Jean-nu-pieds, Vol. 1: chronique de 1832
VI
LES RESSOURCES D'AUBIN PLOGUEN
Ainsi que l'avait voulu M. Jumelle, le poste de la place du Panthéon s'était empressé d'envoyer une compagnie de soldats.
Restait à accomplir la besogne.
Le sous-chef de la police politique n'était pas embarrassé.
Il fit cerner la maison par ses agents, se mit lui-même à la tête des soldats, côte à côte avec le sous-lieutenant qui les commandait, et il frappa à la porte de la maison, comme il avait entendu frapper ceux qui y étaient entrés.
Peut-être un malin eût-il réussi, mais pour tromper Aubin Ploguen qui veillait, il fallait être plus que malin.
Pourtant le Breton, au lieu d'aller prévenir immédiatement les conspirateurs, fit une chose qui, pour un moment, étonnera le lecteur.
Il alla purement et simplement éveiller le concierge et lui dit:
—On frappe à la porte. Allez donc voir ce que c'est.
En effet, à l'instant même où Aubin Ploguen prononçait ces paroles, une voix retentissante criait de la rue:
—Au nom du roi, ouvrez!
Cet ordre eut pour effet immédiat de faire jeter à bas de son lit le concierge qui, très-probablement, aurait continué son sommeil.
Quant à Aubin, il traversa la cour, et alla prévenir les conspirateurs de ce qui se passait.
Pourquoi Aubin Ploguen avait-il ainsi fait ouvrir la porte?
Il avait ses raisons, nous allons les connaître.
Les soldats, précédés de M. Jumelle, se précipitèrent dans la cour.
—Fouillez partout, criait celui-ci.
Une lumière brillait à travers les vitres de la chambre où Jean et ses amis étaient réunis.
—Ce ne peut être que là, pensa-t-il.
—Cette chambre a-t-elle plusieurs issues? demanda-t-il au concierge.
—Non, monsieur.
—Très-bien. Alors, pour en sortir, il faut passer par cette porte?
—Oui, monsieur.
Cette réponse était tellement satisfaisante que M. Jumelle se frotta le nez avec joie.
—Eh! mordienne, je les tiens, dit-il.
—Enfoncez! ordonna le sous-chef de la police politique.
Ce fut l'affaire de deux ou trois coups de crosse. La porte vermoulue tenait mal sur ses ais peu solides et s'éventra.
M. Jumelle voyait toujours briller la lumière derrière les rideaux.
Il entendait même ce murmure confus de plusieurs voix qui parlent bas.
—Enfoncez la seconde porte! ordonna-t-il encore.
L'ordre fut exécuté aussi rapidement.
M. Jumelle se jeta en avant, mais il demeura stupéfait en se trouvant en face d'un grand gaillard couché dans un lit, appuyé sur son coude, et qui regardait d'un air stupéfait.
—Est-ce que la maison brûle? demanda le grand gaillard avec un rire niais.
M. Jumelle entra dans une colère bleue.
—Ah çà! on se moque de moi, ici!
Le concierge s'avança.
—Vous cherchez quelqu'un, monsieur?
—Où sont les hommes qui étaient dans cette chambre tout à l'heure?
Le concierge et l'homme couché se regardèrent: l'un hébété, l'autre surpris.
—Quels hommes?
—Les ennemis de la société que je dois livrer à la vindicte de la loi!
M. Jumelle avait pour principe d'effrayer toujours ceux qu'il arrêtait.
De cette façon, prétendait-il, on peut toujours leur arracher des aveux.
Aussi lança-t-il la phrase ronflante qu'on vient de lire, à peu près sûr de l'effet qu'il allait obtenir.
Le concierge se mit à trembler. Mais le dormeur se fâcha.
—Vindicte de la loi? Est-ce que je la connais, cette vindicte? Vous allez me faire le plaisir de me laisser tranquille, d'abord!
La colère de M. Jumelle se changea en rage.
—Fouillez toute la maison! s'écria-t-il. Mais, avant, attachez-moi les deux mains de cet imbécile-là.
Quand le lecteur saura que cet imbécile-là était Aubin Ploguen, et qu'il se laissa faire tranquillement, il comprendra que le Breton devait avoir ses raisons pour agir ainsi.
Cependant le premier ordre de M. Jumelle s'exécuta.
On fouilla les six étages de la maison du haut en bas, sans trouver le moindre personnage suspect.
Le sous-chef de la police politique comprenait qu'il était joué: mais comment, et par qui?
Il réfléchit que, s'il voulait savoir quelque chose, il devait commencer par calmer sa fureur.
—Où diable ont-ils pu passer? murmurait-il dans son désespoir.
Évidemment il y avait là un mystère.
Si encore il n'avait pas entendu un bruit de voix résonner quelques instants auparavant dans la chambre, il aurait pu croire que personne autre que le «gaillard» n'y était.
—Comment vous appelez-vous? demanda-t-il à Aubin Ploguen, en tirant de sa poche un carnet où il s'apprêtait à écrire les réponses de l'inculpé.
—Nicolas Ferréol.
—Depuis quand habitez-vous ici?
—Depuis six semaines.
—Est-ce vrai? demanda-t-il au concierge.
—Oui, monsieur, c'est vrai.
—A quelle heure êtes-vous rentré ce soir?
—A dix heures.
En effet, Aubin Ploguen n'était pas sorti.
Il attendait les arrivants.
Ces réponses achevèrent de troubler les idées de M. Jumelle.
—Mon garçon, reprit-il, en regardant le prétendu Nicolas Ferréol bien en face, et dans les deux yeux, je vous engage à me dire toute la vérité.
—Quelle vérité? demanda Aubin Ploguen, en donnant à son visage le degré de niaiserie désirable.
—Où sont les hommes qui étaient dans votre chambre?
—Quels hommes?
Le sous-chef de la police politique était mille fois trop intelligent pour se laisser prendre au piège.
Il comprit que quelque part devait se trouver une cachette quelconque, et que si lui, Jumelle, s'obstinait à interroger, Nicolas Ferréol, de son côté, s'obstinerait à ne pas répondre.
—Lieutenant, dit-il à l'officier, vous allez confier ce gaillard à cinq de vos hommes, qui vont me le conduire au poste. Puis, je vous prierai de faire demander par un caporal celui de mes agents qui s'appelle Trébuchet.
Aubin Ploguen ne tenta même pas de résister. Il était couché tout habillé, circonstance remarquée par M. Jumelle, mais que celui-ci n'avait eu garde de souligner. Le Breton sortit de la chambre, les mains toujours attachées et escorté par cinq soldats.
M. Jumelle fit évacuer la pièce par ceux qui s'y trouvaient, et resta seul.
—Voyons, se dit-il, on ne me prend pas sans vert, moi; je suis sûr de mon fait. Le sieur Henry de Puiseux nous a été signalé comme ayant, au bal de l'Opéra de cette nuit, un rendez-vous politique. Je vois que le rapport avait raison. Jacqueline ne s'était pas trompée. Elle l'a suivi de sa demeure à l'Opéra, donc…
Il laissa tomber sa tête dans ses mains, et se gratta obstinément le derrière de l'oreille.
—Ils étaient tous les dix dans cette pièce. Dans dix minutes je saurai où est la cache. Il joue bien son rôle, ce grand coquin que j'ai empoigné! Mais on ne trompe pas le père Jumelle comme un oiseau!
Voilà évidemment ce qui s'est passé. Ce Nicolas Ferréol a loué cette chambre, il y a six semaines, pour son maître.
Cette chambre doit faire partie de celles que les carbonari choisissaient sous la Restauration pour s'y réunir.
Quelque part, à droite ou à gauche, il y a une trappe, et, dès qu'ils ont été surpris, en veux-tu, en voila! ils ont pris leur volée…
Le monologue de M. Jumelle fut interrompu par l'arrivée de Trébuchet.
—Vous m'avez fait demander, monsieur? dit de sa voix mielleuse le gredin.
—As-tu tes instruments, Trébuchet?
—Toujours, monsieur Jumelle.
—Sonde-moi ces murailles-là! Je t'ai fait appeler de préférence à la
Licorne…
—Vous êtes trop bon.
—Non, je ne suis pas bon. Je t'ai fait appeler de préférence à la Licorne parce que tu as eu autrefois des peines de coeur… au tribunal de Niort, à propos de… de quoi donc, Trébuchet?
—De serrures, monsieur Jumelle.
—De serrures, c'est cela. Eh bien! voilà ton affaire. Cherche, mon ami!
Trébuchet se mit à la besogne.
Il prit dans sa poche un petit marteau plat, et se mit à frapper à légers coups, tous les coins de la muraille.
M. Jumelle le regardait.
Et, tout en le regardant, il continuait ses réflexions.
—N'importe, ils ont eu beau s'enfuir, je connais maintenant tous les fils de la petite affaire. Demain, je fais arrêter le sieur de Puiseux, et avec lui et ce Nicolas Ferréol, il faudra bien que j'arrive à un bon résultat.
Il s'interrompit pour dire:
—Trouves-tu, Trébuchet?
—Ça vient, monsieur Jumelle.
L'agent s'était collé ventre à terre, et il frappait avec son marteau contre la muraille, au ras du sol.
S'il y avait une porte secrète, cette porte était évidemment dans la muraille. Or, quand il frapperait sur son extrémité, le son rendu ne serait plus plein comme le son rendu par le mur, mais bien sonore.
Tout à coup, Trébuchet s'arrêta dans ses investigations. Il frappait énergiquement à un endroit où la maçonnerie semblait légèrement déprimée.
—J'ai trouvé, monsieur Jumelle!
Celui-ci allait courir au mur et l'examiner à son tour, quand quatre ou cinq coups de fusil retentirent au dehors à travers le silence de la nuit…
VII
LA PORTE SECRÈTE
M. Jumelle ne tarda pas à avoir l'explication, triste pour lui, de ces coups de fusil qui venaient d'éclater.
Un agent se précipita dans la chambre en s'écriant:
—Monsieur, le prisonnier s'est échappé.
—Tirez dessus.
—C'est ce qu'on a fait.
Décidément, M. Jumelle jouait de malheur. Il est vrai qu'il ne connaissait pas la force prodigieuse d'Aubin Ploguen.
Non content de lui faire attacher les mains, il aurait encore trouvé moyen de lui faire lier les pieds et la tête.
Aubin Ploguen était un homme plein de ressources.
Il s'était laissé lier les mains tranquillement; il s'était laissé arrêter sans résistance, sachant bien que, dès que cela lui plairait, il pourrait recouvrer sa liberté.
Seulement, pour s'enfuir, il lui fallait l'espace.
Quand il arriva dans la rue, la neige avait un peu calmé son intensité première.
Les cinq hommes commencèrent par le faire asseoir sur le trottoir, pour qu'ils eussent le moyen de charger leurs fusils.
Il faisait froid; les mains gelées par la neige tremblaient.
Cela dura dix bonnes minutes.
Au bout de dix minutes, ils prirent le prisonnier par les épaules, et l'entraînèrent dans la direction du poste du Panthéon.
Aubin Ploguen ne bronchait pas.
On eût juré qu'il en était à sa vingtième arrestation.
Seulement, pour souffler dans ses doigts, sans doute, il portait de temps à autre ses mains liées à ses lèvres, mais en réalité, tout doucement, il coupait avec ses dents les cordes qui liaient ses mains.
Un soldat le tenait par l'épaule droite, pendant qu'un autre soldat le tenait par l'épaule gauche.
Ces braves lignards! ils n'y voyaient pas malice! Puis, au surplus, la précaution qu'ils avaient eue de charger leurs fusils sous les yeux même de leur prisonnier devait les rassurer sur toute tentative de fuite.
Bientôt, au coin de la rue d'Ulm et de l'impasse Porniquet, Aubin Ploguen s'arrêta tout à coup et se planta au beau milieu du chemin, aspirant l'air à pleines narines, comme s'il eût voulu prendre le vent.
Un peu à gauche s'ouvrait la rue du Cerf, démolie aujourd'hui, mais qui, à cette époque, gagnait le quartier Mouffetard, en traversant le haut du boulevard Saint-Jacques.
—Allons, en avant, l'ami! dit un des soldats en voulant entraîner
Aubin.
Celui-ci eut un sourire de pitié.
Il se contenta de se secouer tout doucement; mais la secousse ne fut pas si douce qu'il l'aurait probablement voulu, car les deux soldats qui le tenaient roulèrent dans la neige en poussant un formidable juron.
Avant que les trois autres eussent eu le temps de revenir de leur surprise, Aubin Ploguen avait pris sa course.
Avez-vous vu courir les cerfs, dans les halliers, quand un chasseur les surprend? J'estime qu'ils sont moins rapides que le serviteur des Kardigân.
Deux coups de fusil, puis deux autres, puis un dernier, furent tirés par les soldats; mais aucun n'atteignit le fugitif. Quant à le rattraper, c'était impossible, il était déjà trop loin.
M. Jumelle écouta ce récit d'un air tellement comique, que Henry de Puiseux et Jean de Kardigân lui-même n'auraient pu s'empêcher de rire s'ils avaient contemplé en ce moment la figure de M. le sous-chef de la police politique.
—Diable! diable! grommelait-il.
Plus que jamais il se grattait l'oreille avec fureur.
Heureusement, Trébuchet lui gardait une consolation toute prête.
—J'ai trouvé, monsieur Jumelle, répéta-t-il d'un air triomphant.
M. Jumelle sauta sur ses pieds et courut à la muraille.
On distinguait très-bien une petite rainure, étroite comme un fil, qui glissait dans le mur, depuis le parquet jusqu'à une hauteur d'homme environ.
—Passe-moi un ciseau! fit-il.
Trébuchet obéit.
Alors M. Jumelle introduisit le ciseau dans la rainure, et en suivit toute la longueur. Il sentit bientôt une résistance.
—Le marteau, maintenant.
Docile, Trébuchet obéit encore.
M. Jumelle donna un coup sec, mais bien appliqué, au ciseau, qui brisa cette résistance, et la porte s'ouvrit.
—J'en étais sûr, dit-il.
Le lieutenant regardait d'un air satisfait.
—Eh! eh! la manivelle était adroite; mais le père Jumelle ne se laisse pas engluer! Voyons, il y a une demi-heure à peine qu'ils sont partis, donc on peut encore, sinon les arrêter, au moins retrouver leurs traces!…
Le lecteur comprend maintenant ce qui s'était passé.
M. Jumelle ne s'était pas trompé un seul instant. La chambre avait été, jadis, un lieu de réunion pour les carbonari, qui conspiraient.
Comme toutes celles où se tenaient leurs assemblées, elle donnait sur un couloir creusé à même des fondations de la maison, sous lesquelles s'étendaient les catacombes.
Jean de Kardigân l'avait louée en conséquence. Aubin Ploguen y demeura pendant le voyage du jeune homme à Ludworth.
Derrière la porte secrète, il avait placé un lit.
Quand les soldats entrèrent dans la cour, il se hâta de faire jouer le ressort qui ouvrait cette porte, et il transporta le lit dans la chambre.
Les chaises furent en partie cachées, et tous les assistants purent s'enfuir.
Lui, se glissa entre les draps, mais il n'eut pas le temps de se déshabiller.
Il ne s'était pas enfui avec les autres, pour la même raison qui lui avait fait ouvrir l'entrée de la maison. Il espérait détourner les soupçons de la police, et garder le secret de l'issue cachée, qui pouvait être si utile, plus tard.
—Allons, Trébuchet, entrons là-dedans!
L'agent semblait peu disposé à obéir, cette fois; mais M. Jumelle le rassura, en priant l'officier de faire éclairer la marche par un peloton de soldats qui porteraient des torches.
La petite troupe entra.
Le couloir conduisait au milieu des fondations des maisons voisines, par une pente très-douce.
Là, quelques marches de pierre descendaient dans les catacombes.
Quel chemin avaient suivi les fugitifs?
M. Jumelle était trop habile pour ne pas savoir qu'en pareille occurrence, on prend autant que possible la ligne droite. Au reste, la route était toute tracée.
Elle suivait une ligne un peu courbe, cependant, mais où ne donnaient que des impasses perdues.
Ils longèrent cette route pendant une heure environ.
Arrivés à une sorte de clairière, ils demeuraient un peu déconcertés, quand un des soldats ramassa dans l'avenue de gauche un mouchoir tombé au milieu.
Ce mouchoir portait un V et un S, brodés au coin.
Il appartenait à l'infortuné M. Saincaize, qui laissait, dans sa terreur, une trace vengeresse derrière lui!
Ce qui prouve, une fois de plus, qu'il n'arrive jamais rien aux gens courageux, tandis que les lâches sont toujours victimes.
Un second trajet de trente minutes conduisit la petite troupe à l'une des issues des catacombes, dans la plaine de Montrouge.
M. Jumelle fit soulever par les soldats la grille de fer qui obstruait le passage, et ils se trouvèrent bientôt tous en pleine lumière.
Car le jour s'était levé, à mesure que la tourmente de neige décroissait.
M. Jumelle espéra un moment que les pas des fugitifs resteraient marqués sur la neige; mais ceux-ci avaient eu soin de les entrecroiser tellement, qu'on ne pouvait les suivre.
Au reste, il était à peu près certain que, tous, ils avaient dû rentrer dans Paris, mais par des chemins différents.
M. Jumelle fit garder les deux issues, et, laissant là son escorte, s'achemina vers Paris qui s'éveillait au loin.
A mesure qu'il marchait, ses réflexions se condensaient, prenaient corps, et lui montraient clairement tout ce qui avait dû avoir lieu.
Il se hâtait, car il voulait faire son rapport à M. Gisquet, le préfet de police, et discuter avec lui les moyens d'arrêter Henry de Puiseux, par lequel on pouvait arriver peut-être à connaître une partie de la vérité.
Cependant, à mesure qu'il traversait dans toute sa longueur la vaste plaine de Montrouge, la solitude se faisait moins grande. A droite et à gauche, passaient des maraîchers se rendant à Paris ou en revenant.
Il arriva bientôt devant un petit cabaret de bas étage.
Alors son instinct de policier s'éveilla. Il eut l'idée de demander des renseignements aux gens qui tenaient ce cabaret. En s'approchant, il vit un certain nombre de gens qui encombraient la petite salle du cabaret.
Il se mêla à ces groupes, demanda un verre d'eau-de-vie.
—C'est bien, ce qu'il a fait là, disait l'un.
—Ma foi, oui. Le pauvre petit courait risque, sans ce brave monsieur, de crever là comme un chien abandonné.
—Je l'ai vu, lui, dit tout haut une femme, pendant qu'il cherchait à réchauffer l'enfant. Il avait un bel habit noir, et du linge comme en a l'épouse de notre maire de Gentilly.
A ces mots, M. Jumelle dressa l'oreille.
—D'où pouvait-il venir, par ce temps-là, et à cette heure de nuit?
—Je vais vous le dire, ajouta un autre tout bas. J'arrivais d'Arcueil et j'ai vu une bande d'hommes qui portaient des catacombes…
—Eh! eh! grommela M. Jumelle.
—Au reste, nous saurons qui c'est, car Gervais l'a accompagné à Paris.
M. Jumelle se leva:
—Mes bons amis, dit-il, vous allez me donner immédiatement le signalement de celui dont vous parlez, ou je vous arrête, au nom du roi!…
VIII
L'ENFANT DANS LA NEIGE
C'était Jean de Kardigân qui avait recueilli l'enfant.
Voici ce qui s'était passé:
En sortant des catacombes, les serviteurs du Roi déchu se séparèrent.
Ils comprenaient qu'ils ne devaient pas rentrer à Paris ensemble.
Jean, lui, traversa la plaine de Montrouge, à peu près au même endroit que M. Jumelle devait choisir quelques instants plus tard.
Le jeune homme, enveloppé dans un ample et chaud manteau, marchait rapidement. Il réfléchissait à ce qui s'était dit dans la réunion royaliste.
—Tous les partis sont les mêmes, pensait-il. Ils répugnent à la force. Ils se plaisent aux paroles oiseuses, aux discours inutiles. Monck a-t-il discuté avec Lambert pour rétablir Charles II sur le trône d'Angleterre? Charles X, lui-même, a-t-il hésité, quand il a fallu rendre à Ferdinand VII sa couronne, que venaient de lui prendre les Cortès d'Espagne?
Jean de Kardigân était un chaud partisan de cette insurrection de Vendée qui devait éclater six mois plus tard.
Mais il sentait combien il serait difficile d'obtenir du comité de Paris une décision prompte. Malgré leur génie, les deux personnages qui conduisaient ce comité, Chateaubriand et Berryer, étaient des hommes de parole plutôt que des hommes d'action.
Pour l'instant, le danger, selon Jean, était double. Il fallait convaincre le grand orateur et le grand écrivain: et il ne se dissimulait pas que ce serait difficile. Ensuite, il fallait échapper à l'étroite surveillance de la police.
Le marquis ne s'inquiétait même pas du sort d'Aubin Ploguen, qu'il laissait aux mains de ses ennemis.
Le Breton et lui étaient convenus, longtemps à l'avance, de ce qu'ils feraient en pareil cas.
Quand Aubin Ploguen avait loué, dans la maison de la rue du Petit-Pas, la chambre que nous connaissons, il l'avait fait, nous le savons, en prévision de l'avenir.
—Si la police arrive pendant une de nos réunions, monsieur le marquis, vous et vos amis n'aurez qu'à ouvrir la porte secrète.
—Mais toi?
—Moi, je resterai.
—On t'arrêtera.
—Je le sais bien. Mais rassurez-vous, je m'échapperai bien vite.
Puisque Aubin Ploguen avait promis de s'échapper, Jean était tranquille: il tiendrait parole.
A deux cents mètres environ du cabaret dont nous venons de parler dans le précédent chapitre, Jean s'arrêta pour s'orienter.
La neige ne tombait plus.
Mais un fin brouillard et la demi-obscurité qui précède en hiver le lever du soleil, empêchaient de voir briller à l'horizon les lumières des faubourgs.
M. de Kardigân jetait à droite et à gauche des regards indécis, quand il heurta du pied un obstacle placé en travers de son chemin.
Il prit d'abord cet obstacle pour une pierre énorme; mais sa forme bizarre attira son attention.
Il se baissa:
—Ah! mon Dieu! murmura-t-il.
C'était un enfant d'une douzaine d'années environ, qui gisait, enfoui dans la neige, et auquel le froid et la glace avaient fait perdre connaissance.
Le pauvre petit, bleui par la souffrance, était tombé, sans doute, en traversant cette immense plaine de Montrouge. Les forces lui avaient manqué pour se relever. Puis, peu à peu, la neige couvrant son corps, il était resté enfermé dans ce linceul.
Le marquis écarta de sa main la neige amoncelée sur le corps de l'enfant, et appuya l'oreille sur sa poitrine pour savoir s'il respirait encore.
Pas un souffle ne sortait de ses lèvres serrées.
Les yeux étaient fermés, comme si l'éternel sommeil berçait déjà dans ses bras patients ce pauvre être inanimé.
Jean se sentait profondément ému.
Les êtres forts sont toujours des êtres bons, car la méchanceté n'est qu'une perpétuelle irritation de la faiblesse.
Le lecteur se rappelle la plainte jetée par ce noble gentilhomme sur ceux qui souffraient, victimes de la misère et du froid.
Une immense pitié envahit son coeur.
Comment ce malheureux être se trouvait-il ainsi, seul et abandonné, livré à tant de souffrances et à tant d'angoisses!
Il se représentait l'enfant, pliant sous cette triple et impitoyable étreinte de la faim, de la fatigue et de la neige.
Un poëte oriental, à qui on a parlé comme d'un jeu de la nature de cette neige inconnue dans son climat brûlant, s'écrie:
«—Oh! que ces baisers blancs et glacés doivent faire couler la glace mortelle dans le sang et jusqu'au coeur!…»
Qu'aurait dit Jean de Kardigân s'il avait su que la vie de ce malheureux se trouvait liée d'une étrange façon à la sienne? Il n'écouta que sa pitié, que sa charité.
Voyant qu'il tenterait vainement de rappeler un peu de chaleur à ses membres gelés, il serra l'enfant dans ses bras, et l'enveloppa dans son manteau; puis il chercha des yeux une maison où il pût trouver les premiers secours.
Il aperçut alors le cabaret isolé, et s'y dirigea à grands pas.
Les ouvriers qui y prenaient des forces pour le travail de la matinée, bien que ce fût un dimanche, se levèrent tous en voyant cet homme élégant, qui accourait avec ce malheureux enfant dans ses bras.
—Ah! mon Dieu! est-ce qu'il est mort? s'écria l'un d'eux, en se penchant.
—J'espère que non, répliqua Jean.
—Où l'avez-vous trouvé, monsieur?
—Étendu au milieu de la plaine, et ayant déjà un demi-pied de neige sur le corps.
—Vite, vite! un grand feu! faites chauffer un bol d'eau-de-vie, reprit
Jean.
Un regard lui avait appris qu'il se trouvait chez des gens pauvres.
Il tira sa bourse et y prit deux louis qu'il mit sur la table.
—Tenez, madame, voici pour vous indemniser, dit-il.
L'hôtelière repoussa les deux louis, bien que, certes, elle ne dût pas être fort habituée à en voir souvent.
—Ce n'est pas la peine, monsieur, répondit doucement cette femme.
—Vous êtes bonne, continua le marquis, mais je suis riche et vous êtes pauvre. Il ne serait pas juste que vous dépensiez quelque chose.
Le feu flambait.
On y avait jeté une grande brassée de sarments, qui produisirent cette joyeuse flamme bien claire qui égaye et réchauffe.
Dès que la température de la pièce basse du cabaret fut assez élevée, Jean, aidé d'un des ouvriers, déshabilla entièrement l'enfant et le frotta avec l'eau-de-vie tiède.
Un léger tressaillement vint annoncer bientôt qu'il vivait encore.
On le rapprocha de la flamme salutaire. Alors il fut sensible que le sang circulait avec plus de régularité; le pouls devint perceptible; enfin il ouvrit les yeux.
Mais il les referma aussitôt, comme si la douleur passée le tenait encore.
Enfin, au bout de vingt minutes, l'enfant était revenu à lui.
—Pauvre petit! murmura Jean de Kardigân en le regardant, ému: il ne sera pas dit que je t'aurai arraché à la mort pour laisser ta vie dans la misère!
Il tira une seconde fois deux louis de sa bourse et dit à l'hôtelière:
—Madame, avez-vous des vêtements?
—Oui, monsieur.
—Eh bien, je vous en achète pour couvrir cet enfant. Donnez-moi une veste, un pantalon et une bonne couverture.
La toilette du pauvre petit ne fut pas longue. Complètement revenu à lui, il ne se rendait pas encore entièrement compte du miracle auquel il devait la vie, et jetait autour de lui des regards étonnés.
Le jour s'était levé: ce jour gris, sale, qui couvre à peine d'une teinte triste le toit des maisons ou la cime des arbres dépouillés.
L'enfant, bien enveloppé dans une épaisse et chaude couverture, fut repris par Jean.
—Merci, mes amis, dit-il, je l'emmène.
—Ah! vous êtes un bon b…! s'écria l'un des ouvriers.
Cette phrase fit sourire le marquis.
Il tendit la main à l'ouvrier.
—Vous avez raison, l'ami, je suis un bon b…, répondit-il.
—Tenez, monsieur, c'est dans mon opinion de vous rendre service. Donnez-moi le paquet, je vais le porter jusqu'à la barrière. Vous trouverez des voitures.
—C'est une idée, ça, dit l'hôtelier. Pars avec le monsieur, Gervais.
Gervais prit l'enfant, et tous les trois sortirent. Le petit, «le paquet,» comme l'appelait le brave ouvrier, était retombé dans un sommeil hébété.
La route n'était plus longue.
En un quart d'heure, l'ouvrier et le marquis voyaient apparaître les premières maisons de la chaussée du Maine.
Une place de citadines se trouvait là; Jean en prit une et y monta avec l'enfant. Il voulut donner de l'argent à Gervais pour le remercier de l'avoir aidé:
—Allons donc, monsieur, répondit-il, vous n'y pensez pas! Je ne me fais payer que mon travail, moi. J'aime mieux que vous me donniez la main comme tout à l'heure!
—Je vous demande pardon, l'ami…
—Oh! il n'y a pas de quoi, monsieur!
Le gentilhomme et l'ouvrier se serrèrent la main; puis la citadine partit, entraînant le marquis de Kardigân vers Paris, pendant que Gervais regagnait la plaine de Montrouge.
Quand il arriva au cabaret, un spectacle étrange frappa ses yeux.
Un homme, qui se grattait l'oreille d'une main, était acculé par une quinzaine d'ouvriers contre la muraille et les menaçait de l'autre main d'un petit pistolet de poche, qui semblait, au reste, intimider fort peu les assistants.
Cet individu était M. Jumelle.
Voici ce qui s'était passé.
IX
OU M. JUMELLE JOUE DE MALHEUR
Nous avons laissé le sous-chef de la police politique menaçant les ouvriers du cabaret de les arrêter au nom du roi, s'ils ne lui donnaient pas le signalement de l'homme qui avait relevé l'enfant.
Le premier sentiment que ceux-ci éprouvèrent fut de la stupeur; le second fut de la colère.
Le peuple a la haine de l'agent de police, et il a en partie raison.
Nul plus que nous ne respecte les obscurs et héroïques défenseurs de l'ordre public, ceux qui risquent leur vie à chaque heure pour protéger la nôtre. Mais il y a une grande différence entre l'agent de police qui suit, pas à pas, le meurtrier, pour le livrer à la justice du châtiment, et l'agent de police qui espionne au profit de la politique.
Le premier est un soldat;
Le second a été, avec raison, flétri par la conscience populaire de l'ignoble nom de mouchard.
Et, au premier regard, on devinait en M. Jumelle un agent politique.
Aussi les ouvriers sentirent l'indignation s'emparer d'eux, à la demande de signalement qui leur fut faite.
Peut-être, en toute autre occasion, se seraient-ils contentés de répondre évasivement, évitant ainsi de compromettre soit l'homme poursuivi, soit eux-mêmes.
Mais là, le cas était autre.
La personne à laquelle on en voulait venait d'accomplir sous leurs yeux un acte de charité qui les avait touchés.
Le marquis de Kardigân avait plu à ces âmes rudes et loyales.
Un ouvrier, grand et beau garçon de vingt-cinq ans, retroussa ses manches et s'avança d'un air menaçant sur M. Jumelle.
—Ah! tu manges à la gamelle de la rue de Jérusalem! s'écria-t-il; eh bien, attends un peu, espèce de mouche!
M. Jumelle n'eut qu'à examiner les bras respectables de son adversaire pour comprendre qu'il pourrait bien s'être mis dans une mauvaise affaire.
—Comment, malheureux, dit-il en prenant une mine de souverain blessé dans sa dignité, tu refuses obéissance à la loi et tu oses me menacer?
—La loi? Je ne la connais point, mais je suis sûr qu'elle ne dit pas que tu viendras nous espionner!
—Oui! oui! il a raison! crièrent quelques-uns.
—Sus au mouchard!
—Une correction à la mouche!
Les braves ouvriers avaient une occasion d'administrer une «volée» (terme vulgaire, mais expressif) à l'un de ces hommes qu'ils exécraient. Ils n'avaient donc garde de la laisser perdre.
En cinq minutes, M. Jumelle se trouva entouré d'ennemis.
Il est hors de doute qu'il aurait sauté un mauvais pas, quand l'idée lui vint de se réfugier derrière deux tables placées l'une sur l'autre, et à l'abri desquelles il espérait se défendre.
Aussi il se jeta derrière ces tables, s'en faisant un rempart improvisé.
—Ah! tu crois que tu pourras nous échapper, mouche de malheur! reprit le premier ouvrier. Attends un peu!
Mais M. Jumelle tira de sa poche un petit pistolet qu'il portait toujours sur lui et en fit jouer la batterie:
—Le premier qui avance, dit-il, je le brûle comme un lapin!
La menace, bien que sérieuse, n'aurait certes pas eu un long effet.
Évidemment l'ouvrier, au risque d'être blessé et même tué, allait se jeter sur M. Jumelle, quand Gervais parut.
Il comprit aussitôt une partie de la scène, et un mot du cabaretier acheva de le mettre au courant de la situation.
—Viens donc ici, François, dit-il à l'ouvrier, et laisse-moi causer avec monsieur.
François regarda Gervais, tout étonné:
—Tu ne sais donc pas que c'est une mouche?
—Si, mais si nous ne répondons pas, la mouche nous coffrera, reprit
Gervais.
—Il est intelligent, au moins, celui-là, murmura M. Jumelle, heureux, au fond, de cette diversion inattendue.
—Sois tranquille, va, il ne nous coffrera pas, attendu que je vais l'étrangler!
—Tu seras bien avancé! on te guillotinera au lieu de te coffrer: voilà tout.
—Très-intelligent, décidément, très-intelligent, grommela encore M.
Jumelle.
Gervais jeta un regard expressif à François.
Celui-ci comprit que son ami réservait à l'agent de police un plat de son métier.
—Voyez-vous, monsieur, il faut lui pardonner. Qu'est-ce que vous voulez? Demandez-moi ça, à moi, je vais vous répondre.
—Je veux le signalement de l'homme qui vient de passer ici.
—Son signalement?
—Oui.
—Et si je vous le donne, vous me promettez de ne pas faire de mal à
François?
—Je le promets.
—Eh bien, je vais voir à vous contenter. C'est un jeune homme de trente ans environ, brun, avec toute sa barbe, et qui porte une cicatrice à la joue.
Gervais avait fait cette réponse d'un air tellement assuré, que M.
Jumelle n'eut pas un instant l'idée de douter.
—Où l'as-tu conduit?
—A la barrière.
—Et là, qu'est-ce qu'il a fait?
—Il a pris une voiture qui l'a conduit je ne sais où, mais dans le centre, car le cocher a dit:—Une rude course!
M. Jumelle sortit de son abri.
Il mit le pistolet dans sa poche, et en tira son carnet, où il inscrivit le signalement donné, à côté des réponses d'Aubin Ploguen.
—Et l'enfant?
—Il l'a emporté.
—Bon.
M. Jumelle allait sortir du cabaret.
Gervais l'arrêta, et d'un air niais:
—Il n'y a rien pour boire, monsieur l'agent? dit-il.
M. Jumelle donna à Gervais une pièce de vingt sous, et s'éloigna.
—Enfoncée, la mouche! s'écria celui-ci, en voyant disparaître l'agent de police à travers le brouillard. Tenez, la mère, vous donnerez ces vingt sous-là à un pauvre. Cet argent est sale, il faut le laver!
Mais suivons M. Jumelle, qui gagnait rapidement Paris, ainsi que Jean de
Kardigân l'avait fait quelques instants auparavant.
Il prit une citadine à la même place où Jean avait pris la sienne, et se dirigea vers la préfecture de police.
Il voulait réunir toutes ses notes avant de communiquer au préfet les événements de la nuit. Depuis la veille il jouait de malheur; les conjurés royalistes s'étaient échappés; Nicolas Ferréol—alias Aubin Ploguen—s'était enfui; et enfin, il avait failli payer cher un renseignement, peut-être inutile. Une surprise non moins désagréable l'attendait.
En entrant dans son bureau, il y trouva son secrétaire, qui se leva vivement en l'apercevant.
—Quoi de nouveau, petit? demanda-t-il.
—L'enfant s'est enfui.
—Jacquelin?
—Oui.
—Ah! ah!
M. Jumelle fronça le sourcil. Est-ce que par hasard cet enfant recueilli dans la plaine de Montrouge serait le même que Jacquelin?
—Bast! cela ne fait rien!
—Mais je croyais que vous aviez besoin de lui pour forcer la Jacqueline à vous servir de surveillante?
—Jacqueline fait bien son métier. Mais elle a trop de sentiment. Cette nuit, au bal de l'Opéra, elle a failli se mettre à pleurer. Je l'enverrai promener… Tiens! rédige-moi un rapport avec ces notes.
M. Jumelle lança à son secrétaire ce fameux carnet qui avait si bien travaillé toute la nuit.
Et lui-même se plongea dans ses réflexions.
Qu'était cette Jacqueline dont le nom est revenu deux fois dans notre récit et que nous avons entrevue au bal de l'Opéra?
Nous connaîtrons bientôt cette lamentable histoire. C'était une pauvre créature, admirablement belle, à qui M. Jumelle avait pris son enfant en lui disant:
—Vous vous êtes mêlée de politique, tant pis pour vous! Vous allez travailler pour nous ou vous ne reverrez pas votre fils!
La malheureuse femme s'était mêlée de politique parce qu'elle avait voulu venger son mari tué par la police à l'émeute de Lille.
Cependant le secrétaire avait mis au net le rapport destiné à être présenté par M. Jumelle à M. Gisquet, le préfet de police.
—J'attends trois personnes à huit heures, dit-il. Tu les feras entrer, une ici, la seconde dans ton cabinet, la troisième dans la salle d'attente. Jacqueline viendra, tu lui diras que j'ai à lui parler.
—Bien, monsieur Jumelle.
Celui-ci mit le rapport dans sa poche et s'apprêta à partir.
—Ah! j'oubliais, ajouta-t-il au moment d'ouvrir la porte et de s'éloigner.
Il revint à son bureau et prit dans son tiroir un paquet de fiches qui portaient chacune un nom en tête. Il chercha un instant, et enfin en trouva une qui le contenta, car il se gratta le nez en grommelant:
—C'est cela! faut voir! faut voir!
Cette fiche portait ces lignes:
POISEUX (Henry de)
—Brave.—Royaliste ardent. Chevaleresque.—Empressé auprès des femmes.—A surveiller.
—Ah! il est galant, le gentilhomme! eh bien, je vais lui servir quelque chose qui sera de son goût.
M. Jumelle sortit de son cabinet, et fit demander au préfet s'il pouvait le recevoir. On l'introduisit aussitôt chez M. Gisquet.
Il y resta une heure et demie.
Quand il rentra dans son bureau, les trois personnes qu'il attendait étaient arrivées.
M. Jumelle, tout guilleret malgré la nuit de veille si fatigante qu'il venait de passer, ordonna d'amener Jacqueline auprès de lui.
Cette seconde conférence dura aussi longtemps que la première.
Quand la jeune femme sortit, elle était pâle, mais résolue. Ses yeux brillaient d'un feu étrange.
—Je la tiens toujours! se dit en ricanant le sous-chef de la police politique. Je n'ai plus son enfant, mais elle croit que je l'ai encore: donc cela revient au même!
Et il ajouta philosophiquement en serrant précieusement un papier:
—Au surplus, si elle ne réussit pas, elle… Voilà une petite machinette qui fera la même besogne!
La petite machinette était l'ordre d'arrêter le sieur Henry de Puiseux, «suspect de complot contre la sûreté de l'État.»
X
JACQUELINE MOREL
Quelques mois avant que notre drame se renouât à Paris, M. Jumelle avait été envoyé par M. Gisquet à Lille.
Le préfet de police avait reçu avis qu'une société secrète s'y était installée et préparait une émeute dans la ville.
M. Jumelle savait à quoi s'en tenir sur cette prétendue société secrète. C'était simplement une misère noire qui, jetant sur le pavé les ouvriers de Roubaix et de Tourcoing, faisait bouillonner dans des coeurs aigris une colère toujours grandissante.
A son arrivée à Lille, M. Jumelle recommença son éternel travail: c'est-à-dire qu'il s'arrangea à faire surveiller par des gens à lui les prétendus émeutiers.
Il fut bientôt persuadé que l'intervention de la police devenait inutile, parce qu'elle arrivait trop tard.
Il se contenta de prévenir le général commandant la division militaire et le préfet du département du Nord. Puis il leur conseilla d'attendre que l'émeute éclatât pour la réprimer sévèrement, au lieu de chercher à arrêter la levée en armes des émeutiers.
Il se contenta de faire noter les plus ardents parmi les ouvriers, afin de les retrouver en temps et lieu.
Parmi ceux-là, on lui signala un certain ouvrier drapier du nom de
Maurice Morel.
Maurice Morel avait cinquante ans.
Son âge, la grande honnêteté de sa vie, et une belle instruction lui avaient donné une très-réelle influence parmi ses compagnons et ses amis de l'atelier.
Il était l'un des chefs importants, sinon le plus important, du mouvement qui se préparait.
Il était marié depuis douze ou treize ans avec une jeune fille de Roubaix, admirablement belle, laissée orpheline à quinze ans. Un sentiment de pitié avait ému le coeur de l'ouvrier quand il avait vu cette enfant seule au monde.
La pensée lui vint qu'elle pourrait céder au vice,—la beauté, quand elle est pauvre, est toujours mal conseillée!—Bien qu'il eût pu être le père de Jacqueline, il l'épousa.
Ce mariage disproportionné fut heureux.
Jacqueline avait pour son mari, sinon de l'amour, du moins un respect et une affection que rien ne put effleurer.
Un fils,—un ange blond,—leur était né.
Ils vivaient calmes et tranquilles. L'ouvrier gagnait abondamment de quoi semer l'aisance dans son ménage.
Cela fut ainsi pendant onze ans.
Le fils,—Jacquelin,—avait grandi entre son père et sa mère qui l'adoraient, le choyaient, rêvant de faire de lui un homme.
Puis, la révolution de 1830 arriva, bouleversant l'atelier, comme elle avait bouleversé le salon. La pauvreté survint.
Le ménage Morel dut toucher aux sept mille francs d'économies si péniblement amassées pendant ces onze années de travail.
Maurice sentit que les affaires, dont lui et ses compagnons avaient besoin pour vivre, seraient longues à reprendre.
C'est alors que l'idée folle d'une émeute germa dans ces têtes exaltées par la souffrance et par l'inquiétude.
Puisque le gouvernement de Louis-Philippe les laissait mourir de faim, ils voulurent essayer de renverser ce gouvernement.
Naturellement, le chef désigné d'avance était Maurice Morel.
N'avait-il pas conquis et mérité la confiance de tous ces hommes?
Une distribution d'armes et de poudre fut faite avec soin. La petite troupe pouvait compter sur quinze cents hommes environ. On prendrait la préfecture, l'hôtel de ville et la caserne.
Il n'y avait qu'un régiment à Lille.
Mais les pauvres gens ignoraient que parmi eux, comme toujours, s'était glissé un faux frère qui avait espionné leurs moindres paroles, leurs moindres actions.
Quand le jour de l'émeute fut fixé (ce devait être le 11 avril), la préfecture en fut avisée presque aussitôt, et prit ses mesures en conséquence.
Dans la nuit du 10 au 11, on fit entrer dans la ville une brigade d'infanterie et deux escadrons de dragons, le plus secrètement possible.
Quand, au matin, les ouvriers descendirent en armes des hauteurs de la cité, ils se heurtèrent contre un mur de baïonnettes, qui menaçaient de les éventrer.
Le plus sage eût été de se retirer; mais à ces heures solennelles où la vie de tant d'hommes va se jouer sur un coup de dés, il se trouve toujours un misérable que nul ne connaît, qui vient on ne sait d'où, pour tirer le premier coup de fusil.
Naturellement ce rôle fut confié au traître qui avait révélé le secret de ses compagnons.
—Bas les armes! cria Maurice Morel qui commandait, en voyant que lui et les siens allaient se briser contre une tentative impossible.
Mais le traître arma son fusil, et fit feu sur la troupe qui riposta aussitôt par une décharge générale.
La moitié de la troupe fut tuée ou blessée.
Dès lors il fallait songer, non plus à se battre, mais à mourir.
C'est ce que comprit Maurice Morel.
Dans un dernier éclair, dans une pensée suprême, il revit ses deux bien-aimés, sa femme et son fils.
Puis, il se précipita dans la mêlée ardente.
La bataille, car ce fut une vraie bataille avec toutes ses horreurs et avec tous ses héroïsmes, dura une heure et demie.
Les ouvriers, quatre contre un, se défendaient comme des lions.
Mais une charge de cavalerie termina tout.
Maurice Morel, resté intact, commanda la retraite.
Jusqu'alors, il avait été à l'avant-garde. Pour fuir, il se mit à l'arrière-garde.
Déjà ses compagnons étaient hors de danger, quand il fut cerné par une escouade de dragons.
Pris les armes à la main, son affaire ne fut pas longue. On le mit contre un mur et on le fusilla.
C'était justice. Nul n'a le droit de soulever un peuple.
Maurice Morel tomba comme il avait vécu, c'est-à-dire bravement, en homme qui a la conscience d'avoir accompli son devoir.
Puis on laissa les cadavres dans les rues jusqu'à ce qu'on les vînt ramasser, et les vainqueurs disparurent.
Il y avait une heure à peine que tout était fini, quand une femme, pâle, échevelée, et tenant un enfant par la main, accourut.
C'était Jacqueline.
Elle avait appris la terrible nouvelle!
Son mari était tué! Tué! Son enfant devenait orphelin, et elle devenait veuve du même coup.
Elle trouva bientôt ce corps aimé, couvert de sang, troué au coeur et à la poitrine. Son fils et elle s'agenouillèrent dans la boue rouge sur laquelle reposait le cadavre.
—Prie, Jacquelin, dit-elle.
L'enfant comprenait cette sauvage majesté de la mort, cette douleur mortelle de la perte et de la séparation éternelles!
Tout à coup une vingtaine de dragons passèrent au petit trop de leurs chevaux.
Elle se redressa, effrayante à voir:
—Tiens! n'oublie jamais que ce sont ceux-là qui ont tué ton père! s'écria-t-elle.
Le sous-officier qui commandait les dragons tourna la tête et fit arrêter Jacqueline et Jacquelin.
C'est alors que commença pour elle un supplice de toutes les heures, de tous les instants.
On avait voulu d'abord la remettre en liberté, mais M. Jumelle, au nom du préfet de police, s'y était opposé.
—Amenez-les-moi tous les deux, dit-il.
Dix jours plus tard, Jacqueline et Jacquelin arrivaient à Paris. M. Jumelle avait eu soin de les tenir séparés l'un de l'autre pendant le voyage, si bien qu'ils ignoraient même être si près l'un de l'autre.
Le sous-chef de la police politique ne perdit pas de temps.
Il fit venir Jacqueline dans son cabinet.
—Vous êtes libre, madame, lui dit-il.
La jeune femme eut un mouvement de joie en entendant cette phrase. Elle crut, la pauvre créature, qu'on allait lui rendre Jacquelin.
—Où est-il, lui? demanda-t-elle.
—Votre fils?
—Oui.
—Ici.
—Me le rendrez-vous?
—Euh! euh! Faut voir, faut voir!
Elle pâlit.
—Vous voulez donc le garder!
—Oui.
—Ainsi, vous oseriez ne pas me rendre mon enfant?
—Je vous le rendrai. Seulement… pas maintenant.
—Quand?
—Lorsque je serai content de vous.
Jacqueline crut d'abord que le sous-chef de la police politique allait lui proposer un de ces marchés infâmes qui déshonorent celui qui le propose et celle qui l'accepte.
Mais M. Jumelle avait des préoccupations bien plus importantes que cela, vraiment!
Il reprit:
—Comprenez-moi bien. Je serai content de vous, si vous me servez… comment dirai-je?… de surveillante? Ce mot-là vous convient-il?
—Monsieur…
—Dame! nous avons des agents de police hommes, en veux-tu en voilà, ce n'est pas cela qui nous manque! Mais les agents de police femmes, c'est rare.
—Quoi! vous voulez!…
—Choisissez! dit M. Jumelle d'un ton sec. Servez-nous pendant deux ans, et dans deux ans je vous rendrai votre fils.
—Qu'en ferez-vous?
—Je le mettrai dans un pensionnat. Quant à vous, je me charge de votre existence.
Que Jacqueline pouvait-elle répondre à cela?
M. Jumelle était le plus fort.
Elle courba la tête.
Le sous-chef de la police politique n'avait pas fait une mauvaise affaire. D'ailleurs, frappé de l'admirable beauté de la jeune femme, il avait aussitôt senti de quelle utilité pourrait lui être cette beauté-là.
Depuis six mois qu'elle était l'esclave de M. Jumelle, elle avait travaillé pour le compte de la rue de Jérusalem.
Travaillé avec horreur! Car elle avait honte d'elle même; la vie était un dégoût pour elle; mais elle voulait revoir son enfant.
Le lecteur comprend maintenant dans quelles occasions M. Jumelle se servait d'elle.
Au bal de l'Opéra, elle remplissait une mission qui la déshonorait à ses propres yeux; des bouffées de honte lui montaient au visage quand elle pensait au rôle infâme qu'elle avait accepté.
Le matin où nous la retrouvons, sortant du cabinet de M. Jumelle, Jacqueline partait encore pour remplir une de ces ténébreuses et hideuses missions qui répugnent au coeur.
XI
JEAN ET HENRY
Jean de Kardigân n'avait pas d'appartement à Paris. Pour endormir les soupçons de la police, à supposer qu'ils dussent être éveillés, il s'était purement et simplement logé à l'hôtel. Quand il revint de l'expédition nocturne, en portant l'enfant dans ses bras, il se fit conduire chez Henry de Puiseux.
Henry de Puiseux demeurait rue de Richelieu, presque au coin de la rue
Neuve-des-Petits-Champs.
Le marquis voulait lui confier le pauvre petit abandonné, et lui demander aide et protection pour lui.
Quand il arriva chez de Puiseux, celui-ci, rentré depuis peu de temps, dormait du sommeil des justes.
Jean l'éveilla impitoyablement.
—Hein? qu'est-ce? que me veut-on? demanda Henry, quand dans l'ombre de sa chambre à coucher, fermée aux rayons d'un pâle soleil d'hiver, il aperçut la silhouette de son ami.
—C'est moi, Henry.
—Toi… Jean… Que le diable t'emporte! je dormais si bien!…
—Réveille-toi.
—Tu me la bailles belle! il y a longtemps que c'est fait… au moins trois minutes.
—Pauvre ami! modula Jean avec un sourire railleur.
—C'est cela, moque-toi de moi maintenant.
—Je ne me moque pas de toi.
—Eh bien! je voudrais savoir alors ce que tu me veux.
—Je t'apporte un cadeau.
—Je te pardonne, en ce cas.
—Tu ne me demandes pas ce que c'est?
—Non.
—Pourquoi?
—Parce que je suis sûr de toi. Ce doit être un présent royal.
—Je te remercie de cette confiance.
—Il n'y a pas de quoi.
Jean allait continuer.
Mais Henry reprit avec volubilité:
—Attends un peu, cher ami.
Il sonna et son domestique entra.
Ce serviteur ne ressemblait guère au brave et fidèle Aubin Ploguen.
Il résumait en lui le gamin parisien avec tous ses défauts; ce domestique, nommé Couriol, était affligé des sept péchés capitaux. Il était menteur, gourmand, luxurieux, orgueilleux, paresseux, colère et envieux. Je dois même ajouter, pour rester dans le vrai, qu'il en possédait un huitième: le vol.
—Couriol, dit Henry, ouvre les rideaux.
La chambre se trouva jetée en pleine lumière.
—Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, Couriol? demanda Henry, en voyant que son domestique le regardait, planté curieusement sur ses deux jambes.
Couriol comprit sans doute le reproche contenu dans cette phrase, car il s'éloigna, mais à regret.
—Tu peux parler, maintenant.
—Ce n'est pas malheureux.
—Tu disais donc que tu m'apportes un cadeau?
—Très-bien.
—Tu approuves?
—Tout à fait!
Jean se mit à rire de l'assurance avec laquelle son ami fit cette réponse.
—Et tu me pardonnes de t'avoir éveillé?
—Heu! heu!
—Quoi! malgré mon cadeau…
—Hélas! pourquoi ne me l'as-tu pas apporté quelques heures plus tard!
—Tu n'es donc pas curieux de savoir en quoi il consiste?
—Si.
—Eh bien, cherche un peu.
—C'est un bijou?
—Non.
—Un cheval?
—Non.
—Une arme?
—Non.
—Diable! un mariage, peut-être?
Henry avait pris une mine piteusement comique.
—Rassure-toi: ce n'est pas un mariage.
—Tu veux donc me rendre fou! C'est un vase de Chine, sans doute?
—Pas précisément.
—Une aiguière d'argent?
—Non.
—Alors…
—C'est un compagnon.
—Un chien?
—Non, un enfant!
—Hein? Tu dis? Un enfant?
—Oui.
—Ah ça! tu plaisantes!
—Moi? Nullement.
Le visage sérieux de Jean empêchait Henry de croire à une plaisanterie de son ami. Pourtant il ne comprenait pas encore.
—Un enfant! un enfant! balbutia-t-il à moitié ahuri.
—Ainsi que je te l'ai dit.
—Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse?
—Dame! cela te regarde!
—Comment! cela me regarde?
—Mais oui, je te fais un cadeau, c'est à toi et non à moi de décider quel emploi tu feras de ce cadeau.
Jean recula dans le fond de la chambre et fit signe à Henry de se lever.
Le jeune homme sauta à bas de son lit, passa un pantalon à pied, une paire de pantoufles et une robe de chambre.
—Regarde! dit Jean.
Il vit alors, couché sur son canapé, un pauvre être, enveloppé d'une couverture et plongé dans un sommeil réparateur.
—Diable! diable! grommela Henry.
—Cela te gêne?
—Nullement, mais…
—Mais?… Allons, j'ai pitié de toi. Écoute.
Jean raconta à son ami ce que nous connaissons: le pauvre petit réveillé par lui dans la neige, et dont il comptait se charger désormais.
A mesure qu'il parlait, Henry prenait une mine de plus en plus satisfaite.
Quand Jean eut terminé, il sauta à son cou.
—Bravo! Je ne faisais qu'admirer ton intelligence et ton dévouement; mais maintenant j'admire encore plus ton coeur!
—Merci, ami.
—Merci? C'est plutôt à moi de te remercier, misérable, puisque tu as bien voulu m'associer à ton oeuvre de charité!
Une étreinte silencieuse fut la seule réponse de Jean. De Puiseux reprit:
—Voyons, qu'as-tu décidé?
—Que je ferais le bonheur de cet enfant. Cela t'étonne? Ah! regarde ma vie! regarde ce que je souffre! Où sont mes affections, à moi? Je ne peux aimer ceux vers qui mon coeur volerait avec bonheur! Mon frère? perdu à jamais pour moi. Sais-je seulement où il est maintenant? Peut-être m'a-t-il oublié, comme il doit croire que je l'ai oublié moi-même! Celle que j'aime… Fernande…
Il s'arrêta. Une larme glissa lentement sur son visage.
—Amour! amour! je ne te connaîtrai pas! A d'autres qu'à moi tes dévouements sublimes et tes chastes bonheurs. Tiens! plus je vais, plus je l'aime, cet ange apparu un jour dans ma vie. Elle est entrée dans mon coeur, ce matin-là, et n'en est jamais sortie!
—Tu n'es pas un homme, tiens! s'écria Henry avec colère.
—Henry!
—Ah! fâche-toi, si cela te plaît; cela m'est parbleu bien égal! Seulement, je te dirai tout ce que j'ai sur le coeur. Comment, tu aimes, et avec toutes les qualités que tu as, avec ta beauté,—car tu es beau, pendard!—avec ton nom, ta fortune et ta liberté, tu ne cherches même pas à savoir si tu es aimé!
—Qu'en sais-tu?
—Bravo, alors!
—Je te ferai part tout à l'heure de la décision que j'ai prise à cet égard. Pour l'instant, je veux en revenir au sujet important. Voici ce que je compte faire de cet enfant. Je veux l'adopter, pour ainsi dire. Je veux avoir un être sur lequel je puisse absolument compter, et qui soit le frère que j'ai perdu. Dieu a jeté sur ma route cet abandonné: donc, Dieu a voulu que je le recueille!
Comprends-moi bien. Je vais repartir pour Kardigân. Je ne veux pas encore l'emmener avec moi. Mon intention est de le mettre dans un collège, peut-être au lycée Henri IV, où moi-même j'ai fait mes études. Seulement, comme je ne partirai que dans huit jours, et que la santé du pauvre petit a besoin de secours, je te prie de le garder quelque temps, jusqu'à ce qu'il ait pris assez de forces pour supporter la vie de collège.
—C'est convenu, parbleu.
—Merci.
—Regarde un peu comme il dort!
Comme s'il eût voulu donner un démenti immédiat aux paroles d'Henry, l'enfant ouvrit les yeux et poussa un faible soupir. Jean se pencha sur lui.
—Es-tu reposé, mon enfant? dit-il.
Le pauvre abandonné regardait avec surprise autour de lui.
Cette chambre où il était, ces deux jeunes gens qui fixaient sur lui leurs regards émus, tout cela le surprenait, l'épouvantait presque.
—Oh! mon Dieu! murmura-t-il.
—N'aie pas peur, dit Jean, tu es avec des amis.
—Comment t'appelles-tu? demanda Henry.
—Jacquelin Morel.
C'était, en effet, le pauvre fils de cette pauvre Jacqueline Morel dont nous venons de raconter la lugubre histoire.
—D'où viens-tu?
—Je ne sais pas.
—Comment! tu ne sais pas d'où tu viens?
—Non.
—Voyons, cherche un peu.
—J'étais avec maman et père à Lille. Nous vivions tous bien joyeux. Tout à coup, on a tué mon père, puis on nous a arrêtés, maman et moi. On nous a conduits à Paris. Depuis, je n'ai jamais revu ma mère.
—Pourquoi?
—Parce qu'on m'a séparé d'elle.
—Et toi, où t'a-t-on mis?
—Dans une grande salle, avec d'autres enfants de mon âge. Puis, un soir, comme j'appelais toujours ma mère, je me suis dit que, puisqu'on ne voulait pas me la rendre, ce serait moi qui irais la retrouver. Je me suis enfui.
—Bravo!
—Je traversai Paris en courant. Quand j'eus quitté la ville, épuisé, mourant de faim, je fus assailli par la neige. Alors je tombai et je crus que j'allais mourir… C'était dans une grande plaine. Je souffrais affreusement. J'errai toute la nuit, à droite et à gauche, cherchant mon chemin. Enfin, tout à coup, les forces me manquèrent.
XII
LA BARONNE DE SERGAZ
Jacquelin s'arrêta. Le souvenir de son danger et de ses souffrances agissait évidemment sur son esprit d'une façon douloureuse. Jean de Kardigân en profita pour tâcher d'obtenir de lui quelques renseignements.
—Pourquoi a-t-on tué ton père?
L'oeil de l'enfant s'alluma.
—Parce qu'il s'était battu.
—Contre qui?
—Contre les soldats.
—A Lille?
—Oui, à Lille.
Les deux amis se regardèrent. Ils comprenaient la vérité. Le père de Jacquelin était mort sans doute dans cette émeute du département du Nord dont on avait tant parlé.
—Comment se fait-il, reprit Jean, qu'on ait pu te séparer de ta mère?
Jacquelin raconta ce que nous savons déjà, mais, naturellement, en taisant ce qu'il ignorait. Ce récit, ainsi formulé, devenait trop obscur pour que les deux royalistes pussent deviner l'intervention de la police dans ce drame de famille.
—Écoute, mon enfant, dit Jean, c'est moi qui t'ai recueilli ce matin. Tu allais mourir. Dieu t'a jeté dans ma vie. Nous chercherons ensemble ta mère.
Jacquelin saisit la main du marquis et l'embrassa.
—Désormais, je me charge de toi. Tu n'auras plus à souffrir: je te le promets.
—Oh! vous êtes bon, monsieur.
—Tu es encore faible. Il faut que tu prennes beaucoup de repos.
Monsieur est mon ami. Il va te garder chez lui.
Quelques instants après, Jacquelin Morel était couché dans un grand lit tout blanc. Un bon feu brillait dans la cheminée de la chambre que lui avait donnée Henry, et il s'endormait de ce sommeil réparateur qui sauve.
Alors seulement, Jean et Henry purent causer des affaires politiques qui les préoccupaient.
Il fut convenu que les gentilshommes présents à la réunion partiraient dans un bref délai pour leurs provinces, afin de préparer le soulèvement général.
Puis, Jean de Kardigân quitta son ami et se dirigea vers l'église
Saint-Eustache, où il avait habitude de faire ses dévotions.
Resté seul, Henry se remit à sa toilette.
A midi, il déjeuna.
A une heure, il allait sortir à son tour, quand il entendit sonner à la porte de son appartement.
Couriol lui apporta une carte. Henry la prit et lut avec étonnement un nom de femme:
LA BARONNE DE SERGAZ.
—Une femme chez moi, murmura-t-il.
—Faites entrer au salon, Couriol, reprit-il, en s'adressant au valet de chambre, et priez madame la baronne de m'excuser si je ne me rends pas immédiatement auprès d'elle.
En cinq minutes, de Puiseux acheva de s'habiller, et il entra dans le salon où l'attendait l'inconnue.
Il s'arrêta sur le seuil, ému et troublé.
La baronne de Sergaz était assise dans un fauteuil, enveloppée d'un voile noir en dentelles à la façon des Espagnoles.
Elle paraissait très-pâle. Mais cette pâleur faisait ressortir encore plus sa beauté souveraine.
Car elle était belle autant qu'une statue grecque ou qu'une femme du
Corrége.
De grands yeux sombres, gris-bleus, brillaient au milieu d'un visage dont le dessin allongé indiquait une noblesse d'origine indéniable.
Les extrémités fines, la taille mince, complétaient un ensemble charmant.
On voyait un sang bleu courir dans les veines des tempes et celles de la main.
Le seul défaut, peut-être, de cette nature aristocratique, était la dureté du regard, et des lèvres, qui, comprimées au milieu, indiquent, suivant les lois de la phrénologie, une âpreté de pensée souvent méchante.
Henry de Puiseux s'inclina respectueusement devant madame de Sergaz, attendant que celle-ci lui fît signe de s'asseoir.
La baronne répondit au salut du jeune homme par une légère inclinaison de tête, et d'un geste loyal lui indiqua un siége.
—Veuillez m'excuser, monsieur, lui dit-elle d'une voix harmonieuse, si je prends la liberté de vous importuner, mais il n'a rien moins fallu qu'une circonstance grave pour me décider à cette démarche.
—Quelle qu'elle soit, madame, répondit le jeune homme, je me félicite d'une démarche qui m'a procuré l'honneur de vous voir chez moi.
—Voici ce qui m'amène auprès de vous, monsieur, reprit madame de Sergaz. Je suis veuve depuis un an. Mon mari est mort me laissant une fortune indépendante et la jouissance d'un château de la famille en Vendée. Je me trouvais bien seule. Heureusement, un ancien ami de mon père, M. le marquis de Rieux voulut bien être mon protecteur. Avant de mourir, il me donna plusieurs lettres d'introduction auprès de ses amis de Paris, M. Berryer, M. Hyde de Neuville et M. de Puiseux, votre père, dont il ignorait la fin.
Madame de Sergaz s'arrêta.
Henry de Puiseux avait fait un geste d'étonnement en entendant prononcer le nom de M. le marquis de Rieux, l'un de ces purs et loyaux royalistes dont l'amitié seule est un brevet d'honnêteté et de vertu.
Elle reprit:
—J'hésitai longuement avant de faire usage de ces lettres. Vous comprenez sans doute le sentiment qui me faisait agir. Je me plaisais dans ce vieux château de Sergaz. Pour que je me décidasse à le quitter, il a fallu que certains bruits fort graves vinssent jusqu'à moi.
Henry de Puiseux ne perdait pas de vue madame de Sergaz, non qu'il fût attiré invinciblement vers cette radieuse beauté. Mais à une époque comme celle-là, il fallait se méfier de tout et de tous.
Il attendait avant de juger.
—Votre discrétion est trop naturelle, monsieur, pour que je puisse m'en offenser. Veuillez prendre connaissance de la lettre de M. de Rieux. M. votre père étant mort, c'est à vous que je dois la remettre.
Madame de Sergaz tendit la lettre à Henry. Il avait correspondu avec M. de Rieux et il connaissait son écriture.
—Vous permettez, madame? dit-il,
—Je vous en prie, monsieur.
Il décacheta et lut.
C'était une lettre de recommandation très-chaude. M. de Rieux priait son vieil ami, M. de Puiseux, de rendre à madame de Sergaz tous les services que celle-ci pouvait réclamer de lui.
—Le fils fera ce que le père eût été heureux de faire, madame, dit
Henry en saluant la baronne. Que désirez-vous?
—L'adresse de M. Berryer et de M. Hyde de Neuville, pour lesquels je suis porteur d'une lettre également.
Il n'y avait dans tout cela rien que de fort naturel, et Henry n'avait pas à refuser une chose aussi simple qu'une adresse.
Au reste, il était évident que madame de Sergaz pouvait se la procurer autrement, et que si elle s'adressait à lui pour la connaître, c'est qu'elle n'agissait pas avec de mauvaises pensées.
Puis, comment supposer que le marquis de Rieux aurait muni d'une recommandation aussi chaude une personne dont il n'eût pas été absolument sûr?
—M. Berryer, madame, demeure rue Royale n°7, et M. Hyde de Neuville rue
Neuve-des-Petits-Champs, n°23.
La baronne se leva:
—Je suis logée à l'hôtel Richelieu, monsieur, dit-elle. Tous les jours vous me trouverez chez moi de quatre à six heures.
Henry de Puiseux était doué d'un grand fonds de prudence et d'habileté, que sa gaieté habituelle empêchait de soupçonner.
Certes, la méfiance était peu de mise avec une femme comme madame de Sergaz, mais il valait mieux l'exagérer que d'exposer les chefs du parti à un danger réel.
—Veuillez m'excuser, madame, dit-il, si je vous fais une question; mais j'ai cru deviner, dans vos paroles, que nous étions en communauté d'idées. Donc vous pouvez me répondre franchement. Il se peut que vous vous étonniez, mais…
—Votre demande est naturelle, monsieur, et j'ai hâte d'y souscrire. Je suis restée veuve à vingt-sept ans sans enfants, et presque sans parents. Ma fortune est assez grande, et bien supérieure à mes besoins. J'ai entendu parler de certaines éventualités qui rendent le parti royaliste—mon parti—obligé de recourir à un appel de fonds. Je désire voir M. Berryer pour lui remettre un bon de cinquante mille francs.
Somme toute, cela était fort naturel. Berryer était connu partout comme l'un des chefs importants du parti légitimiste. Jamais le gouvernement ne s'était plaint.
Madame de Sergaz voulait lui remettre cinquante mille francs.
Rien ne pouvait compromettre le grand orateur.
La baronne salua une seconde fois et sortit, après avoir jeté un dernier regard à Henry.
—Elle est bien belle, murmura le jeune homme quand elle eut disparu.
Il réfléchit un moment.
—Bah! dit-il.
Il sortit à son tour et prit sa voiture. Quand il rentra, à cinq heures, son domestique lui remit une carte d'invitation et une lettre.
La carte était de M. Saincaize.
Elle le priait de venir dîner le lendemain à six heures du soir, chez lui.
La lettre était de madame de Sergaz.
Voici ce qu'elle contenait:
«Monsieur,
Je tiens à vous remercier de votre aimable accueil. Je sais que demain nous nous retrouverons à dîner chez M. Saincaize. Au cas où vos occupations vous empêcheraient d'accepter, je le regretterais fort.
Croyez à ma haute considération.
BARONNE DE SERGAZ.
—C'est étrange, dit Henry, en regardant la lettre. A-t-elle donc deviné que j'avais déjà hâte de la revoir!
XIII
OU ALLAIT JEAN DE KARDIGÂN?
Le lecteur se rappelle qu'en quittant son ami de Puiseux, Jean se dirigea vers l'église Saint-Eustache.
Il s'agenouilla et pria quelques instants.
C'est qu'il voulait appeler sur lui la bénédiction d'en haut, avant de tenter la démarche à laquelle il venait de se décider.
Nous savons qu'il avait été sur le point de parler de cette démarche à son ami, et que les circonstances seules l'avaient empêché de le faire.
Voici en quoi elle consistait:
Jean, en sortant de l'église, arrêta une voiture et se fit conduire à l'Arc-de-Triomphe.
On se souvient que Fernande Grégoire demeurait dans une petite rue voisine.
Le jeune homme descendit et, malgré le froid vif et piquant, fit quelques pas en réfléchissant dans la direction du bois de Boulogne.
Puis il revint vers l'Arc-de-Triomphe et gagna la rue de Mars où demeurait la jeune fille.
La maison était bien toujours la même, telle qu'elle lui était apparue, en cette journée maudite où sa famille entière s'était dispersée aux quatre vents.
Il laissa retomber la gueule de chien en fer, qui, à cette époque, annonçait l'arrivée d'un visiteur.
La porte s'ouvrit.
—Que désirez-vous, monsieur? demanda une femme de service.
—Parler à mademoiselle Grégoire.
La domestique le fit entrer dans un petit salon.
—Qui annoncerai-je?
—Le marquis de Kardigân.
Cinq minutes après, Fernande s'arrêtait, émue et tremblante, sur le seuil du salon, jetant un regard profond sur le jeune homme.
—Je suis heureuse de vous revoir, monsieur, dit-elle, en lui tendant la main.
Jean prit cette main.
Il lui sembla qu'elle tremblait beaucoup en touchant la sienne.
Un frisson l'agita des pieds à la tête.
Il ne pouvait se lasser de contempler ardemment celle qu'il adorait avec tant de passion sainte.
Comme sa pensée avait souvent volé vers elle pendant les longs mois qui venaient de s'écouler!
Il l'avait revue toujours belle, toujours chaste, avec son beau et ravissant visage…
A la fin, il sentit que ce silence devait gêner la jeune fille.
—Pardonnez-moi, lui dit-il, mais je me suis senti tout ému en vous voyant.
Elle rougit un peu.
—Mademoiselle, continua Jean, pardonnez-moi également la franchise brutale de ce que vous allez entendre, mais j'estime qu'entre nous il faut plus que des banalités: Je vous aime.
Elle fit un pas en arrière avec cette instinctive pudeur de la jeune fille à laquelle on fait un pareil aveu.
—Je vous aime, reprit Jean. Je suis venu pour demander à votre père de m'accorder votre main… Me le permettez-vous?
Il y eut un court silence.
Elle baissait les yeux; lui la regardait de son regard doux et ferme.
Mais ce n'était pas une créature faible. Elle était ignorante des puérilités et des petitesses. Elle releva le front, non sans une certaine fierté:
—Monsieur le marquis, dit-elle, je ne sais pas mentir, je ne mentirai pas. Vous m'aimez… béni soit Dieu, c'était mon voeu le plus cher et ma plus chère espérance… Je vous aime aussi.
—Vous!…
Jean saisit la main effilée de Fernande, et la couvrit de baisers:
—Oh! que ne puis-je vous peindre ce que je ressens, balbutia-t-il, au milieu du trouble profond où le jetait la réponse de la jeune fille. Vous m'aimez! vous m'aimez, Fernande! Jamais je n'aurais osé espérer un pareil bonheur!
Et pourtant, il me semblait que le jour où nous nous étions vus pour la première fois, nous avions échangé nos âmes dans un regard! il me semblait que nous nous étions donnés l'un à l'autre pour toujours. J'avais emporté votre image dans mon coeur et, depuis, je l'y ai toujours gardée. Il n'y a pas une seule de mes pensées qui ne fût pour vous… O Fernande, je vous aime! je vous aime!
Cette douce et pure musique de l'amour impressionnait la jeune fille.
—Jean, dit-elle, depuis que vous êtes entré ici pour votre salut, j'ai deviné que je vous aimerais, et que mon coeur serait à jamais à vous! Je me suis reproché souvent de penser à un inconnu, mais Dieu n'a pas voulu que nous fussions maîtres de notre destinée. Tout à l'heure, quand on m'a annoncé votre présence, j'ai cru que j'allais défaillir: il y avait si longtemps que je vous espérais! Il y avait si longtemps que je vous attendais!
Certaines impressions ne peuvent pas se traduire avec des mots, il faut quelque chose de plus.
Un sentiment chaste et profond porte en lui une telle poésie, une telle grandeur, que c'est le rapetisser que de tenter même de l'exprimer.
Ils s'aimaient. Ils étaient nobles de coeur, jeunes d'années, beaux de visage…
Qu'y a-t-il au monde de plus charmant que ce radieux spectacle de deux êtres unis, sous le regard de Dieu, par l'échange d'un aveu?
—Ami, reprit-elle, ma mère était une sainte. Elle est morte, jeune, trop jeune! Comme elle vous eût chéri, comme elle eût été fière de vous appeler son fils! Mais ses enseignements sont restés en moi et jamais je ne les ai oubliés. Elle m'avait fait jurer de venir prier sur sa tombe et de lui raconter mes pensées à chaque circonstance grave de ma vie. Il lui semblait, à cette pauvre adorée mourante, que son âme reviendrait en ce monde, et que Dieu lui permettrait de répondre à mes confidences. Jamais je n'y ai manqué.
Vous dirai-je plus? Je suis sûre qu'elle m'entend, je suis sûre qu'elle me parle. Entre elle, morte, et moi, vivante, il y a de longues causeries, pendant lesquelles je lui raconte ce que j'espère ou ce que je souffre, et les résolutions que me dicte ma conscience sont pour moi comme des conseils que ma mère me donne…
Eh bien, le jour où j'ai senti que je vous aimais, je suis allée au cimetière.
J'apportais à la tombe chérie son habituelle moisson de fleurs.
C'était par une belle matinée d'automne. Les oiseaux chantaient dans les saules pleureurs et sur la cime verte des ifs réguliers, comme s'ils eussent voulu égayer de leur voix ceux qui dormaient là pour toujours.
Il régnait dans toute la nature une joie et une gaieté qui gagnaient mon être…
Je m'agenouillai sur le tombeau, puis, ma prière faite, je restai longtemps pensive, causant avec ma mère…
Mon ami, ma conscience n'a pas tressailli. Rien en moi ne m'a averti que mon coeur se fût mal donné. C'était à force de songer à vous que j'avais compris que je vous aimais. C'est ce matin-là que j'ai compris que je pouvais vous aimer!
Jean avait écouté, charmé, la jeune fille. Il tenait sa main dans la sienne. Quand elle eût fini, il eût voulu pouvoir lui dire: Encore!
O duo charmant, éternel, toujours le même, et toujours nouveau, que Dieu a mis sur les lèvres de Jacob et de Rachel à la fontaine, comme sur les lèvres de Roméo et de Juliette!
—Fernande, quand puis-je voir votre père?
—A l'instant.
—Pourrai-je lui dire?…
—Dites-lui la vérité, mon ami: dites-lui que vous m'aimez et que je vous aime.
Ils se regardèrent encore longuement.
Fernande sortit et monta dans le cabinet de son père pour le prévenir que M. de Kardigân désirait lui parler.
Par malheur M. Grégoire était sorti.
Ils se résignèrent à attendre.
Une heure, deux heures se passèrent.
Les fiancés se sentaient gênés de cette solitude et de ce tête-à-tête.
Jean se leva:
—Fernande, il ne serait pas convenable que je restasse ici plus longtemps. Je demeure à Paris, sur le boulevard de Gand, à l'hôtel de France. Ayez l'obligeance de me faire dire l'heure à laquelle votre père pourra me recevoir, je reviendrai.
—Vous partez?…
—Ne croyez-vous pas qu'il faut que je parte?
Elle rougit.
—Dieu m'est témoin que c'était pour moi un bonheur sans pareil que d'être là, auprès de vous, ma bien-aimée; mais je ne veux pas que même un seul mot railleur ou méchant effleure celle qui sera ma compagne.
Fernande tendit son front au jeune homme.
Il y mit un premier baiser d'amour, gage de leurs fiançailles, et pur comme leurs âmes.
—A bientôt! dit-il.
—A bientôt!…
Quand Jean eut disparu, elle resta plongée dans de tristes et amères pensées.
Pourquoi?
D'où venait cette angoisse irraisonnée qui peu à peu s'emparait d'elle, au point de lui tirer des larmes?
A mesure que le temps marchait, à mesure que la journée s'écoulait,
Fernande sentait croître en elle un trouble étrange.
Était-ce donc le pressentiment d'un malheur?
A cinq heures du soir, M. Grégoire rentra.
Il était souriant.
Il adorait sa fille. C'était la joie de cet homme, la consolation des crimes commis par lui, crimes que nous connaîtrons bientôt. Il serra tendrement sa fille dans ses bras.
—Chère enfant, dit-il, je viens t'annoncer une grande nouvelle. J'ai promis ta main à l'un de mes jeunes amis, M. Robert Français.
Fernande jeta un cri et tomba presque inanimée sur un siège.
Le réveil était rude.
XIV
LE PÈRE ET LA FILLE
Le citoyen Lucien Grégoire était né à Dijon, vers la fin du règne de
Louis XV. Il avait donc plus de soixante ans.
De sourdes et lentes ambitions couvaient en lui. Du fond de la boutique de drapier où l'enfermait son père, il regardait passer, l'envie et la haine au coeur, les heureux de ce monde auxquels la destinée a donné la fortune et la noblesse.
De quinze à dix-sept ans, sa précoce intelligence souffrit toutes les tortures de l'impuissance.
Arriva le coup de tonnerre de 89.
Le jeune Grégoire avait vingt ans. Il n'hésita pas et se jeta dans les clubs. Il devint bientôt fameux par son éloquence âpre, emportée, fiévreuse, qui enthousiasmait son rude public de vignerons et de paysans.
Quand la Législative, en se séparant, provoqua l'élection d'une Convention nationale, Grégoire fut désigné un des premiers pour devenir représentant du département de la Côte-d'Or.
Il se fit remarquer par sa violence au milieu des violents, par sa cruauté au milieu des cruels.
Il vota la mort du roi sans délai, et en général, toutes les lois de répression quelles qu'elles fussent.
Vers la fin de la Terreur, il eut le tact politique de comprendre que ce régime de sang et de crimes ne pouvait durer. Il fut l'un des aides de Tallien dans cette campagne qui renversa Robespierre et fit le 9 thermidor.
Sous le Directoire il se tint coi. Au reste sa fortune était faite.
Son père, le drapier de Dijon, lui avait laissé en 1793, au plus fort de la Terreur, un héritage évalué à trente mille livres, amassées louis par louis.
L'or, à cette époque de dépréciation des assignats, valait mille fois sa valeur réelle.
Grégoire se fit acquéreur de biens nationaux. Il continua ce commerce lucratif sur une large échelle. Au 18 brumaire, il possédait, vivants et liquides, cent beaux mille écus tout battant neufs, à l'effigie de la République française une et indivisible.
Quatre ou cinq ans se passèrent encore.
Le jour de Marengo, Ouvrard reçut une dépêche apportée par son courrier, qui annonçait la perte de la bataille.
Aussitôt la Rente baissa de cinq francs.
Grégoire se mit à la hausse et acheta tout ce qu'on lui proposa.
Le soir, il avait triplé sa fortune.
Sous la Restauration, il passa en Suisse, d'où il ne revint qu'en 1829.
Sa fille était le seul être qu'aimât ce vieillard égoïste. Il résumait en elle toutes ses joies; mais la tendresse qu'elle lui inspirait ne l'empêchait pas de maintenir son principe d'autorité.
Fernande avait été habituée à obéir toujours. Grégoire aimait à ce que ses ordres fussent respectés.
Le lecteur connaissant le caractère du vieux régicide, comprendra quelle émotion dut agiter le coeur de la jeune fille, quand elle entendit son père lui annoncer qu'il avait disposé de sa main.
N'ayant aucun parti en vue, il l'eût laissée libre d'épouser M. de
Kardigân; mais consentirait-il à abandonner ses projets?
M. Grégoire resta stupéfait en voyant le trouble où ses paroles jetaient sa fille.
Il la souleva dans ses bras:
—Qu'as-tu? voyons, réponds!
Le criminel, qui avait signé sans remords l'assassinat du roi-martyr; le coupable de tant de meurtres, dont le bourreau était l'exécuteur, ressentit une inquiétude cachée, presque du malaise.
Il aimait sa fille, cet homme; il l'aimait, bien qu'il fût prêt à briser son coeur plutôt que de briser sa volonté, à lui.
—Mon père!…
Elle éclata en larmes et retomba assise sur un fauteuil.
M. Grégoire se promenait de long en large dans le salon.
—Explique-toi! Pourquoi es-tu si troublée? Pourquoi l'épouvante s'est-elle emparée de toi?
—Vous me dites que vous avez disposé de moi, au moment où…
Elle s'arrêta.
—Eh bien?
—Au moment où j'allais vous annoncer que j'en aime un autre.
Le père saisit brusquement le bras de sa fille, et la regarda en face.
—Un autre? dit-il lentement.
Il y eut un silence.
—Bah! reprit-il, amourette de jeune personne bien sage! Cela passera. Celui que je te destine t'a vue chez M. Ducroisy il y a un mois. Il t'a aimée, et veut t'épouser. Tu l'épouseras.
M. Grégoire prononça ce mot froidement, avec une rigidité d'expression qui fit passer un frisson dans les veines de la pauvre Fernande.
—Il est riche, jeune et beau, continua M. Grégoire; il n'y a donc rien dans ce mariage qui te doive épouvanter.
—Mais je ne l'aime pas, moi!
—Tu l'aimeras.
—Mon père!
—Tu l'aimeras! te dis-je.
—Ah! vous ne savez pas…
—Je sais que je suis ton père et que je suis le maître. J'ai l'habitude qu'on m'obéisse. Il ne me plaît pas que toi, ma fille, tu manques au respect dû à mes volontés.
Fernande avait repris un peu d'énergie. C'était une nature douce.
Mais la force de son âme donnait à son coeur une puissance qu'elle ne se soupçonnait pas elle-même.
Nous l'avons vue s'exposer pour sauver un inconnu qui lui demandait asile.
Elle retrouva pour son amour son énergie passée.
—Mon père, dit-elle lentement, cet homme que vous voulez me faire épouser, je ne le connais pas, je ne l'aime pas… et je ne l'épouserai pas.
M. Grégoire, qui avait repris sa marche à grands pas à travers la pièce, s'arrêta court.
Quoi! sa fille osait lui résister!
—Vous ne l'épouserez pas?
—Non!
Fernande était très calme.
Son père l'avait toujours vue, jusqu'alors, craintive et timide devant lui. Il éprouva le même étonnement, la même colère qu'un homme accoutumé à voir tout lui céder et devant lequel se dresse soudain une volonté aussi forte que la sienne.
—Vous me manquez de respect, Fernande, dit-il avec hauteur.
—Vous vous trompez, mon père. Je vous respecte et je vous aime, mais je ne crois pas que l'obéissance que je vous dois me force à faire le malheur de toute ma vie.
—Des phrases que tout cela!
—Non, ce ne sont pas des phrases, mais des réalités bien vraies, je vous le jure! Vous avez donné votre parole. Moi, j'ai donné mon coeur, je ne suis pas libre et je suis fiancée à un honnête homme que j'aime et qui m'aime. Je serais lâche en vous obéissant… O mon père! écoutez-moi, comprenez-moi, je l'aime, je l'aime! Ne faites pas le désespoir de ma vie entière. Je suis votre unique enfant, ne la perdez pas, ne la chassez pas de votre tendresse, parce qu'elle ne veut point se résoudre à mourir!
—Mourir!
—Je mourrais si j'étais à un autre que celui que j'ai choisi…
—Des phrases! répéta M. Grégoire dont la colère grandissait à mesure, et pas autre chose.
—Ah! vous êtes cruel.
—Assez! Cette comédie a trop duré. Je veux que vous épousiez M. Robert
Français. Vous l'épouserez!
Fernande avait espéré toucher cet homme implacable, bien qu'elle connût la dureté de sa volonté.
Mais elle comptait à tort sur sa tendresse paternelle. Cette tendresse, bien que réelle, ne pouvait pas arracher M. Grégoire à ses projets.
Puis il ne croyait pas aux sentiments uniques et invincibles.
Fernande aimerait son mari après le mariage, au lieu de l'aimer avant. Voilà tout. Mais quand la jeune fille vit que ses prières n'étaient de rien, et que son père se refusait à les écouter, elle se reprit à son amour, comme un homme qui se noie à une branche d'arbre, pour retrouver l'énergie suffisante à la lutte:
—Mon père, vous vous trompez, si vous me croyez faible. Dieu m'est témoin que j'eusse été heureuse d'être toujours pour vous une fille docile. Mais vous voulez me tuer! J'aime un galant homme. Quelques instants avant que vous vinssiez ici, j'ai laissé tomber une main dans la sienne, en me fiançant à lui. C'est l'époux que je me suis choisi; c'est le seul que j'aurai.
—Malheureuse!
Si M. Grégoire avait gardé son visage colère et emporté, Fernande avait, de même, gardé son énergie.
Mais elle crut lire de la douleur sur les traits de son père.
Elle se jeta à genoux, couvrant sa main de baisers.
—Ayez pitié de moi, mon père, s'écria-t-elle d'une voix que ses larmes rendaient déchirante; ne me forcez pas à vous désobéir. Rappelez-vous que je suis la fille de votre femme, la seule que vous ayez aimée! Ne me désespérez pas, ne me tuez pas! Je l'aime, je l'aime… Ah! ne me séparez pas de lui… Je vous en supplie, mon père!
M. Grégoire la repoussa brusquement.
Elle tomba, dans le choc, le front sur le parquet du salon, et resta la tête couchée, pleurant et sanglotant.
Il eut comme un éclair de remords, comme une lueur de sensibilité, en voyant la prostration de cette belle et chaste créature, sa fille, enfin!
Mais l'orgueil reprit vite le dessus.
—Relevez-vous, dit-il.
Fernande obéit, essuyant les larmes qui inondaient son beau visage.
—Je vous donne jusqu'à ce soir, jusqu'à demain même pour réfléchir.
Mais que demain j'aie votre réponse.
Il sortit, laissant Fernande seule.
* * * * *
Le soir, vers dix heures, la jeune fille jetait une mante sur ses épaules, ouvrait doucement la porte de la maison et se jetait dans la rue…
XV
LE TESTAMENT
Jean de Kardigân demeurait à l'hôtel de France, sur le boulevard de
Gand.
Le lecteur se rappelle sans doute pourquoi le jeune homme s'était décidé à y louer un appartement.
Il conspirait.
Or, un conspirateur doit avant tout éviter d'inspirer des soupçons à la police.
C'est pourquoi il s'était résolu à se mettre lui-même, sous son vrai nom, sous la surveillance de cette police, qui inspecte toujours avec soin le livre des hôtels.
Il rêva quelques instants, troublé, ivre de bonheur, avant de rentrer chez lui.
Il allait, à travers les rues, répétant en lui-même ces paroles bénies:
—Elle m'aime! elle m'aime!
Elle l'aimait! Fernande, cette noble fille, en qui il avait deviné tant de vertus cachées, tant de chasteté, tant de grandeur!
Fernande l'aimait!
Il croyait porter écrite sur son visage l'ivresse intime qu'il éprouvait.
Par instants il se reprochait d'avoir tant tardé à lui avouer ce qu'il ressentait. Puis venaient les projets d'avenir, ces projets qu'il est plus doux de concevoir, peut-être, que de réaliser.
Il ne sentait pas le froid, son coeur battait à rompre sous l'émotion charmante de ce pur sentiment qui rend meilleur, et qui grandit l'âme assez haute pour l'éprouver.
Il revint chez lui vers neuf heures du soir; celui qui lui aurait demandé s'il avait dîné l'aurait fort étonné.
Jean ne comprenait pas, dans cette exaltation première, qu'il pût exister au monde d'autres préoccupations que son amour.
Son valet de chambre lui remit plusieurs lettres. Il les ouvrit et les lut, sans même déchiffrer les lignes.
Pourtant, un peu de raison lui vint.
Il se dit qu'avant de songer à cet amour qui était toute sa vie, il ne devait pas oublier son devoir.
Il avait une correspondance importante à mettre en ordre. Il voulut s'astreindre au travail; mais ses idées n'étaient pas assez nettes pour que ce travail pût aboutir. Il rejeta ses papiers, et ouvrit une valise de voyage, dans laquelle était enfermé ce qu'il avait de précieux.
Jean se sentait trop absorbé; il lui fallait quelques heures de sommeil pour que son cerveau fût libre de concevoir autre chose que Fernande.
Or, il gardait, comme un livre aimé, qu'on aime à consulter souvent, le testament où son père avait tracé pour lui ses dernières volontés.
Quand il sentait fléchir sa force, quand le doute attaquait son âme, il lisait ce testament, dans lequel le vieux gentilhomme avait laissé l'empreinte puissante de sa foi rigide et de sa croyance forte.
Ce soir-là, Jean était mécontent de lui.
Il s'accusait de négliger la mission sacrée dont il s'était chargé; il avait besoin de se retremper dans son devoir.
Voici quel était le testament de M. de Kardigân, ou plutôt quels enseignements il adressait à son fils, dans ce code d'honneur et de noblesse:
«Mon fils, vous devez avant tout aimer votre patrie. N'oubliez pas que vous avez deux maîtres: le roi de France et Dieu. Vous devez servir ces deux maîtres, car c'est votre devoir.
Aux temps où vous vivrez, un Kardigân ne doit jamais hésiter en face de ce devoir. Vous entendrez parler de vérités nouvelles. On vous dira qu'un gentilhomme a d'autres missions que d'adorer ce qui est vaincu, et qu'il est plus profitable d'adorer ce qui est vainqueur. Ceux qui parlent ainsi mentent, mon fils. Ils mentent deux fois: au passé et à l'avenir.
Vous ne devez jamais vous laisser aller aux concessions du siècle. Il est des hommes que vous devez haïr. Mon fils, qu'il n'y ait jamais rien de commun entre vous et ceux qui ont renversé le roi.
Quant à ceux qui vivent encore parmi les régicides, votre devoir est de les punir, si Dieu le permet. Je ne vous dis pas que je vous défends de faire commerce avec eux; mon fils ne peut les aimer, ni aimer leurs filles, ni aucun des leurs. Car s'il en était autrement, je sortirais de ma tombe pour vous maudire!
Que ma malédiction vous atteigne encore, si vous oubliez que vous n'avez plus de frère. Qu'il soit chassé de votre coeur, comme je l'ai chassé de notre famille! Qui fait alliance avec les régicides est régicide. En mourant, je ne lui pardonne pas, n'ayant pas la miséricorde de Dieu. Car Dieu ne pardonne pas,—il oublie. Moi, je ne suis qu'un homme, et je ne peux pas oublier.»
Jean s'absorba dans la lecture de ces lignes inflexibles, où M. de Kardigân mourant avait voulu tracer pour son fils les vérités humaines, éternelles à ses yeux.
L'heure passait, et le jeune homme ne s'en apercevait pas. Il entendit sonner onze heures du soir, étonné qu'il fût si tard.
Il s'apprêtait à quitter son cabinet de travail pour rentrer dans sa chambre à coucher, quand son domestique vint lui dire qu'une dame voilée demandait à lui parler.
—Une dame?
—Oui, monsieur le marquis. Je l'ai introduite dans le salon: elle prie
M. le marquis de la recevoir.
—Quel est son nom?
—Elle a refusé de le dire.
Jean alla dans son salon, et s'arrêta confondu en se trouvant en face de
Fernande.
La jeune fille était pâle, émue, tremblante.
—Vous! vous! s'écria-t-il. Oh! mon Dieu, que s'est-il donc passé?
En quelques mots elle lui raconta la scène qui venait d'avoir lieu entre elle et son père.
Jean écoutait, désespéré. Quel réveil!
—O mon ami, si vous saviez tout ce que j'ai souffert! j'ai cru que j'allais mourir. Enfin, j'ai retrouvé assez de forces pour venir…
—Fernande! Fernande! je vous aimais bien, mais il me semble que maintenant je vous aime mille fois plus encore, puisque vous souffrez!
—Je tremblais en me voyant seule dans la rue. Je n'osais avancer. Enfin j'ai eu l'idée d'arrêter une voiture et de donner l'adresse que vous m'aviez indiquée. Maintenant que je suis ici, écoutez-moi: mon père m'a donné jusqu'à demain pour lui faire ma réponse; cette réponse, c'est à vous de la dicter.
—A moi?
—Oui, à vous. Je viens vous dire: M'aimez-vous assez pour m'épouser malgré mon père? Voudrez-vous pour votre femme d'une fille rebelle?
—Vous, rebelle, quand vous écoutez votre coeur, quand vous m'aimez?
—Réfléchissez, mon ami. Je ne veux pas que vous cédiez à un mouvement de votre coeur. Réfléchissez!
—Réfléchir, moi? A quoi, Fernande? Je vous aime et vous m'aimez: voilà tout ce que je sais. Aujourd'hui nous nous sommes fiancés. Pourquoi irions-nous briser ces fiançailles?
—Vous avez raison, mon ami. Mon coeur me dictait la même réponse qu'à vous; mais avant de la transmettre à mon père, je voudrais être certaine que je ne faillirais pas à vos yeux.
—Vous, faillir à mes yeux, Fernande!
—Merci, ami. Je suis forte maintenant.
Elle se leva.
—Qu'allez-vous faire? demanda Jean.
—Je retourne chez mon père, car je sais ce que je dois lui répondre. J'ai dix-neuf ans. Dans deux ans, je serai majeure. Vous m'attendrez deux ans?
—Je vous le jure!
—Alors, adieu!
—Adieu!
—Oui, car je ne vous reverrai plus avant le jour où nous pourrons être unis à jamais!
O noblesse de ces coeurs purs et loyaux! Ils s'adoraient, et Jean n'avait même pas voulu baiser la main de la jeune fille.
—Si vous voulez me rendre heureux, mon amie, dit-il au moment où elle allait se retirer, écrivez-moi quelquefois, et pensez à moi toujours!
Mais votre père ne cèdera-t-il pas? Faudra-t-il donc que nous perdions deux ans de bonheur!
—Lucien Grégoire n'a jamais cédé. Jadis, quand il était représentant du peuple, on l'appelait l'intraitable… Adieu!
—Adieu, Fernande!
Mais il n'eut pas la force de la laisser partir ainsi. Il mit un genou en terre et lui baisa la main.
—Fernande, je le répète, nous sommes fiancés. Je vous engage ma foi, mon honneur et ma vie!
—J'accepte, dit-elle, car je vous engage mon amour!
Elle disparut, rapide et légère, laissant dans le coeur de Jean une tristesse âpre.
—Deux ans! il faut attendre deux ans!
Eh bien, soit! ne l'attendrais-je pas avec joie sept années comme Jacob?
N'est-ce pas ma vie, tout ce que j'ai de bon et de fort?
Il revint à sa chambre à coucher et s'assit, rêveur, à sa table de travail, où le testament de son père était resté déplié.
On sait que la correspondance du marquis était jetée sur cette table.
Son oeil tomba sur un des journaux à moitié ouverts que son domestique lui avait apportés sur un plateau d'argent.
—Son nom! murmura-t-il.
Il venait de lire dans une colonne du journal le nom du père de
Fernande. Il fit sauter la bande et lut:
«Lucien Grégoire…» Oui, c'est bien lui.
«M. Lucien Grégoire, ancien représentant du peuple, est porté par les
comités de la Côte-d'Or pour les prochaines élections. M. Lucien
Grégoire fit partie de la Convention, où il vota la mort de Louis
XVI…»
Jean se leva d'un bond.
Il vit le testament.
—C'est un régicide! s'écria-t-il.
XVI
LE COMBAT DE L'AMOUR ET DU DEVOIR
Il y eut un moment de violente stupeur, pendant lequel Jean crut être le jouet d'un rêve affreux.
—Non! c'est impossible! murmura-t-il, les yeux toujours fixés sur le journal où il venait de déchiffrer les lignes révélatrices. Je me trompe: j'aurai mal lu…
Il reprit:
«M. Lucien Grégoire fit partie de la Convention, où il vota la mort du roi…»
—Un régicide!… et c'est son père!…
Cinq minutes se passèrent, pendant lesquelles le marquis de Kardigân fut la proie d'un trouble profond.
Mais à la fin, comme un homme qui secoue soudain l'étreinte d'une hallucination, il se leva, et jetant la feuille publique loin de lui, avec colère:
—Et que m'importe! Sais-je seulement si ce journal dit vrai? Un régicide? Le crime a été commis par le père et non par la fille! De quel droit irais-je la rendre responsable? Pourquoi ferais-je porter à cet ange le poids de ce lourd héritage? D'ailleurs, je l'aime! J'ai toujours accompli mon devoir; quand j'étais soldat, mes chefs n'ont jamais eu qu'à faire mon éloge. Qui oserait dire que je ne suis pas un honnête homme, parce que j'épouserais la femme que j'aime, la femme dont je suis aimé?
Puis elle se mariera contre la volonté de cet homme. Ce n'est pas lui qui me la donne, c'est elle qui se donne librement et volontairement.
C'est dit: je l'épouserai. Tous ces maudits qui ont vendu leur roi comme Judas a vendu son Dieu, sont bien oubliés aujourd'hui. Nul n'y songe: personne ne connaît plus les noms qu'ils ont portés. Ils ont disparu, écrasés sous l'infamie qu'ils avaient commise!
Un régicide! Mais la France entière est régicide!
N'a-t-elle pas permis que son roi fût détrôné, fût exilé? N'a-t-elle pas permis qu'on brisât les traditions du passé?
J'épouserai Fernande: je l'aime!
Il se tut, secoué par l'angoisse qui, peu à peu, étreignait son coeur.
—Oui, je l'épouserai! J'ai donné ma vie à la cause sainte que je défends: je n'ai pas donné mon amour! J'ai promis de répandre mon sang: je n'ai pas promis de torturer mon coeur. Qu'on prenne cette vie, qu'on fasse couler ce sang; mais mon amour est à moi: je le garde!»
Il se tut une seconde fois.
La pâleur envahissait son visage. Celui qui l'aurait vu eût compris qu'il démentait en lui-même les paroles prononcées par ses lèvres.
Un rude combat se livrait dans ce coeur déchiré: l'éternel combat de l'amour et du devoir.
—Elle m'a sauvé, murmura-t-il. Je me rappelle ce jour-là. Son premier regard m'a conquis. J'ai compris, en la quittant, que j'étais irrémédiablement à elle. Depuis, jamais ma pensée n'a tenté de s'échapper, quand elle se portait sur ce doux visage à peine entrevu quelques heures.
J'ai rêvé d'elle, je me faisais une vie dont elle aurait la moitié, et jamais je n'ai espéré un bonheur dont elle n'eût pas eu sa part. Elle seule m'a soutenu dans mes découragements. Je n'avais plus rien: mon père, mes frères, ma soeur… ils étaient tous morts!…
Assez de phrases. Ma décision est prise irrévocablement.
Cet homme veut qu'elle en épouse un autre. Je n'aurai donc pas la honte de voir son nom au bas de l'acte qui m'unira pour toujours à sa fille.
D'ailleurs, j'attendrai: il faut que j'attende. Elle a dix-neuf ans. Qu'il vive ou qu'il meure, pour moi ce n'est de rien. Je ne le connais pas, je ne veux pas le connaître!
Jean était debout. Il semblait avoir de la répugnance à rester assis à cette table où il travaillait d'habitude.
Pourtant, un aimant invincible l'y ramenait sans cesse.
Le testament de M. de Kardigân était ouvert comme il l'avait laissé.
Il prit machinalement le papier et lut tout haut ce qu'il avait lu tout bas une heure auparavant:
«Vous ne devez jamais vous livrer aux concessions du siècle. Il est des hommes que vous devez haïr…
Quant à ceux qui vivent encore parmi les régicides, votre devoir est de les punir, si Dieu le permet. Je ne vous dis pas que je vous défends de faire commerce avec eux. Mon fils ne peut les aimer, ni aimer leurs filles, ni aucun des leurs.
Car s'il en était autrement, je sortirais de ma tombe pour vous maudire!»
«—O mon père! homme inflexible, coeur de bronze! ô mon père, si tu voyais les tortures de ton enfant, tu aurais pitié de lui!»
Il se laissa retomber, assis et la tête dans ses mains, brisé par sa douleur.
Mais cette faiblesse fut passagère. Il se releva, reprenant avec amertume:
«De quel droit a-t-il engagé ma vie? De quel droit m'a-t-il condamné à la solitude, à la souffrance? J'aime Fernande, et je n'en aime pas une autre. C'est à elle que je veux lier ma destinée!…
Pourquoi discuterais-je tant avec moi-même? Si je me sentais réellement dans le vrai, pourquoi me soumettrais-je à cette torture de lutter contre mon père mort?
Si j'ai raison, pourquoi irais-je chercher des arguments auxquels je ne crois pas? Pourquoi oserais-je me mentir à moi-même, au point de renier tout mon passé?
Je suis lâche!
La vérité est une: pas de détours! Ce serait une faute que d'épouser
Fernande… Une faute? Peut-être un crime!
Le commettrai-je, ce crime? Je ne veux plus ergoter avec ma conscience!
Elle n'est pas en repos. Elle me parle; dois-je l'écouter?»
Il se tut de nouveau, puis, il reprit avec un désespoir croissant:
«—J'ai bien dit! j'étais lâche! En l'épousant, je suis frappé de la malédiction de mon père: je deviens criminel. Notre famille a toujours porté le front haut. Et pour que ce nom n'eût aucune souillure, le jour où mon frère a déshonoré ce nom, on le lui a arraché comme à un indigne!
Mieux vaut les paroles franches!
Épouserai-je Fernande malgré mon serment, malgré mon père, malgré ma conscience? Faillirai-je à la tâche que je me suis imposée?
Ah! j'aurai beau plaider avec moi-même, ma cause est mauvaise, je ne la gagnerai pas!»
Les larmes le suffoquaient. Il éclata en sanglots. Sa douleur contenue éprouva ce soulagement qui commence le repos.
«—Non, je ne t'épouserai pas, Fernande! dit-il d'une voix sourde. Non, je ne te donnerai pas un époux déshonoré à ses propres yeux, ô ma douce fiancée!
Tu ne sauras jamais jusqu'à quel point je t'ai aimée! Tu ne sauras jamais de combien d'adoration et de respect était faite ma tendresse pour toi!
Et toi, mon père, sois content de ton fils. Tu lui appris, quand tu vivais, qu'un homme de ma maison doit sacrifier, non-seulement sa vie, mais encore son bonheur!
Je donnerai ce bonheur à la cause à laquelle tu m'as voué. De ce jour-là, je ne m'appartenais plus, et je n'avais pas le droit de m'arracher à la terrible logique des faits accomplis…»
Les larmes le reprirent.
«Je suis bien faible devant ma souffrance! murmura-t-il; je devrais plutôt penser à la sienne… penser au désespoir de cette pauvre enfant qui m'aime et qui avait reçu ma parole…
Haut le coeur, Kardigân! cela a trop duré. Il faut que demain tout soit rompu entre nous… demain, car le devoir l'emporte, cette nuit… et demain l'amour serait le plus fort peut-être!»
Il prit la plume et recopia entièrement le testament de son père.
Puis, il résolut de briser le dernier lien qui le tenait encore attaché à cette passion funeste.
Il regarda une feuille de papier blanc et se dit que quelques lignes de lui allaient creuser entre Fernande et son amour un fossé qui ne serait jamais comblé.
«—Fernande, je vous envoie les derniers renseignements que m'a laissés mon père mourant.
Lisez, mon amie. Quand vous aurez lu, vous comprendrez. Je n'ai pas le courage de vous raconter le malheur qui nous frappe… Je vous aime, Fernande. En cet instant où je vous écris, je suis bien désespéré, et j'ai des sanglots au coeur. Je n'ai jamais aimé, et je n'aimerai jamais que vous. Mais je suis de ceux qui tiennent leur serment, dussent-ils en mourir. J'en mourrais, Fernande, si mon devoir qui m'ordonne de tuer mon amour ne m'ordonnait aussi de vivre.
Je n'ai eu que votre image dans le coeur, que votre nom sur les lèvres depuis le premier jour où je vous ai vue…
Aujourd'hui tout est fini: l'espérance et le bonheur. Je dois plus que mon sang à ceux que je sers: je me dois tout entier. Mon père m'a donné, je n'ai pas le droit de me reprendre.
Adieu, Fernande… Le passé ne doit plus exister pour nous. Dieu ne le veut pas… Ah! tenez, je m'étais promis de rester froid en vous écrivant, je m'étais promis!… Non, je vous aime, Fernande, je vous aime, et je me meurs de ne pouvoir vous aimer! Que tout soit fini… Soit! mais sachez, ô ma fiancée, que je pleure en traçant ces lignes, où j'ai mis tout ce que j'ai en moi!
Adieu!
JEAN.
Quand le jeune homme eut terminé cette lettre, il la mit sous enveloppe, en y joignant la copie qu'il avait faite du testament de son père. Il ferma l'enveloppe et y apposa son cachet.
Puis il sonna son valet de chambre:
—Vous porterez cette lettre demain matin, dit-il.
Quand il se retrouva seul, seul, en face de son espoir adoré, qui n'était plus qu'une ombre, et de son avenir noir, il tomba à genoux:
—Seigneur, mon Dieu, s'écria-t-il, vous m'avez donné la force de me désespérer: donnez-moi celle de supporter ce désespoir!
Dieu l'exauça.
Jean aperçut les lettres qu'on lui avait apportées, et qu'il avait négligé de lire.
—Ah! tu te révoltes, coeur faible, dit-il. Je te dompterai par la fatigue et par le travail.
Et il s'enfonça dans son labeur, encore saignant des coups du combat terrible dont il était sorti vainqueur.
XVII
L ESPIONNE
Le dîner de M. Saincaize était des plus brillants. Quand les convives se trouvèrent réunis autour de la table du maître de la maison, il eût fallu être bien blasé sur les joies de ce monde pour ne pas admirer la réunion d'hommes distingués qui y avaient pris place.
En dehors des principaux chefs du parti légitimiste, quelques illustrations littéraires étaient présentes.
Mais celle qui attirait tous les regards était madame de Sergaz.
Elle rayonnait.
Sa toilette, fort simple, était une robe de velours noir uni, décolletée; sur ses épaules nues étincelait une rivière de diamants.
Tous les yeux étaient fixés sur elle, car l'empire de la beauté est et sera toujours irrésistible.
On eût dit que madame de Sergaz ne s'apercevait pas des hommages muets et de l'admiration des personnes qui l'entouraient. Elle restait froide et silencieuse comme une statue grecque impassible devant ses adorateurs.
Henry de Puiseux, son voisin, obtenait seul quelques paroles d'elle.
Encore étaient-ce des paroles banales, sans importance.
Au reste, le jeune gentilhomme s'occupait fort peu du plus ou moins d'importance des phrases prononcées par madame de Sergaz. Il ne l'écoutait pas, se contentait de la regarder parler, quand d'aventure elle daignait desserrer les lèvres.
Il était absolument sous le charme.
Un observateur attentif eût remarqué le léger frémissement qui agitait la belle baronne à certains moments.
L'un des convives, le célèbre M. de Balzac, alors dans tout l'éclat de ses débuts, ne perdait pas de vue madame de Sergaz, et notait chacun des mouvements instinctifs qui trahissaient l'émotion de la belle créature.
Il n'y avait guère de silencieux autour de cette table, en dehors d'Henry de Puiseux, d'Honoré de Balzac et de madame de Sergaz. Henry, parce qu'il regardait; Balzac, parce qu'il pensait; la baronne, parce qu'elle réfléchissait.
A la fin du dîner, les convives passèrent dans les salons. Henry donnait le bras à sa voisine. A cette époque, il y avait encore «des salons.» Cette expression aura bientôt disparu de la langue, aujourd'hui que les hommes ont l'habitude de quitter les femmes en sortant de table pour aller au fumoir.
Ce qui est à la fois poli et agréable: le progrès!
—Vous m'avez autorisé à aller vous voir, madame la baronne, dit Henry.
J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop si j'use de la permission?
Madame de Sergaz fixa sur le jeune homme son regard clair et froid:
—Je ne puis que vous répéter la phrase de ma lettre, monsieur, reprit-elle. Je serai toujours heureuse de vous voir.
Ou avait remarqué la cour assidue faite par Henry à la baronne; et même, l'un des convives observa que madame de Sergaz pourrait bien ne pas y être indifférente.
—Eh bien! cher romancier, dit Berryer à Balzac, que pensez-vous de cette belle dame?
—Ma foi, cher monsieur, vous m'interrogez sur une chose qui me préoccupe depuis le commencement du dîner.
—Vraiment!
—C'est comme cela.
Deux ou trois personnes s'approchèrent du grand écrivain et du grand orateur. Une causerie entre Balzac et Berryer, ce devait être merveilleux!
L'auteur de la Comédie humaine baissa un peu la voix, subitement. Mais la baronne avait d'un mouvement rapide rapproché son fauteuil du cercle formé à quelques pas d'elle; et, tout en paraissant prêter une attention soutenue à ce que lui disait de Puiseux, elle ne perdait, en réalité, aucune des paroles d'Honoré de Balzac.
—Vous serez bien étonné quand je vous communiquerai mon opinion, continua celui-ci.
—Étonné?
—Certes, oui!
—Et pourquoi?
—Parce qu'elle est, évidemment, tout à fait l'opposé de la vôtre.
—Allez toujours!
—Selon moi, le corps seul de madame de Sergaz est parmi nous ce soir.
La pensée, l'âme sont ailleurs.
—En vérité!
—Vous raillez? vous avez tort. Je ne me trompe pas. Regardez cet oeil froid, qui ne s'allume que par éclairs; regardez cette lèvre comprimée, et le sourire glacial qui glisse sur elle sans l'éclairer! Enfin, vous pourriez compter les paroles qu'elle a prononcées! Or, quand une femme est muette, c'est qu'elle a au coeur ou une crainte, ou une angoisse, ou une ambition.
Madame Saincaize se mit à rire.
—Et autrement? demanda-t-elle.
—Autrement, madame, répliqua de Balzac en s'inclinant devant la maîtresse de la maison, il n'y a pas d'exemple qu'une femme se taise!
On se récria, on contredit, on approuva: bref, l'idée du romancier célèbre fut vivement discutée.
Madame de Sergaz, l'objet de cette étrange théorie, était demeurée impassible.
Cependant, elle eut comme une lueur de colère quand Balzac ajouta:
—Maintenant, auquel de ces trois sentiments est-elle livrée?
Choisissez!
—Votre avis, à vous?
—Oh! mon avis…
—Nous vous en prions…
—Eh bien, selon moi, ce n'est sûrement pas l'amour.
—Pourquoi?
—Encore un «pourquoi?» dit Balzac en riant.
—Dame! mon cher, vous nous parlez par énigmes: or, le rôle des énigmes est d'être toujours interrogées.
—Vous avez raison.
—Alors, parlez: nous écoutons.
—Ce n'est pas l'amour, continua Balzac, presque à voix basse, attendu que l'amour donne aux visages humains une douceur, une sérénité qu'on ne voit pas sur celui de la baronne. Une femme qui aime a des émotions subites, irraisonnées. Examinez madame de Sergaz, vous n'en lirez pas une sur ses traits…
A ce moment, madame de Sergaz se retourna.
—Vous avez parfaitement raison, M. de Balzac, dit-elle.
On se regarda. Elle avait tout entendu.
—Je n'aime pas, continua-t-elle; mon mari est mort. Maintenant, vous avez parlé de crainte et d'angoisse? La crainte, je ne la connais pas; quant à l'angoisse, c'est possible. J'ai perdu un enfant que j'adorais, et j'y pense toujours.
La baronne avait prononcé cette phrase avec une vérité de diction que lui eût enviée une comédienne de profession.
Elle impressionna ceux qui l'entendirent.
Madame de Sergaz se leva:
—Excusez-moi, chère madame, dit-elle à madame Saincaize, je suis forcée de me retirer.
Au moment où elle allait sortir du salon, elle entendit une personne qui disait:
—Il y a une réunion ici, ce soir?
—Oui, lui répondit-on.
Elle n'eut pas l'air d'avoir saisi la pensée de cette demande et de cette réponse.
Madame Saincaize l'accompagna dans l'antichambre, où la baronne s'enveloppa de sa sortie de bal et rabattit le capuchon sur sa tête.
—Jacques, dit la maîtresse de la maison, faites avancer sous la marquise la voiture de madame la baronne.
Madame Saincaize salua une dernière fois la jeune femme et rentra au salon. Alors madame de Sergaz toucha le bras du laquais qui s'appelait Jacques et qui l'escortait respectueusement dans l'escalier.
Cet homme s'arrêta, étonné.
—Charles! murmura-t-elle.
—Marie, répondit le valet, qui comprenait à peine ce qui se passait.
—Allez m'attendre au coin de la rue, dit-elle.
Trois minutes après, madame de Sergaz faisait signe au domestique, resté dans l'ombre d'une porte cochère, de s'approcher du coupé qui stationnait au coin de la rue.
—Vous savez que vous devez m'obéir?
—Oui, madame.
—Bien. Dans trois quarts d'heure je serai de retour ici. Vous m'attendrez et vous m'introduirez dans l'hôtel.
—Oui, madame.
—Il y aura ce soir une réunion. Où est le cabinet de votre maître?
—Au premier étage.
—Où pouvez-vous me placer pour que j'entende tout ce qui s'y dira?
—Dans la bibliothèque.
—Personne n'y entrera?
—Je la fermerai à clef, et je la garderai. Si on me la demande, je dirai qu'elle est perdue.
—Bien; mais n'oubliez pas: dans trois quarts d'heure.
La baronne,—ou plutôt Jacqueline Morel (car le lecteur l'a déjà reconnue sans doute), fit un geste, et le coupé partit. Quarante-cinq minutes plus tard, une voiture jetait sur le trottoir une femme vêtue d'un costume d'ouvrière. C'était elle.
Jacques était au rendez-vous. Il l'accosta.
—La réunion a-t-elle commencé?
—Non, madame.
—Bien. Allons vite.
Le valet fit entrer l'espionne dans la cour de l'hôtel, et prit l'escalier de service. Jacqueline le suivait.
Parvenu au premier étage, il s'arrêta, prêtant l'oreille pour entendre le moindre bruit. Mais cette partie de la maison était déserte. L'escalier de service était désert. Il ouvrit une porte qui conduisait à l'appartement de M. Saincaize.
—Venez, dit-il.
Tous les deux se glissèrent à travers deux chambres inhabitées, où M.
Saincaize serrait ses livres et ses papiers.
—Voici la bibliothèque, dit Jacques.
—Bien.
Il introduisit Jacqueline Morel dans cette pièce attenante, en effet, au cabinet où devaient se réunir ceux qu'elle devait espionner.
Elle attendit une demi-heure environ; puis un jet de lumière passa entre les fentes de la porte; elle distingua le bruit des paroles et des pas…
La réunion allait commencer.
XVI
EXPLICATIONS
La réunion fut longue.
En effet, Jean de Kardigân était arrivé quelques instants après le départ de Jacqueline Morel, apportant un message qui lui était parvenu le matin même.
Le jeune homme avait passé une nuit sans sommeil: c'était la seconde.
Enfoncé dans son travail, il avait forcé son esprit à se distraire de sa pensée constante en l'astreignant à un rude labeur.
Au matin seulement, il s'était endormi.
A midi, il avait reçu à son réveil le document dont il venait d'apprendre la teneur à ses amis.
Ce document, qui n'a jamais été publié en France, croyons-nous, était la minute de l'acte de régence, qu'un mois plus tard, le 27 janvier 1832, Charles X devait dater d'Edimbourg.
Le voici:
«M…, chef de l'autorité civile dans la province de…, se concertera avec les principaux chefs pour rédiger et publier une proclamation en faveur de Henri V, dans laquelle on annoncera que Madame, duchesse de Berry, sera régente du royaume pendant la minorité du roi, son fils, et qu'elle en prendra le titre à son entrée en France; car telle est notre volonté.
Signé CHARLES.»
Cette pièce, dont tous les assistants comprenaient la haute signification et l'extrême gravité, fut accueillie par deux opinions bien opposées.
Ainsi que trois jours auparavant, dans la maison de la rue du Petit-Pas, M. Saincaize, aidé cette fois de MM. de Breulh et Hyde de Neuville, se prononça carrément pour l'attente.
Berryer resta neutre.
Comme la réunion avait plutôt l'aspect d'une causerie que d'une assemblée politique, personne ne présidait.
Il en résultait que les conversations étaient générales, et que l'on s'entendait difficilement.
Pourtant M. Saincaize, en sa qualité de maître de maison, réclama un peu de silence.
Le digne homme avait une observation à présenter:
—La guerre est donc décidée? dit-il.
—Oui, monsieur, répliqua Jean.
Henry de Puiseux ne put retenir un mouvement de mauvaise humeur.
M. Saincaize avait le don de toujours l'exaspérer.
—Définitivement? appuya-t-il.
Le marquis de Kardigân s'inclina de nouveau d'une manière affirmative.
—Cependant, l'avis du comité de Paris…
—Sa Majesté a cru devoir passer outre.
—Pourtant, l'avis du comité de Paris!
Henry de Puiseux laissa échapper une exclamation:
—Il me semble, monsieur, qu'on vous avait expliqué que telle était la volonté du roi! dit-il avec hauteur.
M. Saincaize ne se tenait pas pour battu.
—Pardon, pardon…, comme vous y allez. Il me semble, à moi, que l'avis du comité de Paris…
Il n'avait qu'un argument, mais il le répétait, par exemple!
Berryer fit un pas en avant.
—Nous avons arrêté, dit-il, que nous accepterions la décision de Sa Majesté, comme devant trancher le différend. Le roi veut la guerre. Va pour la guerre!
Somme toute, ce n'était pas là le but de la réunion.
Les principaux légitimistes qui la composaient voulaient s'entendre avant de partir chacun pour leurs provinces.
Le lecteur se rappelle qu'un double soulèvement devait avoir lieu: l'un à Lyon et dans le midi en général; l'autre dans l'ouest.
Or, comme l'insurrection devait éclater du 1er au 15 mai, il fallait qu'on eût le temps de la préparer des deux côtés.
Ces chefs comptaient effectuer leur départ dans la semaine, de Puiseux et Pierre Prémontré pour la Vendée; Henri de Bonnechose pour les départements situés au-dessus de la Loire; Jacques Dervieux pour Angers, et Maurice de Carlepont pour Toulouse et Marseille.
Or, Jean de Kardigân avait, en outre, la mission de leur remettre, avant qu'ils quittassent Paris, la clef des noms dont ils devaient s'appeler entre eux, et le mot de passe des correspondances.
Voici quelle était cette clef que nous donnons entièrement, afin de ne pas égarer le public, quand, dans le cours de cette histoire, nous serons obligé d'y avoir recours:
Ma tante.
MADAME…………………………………. Mathurine.
Petit-Pierre.
Le voisin.
Le maréchal de Bourmont………………….. Laurent.
N. de Maquillé………………………….. Bertrand.
M. Terrien……………………………… Coeur-de-Lion.
Marquis de Kardigân……………………… Jean-Nu-Pieds.
Henry de Puiseux………………………… Petit-Bleu.
Pierre Prémontré………………………… Pascal.
Louis Surville………………………….. Feuille-de-Chêne.
H. de Bonnechose………………………… Vol-au-Vent.
M. Clouët………………………………. Saint-Amand.
Jacques Dervieux………………………… Antoine.
Cadoudal……………………………….. Bras-de-Fer.
Cathelineau…………………………….. Le Jeune.
Charette……………………………….. Gaspard.
Maurice de Carlepont…………………….. Achille.
M. Hébert………………………………. Doineville.
Mademoiselle Stylite de Kersabiec (demoiselle d'honneur et amie de la princesse)………… Françoise.
D'Autichamp…………………………….. Marchand.
De Coislin……………………………… Louis Renaud.
Dans les lettres qu'ils s'adresseraient entre eux, les soldats d'Henri V avaient ordre de s'appeler toujours les uns les autres par leurs noms de guerre.
Quant à la clef diplomatique, elle était dans les vingt-quatre lettres de ces deux mots: le gouvernement provisoire.
Jacqueline Morel entendait tout cela.
Elle surprenait un à un tous les secrets de ces héros qui allaient risquer leur vie dans un élan sublime, ignorant que la police était là, aux aguets, épiant leurs moindres paroles, leurs moindres gestes!
Une chose surtout frappa Jacqueline Morel: c'est que les deux clefs, celle des noms de guerre et celle des lettres, furent remises à Henry de Puiseux.
Le jeune gentilhomme devait les conserver jusqu'à son départ.
Quelques minutes avant la fin de la réunion, Jacques, le valet de chambre traître, vint dire tout bas à l'espionne:
—Partez, madame, on pourrait vous surprendre.
En effet, il était prudent peut-être de se retirer.
Mais au lieu de suivre Jacqueline pendant qu'elle s'enfuit à travers les corridors de l'hôtel Saincaize, expliquons en quelques mots à nos lecteurs comment la veuve de l'ouvrier de Lille avait pu jouer son rôle de baronne.
A la mort de M. le marquis de Rieux, décédé quelques mois auparavant, la police avait mis la main sur les papiers qu'il laissait.
On ne sait jamais ce qui peut arriver. Puis, M. de Rieux ayant joué un certain rôle politique, il pouvait être bon de se prémunir contre des accusations posthumes.
M. Jumelle ayant à dresser une batterie anti-légitimiste, n'avait pas hésité.
Il résolut de construire un roman de toutes pièces, par lequel il arriverait à introduire parmi les légitimistes un traître sans qu'ils s'en doutassent.
Le traître devint une traîtresse, parce que le sous-chef de la police politique avait Jacqueline Morel sous la main et tenait à l'utiliser.
Puis il vaut toujours mieux agir au moyen d'une jolie femme, surtout quand elle est douée de grands moyens de séduction.
Voici donc comment s'y prit l'intelligent M. Jumelle pour arriver à ses fins.
Il fit copier l'écriture du marquis de Rieux par un faussaire auquel on promit sa grâce, et il composa un certain nombre de lettres qui recommandaient chaudement madame la baronne de Sergaz à plusieurs amis du feu marquis.
Il poussa le soin et l'habileté jusqu'à faire faire du papier semblable à celui dont se servait le vieux gentilhomme, papier à couronne et à chiffre identiques.
Puis il lança en avant Jacqueline Morel.
La ruse était grossière, mais simple.
Et en police, comme en toutes choses, ce qui est simple réussit fatalement.
M. Jumelle avait une seule carte contre lui dans cette partie qu'il jouait si délibérément: c'était que la veuve de l'ouvrier manquât de la distinction nécessaire pour remplir le personnage d'une grande dame.
Mais M. Jumelle connaissait ce mot de Rivarol, ce Gustave Claudin du
XVIIIe siècle:
«Toute femme, si humble qu'elle soit, saura toujours monter ou descendre, selon que vous la conduirez en haut ou en bas.»
Il savait que, s'il affublait Jacqueline d'un nom aristocratique, d'une rivière de diamants et d'une robe de velours, il ne viendrait à personne l'idée de croire que la baronne de Sergaz n'existât point.
Surtout, si elle se présentait dans le parti légitimiste, apportant généreusement son offrande à la guerre.
Or, les cinquante mille francs que la jeune femme avait remis à Berryer avaient été pris, purement et simplement, sur les fonds particuliers du ministère de l'intérieur, au chapitre: Dépenses secrètes.
Quant à Jacques, c'était un de ces agents de sous-ordre comme, durant tout le règne de Louis-Philippe, la police en eut dans les maisons qu'elle craignait.
On pourrait retrouver dans les pièces politiques de 1830 à 1835 environ, et de 1844 à 1848, un certain nombre de dénonciations faites contre leurs maîtres par des domestiques que la police avait attachés à leur service.
Il fallait donner ces explications au lecteur pour qu'il pût saisir, sans être arrêté désormais, les divers incidents de notre drame.
Les royalistes se séparèrent.
Au moment où Jean de Kardigân et Henry de Puiseux allaient quitter l'hôtel, il fut convenu entre eux et leurs amis que toutes les communications relatives à l'insurrection de Vendée seraient transmises à celui-ci, puis, qu'il devait se rendre, sous peu de jours, dans cette province.
—Grand Dieu! qu'as-tu? demanda Henry à son ami, quand ils furent seuls, et qu'il vit la figure ravagée du marquis.
—Ah! si je te disais!
—Mais quoi?
—Attends, tu sauras tout.
XIX
UN AMI INATTENDU
Mais Henry de Puiseux ne voulait pas attendre.
Il était impatient de savoir quel drame nouveau envahissait l'existence de son ami.
—Mon cher Jean, dit-il, j'en suis bien fâché, mais tu vas me faire le plaisir de me conter immédiatement ta petite histoire.
—Henry!
—Fâche-toi si tu veux! cela m'est, parbleu! bien égal. J'entends que tu n'aies pas de secrets pour moi.
—Des secrets!
—Tu en as, et de terribles, encore, continua Henry, dont la voix devint plus douce, de mordante qu'elle était d'abord.
—Tu as raison.
—Eh! mon Dieu, ne t'ai-je donc pas deviné facilement? Je connais la vie, Jean; je la connais plus que toi, car elle m'a éprouvé souvent, et sous mon masque de gaieté, je cache des angoisses dont nul ne sait le compte. Aussi, je peux te consoler et te conseiller. Parle, ami, parle sans crainte; et laisse-moi être un peu ton frère, puisque tu as perdu les tiens!
Les deux jeunes gens avaient quitté à pied l'hôtel de M. Saincaize. Ils marchaient lentement et gagnaient l'appartement de de Puiseux, qui était voisin de M. Saincaize.
Ils ne rompirent de nouveau le silence que lorsqu'ils furent assis, au coin du feu, dans cette chambre, où nous avons déjà introduit le lecteur.
—Couriol, dit Henry à son valet de chambre, comment va l'enfant?
On sait que, jusqu'à sa guérison, Jacquelin Morel devait demeurer chez
M. de Puiseux.
—Bien, monsieur.
—Il dort?
—Oui, monsieur.
—Vous pouvez vous retirer.
Couriol sortit.
—Parle, maintenant, reprit Henry, nous sommes seuls; personne ne peut nous entendre, et nous avons toute une nuit à nous.
Bien que Jean eût déjà parlé à son ami de cette jeune fille qu'il aimait, il l'avait fait avec peu de détails.
Le marquis de Kardigân reprit les choses de haut.
Il raconta cette pure histoire d'amour que nous connaissons, commencée par un jour d'émeute et finie par une nuit de désespoir.
De Puiseux était violemment ému.
Ce drame si simple et en même temps si poignant lui tirait des larmes des yeux.
Quand Jean en vint à ce combat de l'amour et du devoir, où il avait dû subir de si terribles assauts, de Puiseux se leva, et, par un mouvement spontané, il se jeta au cou du marquis:
—Bravo, Jean! dit-il.
—Tu m'approuves?
—Si je t'approuve? Je t'admire! Tu es grand par le coeur comme par la loyauté; par le courage comme par l'honneur! Crois-tu donc que beaucoup de gens seraient capables d'un pareil sacrifice, si fort au-dessus de l'énergie humaine? Je t'admire, et je te le répète, parce qu'il est beau, à une époque comme la nôtre, de voir un gentilhomme français jeter le gant ainsi à tout ce qui est tortueux et bas!
Henry s'arrêta.
Le visage de Jean s'était contracté sous l'effet de la cuisante douleur qu'il ressentait.
—Ah! tu es bien malheureux!
—Malheureux? Affreusement. Je vois noir! J'ai l'âme tordue! Pense à cela! Ceux que j'aime, je n'ai pas le droit de les aimer! Ceux qui m'aimaient sont morts! Je me demande par instants si je n'ai pas une fatalité implacable acharnée après moi. Si je n'avais pas ma foi en mon Dieu, ma foi en mon roi, qui me soutient et me réconforte, j'en arriverais au désespoir!
—Ami, dit Henry, je te demande pardon. Je t'ai promis de te consoler, j'ai eu tort. Tu es inconsolable.
—Oh! oui, inconsolable!
—Dieu est bon, Dieu est juste, vois-tu. A chaque créature humaine, il a donné sa part de souffrances à subir. Mais à côté de ces souffrances, il a mis ce baume souverain qu'on appelle le temps. Espère.
—Je suis las de l'espérance.
—Pleure, alors.
—Je n'ai plus de larmes.
—Il ne te reste plus qu'un secours: la prière. Prie!
—Oui, et que Dieu m'entende!
Il se faisait tard.
Cette confidence avait pris deux heures environ.
Au moment où Jean allait quitter son ami pour revenir à son hôtel, il eut comme une arrière-pensée.
—Conduisez-moi auprès de l'enfant, dit-il.
Henry le regarda, étonné.
Mais, sans le questionner, il ouvrit la porte qui donnait de sa chambre à coucher dans le salon, et le traversa pour entrer avec le marquis dans la pièce où Jacquelin était couché.
L'enfant dormait.
Il était réellement beau à voir, avec ses longs cheveux, que sa mère avait laissé grandir par coquetterie.
Il tenait sa tête appuyée sur son bras replié, et il souriait dans son sommeil.
Peut-être rêvait-il à celle à qui on l'avait brutalement arraché.
—Pauvre petit! murmura Jean.
Et il l'embrassa au front.
«—Laissez venir à moi les petits enfants!» a dit le Christ.
Il a voulu ainsi enseigner aux hommes tout ce que l'enfance a de grand et de sacré.
Jean ressentit le contre-coup de ce charme qu'exhale ce qui est jeune, frais et pur.
L'innocente créature était comme une consolation vivante que Dieu jetait sur les pas du marquis.
Il le devina.
—Je l'aimerai, lui, au moins, pensa-t-il.
Cette âme, toute sevrée de tendresse, ce coeur dévoué privé de dévouement, rêva de se faire un compagnon de cette innocente créature abandonnée.
Il rêva de l'emmener avec lui, dans la lande bretonne, au bord de cet océan qui pleure éternellement.
—Tiens… je pars, dit-il tristement; je ne voudrais pas rester trop longtemps ici…
Vingt minutes après, le marquis arrivait à son hôtel.
Une surprise l'y attendait.
Son valet de chambre lui dit qu'un homme était là, qui voulait lui parler.
—Un homme?
—Oui, monsieur.
—Vous ne deviez pas le recevoir. Comment! à trois heures du matin!…
—Que monsieur le marquis m'excuse, reprit le domestique, mais cet homme est venu plusieurs fois dans la soirée. Quand je lui ai dit que monsieur ne rentrerait que très-avant dans la nuit, il a déclaré qu'il attendrait.
—Ah! comment se nomme-t-il?
—Je lui ai demandé son nom; il a refusé de me le dire, sous prétexte que M. le marquis ne le connaissait pas.
—Quelle personne est-ce?
—Un ouvrier.
Jean faisait toutes ces questions, parce qu'il se méfiait, avec raison, de ce que la police pouvait diriger contre lui.
Ses méfiances furent encore excitées par les quelques paroles que venait de dire le valet de chambre.
Néanmoins, il se résolut à entrer dans le salon, où était l'inconnu.
Celui-ci était assis au coin de la cheminée où brûlaient les restes d'un feu presque éteint.
Jean lui jeta un rapide regard.
Il ne l'avait jamais vu.
Pourtant, cet ouvrier (il était facile de le reconnaître à sa blouse de travail) inspirait de la confiance par sa mine ouverte, ses yeux clairs et intelligents.
M. de Kardigân devina qu'il était en face d'un homme, et que, si cet homme était son ennemi, il serait, en tout cas, un ennemi loyal.
—C'est à monsieur le marquis de Kardigân que j'ai l'honneur de parler? dit l'ouvrier en apercevant le marquis.
—Oui, monsieur; et je suppose que, pour que vous m'ayez ainsi attendu jusqu'à une pareille heure de nuit, il faut que vous ayez à me faire part de choses graves.
—Très-graves, en effet.
L'ouvrier parlait d'une voix ferme.
Le domestique, un peu inquiet de laisser son maître à trois heures du matin, seul avec un homme inconnu, était resté debout à la porte du salon.
—Je voudrais parler… à vous seul, continua l'ouvrier.
Tout cela intriguait Jean.
Au reste, son visiteur inconnu lui plaisait, par un je ne sais quoi de franc qui se devinait en lui à première vue.
Puis qu'importait?
Jean n'était pas de ceux qu'une crainte ou un danger peut arrêter.
—Laissez-nous, dit-il au domestique.
Il s'éloigna.
Les deux hommes, l'homme de la noblesse, l'homme du peuple, étaient seuls, en face l'un de l'autre: et c'eût été un spectacle curieux que d'examiner ainsi ces deux types des deux grandes expressions de la société moderne.
Lamartine a parlé, dans un vers fameux, de la différence qui existe entre ces races distinctes d'origine, l'une portant dans ses veines le sang rouge du Gaulois, l'autre le sang bleu du Franc.
Le Gaulois et le Franc étaient en présence.
Chacun d'eux combattait les dieux de l'autre; et cependant ils sentaient réciproquement que quelque chose de caché les unissait déjà.
En effet, si l'ouvrier et Jean ne se connaissaient pas de visage, le premier avait joué un rôle influent dans la vie du second.
—Vous rappelez-vous, monsieur le marquis, dit-il, cet ouvrier qui se trouvait, le 30 juillet 1830, chez le citoyen Grégoire?
—Si je me le rappelle? Il m'a sauvé la vie! Il se nomme Jérôme Hébrard.
—C'est moi.
Jean serra la main de Jérôme.
—Avez-vous besoin de moi, par bonheur?
—Non, monsieur, je vous remercie. Je vous apporte une lettre de mademoiselle Fernande.
—Dieu! Elle est donc en danger?
—Oui… en danger, mortel…
XX
LE COMMENCEMENT DE LA LUTTE
L'avant-veille, en quittant son fiancé, Fernande était rentrée chez elle un peu rassurée.
Elle venait de voir Jean. La vue de celui qu'elle aimait suffisait à lui donner des forces.
Et pourtant elle tremblait à la pensée de la lutte qu'elle allait être obligée de supporter contre son père, non à cause des violences qu'elle avait à craindre, mais parce que son père devenait son ennemi, et que, par devoir, elle l'aimait et le respectait.
La voiture qui l'avait amenée au boulevard de Gand traversait rapidement
Paris pour la conduire à l'Arc de Triomphe: elle songeait.
Dans sa loyauté native, dans sa pureté immaculée, elle n'avait même pas eu l'idée qu'elle pût commettre une action répréhensible en allant chez celui qu'elle considérait comme devant être son mari. D'ailleurs, les dangers n'existent que pour ceux qui les connaissent.
Comment, elle qui avait grandi dans l'ignorance du mal, pouvait-elle le craindre?
Elle s'attendait à trouver la maison endormie.
Son père l'avait élevée à sa façon, la laissant parfaitement libre. Il s'était trouvé que l'enfant à qui il avait donné toute licence, était une honnête créature. Mais une femme vicieuse eût été perdue et jetée dans la mauvaise voie.
Donc, Fernande devait croire que son retour passerait inaperçu, comme son départ.
Elle ouvrit la porte cochère avec la clef qu'elle avait sur elle et monta rapidement à sa chambre.
Quelle ne fut pas sa surprise en y voyant son père qui l'attendait!
M. Grégoire se leva froidement en apercevant Fernande.
—D'où venez-vous, dit-il, à une pareille heure, seule, dans les rues?
Le vieux conventionnel savait parfaitement que sa fille ne pouvait rien avoir fait de mal. Il connaissait trop la pureté de Fernande pour la soupçonner. Mais il devinait en partie ce qui avait eu lieu, et cette résistance ouverte à ses ordres le révoltait.
Elle ne mentait jamais.
Souvent, quand elle était enfant, elle avait mieux aimé être punie que de se sauver par un mensonge.
Et Dieu sait que la punition était sévère pour elle: sa mère ne venait pas l'embrasser, le soir, dans sa chambre!
Aussi, M. Grégoire savait que sa fille lui répondrait la vérité.
Si elle ne voulait pas lui raconter ce qui s'était passé, elle se tairait; mais à coup sur elle ne mentirait pas.
Fernande pâlit un peu à cette demande de son père.
Mais elle comprit que, dans la voie douloureuse où elle était entrée, elle ne devait reculer devant rien.
—Je viens de voir celui à qui je me suis fiancée, mon père, dit-elle.
Bien que M. Grégoire fût préparé à cette réponse, il ne s'attendait pas à ce qu'elle fût aussi catégorique.
—Vous avez osé me désobéir!…
—Mon père, continua doucement la jeune fille, je vous ai averti de ce que je croyais mon devoir. Je vous respecte trop pour vous mentir. J'ai voulu parler à l'homme dont je porterai le nom, après l'arrêt inflexible qui est sorti de votre bouche.
—Et que lui avez-vous dit?
Elle se tut.
—Vous ne m'entendez pas?…
—Mon père…
—Répondez, je le veux!
—Je lui ai raconté tout ce qui s'était passé entre nous, et je l'ai prié d'attendre deux ans, parce que dans deux ans je serai libre.
M. Grégoire sentit que, s'il restait encore quelques instants auprès de sa fille, et surtout s'il continuait à l'interroger, il ne pourrait pas rester maître de lui.
—C'est bien, dit-il.
Et il sortit.
Fernande s'agenouilla sur ce prie-Dieu que Jean de Kardigân avait remarqué lorsqu'elle l'avait enfermé dans sa chambre, pour l'arracher à la fureur des révolutionnaires, et elle éleva sa douleur vers Dieu, puis elle se coucha.
Mais le sommeil ne venait pas.
Elle avait devant les yeux l'image de son père courroucé; des frissons inconscients s'emparaient d'elle, la secouant de la tête aux pieds. Elle eut cette espèce de délire qu'on ressent pendant la crise, alors que les idées ne sont pas effacées complètement par le sommeil et gardent, au contraire, ce vague des choses indéfinies.
C'était l'heure où Jean se trouvait en face de son terrible sacrifice; l'heure où celui qu'elle aimait luttait avec la douleur, comme Jacob avec l'ange, cette image éternelle de l'homme terrassant ses passions.
Ah! si elle avait pu savoir qu'au moment où elle se débattait contre l'insomnie, où elle cherchait en vain à trouver un sommeil qui la fuyait, sa vie, sa destinée se jouaient dans le coeur de l'homme qu'elle avait choisi!
Aux premières lueurs du soleil, vers huit heures du matin, elle put prendre un peu de repos. A dix heures, elle s'éveilla.
Elle se hâta de se lever et de s'habiller, brisée par cette nuit d'insomnie.
Son habitude, chaque jour, était de se lever à la première heure. Elle employait sa matinée à entendre la messe d'abord et ensuite à visiter les pauvres.
Voyant l'heure avancée, elle craignit d'arriver trop tard; mais, néanmoins, elle voulut accomplir ses devoirs quotidiens.
Elle fit demander à son père s'il pouvait la recevoir.
M. Grégoire lui fit répondre qu'il l'attendait.
—Vous allez sortir lui dit-il, en voyant qu'elle avait mis un mantelet et un chapeau.
—Oui, mon père, comme d'habitude. Mais je venais vous souhaiter le bonjour.
—Je vous remercie. Vous pouvez quitter votre chapeau. Vous ne sortirez pas.
—Vous avez besoin de moi?
—Non.
—Alors, mon père, je vous demanderai la permission d'aller faire mes prières accoutumées.
—Je vous la refuse.
Fernande ne comprenait pas encore.
Elle crut naïvement que son père voulait reprendre avec elle la conversation brutale commencée la veille. Ne lui avait-il pas, d'ailleurs, donné vingt-quatre heures de réflexion! Il voulait une réponse, sans doute.
—Vous ne sortirez pas aujourd'hui.
—Vous ne voulez pas?…
—Ni demain, ni les autres jours.
—Mon père!…
—Je vous fais savoir ma décision. Assez!
—Je vous en supplie… Mon père!…
—Assez, vous dis-je! Suis-je le maître, oui ou non? Il me semble que j'ai le droit de faire dans ma maison et de ma fille ce qu'il me convient.
Elle salua le vieillard et remonta chez elle.
A l'heure du déjeuner, elle descendit.
—Il est venu une lettre pour vous, Fernande, lui dit-il. La voici.
C'était la lettre de Jean.
M. Grégoire n'avait pas voulu l'ouvrir.
—Vous me connaissez, continua-t-il. Il ne m'a pas plu de savoir ce qu'elle contenait; seulement, vous ne la lirez qu'après me l'avoir donnée vous-même. Il ne me convenait pas de briser le cachet d'une lettre à vous adressée.
—Cette lettre… vous voulez!…
—Je la lirai, ou vous ne la lirez pas.
—J'obéis, mon père.
Elle s'approcha du feu qui brillait dans la cheminée, et y brûla la lettre.
Pauvre enfant! si elle s'était doutée de ce que contenait ce frêle papier!
Elle versa quelques larmes en regardant la flamme monter joyeusement dans l'âtre à cet aliment nouveau qui lui était jeté.
Mais elle ne voulut pas qu'on pût voir cette faiblesse d'un instant.
Elle se détourna et en effaça toutes traces sur son visage.
Le repas fut silencieux.
Au moment où il allait se terminer, la porte cochère de la maison résonna sur ses gonds.
Un domestique vint annoncer à M. Grégoire qu'une personne le demandait.
—Restez ici, Fernande, dit le conventionnel à sa fille; j'aurai besoin de vous tout à l'heure.
Elle frémit, devinant que la personne qui venait d'arriver était l'homme auquel son père voulait la marier.
Tout la confirmait dans cette idée, d'abord cette prison où on l'enfermait, ensuite le sourire de joie que M. Grégoire avait emporté aux lèvres en la quittant.
En effet, dix minutes plus tard, elle fut invitée par son père à se rendre au salon.
Debout, appuyé sur la cheminée, elle aperçut un jeune homme de vingt-quatre ans, de haute taille, pâle et distingué, qui tressaillit faiblement en la voyant.
—Monsieur Robert Français, ma fille, dit M. Grégoire.
Elle chancela presque, mais sa force lui revint aussitôt.
Elle allait à la bataille. Si elle était victorieuse, son bonheur était sauf; si elle se laissait vaincre, sa vie entière était perdue.
M. Robert Français avait une figure belle et énergique, bien qu'un peu triste.
Une fine moustache brune couvrait sa lèvre, et la bouche découvrait, quand il souriait, des dents très blanches.
Il paraissait, sinon bon, au moins loyal et homme d'honneur.
Les yeux foncés et brillants indiquaient une nature habituée à regarder en face.
Fernande résolut d'aller droit au danger. Au reste, son père semblait vouloir laisser l'explication inévitable se faire librement entre les deux jeunes gens.
Il sortit.
Alors elle s'avança vers M. Robert Français et lui dit d'une voix ferme:
—Monsieur, on veut que je sois votre femme. J'ai besoin de vous parler sans détours.
Le jeune homme s'inclina:
—Mademoiselle, répondit-il, je suis à vos ordres…