Jean-nu-pieds, Vol. 1: chronique de 1832
IX
LE VOYAGE
Maurice de Carlepont avait bel et bien joué ce pauvre M. Jumelle, en lui disant que Madame et le maréchal de Bourmont étaient à bord du Carlo-Alberto.
Le sous-chef de la police politique se hâta d'aller prévenir le préfet du département, pendant qu'on ordonnait à une frégate de se préparer à donner la chasse au petit vapeur, dès que celui-ci ferait mine de s'enfuir.
Si l'autorité croyait Son Altesse sur mer, elle ne penserait pas à la chercher sur terre.
C'est, en effet, ce qui arriva.
Quelques minutes après la rencontre comique avec le gendarme, Madame vit la route de Marseille à Toulouse se dérouler à peu de distance.
—Votre Altesse veut-elle continuer sa route? demanda M. de B…lh.
—Si je le veux!
—Cependant… j'avais espéré…
—Qu'est-ce que vous aviez espéré, je vous prie?
—Que Votre Altesse renoncerait à aller plus loin.
—Une fois pour toutes, de B…lh, répondit gravement la princesse, je ne veux plus qu'on me parle de cela. Je fais ce que je crois être, ce qui est mon devoir.
Monsieur de B…lh s'inclina.
Madame reprit avec animation:
—Quoi! des hommes jeunes, riches, heureux, aimés, n'ont pas hésité à quitter famille, bonheur et richesse, pour se battre sur un signe de moi,—peut-être pour mourir. Et moi je ne les suivrais pas! Non, je fais ce que ferait mon fils à ma place; et je n'exposerai plus un prince français à recevoir une seconde lettre comme celle qu'écrivit Charette!
Le cabriolet arrivait sur la route.
—A gauche! ordonna Madame.
A gauche!… le sort en est jeté.
Le cabriolet partit.
Vers les quatre heures du soir, les voyageurs entraient dans un petit bourg.
Par le plus grand des hasards une calèche s'y trouvait à vendre.
Quand je dis: le plus grand des hasards, je parle du sentiment qu'éprouva la princesse; car au fond, bien qu'elle l'ignorât, c'était une chose très-naturelle.
M. de Bonnechose, ce noble et courageux jeune homme, qui gagna, dans cette campagne, l'immortalité du dévouement, avait pris les devants et fouillé le bourg jusqu'à ce qu'il eût trouvé cette calèche.
M. de Bonnechose ne devait plus abandonner la princesse jusqu'en Vendée.
Le transbordement se fit donc d'une voiture dans l'autre.
A la nuit close, Madame, très-fatiguée, voulut s'arrêter pour souper et coucher.
—Où sommes-nous ici? demanda-t-elle.
—A X…, Madame.
—A X…? Tant mieux, nous avons un ami ici.
—Lequel?
—M. de…
M. de Bonnechose fit un mouvement.
—Il est absent.
—Oui, dit M. de B…lh, mais son frère peut le remplacer.
—Son frère, dit M. de Bonnechose, est non-seulement républicain, mais encore maire de cette commune.
—Est-ce un honnête homme? demanda Son Altesse.
—Oui, madame.
—Eh bien, je me risque!
Elle alla frapper à la porte du gentilhomme républicain.
Une servante vint ouvrir.
—Je voudrais parler à monsieur de ***, dit Madame.
La servante alla chercher son maître.
—Monsieur, dit la princesse, vous êtes républicain; mais je me suis rappelée Charles Stuart fugitif. Je suis la duchesse de Berry, et je viens vous demander asile.
M. de *** salua respectueusement:
—Ma maison est aux ordres de Son Altesse, dit-il.
Madame passa chez cet ennemi une nuit calme.
Au matin arrivèrent deux amis: M. de Ménars et M. de Villeneuve, parent de M. de B… qu'ils devaient remplacer. M. de Villeneuve avait pris un passeport en son nom, lequel portait: «voyageant avec sa femme et son domestique.»
—Je vois bien la femme, dit son Altesse en riant, mais je ne vois pas le domestique.
—Nous allons le trouver sur la route, dit M. de Villeneuve.
On partit.
Il faisait un vent piquant et sec. Les chevaux marchaient bien, trop bien même; car, à une descente un peu rapide, ils prirent tout à coup le mors aux dents.
En vain M. de Ménars et M. de Villeneuve essayèrent-ils de les arrêter: la calèche descendait avec une rapidité effrayante.
De plus, cette voiture était vieille et menaçait à chaque soubresaut de se briser en deux.
Elle se contenta de verser.
Tout le monde était sain et sauf, mais la calèche était cassée.
—Comment allons-nous faire? demanda Madame.
—Rien n'est perdu, dit M. de Villeneuve. Est-ce que mon domestique n'attend pas sur la route?
—Oui, mais où?
—A deux kilomètres d'ici.
Madame prit le bras de M. de Villeneuve et fit bravement les deux kilomètres à pied.
En effet, le domestique, venu de Marseille dans un char-à-bancs, se tenait assis au bord du chemin.
Il se leva en apercevant les voyageurs. C'était un jeune homme d'une trentaine d'années, qui portait une élégante livrée noir et or.
M. de Villeneuve lui serra la main.
—Vous êtes bien familier avec vos gens, de Villeneuve! dit Madame en riant.
—J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse M. de Lorge, dit M. de
Villeneuve.
—Humble serviteur de Son Altesse! riposta M. de Lorge.
—Bravo! Partons, continua la princesse. Seulement, messieurs, une simple observation. A partir de cette heure, supprimez, je vous prie, des appellations dangereuses. Une Altesse courant les routes pourrait bien sembler extraordinaire. Je suis tout simplement madame de Villeneuve. Ne l'oubliez pas.
Le 5 mai, à sept heures du soir, Madame entrait à Toulouse.
Personne ne faisait attention à ce char-à-bancs, car les propriétaires des environs sont accoutumés à venir souvent en ville.
Pourtant un officier de la ligne se trouvait, par hasard, assis à la porte de l'hôtel devant lequel le char-à-bancs était arrêté.
M. de Villeneuve avait pris les devants pour acheter une chaise de poste.
Il devait continuer à petits pas jusqu'à ce que le char-à-bancs le rejoignît.
Cet officier regardait attentivement la princesse, qui sentait le danger, mais n'osait faire un mouvement ni ordonner le départ de peur d'appeler une dénonciation.
—Voyez donc, de Lorge, comme cet officier me regarde? dit-elle.
En effet, l'officier ne quittait pas des yeux le petit groupe formé par les voyageurs. Tout à coup il se leva et vint à M. de Lorge.
Il lui mit la main sur l'épaule.
Le gentilhomme croyait tout perdu, quand l'officier lui dit tout bas:
—Engagez votre maîtresse à acheter un autre chapeau, celui-là ne lui couvre pas assez le visage.
Puis, soulevant son képi, il salua la princesse en mettant dans cette action un respect caché que la prudence l'empêchait d'accentuer davantage.
—Brave coeur! murmura Madame. Ah! mes Français! mes Français!…
M. de Ménars avait accompagné M. de Villeneuve.
Un jeune homme de Toulouse, fort connu dans la ville, M. Neychens, aujourd'hui rédacteur de l'Union, devait les remplacer pour quelques heures.
Il fallait, autant que possible, éviter les soupçons. Or, M. Neychens avait l'habitude de faire souvent, en chaise de poste, le voyage de Toulouse à Bordeaux.
M. de Villeneuve fut rejoint à onze heures du soir. On quitta le char-à-bancs et le voyage se poursuivit avec une rapidité d'autant plus grande que le temps pressait. Ainsi que Madame l'avait écrit au marquis de Kardigân, elle voulait que le soulèvement de la Vendée eût lieu du 1er au 15 mai. Or, on était déjà au 5, presque, au 6. Elle était donc en retard.
Aussi fut-il résolu d'activer le voyage. A Agen, au lieu de continuer droit sur Bordeaux, par Marmande et La Réole, elle se dirigea vers Saintes, par Villeneuve-sur-Lot, Sainte-Foy et Libourne.
Aux environs de Saintes, M. de Villeneuve avait un ami. Cet ami était M. le marquis de Dampierre. Par malheur, il n'était pas chez lui. Il ne devait rentrer que le soir.
Or, ce jour-là était un dimanche.
Madame voulut assister à la messe du village, elle s'y rendit.
Naturellement personne ne la connaissait. Elle passa donc inaperçue.
Pourtant, vers la fin de l'office, au moment où le curé se retourna pour prononcer l'Ite missa est, il resta tout à coup interloqué. Heureusement personne ne fit attention à cet incident, que pas même la duchesse n'avait remarqué.
Les voyageurs allaient sortir de l'église, quand Madame s'arrêta.
Elle venait d'entendre entonner le Domine salvum fac regem nostrum
Ludovicum Philippum…
Elle écouta la tête baissée.
Puis deux grosses larmes roulèrent sur son visage.
—Qu'avez-vous, madame? demanda M. de Villeneuve.
—Ah! il a pris non-seulement le trône de mon fils… mais encore les prières que son peuple devait faire pour lui!
Il y avait tant de coeur, tant de loyauté choquée, tant de tendresse maternelle blessée dans cette exclamation, que les compagnons de l'illustre voyageuse se turent…
Pauvre princesse! hélas! on lui avait tout pris, en effet… tout, même les prières de la France!
Quelques heures plus tard, M. de Villeneuve arrivait, accompagné de la princesse, de M. de Ménars et de M. de Lorge, à la grille du château du marquis de Dampierre.
Le marquis était de retour.
M. de Lorge sonna; le concierge qui demeurait à côté de la grille, dans une petite maison de garde, vint ouvrir.
—Nous voudrions parler à M. le marquis, dit le gentilhomme.
—Oh! je crains que monsieur ne puisse vous recevoir, répondit le concierge.
—N'importe, conduisez-nous au château.
—Qui annoncerai-je à monsieur?
—Des amis: allez!
On introduisit les voyageurs dans un salon du rez-de-chaussée, pendant que le concierge transmettait à un valet de chambre la phrase de l'étranger.
On entendit un grand bruit dans tout le château, semblable à celui que produirait une légion de valets.
—Je suis sûre que nous tombons mal, observa la princesse.
Elle était un peu cachée par l'ombre des rideaux du salon. Aussi, quand
M. de Dampierre entra, ne l'aperçut-il pas tout d'abord.
—Bonjour, cher ami! dit M. de Villeneuve en tendant la main au marquis.
—Comment toi!… toi! qui arrives à l'improviste? C'est mal.
Le marquis avait prononcé cette phrase avec une telle conviction, que M. de Lorge se détourna pour cacher le sourire qui naissait sur ses lèvres.
M. de Villeneuve continua négligemment:
—Mon Dieu! cher ami, il ne faut pas m'en vouloir. Je passais à Saintes avec ma femme, et…
—Ta femme!…
—Oui. Et elle a désiré que je te présentasse à elle.
M. de Dampierre distingua seulement alors une dame dissimulée dans l'ombre des tentures. Il salua et reprit:
—Tu es donc marié?
—A ce qu'il paraît.
Madame s'avança. Le marquis la reconnut.
—Dieu!
—Monsieur le marquis de Dampierre, Madame, dit M. de Villeneuve. Et toi, cher ami, pardonne-moi cette petite comédie; mais Son Altesse est triste depuis ce matin, et j'ai voulu l'égayer un peu.
—Je suis heureux et fier, Madame, dit le marquis, que Votre Altesse…
—Assez d'Altesse, marquis! reprit Madame, qui jusqu'alors avait gardé le silence. Je suis ici, sur la route et sur le passeport, madame de Villeneuve.
—Alors, je remercie madame de Villeneuve, riposta le marquis en saluant de nouveau, de l'honneur qu'elle fait à ma maison, en s'arrêtant sous mon toit.
—Marquis, nous avons faim et nous sommes las, dit de Lorge.
—Vous avez faim!… Ah! quel malheur! j'ai justement à dîner, ce soir, vingt personnes.
—Tant mieux!…
—Parmi lesquelles le sous-préfet de Saintes et le lieutenant de gendarmerie de l'arrondissement.
—Qu'importe! dit la duchesse: ils ne me connaissent pas, et… d'ailleurs, je suis madame de Villeneuve.
En effet, M. de Dampierre présenta les nouveaux venus à ses hôtes, comme des amis attendus par lui.
Personne ne reconnut la princesse, personne excepté le brave curé.
Le matin, en entonnant l'Ite missa est, il avait déjà vu Madame. Il eut un tressaillement en la retrouvant dans le salon du marquis.
Nous passerons rapidement sur les détails de ce dîner, malgré le comique de la situation. Le lieutenant de gendarmerie et le sous-préfet de Saintes rivalisaient d'amabilités pour Madame.
S'ils avaient su!…
A onze heures du soir on se sépara; mais au moment de regagner son presbytère, le curé demanda à madame de Villeneuve de vouloir bien lui accorder quelques instants d'entretien.
La duchesse, un peu étonnée, y consentit.
—Madame, murmura le curé, ce matin, à la messe… j'ai laissé les autres dire à leur façon. Moi j'ai chanté: Domine salvum fac regem nostrum HENRICUM.
—Merci! monsieur l'abbé, dit-elle.
Ce pauvre curé de campagne n'avait-il pas deviné l'émotion profonde dont ce coeur de princesse et de mère avait dû être secoué?
Seul, quand ses ouailles oubliaient, seul il s'était souvenu. Il est vrai que celui qui reste fidèle à son Dieu sait rester fidèle à son roi.
* * * * *
Le lendemain, dès l'aube, ils repartaient. A Saintes, M. de Bonnechose les rejoignait et montait dans la chaise de poste.
Puis, par un crochet fait à travers champs, Madame revenait chez M. de
Dampierre.
Il était important que, dans le pays, on crût repartis les voyageurs de la veille.
Au reste, Madame était brisée de fatigue, et, à la veille de s'exposer à des fatigues plus grandes encore, elle sentait le besoin de prendre quelques jours de repos.
Puis, la princesse voulait se faire précéder de ses ordres en Vendée et en Bretagne. Elle resta donc chez le marquis de Dampierre.
Son premier mot à M. de Bonnechose avait été:
—Où est le maréchal?
M. de Bonnechose l'ignorait, et tous l'ignoraient encore. M. de Bourmont se tenait, avec raison, caché dans quelque retraite. Mais Madame devinait que sa présence était indispensable.
En effet, M. de Bourmont pouvait seul empêcher de se reproduire le fait désastreux qui avait tant nui à la première guerre de Vendée.
Les chefs de 1794, comme ceux de 1832, étant tous égaux entre eux, celui qui obtenait le commandement en chef blessait, par cela même, la susceptibilité des autres. Hélas! même dans le dévouement, il y a des côtés humains, donc des petitesses. Or, le maréchal, par son nom, par son grade, par l'éclat des services rendus, était plus qu'un autre l'homme désigné pour être généralissime. Tous accepteraient avec joie pour premier un maréchal de France.
Ensuite, Madame envoya aux principaux chefs la lettre suivante:
«Que mes amis se rassurent: je suis en France. Bientôt, je serai en Vendée. C'est de là que vous parviendront mes ordres définitifs; vous les recevrez avant le 25 de ce mois. Préparez-vous donc. Il n'y a qu'une méprise dans le Midi. Je suis satisfaite de ses dispositions, il tiendra ses promesses. Mes fidèles provinces de l'Ouest ne manquent jamais aux leurs. Dans peu, toute la France sera appelée à reprendre son ancienne dignité et à retrouver son ancien bonheur.
M-C. R.
15 mai 1832.»
Cet ordre collectif fut bientôt suivi d'une proclamation que Madame fit tirer à plusieurs milliers d'exemplaires à l'aide d'une presse portative.
Voici ce document:
PROCLAMATION
DE MADAME LA DUCHESSE DE BERRY
Régente de France
«Vendéens! Bretons! Vous tous habitants des fidèles provinces de l'Ouest!
Ayant abordé dans le Midi, je n'ai pas craint de traverser la France au milieu des dangers, pour accomplir une promesse sacrée: celle de venir avec mes braves amis, et de partager leurs périls et leurs travaux.
Je suis enfin parmi ce peuple de héros! Ouvrez à la fortune de la France! Je me place à votre tête, sûre de vaincre avec de pareils hommes. Henri V vous appelle. Sa mère, régente de France, se voue à votre bonheur.
Répétons notre ancien et notre nouveau cri: Vive le Roi! Vive Henri V!
MARIE-CAROLINE.
Imprimerie royale de Henri V.»
Comme la circulaire, cette proclamation fut datée du 15 mai.
Quand, le lendemain, après huit jours de repos, Madame quitta le château du marquis de Dampierre, elle était précédée de ces lignes chaleureuses et enthousiastes.
Pour la suivre maintenant, nous ne pouvons mieux faire que de copier l'écrivain militaire auquel nous devons une partie de ces renseignements[8]:
«Les chevaux de M. de Dampierre conduisirent Madame jusqu'à la première poste, où elle prit des chevaux et continua sa route par Saint-Jean d'Angély, Niort, Fontenai, Luçon, Bourbon et Montaigu.
Madame la duchesse de Berry traversait en plein jour, et en voiture découverte, le pays que quatre ans auparavant elle avait traversé à cheval, allant de château en château, et entourée des populations accourues sur son passage. Quant à M. de Ménars, propriétaire dans le pays, habitué de toutes les élections, comme électeur et éligible, ayant présidé le grand collége de Bourbon, c'était un miracle qu'il ne fût point reconnu à chaque pas.
Sans doute, les voyageurs furent protégés par leur imprudence même. Il est vrai que Madame avait une perruque brune, mais elle avait oublié de noircir ses sourcils blonds.
Elle fut obligée de les teindre avec du charbon, pour harmoniser leur couleur avec celle de sa perruque noire…»
… Au relais de Montaigu, M. de Lorge, habillé toujours en domestique, fut obligé, pour ne pas mentir à son costume, de manger avec les domestiques, et d'aider à atteler les chevaux.
M. de Lorge se tira de son rôle, comme s'il eût joué la comédie en société.
Le 17 mai, à midi, Madame descendait, accompagnée de M. de Ménars, au château de M. de N… Les deux voyageurs changèrent aussitôt de costume avec le maître et la maîtresse de la maison, qui montant dans leur voiture, continuèrent la route en leur lieu et place.
Le postillon, que les valets avaient grisé dans la cuisine, tandis que les maîtres changeaient de vêtements au premier, ne s'aperçut de rien; il enfourcha son porteur, à moitié ivre, et prit la route de Nantes, ne se doutant pas qu'on lui avait changé ses voyageurs, ou plutôt qu'ils s'étaient changés eux-mêmes.
La Duchesse avait donné rendez-vous à ses amis dans une maison située à une lieue à peu près du château, et appartenant à M. X… Vers cinq heures de l'après-midi, elle prit le bras de M. O… et gagna cette maison à pied, où MM. de Charette et de Ménars, vêtus de blouses, et chaussés de souliers ferrés, ne tardèrent pas à les rejoindre.
Le soir, Madame partit pour gagner une cachette qu'on lui avait ménagée dans la commune de Montbert. Elle était accompagnée en outre, par un gentilhomme du pays, M. de la R…e.
Quelques paysans escortaient les voyageurs.
On demanda à la princesse si elle voulait faire un détour ou passer la Maine à gué. Comme si elle eût voulu s'habituer du même coup à tous les périls, Madame préféra le danger à la lenteur.
On hésita pour savoir où l'on passerait la rivière. On se décida pour
Romainville, où la Maine est moins profonde.
Un paysan qui connaissait les localités, prit la tête de la colonne, sondant le chemin avec un bâton qu'il tenait de la main droite, tandis que de la gauche, il tirait à lui la Duchesse. Arrivés au tiers de la rivière, le paysan et Madame sentirent s'écrouler sous leurs pieds la pile sur laquelle ils avaient cru pouvoir s'aventurer.
Tous les deux trébuchèrent et tombèrent à l'eau.
Madame, tombée à la renverse, avait disparu, entièrement submergée. M. de Charette s'élança aussitôt, saisit la princesse par le bras, et la tira de la rivière. Mais elle était restée cinq ou six secondes sous l'eau, et avait failli perdre connaissance.
Les compagnons de Madame ne voulurent pas lui permettre d'aller plus avant. On la ramena à la maison d'où elle était partie. Elle changea de vêtements, et décidée, dès lors, à changer de route, monta en croupe derrière un paysan. En raison du détour, elle n'arriva que le 18 mai au village de Montbert. Elle y coucha…
Cependant, des gendarmes ayant été aperçus aux environs, il fut décidé que, pour plus de sûreté, Madame se réfugierait ailleurs. On approchait du moment décisif, et il ne fallait pas risquer de tout perdre par une imprudence inutile.
Aussi le lendemain, 20 mai, Madame se rendit dans une ferme voisine.
Ce ne fut que le 21 au soir, que Son Altesse repartit pour gagner la commune de Legé, où devaient se rendre M. de Breulh, et, à son défaut, M. Berryer.
Ce fut en effet ce qui arriva.
Les royalistes de Paris étaient de plus en plus surveillés. Les ministres de Louis-Philippe devinaient que cette insurrection vendéenne serait sérieuse, et faisaient tous leurs efforts pour arrêter, sinon supprimer, ce qui leur était impossible, tout échange de correspondances entre Paris et la Vendée.
Aussi les royalistes de Paris se dirent que si l'un d'eux se risquait à faire le voyage, il serait aussi surveillé étroitement.
Une imprudence pouvait amener la découverte de la retraite de Madame, et par conséquent son arrestation.
Il y eut un moment d'embarras et d'ennui très-réel pour eux.
Heureusement survint une circonstance fortuite qui sauva tout.
Berryer reçut avis qu'un assassin de La Charente-Inférieure, qui devait être jugé aux assises de la Rochelle, demandait à être défendu par lui.
Le motif d'un voyage était tout trouvé.
Le grand orateur cachait l'homme politique sous la robe de l'avocat.
Il n'allait plus en Vendée pour aider à l'insurrection, mais bien au contraire pour défendre un assassin.
Pour en finir une bonne fois avec ces détails historiques qui, bien qu'arrêtant la marche de notre action, sont rigoureusement nécessaires, voici ce qui se passa:
Berryer partit de Paris le 20 mai au matin et arriva à Nantes le 22.
L'homme de confiance de la Duchesse l'y attendait. Il vint prendre l'illustre voyageur, et tous deux s'éloignèrent de Nantes à cheval.
Au milieu de la nuit seulement, et après de nombreuses et émouvantes péripéties, les deux hommes parvinrent à la retraite que la princesse avait choisie.
Que se passa-t-il dans cette entrevue?
Hélas! elle n'est que trop connue!
Berryer et le comité de Paris étaient entièrement opposés à une action par les armes, action que les hommes énergiques, et réellement dévoués du parti, réclamaient et espéraient.
M. Saincaize, M. de Breulh, M. Hyde de Neuville, M. de Chateaubriand lui-même, ne se rendaient pas bien compte de la situation, et craignaient de se jeter dans ce qu'ils appelaient une «aventure.»
Berryer usa donc de son influence, influence doublée encore de son éloquence personnelle et de l'avis de ses collègues, pour combattre le projet de Madame.
La conférence dura une partie de la nuit.
La princesse refusait au nom de son fils, au nom de son devoir, au nom de la mission sacrée qu'elle avait reçue, et qu'elle devait accomplir.
A cinq heures du matin, Berryer l'emportait.
Madame était vaincue. Elle pouvait résister, refuser, quand on lui parlait des dangers qu'elle courait…
Mais Berryer mit en oeuvre des raisons qu'une âme élevée et forte comme celle de la princesse devait écouter avec émotion. Il lui parla de son fils, dont elle pouvait compromettre la couronne dans une insurrection; puis de ceux qu'elle ferait orphelins, de celles qu'elle ferait veuves.
Madame céda…
Elle écrivit une lettre qui suspendait les préparatifs faits pour le 24 mai.
Ce fut une faute et une grande faute!
A qui doit en incomber la responsabilité?
A Berryer d'abord, aux royalistes de Paris et un peu à Madame.
Ce fut la seule. Elle manqua de promptitude dans la décision, la force de la volonté et la rapidité dans l'exécution étant un des traits distinctifs de cette puissante nature.
Dès que Berryer eut reçu des mains de Madame la lettre qui donnait contre-ordre, il s'éloigna rapidement pour rentrer à Nantes.
La princesse renonçant à soulever la Bretagne et la Vendée, devait naturellement quitter la France, où sa présence devenait non-seulement inutile, mais encore dangereuse.
Elle comptait rejoindre à grande vitesse Nantes, dans une maison isolée, prendre là un passeport sous un nom supposé, qui l'y attendait, et sortir de France.
Mais Berryer ne devait pas voir arriver la princesse.
Dès que le fatal conseiller eut disparu, Madame se rappela la mission qu'elle avait reçue: mission sainte, qu'elle tenait de Dieu encore plus que des hommes, parce que Dieu seul donne aux rois l'hérédité de leurs droits.
Elle se rappela tout ce qui s'était fait déjà, tout ce qui se ferait encore, sans doute.
Peut-être revit-elle les ombres héroïques de Charette, de Lescure et de la Rochejacquelein venir l'adjurer, au nom de leur mort, de continuer l'oeuvre qu'elle avait commencée…
Elle prit la plume, et, au lieu de partir, envoya à Berryer une lettre où elle lui annonçait que, au lieu d'éclater le 24 mai, la guerre commencerait du 3 au 4 juin.
En effet, le 25, M. de Bourmont reçut la lettre suivante:
«Ayant pris la ferme résolution de ne pas quitter les provinces de l'Ouest, et de me confier à leur fidélité si longtemps éprouvée, je compte sur vous, mon cher maréchal, pour prendre toutes les mesures nécessaires à la prise d'armes qui aura lieu dans la nuit du 3 au 4 juin. J'appelle à moi tous les gens de courage. Dieu nous aidera à sauver la patrie!
Aucun danger, aucune fatigue ne me découragera. On me verra toujours aux premiers rassemblements.
Vendée, 25 mai 1832.»
Le lecteur comprend maintenant combien avait été funeste le conseil de
Berryer.
La plupart des chefs ayant fait leurs préparatifs pour le 24 mai, reçurent heureusement le contre-ordre qui remettait la levée de boucliers au 4 juin. Mais quelques-uns de ceux d'en deçà de la Loire ne purent être prévenus, ce qui amena des soulèvements partiels facilement écrasés.
Or, à cette date du 25 mai où nous sommes parvenus, une dizaine de chefs avaient reçu des ordres pour attendre.
Nous savons que Jean de Kardigân et Henry de Puiseux attendaient, eux, avec leurs hommes, dans les bois de Machecoul.
Le 26 au matin, un paysan, le front couvert d'un large et épais chapeau campagnard, se présenta aux avant-postes, derrière lesquels se tenait Madame.
Il montra une passe signée du maréchal de Bourmont.
—Votre nom? demanda le factionnaire au paysan.
—Jean-Nu-Pieds.
Ils ne s'appelaient, les uns et les autres, que par des faux noms.
—Bien.
Jean-Nu-Pieds fut introduit dans une chambre où se trouvait un jeune gars d'environ dix-huit ans, qui mangeait un potage aux choux.
Au bruit des pas il se retourna.
—Bonjour, marquis! dit-il.
C'était Madame, ou plutôt Mathurine.
X
LES BOIS DE MACHECOUL
Jean de Kardigân et ses amis avaient été fidèles au rendez-vous. Le 4 mai, toutes les troupes placées sous son commandement, et qui, sans compter les non-valeurs, se composaient de douze cents hommes, se trouvèrent réunies dans les bois de Machecoul.
Mais revenons de quelques pas en arrière.
Le lecteur a, nous l'espérons, gardé le souvenir de cette nuit agitée où le marquis, la Pâlotte, Jacquelin et Aubin Ploguen avaient fait leur expédition à la crique de Bel-Râch.
Au retour, Henry du Puiseux, arrivé sur le brick hollandais l'Espérance, avait remis au marquis les dépêches et les ordres de Madame.
Puis, deux paysans, un jeune, Pinson, un vieux, Leneguy, étaient venus frapper à la porte du vieux manoir pour demander l'hospitalité.
Nul n'avait soupçonné que Pinson était cette Fernande, dont le marquis s'était brusquement séparé. Seul, Aubin Ploguen s'était douté de quelque chose; seul, le Breton fidèle avait pressenti qu'un mystère était caché sous le déguisement de la jeune fille.
A son réveil, Pinson éprouva ce double et contraire sentiment de la crainte et de la joie.
La joie… car elle était près de Jean.
La crainte… car le jeune homme pouvait tout deviner et s'éloigner d'elle encore une fois.
Le marquis ne s'aperçut de rien. A peine donna-t-il un regard à ce petit paysan qui lui était envoyé; sur la lettre du vieux Gouësnon, il l'avait purement et simplement accepté dans son état-major; état-major, hélas! dont les fatigues dépassaient souvent celles des simples soldats!
Madame appelait à elle tous ses fidèles pour le 4 mai.
Le marquis de Kardigân, qui ne pouvait savoir qu'à cette date Madame était à peine au milieu de son périlleux voyage, commanda tous ses hommes pour qu'ils fussent arrivés avec lui dans les bois de Machecoul au jour indiqué.
Le voyage de Kardigân à Machecoul se fit par des chemins détournés, nuitamment; les douze cents hommes divisés en petites bandes marchaient isolément.
Il est vrai que les autorités des communes savaient parfaitement à quoi s'en tenir. A mesure que le moment de la prise d'armes approchait, les maires dans les cantons, les lieutenants de gendarmerie dans les arrondissements se tenaient préparés à tout événement.
Fernande n'avait naturellement pas quitté Jean de Kardigân.
Aubin Ploguen, depuis le départ, suivait silencieusement des yeux cet enfant. Il était ravissant, ce petit Pinson!
Le costume des paysans bretons de la côte est d'une élégance inconsciente à charmer Neuville ou Stevens, ces maîtres peintres.
Figurez-vous une veste étroite s'arrêtant à la taille, et attachée par devant par des boutons de cuivre. Le col de couleur est rabattu, laissant apercevoir le cou bien attaché et ferme de la jeune fille. Sur ses cheveux bruns elle a mis une perruque blonde, cette longue chevelure que les paysans du Morbihan et de l'Ille-et-Vilaine laissent pendre au milieu des épaules.
Ces cheveux blonds changeaient l'expression de la physionomie de
Fernande au point de la rendre méconnaissable.
Malgré les quelques regards que le marquis de Kardigân avait indifféremment jetés sur elle, il ne s'était pas un seul instant douté que ce petit Pinson cachait ce qu'il adorait par-dessus tout au monde.
Dans la nuit qui suivit le départ, ils arrivèrent aux bois de Machecoul.
La troupe prit son cantonnement sous les fourrés épais.
Aubin s'était écarté de ces cantonnements pour aller chercher des approvisionnements nécessaires.
Leneguy, la Pâlotte, Henry de Puiseux, Jean, Pinson, M. Lambquin et deux autres paysans formaient l'état-major.
Leneguy tailla à pleines branches et eut bientôt construit un petit bûcher derrière lequel vinrent se chauffer les combattants futurs.
Il faisait un vent sec qui passait en sifflant à travers les branches.
Le pauvre Pinson grelottait.
Jean s'en aperçut, et, détachant son manteau, le jeta sur les épaules de l'enfant.
—Merci, monsieur, murmura-t-il.
Le marquis ne reconnut pas la voix.
Et pourtant Dieu sait que sa pensée ne se détournait pas de cette radieuse image qui restait pour lui comme un paradis perdu.
Le feu flambait joyeusement. La flamme grimpait à mi-hauteur des arbres, et nos héros s'étaient couchés à terre, tournés vers cette douce chaleur.
Jacquelin dormait, M. Lambquin dormait, les trois paysans dormaient.
Il n'y avait d'éveillés que ceux que secouait une passion humaine.
—Remarques-tu la tristesse de la Pâlotte? demanda Henry à Jean.
—Oui.
—Sais-tu d'où cela vient?
—Non.
—Mon cher, il y a dans cette femme quelque chose qui m'intrigue. Le romanesque de sa vie a un côté séduisant. Quand on pense que cette paysanne si belle sous sa robe de laine, qu'elle semble être encore une grande dame, a été la baronne de Sergaz! Et la baronne de Sergaz n'était elle-même qu'une obscure ouvrière de Lille!
—Où veux-tu en venir?
—Tu me traiteras de rêveur.
—Va toujours.
—Eh bien! je suis convaincu qu'il y a en elle quelque chose que nous ne connaissons pas: je viens de te le dire, et je suis sûr de ne pas me tromper.
—Quoi?
—Eh! si je le savais, je ne te le demanderais pas!
—Enfin…
—Écoute. Ses yeux ont parfois une fixité qui m'inquiète…
Pinson était placé à côté d'Henry de Puiseux. A mesure que le jeune homme parlait, il se tournait doucement, afin de prêter une attention plus grande à ce qu'il disait.
Il eut un léger tressaillement, et jeta involontairement les yeux sur la Pâlotte; en effet, la jeune femme, assise devant le feu, la tête appuyée dans la main, semblait rêver profondément. Son regard fixe, dardé sur la flamme, paraissait y contempler la suite d'un roman, le spectacle d'un drame.
—Dieu! murmura Pinson, elle aime!
Était-ce l'amour?
Henry continua:
—Mon cher Jean, la vie a des fatalités étranges. Plus je vais, plus je le sens. Elle est faite de soubresauts et de hasards. Qui nous aurait dit, il y a quatre ans, quand la flotte du roi de France partait pour Alger, quand il racontait avec joie à LL. AA. RR. Madame la duchesse de Berry et Madame la Dauphine, les premiers triomphes de ses soldats, qui nous aurait dit qu'une heure viendrait, heure rapprochée, où ce roi vainqueur souffrirait en exil, où l'une de ces mêmes princesses viendrait partager notre existence de périls et de privations?
Eh bien! ami, je sens qu'un drame va se jouer autour de nous. Il est là, dans l'ombre, près de ce feu où nous nous chauffons, près de ce bois où nous nous sommes réfugiés.
—Tu rêves!
—Qu'avais-je dit? Tu ne me crois pas!… Tiens! as-tu remarqué ce petit
Pinson?
—Le fils de Gouësnon?
—Ah! c'est le fils du fameux Gouësnon?
—Oui.
—C'est étonnant…
—Pourquoi?
—Oh! rien.
—Mais que voulais-tu me raconter sur cet enfant?
—Rien, te dis-je…
Pinson avait écouté la suite des paroles d'Henry de Puiseux avec une attention aussi grande que le commencement.
Seulement, une crainte vague s'était emparée de son coeur.
Pauvre Fernande!
N'avait-elle donc pas encore fini son dur apprentissage de la souffrance?
Henry et Jean avaient cessé de causer. Tous les deux s'étaient enveloppés dans leurs manteaux et dormaient. Les deux femmes, seules, ne trouvaient pas le sommeil.
Ah! si la Pâlotte avait su!
Mais elle ne pouvait pas savoir. Pinson essuya doucement une larme qui coulait sur sa joue.
—Il est là! et il me croit bien loin de lui, pourtant! murmura-t-il.
C'était la seconde fois que cette idée-là lui venait…
Tout à coup, la Pâlotte se redressa. Elle jeta un regard autour d'elle.
Elle crut, sans doute, que personne ne pouvait la voir, car elle se pencha vers Jean, comme pour contempler son visage.
Ses yeux brillaient, et la pâleur de son front avait augmenté.
Ce fut une révélation pour Pinson.
—Grand Dieu! dit-il à voix basse, est-ce que M. de Puiseux aurait eu raison? Est-ce que?…
Elle n'acheva pas. Une angoisse sourde l'oppressait.
XI
LA PALOTTE ET PINSON
Quand vint le matin, tous les soldats rangés sous les ordres du marquis de Kardigân étaient réunis dans les bois de Machecoul. Dès lors une vie nouvelle commençait pour nos héros.
Madame cessait de s'appeler madame; on ne devait plus la nommer que Mathurine ou ma Tante, quand elle resterait en paysanne; que Petit-Pierre, quand, ainsi que Fernande, elle deviendrait un jeune gars de Bel-Râch ou d'Erqui.
Le marquis de Kardigân devenait Jean-Nu-Pieds, et Henry de Puiseux, Petit-Bleu.
Jean-Nu-Pieds ordonna de commencer aussitôt les travaux de défense.
Ces travaux étaient fort importants; car il ne fallait pas s'exposer à se laisser tourner par les troupes de Louis-Philippe.
Voici en quoi ils consistaient:
Le marquis fit abattre à chaque sentier débouchant de la forêt dans la plaine une centaine d'arbres. Ces arbres, placés en travers de la sente, formèrent un obstacle infranchissable devant lequel devaient s'arrêter les soldats, pendant que les chouans feraient feu, abrités derrière leurs palissades.
Ce travail dura toute la matinée, et chacun y prit part, Pinson et
Jacquelin comme les plus grands.
A midi, les chouans commencèrent à visiter leurs armes à feu.
Puis, le marquis fixa à chaque escouade son cantonnement particulier.
Les onze ou douze cents hommes placés sous son commandement étaient divisés en dix bataillons de cent quinze hommes chacun environ; cinq bataillons avaient pour chef Henry de Puiseux; les cinq autres Jean-Nu-Pieds. A son tour, chaque bataillon formait quatre escouades de vingt-cinq à trente hommes.
Au milieu des bois de Machecoul s'élèvent des grottes vastes, qui ont dû être autrefois des dolmens, ces autels où les prêtres druidiques offraient des sacrifices humains à leurs dieux sanglants. Là étaient emmagasinés des cartouches et des vivres. Il y en avait pour deux mois. Et quand ces provisions seraient épuisées, la mer se chargerait, par le vaisseau l'Espérance ou un autre, d'en apporter de nouvelles.
Le soir de ce second jour, on distribua des vedettes.
Jean et Henry avaient à peine une heure à eux pour causer. Tout leur temps était absorbé par les soins de leurs commandements.
Une huitaine de jours s'écoulèrent ainsi: on était au 13 mai.
Jean-Nu-Pieds commençait à devenir inquiet du retard éprouvé par Madame.
Il savait cependant que Son Altesse était en France, et que la tentative de Marseille avait échoué.
Toutes ces préoccupations avaient naturellement empêché le marquis de remarquer Pinson. Mais si, lui, n'avait pas prêté son attention au prétendu fils du vieux Gouësnon, il n'en était pas de même d'Aubin Ploguen et de la Pâlotte.
Le Breton et la jeune femme, pour des raisons différentes, il est vrai, voyaient plus clair que les autres. Seulement, Aubin était arrivé à une certitude presque complète, tandis que la Pâlotte ne faisait encore que soupçonner.
Fernande semblait ne pas se douter ni s'apercevoir de la surveillance dont elle était l'objet. Comment la pauvre enfant se serait-elle méfiée?
Il est vrai que le regard calme d'Aubin Ploguen la gênait quand il s'arrêtait sur elle.
Mais la loyauté qu'elle lisait dans cet oeil clair ne lui inspirait aucune crainte.
Quant à Henry de Puiseux, il avait oublié presque entièrement les soupçons qui lui étaient venus tout d'abord.
Vers le 17 mai, Jean-Nu-Pieds reçut la proclamation et la circulaire écrites par Madame au château de M. de Dampierre, proclamation et circulaire que le lecteur connaît déjà.
Dès lors, en calculant l'arrivée probable de Madame, il pouvait fixer le jour où il se rendrait auprès d'elle.
D'un autre côté, comme naturellement plus approchait le moment de la lutte, plus il fallait augmenter la surveillance, il fit faire de nouveaux travaux de défense.
Les bois de Machecoul ne pouvaient être attaqués que sur leur versant nord. Il résolut de les enceindre de ce côté-là par un long fossé circulaire qui formerait une espèce de contrefort.
Il fut arrêté que les travailleurs partiraient dès l'aube, pendant que la Pâlotte, Jacquelin et Pinson iraient à Nantes aux nouvelles.
La Pâlotte accepta cette mission avec joie; mais quand elle sut que Pinson devait l'accompagner, elle ordonna à son fils de rester dans les bois.
Elle désirait sans doute rester seule avec ce singulier paysan qui avait les pieds si petits et les mains si blanches.
Ils partirent tous les deux au matin, emportant des provisions pour la journée.
Fernande, loin de dépérir dans cette vie de fatigues et de dangers, prenait chaque jour de nouvelles forces. Il y a de ces natures que l'existence active grandit et réconforte.
—Viens, petit, dit la Pâlotte en prenant le bras de la jeune fille.
Pinson dégagea son bras tranquillement, sans brusquerie, et suivit la
Pâlotte qui avait pris le sentier de la plaine.
—C'est étrange, pensa la Pâlotte.
Les deux femmes descendaient le petit chemin tout vert, ombragé par des arbres épais, dans lesquels chantaient les oiseaux, qui fêtaient le printemps.
De temps en temps, elle jetait un regard curieux sur son compagnon, non qu'elle eût deviné une femme dans Pinson: elle était à mille lieues de cette idée, mais elle avait la prescience qu'on lui cachait un mystère, peut-être même un danger menaçant pour Jean de Kardigân.
Fernande se taisait. Quand le coeur est rempli de pensées, les lèvres restent muettes.
Arrivées au tiers de leur course, la Pâlotte tira de son bissac le déjeuner et proposa à Pinson de prendre des forces:
—Au reste, petit, tu dois connaître le pays, dit-elle.
—Oui.
—Est-ce que tu n'es pas de Savenay?
—En effet.
—Ton père, le vieux Gouësnon, chez lequel nous arriverons à la nuit, car n'oublie pas que nous ne devons pas nous montrer de jour, ton père, le vieux Gouësnon, pourra bien nous offrir l'hospitalité?
—Certainement…
Il y eut un silence.
La Pâlotte avait fait deux parts de la viande froide et du pain emportés par elle.
—Tiens, prends, petit.
Et elle lui tendit sa part du déjeuner.
—Merci.
—Sais-tu que tu n'es pas bavard? continua la Pâlotte.
—C'est que je parle mal le français, répondit Pinson, avec un léger embarras et en traînant un peu sur ses mots, comme s'il eût fait un effort pour les trouver.
—Tu connais mieux le bas-breton, n'est-il pas vrai?
—Dame!…
—Eh bien! veux-tu m'en dire quelques mots? C'est une vraie musique, votre langage de ces côtés-ci, et je n'aime rien tant que l'entendre.
Fernande avait été élevée aux environs de Savenay, nous l'avons dit. Elle connaissait donc à merveille le patois breton, et rien ne lui était plus facile que de contenter la Pâlotte.
Celle-ci vit que cette première épreuve échouait. Elle remit à plus tard la suite.
—Allons, en route, petit, dit-elle.
Toutes les deux reprirent leur marche. Au reste, elles n'avaient pas à se hâter; de Machecoul à Nantes il y a à peine une demi-journée de marche. Elles devaient seulement entrer à la nuit tombante dans la capitale de la Loire-Inférieure, où le vieux Gouësnon était venu de Savenay, exprès pour les recevoir et leur donner des nouvelles.
Elles tournèrent donc à droite, laissant sur la gauche le lac de
Grandlieu, et dépassèrent bientôt Château-Thibaut.
—Avons-nous des amis ici? demanda la Pâlotte, qui montra à son compagnon le village assis à leurs pieds au bas de la colline.
Cette demande augmenta encore la gêne de Pinson, qui de rouge qu'elle était devint blanche.
—Mais…
—Tu ne le sais pas?
—Si… je le sais…
—Aussi… je me disais que c'eût été trop étonnant. Comment! toi…—toi qui es du pays…—car tu es du pays…—ne connaîtrais-tu pas ce château?
—Mais je le connais, je le connais.
—En bien! à qui appartient-il?
En faisant cette question, la Pâlotte ne se doutait pas de l'effet qu'elle produisait sur Fernande.
—Il appartient à un bleu, murmura-t-elle d'une voix étranglée.
—A un bleu?
—Oui.
—Et comment s'appelle-t-il? Tu dois le savoir, puisque tu es… puisque tu es du pays.
—Il s'appelle…
Elle s'arrêta et ajouta plus bas:
—Monsieur Grégoire…
En effet, la maison était un bien de son père.
XII
OU LA PALOTTE GUETTE
Le reste du voyage fut silencieux jusqu'à Nantes. Elles y arrivèrent à la nuit tombée. La Pâlotte réfléchissait aux étrangetés de Pinson; Pinson s'effrayait des questions réitérées de la Pâlotte.
Celle-ci était de plus en plus persuadée que son compagnon lui cachait la vérité. Mais elle ne le soupçonnait pas d'être une femme.
Non. Aubin Ploguen seul avait eu comme une arrière-pensée de la réalité; mais la Palôtte croyait que Pinson était un espion envoyé par les autorités de Louis-Philippe.
Comment M. de Kardigân eût-il pu se méfier de cet enfant?
Le vieux Gouësnon les attendait dans une petite maison, à l'extrémité des ponts de Cé.
Il vint les bras ouverts à Pinson, et l'embrassa en disant:
—Bonjours, mon gars!
—Il le connaît donc! pensa la Pâlotte, alors il n'aurait pas menti.
En effet, il était bien difficile de se méfier du vieux Gouësnon, un austère chouan, le seul vivant de ceux qui avaient fait toutes les guerres de Vendée depuis 1793.
On citait avec orgueil, dans la lande, un mot de Charles X, qui avait dit:
—Le paysan Gouësnon est un bon gentilhomme.
Gouësnon conduisit les deux femmes aux deux couchettes qui leur avaient été préparées.
Ces deux couchettes étaient placées dans des mansardes attenantes l'une à l'autre. Pinson avait l'air d'être brisé de fatigue. La Pâlotte allait s'étendre sur son lit, quand il lui sembla entendre un bruit de pas au dehors.
Elle ouvrit la petite fenêtre de sa mansarde et regarda.
En effet, la chambre de Jacqueline était au premier étage, et de là, on pouvait facilement voir et entendre dans la rue.
Elle se pencha.
Il faisait nuit. Une clarté douce s'épandait sur tous les objets, colorant de ses reflets mats les murailles de la maison. Or, contre cette muraille se tenait appuyé un homme, enveloppé d'un manteau, et dont un chapeau couvrait le visage.
Cet homme ne pouvait se douter de l'espionnage dont il était l'objet. Au reste, il n'eût pu apercevoir la Pâlotte, à demi cachée derrière les contrebas de la mansarde.
Il attendit là pendant un quart d'heure.
Cependant la ruelle était déserte. Personne, en ce temps troublé, ne se serait risqué si tard en un quartier isolé.
Au delà du cercle des maisons, on voyait l'enfilade des ponts de Cé, déserts eux aussi.
Quand un quart d'heure se fut écoulé, l'homme se retourna, et ramassant un petit caillou sur le sol, le jeta contre les vitres de la mansarde occupée par Pinson. La Pâlotte avait éteint sa chandelle. Celle du petit gars se reflétait encore derrière les fenêtres. Était-ce donc un signal?
Jacqueline retenait son souffle pour ne pas trahir sa présence, elle se croyait en face d'une machination infâme: qui sait si elle n'était pas sur la trace d'un complot d'espionnage?
Deux fois de suite l'homme embusqué jeta des pierres contre les vitres. La fenêtre de Pinson ne s'ouvrit pas. Enfin, il se mit à frapper cinq fois dans ses mains, à intervalles inégaux.
Aussitôt la fenêtre s'ouvrit.
—Est-ce vous? dit la voix de Pinson.
—Oui.
—Quand êtes-vous arrivé de Paris?
—Hier matin.
—Que m'apportez-vous?
—Une lettre.
—Ah!
Pinson prononça ce mot d'une voix étouffée.
—Comment ferez-vous pour me l'envoyer?
—Avez-vous une corde?
—Oui.
—Laissez-la pendre. J'y attacherai la lettre.
Pinson fit glisser le long de la maison une ficelle assez forte. Elle se releva bientôt tirée par la main émue de la jeune fille, et la Pâlotte aperçut distinctement un morceau de papier blanc à son extrémité.
—Si je pouvais m'en emparer? pensa-t-elle. Comment faire?
—Merci, ami, murmura Pinson. Vous avez été bon et dévoué, merci!
—J'ai quelque chose à vous demander?
—A moi?
—Oui.
—Parlez vite. Si cela est en mon pouvoir…
—Je veux pénétrer dans les bois de Machecoul.
—C'est impossible!
—Impossible? N'importe! il le faut.
—Hélas! Jérôme, que me demandez-vous là? Je sens qu'on se méfie de moi là-bas. Le vieux Gouësnon m'a pourtant fait passer pour son fils, ce devrait être un titre suffisant. Mais non. Je devine aux regards qu'on me lance qu'on me redoute: un enfant!
—Ils sont donc soupçonneux?
—Oh! oui.
—Comment faire?
—Pourquoi teniez-vous à pénétrer dans les bois de Machecoul?
—Ce serait trop long à vous raconter. Attendez que je puisse causer longuement avec vous.
—Avez-vous vu mon père?
—Oui.
—Écoutez-moi aussi, je veux absolument vous parler. Demain soir nous serons, ma compagne et moi, dans la cabane de Jozon le pêcheur, au bord du lac de Grandlieu. Allez au château de M. Grégoire, à Château-Thibaut. Vous direz que vous venez de ma part et on vous ouvrira. Demain soir, à onze heures, j'irai vous attendre dans une barque, qui est à cent mètres environ de la cabane de Jozon. La barque est cachée sous des arbres très-feuillus; on ne pourra nous voir.
—Bien. A demain!
—A demain. Vous n'oublierez rien?
—Non…
La fenêtre se referma, et la Pâlotte n'entendit plus que le bruit des pas d'un homme qui s'éloignait.
Elle rentra dans sa mansarde, et, haletante, émue jusqu'au fond de l'âme, elle se mit à réfléchir à la portée, à la signification de la scène nocturne qu'elle venait de surprendre.
—J'avais bien deviné, pensait-elle. Ce Pinson est un espion, un traître! Il veut vendre le maître… Mais je suis là, moi!
Elle marchait dans l'étroite chambre, les bras croisés sur sa poitrine; un feu sombre brillait dans ses yeux.
—Et tous ces hommes qui sont les amis du maître n'ont rien vu! Ils ont cru à ce Pinson! Oui, mais eux, ce ne sont que les amis, tandis que moi… tandis que moi!…
Elle s'arrêta.
Puis, elle reprit avec une animation croissante:
—Je garderai ce secret pour moi seule. Je veux être seule à veiller… Quand il saura que je l'ai sauvé, peut-être son coeur s'amollira, et alors!…
Un sourire vint effleurer la lèvre de cette splendide créature.
Elle resta quelques instants encore à rêver; puis elle s'étendit sur sa couchette. Mais elle ne put dormir.
Le lendemain, dès l'aube, elle était debout, n'ayant pu réussir à fermer l'oeil de la nuit.
Elle avait réfléchi. La complicité de Gouësnon dans une trahison lui paraissait inadmissible. Le mieux était de croire, selon elle, que la religion du vieux chouan avait été surprise.
En tous cas, elle était frappée de ce qu'avait dit Pinson.
—Vous irez de ma part à la maison de M. Grégoire, à Château-Thibaut, et l'on vous ouvrira.
Or, quand la veille, elle avait demandé à Pinson qui était ce M.
Grégoire, Pinson lui avait répondu: C'est un bleu.
Au reste, l'enfant avait dit vrai. Gouësnon les envoya au lac de Grandlieu. Sa maison du pont de Cé était observée. Il valait mieux ne pas exposer les dépêches à être surprises.
La journée s'écoula entièrement, sans que ni l'une ni l'autre ne sortissent. La Pâlotte feignait de ne rien savoir. Au rebours de la veille, où elle s'était montrée méfiante avec son compagnon, elle fut plus pleine d'entrain et de gaieté en lui parlant.
Puis, à quatre heures du soir, Gouësnon fit atteler une petite charrette. On la remplit de foin et de paille, comme pour simuler le retour d'un marché, les deux femmes montèrent sur le petit banc, et Gouësnon prit place à côté d'elles.
En deux heures ils arrivèrent à Château-Thibaut. Sur la route, ils rencontrèrent des soldats. A une lieue et demie du village, un groupe d'hommes sur la route.
—Arrête, la voiture, cria une voix mâle.
Gouësnon retint son cheval. Celui qui avait crié s'approcha.
C'était un homme de cinquante-cinq ans environ, haut en couleur, de grande taille et d'expression énergique. Il portait les insignes de général de brigade. Le cordon de commandeur de la Légion d'honneur brillait à son cou.
Cet homme était le général Dermoncourt, récemment envoyé de Paris pour commander la subdivision de la Loire-Inférieure.
Gouësnon le reconnut sans doute, car il porta béatement la main à son béret, en prenant cette mine niaise que savent si bien se donner les Bretons dans les circonstances difficiles. Que voulez-vous? La Bretagne est si près de la Normandie!
—Où vas-tu? demanda le général.
—Où je vas, monsieur?
Il y eut un silence. Dermoncourt observait attentivement le paysan.
—Ah! mon gaillard, je te connais! dit-il. Holà! deux hommes, pour m'empoigner celui-là!…
XIII
BLANCS ET BLEUS
A l'ordre du général Dermoncourt, deux chasseurs à cheval s'élancèrent.
Avant que Gouësnon ait pu se défendre, il était jeté à bas de la charrette et conduit au milieu d'un groupe de soldats.
Le paysan ne dit pas un mot. Il se contenta de jeter un coup d'oeil à
Pinson, coup d'oeil énergique, qui contenait un monde de paroles.
Pinson-Fernande feignit de n'avoir rien vu. Mais se tournant vers le général Dermoncourt:
—Comment, général, vous arrêtez mon ami Gouësnon?
—Tais-toi, blanc-bec! Et toi, le vieux, avance à l'ordre. Dis-moi, te rappelles-tu le capitaine républicain commandant l'escouade qui prit Charette?
—Oui, répondit Gouësnon d'une voix grave et sombre.
—L'as-tu reconnu?
Le paysan darda sur l'officier son regard farouche:
—Oui…
Il y eut un silence, pendant lequel ces deux hommes, ennemis éternels l'un de l'autre, se regardèrent attentivement.
—Ah! tu le reconnais? reprit Dermoncourt de sa voix sèche et vibrante. Eh bien, tu as bonne mémoire. Je ne t'ai pas oublié, mon gars! Tu étais dans le bois, à cinq mètres de la place où Charette gisait, blessé à mort; ce qui n'a pas empêché les gredins de Nantes de le fusiller… lui, un soldat… lui, un héros!… Moi, j'étais le capitaine. Quand je me suis avancé vers lui, pour le relever, tu t'es adossé contre un arbre… Je te vois encore! et tu m'as tiré un coup de fusil. Est-ce vrai?
—C'est vrai!
—Tu vois que j'ai la mémoire bonne, mon gars. Tes cheveux et ta barbe ont blanchi comme les miens. N'importe: les événements et les années ont passé sur nous sans nous changer tous les deux…
Gouësnon s'était redressé.
Un feu sombre luisait dans son oeil. Il se croisa les bras et se postant en face du général:
—Je ne sais pas mentir! dit-il. Oui, je vous reconnais, moi aussi! je vous l'ai avoué. Vous êtes le bleu qui a relevé Charette… J'ai tiré sur vous… je vous haïssais… je vous hais encore! Et après? Il n'y a rien de changé, comme vous dites: vous à gauche, moi à droite. Empoignez-moi, si bon vous semble; faites-moi fusiller, par rancune: je m'en soucie comme d'une noix verte. Que j'aie le temps de me recommander à la bonne Dame-d'Auray, et je serai content. Allons, faites vite! Vous êtes bleu, je suis blanc: ni vous, ni moi, n'aimons à attendre!
Rien ne saurait rendre l'énergie sauvage avec laquelle Gouësnon prononça ces paroles. Les soldats de Dermoncourt se regardaient, émus malgré eux par le courage de cet homme qui, adossé à la mort, se retournait comme le sanglier pour se défendre encore.
Le général mâchait sa moustache grise avec acharnement. Lui aussi était impressionné. C'était un honnête homme, fort dans le danger, calme dans le repos.
A quarante ans de distance, il retrouvait les mêmes haines, les mêmes colères. Et lui, le républicain convaincu, lui, qui avait traversé l'épopée impériale en gardant sa conviction pure et entière, il se demandait quel pouvait bien être ce principe qui faisait si grands, si fermes dans leur foi, ces hommes, toujours les mêmes.
—Écoute bien, vieux, reprit-il. Je t'ai fait arrêter, non pour le passé, mais pour le présent… Jadis, en venant au secours de ton général et en tirant sur moi comme sur un lapin, tu as fait ton devoir: exactement comme je fais le mien aujourd'hui. Mais, comprends-moi: tu m'es suspect. On m'a dit que les blancs s'étaient réfugiés dans les bois de Machecoul… Je te rencontre sur le chemin de Machecoul… Tu saisis, hein? Explique-toi, allons!
Pinson avait suivi cette scène impressionnante avec une évidente émotion. Il s'avança vers Dermoncourt.
—Général, dit-il…
—Ah! c'est encore toi, blanc-bec?
—Oui, c'est encore moi. J'ai à vous dire une chose importante.
—Eh bien! parle…
—Non.
—Tu ne veux pas parler?
—A vous, si; mais devant tous vos soldats, jamais!
Dermoncourt savait qu'en temps de guerre il ne faut rien négliger. Il poussa son cheval sur le côté, et fit signe à Pinson de s'approcher.
Quand le jeune gars fut à portée, il le saisit par la ceinture et, le hissant jusqu'à lui, l'assit sur le devant de sa selle.
—Allons, que veux-tu?
—Général, dit Pinson à voix basse, et de façon à n'être entendu que de l'officier général, me reconnaissez-vous?
—Toi!
—Oui, moi.
—Non!…
—Je suis Fernande Grégoire.
Dermoncourt fit un tel soubresaut que son cheval recula.
—La fille de votre ami M. Grégoire, continua Pinson, le républicain, comme vous.
—Vous, Fernande!…
En effet, Dermoncourt était un des meilleurs amis du conventionnel. Bien souvent il avait fait sauter Fernande sur ses genoux quand elle était enfant.
—Oui, je comprends, dit-elle, vous ne reconnaissez plus votre Fernande.
Ces cheveux blonds la changent plus que les cheveux blancs n'ont changé
Gouësnon…
—Comment êtes-vous ici?
—Vous ne comprenez pas encore?
—Sous ce costume?…
—J'étais à Château-Thibaut, chez mon père, quand le mouvement vendéen a éclaté. Je suis sûre des paysans de chez nous. Mais les autres, ceux des paroisses d'à côté, pouvaient m'arrêter. Alors, quand je suis obligée d'aller à Nantes, je me déguise, et Gouësnon me conduit. Son royalisme est connu: nul n'oserait me prendre avec lui.
L'explication était tellement simple que le général Dermoncourt n'hésita pas.
—Allons, descends, mon petit gars, fit-il tout haut à Fernande.
Pinson se laissa glisser le long de la selle et courut remonter en voiture.
—Quant à toi, vieux, dit-il à Gouësnon, tu es libre. Lâchez-le, vous autres.
Le chouan reprit sa place dans la charrette.
—A vous revoir, mon général! dit-il.
—Bah! je ne te souhaite pas de me revoir! répondit l'officier. Bon voyage, les enfants.
La carriole reprit sa route dans la direction du lac de Grandlieu, pendant que Dermoncourt et son escorte retournaient à Nantes.
A mesure que Gouësnon avançait, il comprenait la portée des paroles du général. Comme on savait les blancs dans les bois de Machecoul, des patrouilles nombreuses circulaient autour de Château-Thibaut et du lac.
A six heures ils arrivaient au village. A sept heures, en suivant de nombreux détours, ils débouchaient sur le lac, et Gouësnon conduisait ses voyageurs à la petite cabane du garde.
La Pâlotte, depuis la rencontre faite sur la route, était plus que jamais convaincue que Pinson était un espion. S'il en était autrement, comment expliquer que Dermoncourt aurait rendu le chouan si vite à la liberté? Elle se répétait tout bas les paroles que l'inconnu de la nuit avait dites à Pinson:
—Il faut que je pénètre dans les bois de Machecoul.
Et la réponse du petit gars:
—Demain, à onze heures du soir, j'irai vous attendre dans une barque qui est à cent mètres environ de la cabane de Jozon. La barque est cachée sous des arbres très-feuillus; on ne pourra nous voir!
Quand ils furent enfermés tous les trois dans cette cabane, Gouësnon mit sur le banc de pierre, qui servait de lit à Jozon, un dîner composé de pain et de figues sèches. Après «le dîner», il alluma sa pipe et se plongea dans ses songes.
La Pâlotte, elle, ne perdait pas des yeux Pinson, qui feignait de dormir.
Quand la jeune femme crut que le petit gars dormait, elle se leva doucement. Elle ouvrit avec précaution la porte de la cabane et se dirigea vers la route.
Fernande ne prêta qu'une attention médiocre à ce départ. Un instant après, la Pâlotte rentra; dans un coin de la cabane, Jozon avait entassé les outils de menuiserie qui lui servaient à radouber sa barque ou à réparer les dommages que le vent faisait à sa maisonnette.
Elle prit un vilbrequin et sortit. Mais elle avait eu le temps de s'emparer de l'outil et de le cacher sous sa robe, avant que Fernande s'en aperçût.
Au reste, la jeune fille dormait presque. Les fatigues physiques et morales de son être l'épuisaient.
La Pâlotte avait quitté la cabane à huit heures; à dix heures, elle revint.
Pinson attendait avec impatience l'heure du rendez-vous qu'elle avait donné à Jérôme, car l'homme embusqué de la nuit précédente n'était autre que notre ancienne connaissance, l'ouvrier Jérôme Hébrard.
Fernande avançait doucement, sous la nuit étoilée, vers la barque qui attendait sous son dôme de feuillage. Elle l'aperçut bientôt. Mais la barque était vide. Jérôme n'y était pas…
XIV
LA JALOUSIE DE L'UNE ET L'AMOUR DE L'AUTRE
Fernande regarda attentivement à droite et à gauche. Elle espérait apercevoir Jérôme. Rien ne paraissait.
Alors elle se glissa dans le feuillage, entra dans la barque et attendit.
Quand elle était seule, la pauvre enfant aimait à donner libre essor à ses rêves. Elle aimait à reporter sa pensée sur celui qu'elle avait choisi entre tous, et dont elle se sentait bien à jamais séparée.
Combien de temps dura cette sorte de rêve?
Il lui eût été impossible de le dire.
Elle avait d'abord pensé à cette étrange disparition de Jérôme. Comment et pourquoi l'ouvrier n'était-il pas au rendez-vous donné?
Puis la lassitude reprit le dessus. Elle attendit avec une impatience moins fébrile, et enfin, elle s'endormit de nouveau, épuisée, comme dans la cabane.
* * * * *
Il faisait une radieuse nuit de printemps. De douces effluves remplissaient l'air.
Par instants, la barque inclinée légèrement au gré des vagues invisibles du lac, s'agitait et semblait s'éloigner du rivage.
Une tête de femme, pâle et triste, parut dans l'encadrement des feuilles tombantes. Cette femme s'arrêta un instant, examinant avec soin l'étendue de l'eau.
C'était la Pâlotte.
Quand elle se fut assurée que le petit Pinson dormait, elle se glissa dans la barque et détacha l'amarre qui la retenait à la rive.
L'esquif entraîné commença de s'éloigner doucement, et prit le large.
La Pâlotte n'était pas reconnaissable. Un long et épais manteau la recouvrait entièrement.
Assise à l'arrière on n'eût pu reconnaître son sexe. Était-ce un homme on une femme, cette statue sombre qui se tenait là immobile?
La barque filait toujours, entraînée par le remous caché.
La Pâlotte regardait fixement le petit gars. Un éclair d'orgueil se lisait dans son regard.
De temps à autre, elle reportait les yeux sur la côte, et ne pouvait cacher sa joie en la voyant fuir du regard.
Quand l'esquif fut parvenu au milieu du lac de Grandlieu, la Pâlotte étendit la main et toucha Pinson à l'épaule.
La jeune fille souriait tristement dans son rêve. Elle murmurait encore le refrain de la naïve chanson bretonne:
Je ne peux pas me consoler,
Mon ami vient de s'en aller!
—Pourquoi chante-t-il cela? pensa la Pâlotte.
Une seconde fois elle éveilla Pinson.
L'enfant ouvrit les yeux, et aperçut devant lui cette ombre assise.
—C'est vous, Jérôme? dit-il.
La Pâlotte entr'ouvrit son manteau. Un rayon de lune tombant d'aplomb sur elle l'enveloppa de clarté.
—C'est… c'est vous!… balbutia Fernande.
—Oui, c'est moi.
—Pourquoi? Dieu! Pourquoi?…
—Pourquoi je suis ici? Parce que je me méfiais de vous. J'ai tout entendu la nuit dernière; et je suis sûre, maintenant, de ce que je ne faisais encore que soupçonner.
—Je… je ne… comprends pas.
—Vous allez comprendre, reprit la Pâlotte de sa voix glacée. Ah! vous avez cru que je vous laisserais trahir le maître, le vendre? Allons donc!
Fernande se souleva à moitié sur le banc vermoulu de la barque.
—Trahir le maître! le vendre! moi! Trahir Jean?… Oh!
Elle se cacha la figure avec un mouvement d'horreur tel, que la conviction de la Pâlotte fut un moment ébranlée.
—Je veillais, continua-t-elle bientôt, je veillais et je sais tout maintenant. Vous êtes venu parmi nous pour deviner nos secrets et les livrer; pour connaître le fort et le faible de vos prétendus amis et les livrer. Ne niez pas… j'ai tout entendu la nuit dernière, je vous le répète.—Vous n'êtes pas le fils de Gouësnon. Qui êtes-vous donc, sinon un espion? vous qui d'un mot calmez la colère d'un général et faites rendre la liberté à un chouan?
Et comme Pinson, écrasé de stupeur, ne répondait pas elle ajouta:
—Je vais vous le dire, vous êtes un espion! Tu es un de ces maudits qui viennent…
La Pâlotte ne put continuer.
Comprenait-elle le passé? Comprenait-elle qu'elle avait joué, elle aussi, ce rôle odieux qu'elle reprochait à Pinson?
—N'importe! je te tiens là et tu vas mourir!
—Mourir!
—Oui.
—Mais…
—Tais-toi. Tu ne saurais m'émouvoir. Tu vas mourir. Ton Jérôme, ce complice de ton crime, est prisonnier des nôtres à l'heure qu'il est. Ah! tu te croyais en sûreté chez ce Grégoire, dont tu lui avais ouvert la maison? Eh bien, moi, je l'ai dénoncé aux chouans, et, à cette heure, il est transporté dans les bois de Machecoul… Tu vas mourir!
—Madame, dit doucement Fernande, il y a un secret en moi, c'est vrai…
—Ton secret? Les vagues du lac de Grandlieu vont l'étouffer! Puissent-elles être assez fortes pour en laver la souillure. Pendant que tu dormais… là-bas… dans la cabane… j'ai pris une vrille, et patiemment, pendant deux heures, j'ai creusé le fond de cette barque. Que j'ôte le tampon de feuilles placé dans cette plaie de l'esquif, et…
Fernande poussa un cri sourd.
Elle comprenait!…
En effet, l'eau commençait à entrer dans la barque; elle perçait à travers les feuilles vertes que la Pâlotte avait mises dans le trou fait par la vrille.
—Malheureuse! s'écria Pinson. Vous ne saviez pas qui j'étais!… et vous avez cru!… Jérôme, que vous croyiez un complice, Jérôme est un ami de Jean, comme moi. Il voulait pénétrer dans les bois de Machecoul pour voir le maître… Ah! votre haine nous a bien servis: il l'aura vu… Savez-vous d'où il venait? M. de Chateaubriand l'envoyait à Machecoul prévenir M. de Kardigân d'une trahison qu'il a surprise…
—Après? et vous?
—Moi?…
Fernande hésita un moment.
Puis, d'un brusque geste, comme si elle eût deviné qu'elle était entre la vie et la mort et qu'il n'y avait pas à hésiter, elle arracha sa perruque blonde.
La Pâlotte resta stupéfaite.
Elle avait une femme devant elle.
—Vous comprenez maintenant, n'est-ce pas? dit Fernande avec hauteur.
—Vous… une femme!
—Oui.
—Pourquoi ce déguisement?
—Ceci est mon secret.
—Alors gardez votre secret; moi, je garde mon soupçon. Une femme qui se déguise et vient pour nous… c'est un espion! Je me rappelle la légende qui m'a été contée, la légende de 93. Ce chef vendéen que le Directoire ne pouvant écraser par les armes, fit vaincre par une femme à lui!
—Malheureuse!
—Écoutez. Je sais ce que peut ce pouvoir occulte de la rue de Jérusalem. J'en ai trop souffert pour ne pas le connaître et le redouter. Vous allez me dire, me prouver qui vous êtes, ou sinon…
Fernande secoua la tête.
—Je ne vous le dirai pas.
—Alors…
—Vous me tuerez?
—Comme un chien! comme un animal dangereux qu'on noie pour se débarrasser de lui! Je n'ai qu'à ôter ces feuilles, et…
Un violent combat se livrait en Fernande. Mourir quand elle vivait auprès de Jean, quand elle pouvait le voir, lui parler peut-être, et ne pas être reconnue par lui… Non! non! ce serait trop affreux.
Ah! si la mort était venue quand elle se trouvait à Paris, souffrante et malheureuse, oh! comme alors elle l'eût acceptée avec joie!
Elle voulut vivre.
D'un mouvement rapide, elle se leva.
—Madame, vous me tueriez si je ne parlais pas… Je parlerai.
—Enfin!…
—Je suis une femme qui aime M. de Kardigân et qui est aimée de lui. Un crime nous sépare… Mais j'ai voulu pouvoir veiller sur lui… J'ai voulu respirer le même air que lui. Comprenez-vous?
Si elle comprenait!
Un frémissement fiévreux agitait le corps de la Pâlotte. Son visage était devenu soudainement d'une pâleur mortelle.
—Ah! vous l'aimez… et il vous aime?…
Elle se dressa de toute sa hauteur.
—Vous voyez où nous sommes ici! murmura-t-elle d'une voix stridente. Eh bien, jamais vous ne pourrez regagner la rive… Jamais! c'est impossible. Moi, je suis forte, j'ai joué avec les vagues tout enfant… Moi, je vivrai et vous, vous allez mourir.
—Grand Dieu!
—Regardez-moi! Vous n'aviez donc pas lu dans mes yeux comme moi j'avais lu dans les vôtres? Vous l'aimez et il vous aime… Eh bien! c'est pour cela que vous allez mourir!
—Par pitié!
—Je l'aime, moi aussi, dit-elle.
Et elle arracha le tampon de feuilles qui empêchait l'eau de pénétrer dans la barque.
Le trou fait par l'outil n'avait guère que dix millimètres de diamètre, aussi l'eau ne pénétrait que lentement.
Fernande laissa tomber son front sur sa poitrine. Si elle avait faibli un instant, si tout en elle s'était révolté à la pensée de la mort, elle retrouvait sa force en présence du danger.
La Pâlotte n'avait pas bougé.
Elle regardait, avec étonnement cette fois, la créature qui une minute auparavant, implorait sa pitié, et qu'elle voyait maintenant impassible…
… L'eau entrait. Elle était au tiers de la barque qui penchait légèrement.
Fernande répéta:
Je ne peux pas me consoler,
Mon ami vient de s'en aller.
Puis levant les yeux sur Jacqueline Morel:
—Une dernière grâce, dit-elle froidement. Vous pourrez gagner la rive à la nage, m'avez-vous dit. Eh bien, partez, laissez-moi au moins mourir seule!…
La barque s'arrêta court dans le mouvement d'évolution où l'entraînait le remous du lac; l'eau entrait, entrait toujours et l'alourdissait au point de la rendre immobile.
—Partez!… répéta Fernande.
Elle se leva toute droite.
—Vous ne me craindrez plus bientôt, murmura-t-elle avec un sourire triste.
Elle ajouta d'une voix plus basse:
—Mon Dieu, ayez pitié de moi! mon Dieu, pardonnez-moi… comme je lui pardonne, à elle qui me tue!
Au même moment la barque sombra, et les deux femmes disparurent dans les flots…
Mais le pardon suprême de sa victime avait bouleversé le bourreau.
Dès que la Pâlotte reparut à la surface de l'eau, elle saisit Fernande par le bras et la soutint un moment.
—Voulez-vous donc prolonger mon agonie? râla la pauvre enfant.
Laissez-moi, laissez-moi!
—Non…, je ne commettrai pas ce crime… Au secours! au secours!
La Pâlotte serrait nerveusement le bras de Fernande. La jalousie, la haine qui gonflaient son coeur quelques minutes auparavant disparaissaient.
Elle avait honte du crime commis.
Mais si elle était forte nageuse, en effet, jamais elle ne pourrait atteindre le rivage, ayant ce fardeau à traîner, car la jeune fille était évanouie.
—Eh bien, soit! pensa-t-elle, au moins nous mourrons toutes les deux!
En effet, elles allaient mourir toutes les deux, si Dieu n'avait pas veillé.
Gouësnon, au réveil, s'aperçut de la disparition de ses deux compagnes de voyage.
Il ouvrit la porte de la cabane. Il pouvait être minuit. Le ciel resplendissant inondait d'une clarté vague le lac qui miroitait.
Il aperçut au loin la barque qui dérivait lentement; tout à coup il la vit s'arrêter, tourner sur elle-même et sombrer.
Alors, il se jeta à l'eau, nageant vigoureusement dans la direction des deux formes blanches qu'il distinguait.
Il arriva à temps.
La Pâlotte, épuisée, se soutenait à peine.
—Vivante! s'écria-t-il, en voyant Fernande, la tête appuyée sur l'épaule de la Pâlotte.
—Allez… sauvez-la!… murmura Jacqueline; j'ai assez de force pour moi seule… Sauvez-la!…
Gouësnon la saisit, et la Pâlotte allégée par ce secours inespéré, put le suivre. Mais au moment où elle se laissa tomber sur le rivage, elle roula évanouie à côté de sa victime.
Le vieux chouan était fort embarrassé, ayant devant lui deux femmes sans connaissance.
Mais, heureusement, il était homme de ressource. Il courut à
Château-Thibaut et demanda du secours.
Quand les paysans surent qu'il s'agissait de Fernande, leur providence,
ce fut à qui s'offrirait pour transporter la jeune fille et la Pâlotte.
Puis, personne dans le village n'aurait osé refuser quelque chose à
Gouësnon.
Une heure après, Fernande et Jacqueline sortaient de leur évanouissement au château de M. Grégoire, dans une chambre bien chauffée et couchées dans des lits improvisés.
La jeune fille reconnut aussitôt où elle était.
Mais la Pâlotte jetait autour d'elle des regards indécis et étonnés.
—Où suis-je? balbutia-t-elle.
—Chez moi, madame.
—Chez vous?…
Jacqueline se voila le visage de ses deux mains.
—Ne vous ai-je pas dit que je vous pardonnais, quand j'ai cru que j'allais mourir?
—Oh!
—Puis n'avez-vous pas voulu me sauver?…
Une paysanne veillait au dehors. Entendant parler dans la chambre, elle entra. Fernande se tut.
—Ah! c'est toi, la Huberte, dit-elle en reconnaissant la paysanne.
—Oui, mam'selle.
—Eh bien, Huberte, tu sais où est la chambre que j'occupe, quand je viens à Château-Thibaut avec mon père?
—Oui, mam'selle.
—Va chercher du linge pour mon amie et moi…
Mon amie!
La Pâlotte resta silencieuse en entendant ces deux mots. Comme elle lui était supérieure, cette enfant qu'elle avait voulu tuer!
Fernande s'habilla rapidement; puis allant s'asseoir au chevet de
Jacqueline:
—Vous n'avez rien répondu tout à l'heure, dit-elle. Ne voulez-vous donc pas être mon amie?
—Ah! vous demandiez pardon à Dieu, là-bas… C'est à moi de vous demander pardon… Je suis une misérable! J'ai voulu vous tuer… je vous haïssais.
—Écoutez, reprit Fernande; vous avez réparé votre crime en voulant me sauver, en risquant de mourir vous-même. Vous souffrez comme moi… vous souffrez moins! Vous êtes séparée de lui par son amour pour moi… moi, je suis séparée de lui par un serment, serment solennel auquel il n'a pas le droit de faillir. Et vous avez été jalouse de moi? On n'est pas jalouse d'une morte, et je suis morte pour lui…
Alors, d'une voix frémissante, Fernande raconta à la Pâlotte quel obstacle s'était soudainement dressé entre elle et le marquis de Kardigân.
A mesure qu'elle parlait, son visage devenait plus pâle, comme si le souvenir du passé achevait de la torturer.
La Pâlotte écoutait, les yeux baissés. Ce récit naïf et troublé lui rappelait quelques-unes des impressions qu'elle avait elle-même ressenties.
—Oui, vous êtes encore plus malheureuse que moi, dit-elle; oui, l'abîme qu'il y a entre lui et vous, est plus profond encore que l'abîme creusé entre lui et moi. Vous m'avez appelée votre amie… je serai plus que votre amie, je me ferai votre chose et votre bien. J'ai été criminelle; je ne pourrai oublier mon crime que par le dévouement. L'acceptez-vous, ce dévouement? et voulez-vous que je sois vôtre?… Voulez-vous n'avoir qu'à prononcer un mot qu'à faire un geste pour me trouver prête à vous obéir?
Fernande sourit.
Elle attira doucement la Pâlotte vers elle, et la serra sur son coeur.
Elles achevaient à peine cette causerie, quand on frappa à la porte.
Gouësnon entra, accompagné d'un paysan.
C'était un grand gaillard, aux épaules carrées, au teint coloré, aux yeux profondément enfoncés dans le visage. Un mélange de finesse, de loyauté et de force.
—Mam'selle Fernande, dit Gouësnon, voila le gars Jean-Marie qui vous demande.
—Ah! c'est toi, mon Jean-Marie, parle.
—Eh bien! voila, mam'selle, il est venu ici, l'autre jour, un gars qui venait de votre part. C'est-y vrai?
—Oui.
—Il a demandé qu'on le fît entrer au château.
—En effet, je le lui avais permis.
—Alors, ce n'était donc pas un vilain homme?
La Pâlotte rougit et détourna la tête.
—Un vilain homme, lui? repartit Fernande, certes non, mais un bon et brave coeur.
—Ah!
—Eh bien?…
—Eh bien, mam'selle, on est venu me prévenir que ce gars-là pourrait bien être un espion des bleus. Alors, nous l'avons enlevé d'ici et conduit là-bas au maître, dans les bois de Machecoul.
—Tu as eu tort, Jean-Marie. Un homme qui venait de ma part devait être le bienvenu ici…
—C'est que…
—Parle, allons!…
—Votre père est bleu, mam'selle, et…
Fernande pâlit.
—Tu ne me connais donc pas, toi, Jean-Marie, vous ne me connaissez donc pas, vous autres ici? Depuis quand avez-vous eu le droit de soupçonner Fernande Grégoire? Est-ce que vous ne m'avez pas vue toujours la même? Qui allait voir vos pères et vos enfants pauvres? qui soignait vos femmes et vos filles malades? Tu diras aux tiens, Jean-Marie, que je leur en veux et que je ne les aime plus. Va-t'en!
Le robuste paysan tournait gauchement son béret entre ses doigts calleux.
Il était consterné.
—Mam'selle!…
—Va-t'en!
—Je vous en prie, mam'selle…
—Va-t'en! te dis-je.
Jean-Marie sortit à reculons.
Quant à la Pâlotte, elle pleurait…
XV
TRAHISON
Ainsi que Jean-Marie l'avait dit, Jérôme Hébrard était arrivé à
Château-Thibaut, demandant qu'on le conduisît à la maison de M.
Grégoire.
Le premier paysan qu'il rencontra s'offrit à lui servir de guide.
Le jeune ouvrier se proposait d'y prendre un peu de repos, et d'aller ensuite au rendez-vous que Fernande lui avait donné.
Mais il avait compté sans la Pâlotte.
A sept heures, le même soir où se passaient les événements que nous venons de raconter, quatre chouans arrivaient à Château-Thibaut, enlevaient l'ouvrier et le conduisaient «au maître» dans les bois de Machecoul.
Le maître, c'était Jean de Kardigân.
Aussi, le lecteur devine quelle réception le gentilhomme fit à l'ouvrier. Il se hâta de le mettre en liberté; et, pour plus de sûreté, il lui donna un laisser-passer écrit et signé de sa propre main. Mais cela ne suffisait pas à Jérôme.
Sans trahir le secret du déguisement de Fernande, il expliqua à Jean-Nu-Pieds que c'était pour lui qu'il venait de Paris. Cet aveu étonna fort le marquis. Mais il lut sur le visage d'Hébrard une préoccupation telle, qu'il le prit par le bras et l'entraîna à l'écart.
—Est-ce personnel, ce que vous avez à me dire? demanda-t-il
—Oui et non, monseigneur.
—Pardon, ami. Je veux savoir si c'est une chose relative au but que nous poursuivons?
—Oui; mais pourquoi me faites-vous cette question-là?
—Parce que je pense avoir besoin d'un conseil, d'un avis, et…
—Vous avez raison. Ce que j'ai à vous révéler est grave. Agissez comme vous l'entendrez.
Jean appela Henry de Puiseux. Il présenta les deux hommes l'un à l'autre; mais, malgré la différence des situations sociales, ils s'étaient compris et estimés au premier regard.
Est-ce que les êtres loyaux et fiers ne se comprennent pas aussitôt?
—Voici, dit Jérôme. Nous autres, les républicains de Paris, nous préparons aussi un mouvement insurrectionnel. Seulement, nous avons résolu d'attendre que la Vendée ait commencé, pour que le gouvernement ait affaire à deux ennemis au lieu d'un. Or, un des nôtres a réussi à s'introduire à la préfecture de police. Là, il a entendu parler des troubles de Bretagne…
Jean et Henry prêtaient une oreille attentive à ces paroles. On comprend de quelle importance elles étaient pour eux.
—Malgré l'importance des armements, malgré même la présence de Madame la duchesse de Berry, qui ne fait plus un doute pour personne, un employé supérieur expliqua que le ministère avait un moyen de s'emparer de Madame, quand il voudrait…
Jérôme souligna ces trois derniers mots de manière à bien faire comprendre aux deux amis toute leur importance.
—Quel est ce moyen? je l'ignore, mais il y a là-dessous quelque trahison. Vous êtes prévenus. Agissez.
Henry et Jean réfléchissaient à ce qu'ils venaient d'entendre.
Certes, il n'était pas impossible que le roi Louis-Philippe voulût laisser éclater l'insurrection en Vendée pour l'étouffer après plus grandement.
C'était la politique suivie à Marseille, et l'événement venait de prouver qu'elle était bonne.
Pourtant, bien qu'en tout temps, hélas! la trahison ait été l'arme commune, il semblait impossible que dans les rangs de l'armée royaliste il pût se trouver un Judas capable de vendre sa reine.
Saint Jean disait la même chose, et pourtant le Christ fut vendu pour trente deniers!
Jean de Kardigân se leva.
—Merci, ami, dit-il à Jérôme. M. de Puiseux et moi nous ne pouvons croire à une pareille infamie. Que le roi Louis-Philippe nous combatte à main armée… soit! mais qu'il envoie contre nous, non plus des soldats, mais un traître, voilà ce que je n'admettrai jamais. Puis, ce traître il faudrait le trouver. Où peut-il être? Dans nos rangs? C'est impossible! Ami, ceux qui se jettent coeur et âme dans une entreprise comme la nôtre savent ce qu'ils font.
Ils apportent leur vie entière, sans arrière-pensée, et ne demandent rien en échange. Ils donnent leur sang: cela suffit. Qu'il y ait un misérable parmi nous, je ne le crois pas!
—Et s'il n'est pas parmi vous?
—Comment?
—S'il est à côté, dans l'ombre, préparant son piège et son infamie?
—Que voulez-vous dire?
—Je veux dire qu'il y a un danger pour vous, je vous le jure!
—Eh bien, soit! reprit tristement Jean-Nu-Pieds. Quand on risque une guerre comme la nôtre, on n'a pas le droit de rien négliger. Je partirai demain matin pour la résidence de Madame…
—Et moi, répliqua Jérôme, je partirai demain pour Paris.
—Déjà!
—J'ai mon devoir là-bas, comme vous avez le vôtre ici.
—Adieu, alors…
Les deux hommes étaient émus en se quittant. En de pareilles aventures, l'un était-il sûr de revoir l'autre?
Henry de Puiseux n'avait pu parler devant Jérôme Hébrard, qui pour lui était un étranger.
Mais quand l'ouvrier se fut retiré, il entraîna Jean-Nu-Pieds dans une promenade sous bois.
—Écoute, dit-il, tu étais le chef, je n'avais pas le droit de formuler une opinion contraire à la tienne; mais maintenant que nous sommes entre nous, veux-tu me laisser te la faire connaître?
—Parle.
—Eh bien! j'estime que ce que nous a appris Jérôme est beaucoup plus grave que tu ne le penses.
—Quoi! tu craindrais!…
—Je crains tout! repartit froidement Henry. Toi, tu es un peu… comment dirais-je?… un peu chevaleresque, un peu Don Quichotte. Tu répugnes à admettre les vilenies. Tu as tort. Ce qui est mal doit toujours être considéré comme possible. Mon cher, M. le duc d'Orléans, que tu appelais tout à l'heure le roi Louis-Philippe… (et tu lui faisais beaucoup trop d'honneur), M. le duc d'Orléans n'a pas été pour rien professeur de mathématiques. Il sait compter, et il sait surtout que 2 et 2 cela fait 4. Or, je te prie de croire qu'il a, à cette heure, la plus grande peur de ce qui se passe en Vendée. La petite résistance que nous lui jetons dans les jambes doit passablement l'effrayer, sois-en sûr. On lui a raconté, M. Thiers et autres, que nous préparions une Vendée. Or, c'est là un nom qui doit lugubrement tinter à ses oreilles. Vendée! pour lui, cela signifie Charette, la Rochejacquelein, de Lescure, Cathelineau, d'Autichamp, Stofflet, Cadoudal et Maulévrier, c'est-à-dire des noms qui lui rappellent sa trahison et l'épouvantent. Donc, il doit être peu rassuré.
—Je le crois, mais après?
—Après? Ma conclusion est pourtant bien simple. L'armée française, avec ses généraux, ses colonels et ses soldats, ne doit pas tout à fait lui sembler suffisante, quand il se rappelle que nos pères ont vaincu cent fois les armées victorieuses de la République. Donc, il ne sera pas fâché de se débarrasser de nous… Comprends-tu?
—Tu as raison!
—Ce n'est pas malheureux! Tu as de la peine à croire les choses; mais c'est une justice à te rendre, quand on te les explique, tu deviens raisonnable comme un mouton. Eh bien! M. le duc d'Orléans, qui est très-intelligent… (car il est très-intelligent!) aura trouvé infiniment plus simple d'enlever Madame; car Madame enlevée, il n'y a plus de Vendée possible.
—Certes.
—Et quand il n'y aura plus de Vendée possible, ledit duc d'Orléans dormira tranquille. Tu es convaincu?
—Oui.
—Bravo! Alors, je vais faire la même chose, moi aussi.
—Dormir?
—Un peu.
—Bonne nuit.
—Tu pars demain matin?
—A cinq heures.
—Je t'escorterai une heure ou deux.
Les deux amis se séparèrent.
Le lendemain, dès l'aube, ils montaient à cheval, vêtus en paysans qui vont vendre leur blé ou leur avoine au marché. Les chevaux étaient forts et trapus, et ne semblaient pas indiquer qu'ils portaient des cavaliers de race.
Chose extraordinaire! Aubin Ploguen n'accompagnait pas son maître; lui-même avait désiré rester, sous prétexte que sa présence était nécessaire au camp.
Jean-Nu-Pieds se dirigeait vers le bourg de Legé, où il présumait trouver Madame.
Nous savons qu'il ne se trompait pas. Henry de Puiseux le quitta à trois lieues de Machecoul, et le marquis continua sa route en prenant avec soin des chemins détournés, au lieu de suivre la ligne droite, toujours dangereuse dans une pareille guerre.
Nous l'avons vu parvenir aux avant-postes qui gardaient Madame.
Dès qu'il eut dit son nom, on le fit pénétrer auprès d'un petit paysan.
Ce petit paysan était Petit-Pierre, autrement dit la régente de France.
XVI
LE CONSEIL DE GUERRE
—Soyez le bienvenu! mon cher marquis, dit Madame en tendant la main au jeune homme.
Elle s'arrêta et reprit en riant:
—Bon! j'oublie ma consigne! Je vous appelle: marquis. Vous n'êtes plus marquis, vous êtes Jean-Nu-Pieds; et moi je ne suis plus Altesse Royale: je suis Petit-Pierre.
Et comme Jean s'inclinait.
—Qu'aviez-vous à me dire? ajouta Petit-Pierre.
—Madame…
—Encore!
—Eh bien, ma Tante…
—Petit-Pierre!
—Eh bien, Petit-Pierre, continua Jean-Nu-Pieds en souriant, voilà ce qui m'amène auprès de vous. Hier, un ami de Paris est venu à mon cantonnement. Il m'apportait de graves nouvelles. Les républicains de Paris,—il est républicain,—préparent un mouvement qui doit correspondre avec le nôtre, de manière à jeter le gouvernement dans un double embarras.
—Bon, cela.
—Attendez, Mada…
—Encore!
—Petit-Pierre! Or, mon ami est un coeur loyal, un homme incapable de trahir et de comprendre la trahison. Il a su que le ministère préparait une trahison contre vous.
—Contre moi?
—Oui.
Petit-Pierre était devenu sérieux.
—Continuez, dit-il.
—D'où doit venir ce coup qui vous menace? Il l'ignore; mais il a pensé que vous deviez être avertie, et il est venu tout m'apprendre.
Petit-Pierre réfléchissait profondément. Il s'avança vers la petite fenêtre de la chaumière et l'ouvrit.
Il faisait nuit. Le paysage était magnifique. Au loin, le dôme de feuillage des bois de Legé, environnés à droite et à gauche de champs cultivés. Çà et là quelques chaumières.
Puis, au milieu de tout cela, disséminés ainsi que des abeilles dans un champ, des points lumineux, semblables à des étincelles d'or.
C'étaient les lumières du bivouac.
—Regardez, ami! dit Petit-Pierre, en montrant ce tableau à
Jean-Nu-Pieds.
Le marquis de Kardigân regarda Petit-Pierre, étonné.
—Vous ne comprenez pas ce que j'ai voulu dire, mon ami. Il y a là-dedans des hommes prêts, sur un signe de moi, à mourir pour mon fils, mon fils, un enfant qu'ils n'ont jamais vu, pour la plupart. N'importe! le jour où je leur crierai: En avant! ils s'élanceront, et pas un seul d'entre eux ne restera en arrière. C'est que mon fils, pour eux, est plus que le descendant de saint Louis, plus que le petit-neveu de Louis XVI, le roi-martyr, plus que le roi de France: mon fils, pour eux, c'est la Royauté!
La princesse s'animait en parlant.
Jean-Nu-Pieds regardait, ébloui.
—Trahir! un de ceux-là! continua Petit-Pierre, c'est impossible, je ne le croirai jamais! Trahir! Non, ceux dans le coeur de qui Dieu a mis cette foi sacrée qui fait les héros et les martyrs, ceux qui ont tout quitté pour apporter à Henri V le tribut de leur sang, ceux-là ne trahiront pas!
—Dieu me garde d'accuser ou de soupçonner personne! repartit Jean en hochant douloureusement la tête; mais dans une partie aussi aventurée que celle que nous jouons, il ne faut jamais s'endormir sur l'apparence. Ah! il m'en coûte de le dire! Mais qui a livré Charette aux républicains? Qui a livré Stofflet? Qui a livré tous ceux qui sont morts, fusillés comme des assassins, et non tués comme des soldats?
Petit-Pierre ne répondit rien d'abord, puis avec une amertume profonde:
—Peut-être avez-vous raison, Jean. Ce m'est affreux à penser, et pourtant, malgré moi, je vous approuve. Mais il faut que je consulte nos amis. Eux et vous, érigés en conseil de guerre, me serez les plus sûrs garants de ce que nous devons décider.
Petit-Pierre fit quelques pas vers la porte et donna un ordre.
Louis Renaud, Gaspard et Marchand entrèrent peu après.
Le lecteur sait que sous ces humbles noms se cachaient les noms glorieux de MM. de Charette, de Coislin et d'Autichamp.
—Expliquez-vous, maintenant, dit Petit-Pierre à Jean-Nu-Pieds, et répétez à ces messieurs ce que vous venez de me dire.
Jean recommença le récit que lui avait fait la veille Jérôme Hébrard.
Tous les trois furent également frappés de son importance.
—Le fait, en lui-même, peut être exagéré, dit Louis Renaud, mais il importe de ne pas le négliger.
—Certes, reprit Gaspard; seulement je crois que ce traître ne peut pas être dans nos rangs. C'est impossible!
—Tel est aussi mon avis, dit Marchand. Quelle est l'opinion de
Petit-Pierre?
—La même.
—Il faut donc le chercher ailleurs, déclara Jean-Nu-Pieds, c'est-à-dire en dehors de nos soldats. Mais à qui avons-nous confié nos secrets? A personne. Excepté ceux qui se battent et qui meurent, nul ne connaît notre organisation, nos moyens d'armement.
—Pardon, répondit la princesse, il y a au moins une personne qui est au courant de tout.
—Une personne?
—Oui.
—Laquelle?
—Mon filleul.
Les quatre Vendéens se regardèrent étonnés.
—Vous ne comprenez pas, et vous êtes bien étonnés, continua la duchesse. Je vais m'expliquer davantage. Il y a quelque temps, j'étais à Rome, quand le bruit se répandit qu'un israélite demandait à se convertir à notre sainte religion. Le cardinal G… me parla de cet événement et me dit combien le Saint-Père était heureux. Puis, je restai quelques jours sans en avoir de nouvelles. Un matin, le cardinal G… se présenta chez moi, accompagné d'un jeune homme et me fit demander si je pouvais le recevoir. Quand j'eus donné l'ordre d'introduire auprès de moi Son Éminence et la personne qui était avec lui, j'appris le motif de cette visite: le jeune homme était le néophyte…
Celui-ci se jeta à mes pieds, me suppliant de lui accorder ce qu'il me demanderait. Je regardai le cardinal: il souriait.
—Je joins ma prière à la sienne, me dit-il, et je fais des voeux pour que Votre Altesse ne refuse pas.
—Quelle est donc cette demande?
—Madame, répondit le jeune homme, les vérités augustes de l'Église m'ont touché. C'est un grand bonheur pour moi. J'ai résolu d'abandonner le culte trompeur dans lequel je suis né, dans lequel j'ai été élevé. Son Éminence a bien voulu m'instruire. Je serai bientôt baptisé, et…
Il s'arrêta comme intimidé.
Je l'encourageai, et il ajouta:
-… Et je venais demander à Votre Altesse si elle voudrait bien me faire l'honneur de me tenir sur les fonts baptismaux.
Le cardinal G… appuya chaudement la demande et je cédai.
Le baptême était fixé à huit jours de là.
Le jeune homme sollicita et obtint la permission de me voir pendant les quelques jours qui le séparaient encore de cette auguste cérémonie. Je pus l'observer. Il me parut doux et honnête. Il m'exprimait sa reconnaissance par des paroles chaudes et dévouées qui me touchaient. Ah! dans les souffrances de l'exil, c'est une consolation que de trouver des coeurs dévoués!
Enfin, le jour du baptême arriva. Sa Sainteté daigna s'y faire représenter. Toute la ville de Rome était présente, émue, devant ce jeune néophyte que la parole éloquente du cardinal G… avait convaincu.
Il était vêtu de blanc, symbole de cette virginité spirituelle qu'il retrouvait dans les eaux du baptême.
Ce fut une imposante cérémonie, et je me souviens encore combien je priai Dieu avec ardeur pour mon fils, pour la France ingrate et égarée, pour vous tous, mes féaux. Il me semblait que Dieu ne pouvait rien me refuser, le jour où je devenais la marraine d'une âme qui s'élançait vers lui.
En quittant l'église, je me sentis l'espérance au coeur, il me semblait que ma prière était exaucée d'avance.
Et voilà comment j'ai un filleul.
Les quatre Vendéens avaient écouté avec émotion le court récit de
Petit-Pierre.
Jean-Nu-Pieds prit la parole:
—Pardonnez-moi, dit-il, si je fais encore une question, mais je voudrais savoir si Votre Altesse…
—Encore!…
—Si Petit-Pierre a mis son filleul au courant de nos opérations?
—Il est venu me dire qu'il savait tout, et me suppliait de me servir de lui, j'ai eu confiance…
—Et vous avez eu raison, Madame… pardon! Petit-Pierre. Celui-là qui a eu la force de venir à Dieu, en étant si loin de lui, doit être un noble coeur.
—Je le crois. Il connaît le mouvement que nous commençons en Vendée, et bien souvent il m'a servi de courrier.
—Comment se nomme-t-il, demanda Louis Renaud, afin qu'on puisse l'introduire auprès de vous, s'il se présente aux avant-postes?
Petit-Pierre regarda Louis Renaud, et répondit tranquillement:
—Mon filleul s'appelle Deutz.
XVII
LE 5 JUIN!
… Il fait cette clarté douteuse qui n'est pas encore le jour et qui n'est plus la nuit…
Si quelque diable boiteux, suspendu dans les airs, comme Asmodée, avait plané au-dessus de la Bretagne et de la Vendée, voici ce qu'il aurait vu à travers le crépuscule, le 5 juin 1832.
Des masses d'hommes armés partant tous de points séparés, convergeaient vers un centre commun; dans le département de la Loire-Inférieure, on eût dit une toile d'araignée gigantesque. Le corps de l'araignée est à Nantes et ses pattes sont à Clisson, Machecoul, Guérande, Savenay, Pont-Château, Guinravet, Avessac, Derval, Châteaubriand, Saint-Jullien et les Touches. Comme sur une pression immédiate, les pattes se resserrent et reviennent au corps.
En effet, ces hommes armés se levaient au signal général.
Ils ont pris leurs fusils, et s'élancent; dans leurs rangs flotte le drapeau blanc; ce sont des paysans ou des gentilshommes confondus tous ensemble.
Le matin, le général Dermoncourt avait quitté Nantes sur l'ordre du général Solignac. Pendant que les chouans convergent vers Nantes, les troupes de ligne s'en éloignent. Où aura lieu le choc? Il suffit d'une étincelle.
Jean-Nu-Pieds et Henry, de Puiseux,—Petit-Bleu, comme disaient les paysans,—se sont couchés à minuit, leurs postes inspectés.
À trois heures du matin, ils sont sur pied.
—J'ai bien dormi, s'écrie Henry au moment où il s'éveilla, enveloppé dans son manteau.
—Comme Turenne! répondit Jean.
—Hélas! quel dommage que nous n'en ayons pas un avec nous!
Les deux amis devaient se mettre à la tête de leurs soldats, et ne pas se séparer.
En effet, dans toute la profondeur du bois de Machecoul, on entendait des bruits étranges, comme ce murmure sourd et continu qui annonce et devance la tempête.
De temps à autre, on voyait passer un homme, le fusil sur l'épaule, qui rejoignait son escouade.
Une ombre s'estompa à l'entrée de la hutte où avaient passé la nuit les deux chefs.
—C'est toi, Aubin? dit Jean. Entre.
Aubin Ploguen avait revêtu un costume de chasseur. La guêtre montante, la blouse bleue serrée à la taille par la cartouchière. Au chapeau le coeur sanglant attaché.
C'était un souvenir de la grande Vendée. Cibot Ploguen, son père, avait porté ce coeur sanglant pendant les rudes campagnes sous le vieux marquis de Kardigân.
—Eh bien! qu'en dis-tu, Aubin? s'écria Henry. Une belle matinée pour se battre!
—C'est mon opinion, murmura le Breton impassiblement.
—As-tu vu nos hommes?
—Tous.
—Déjà?
—Oh! j'ai passé mon inspection sans en avoir l'air.
—Sont-ils en train?
—De vrais terriers! ils vous poursuivront le bleu au fond des enfers!
—Bravo!
Un à un arrivèrent les chefs de bataillon et les chefs de compagnie. Ils firent leur rapport. Chacun de leurs hommes avait sur lui soixante cartouches et un jour de vivres.
Jean leur donna l'itinéraire.
Il fallait partir à cinq heures. On irait jusqu'au delà du lac de
Grandlieu, entre Château-Thibaut, et la Maine.
Puis, là, on attendrait ceux de Clisson. Probablement que les gens de Clisson arriveraient à midi. Alors, si on battait les bleus, on pouvait marcher droit sur Nantes, l'objectif général.
Dans ces guerres de buissons, où l'avantage n'est pas toujours au nombre, le tambour et la trompette sont trop bruyants: on ne s'en sert pas. Aussi, les chefs d'escouades donnaient leurs ordres par de légers coups de sifflet.
À cinq heures et quart, Henry et Jean-Nu-Pieds, à cheval, sortaient du bois.
La première étape se fit tranquillement. De temps à autre, le marquis de Kardigân jetait un regard étonné à ses côtés. Aubin Ploguen n'y était pas.
Un peu avant d'arriver à Château-Thibaut, le Breton parut.
—Enfin, te voilà! lui dit son maître.
Il n'était pas seul.
Pinson l'accompagnait.
—J'étais avec ce petit, maître, répondit Aubin. Son père me l'a confié. C'est à côté de moi, et à côté de vous, si vous le permettez, qu'il tirera son premier coup de feu…
Nous le répéterons, car la chose pourrait paraître invraisemblable.
Jusqu'alors, jamais Jean-Nu-Pieds n'avait remarqué le petit Pinson. Il est vrai que le jeune garçon se tenait avec soin hors de la portée du regard du marquis.
Pourtant, ce matin-là, Jean l'aperçut, et ne put s'empêcher de tressaillir.
—Dieu! balbutia-t-il.
—Hein! qu'as-tu donc? demanda Henry de Puiseux.
—Rien!… rien.
Petit-Bleu jeta un regard à son ami, et pensa:
—Pauvre Jean! il pense à elle!
Par un mouvement brusque, le cheval d'Henry bondit et se trouva à côté de Pinson; ils marchèrent ainsi l'un près de l'autre.
—Ma parole! murmura le jeune homme, mes soupçons de l'autre nuit me reviennent en foule ce matin… Il est bien drôle, ce petit Pinson?
Mais Henry n'eut pas le loisir d'approfondir la question.
Deux éclaireurs des chouans arrivaient au petit galop, annonçant que les troupes de ligne, au nombre de douze cents hommes, et commandées par le général Dermoncourt en personne, paraissaient au loin sur la côte.
—On va en découdre, dit Aubin Ploguen. C'est mon opinion.
—Préparez vos armes! commanda Jean.
L'ordre se répéta dans toute la colonne.
—Dis donc, mon gars Aubin, prononça gravement Petit-Bleu, nous ne sommes qu'un contre deux, on pourra les battre.
—C'est mon opinion…
Dans un coin de ce qu'on appelait «l'état-major», se trouvaient deux de nos connaissances: la Pâlotte et son fils.
Bien qu'ils ne portassent pas de fusils, leur rôle ne devait pas être moins glorieux, ni moins important. Jacquelin et sa mère traînaient une petite charrette à bras, contenant de la charpie et des médicaments.
Aller chercher des blessés sur le champ de bataille, c'est aussi beau que de se battre.
Les bleus arrivaient en masses serrées par la route montante qui va de Nantes à Pornic et passe par Château-Thibaut, en faisant un coude vers la Maine.
Quand ils furent arrivés au sommet de la montée, on put apercevoir briller au loin les canons des fusils, aux reflets des rayons du soleil.
—Allons! dit Henry, dans une demi-heure, le bal commencera.
Jean-Nu-Pieds disposa sa petite armée en deux corps: l'un, commandé par Henry, alla se poster à l'est du lac de Grandlieu; l'autre resta sur la route, échelonné en petites bandes serrées.
Le premier devait prendre les bleus de côté, pendant que le second attaquerait de face.
Aubin Ploguen avait détourné son attention des troupes de ligne pour examiner Pinson.
Pauvre Pinson! Il semblait bien en peine d'armer son fusil, et même de glisser une cartouche dans le canon.
Le Breton sourit:
—Ma foi, pensa-t-il, il faut que je lui montre, au petit, que j'ai tout deviné.
Il s'avança vers Pinson, et lui dit tout bas:
—Mademoiselle, vous allez vous faire tuer, si vous restez là à rien faire.
Fernande devint pâle.
—Bah!… Tenez! je vous aime, moi, parce que vous l'aimez, lui! Et puis, il faut que vous soyez brave, et bonne comme vous êtes belle, pour risquer votre vie comme cela.
—Vous savez donc?
—Tout!… mais chut!… D'abord comprenez-moi bien, voilà ce que vous allez faire. Savez-vous tirer? Non. Eh bien, la Pâlotte vous fait des signes, là-bas; elle aura besoin de vous, c'est un poste de combat, allez! que le sien! Si le maître vous voyait si gauche, il soupçonnerait…
—Oh! merci! merci!
Pinson ne se le fit pas répéter: il se glissa à travers les chevaux et rejoignit la Pâlotte.
… Les bleus avançaient. Encore trois minutes, et ils seraient à portée de fusil. Jean avait défendu qu'on tirât un seul coup de fusil avant qu'il eût donné le signal en levant son épée.
Il se tourna vers ses hommes:
—La prière! dit-il.
Ce fut un merveilleux spectacle.
L'ennemi était là… et, chose horrible! l'ennemi est le Français, un frère!—et pas un de ceux que menaçait le danger prochain, ne pensa à se défendre avant d'avoir prié Dieu.
Sur l'ordre des chefs, répété de rang en rang, ils mirent tous un genou en terre.
Le vieil aumônier prononça:
In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti… Amen!…
Les bleus étaient à vingt mètres.
—Feu! cria Dermoncourt.
… Et pas un chouan ne bougea.
Qu'importaient les coups de fusil, qu'importaient la mitraille et la mort! La prière n'était pas terminée!
—Amen! répondirent-ils tous d'une seule voix, quand l'aumônier acheva la bénédiction…
On entendit Dermoncourt qui répétait:
—Feu!
Une seconde décharge vint faire tourbillonner le plomb et le fer au milieu des héros pensifs et calmes.
—Debout! dit Jean-Nu-Pieds, debout, et en avant!
Puis se découvrant comme jadis son père à Paris:
—Vive le Roi! prononça-t-il lentement.
Ce fut une trombe.
Les paysans bondissaient comme de jeunes étalons longtemps enfermés dans une clairière, et qu'on lâche soudain à travers la prairie.
Ils s'étaient jetés en avant, d'un mouvement tellement irrésistible que les premières lignes des bleus cédèrent.
Ce fut pendant un quart d'heure un combat presque corps à corps. Quand, à travers la fumée, on distinguait une éclaircie, on voyait s'entremêler furieusement la blouse et le veston bleu du lignard.
Dermoncourt se multipliait. C'était un lion. Pâle, anxieux, mais calme, la bride au bras, le sabre pendu au poing et le pistolet fumant à la main, le général se rappelait, sans doute, ses charges héroïques de Jemmapes, d'Austerlitz et d'Iéna.
Hélas! ce jour-là, c'étaient des Français qui se battaient contre des
Français!
Jean-Nu-Pieds savait être à la fois le soldat et le chef: le soldat pour faire sa trouée, le chef pour commander.
Les chouans tiraient au hasard, sans ordre. Les lignards au contraire, faisaient feu les uns après les autres, lentement, méthodiquement, pour ainsi dire.
Pendant que le petit corps d'armée de Jean supportait le gros de l'attaque, Henry de Puiseux harcelait les bleus sur la gauche. Dermoncourt eut peur d'être tourné, et fit former à ses hommes un triangle énorme, dont la pointe portait à droite; la base répondait aux chouans de Petit-Bleu, les deux autres côtés, angles aigus, tiraient sur ceux de Jean. On n'entendait que les coups de fusil innombrables et les commandements hâtifs.
Trois fois les Vendéens brisèrent les lignes ennemies, trois fois celles-ci se reformèrent. Mais, malgré la supériorité de leur nombre, les soldats de Dermoncourt furent obligés bientôt de reculer.
Ils reculèrent, mais lentement, en ordre, ainsi que le sanglier qui s'accule contre un fourré pour s'élancer mieux. Le plan de Dermoncourt était d'entraîner derrière lui les chouans dans le village de Bersaunes. Bersaunes était alors un hameau de trente feux. Sa petite église se projette en avant, et fait angle droit avec la route.
Le combat se continua ainsi, en tirailleurs de part et d'autre, les chouans avançant et les lignards reculant toujours.
Au milieu du village de Bersaunes, les deux corps se réunirent.
Henry était noir de poudre; ses vêtements déchirés comme ceux de Jean-Nu-Pieds montraient que lui aussi savait aussi bien se battre que commander.
Quant à Aubin Ploguen, chacun de ses coups abattait un homme.
—Allons! la partie est gagnée, pensa-t-il, en voyant que le mouvement de retraite des bleus continuait à s'effectuer.
La Pâlotte, Pinson, et Jacqueline ne chômaient pas.
Hélas! les blessés tombaient, les hommes mouraient!
C'était merveille de les voir tous les trois allant relever, panser, transporter en lieu sur ceux qui restaient en chemin.
Tout à coup, après une décharge furieuse des bleus, Pinson jeta un grand cri. Jean-Nu-Pieds venait de tomber. Il s'élança. Le jeune chef avait eu son cheval tué, et sa jambe était prise sous la selle. Pinson l'aida à se dégager.
—Merci!… balbutia Jean.
Pinson mit la main sur son coeur.
—S'ils l'avaient tué? se dit-il.
Puis, en souriant, il ajouta:
—Eh bien! s'ils l'avaient tué, la mort n'était pas loin…
Le village de Bersaunes était franchi, les bleus reculaient toujours.
Par bonheur, Jean-Nu-Pieds aperçut sur la gauche un bouquet de bois. Il eut la prudence de deviner que là se cachait un danger.
—Halte! cria-t-il.
En effet, derrière le bouquet de bois, Dermoncourt avait masqué trois batteries de campagne. Il cria un commandement d'une voix de tonnerre, qui domina le fracas des coups de fusil, et les canons furent pointés…
Il y eut un instant d'arrêt terrible parmi les chouans. Eux n'avaient pas d'artillerie. Ces gueules de bronze menaçantes les épouvantèrent pendant quelques secondes… Mais Jean cria:
—Enfants! nous n'avons pas de canons; prenons ceux-là pour en avoir!
Les Vendéens répondirent par une acclamation, et le combat recommença…
La première partie de la bataille avait duré de neuf heures à onze. Pour Jean-Nu-Pieds, il fallait tenir bon jusqu'à midi, au besoin une heure du soir, pour donner le temps à ceux de Clisson de les rejoindre.
Mais la chance avait tourné. Les canons faisaient grand mal. Jean fit s'éparpiller tous ses hommes, en leur ordonnant de tirailler. Ils couvraient ainsi un espace considérable. C'était presque annihiler la portée meurtrière de l'artillerie.
La tactique était bonne, et avait réussi maintes fois en Vendée, pendant les grandes guerres contre la République, alors que Henri de La Rochejacquelein disait à ses chouans:
—Egaillez-vous, mes gars!
En ordonnant ce mouvement, le seul qui pût sauver sa petite armée, Jean-Nu-Pieds savait parfaitement que c'était compromettre le succès de la journée, jusque-là obtenu.
Mais, au point où on en était arrivé, il ne s'agissait plus de vaincre; seulement, il fallait tenir, tenir jusqu'à l'arrivée des Vendéens de Clisson.
Dermoncourt fit cesser le canon. Lui aussi avait fait la guerre, jadis, en 1799, et il savait que le canon ne peut rien contre des hommes disséminés à droite et à gauche.
Ce fut la deuxième phase du combat.
Il pouvait être midi.
Midi, et les gens de Clisson ne venaient pas!
Cette seconde partie de la bataille dura deux heures pleines, de midi à deux heures du soir. De chaque côté les pertes étaient énormes. Mais, de chaque côté aussi, on continuait à se battre avec le même acharnement. Les hommes tombaient.
La Pâlotte, Jacquelin et Pinson couraient çà et là sans s'occuper des balles qui sifflaient à leurs oreilles.
Petit-Bleu et Jean-Nu-Pieds, démontés tous les deux, faisaient le coup de feu comme le premier venu de leurs paysans.
Jean-Nu-Pieds était pâle.
—Est-ce qu'ils ne viendront pas? murmurait-il.
Ils ne venaient pas!
—Maître, dit Aubin Ploguen en s'approchant du chef, si on faisait le signal!
—Tu crois qu'ils entendraient?…
—C'est mon opinion.
—Alors, soit… mais pas toi. Holà! un homme pour mourir? appela-t-il.
Il s'en présenta cent.
Qu'était-ce donc que le signal?
Jean ne s'était pas trompé en demandant un homme pour mourir:
Il s'agissait de monter tout en haut du clocher de Bersaunes, et de recommencer ce qu'avait fait M. de Carlepont à Marseille, c'est-à-dire de sonner le tocsin.
C'était entreprise folle.
Le clocher se détachait net et clair dans le ciel. Celui qui se hasarderait à y monter servirait de point de mire aux fusils des bleus…
Déjà un chouan grimpait. Il grimpait du côté qui regarde le lac de
Grandlieu.
La fusillade, en bas continuait. Parce qu'un homme va mourir entre ciel et terre, d'autres hommes peuvent bien mourir en même temps…
Le son des cloches commença à tinter légèrement, cloches de petit clocher. Le chouan frappait de la crosse de son fusil sur le bourdon et lui arrachait une plainte lente, désolée, lugubre…
Dermoncourt frissonna à ce réveil-matin. Le tocsin! Il se rappelait la terrible signification que ce signal avait autrefois, quand il appelait les chouans à la lutte, à travers les bruyères et les genêts!
—Abattez-moi celui-là! cria-t-il, en montrant du doigt le Vendéen qui frappait sur la cloche.
Déjà un second chouan grimpait à son tour dans la petite tourelle. Au moment où celui-ci mettait le pied sur la plate-forme de bois, le premier qui sonnait recevait une balle en plein coeur et tombait du haut en bas.
La cloche ne s'arrêtait pas. Le vivant prenait la place du mort, voilà tout. Les cent hommes «pour mourir» étaient prêts. Ce fut à qui monterait.
Les bleus avaient dans leurs rangs de merveilleux tireurs. En trois coups, ils abattaient le sonneur.
Les Bretons se relayaient sans hésiter à ce poste sublime…
Tous savaient ce qui les attendait là-haut. Mais il n'y avait pas un silence d'un instant. Le bourdon résonnait. La cloche ne s'arrêtait pas.
Le huitième sonneur de cloches ne parvint pas jusqu'au sol dans sa chute. Il resta accroché en chemin.
Le neuvième bondit sur lui-même, et, quoique déjà mort, vint se briser le crâne sur le chemin.
Le dixième resta sur place.
Les bleus visaient le sonneur, et les sonneurs arrivaient en foule pour le remplacer. Il fallait bien donner le signal à ceux de Clisson! La cloche ne s'arrêtait pas.
Le vieil aumônier s'était remis à genoux, et à chaque chouan qui tombait du haut en bas de l'église, il disait, les bénissant:
In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen!
Et la cloche ne s'arrêtait pas!…
XVIII
APRÈS LA BATAILLE
A cinq heures du soir, le tocsin n'avait pas cessé un instant de se faire entendre, et cependant rien n'annonçait à l'oeil qui examinait l'horizon que les secours promis fussent sur le point d'arriver.
Bleus et blancs avaient subi des pertes considérables. Le général Dermoncourt, vainqueur, puisqu'il avait empêché les chouans de passer, donna l'ordre aux siens de se replier dans la direction de Nantes.
Jean-Nu-Pieds voulait continuer à occuper le village de Bersaunes. Est-ce que son devoir n'était pas de faire enterrer en grande cérémonie ceux qui avaient succombé en héros?
A six heures, les lignards commencèrent à exécuter leur marche en arrière, protégés par deux bataillons de tirailleurs. A sept heures, ils avaient disparu.
Alors Jean ordonna que les morts fussent relevés. Cette lugubre besogne dura assez longtemps. Ceux qui gisaient étendus, déjà glacés, perdant leur sang par vingt blessures, étaient si nombreux!
Ce ne fut qu'à la nuit close que ce triste labeur fut terminé. Les Vendéens avaient perdu environ cinquante hommes tués et quatre-vingt-dix blessés, en tout cent quarante hommes hors de combat: chiffre énorme, eu égard surtout au total de l'armée.
Les cinquante cadavres étaient étendus côte à côte, couverts de leurs manteaux. On avait arraché les fusils, que leurs doigts crispés par l'agonie serraient avidement.
Les uns, l'oeil ouvert encore, semblaient menacer leur ennemi vainqueur. Les autres, étendus sur le ventre, avaient été ramassés dans la posture affreuse des êtres frappés de mort violente.
Chez tous se lisait le suprême et douloureux orgueil du devoir accompli. Les traits, violemment contractés, conservaient je ne sais quelle terrible expression de volonté!
Toute la petite troupe était sous les armes.
C'est-à-dire que les chouans portaient leurs fusils renversés, la gueule du canon à terre.
En tête marchaient Jean et Henry, précédés de l'aumônier.
Dix civières portaient chacune cinq corps, et le tambour frappait sourdement derrière.
De temps à autre, l'aumônier disait:
—Dominus recipiet eos in vitam æternam.
Et les chouans répondaient:
—Amen!
Dix tombes avaient été creusées dans un champ pour recevoir ces héros.
Quel grandiose et sublime spectacle!
Il faisait nuit complète; des torches éclairaient cette funèbre cérémonie et le pas lourd des soldats résonnait sur la route.
L'aumônier répétait:
—Dominus recipiet eos in vitam æternam.
—Amen!
Au-dessus de ces têtes inclinées, un ciel troué d'étoiles et la clarté rouge pâle de la lune estompaient d'une lueur fauve ces figures fatiguées.
Les vêtements étaient poudreux, déchirés; les visages noircis par la bataille. Plus d'un portait son bras en écharpe, qui semblait ne pas s'apercevoir qu'il était blessé…
Il fallait marcher pendant un kilomètre environ pour arriver aux tombes creusées; mais les chouans mirent près de quarante minutes pour le franchir, tant ils avançaient lentement.
Et le profond silence qui régnait n'était interrompu, de cinq minutes en cinq minutes, que par le roulement sinistre du tambour, et la lente psalmodie du prêtre:
—Dominus recipiet eos in vitam æternam.
—Amen!
Enfin on arriva aux tombes.
Tout le monde s'agenouilla: seul, l'aumônier resta debout et bénit les morts, à mesure qu'on les enterrait.
Avant que les fossoyeurs jetassent les pelletées de terre qui devaient à jamais couvrir ces nobles martyrs, Jean-Nu-Pieds se releva et fit quelques pas en avant.
Puis, étendant la main:
—Enfants, dit-il, ceux qui sont là sont tombés pour Dieu, pour le Roi. C'est au nom de Dieu que M. l'aumônier les a bénits: c'est au nom du Roi que je les remercie.
Dieu et le Roi: ce sont les deux Seigneurs que doit servir un bon
Vendéen, et pour lesquels il doit mourir! Ceux-là sont morts…
Enfants, Dieu a leurs âmes, car ils ont fait ce qu'ils devaient faire!
Puis les pelletées de terre tombèrent l'une après l'autre, et tous restèrent là, muets et respectueux, jusqu'à ce que ce fût terminé.
Les torches fumeuses éclairaient la route au retour comme au départ.
Ils reprirent le chemin de Bersaunes.
Là, on recommença l'appel. Jean-Nu-Pieds ordonna qu'on recueillît les noms des quinze chouans tués au clocher, ou fracassés dans leur chute, et que désormais, à l'appel, chaque matin et chaque soir, le voisin répondrait:
—Mort pour le Roi!
Presque aussitôt la petite armée s'éloigna dans la direction des bois de
Machecoul, d'où elle sortirait de nouveau le lendemain.
La Pâlotte et Jacquelin avaient pris les devants avec Aubin Ploguen et
Pinson.
Depuis la fin de la bataille, le pauvre Pinson tremblait. Elle se rappelait toujours ce regard que lui avait jeté Jean, quand il l'avait fixée sur la route. Si elle était reconnue? Rien que cette seule pensée l'effrayait.
Car, reconnue, elle devrait partir; et partir, c'était le quitter, lui qu'elle aimait par-dessus tout! Partir, c'était recommencer sa vie désespérée, sans bonheur possible et attendu!
La jeune fille marchait un peu en avant, laissant pencher sa tête sur sa poitrine: elle rêvait.
Déjà elle avait perdu de vue le lac de Grandlieu, et suivait la sente étroite et rapide qui mène aux bois de Machecoul.
Tout à coup, il lui sembla entendre derrière elle le pas rapide d'un cheval lancé au galop sur la route. Alors, elle, qui venait de montrer tant d'énergie et tant de courage, éprouva comme le pressentiment d'un danger. Elle eut peur…
Peur, parce qu'elle se trouvait seule, la nuit, au milieu de ces champs déserts.
Elle s'arrêta un moment et prêta attentivement l'oreille… Le bruit du cheval ne se faisait plus entendre.
—Je me serai trompée, murmura-t-elle.
Elle continua de marcher. La route faisait un léger coude qui la rapprochait un peu de la grande route.
Le bruit du cheval qui l'avait frappée une première fois se renouvela.
Elle jeta les yeux derrière elle et aperçut, à cinquante mètres environ, un cavalier de haute taille, enveloppé d'un manteau, malgré la saison, et dont le visage disparaissait presque sous les rebords épais d'un chapeau de feutre.
Elle voulut courir et prit à travers champs: le cavalier la suivit.
Alors, sa peur d'un instant déraisonnée devint une terreur réelle.
Elle s'élança, franchissant les taillis et se déchirant les pieds aux racines de bruyères éparses dans la lande.
Le cavalier prit le galop de chasse pour se maintenir toujours à la même distance d'elle.
Puis, à dix mètres environ d'un bouquet de peupliers, derrière lesquels elle espérait pouvoir se cacher, le cavalier donna de l'éperon à son cheval, qui bondit.
Arrivé près de Pinson, il se pencha, la saisit à la taille et l'enleva sur son cheval.
Fernande poussa un cri terrible, cri d'angoisse et de désespoir.
L'inconnu voulut essayer de lui mettre sa main sur la bouche, mais elle se débattit et appela:
—Aubin!… mon Aubin, au secours! au secours!
L'inconnu avait lancé son cheval dans la direction de Bersaunes. Il devait croire que les chouans, la bataille perdue, avaient regagné leurs retraites cachées.
Le cheval galopait furieusement, franchissant par bonds terribles les quartiers de rochers. Fernande, affolée, essayait d'appeler, mais la main nerveuse du ravisseur étouffait désormais ses cris.
—Au secours!… put-elle cependant balbutier une dernière fois.
Tout à coup, dans l'ombre du chemin, une masse noire se dressa, qui saisit le cheval à la bride, et mit un pistolet sur la poitrine du cavalier.
—Lâche, ou je te tue! prononça la voix d'Aubin Ploguen.
—Aubin! pensa Fernande. Je suis sauvée.
Une lutte violente s'était engagée entre l'étranger et le Breton. Tous les deux étaient d'égale force, et il fallait évidemment que tous deux eussent une raison cachée pour ne pas faire usage de leurs armes.
Le cavalier avait des pistolets dans ses fontes; Aubin Ploguen ne déchargeait pas les siens.
Nous saurons bientôt pourquoi.
La lutte restait indécise entre eux deux, malgré Fernande qui, en se débattant, devait annihiler les efforts de son ravisseur.
Mais une circonstance particulière devait bientôt la terminer.
Au loin parut l'avant-garde des chouans.
L'inconnu tressaillit en l'apercevant.
—Fuis! dit tranquillement Aubin Ploguen.
Celui-ci n'hésita pas.
Aubin prit Fernande dans ses bras et la déposa sur le gazon qui bordait la route.
Le son des binious vendéens se faisait déjà entendre, léger et charmant.
—Fuis! répéta le Breton, ou ceux-ci ne te feront pas quartier comme moi!
Fernande était évanouie.
Le cavalier jeta un dernier regard sur Fernande, et, se tournant vers
Aubin:
—Nous nous retrouverons!… dit-il.
Il disparut au tournant du coteau.
—Ce n'est pas son père, alors? murmura le Breton en regardant s'effacer dans le lointain la double silhouette du cheval et de l'homme. Ce n'est pas son père alors, car je connais cette voix…
Quel était donc cet homme?
XIX
AUBIN PLOGUEN A UN PLAN
Aubin Ploguen chargea tranquillement Pinson sur son épaule, et continua sa route dans la direction du camp.
Il eût semblé, à voir la figure si parfaitement calme du chouan, que rien ne s'était passé de grave.
—Si ce n'est pas son père, quel est son nom? qui est-il?
Et il ajoutait à voix basse:
—Je connais sa voix pourtant…
Cette simple circonstance renversait tous les plans du brave Aubin. Quel autre homme que M. Grégoire aurait pu vouloir enlever Fernande?
Mais il avait beau tourner et retourner cette question dans sa cervelle, il n'arrivait pas à trouver quelque chose de satisfaisant.
Quand il parvint au campement des Vendéens, il étendit Pinson sur un lit de fougères, et attendit avec impatience le retour de la Pâlotte.
Ce rude Breton comprenait dans sa naïveté première que la jeune fille avait surtout besoin des secours d'une femme.
—Ah! te voilà, mon Aubin, dit le marquis en apercevant son fidèle serviteur; qu'étais-tu donc devenu?
—Maître, j'ai porté dans mes bras, jusqu'ici… le petit Pinson… vous savez?… le dernier fils au Gouësnon?
En faisant cette réponse, Aubin Ploguen ne perdait pas de vue son maître. Il semblait guetter en lui une émotion ou une gêne.
En effet, Jean rougit légèrement quand il entendit prononcer le nom de
Pinson.
—Pauvre petit! continua Aubin… c'est faible et délicat… délicat comme une femme!… Ce n'est pas fait comme nous, pour la grande vie sans toits, pleine de luttes et de fatigues.
Jean cherchait à comprendre si Aubin mettait une intention dans ses paroles, mais le visage du serviteur restait impassible. Ses yeux regardaient dans le vague.
Il reprit, plus bas:
—Vous ne savez pas l'idée qui m'est venue, maître? J'ai pensé que ce devait être une femme.
—Une femme!
—Pourquoi pas? Gouësnon peut bien avoir une fille vaillante et résolue, comme si elle était un garçon. Est-ce que nos gars de Bretagne n'en avaient pas beaucoup comme cela pendant les grandes guerres?
—Mais c'est impossible!
—Impossible! Oh! non, maître. L'avez-vous bien regardé, cet enfant?
Jean éprouva une gêne cachée; il ne se rendait pas compte de ce qu'il éprouvait.
—Oui, je l'ai regardé, murmura-t-il.
Je l'ai regardé deux fois… quand j'étais près de lui avant la bataille, et quand il est venu à mon secours au milieu des balles… Je l'ai regardé et je me suis souvenu… ce que je tâche d'oublier!
Il y eut un court silence.
Évidemment Aubin Ploguen avait son projet. Il voulait le faire réussir.
En toute autre circonstance, il eût quitté son maître, car il le connaissait trop pour ne pas sentir que Jean, le coeur tout entier à ses souvenirs, avait besoin de solitude. Mais il continua:
—Je vous disais donc, maître: Pinson est une femme, j'en jurerais! et d'ailleurs… c'est mon opinion; mais quand j'y songe, je pense qu'il ne peut pas être au Gouësnon, c'est une de la ville.
—Aubin!
—Oh! de la ville!… Je ne crois pas me tromper. Les mains sont trop fines et les pieds trop petits pour être les mains et les pieds d'une paysanne. Puis… elle cache ses cheveux noirs sous sa perruque blonde, et voilà une idée qui ne serait jamais venue à une femme de la campagne.
—Va-t'en, va-t'en, Aubin, laisse-moi, s'écria Jean, bouleversé. Par pitié, mon vieil ami, va-t'en!… Tu ne sais pas combien tu me fais souffrir! Tu ne sais pas… non, tu ne peux pas savoir!
Aubin contempla son maître, et un sourire triste effleura sa lèvre:
—Comme il l'aime! pensa-t-il, et comme il est malheureux!
Il sortit de la hutte.
Resté seul, Jean laissa tomber sa tête entre ses mains, et éclata en sanglots.
—Ah! je suis faible et je suis lâche! s'écria-t-il… Pauvre Aubin! s'il savait combien il m'a torturé! Est-ce que je ne sais pas qui se cache sous le nom de Pinson, et depuis le premier jour? Est-ce que je pouvais ne pas la reconnaître, est-ce que je ne savais pas que c'était elle, elle, ma bien-aimée?
J'espérais pouvoir me mentir à moi-même, et trahir mon devoir! J'étais fou! Fernande, nom adoré, image chérie, je t'avais reconnue, et je forçais mes yeux à ne te pas regarder! car il me semblait ainsi ne pas manquer à ce que je devais. Mais comme je te regardais, de loin! comme je me glissais souvent sur tes pas, pour apercevoir un instant l'ombre de ton corps au milieu du chemin!
Il s'arrêta, puis, reprenant, pensif:
—Pourquoi m'a-t-il dit tout cela? Craint-il donc que je trahisse mon devoir et a-t-il voulu me rappeler à moi-même?
Aubin Ploguen n'avait pas laissé deviner à son maître sa pensée intime. Non, il ne voulait pas le rappeler à son devoir. Ce qu'il voulait, au contraire, c'était de rendre encore un peu de joie à ce pauvre déshérité du coeur.
Il avait un plan, ce brave Breton, nous le savons, et quand nous le verrons, nous serons obligés de reconnaître qu'il ne manquait pas d'habileté.
Jean-Nu-Pieds sortit à son tour de la salle, comme Aubin quelques instants auparavant.
Devant la hutte s'élevait une clairière; deux sentiers, au nord et au sud, se perdaient dans la feuillée: puis, partout, la forêt, avec son imposante masse verte, et les arceaux de lierre et de chèvrefeuille.
Jean allait droit devant lui. Il se dirigeait vers le campement où logeaient la Pâlotte, Jacqueline et Pinson.
Mais tout à coup il s'arrêta un peu interdit. Il avait vu Pinson quitter à pas lents la clairière et s'engager dans un des sentiers.
Aucun bruit ne se faisait entendre; les chouans, fatigués par cette rude journée de combat, dormaient profondément. C'était le silence et presque la solitude.
Fernande suivait lentement le petit sentier. Elle venait de s'éveiller et de sortir de ce rêve, de cet évanouissement où l'avait jetée la brusque attaque dont elle venait d'être l'objet. Sa poitrine oppressée avait peine à respirer l'air de la nuit. Elle se leva pour marcher..
Jean s'avançait derrière elle, se dissimulant avec soin sous les feuilles et les branches tombantes des grands arbres. Cette majesté de la nuit l'impressionnait. Il contemplait de loin cette gracieuse et charmante créature, qui portait avec elle toute sa destinée.
Ah! si elle avait su!
Fernande marchait, légère, la tête inclinée, rêveuse comme Juliette, sa soeur, pensant à Roméo…
Un moment elle s'arrêta dans sa promenade: un rossignol chantait au sommet d'un hêtre. Elle s'arrêta pour l'entendre chanter; la mélodie ravissante sortait du gosier du musicien ailé comme une gamme de notes perlées.
Quand l'oiseau se tut, elle reprit sa marche, sans se douter que Jean était derrière elle.
Le sentier faisait quelques détours dans la forêt, puis, par une pente très-douce, descendait lentement vers la lisière. Fernande aperçut bientôt le ciel de la plaine à travers les branches entre-croisées.
Elle s'avança vers la lisière et s'assit sur le rebord du fossé.
—Encore un jour écoulé, murmurait-elle; encore un jour disparu!… Ah! j'aurais cru pourtant qu'il me reconnaîtrait. Lui, je l'aurais reconnu malgré tout. Est-ce que mon coeur ne pense pas à lui toujours? est-ce que, toujours mes lèvres ne prononcent pas son nom? J'aurais cru qu'il me reconnaîtrait!…
Elle se tut, l'oeil fixé sur l'étendue de la plaine.
Quelques lumières couraient à l'horizon, et de loin, semblaient se confondre avec les étoiles. Il montait de la vallée une vague odeur d'herbes mouillées et de fruits verts, qui se mélangeait à la forte senteur des arbres.
—M'aurait-il oubliée? Non, c'est impossible! Deux êtres qui s'aiment comme nous nous aimons ne connaissent pas l'oubli. L'oubli est le lot de ceux dont le coeur est faible. Notre coeur à nous est fort, puisqu'il n'a pas tremblé devant le devoir qui parlait… Notre devoir, c'était presque la mort pour nous, c'était le désespoir!…
Jean s'était glissé à dix pas derrière la jeune fille. Encore caché par l'ombre des derniers arbres de la forêt, il écoutait, haletant, les paroles qu'elle prononçait. Il frémit quand il s'entendit accuser d'oubli. Oublier! lui!
—Ah! je suis certaine qu'il souffre, murmura Fernande, et qu'il souffre autant que moi… Dieu juste! quand finira ce martyre qui nous tue! Ne commande pas à la mort de ne pas vouloir de moi!…
Elle reprit, après un nouveau silence:
—J'ai raison de vouloir partir. La vie me pèse ici. Être à la fois si près de lui et en être si loin!… J'ai raison… Je vais partir.
Elle se levait déjà, quand Jean dit doucement:
—Fernande, je ne veux pas que vous partiez…
XX
AMOUR
La jeune fille chancela et, bouleversée, vint s'appuyer à l'épaule de
Jean.
—Amie, dit-il à voix basse, Dieu n'ordonne pas à l'homme un sacrifice au-dessus de ses forces. J'ai lutté, j'ai été vaincu. Que le ciel me pardonne!
—O Jean, que je suis heureuse!
—Et vous m'accusiez de vous oublier! vous oublier, vous, chère créature! quand il n'est pas une seule de mes pensées qui ne soit vôtre; quand je n'ai pas cessé un instant de maudire la fatalité qui nous séparait! Vous oublier, vous, à qui j'avais fiancé ma vie, à qui j'avais donné mon coeur! Je vous aime comme jamais femme n'a été aimée, et, je le jure, Fernande, il n'est pas une seule des minutes de mon existence où je n'aie vu votre image se dessiner à mes yeux!…
Fernande écoutait, muette et charmée.
Un ineffable bonheur se peignait sur son visage.
—Mon Dieu, fais que ce ne soit pas un rêve! murmura-t-elle, en levant au ciel son regard humide.
—Si je vous racontais tout, Fernande! Le premier jour où j'ai vu Pinson, j'ai tout deviné… Méchante enfant, c'était vous qui doutiez de moi. Pouviez-vous donc penser que je ne vous reconnaîtrais pas! Tenez! un soir, je vous ai suivie de loin, comme cette nuit… Vous avez traversé la forêt, en allant du côté de Guérande. Moi, je m'étais glissé à travers les arbres, et j'apercevais votre ombre remuer doucement dans le cadre des branches. Vous vous êtes assise, toujours ainsi que ce soir, sur un tertre élevé, et vous chantiez…
Elle le regarda, souriant, et chantant à mi-voix:
Mon ami vient de s'en aller;
J'en ai le coeur tout en peine;
Vint un gars sous le grand chêne,
Qui voulut me consoler;
Mais je lui dis: «Celui que j'aime,
Beau gars, ce n'est pas toi…
Hélas! il est bien loin de moi,
Celui que j'aime!»
Je ne peux pas me consoler!
Mon ami vient de s'en aller!
—Il y a un second couplet, Jean!
Mais déjà il s'était mis à genoux, devant elle, et disait ardemment:
—Fernande, je me suis demandé souvent, pendant mes longues heures d'angoisses, si un père pouvait enchaîner la volonté de son fils, même après sa mort. Je me suis demandé si un homme disparu, eût-il même été adoré et respecté de son enfant, comme M. de Kardigân, pouvait briser toute une vie, et… et ma conscience hésitait…
Il s'arrêta, et ne vit pas une larme de désespoir qui coulait sur le visage de Fernande.
—Oui, chère femme, ma conscience hésitait; et quand elle ne me crie pas hautement: Voilà ton devoir, c'est que mon devoir n'est pas là, peut-être!
Ce fut elle qui rompit la première le silence qui suivit ces paroles:
—Jean, êtes-vous sûr que ce que vous dites soit sincère?
—Sincère!
—Oui.
—Fernande!…
—Mon ami, quel âge avez-vous? vous et moi, faisons à nous deux l'âge d'un homme mur. Il y a dans nos coeurs bien des hésitations et bien des doutes. C'est que nous ne savons pas être entiers dans la vérité. La vérité est absolue, cependant! Ami, ami, deux êtres comme nous n'ont pas le droit de faillir au milieu du chemin tracé! Dieu bon! Jean, aurions-nous souffert pour rien, et ce que nous avons cru être le devoir était-il donc un mensonge? Nous faudra-t-il revenir sur nos pas, et dire: Notre coeur a menti! notre volonté a menti! notre conscience a menti!
Il la regardait, étonné, ébloui de la hauteur et de l'éloquence de son langage. Comme il l'avait bien choisie! Un jour, elle lui avait dit:
—Si nous étions séparés jamais, j'en mourrais!
Et elle plaidait maintenant pour être séparée de lui!
—C'est moi qui suis coupable, ami. J'aurais dû rester loin de vous; j'aurais dû souffrir seule et triste, au lieu de chercher un adoucissement à ma souffrance, en me rapprochant de vous. J'ai été lâche, lâche! Dieu m'en punit en me faisant vous désespérer.
—Me désespérer? Ne croyez-vous donc pas que je souffrais aussi, moi!
—Ami, notre destinée est là-dedans: séparés! Nous sommes séparés par le crime qui tua jadis un roi, comme le bien est séparé du mal. Je vous aime et vous m'aimez… Mais tant qu'il n'y aura pas entre nous un abîme plus grand que la volonté, nous serons en butte à une tentation plus rude encore que la réalité. Cet abîme, c'est à moi de le creuser.
Jean cacha sa tête dans ses mains.
—Pensez-vous donc que je ne vous aie pas compris tout à l'heure? Votre conscience, que vous invoquiez, vous condamnait à l'heure même où vous parliez! Mais le coeur est faible devant la passion, et vous me disiez: Nous sommes libres! Libres? Non, Jean, nous ne le sommes pas; nous sommes les esclaves du devoir et du serment. Tant que je pourrai être à vous, vous aurez de ces retours faibles sur vous-même. Le jour où vous aurez l'impossible entre votre coeur et votre conscience, la conscience ne sera plus vaincue…
—Grand Dieu! que voulez-vous dire?
—Je veux dire, Jean, que celle qui vous a été fiancée, ne peut être, même involontairement, à nul autre époux humain. Mais puisque je ne puis me donner à vous, je me donnerai…
—Fernande!
—A Dieu!
Il éclata en sanglots.
—Oui, Fernande, ma soeur, oui, vous avez deviné le secret qui me tue. Je suis un homme, hélas! c'est-à-dire un être faible. J'ai de violents combats à livrer à mon âme; et si je n'étais pas fort, j'aurais déjà succombé… Tout à l'heure encore!… oh! je rougis d'y penser, maintenant que vous m'avez rappelé à moi-même!… tout à l'heure encore, j'étais prêt à céder… Eh bien, soit! partez, Fernande, partez pour toujours! Ce n'est pas vous qui demandez asile à Dieu: c'est moi qui vous donne à lui!
—Adieu, mon frère! dit-elle en lui tendant son front.
—Adieu, ma soeur!
Ils échangèrent un long baiser, pur comme eux, à ce moment de se quitter à jamais, au moment de rompre pour la vie les liens qui les unissaient l'un à l'autre… Ils étaient debout, dans ce cadre merveilleux d'une splendide nuit de printemps. Un rayon de lune les entourait comme une auréole sainte mise à leur front.
Ce fut lui qui s'éloigna le premier. Fernande ne voulait même pas revenir au camp. Elle oubliait déjà l'attaque nocturne dont elle avait été la victime.
—Adieu! s'écria-t-il une dernière fois avant de disparaître au détour du chemin.
Elle n'eut pas la force de lui répondre et se laissa retomber assise.
Le ciel eut pitié d'elle et lui donna des larmes.
—Oui, adieu à ma jeunesse, à mon bonheur, à mon espérance, dit-elle amèrement; adieu à tout ce que j'aime, à tout ce qui m'a aimé… adieu à la vie que j'aurais eue si belle! O ma pauvre maman, que tu aurais été malheureuse de me voir ainsi!
Elle n'entendit pas un bruit de feuillage derrière elle: ou, si elle l'entendit, elle le prit pour la fuite soudaine d'un chevreuil effrayé.
Quelques minutes s'écoulèrent encore, pendant lesquelles Fernande resta ainsi, absorbée dans l'amertume de sa vie perdue.
Tout à coup le feuillage s'écarta et un homme parut.
C'était Aubin Ploguen. Son visage inondé de larmes prouvait qu'il avait tout entendu. Il toucha légèrement Fernande du doigt.
Elle eut un instant d'effroi, mais elle reconnut vite le fidèle serviteur des Kardigân.
—J'ai entendu ce qui s'est passé entre vous, mademoiselle, dit-il.
—Aubin…
—Pardonnez-moi! c'est pour votre bien, ce que j'en ai fait.
Fernande ne comprenait pas.
—Mademoiselle, continua le Breton, je suis un pauvre homme sans grande instruction; mais il y a des choses que je comprends, ou que je devine. Vous souffrez tous les deux, malheureux enfants que vous êtes. Il y a une fatalité entre vous: la pire de toutes, hélas! Vous vous aimez, et tout vous sépare. Mais je suis là, moi, et j'ai juré de vous rendre votre bonheur perdu.
Elle croyait rêver.
Certes, il lui faisait battre le coeur en parlant ainsi; mais quoiqu'elle ne pût croire à la réalité de ce qu'il disait, la pauvre Fernande ne pouvait s'empêcher de se sentir au coeur une lueur d'espérance.
—Écoutez, continua Aubin Ploguen, écoutez, mademoiselle…
Il se pencha vers elle et lui parla à voix basse quelques instants.
A mesure qu'il expliquait son idée à la jeune fille, les larmes de
Fernande se tarissaient, et un rayon de joie l'illuminait.
Quand Aubin eut terminé:
—Ah! vous nous sauvez, s'écria-t-elle. J'allais à Dieu, mais j'en serais morte… et lui aussi en serait mort.
Elle reprit le chemin du camp, au lieu de se rendre à Château-Thibaut.
Désormais, elle avait foi dans l'avenir.
Quel pouvait donc être le mot sauveur que le chouan avait murmuré à son oreille?
Ils arrivèrent à la hutte occupée par la Pâlotte et Jacquelin, en compagnie de Fernande.
—Nous partirons demain, lui dit Aubin Ploguen.
XXI
OU SE DESSINE LE PLAN D'AUBIN PLOGUEN
Fernande s'attendait à partir le lendemain dès l'aube avec Aubin
Ploguen. Mais, pendant la nuit, survint un chouan qui arrivait de
Vieillevigne.
Madame, Charette, Coislin, la Roberie et les autres principaux chefs vendéens s'y trouvaient réunis. Madame envoyait à Jean-Nu-Pieds l'ordre de venir l'y rejoindre.
Les chouans préparaient une bataille pour le lendemain, 6 juin. Or, Jean-Nu-Pieds et Henry de Puiseux devaient faire en sorte d'arriver à Vieillevigne vers neuf heures du matin. Là, ils donneraient à leurs hommes deux heures de repos environ, et, un peu avant midi, prendraient part à l'action avec des troupes fraîches.
Cette décision était bonne.
D'abord, on ne laisserait pas aux paysans vendéens le temps de se démoraliser par suite de l'échec subi à Château-Thibaut.
Ensuite on dégageait le Morbihan.
C'est qu'en effet les nouvelles étaient mauvaises. Le retard apporté au commencement des opérations, le contre-ordre que les tergiversations du comité de Paris avaient obligé la Duchesse de donner, tout cela avait disséminé un peu les forces royalistes, si bien que quelques corps, au lieu d'agir en commun, s'étaient laissé battre séparément.
Mais tout pouvait encore se réparer.
Marseille, comme si elle avait eu honte de sa faiblesse, ne demandait qu'à lever, à son tour, l'étendard de l'insurrection.
De même dans les provinces de la Gascogne, où l'on signalait déjà des symptômes graves de mécontentement.
Au reste, le gouvernement semblait disposé à agir avec vigueur.
On avait envoyé à Nantes, comme préfet de la Loire-Inférieure, un certain Maurice Duval qui devait mériter dans cette guerre un renom peu enviable.
Ce Maurice Duval arrivait en droite ligne de Grenoble, d'où il était parti poursuivi par les éclats de rire de toute la population.
Furieux de son échec dans l'Isère, il ne demandait qu'à prendre sa revanche, et celui qui l'expédiait à Nantes savait bien ce qu'il faisait.
Il était sûr d'avance que M. Maurice Duval voudrait rentrer en grâce auprès du gouvernement, et ne s'arrêterait devant rien.
La suite de notre histoire prouvera que nous n'exagérons pas.
En même temps que se produisait ce changement dans l'administration civile de la Loire-Inférieure, il s'en produisait un autre dans l'administration militaire.
Le comte d'Erlon remplaçait comme général divisionnaire M. Solignac. Le ministre de la guerre, le maréchal Soult, duc de Dalmatie, se connaissait en hommes et trouvait excellent le général Dermoncourt, mais bien piètre M. Solignac.
Tout cela annonçait que le gouvernement s'apprêtait à redoubler de violence. En effet, les juste-milieu, cette plaie de toutes nos Assemblées nationales depuis 1780, commençaient à murmurer contre ce qu'ils appelaient le spectre blanc.
Le spectre blanc leur avait d'abord paru très-réjouissant. Il était si drôle, en effet, de renouveler une Vendée au tiers du dix-neuvième siècle!
Puis, peu à peu, l'effroi était venu. Quatre départements s'agitaient, menaçant de se soulever. On savait que le légitimisme avait des rameaux puissants qui s'étendaient à travers ces provinces. Le premier succès des chouans pouvait mettre le feu à cette traînée de poudre, et alors adieu à toutes ces bonnes choses si particulièrement adorées des braves juste-milieu; c'est-à-dire adieu au siège de pair de France, donné par Louis-Philippe! adieu aux grasses sinécures! adieu aux broutages à même le budget! toutes récompenses distribuées si complaisamment par le gouvernement aux fidèles bourgeois qui l'avaient proclamé sur les barricades fumantes de 1830!
Ce rapide exposé de la situation fera comprendre au lecteur l'extrême importance prêtée par Madame et ses conseillers à une action rapide.
Voilà pourquoi le plan de bataille, après avoir été conçu avec soin, demandait à être exécuté encore plus soigneusement.
… A quatre heures du matin, les bois de Machecoul retentissaient de coups de sifflet qui donnaient le signal du départ. Déjà Fernande était inquiète, ignorant la cause de tout ce bruit qui se faisait autour d'elle.
Elle se demandait si Aubin Ploguen l'abandonnait, et n'allait pas venir la chercher pour l'expédition dont il lui avait parlé la veille.
Ah! c'est que cela lui tenait au coeur!
Une joie ineffable s'emparait d'elle quand elle venait à penser que là était le salut pour elle et pour lui; non pas le salut, peut-être, mais le salut, sûrement.
Elle se disait tout cela, quand la Pâlotte, déjà éveillée et sortie, vint l'avertir que le Breton la demandait.
Elle se hâta de quitter la hutte.
Elle trouva Aubin qui l'attendait au dehors. Un instant elle avait craint que ce ne fût pour lui donner une mauvaise nouvelle; mais le visage souriant du chouan la rassura aussitôt.
—Il faut partir, mademoiselle, dit-il.
—Enfin!
—Je vais vous indiquer le chemin.
—Comment! le chemin?…
—Oui, mademoiselle.
—Tu ne viens donc pas avec moi?
—C'est impossible.
—Impossible? Mais hier…
—Hier, il ne se passait pas ce qui se passe aujourd'hui. Ne perdons pas de temps, l'heure presse.
—L'heure presse? Tu m'effrayes, Aubin!…
—Ne vous effrayez pas, mademoiselle. M. le marquis part avec nous autres justement pour aller où nous… où vous deviez aller vous-même.
—Mon Dieu!…
—Je ne peux pas le quitter, moi, c'est impossible. Il est habitué à m'avoir à ses côtés, et aujourd'hui plus que jamais, je dois être avec lui et le préparer…
Un regard humide de la jeune fille fut la seule réponse qu'elle donna à cette phrase d'Aubin. Mais pour être muette, cette réponse n'en était que plus éloquente. Elle prit la main d'Aubin Ploguen et la serra.
—Venez, dit-il.
Ils s'engagèrent à travers les bois.
—Voyez-vous, mademoiselle, dit Aubin, nous prenons le plus long, mais il faut que M. le marquis ne nous aperçoive pas. Pensez que pour lui vous n'êtes plus au camp, à l'heure qu'il est. Il doit même ignorer que vous y avez passé la nuit.
—Tu as raison… viens, viens!…
C'était elle qui marchait la première; elle avançait si rapidement, que le Breton avait presque peine à la suivre; et nous savons pourtant que c'était un rude marcheur que notre ami Aubin Ploguen!
Fernande n'avait qu'un sujet de causerie sur les lèvres et dans le coeur: le but de son expédition.
—Tu crois que je réussirai?
—J'en jurerais!… C'est mon opinion.
—Ah! ne me dis pas cela!… Si j'allais échouer!…
Elle prononça cette parole d'une voix si vibrante que le Breton en tressaillit.
—Échouer! reprit-elle. Pense que ce serait bien plus affreux pour moi, maintenant que tu m'as mis cette espérance folle au coeur. Tant que je voyais l'abîme creusé à jamais entre lui et moi, je pouvais être résignée. Les grandes douleurs ne sont pas celles qui ont les moins grandes résignations! Mais aujourd'hui que tu m'as parlé de bonheur, aujourd'hui que tu as fait luire à mes yeux tout un avenir que je croyais perdu pour toujours, ce serait affreux, Aubin, affreux!… et, je te le dis, j'en mourrais!
—Écoutez-moi bien, maîtresse, répondit fermement Aubin, jamais je n'ai menti; demandez au premier venu de nos gars, il vous dira aussi que jamais je n'ai parlé contrairement à la vérité. Eh bien!… vous m'entendez, maîtresse?… je vous jure que dans un mois mon maître mettra votre main dans la sienne!
—Dans un mois?
—C'est mon opinion.
—Oh! viens, marchons vite, alors.
Ils étaient arrivés en ce moment à la lisière du bois.
—Maintenant, continua Aubin Ploguen, voilà ce que vous allez faire: vous allez vous rendre au bourg de Château-Thibaut; on vous y connaît et vous y aime. Tout ce que vous commanderez, vous l'aurez aussitôt. Une fois à Château-Thibaut, vous direz que vous avez besoin d'une voiture et d'un bon cheval pour vous conduire à Legé. A Legé, vous irez chez un gars que je connais, qui s'appelle Rigaud. Vous donnerez à Rigaud ceci (il lui remit le coeur saignant qu'il portait à sa veste), en disant que vous venez de ma part; puis vous resterez dans sa chaumière jusqu'à ce que je vienne vous y chercher.
—Bien.
—N'oubliez rien, surtout!
—Sois tranquille…
Fernande prit le sentier et descendit à travers la lande mouillée par la rosée du matin.
Aubin Ploguen la suivait des yeux.
—Devant Dieu, not' maître, dit-il à voix haute, il faudra bien que vous soyez heureux!
Puis il rentra sous bois pour rejoindre l'armée vendéenne qui partait.