chouans, l'adoraient et avaient consenti avec joie à la pieuse ruse de la jeune fille. Elle leur avait tout conté, à ces braves coeurs loyaux.
Elle avait quitté son père, et était venue. La lutte était trop rude pour elle. Elle aimait!
Fernande referma la fenêtre, et se coucha.
Quand le sommeil la prit, elle murmurait encore les deux derniers vers de sa chanson:
Je ne peux pas me consoler:
Mon ami vient de s'en aller…
VII
LE COMMENCEMENT
Laissons la Bretagne, et descendons vers le Midi de la France.
Traversons Tours, Vendôme et Orléans, si nous passons par Paris;—Toulouse, Agen et Montpellier, si nous passons par Bordeaux, et arrivons à Marseille.
Dans la nuit du 28 au 29 avril,—pendant cette même nuit où l'Espérance jetait vingt mille livres de poudre sur les côtes bretonnes,—une émotion profonde semblait s'être emparée de la vieille Phocée.
Le préfet des Bouches-du-Rhône était prévenu.
Il savait qu'une insurrection légitimiste se préparait, et il avait mis sur pied les deux régiments de ligne, l'escadron de gendarmerie et les agents de police.
On ne précisait rien, mais on sentait vaguement que les royalistes allaient jouer une importante partie.
De huit heures à dix heures du soir, un calme complet régna dans la cité. On eût dit que Marseille s'apprêtait à s'endormir comme d'habitude, accroupie dans la Méditerranée.
Tout à coup, à onze heures, dix hommes du peuple, ou paraissant tels, arrivèrent devant l'église Saint-Laurent.
Ces hommes portaient leur fusil en bandoulière: à la ceinture était attachée une poudrière pleine de cartouches.
Celui qui paraissait être le chef s'avança de quelques pas sur ses camarades et frappa à la porte de l'église.
Le sacristain parut.
Il voulut s'enfuir, en se trouvant seul, à une pareille heure, en face d'un inconnu armé.
Mais celui-ci le retint par le bras.
—Mon ami, dit-il, je suis M. Pierre Prémontré, sujet de Sa Majesté le roi de France Henri, cinquième du nom. Je vous prie de me donner les clefs du clocher.
Le sacristain détacha, en tremblant, les clefs qui pendaient à son côté et les mit entre les mains de M. Prémontré.
Le jeune homme fit un signe.
Un de ses soldats déplia un drapeau blanc enfermé dans un étui de goudron:
—Trois hommes, dit le chef.
Trois soldats sortirent du rang.
—Vous allez rester devant le portail, continua Pierre, le fusil chargé. Si vous voyez une ou deux, ou plusieurs personnes se diriger du côté de l'église, vous crierez deux fois: au large! Si on n'obéit pas à la seconde injonction, feu immédiatement.
—Et si c'est une troupe de soldats?
—Vous vous ferez tuer!
—Bien.
Prémontré trouvait tout naturel de donner cet ordre, et ses hommes trouvaient tout aussi naturel de l'exécuter sans réplique.
Ah! ce fut une grande époque!
—Quant à vous, mes enfants, dit Pierre à trois autres de ses compagnons, vous allez faire votre besogne, pendant que nous quatre allons faire la nôtre.
Les deux petites troupes entrèrent dans l'église. L'une monta sur le sommet de l'édifice, et, arrivée sur la plate-forme, planta le drapeau blanc, qui se déroula lentement et majestueusement au souffle frais de la nuit.
Prémontré et ses amis, pendant ce temps-là, grimpaient l'escalier en colimaçon qui conduit au clocher.
Au moment où minuit commença de sonner:
—Attention! cria Pierre.
Chacun de ces cinq hommes tenait par le battant une des cloches de Saint-Laurent. Quand le son lugubre des douze coups s'éteignit, le chef fit un signe…
Le tocsin commença.
Qui n'a été souvent impressionné par cet appel déchirant du tocsin éclatant soudainement au milieu de la nuit? Les cloches semblent gémir et sangloter. Elles sont comme des voix d'en haut apportant à l'âme humaine des pensées tristes et pieuses.
Cependant, à travers la ville, le bruit se répandait que le signal de l'insurrection était sonné.
En effet, un quart d'heure à peine après le commencement du tocsin, un rassemblement d'hommes armés traversa le coeur de la cité. Ce rassemblement portait un drapeau blanc et criait: «Vive Henri V!»
Le préfet et le général de division, après une longue et importante conférence, avaient décidé de laisser l'insurrection éclater, et de ne pas l'étouffer en germe.
Ils y gagnaient de connaître le nom des agitateurs, s'ils étaient vainqueurs. Si, au contraire, ils étaient vaincus, ils pouvaient se targuer, auprès du nouveau pouvoir, d'une sorte de complicité tacite.
Tous les deux ayant trahi Charles X pour Louis-Philippe Ier, étaient prêts à trahir Louis-Philippe Ier pour Henri V. C'était mathématique.
La préfecture de police avait expédié de Paris un de ses agents supérieurs. Ne disait-on pas, en effet, que madame la duchesse de Berry devait opérer, cette nuit-là même, son débarquement sur les côtes de Marseille?
Or, cet agent supérieur, nous le connaissons, c'est notre ami M.
Jumelle.
M. Jumelle n'a pas changé pendant les quelques mois où nous l'avons perdu de vue.
Il a toujours cette finesse de jugement, ce flair de chien courant qui ne l'a trompé qu'une fois: dans l'affaire de la rue du Petit-Pas.
Tel qu'un bon bourgeois qui se promène après un plantureux souper, l'honnête M. Jumelle, enveloppé d'une douillette de soie puce, passe en souriant, ses lunettes sur son nez, à travers les rassemblements les plus tumultueux. De temps en temps, il imite les insurgés qui le coudoient et pousse un formidable: Vive Henri V!
Un jeune homme remarquait depuis quelques instants ce doux et inoffensif promeneur.
Il s'approcha de M. Jumelle et lui tendit la main.
—Je vois que vous êtes des nôtres, monsieur, lui dit-il.
—En effet, monsieur, riposta l'agent de police.
Et il pensait tout bas:
«Ce sera bien le diable si ce gaillard-là ne m'apprend pas quelque chose qu'il sera bon de savoir.»
—Seulement, permettez-moi une simple question, continua l'agent de police. Moi, voyez-vous, je suis un bon vieillard, bien calme et bien doux. Je ne m'attendais nullement à ce qui se passe. Je dormais ma nuit quand j'ai entendu crier: Vive Henri V! Aussitôt, ce cri, cher à mon coeur, m'a arraché au sommeil, et je suis venu me mêler à vous, à vous, mes braves amis!
En disant ces mots, M. Jumelle, dont les yeux versaient des larmes de joie, tendit les deux mains au jeune homme qui les serra avec non moins d'émotion.
—A bas Louis-Philippe! cria un groupe d'hommes qui passaient.
—A bas Louis-Philippe! répéta M. Jumelle avec conviction.
—Vive Henri V! ajouta le même groupe.
—Vive Henri V! ajouta également le sous-chef de la police politique.
—Vous savez que c'est pour cette nuit? dit tout bas le jeune homme.
—Parbleu!
—Ah! vous étiez prévenu?
M. Jumelle se gratta le derrière de la tête, ce qui était son signe habituel quand il était embarrassé..
—Prévenu… heu! heu!.. prévenu… non pas officiellement… mais.., heu! heu!… vous savez, officieusement.
—Parbleu!
—Alors…
—Alors?…
—Heu! heu!… je m'attendais au reste… seulement… je connaissais l'arrivée de…
—De…?
—… C'est cela!… mais j'ignore encore le point de débarquement…
En causant ainsi, le jeune homme et M. Jumelle étaient arrivés sur le port.
—Venez! dit celui-ci.
Les choses tournaient si bien pour le sous-chef de la police politique, qu'il avait changé son signe. Au lien de se gratter le derrière de la tête, il se frottait obstinément le bout du nez. Signe de joie, celui-là!
En passant devant l'esplanade de la Tourette, le jeune homme montra à M.
Jumelle une masse de monde qui regardait du côté de la mer.
—Ils attendent! répéta consciencieusement M. Jumelle, Et ils regardent! ajouta-t-il.
—Oui, mais ils regardent… quoi? Le savez-vous?
—Heu! heu!
—Tenez!… apercevez-vous au loin ce navire?…
—Attendez donc!…
M. Jumelle se fit une longue-vue de ses deux mains, et aperçut au loin, en effet, un petit navire à vapeur qui tirait des bordées.
Quand je dis aperçut, je devrais dire qu'il distingua les feux rouges et verts du vaisseau, attendu qu'à travers la nuit, il était impossible de rien préciser.
—Eh bien! continua le jeune homme, ce navire s'appelle le Carlo-Alberto.
—Beau nom.
—Et il a à son bord madame la duchesse de Berry et le maréchal de
Bourmont…
M. Jumelle ne se le fit pas dire deux fois.
—Ah! il faut que je monte aussi sur l'esplanade. Adieu, mon jeune ami.
Et il disparut tout courant, se dirigeant non vers l'esplanade, mais vers la préfecture.
Le jeune homme le suivit des yeux quelques instants et murmura:
—Monsieur Jumelle, vous êtes un imbécile!
VIII
MADAME
Le jeune homme, qui n'était autre que Maurice de Carlepont, ce royaliste entrevu par nous dans l'assemblée de la rue du Petit-Pas, avait en effet joué ce pauvre M. Jumelle.
De Carlepont et ses amis connaissaient la présence à Marseille du sous-chef de la police politique.
C'était un danger pour leurs projets. En conséquence, ils avaient résolu de détourner l'attention de l'agent.
On a vu que Maurice de Carlepont avait réussi.
Mais que se passait-il à bord du Carlo-Alberto?
La mer est grosse. Les lames balayent le pont du navire et le jettent par instant de côté, comme un cheval effrayé qui ferait des bonds de terreur.
A l'arrière, une jeune femme, enveloppée d'un de ces manteaux qu'on nommait des tartans, se tient debout, la main placée sur un cordage, qui l'aide à résister au roulis.
C'est S. A. R. madame la duchesse de Berry, mère du roi Henri V et régente de France.
Dès le mois de juin 1831 elle avait quitté l'Angleterre, accompagnée de la petite cour qui lui était restée fidèle. Arrivée en Hollande, elle ne s'y arrêta que pour y prendre quelques jours de repos.
En août, et au commencement de septembre, elle est à Francfort et à
Mayence, où elle règle les pensions de la liste civile.
Vers la fin de ce même mois de septembre, elle traverse la Suisse, entre dans le Piémont, et enfin s'installe, sous le nom de comtesse de Sagana à Sestri. Sestri est une petite ville située dans les États du roi Charles-Albert, à douze lieues de Gênes.
Quelques mots d'histoire sont ici nécessaires pour faire comprendre aux lecteurs par quelles routes semées d'épines passait cette héroïque princesse, qui rentrait en France, armée de son droit, forte de son courage.
Madame, en arrivant à Sestri, n'avait déguisé que son nom.
Le dimanche, elle se rendait à l'église, située à un quart de kilomètre de son château, à pied, et entourée de curieux. Tous voulaient voir cette fille, cette femme et cette mère de rois, qui devait errer de ville en ville, de pays en pays.
Il y a une majesté plus grande que celle du trône: la majesté du malheur!
Or, Madame sortait la tête presque nue, et couverte seulement d'une dentelle. Le bruit ne tarda donc pas à se répandre de sa présence à Sestri.
M. de Cases, consul de France à Gênes, en fut informé, comme les autres, par la rumeur publique; mais il n'avait pas le droit de se plaindre. Il était tout naturel que le roi de Sardaigne offrît un asile à la belle-fille de Charles X.
Seulement, la situation se compliqua. Comme Madame préparait de longue main le double soulèvement de la Bretagne et du Midi, elle était en correspondance quotidienne avec les chefs royalistes de ces provinces.
De la correspondance, on en vint à la conférence.
Si bien, qu'un beau jour, Gênes se trouva peuplée de Français voyageant sous des noms d'emprunt étrangers.
Celui-ci était, sur son passe-port, Russe, et faisait viser ses papiers au consulat de Russie; celui-là était Anglais, et rendait chaque jour de fréquentes visites au consulat anglais.
Par conséquent, ils échappaient tous à l'action de M. de Cases, qui enrageait.
Le consul de France avisa son gouvernement de ce qui se passait et lui demanda des ordres.
Aussitôt une lettre partit des Tuileries, adressée au cabinet sarde, se plaignant de l'asile offert par Charles-Albert à une conspiration tramée contre Louis-Philippe[7].
Charles-Albert écrivit alors à Madame une lettre expliquant le système politique adopté par les étrangers à l'égard de la France. C'était une invitation polie, mais réelle, d'avoir à quitter le pays sarde.
Madame était faite au malheur. Pourtant, elle ressentit un coup pénible de cette déloyauté, de ce manque de générosité d'un prince de la maison de Savoie.
C'était même une ingratitude, car ce même roi Charles-Albert avait reçu jadis à la cour de France une hospitalité qu'il n'eût pas dû oublier.
Elle partit; mais, avant de quitter Sestri, elle dit un de ces mots profonds qui la vengeaient:
—Décidément, la noblesse des rois s'en va!—Mon aïeul a fait bâtir des palais, mon grand-père des maisons, mon père des bicoques et mon frère des nids à rats. Dieu aidant, mon fils rebâtira des palais!
Elle traversa Gênes et Modène, puis gagna Rome.
Elle partit de Massa, vers le milieu du mois d'avril 1832, et s'embarqua sur le Carlo-Alberto. Le 26, elle fit relâche à Gênes et, le surlendemain, elle était en vue de Marseille.
Il avait été convenu qu'un signal avertirait la princesse du moment précis où elle devait opérer son débarquement.
Ce signal était une fusée rouge qui devait être lancée à quelque distance du phare de Planier.
En même temps que M. Pierre Prémontré mettait en branle le tocsin de l'église Saint-Laurent, on lançait la fusée.
Quand nous montons à bord du Carlo-Alberto, Madame et son escorte avaient vu la fusée et attendaient qu'une barque préparée à cet effet vînt les chercher.
La nuit était noire et la mer soulevée, nous le savons.
Il fallut à la barque deux heures pour lutter contre les vagues, et toucher au navire.
Après de grandes difficultés, Madame put descendre du Carlo-Alberto dans l'esquif; il fallut encore deux heures pour atterrir.
Une cabane de pêcheurs servit d'asile cette nuit-là à celle qui avait vu l'Europe, la France et Paris à ses pieds.
Quand elle se trouva dans cette masure, fouettée par le vent de la mer, seule, en face de sa destinée, en face de ce royaume qu'elle venait reconquérir, elle dut réfléchir longuement sur le néant des choses humaines.
Marie-Thérèse, vaincue et fuyant, sa fille entre les bras, dut penser ainsi, avant qu'elle entendît ses fidèles Maggyars s'écrier en la saluant:
—Moriamur pro rege nostro, Marià Theresà.
Madame ne put dormir.
Comment aurait-elle trouvé le sommeil quand, à deux lieues de là à peine, se jouait le commencement de cette redoutable partie?
A sept heures du matin, elle apprenait que le mouvement de Marseille avait échoué.
Ce fut pour son Altesse Royale une violente douleur.
Le mouvement de Marseille échoué, il fallait renoncer à toute espérance de soulever Lyon et Toulouse.
Mais si elle était profondément affligée de ce premier échec, Madame n'était pas découragée. Ainsi qu'elle l'avait écrit au marquis de Kardigân, elle comptait peu sur le Midi. Pour elle, toute la foi royaliste, cette foi qui ne se contente pas d'espérer, mais qui agit, s'était réfugiée en Bretagne.
Il semble que ces landes arides soient, en ce siècle, le dernier refuge des sentiments chevaleresques d'autrefois. Bertrand Duguesclin est né en Bretagne. Charette était digne d'y voir le jour; il y est mort.
Aussitôt deux partis bien opposés se formèrent autour de la princesse.
L'un était pour la retraite. Il engageait Madame à remonter à bord du Carlo-Alberto et à regagner Massa.
L'autre était pour la lutte, puisque aussi bien elle était commencée.
—Ecoutez, mes amis, dit la duchesse après avoir réfléchi, reculer maintenant ne serait pas seulement une faiblesse, mais une lâcheté.
Quelques-uns de mes serviteurs se sont compromis pour moi; ils ont risqué leur vie, leur liberté, pour avoir eu confiance dans ma parole royale. Cette parole ne leur fera pas défaut. Une princesse de Bourbon ne ment pas. Je suis en France: j'y reste.
M. de B…lh tenta vainement de prouver à Madame qu'elle devait partir.
Toute la froide raison du conseiller s'émoussa contre cette phrase:
—J'ai promis à mes soldats de me battre avec eux!
L'important était de quitter au plus vite la masure.
Évidemment, l'autorité devait être prévenue de la présence de Madame, et ne tarderait pas à la faire arrêter.
Elle s'enveloppa de nouveau de son tartan, et la petite escorte entoura la princesse qui partit à pied, pendant que M. de B…lh allait à la recherche d'une voiture.
Sur la route, pas le moindre tricorne de gendarme; tricorne menaçant, c'est-à-dire, car ceux qui rencontraient le cabriolet de la princesse saluaient avec respect.
Madame ne laissait pas que d'être intriguée.
Comment se faisait-il qu'on ne la surveillât pas davantage?
Elle en eut bientôt l'explication.
Au moment de quitter l'étroit chemin pour gagner la route de Marseille à Toulouse, les fugitifs arrivèrent sur le flanc d'une petite colline dominant la mer. Madame aperçut de loin le Carlo-Alberto qui fuyait à toute vapeur en prenant chasse devant une frégate de la marine:
—Ah! je comprends tout! dit-elle en riant.