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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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The Project Gutenberg eBook of L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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Title: L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

Author: Ferdinand Berthier

Release date: August 4, 2011 [eBook #36972]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net);
produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ABBÉ DE L'ÉPÉE: SA VIE, SON APOSTOLAT, SES TRAVAUX, SA LUTTE ET SES SUCCÈS ***

L'ABBÉ DE L'ÉPÉE.

Quoy des mains? Nous requérons, nous promettons, appellons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, déffions, despitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions, mocquons, réconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouissons, complaignons, attristons, desconfortons, désespérons, estonnons, escrions, taisons: et quoy non?

MICHEL MONTAIGNE.

Montmartre.—Impr. PILLOT FRÈRES, LANGRAND et Ce.

L'ABBÉ DE L'ÉPÉE.

L'ABBÉ
DE L'ÉPÉE,

SA VIE, SON APOSTOLAT,
SES TRAVAUX, SA LUTTE ET SES SUCCÈS;

AVEC L'HISTORIQUE DES

MONUMENTS ÉLEVÉS A SA MÉMOIRE

à Paris et à Versailles;

ORNÉ DE SON PORTRAIT GRAVÉ EN TAILLE DOUCE,
D'UN FAC-SIMILE DE SON ÉCRITURE,
DU DESSIN DE SON TOMBEAU DANS L'ÉGLISE SAINT-ROCH A PARIS,
ET DE CELUI DE SA STATUE A VERSAILLES;


PAR

FERDINAND BERTHIER,
SOURD-MUET,

Doyen des professeurs de l'Institution nationale de Paris,
Vice-président de la Société centrale d'éducation et d'assistance pour
les Sourds-Muets de France,
Chevalier de la Légion-d'Honneur, etc., etc,

His sunt additae orchestrarum loquacissimae
manus, linguosi digiti, silentium clamosum,
expositio tacita...... Ostendes homines posse et
sine oris affatu suum velle declarare.

CASSIODORE, lib. IV, cap. 51.

PARIS,
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
RUE VIVIENNE, 2 BIS.
——
1852.


TABLE DES CHAPITRES.

PROLÉGOMÈNES.

——

Le 27 mai 1838 fut fondée à Paris (rue Saint-Guillaume, nº 9, au faubourg Saint-Germain) une société centrale des Sourds-Muets[1], dont le but était de délibérer sur les intérêts de cette classe exceptionnelle, de réunir en faisceau les lumières de tous les sourds-muets épars sur la surface du globe et des hommes instruits qui ont fait une étude approfondie de cette spécialité, de resserrer les liens qui unissent cette grande famille, d'offrir à chaque membre un point de ralliement, un foyer de communications réciproques, et de leur procurer les facilités qui leur sont indispensables pour se produire dans le monde.

La Société centrale s'occupait, en outre, de fournir aux sourds-muets des moyens de réunion et d'études; de les entretenir dans de bonnes habitudes par l'assistance continuelle de leçons gratuites et de sages conseils; d'obtenir le placement de leurs ouvrages d'art, et de leur assurer le patronage des parlants qui, par leur position sociale et leurs relations, peuvent leur être utiles.

L'année de sa fondation fut marquée par un événement qui fera époque. Les cendres de l'abbé de l'Épée, le père spirituel des pauvres sourds-muets, furent découvertes par ses enfants dans les caveaux de l'église Saint-Roch, à Paris.

Il fut décidé, presque aussitôt, qu'un monument serait élevé à ces restes précieux. Honneur aux personnages éminents qui voulurent bien se mettre à la tête de cette œuvre réparatrice, et qui formèrent le noyau de la commission chargée de recueillir les fonds nécessaires et d'en régulariser l'emploi!

A ces hommes dévoués notre éternelle reconnaissance est acquise; la mémoire du cœur ne s'éteindra jamais chez les sourds-muets.

La commission que fondèrent nos amis se composait de MM. Dupin aîné, alors président de la chambre des députés, ancien procureur général à la cour de cassation, président; Chapuys-Montlaville, député, maintenant préfet, secrétaire; Villemain, de l'académie française, qui fut, plus tard, ministre de l'instruction publique; le baron de Schonen, alors procureur général à la cour des comptes, maintenant décédé; le baron de Gérando, alors pair de France, maintenant décédé; Cavé, alors directeur des beaux-arts au ministère de l'intérieur, maintenant décédé; l'abbé Olivier, curé de Saint-Roch, aujourd'hui évêque d'Évreux; Eugène Garay de Monglave, plus tard membre de la commission consultative de l'institution nationale des sourds-muets de Paris; Nestor d'Andert, artiste peintre; Ferdinand Berthier, doyen sourd-muet des professeurs de l'institution nationale des sourds-muets de Paris, président de la Société centrale; Forestier, sourd-muet, alors instituteur libre et vice-président de cette association, aujourd'hui directeur de l'école de Lyon, et Lenoir, professeur sourd-muet à l'Institution nationale de Paris, qui était secrétaire de la Société centrale.

A peine formée, la Commission, en émettant le vœu qu'un écrit fût consacré à l'historique des bienfaits de l'abbé de l'Épée et de la découverte de ses restes précieux dont nous déplorions la perte, daigna, pour l'accomplissement de cette tâche, jeter les yeux sur moi, pensant peut-être que l'intervention d'un sourd-muet régénéré par ce grand homme exciterait naturellement l'intérêt public et provoquerait les souscriptions.

Ce choix fut accueilli par l'unanime approbation de la Société centrale.

M. Frédéric Peyson, sourd-muet, peintre d'histoire, élève de MM. Hersent et Léon Cogniet, fut invité par la même unanimité à reproduire pour cet opuscule les traits du saint Vincent de Paule de ce peuple exceptionnel.

Sur ces entrefaites, en 1839, un prix était fondé par la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine-et-Oise, en faveur du mémoire qui réunirait aux plus curieuses recherches historiques sur la condition des sourds-muets avant et depuis l'abbé de l'Épée, le meilleur éloge de ce bienfaiteur de l'humanité. M'occupant déjà de remplir les vues de la Commission, on pense bien que je ne laissai pas échapper cette occasion d'élever à la mémoire de ce sublime instituteur ce nouveau monument de la reconnaissance de ses enfants. J'osai donc m'aventurer dans la lice, et le Ciel bénit mon audace: mon mémoire obtint le prix.

Cependant je réservais pour le travail que la Commission du monument de Saint-Roch m'avait confié la partie de mes recherches qui concerne plus spécialement les vertus de l'apôtre des sourds-muets, dans le but d'en former une introduction au simple narré de sa vie et des travaux de la Commission parisienne.

La rédaction de mon mémoire touchait à sa fin; mais les circonstances ne me permettaient pas, à mon grand regret, de pouvoir en adresser un exemplaire à chacun des souscripteurs et de faire face aux frais de publication de l'œuvre au moyen du surplus du montant des souscriptions. Je me déterminai donc en juillet 1838 à tenter, par l'intermédiaire du garde des sceaux de cette époque (M. Barthe), une démarche auprès de l'imprimerie nationale. Malheureusement le comité, établi à la chancellerie pour examiner les ouvrages dignes de cette faveur, ne jugea pas qu'une production de la nature de la mienne rentrât dans la catégorie de celles que les ordonnances qui régissent les impressions gratuites désignent comme pouvant être publiées sur les fonds de cet établissement, c'est-à-dire des ouvrages appartenant aux sciences et particulièrement aux langues orientales. On me fit observer que mon travail semblait concerner plus spécialement le ministère de l'intérieur ou celui de l'instruction publique.

Dans le cours d'avril 1839, je m'adressai donc au directeur des beaux-arts, sollicitant son intervention auprès du ministre de l'intérieur, attendu que la Société centrale, dont je m'honorais d'être le président, n'était pas assez riche pour subvenir aux dépenses nécessitées par une semblable publication. Ma lettre resta sans réponse.

Depuis, par un effet de la bienveillance de l'autorité municipale de Versailles, les divers documents relatifs à l'érection d'une statue de l'abbé de l'Épée dans cette ville m'étant tombés entre les mains, je les rassemblai et les coordonnai avec un empressement d'autant plus religieux que je crus y voir le complément naturel de mes recherches. La Commission de Seine-et-Oise me paraissait être la digne sœur de celle qui allait enrichir l'église Saint-Roch, à Paris, d'un monument conçu dans le même but.

Quant au succès matériel de mon œuvre, il ne repose plus maintenant tout entier, je l'avoue, que sur la sympathie des admirateurs du grand apôtre des sourds-muets.

Le public jugera si, interprètes de la Société centrale, M. Peyson et moi sommes restés au-dessous, de notre tâche. Les membres de cette ancienne réunion se bornent à déclarer qu'il est impossible, suivant eux, d'apporter à une œuvre de conscience plus de zèle et de désintéressement.

Ils ont foi dans l'historique de la vie de leur père spirituel, qui, s'il remplit son but, deviendra le catéchisme de la grande famille des sourds-muets épars sur la surface du globe.

Et ils recommandent à la mémoire de leurs frères présents et à venir, non-seulement les noms des membres composant la Commission de Paris, qui a si puissamment aidé la Société centrale à payer une dette sacrée de vénération et de gratitude à l'abbé de l'Épée, mais aussi ceux des membres de la Commission de Versailles, dont le dévouement si spontané, si actif, a su dignement réparer l'oubli de sa ville natale envers un de ses plus illustres enfants.

L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
SA VIE, SON APOSTOLAT, SES TRAVAUX, SA LUTTE
ET SES SUCCÈS.


I

Les sourds-muets dans l'antiquité et le moyen âge.—Abandon général.—Quelques efforts tentés en leur faveur.—Ils échouent faute d'ensemble.—Naissance de l'abbé de l'Épée.—Sa vocation pour l'état ecclésiastique.—Le formulaire d'Alexandre VII.—Il refuse de le signer.—Il est autorisé, néanmoins, à remplir les fonctions du diaconat.—Il devient avocat et prête serment le même jour que M. de Maupeou.—Enfin, un neveu de Bossuet lui fraie le chemin du sacerdoce.

Parmi le peu de noms que la foule changeante ne prononce qu'avec vénération, noms plus imposants cent fois que tous ces magnifiques titres qui chatouillent la vanité humaine, nous n'en connaissons pas qui mérite plus d'occuper le premier rang dans l'admiration, l'amour et la reconnaissance des peuples que celui du père spirituel des sourds-muets, l'abbé de l'Épée.

Dût-on nous taxer d'exagération, nous maintiendrons notre dire, et, nous ferons mieux, nous le prouverons.

Qu'on établisse, en effet, un parallèle entre la condition des sourds-muets chez les anciens et celle dans laquelle les a placés le génie de cet humble missionnaire! Depuis des siècles, ces tristes victimes de la nature marâtre courbaient le front sous le joug d'un préjugé barbare. La foule indifférente[2] regardait d'un œil de dédain cette caste de nouvelle espèce, comme elle les appelait, circuler au milieu d'elle. Ils languissaient, ces infortunés, dans l'ignorance et dans l'esclavage: ils attendaient un nouveau Messie qui vînt briser leurs fers.

Pour preuve de l'empire qu'exerçait sur eux une aveugle prévention, quelque coin obscur du globe qu'ils habitassent, nous allons signaler la manière dont ils étaient traités chez les Flamands, par exemple.

Au moyen âge, l'être atteint d'une pareille infirmité était considéré[3] dans cette contrée, ou comme un maniaque, ou comme un innocent qu'on mettait en curatelle. C'était sous l'influence de cette opinion générale que ces malheureux étaient menés à l'église de Damme, où l'on vénérait les reliques de la Sainte-Croix, pour obtenir leur guérison. Cette croyance pouvait être autorisée par le miracle qu'avait opéré Jésus-Christ sur un homme muet possédé du démon. Il y avait en ce temps-là une femme salariée exprès pour mettre ordre à la foule et avoir soin des sourds-muets.

Et cependant, vers le milieu du seizième siècle, un lent et consciencieux travail de réhabilitation se préparait silencieusement en leur faveur sur divers points du globe; quelques hommes d'élite (honneur leur soit rendu!) ne balançaient pas à tenter de généreux efforts pour ouvrir les sentiers de l'intelligence à cette classe déshéritée de toute participation aux avantages de l'union sociale; malheureusement l'obscurité dont leurs tentatives étaient enveloppées les condamnait à périr avec eux.

Un seul homme se présenta, dont le regard puissant dit aux sourds-muets: Et vous aussi, vous serez hommes! Avec quel étonnement le dix-huitième siècle ne le vit-il pas, dès son apparition, ébranler cette effrayante barrière dressée entre ces infortunés et leurs frères parlants! Il l'a doté, ce siècle, si éclairé entre tous les siècles, d'une des plus belles conquêtes du génie de l'homme. Ces heureuses semences ne sont pas tombées sur un sol ingrat. On les a vues féconder à la fois l'esprit et le cœur des sourds-muets régénérés. Rendus à toute la dignité humaine, ils ouvrent leurs cœurs aux consolantes vérités de la religion, contribuent aux charges de la communauté, partagent ses devoirs et ses avantages, cultivent aussi les sciences et les arts. Au milieu du concert d'admiration qui s'élève de tous les coins de l'univers pour bénir ces miracles, un sourd-muet ose accepter la tâche imposée par la bienveillance de ses anciens collègues de la Commission du monument de Saint-Roch, et tracer l'esquisse rapide de la vie du vertueux bienfaiteur de ses frères d'infortune. Si le sentiment d'une profonde vénération et le zèle d'une ardente reconnaissance ne remplacent pas en lui le talent, sa témérité aura du moins, il l'espère, quelques droits à l'indulgence du public.

Charles-Michel de l'Épée[4] naquit à Versailles, le 24 novembre 1712[5]. Il eut pour père un expert ordinaire des bâtiments du roi, homme recommandable par ses qualités morales autant que par son savoir, et dont la tendresse éclairée se consacrait sans relâche à développer l'esprit et le cœur de ses enfants. Aussi l'exercice des vertus devint-il de bonne heure chez le jeune de l'Épée un besoin plutôt qu'un devoir. A travers ses brillants succès dans les sciences, ses parents avaient remarqué en lui un penchant décidé pour l'état ecclésiastique, et ils s'étaient efforcés de le détourner d'une carrière qui contrariait leurs vues. Peine inutile! Dieu avait parlé, et le jeune homme suivait sa vocation.

Ses études achevées, à dix-sept ans, il sollicita la faveur de gravir les premiers degrés du sacerdoce, et, suivant l'usage qui était alors une loi pour tout le diocèse de Paris, on lui demanda d'accepter le formulaire d'Alexandre VII[6], espèce de déclaration d'orthodoxie moliniste. Le jeune de l'Épée refusa de le signer. Et pourtant il ne croyait obéir qu'à sa conscience, car l'Église n'eut jamais de fils plus respectueux et plus soumis. Toutefois on lui permit d'exercer les humbles fonctions du diaconat, compensation, hélas! bien faible pour toute l'ardeur, toute l'immensité du saint zèle dont il était embrasé!

Que faire? Quel parti prendre? Charles-Michel tourna ses regards vers le barreau, dont sa famille avait déjà rêvé pour lui les triomphes; il subit avec succès ses examens; il se fit recevoir avocat au parlement de Paris et prêta serment en cette qualité le même jour qu'un autre adepte, destiné à devenir un jour chancelier du royaume, Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou[7].

Cependant son âme douce et tendre regrettait sans cesse, au milieu du tumulte des tribunaux, le paisible ministère des autels. Il sentait que là seulement étaient sa vie, son bonheur, son avenir; il se livra donc avec une nouvelle ardeur aux études théologiques, et ses vœux furent exaucés. Jacques-Benigne Bossuet, évêque de Troyes, neveu de l'immortel auteur du Discours sur l'Histoire universelle, l'appela près de lui, l'admit en 1736 dans les quatre ordres mineurs, le nomma desservant de Fouges, le 23 mars de cette année, sous-diacre le 31, diacre le 22 septembre, chanoine de Pougy, le 28 mars 1738, et prêtre, le 5 avril. Le 20 août 1736, il avait fourni la preuve qu'il jouissait d'un revenu suffisant pour entrer dans les ordres. Son père et sa mère lui constituaient une rente de 250 livres sur les fermes qu'ils possédaient dans la principauté de Dombes[8].

II

Vertus et maximes de l'abbé de l'Épée.—Sa tolérance.—Ses rapports avec le protestant Ulrich.—Ses vœux en faveur des juifs.—Son abnégation, son humilité.—Ses relations avec un évêque janséniste qu'il rend dépositaire de son adhésion à la bulle Unigenitus.—On lui interdit le ministère de la parole et celui de la confession.—On lui refuse les cendres.—Sa réponse à un prêtre intolérant.—Vengeance sublime.—Commencement de son apostolat.

Le talent de la parole que l'abbé de l'Épée avait cultivé dans les luttes tumultueuses du barreau lui ouvrit le chemin de la paisible chaire de vérité. Son éloquence, partie du cœur, arrivait droit au cœur; elle se répandait comme une rosée bienfaisante dans les villes et dans les campagnes du diocèse, et il jouissait du bien qu'elle produisait. Personne n'offrit un plus parfait modèle de tout ce qu'il enseigna. Sollicitude, bienveillance, activité, modestie, simplicité, il réunissait en lui, au plus haut degré, toutes les vertus du sacerdoce. On eût dit que la Providence suscitait à l'Église gallicane un autre Fenélon au milieu des querelles qui la déchiraient. Ennemi de l'intolérance, il répétait sans cesse avec le grand Henri IV: «Tous ceux qui sont bons sont de ma religion.» Il se plaisait également à laisser échapper de ses lèvres cette belle maxime du cygne de Cambray: «Souffrons toutes les religions, puisque Dieu les souffre!»

Imbu de ces principes de charité, il accueillit dans la suite, avec la sympathie la plus touchante, le protestant Ulrich, qui était venu du fond de la Suisse étudier sa méthode. Bientôt une étroite liaison établit une sorte de parenté entre leurs âmes, et porta Ulrich à abjurer ses anciennes croyances. L'abbé de l'Épée, désirant le retirer de la misère dans laquelle il gémissait à Paris, insistait pour qu'il acceptât une somme de 600 livres qu'il lui offrait: «Vous m'avez enseigné, répondit le fier Helvétien, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos bienfaits.»

Et cette fraternité universelle inondait tellement son âme, que le vœu le plus ardent de son cœur était de voir les juifs sortir enfin de leur longue servitude pour entrer dans la grande famille chrétienne.

Véritable pasteur de ses frères, il tâchait de les conduire au Ciel, afin de mériter de le gagner pour lui-même. «Grâce à Dieu, disait-il sur la fin de ses jours, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes, mais je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle faveur d'en haut: une mauvaise pensée m'a poursuivi une seule fois dans mon jeune âge; le Seigneur me donna la force de prier et de vaincre; ce fut sans retour, et j'arrive, après une carrière longue et tranquille, au jugement de Dieu, avec cette unique victoire. Ce sont les grands combats qui font les saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à l'excellence de sa grâce.»

Cependant le protecteur, l'appui de l'abbé de l'Épée, l'évêque de Troyes, venait de s'endormir du sommeil du juste[9]. Il lui restait encore un ami, c'était le célèbre Soanen, évêque de Senez, qui s'était rallié aux principes de Port-Royal. Ses relations intimes avec le prélat, relations fondées sur une parfaite harmonie de sentiments, lui attirèrent les censures de l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Il avait même rendu Soanen, qui avait longtemps repoussé la bulle Unigenitus, dépositaire de son acte d'adhésion à cette déclaration du saint-siége. C'est un modèle parfait de droiture d'âme et de pureté d'intention[10], et pourtant, contradiction remarquable dans un homme d'un esprit aussi supérieur, il y remercie très-humblement Dieu de la protection que sa grâce a daigné accorder à la cause qu'il a défendue, et des signes visibles de sa toute-puissance dont il lui a plu de l'entourer. En se soumettant, il confesse, dans l'effusion de sa candide reconnaissance, avoir vu de ses yeux quelques-unes des guérisons miraculeuses que le Seigneur a opérées par l'intercession du bienheureux diacre François Pâris.

De pareilles restrictions ne pouvaient satisfaire l'archevêque de Paris. On interdit à l'abbé de l'Épée le ministère de la prédication: on lui défend de diriger les consciences, et, comme si la Providence eût voulu mettre sa vertu à une plus rude épreuve[11], se présentant un jour dans sa paroisse pour y recevoir les cendres avec les fidèles, il se voit repoussé publiquement par le prêtre qui préside à cette cérémonie. Mais lui, avec cette résignation chrétienne qui ne se dément jamais, se lève et répond à l'outrage en ces termes: «J'étais venu, pécheur contrit, m'humilier à vos pieds; votre refus ajoute à ma mortification; mon but est atteint devant Dieu; je n'insiste pas pour ne point tourmenter votre conscience[12].

Plus tard, l'abbé de l'Épée, d'accord avec le curé de Saint-Roch, prêta généreusement à ce même ecclésiastique l'appui de son ministère près des tribunaux chargés des affaires spirituelles. Il avait interdit la sainte table à un pauvre prêtre pour lequel l'abbé de l'Épée professait la plus grande estime, et cela peut-être pour le même motif qui avait fait exclure l'abbé de l'Épée de la distribution des cendres. On rapporte que, dans la suite, la raison de ce ministre intolérant s'égara, et qu'en proie à d'horribles souffrances, il retrouva à son chevet l'âme généreuse de sa victime.

Au milieu de toutes ces tribulations, la Providence le conduisait par des sentiers secrets à un pénible, mais glorieux apostolat, auprès de gentils d'une nouvelle espèce. A lui devait échoir la tâche d'achever la grande œuvre de leur régénération morale à peine ébauchée par un vénérable prêtre de la doctrine chrétienne.

III

Deux sœurs sourdes-muettes, élèves du R. P. Vanin, de la doctrine chrétienne.—La mort les ayant privées de leur instituteur, l'abbé de l'Épée se résout à continuer son œuvre.—Théorie du langage des gestes.—Il ignore entièrement les travaux de ses prédécesseurs.—Ses premières tentatives.—Objections des philosophes et des théologiens.—Réponses victorieuses à ces objections.—Important avis du R. P. Lacordaire.

Ce fut vers l'année 1753, suivant toutes les probabilités, qu'une affaire de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-St-Victor, qui faisait face à celle des frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis étant absente, on l'introduisit dans une pièce où se tenaient ses deux filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux d'aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse! Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. A quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?

Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin la mère arrive. Le vénérable visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable R. P. Vanin ou Fanin, prêtre de la doctrine chrétienne de St-Julien-des-Ménétriers, à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du Ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.

A partir de ce jour, il remplira auprès de ces infortunées la place que le père Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit entrevoir dans le langage des gestes la pierre angulaire que le Ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet. Intimement convaincu de la possibilité d'appliquer à cet enseignement ce principe que les idées et les sons articulés n'ont pas de rapport plus immédiat entre eux que les idées et les caractères écrits, principe évident qui s'est gravé dans sa jeune intelligence dès les bancs de l'école, il ne se laisse pas effrayer par les obstacles qu'il prévoit dans un monde nouveau dont il n'a pas exploré les routes; car il ne soupçonne pas même les travaux de ceux qui, avec des mérites divers, l'ont précédé dans la carrière. Son génie, planant sur la sphère des possibilités, a déjà saisi ce qui échappe aux regards vulgaires, et le globe entier retentira bientôt des succès inouïs obtenus par ce grand homme à l'aide de la mimique, cette langue universelle, vainement cherchée par les philosophes et par les savants de tous les siècles et de tous les pays[13]. Les écoles que l'humanité a élevées, et qu'elle élève encore à l'envi sur tous les points de la France et dans toutes les contrées du monde, sont autant de temples qui proclament le Dieu dont le souffle vivifiant les a édifiées. Mais alors tout était encore à faire. De longtemps l'heure du repos ne sonnera pour l'apôtre des sourd-muets, ou plutôt il n'y aura jamais pour lui de repos sur la terre.

En 1760, il met en lumière sa méthode, qui doit lui attirer les critiques de quelques philosophes et de quelques théologiens. Les premiers s'obstinent à dénier à tout autre sens qu'à l'ouïe la vertu de transmettre au sourd-muet les connaissances que reçoit le parlant par cette voie, quoiqu'ils affectent, contradiction flagrante! d'admettre sans peine le vieil axiome: Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu (Il n'est rien dans notre esprit qui n'y soit entré par nos sens).

Les autres opposent à l'abbé de l'Épée ces paroles de l'apôtre: Fides ex auditu (I. Rom. 10-17). La foi nous vient par l'ouïe.

Il ne fut pas difficile à notre instituteur de démontrer aux philosophes que les formes visibles peuvent produire le même effet que les sons fugitifs, et que ces deux moyens ne sont susceptibles de nous fournir des idées qu'à la condition qu'elles seront interprétées par quelque signe extérieur, commun à l'espèce humaine, et que ce signe extérieur fixera ensuite dans la mémoire ce que les mots prononcés ou écrits signifient dans l'intention de ceux qui les prononcent ou les écrivent.

On ne se tint pas pour battu; on évoqua l'effrayant fantôme de la métaphysique. Il n'embarrassa pas davantage le grand homme. «Le langage mimique est, observa-t-il avec ses yeux d'aigle, susceptible de traduire tous les mots d'une langue quelconque jusqu'aux nuances les plus délicates qui les différencient.» Nous ajouterons même qu'à l'égal de la parole et même au-dessus, il réunit l'énergie, la flexibilité à la clarté, à la vérité, et que cet immense avantage tient naturellement aux lois immuables et éternelles de notre organisation physique.

On se rappelle, du reste, que la question avait été souverainement résolue ailleurs depuis des siècles, non-seulement dans une lutte engagée entre la mimique de Roscius et les périodes harmonieuses de Cicéron, mais aussi sur le théâtre de Rome, où, après ce célèbre comédien et après Ésope, l'art des Pylade et des Bathylle balançait, effaçait même l'art des Sophocle et des Ménandre.

L'abbé de l'Épée remet non moins victorieusement sous les yeux des théologiens le sentiment d'Estius sur le texte de saint Paul. «La lecture, dit-il, des vérités saintes de notre religion, qui, selon le docteur qu'il regarde[14] comme un des plus habiles commentateurs des Écritures divines, se fait par le secours des yeux, est comprise dans ces paroles de l'apôtre: ex auditu; car, s'il est vrai que le plus grand nombre de ceux qui se sont convertis à la foi n'en ont appris les vérités saintes que par la voix éloquente des ministres qui les leur ont prêchées, on ne peut pas disconvenir, non plus, qu'il n'y en ait eu beaucoup auxquels ces vérités saintes ont été transmises par la lecture. Les saints Évangiles ont été écrits afin qu'en les lisant, on crût les vérités saintes qu'ils renferment: Ces choses ont été écrites, dit l'apôtre saint Jean dans son Évangile (chap. 28, v. 31), afin que vous croyiez que Jésus est le fils de Dieu, et qu'en le croyant, vous ayez la vie en son nom

Notre infatigable athlète ne s'arrête pas là; il invoque avec une nouvelle force les lumières de saint Augustin, en démontrant comment ce grand docteur explique la raison d'un arrêt qui semble, au premier abord, exclure les sourds de naissance de la perception de la foi, arrêt dont, à la honte de l'humanité, on a fait si fréquemment un si étrange abus: Quod vitium ipsam impedit fidem. C'est, dit saint Augustin, parce que le sourd de naissance, ne pouvant apprendre à connaître les lettres, il lui est impossible de recevoir la foi par le moyen de la lecture: Nàm surdus natus litteras, quibus lectis fidem concipiat, discere non potest.

«Après tout, que serait-il arrivé, s'écrie enfin l'abbé de l'Épée, si l'un et l'autre eussent connu les secrets de la langue des sourds-muets?»

Nous ne pensons pas qu'il soit hors de propos de placer ici, en passant, l'opinion du père Lacordaire, qui n'est certainement pas sans importance, même après celle de ses illustres devanciers.

Lors du séjour du célèbre dominicain à Nancy, en 1844, un professeur sourd-muet de cette ville, M. Richardin me pressa de l'accompagner chez lui. Il y tenait d'autant plus, qu'il était loin d'être satisfait de la manière de voir de l'éloquent dominicain par rapport aux sourds-muets en ce qui touche la foi. Il se permit donc de l'interpeller à cet égard, et cette interpellation provoqua de la part du grand prédicateur un sourire, plein d'indulgence. Il saisit la plume et jette à la hâte sa réponse sur le papier. Qu'on juge de l'explosion de la joie de mon collègue à la lecture de l'explication suivante du texte de saint Paul!

«L'apôtre des gentils veut dire que la foi vient de la révélation faite à l'homme par la parole de Dieu; peu importe que l'homme entende la parole de Dieu par l'ouïe ou par un sens qui supplée à l'ouïe.—La foi est l'adhésion de l'âme à la parole de Dieu, manifestée à l'homme de quelque manière que ce soit

Ainsi il demeure dûment avéré que c'est par la révélation extérieure que nous sommes initiés aux vérités naturelles et surnaturelles, et qu'on est fondé à interpréter de la même manière cette autre observation de S. Paul: «Comment les hommes invoqueraient-ils le Dieu en qui ils ne croient pas? Et comment croiraient-ils en lui, s'ils ne l'entendent pas? Et comment enfin l'entendraient-ils, s'il ne leur est pas annoncé?» Quomodò ergò invocabunt in quem non crediderunt? Aut quomodò credent ei quem non audierunt? Quandò autem audient sinè predicante? (Rom. 10, 14-15.)

IV

Lutte plus sérieuse du célèbre instituteur des sourds-muets avec les hommes de sa spécialité.—Publication de ses divers travaux sous le voile de l'anonyme.—Succès de ses séances publiques.—Intérêt que lui portent Louis XVI, Joseph II et Catherine de Russie.—Sa réputation grandit avec son zèle.—Exercices en français, en latin, en italien, en espagnol, en anglais.—Quelques taches éparses dans l'ensemble de son système.—Puériles décompositions grecques et latines.

L'abbé de l'Épée eut encore à lutter avec de nouveaux adversaires plus terribles pour lui: c'étaient des hommes spéciaux qui se livraient au même enseignement. Après avoir longtemps résisté aux instances réitérées de ses amis relativement à la publication de sa méthode, il dut se déterminer à faire violence à sa modestie, et non seulement prendre un parti qui importait à l'intérêt général de la nombreuse famille de déshérités dont il s'était constitué le père, mais admettre encore des étrangers à suivre les cours qu'il leur faisait journellement.

A chaque séance, l'admiration publique allait crescendo et se communiquait comme par un fil électrique d'un bout du monde à l'autre. C'est ce qui explique l'empressement des savants les plus distingués et des plus grands personnages à se presser autour de l'humble instituteur. Dire quel effet ses démonstrations lumineuses produisirent sur leur imagination est chose difficile. Tout le monde sait le haut intérêt dont elles furent également l'objet de la part de Louis XVI, de l'empereur Joseph II et de Catherine II, impératrice de Russie.

Au milieu de ces félicitations universelles, l'abbé de l'Épée crut néanmoins devoir garder l'anonyme en publiant ses réponses aux pamphlets lancés contre son nouveau système, ses quatre lettres renfermant à la fois l'exposé et la défense de ce système, son livre de l'Institution des Sourds-Muets par la voie des signes méthodiques, in-12 (1774-1776), ouvrage qui contient le projet d'une langue universelle fondée sur des signes naturels assujettis à une méthode commune, et, huit ans après, sa Véritable manière d'instruire les Sourds-Muets, confirmée par une longue expérience. Toutefois, le célèbre instituteur eut beau envelopper son nom d'un voile épais, son mérite transcendant brilla à tous les yeux, et, s'il dut lui en coûter beaucoup d'être si pompeusement prôné, si unanimement porté aux nues, sa joie intérieure n'en fut pas moins grande quand il vit qu'il recueillait la moisson bienfaisante qu'il avait semée à la sueur de son front. Laissons-le parler lui-même:

«Aujourd'hui les choses sont changées de face. On a vu plusieurs sourds-muets se montrer au grand jour. Les exercices (en français, en latin, en italien, en espagnol, en allemand et en anglais) sur les sacrements et sur les vérités de la religion ont été annoncés par des programmes qui ont excité l'attention du public. Des personnes de tout état et de toute condition y sont venues en foule. Les souteneurs ont été embrassés, applaudis, comblés d'éloges, couronnés de lauriers. Ces enfants, qu'on avait regardés jusqu'alors comme des rebuts de la nature, ont paru avec plus de distinction et fait plus d'honneur à leurs pères et mères que leurs autres enfants qui n'étaient pas en état de faire la même chose, et qui en rougissaient. Les larmes de tendresse et de joie ont succédé aux gémissements et aux soupirs. On montrait ces acteurs de nouvelle espèce avec autant de confiance et de plaisir qu'on avait pris jusqu'alors de précaution pour les faire disparaître.»

Toutefois, notre admiration aveugle ne va point jusqu'à nous faire accorder sans restriction tous nos éloges à notre maître. Nous ne croyons pas même insulter à sa gloire en signalant ici les quelques écarts de son génie qui déparent son œuvre admirable. On va le voir, en effet, tout à l'heure se contredire lui-même, après avoir démontré avec une dialectique victorieuse à quel point il importe de s'en tenir religieusement aux principes fondamentaux sur lesquels repose l'éducation du sourd-muet, et quelles immenses ressources recèle la mimique quand on s'efforce sérieusement de la perfectionner.

Je prends au hasard quelques passages de sa véritable manière d'instruire les sourds-muets.

Voici de quelle manière il enseigne l'emploi des articles: «Nous faisons observer au sourd-muet (dit-il pages 16-17) les jointures de nos doigts, de nos mains, du poignet, du coude, etc., et nous les appelons articles ou jointures. Nous écrivons ensuite sur le tableau que le, la, les, de, du, des, joignent les mots comme nos articles joignent nos os (les grammairiens nous pardonneront si cette définition ne s'accorde pas avec la leur). Dès lors le mouvement de l'index droit, qui s'étend et se replie plusieurs fois en forme de crochet, devient le signe raisonné que nous donnons à tout article. Nous en exprimons le genre en portant la main au chapeau pour l'article masculin le, et à l'oreille, où se termine la coiffure d'une personne du sexe, pour l'article féminin la. L'article pluriel les s'annonce par le mouvement répété des quatre doigts d'une ou de deux mains en forme de crochet. L'apostrophe s'indique en faisant en l'air une apostrophe avec l'index droit. Il faut y ajouter le signe de masculin, si l'apostrophe est suivie d'un nom substantif masculin, et, au contraire, le signe de féminin, si le nom substantif qui suit est un nom féminin.

«De, du, de la, des, sont des articles au second cas. Il faut donc ajouter au signe d'article le signe de second et ensuite le signe de singulier ou de pluriel, de masculin ou de féminin. Nous avons soin de faire observer que le de, du, des de l'ablatif n'est point un article, mais une préposition qui a son signe particulier à proportion de l'usage auquel on l'emploie.»

S'agit-il d'expliquer le cas? «Il faut (dit-il pages 18-19) en faire apprendre les noms au sourd-muet par la dactylologie, nominatif, génitif, datif, etc., sans se mettre en peine de lui expliquer pourquoi on leur a donné ces noms. Mais ils ont chacun les signes qui leur sont propres: premier, second, troisième degré, etc., par lesquels on descend du premier cas, qu'on appelle le nominatif, jusqu'au sixième, qu'on nomme l'ablatif, et ce sont des signes beaucoup plus intelligibles que ceux qu'on pourrait appliquer à ces différents noms, après même en avoir donné la définition. Nous dirons (page 28) comment premier, second, troisième, etc., se distinguent d'un, deux, trois, etc.

«Quant au signe du mot cas, il s'exprime de cette manière: on fait rouler l'un sur l'autre les deux index en déclinant, c'est-à-dire en descendant depuis le premier jusqu'au sixième.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour ce qui regarde les signes de certains mots composés[15], l'abbé de l'Épée est d'avis de les décomposer matériellement à l'aide du grec et du latin, au lieu d'en caractériser la valeur intrinsèque par un trait aussi rapide que la pensée. Ainsi, satisfaire signifie, selon lui, d'après sa décomposition latine, FAIRE ASSEZ; introduire, signifie CONDUIRE DEDANS.

Elle n'est certainement pas moins étrange la distinction qu'il a cru devoir établir (pages 57-58 ibid.) entre les différents passés: j'ai aimé,—j'aimai,—j'ai eu aimé,—j'eus aimé,—j'avais aimé, en les désignant par premier, deuxième, troisième et quatrième parfait, après avoir jeté, pour chacun d'eux, la main par dessus l'épaule, signe commun à tout passé.

Il n'entre pas dans le plan de mon ouvrage de m'attacher laborieusement à relever une à une les fautes dans lesquelles est tombé l'abbé de l'Épée. Ma tâche est plus belle; j'ai à le montrer à tous les yeux couronné d'une brillante auréole de gloire. D'ailleurs, de pareilles erreurs ne glissent-elles pas inaperçues à travers les innombrables démonstrations dictées par la plus saine logique, à travers les magnifiques préceptes qu'il puise dans les trésors de son inépuisable charité?.... Que conclure de là, sinon que notre grand apôtre serait Dieu lui-même, s'il était parfait?

V

Les signes naturels seuls peuvent-ils suffire à l'expression même des idées métaphysiques?—Divers essais infructueusement tentés pour arriver à une écriture universelle.—Descartes et Leibnitz ne croient pas à la possibilité d'un succès.—M. de Lamennais est d'un avis contraire.—La fusion de toutes les langues en une seule, si elle était possible, serait-elle durable?—La mimique est la seule langue universelle.—Tentative heureuse de Bébian pour peindre le geste et le fixer sur le papier comme on y fixe la parole.—Sa MIMOGRAPHIE.

Avant de passer outre, il me reste à réfuter une objection qu'on a prétendu opposer à la donnée primitive de la méthode de l'abbé de l'Épée.

«La langue des sourds-muets n'aurait pas besoin, a-t-on dit, d'être apprise, si elle ne consistait qu'en signes naturels; mais la diversité des opérations de l'esprit et le nombre infini de relations dont la combinaison des idées rend les objets susceptibles ne permettront jamais d'exprimer par ces seuls signes tout ce qui se passe en nous, et, malgré les rêveries de St-Martin et de quelques autres idéologues, l'on sera toujours obligé de recourir aux signes conventionnels. Ces considérations auraient dû convaincre les glossographes de l'impossibilité même absolue d'établir une langue vraiment universelle.»

Nous accorderons que les essais tentés par plusieurs savants, sous diverses dénominations[16], ont tous échoué jusqu'à présent, comme il était indubitable qu'ils échoueraient, puisqu'ils n'avaient rien moins pour but que de résoudre le problème, jusqu'alors insoluble, d'une classification raisonnée des idées à substituer à l'ancien catalogue des mots par ordre alphabétique.

S'il faut ajouter foi à certains témoignages, Leibnitz aurait emprunté à Descartes l'idée de son Alphabet des pensées, titre dont il a décoré sa langue caractéristique universelle, consistant dans le catalogue exact des notions composées, c'est-à-dire des pensées, des jugements, marqués chacun d'un caractère propre et spécial.

Descartes, après avoir tâché de démontrer, de son côté, qu'il est absolument impossible d'essayer de fixer une langue universelle, à moins d'établir un ordre logique et suivi entre toutes les pensées qu'enfante l'esprit humain, comme il en existe naturellement entre les nombres, se croit fondé à conclure (Lettres,—tom. 2, p. 550), que ce n'est que dans le pays des romans que cette langue peut devenir familière à tous les habitants d'une ville, à tout un peuple, à tous les peuples.

De nos jours, M. de Lamennais paraît, au contraire, intimement convaincu de la solution possible du problème, quand il dit dans son Esquisse d'une philosophie: «Le mélange des langues tend à rendre commun aux familles distinctes qui les parlent le développement de chacune d'elles, à fondre tous les progrès dans un seul progrès, le progrès de l'espèce: ce qui fait concevoir une époque future où, la fusion étant complète et le genre humain étant parvenu à se constituer dans l'unité, toutes les langues aussi se fondront dans une seule langue universelle.»

Après les diverses raisons alléguées par ces grands philosophes, serons-nous mal venu à soutenir, supposé même que cette tentative fût couronnée d'un plein succès, que les passions ou les caprices de chaque peuple finiraient nécessairement par effacer bientôt le caractère d'unité qu'on serait parvenu à imprimer à ce projet de langue universelle?

Et serons-nous plus mal venu, nous sourd-muet, à vous offrir pour essai (c'est aux savants que nous nous adressons), après notre illustre maître l'abbé de l'Épée, la langue dans laquelle nous nous communiquons nos pensées et nos sentiments sans proférer une parole, la mimique? Observez-le bien, cette langue suffit abondamment, selon nous, à tout ce qu'on est en droit d'exiger d'elle, si restreint qu'on suppose, à priori, le nombre d'éléments dont elle se compose. Mais ce que vous y remarquerez vous avertira assurément que, pour en arriver là, elle a besoin de vous voir réunir hardiment vos efforts aux nôtres. Et qui d'entre vous se refusera à reconnaître, après cela, que Descartes a eu tort de nous renvoyer au pays des chimères?

D'un autre côté, un des disciples les plus brillants de l'abbé de l'Épée, Bébian, ancien censeur des études à l'institution des sourds-muets de Paris, est venu à bout de peindre le geste et de le fixer sur le papier comme on y fixe la parole. Sa mimographie, qui n'est qu'un essai, ne renferme, il est vrai, qu'un petit nombre de caractères à l'aide desquels il démontre la possibilité d'écrire tous les signes qu'on veut, mais il ne tient qu'à nous d'élargir son cadre et de la mettre à la portée du genre humain. D'avance nous pouvons répondre du succès, car il repose sur le fond de notre nature même, je veux dire sur notre organisation physique. En effet, le langage des gestes n'est-il pas le premier que nous apportons tous en naissant? L'usage seul si commode de la parole vous force plus tard à négliger de le cultiver aussi soigneusement, aussi fructueusement que nous le faisons, nous qui sommes déshérités de cet avantage.

VI

Parole artificielle enseignée aux sourds-muets.—A quel hasard en est due l'introduction dans le cours d'études de l'abbé de l'Épée.—Découverte inattendue d'un livre espagnol et d'un livre latin sur cette spécialité.—Juan Pablo Bonet et Conrad Amman.—Quelques ouvrages composés sur ce sujet après l'abbé de l'Épée.—Sourds-muets parlants les plus remarquables, formés par ses leçons.—Succès qu'avait déjà obtenus, à Paris, dans l'articulation artificielle, un juif portugais, Jacob Rodrigues Pereire, et qu'ignorait complétement notre célèbre instituteur.

Maintenant reprenons le cours des travaux de l'abbé de l'Épée!

Notre instituteur a tracé, en outre, d'après son plan, les règles de la parole artificielle et il a obtenu d'aussi brillants succès dans cette partie de l'enseignement.

Voici dans quelle circonstance il se décida à essayer de délier la langue de ses élèves.

Un jour, dans une de ses séances publiques, un inconnu lui présente un livre espagnol, en l'assurant que, s'il consent à l'acheter, il rendra un vrai service à celui qui le possède. L'abbé refuse d'abord, il allègue son ignorance de cette langue; mais, en ouvrant le volume au hasard, il est surpris d'y trouver l'alphabet manuel des Espagnols. Cette particularité le décide, il garde le livre et renvoie le commissionnaire satisfait. Son étonnement redouble quand, à la première page, ce titre frappe ses yeux: Arte para enseñar à hablar à los mudos, (art d'enseigner à parler aux muets). C'est l'œuvre de Juan Pablo Bonet, secrétaire du connétable de Castille, œuvre qui lui a valu dans sa patrie les plus grands éloges.

Dès ce moment, l'instituteur français a résolu d'apprendre cette langue étrangère, afin de se mettre en état de rendre un nouveau service à ses élèves. Dans la suite, il se procura un ouvrage latin sur le même sujet, composé par Conrad Amman, médecin suisse. Ce livre lui a été indiqué par une des personnes qui assistent à ses séances. Il est intitulé: Dissertatio de loquelâ surdorum et mutorun.

De la méthode de ces deux excellents guides il parvient à en composer une qui est regardée encore de nos jours comme un chef-d'œuvre de clarté, et dont ses successeurs ont tiré à l'envi le meilleur parti possible[17]. Quel spectateur eût pu, dès lors, rester froid et indifférent en entendant Louis-François-Gabriel de Clément de la Pujade prononcer en public un discours latin de cinq pages et demie, soutenir plus tard une discussion en règle sur la définition de la philosophie, et répondre aux objections de François-Élisabeth-Jean de Didier, l'un de ses condisciples[18]. «Les arguments étaient d'avance communiqués,» ajoute le maître avec sa franchise ordinaire. (Page 202. Véritable manière d'instruire les sourds-muets.)

Sous sa direction habile, une sourde-muette réussit également à réciter de vive voix à sa maîtresse les vingt-huit chapitres de l'Évangile selon Saint-Matthieu, et à répéter avec elle l'office de Primes tous les dimanches, etc.

Mais pourquoi douter, comme quelques biographes ont osé le faire, de la véracité du respectable instituteur quand il assure n'avoir eu aucune connaissance des procédés de ses prédécesseurs, encore moins de ceux de son compétiteur, le juif portugais Jacob Rodrigues Pereire[19]? La manière dont lui-même rend compte de son opinion personnelle sur eux n'est-elle pas d'ailleurs une preuve sans réplique de la candeur de cette belle âme qu'absorbait tout entière le plus sincère désir de faire le bien et d'en céder même la gloire à de plus capables que lui?

Voici comment il s'exprime à cet égard dans l'avertissement de sa véritable manière d'instruire les sourds-muets:

«Lorsque je consentis pour la première fois à me charger de l'instruction de deux sœurs jumelles sourdes-muettes, qui n'avaient pu trouver aucun maître depuis la mort du père Vanin, prêtre de la doctrine chrétienne, j'ignorais qu'il y eût dans Paris un instituteur[20] qui, depuis quelques années, s'était appliqué à cette œuvre et avait formé des disciples. Les éloges donnés par l'Académie à ses succès lui avaient acquis de la réputation dans l'esprit de ceux qui en avaient entendu parler, et sa méthode, avec le secours de laquelle il réussissait à faire parler plus ou moins clairement les sourds-muets, avait été regardée comme une ressource à laquelle on devait de justes applaudissements.»

VII

L'alphabet manuel, à une seule main, est originaire d'Espagne et remonte à 1620.—Persistance de l'Angleterre à garder l'alphabet manuel à deux mains, pareil à celui de nos colléges.—Plusieurs instituteurs d'Allemagne n'en emploient aucun.—Difficulté pour les commencements.—Notre dactylologie se popularise en France.—Ses avantages.—Quelques-unes de ses règles.—Son utilité pour les parlants.—Son usage dans les ténèbres.—Elle est inférieure à la mimique.—Justice rendue à Pereire par l'abbé de l'Épée.—Justification du célèbre instituteur par lui-même.—Exposé de sa méthode.—Attaque du sourd-muet Saboureux de Fontenay.—L'abbé de l'Épée offre d'être jugé contradictoirement avec Pereire et d'adopter même son système, s'il est déclaré supérieur au sien.

Avant d'aller plus loin, qu'à propos de l'alphabet manuel on nous permette quelques légères explications qui ne nous semblent pas déplacées ici.

Originaire d'Espagne, ainsi que l'art de faire parler les sourds-muets, il consiste à représenter l'une après l'autre les lettres de chaque mot par différentes formes convenues qu'on donne aux doigts d'une seule main. Son adoption date de l'abbé de l'Épée, qui s'était servi jusque-là de l'alphabet à deux mains dont les écoliers parlants font encore usage dans les classes pour tromper la vigilance de leurs maîtres. L'invention de l'alphabet manuel à une seule main remonte à Juan Pablo Bonet, qui vivait en 1620, peut-être même est-il plus ancien. Depuis cette époque, il s'est répandu, avec quelques modifications, dans presque toutes les institutions de sourds-muets d'Europe et d'Amérique[21], et il commence déjà à se populariser dans l'un et l'autre hémisphère, à l'exception toutefois de l'Angleterre, où l'alphabet manuel à deux mains paraît devoir résister longtemps à l'influence française. Partout en France où le hasard conduit nos pas, dans l'atelier du pauvre comme dans le salon du riche, nous rencontrons toujours quelque personne connaissant ce mode de communication à une main et se faisant une politesse de l'employer pour se mettre en rapport avec nous. Et n'établit-il pas heureusement, en effet, une sorte de trait d'union entre les sourds-muets et ceux qui veulent entrer en relation avec ces pauvres créatures, auxquelles les anciens supposaient à peine une intelligence, une âme, et que tout ce qui précède a montrées égales au moins, si ce n'est supérieures, aux parlants en vénération et en reconnaissance?

Alphabet manuel des Sourds-Muets.

Un des avantages de l'alphabet manuel est sa parfaite ressemblance, sauf quelques légères exceptions, avec les caractères de l'écriture et de la typographie. Il est généralement préféré aux autres signes essayés depuis[22] à cause de son usage plus commode, plus agréable, plus facile. Dix minutes d'application suffisent pour l'apprendre. La rapidité dépend ensuite de l'habitude. On conçoit que par ce moyen on doit parler toutes les langues qui ont les mêmes lettres que le français.

La lettre J se représente comme la lettre I; seulement, pour la première, il faut imprimer au petit doigt un léger mouvement de droite à gauche, pour décrire la ligne tracée ci-contre.

Quant à la lettre Z, elle s'écrit en l'air avec l'index, absolument comme la plume ou le crayon la reproduirait sur le papier.

Pour indiquer que chaque mot est terminé, on s'arrête et l'on tire en l'air avec le plat de la main, les ongles en dessus, une ligne horizontale de gauche à droite. L'habitude de cet exercice rend, d'ailleurs, cette précaution inutile.

L'accentuation et la ponctuation sont figurées en l'air par l'index. Il en est de même pour les chiffres.

De ce qui précède il résulte que notre alphabet manuel n'est pas à dédaigner des parlants eux-mêmes dont un accident voile ou éteint momentanément la voix, et de ceux qui, dans un âge plus ou moins avancé, perdent entièrement la parole.

N'oublions pas de remarquer, en passant, que les jeunes sourds-muets, dans la plupart des établissements d'éducation qui leur sont ouverts, adoptent, de plus, en dehors de l'enseignement, divers signes caractéristiques particuliers qu'ils affectionnent, et à l'aide desquels ils augmentent et complètent leurs moyens de communication.

Ainsi ils désignent les premiers nombres jusqu'à 10 en levant autant de doigts qu'ils veulent désigner d'objets. Depuis 10 jusqu'aux nombres les plus élevés ils ouvrent les deux mains autant qu'ils ont de dizaines à exprimer, et ils y ajoutent les unités. Plus tard, afin d'éviter toute longueur, toute confusion, ils expriment le nombre de dizaines comme si c'étaient des unités; puis, pour tracer un zéro, ils forment un rond avec le pouce et l'index appuyés l'un sur l'autre, comme s'ils avaient à représenter la lettre O de l'alphabet manuel. S'agit-il d'exprimer cent et mille, ils ont recours au même procédé pour reproduire les chiffres romains C et M.

On nous demande souvent comment il est possible aux sourds-muets de soutenir une conversation dans les ténèbres. L'obscurité n'est pas, tant s'en faut, chez nous un obstacle à cet échange d'idées et de sentiments.

En plaçant sa main dans celle de son interlocuteur, on lui fait palper aisément toutes les formes de l'alphabet manuel. En lui faisant suivre les mouvements qu'exécutent les bras, on le met à même de saisir de l'œil, pour ainsi dire, les pensées qu'on exprime. Ou bien, l'on prend les deux bras de l'interlocuteur, et on leur fait exécuter les mouvements qu'ils font en plein jour. Dans ces divers exercices, l'habitude devance presque toujours la pensée d'autrui, quelque moyen qu'on emploie d'ailleurs pour se faire comprendre. Après ces quelques données suffisantes, il serait, pensons-nous, inutile de décrire ici les mille autres ressources que fournit au sourd-muet le besoin, ou, disons mieux, la nature si ingénieuse et si bienfaisante à son égard.

Toutefois, si l'alphabet manuel ne remplace pas entièrement la langue des gestes, cette langue sublime, universelle, basée sur la nature et la raison, qui tient lieu de toutes les autres, mais ne s'apprend pas en un jour, il peut, à la rigueur, la suppléer jusqu'à un certain point, quoiqu'il n'offre, en définitive, qu'un moyen de relation beaucoup moins parfait et beaucoup moins rapide.

L'abbé de l'Épée, tout en rendant le plus sincère hommage aux talents déployés par Pereire dans l'art de la parole, ne laisse pas de faire consciencieusement observer qu'il n'est pas l'auteur de cette méthode tant prônée, et qu'elle a été pratiquée plus de cent ans avant lui par Bonet, Conrad Amman, et, en Angleterre, par John Wallis, savant professeur de l'université d'Oxford. Comme pour compléter sa justification personnelle, il expose tout uniment, et sans se mettre en frais de protestations nouvelles, qu'il n'a connu aucun de ces illustres auteurs, tout absorbé qu'il a été jusqu'alors par les études d'un tout autre genre, et qu'il n'a pas encore songé à désirer, encore moins à entreprendre de faire parler ses deux élèves. Voilà ses propres expressions.

Il avait, ajoute-t-il, uniquement en vue de leur apprendre à penser avec ordre, à combiner méthodiquement leurs idées. Et c'est d'après ce principe fondamental qu'il s'est efforcé d'assujettir les signes représentatifs à une méthode dont il se propose de composer une espèce de grammaire.

Voici, du reste, comment il raisonne[23] pour essayer de convaincre ses lecteurs de l'utilité de ses nouveaux procédés:

«La route des estampes[24] n'est point de mon goût. L'alphabet manuel français, que je savais dès ma plus tendre enfance, ne peut m'être utile que pour apprendre à lire à mes disciples. Il s'agit de les conduire à l'intelligence des mots. Les signes les plus simples, qui ne consistent qu'à montrer avec la main les choses dont on sait les noms, suffisent pour commencer l'ouvrage; mais ils ne mènent pas loin, parce que les objets ne tombent pas toujours sous nos yeux, et qu'il y en a beaucoup qui ne peuvent être aperçus par nos sens. Il me paraît donc qu'une méthode de signes combinés doit être la voie la plus commode et la plus sûre, parce qu'elle peut également s'appliquer aux choses absentes ou présentes, dépendantes ou indépendantes des sens.......»

Ce point de départ qui, au premier aspect, semblait devoir paraître ingénieux et juste à tous les esprits non prévenus, devint cependant, dans le Journal de Verdun, l'objet d'une attaque irréfléchie, pour ne rien dire de plus, de la part du sourd-muet Saboureux de Fontenay[25], que l'abbé de l'Épée ne se lassait pas d'exalter lui-même comme un phénomène de son siècle, capable, par la variété et la supériorité de ses connaissances, d'occuper une place honorable dans la république des lettres. Quelle raison pouvait-il donc faire valoir pour justifier ses hostilités envers notre vénérable instituteur? Aucune, mon Dieu! mais, il faut le dire, rien au monde ne semblait devoir déraciner de son esprit la prévention obstinée qu'il était absolument impossible d'inculper à ses frères d'infortune des idées complètes des choses indépendantes des sens avec le secours des signes méthodiques. L'abbé de l'Épée ne pouvait manquer d'être étrangement surpris de se voir dans la nécessité de combattre un pareil adversaire, auquel son infirmité avait forcément dérobé la partie la plus intéressante de son œuvre, qu'il avait exposée de vive voix devant des personnes présentes avec lui à une de ses leçons.

Quoi qu'il en soit, dépouillant tout amour propre d'innovateur, et n'écoulant que sa philanthropie, sa charité chrétienne, il offre d'être jugé contradictoirement avec Pereire, et d'adopter même son système, s'il est déclaré supérieur au sien.

Essayons de bien fixer la place qui, dans ce concert d'efforts dirigés vers le même but, doit être réservée à l'instituteur portugais. Mais, pour que les droits de chacun soient pesés en parfaite connaissance de cause, il nous semble important de remonter plus haut.

VIII

Tentatives en faveur des sourds-muets en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en France, à Genève, en Espagne, en Portugal, en Italie.—Travaux de saint Jean de Beverley, de Rodolphe Agricola, de Jérôme Cardan, de J. Pasck, de saint François de Sales, de Pedro de Ponce, de Juan Pablo Bonet, de Ramirez de Carion, d'Emmanuel Ramirez de Cortone, de Pedro de Castro, de John Bulwer, de J. Wallis, de William Holder, de Degby, de Gregory, de Georges Dalgarno, de Van Helmont, de Conrad Amman, de Kerger, de Georges Raphel, de Lassius, d'Arnoldi, de Samuel Heinicke, d'Ernaud, de Jacob Rodrigues Pereire.—Succès brillants des deux derniers à l'Académie des sciences de Paris.—Pension de Louis XV au second. Il le nomme son interprète pour les langues espagnole et portugaise.—Sa tolérance religieuse.—Secret absolu recommandé à ses élèves.—Il offre de vendre sa méthode au gouvernement.—Lettre de la sourde-muette Mlle Marois.—Legs du sourd-muet Coquebert de Montbret.

L'histoire ecclésiastique des Anglais, par Bède le Vénérable[26], rapporte qu'à la fin du septième siècle, saint Jean de Beverley, archevêque de Yorck, se chargea d'enseigner la prononciation à un jeune sourd-muet qui avait trouvé chez lui un asile hospitalier.

Rodolphe Agricola, professeur de philosophie à l'université de Heidelberg (mort en 1495), nous met devant les yeux, dans son Tractatus de inventione dialecticâ, comme un fait merveilleux, la facilité qu'un sourd-muet avait acquise, vers ce temps, de converser par écrit avec les parlants.

Jérôme Cardan, né en 1501, mort en 1576, réformateur de la philosophie au XVIe siècle, prouva, par des réflexions aussi justes que subtiles sur la position exceptionnelle des sourds-muets dans le monde, que personne n'était plus à même que lui[27] de l'apprécier comme elle le mérite.

Dès 1578, J. Pasck, prédicateur de la cour de l'électeur de Brandebourg, qui comptait parmi ses enfants deux sourds-muets, prit soin lui-même de leur éducation, sous la seule inspiration de sa tendresse paternelle. Mais il ne nous a laissé, chose fâcheuse! rien d'écrit sur ses procédés, qui paraissent toutefois empreints d'un sens profond.

Pendant le séjour que saint François de Sales fit à la Roche (vers 1604), il donna un exemple de charité qui ne surprendra personne, mais qui n'a pas dû laisser, disent ses contemporains, de lui être d'un grand mérite devant Dieu. Entre les malheureux qui venaient tous les jours recevoir l'aumône à sa porte, il rencontra un sourd-muet de naissance: c'était un homme d'une vie fort innocente, et qui, pourvu d'ailleurs d'une certaine adresse, trouvait à s'employer dans les bas services de l'évêché. Comme on savait que le saint prélat aimait les pauvres, on le lui amenait quelquefois pendant son repas, pour qu'il jouît du plaisir de le voir s'expliquer par signes et comprendre parfaitement ceux qu'on lui adressait. Saint François, touché de sa position, ordonna qu'on l'admît au nombre de ses domestiques et qu'on en eût le plus grand soin. Son maître d'hôtel lui ayant respectueusement fait observer qu'il n'avait pas besoin de ce surcroît de charge inutile, et que, du reste, cet infirme ne pouvait être bon à rien: «Qu'appelez-vous bon à rien? lui répondit l'évêque; comptez-vous donc pour rien l'occasion qu'il m'offre de pratiquer la charité? Plus Dieu l'a affligé, plus on doit en avoir pitié. Si nous étions à sa place, voudrions-nous qu'on fût si ménager à notre égard?» Le sourd-muet fut donc reçu dans la domesticité de la maison, et saint François le garda jusqu'à sa mort.

Le prélat fit plus encore; il entreprit de l'instruire lui-même par signes des mystères de la foi, et il y réussit, grâce à un travail persévérant, grâce à une patience infatigable. Il lui apprit à se confesser par gestes et désira être son directeur; il l'admit ensuite à la communion, dont il ne s'approchait qu'avec un respect et une dévotion qui édifiaient tous les fidèles. Il ne survécut guère à son admirable instituteur et mourut, dit-on, de douleur de l'avoir perdu[28].

Dans la pléiade des instituteurs tant français qu'étrangers, j'en signalerai, chemin faisant, qui me paraissent mériter une mention honorable.

Selon le témoignage unanime de tous ceux qui se sont consacrés plus ou moins directement à la science qui nous occupe, l'honneur d'une initiative réelle et sérieuse remonte à 1570 et appartient de droit à Pedro de Ponce, bénédictin espagnol, mort en 1584, après avoir fait l'éducation de deux frères et d'une sœur du connétable Velasco, ainsi que du fils du gouverneur d'Aragon, tous quatre atteints de surdi-mutité. Son manuscrit, ce premier manuscrit de l'histoire d'un art peu cultivé, qu'on avait cru longtemps perdu dans les révolutions incessantes de l'Espagne, a été retrouvé en 1839, au fond d'un de ses innombrables monastères, et transporté à Madrid, sous la philanthropique influence de M. Ramon de la Sagra. Treize ans auparavant, il avait été inutilement cherché par le savant baron de Gérando, ancien administrateur de notre Institution nationale des sourds-muets. Nous sommes encore à attendre l'effet de la promesse que son illustre ami, M. Ramon de la Sagra, lui avait faite de doter l'établissement de Paris d'une copie de ce précieux manuscrit.

Le même pays vît paraître, après le célèbre bénédictin, Juan Pablo Bonet (Art d'enseigner aux muets à parler, 1620), qui eut pour élève le frère sourd-muet du connétable de Castille, auquel il était attaché comme secrétaire, et Ramirez de Carion, autre religieux[29], qui avait fait jurer[30] à un sourd-muet de naissance, son disciple, Emmanuel Philibert, prince de Savoie Carignan[31], de ne point révéler sa méthode. Ce ne fut que neuf ans après la publication du livre de Bonet que l'instituteur se décida à lancer dans le monde le sien, intitulé: Maravillas de naturaleza, en que se contienen dos mil secretos de cosas naturales, 1629. (Merveilles de la nature, contenant deux mille secrets de choses naturelles.)

La carrière a été parcourue avec plus ou moins de succès en Italie par deux autres Espagnols, Emmanuel Ramirez de Cortone et Pedro de Castro, premier médecin du duc de Mantoue, qui instruisait le fils sourd-muet du prince Thomas de Savoie (toujours des sourds-muets dans cette pauvre maison de Savoie!);—en Angleterre, par John Bulwer (le Philosophe ou l'Ami des sourds-muets, 1648), par J. Wallis (Traité grammatico physique de la parole ou de la formation des sons vocaux, 1660), par William Holder, Degby, Gregory et Georges Dalgarno, Écossais, qui, presque à la même époque (en 1620), publiait, en outre de son Ars signorum[32], l'exposition de sa manière d'instruire les sourds-muets, sous le titre de Didas Colocophus ou le Précepteur du sourd-muet.

La Hollande est fière aussi d'avoir donné le jour à Van Helmont, dont les travaux ont pourtant été éclipsés par ceux de Conrad Amman, médecin suisse établi à Amsterdam (Surdus loquens, 1692, et Dissertation sur la parole, 1700).

L'Allemagne a produit Kerger, Georges Raphel, père de trois sourds-muets, Lassius, Arnoldi et Samuel Heinicke, directeur de l'École des sourds-muets de Leipsick.

Enfin, Jacob-Rodrigues Pereire, juif portugais, forcé de quitter Cadix, où il avait essayé, mais en vain, de réunir quelques sourds-muets, se présenta, le 11 juin 1749, escorté de son élève Azy d'Etavigny, fils d'un directeur des fermes de Bordeaux, à l'Académie des sciences, où il fut autorisé à lire un mémoire sur sa méthode, lequel, dès le 9 juillet, devint l'objet d'un premier rapport de Buffon, Mairan et Ferrein. Le 13 janvier 1751, un autre de ses élèves, dont nous avons déjà parlé, Saboureux de Fontenay[33], comparut devant cette Académie, ce qui donna lieu, le 27, à un second rapport des mêmes savants. L'éloge de sa prétendue découverte se trouve, en outre, dans le troisième tome de l'Histoire naturelle de Buffon (1re édition). Telle est l'origine du titre glorieux d'inventeur dont il s'enorgueillissait.

Parmi les notabilités qui assistèrent souvent aux leçons de l'instituteur portugais, je citerai, outre le célèbre naturaliste, J.-J. Rousseau[34], La Condamine[35], d'Alembert, Diderot[36], Lecat[37], le P. André[38], etc.

Je ne puis résister au désir de reproduire ici l'extrait d'une lettre adressée à M. Rodrigues, ami de l'instituteur portugais, par Mlle Marois, sa plus chère élève:

«........Buffon et Rousseau surtout ont été très-assidus à suivre les gradations de notre intelligence, qu'ils ont prise dès le néant, et qu'ils ont vu Pereire conduire sans effort jusqu'à l'art de la parole, jusqu'à la merveille de la compréhension, jusqu'à ce trésor précieux de nous faire aimer la lecture même des choses abstraites et, le dirai-je? jusqu'à la connaissance de l'intérieur des hommes par les inflexions de toute leur figure, quand ils ont parlé devant nous un certain temps; car vous savez, Monsieur, que la figure de l'homme est le grand livre de ce qui se passe dans le secret du cœur.»

En 1749, à l'occasion de la présentation à la cour du premier élève de Pereire, que Louis XV interrogea pendant près d'une heure, en présence du dauphin, père de Louis XVI, le roi daigna accorder au maître une gratification de 800 livres, le 22 octobre 1751; plus tard, en 1765, une autre pension de la même somme; et il lui fit délivrer le brevet de son interprète pour les langues espagnole et portugaise.

Quoique Israélite de religion, sa tolérance était telle, qu'il élevait ses élèves suivant la volonté de leurs familles. Il en était très-aimé; mais il tenait beaucoup à ce qu'ils gardassent le secret le plus absolu sur ses procédés, qu'il offrait de vendre au gouvernement.

En quoi consistait cependant sa prétendue méthode[39]? Qu'avait-elle de spécial, de différent de toutes les autres? Mon Dieu! tout se bornait à un plagiat, comme on l'a vu tout à l'heure, sauf néanmoins l'application ingénieuse qu'il faisait des moyens mis en usage avant lui pour redresser, chez les sourds-muets, cet état déplorable de la nature. On a également prétendu que c'était sur le plan d'un de ses compatriotes, du nom de Fayoso, qu'il avait édifié tout son système.

Ernaud, aussi chaud partisan de l'alphabet labial que son rival le fut de la dactylologie, vint, de son côté, en 1757, élever au sein de l'Académie des Sciences les mêmes prétentions à ce titre d'inventeur; et son ambition fut bientôt également satisfaite. Mais le voile dont l'un et l'autre avaient eu soin de se couvrir ne tarda pas à se déchirer. Ces hommes s'étaient parés des plumes des Bonet, des Amman et des Wallis.

IX

Avènement de l'abbé de l'Épée.—Rivalité de l'abbé Deschamps.—Son cours élémentaire.—Il est combattu par le sourd-muet Desloges, ouvrier relieur et colleur de papier, élève d'un autre sourd-muet, domestique d'un acteur de la Comédie-Italienne.—L'abbé de l'Épée devient le confesseur de ses enfants d'adoption.—L'empereur Joseph II lui sert la messe.—Il amène dans son établissement sa sœur la reine Marie-Antoinette et lui adresse un prêtre allemand, en le priant de le mettre à même de populariser sa méthode dans ses États.—Lettre de ce prince à l'abbé de l'Épée.

Après eux, enfin, parut, en France, l'abbé de l'Épée, qui eut la gloire d'effacer l'espèce d'anathème jeté, dans cette sainte mission, par l'antériorité des autres peuples, sur notre terre classique des lumières, et ouvrit une carrière jusque-là inconnue à la grande famille des sourds-muets. Sa découverte fut dignement appréciée par un autre instituteur français, l'abbé Deschamps, chapelain de l'église d'Orléans. Son Cours élémentaire de l'éducation des sourds-muets vit le jour cinq ans après la publication de l'Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques. Il est à déplorer seulement que cet ecclésiastique, aussi recommandable par les qualités de l'esprit que par celles du cœur, ait persisté à repousser aveuglément l'évidence qui militait en faveur de la méthode de l'abbé de l'Épée, en s'opiniâtrant à faire de la prononciation le grand pivot de son système et reléguant la mimique à la dernière période de l'enseignement, au lieu de l'appeler à jouer son rôle dans la première, pour des raisons qu'il est aisé de déduire à la première inspection de l'enfant sourd-muet. Cette persistance provoqua les Observations d'un sourd-muet, petit ouvrage aussi remarquable par la concision du style que par la rectitude des aperçus dont il est semé. Il est dû à la plume de Desloges, pauvre ouvrier relieur et colleur de papier, élève en pantomime d'un sourd-muet de naissance, Italien de nation, illettré, domestique d'un acteur de la Comédie-Italienne, ensuite dans plusieurs grandes maisons, et notamment chez M. le prince de Nassau.

Au milieu de ces rivalités qui présageaient de nouveaux triomphes à notre célèbre instituteur, son troupeau croissait en âge, en raison, et touchait au moment où le besoin des secours spirituels se fait généralement sentir aux jeunes âmes que Dieu ne repousse pas. Qui recevra leurs confidences? Qui recueillera le récit naïf de leurs fautes? Un seul parlant comprend leur langage muet. C'est leur maître, c'est l'abbé de l'Épée. Après avoir inutilement multiplié ses démarches auprès de ses supérieurs ecclésiastiques, pour en obtenir l'autorisation de confesser ses élèves, il s'adresse, de guerre lasse, à l'archevêque de Paris. Ce prélat ne répond pas à ses deux lettres. Alors l'instituteur lui déclare qu'il regarde son silence comme une adhésion tacite et qu'il va, dès ce jour, remplir avec confiance les nouvelles fonctions auxquelles Dieu l'appelle.

L'abbé de l'Épée disait habituellement sa messe, de fort bonne heure, à l'église Saint-Roch. Un matin qu'il allait monter à l'autel, il cherche en vain des yeux l'enfant qui l'assiste: un inconnu, vêtu simplement, mais avec goût, s'offre pour le remplacer, et il le remplace, en effet, à la grande satisfaction du prêtre, qui l'invite à visiter son établissement. L'étranger est dans l'admiration de tout ce qu'il voit, et, en quittant l'abbé, il lui glisse dans la main un objet enveloppé de papier: «Voici, lui dit-il, un léger souvenir de ma visite.» C'était une magnifique tabatière avec le portrait de l'empereur d'Allemagne Joseph II, enrichi de diamants. Nous tenons le fait d'un contemporain notre ami, M. le comte Armand d'Allonville, si connu par l'immensité et la précision de ses souvenirs.

Pendant son séjour à Paris, en 1777, sous le nom de comte de Falkenstein, Joseph II fréquenta l'école du célèbre instituteur. Personne n'était plus digne que lui d'apprécier tout ce qu'au fond de son âme le génie de la charité couvait de feu créateur, tout ce que l'activité de son dévouement avait de désintéressé. Aussi y amena-t-il sa sœur, la reine Marie-Antoinette, qui en revint, comme lui, saisie de respect et d'admiration. L'enthousiasme de ce prince philosophe ne fut pas stérile. Ayant à cœur de fonder dans ses États une école de sourds-muets sur le modèle de celle de Paris, il envoya dans cette capitale un ecclésiastique de Vienne, l'abbé Storck, et supplia l'abbé de l'Épée de lui indiquer la route à suivre pour réussir à former l'esprit et le cœur de ses sourds-muets allemands. Le jeune prêtre remit au vénérable fondateur la lettre suivante[40]:

«Monsieur l'abbé........ l'établissement que vous avez consacré au service du public, et dont j'ai eu l'occasion d'admirer les étonnants progrès, m'engage à vous adresser l'abbé Storck, porteur de cette lettre. Je me flatte qu'il aura les qualités requises pour apprendre de vous à conduire un pareil établissement à Vienne. Je ne le connais pas autrement que par son ordinaire, qui me l'a choisi..... et qui croit pouvoir en répondre. Je me flatte que vous voudrez bien le prendre sous votre direction, en lui communiquant la méthode que vous avez établie avec tant de soin. Votre amour pour le bien de l'humanité et la gloire de rendre à la société de nouveaux sujets me font espérer que vous contribuerez de bon cœur à étendre votre charité sur une partie des sourds-muets allemands, en leur formant un maître qui, par les yeux, leur fournira des moyens suffisants pour les faire penser et combiner leurs idées. Adieu...

»Signé: JOSEPH.»

L'abbé de l'Épée avait déjà répondu en ces termes au désir que l'empereur lui avait manifesté de savoir quels étaient les moyens d'élever un jeune sourd-muet de Vienne, appartenant à une puissante famille: «Votre Majesté n'aurait qu'à me l'envoyer à Paris, ou, à défaut, un sujet intelligent, de trente ans au moins, que je mettrais en état de réussir parfaitement dans cette entreprise.»

X

Lutte entre deux instituteurs allemands de sourds-muets.—L'abbé de l'Épée intervient.—Il en appelle aux académies de Vienne, d'Upsal, de St-Pétersbourg, de Zurich et de Leipsick.—Abstention générale, à l'exception de celle de Zurich, qui se prononce en sa faveur.—Nouvelle attaque de M. Nicolaï de Berlin.—Nouvelle victoire de l'abbé de l'Épée.—Condillac se prononce pour lui.—Extension trop grande donnée à la parole artificielle du sourd-muet—Opinion de l'abbé de l'Épée sur ce sujet.

C'est à l'occasion de la mise en pratique des théories de l'instituteur français dans la capitale de l'Autriche qu'un débat, devenu célèbre, s'engagea entre l'abbé Storck et Heinicke, qui, secondé par les libéralités de l'électeur de Saxe, avait fondé, en 1778, un nouvel institut de sourds-muets à Leipsick, presque en même temps que s'élevait celui de Paris, débat dans lequel la vanité jalouse de l'un des deux rivaux ne fit que donner un nouveau relief à l'humilité évangélique de l'autre.

L'instituteur de Leipsick prétendait si bien à la prééminence de sa création, qu'il ne cherchait qu'à renouveler contre l'abbé de l'Épée des attaques indignes de son talent, d'ailleurs universellement apprécié. Ce dernier dut intervenir dans la querelle, et il le fit de la meilleure grâce du monde. Après s'être attaché une troisième et dernière fois à pulvériser ces deux objections de Heinicke: 1º l'absence de l'ouïe ne peut pas trouver de compensation dans la possession de la vue;—2º l'écriture, secondée par les signes méthodiques, ne saurait jamais faire entrer les idées abstraites dans le cerveau du sourd-muet;—il finit par en déférer généreusement à l'appréciation des académies ou sociétés littéraires de Vienne, d'Upsal, de Saint-Pétersbourg, de Zurich, en Suisse, et même de Leipsick. Toutes s'abstinrent de souscrire au vœu du fondateur français, excepté celle de Zurich, qui, après avoir consacré plusieurs séances à la discussion de ce procès littéraire[41], déclara, au milieu des applaudissements universels, qu'elle plaçait l'abbé de l'Épée au-dessus de Heinicke, comme ayant le mieux atteint le but.

Un autre adversaire, non moins redoutable, entra presque aussitôt en lice, comme s'il n'eût pas voulu laisser l'instituteur français maître paisible du champ de bataille. M. Nicolaï, membre de l'Académie de Berlin, l'attaqua vivement par la publication d'une lettre en allemand, reproduite par le Journal de Paris, dans laquelle il prétendait fulminer, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, un interdit sur le système entier, d'après la manière trop peu satisfaisante, selon lui, dont un des élèves de l'abbé Storck était sorti d'une épreuve à laquelle il avait voulu le soumettre. Il en concluait (belle conclusion!) que l'intelligence de cet élève ne s'étendait pas beaucoup au-delà de la sphère de la nomenclature des objets visibles, et que cette expérience suffisait abondamment pour faire condamner sans appel les principes sur lesquels reposait la méthode de notre premier instituteur. Cet échafaudage d'arguments spécieux ne tarda pas à être renversé de fond en comble par l'apparition de deux lettres de l'abbé de l'Épée, également insérées dans le Journal de Paris (27 mai 1785).

Notre infatigable athlète a beau provoquer à cet égard l'examen sérieux de l'Académie de Berlin, le rapporteur Formey trouve plus commode d'abandonner la décision à intervenir au temps, à l'expérience, et de se tenir coi, les yeux fermés, que d'aller se jeter, à corps perdu, à travers les coups redoublés qu'on se porte de part et d'autre.

Sur ces entrefaites, Condillac se présente en faveur de la méthode de l'abbé de l'Épée, avec son Cours d'études pour l'instruction du prince de Parme (t. 1er, 1re part., chap. 1er, p. 11) et avec sa Grammaire, publiée quatre ans après l'Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques: il tient à honneur de faire justice de ce silence outrageant et de mettre, avant une plus longue épreuve, le sceau de la vérité et de l'immortalité à l'œuvre de son illustre contemporain.

Jusqu'à l'abbé de l'Épée, l'art créé en Espagne, et créé de nouveau en Angleterre, avait semblé destiné à tomber dans un éternel oubli, ou peu s'en faut: c'est qu'en réalité il s'appuyait sur une fausse base. A quelques exceptions près, tous ceux qui l'avaient pratiqué avec plus ou moins de succès, avant ce respectable instituteur, s'imaginaient avoir résolu le problème en mettant les sourds-muets en possession de la parole artificielle.

Ce n'est cependant pas qu'on doive, tant s'en faut, proscrire impitoyablement cet instrument, qui ressemble néanmoins, nous sommes obligé de le dire, au langage harmonieux de l'homme, à peu près comme la voix criarde et inintelligente du perroquet; mais il importe surtout de prendre garde à ne pas trop l'élever au-dessus de sa véritable valeur.

Les jeunes sourds-muets sont-ils, en effet, tous aptes à réussir dans les expériences de ce genre que l'on voudrait tenter sur eux? Ne remarque-t-on pas, au contraire, un défaut plus ou moins absolu de souplesse dans les organes vocaux de l'immense majorité? Et ne s'aperçoit-on pas même le plus souvent de la répugnance ou tout au plus du mauvais vouloir avec lequel nos enfants reçoivent les leçons régulières de leur maître parleur? Puis, avec quelle folâtre satisfaction, dès qu'ils s'en voient débarrassés, ne se cramponnent-ils pas, pour ainsi dire, à la mimique, cette langue chérie où leurs jeunes imaginations, jusque-là emprisonnées dans un cercle de fer, reprennent tout leur essor!

On aura beau le contester, l'enseignement de l'articulation n'est ni ne peut être autre chose qu'un complément d'instruction: encore le succès dépend-il des dispositions particulières de l'élève. C'est ce qu'a démontré, avec toute l'autorité de l'expérience, l'abbé de l'Épée, à qui se sont joints les instituteurs les plus habiles dont s'enorgueillit la nation sourde-muette.

Nous voici arrivé bien au-delà de notre but. Notre tâche n'est cependant pas, bien s'en faut, encore achevée. Nous avons à parler des vertus de notre héros pacifique. Lecteur! un peu de patience, et de l'indulgence surtout!

XI

Vertus et bienfaits de l'abbé de l'Épée.—Sa soutane usée.—Presque octogénaire, il se prive de feu pour ses enfants, durant un hiver rigoureux.—Projet d'un tableau de l'abbé de l'Épée par le sourd-muet Léopold Loustau.—Il refuse un évêché en France et une abbaye en Allemagne.—Belles réponses à Joseph II et à Catherine de Russie.—Paroles mémorables.—Il ne demande qu'à instruire des sourds-muets pauvres et à apprendre pour eux les langues de tous les pays.—Son désintéressement, ses sacrifices.—Louis XVI redoute d'abord son jansénisme.—Plus tard, il accepte le patronage de son école, en autorise le transfert à l'ancien couvent des Célestins et lui assigne une rente annuelle sur sa cassette.—La mort ne permet pas à l'abbé de l'Épée de voir ses élèves installés dans ce nouveau local.—Statistique des pensions de sourds-muets et de sourdes-muettes, existantes à cette époque à Paris.—Son école à un second étage de la rue des Moulins.—Sa maison de campagne à loyer, rue des Martyrs.—Scènes attendrissantes.

Si le génie de l'abbé de l'Épée était immense, ses bienfaits ne le furent pas moins. Pas un jour de sa vie ne s'écoula sans qu'un nouveau sacrifice de sa part vint adoucir la triste destinée de ceux qu'il regardait comme ses fils adoptifs. Le bon pasteur s'obstinait à traîner une soutane usée, à garder la plus stricte économie dans ses repas, dans son entretien, et, quoique presque octogénaire et assiégé par les infirmités irréparables de ce grand âge, à se priver de feu pendant un hiver des plus rigoureux (1788), pour ne pas faire tort, disait-il, au patrimoine sacré de ses enfants. Un matin, la nouvelle de cette privation secrète est révélée par sa gouvernante; elle jette leur âme dans le désespoir, et, joignant leurs instances à celles de cette excellente femme, ils le supplient, les larmes aux yeux, dans leur langage empreint de la plus naïve éloquence, de se conserver pour ses fils adoptifs.

Peu lui importait, d'ailleurs, que son indigence scandalisât un monde raffiné, quand il se contentait de sa seule parure, la vertu; ce n'était point toutefois chez lui une vertu rude, sauvage, repoussante, mais une vertu bienfaisante qui s'insinuait doucement dans les esprits. Au milieu de ses mortifications, il avait soin de se dérober à l'admiration de ceux qui l'approchaient. Il cherchait à se cacher à lui-même. Son âme, d'une rare trempe, s'était si bien endurcie à ses combats intérieurs de chaque jour, qu'on le voyait partager tout son temps entre le travail et la charité ou la prière. A le voir réciter les offices de l'Église à certaines heures fixes, on l'eût pris pour un fervent cénobite qui prie sur les tombeaux.

Jusqu'à présent, ô surprise! pas un grand maître n'a confié à la toile une scène aussi touchante! Eh bien! c'est pour nous un grand bonheur d'avoir à annoncer ici qu'un jeune artiste de talent, un sourd-muet, M. Léopold Loustau[42], ancien élève de l'Institution de Nancy, songe à réparer cette injure, trop prolongée, à la mémoire de notre saint Vincent de Paule.

Sans doute, il est présent encore au souvenir de nos lecteurs ce désintéressement trop rare, hélas! dans notre siècle d'égoïsme, dont l'humble apôtre fit preuve dans une circonstance antérieure, lorsqu'atteignant à peine sa vingt-sixième année, il refusa un évêché que le cardinal de Fleury lui offrait en reconnaissance d'un service personnel que son père lui avait rendu. A l'empereur Joseph II, qui lui proposait une abbaye dans ses États, il répondait ainsi: «Je suis confus, sire, de vos bontés; si, à l'époque où mon entreprise n'offrait encore aucune chance de succès, quelque médiateur puissant eût sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je l'aurais accepté pour en faire servir les ressources au profit de l'institution. Mais je suis déjà vieux; si Votre Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas sur ma tête déjà courbée vers la tombe qu'il faut le placer, c'est sur l'œuvre elle-même. Il est digne d'un grand prince de la perpétuer pour le bien de l'humanité.»

Pas moins grande ne fut la surprise de Catherine II, la célèbre impératrice, toujours si empressée à accorder sa protection à tout ce qui était grand et populaire, en recueillant la réponse de l'abbé de l'Épée à son ambassadeur, chargé de lui offrir en 1780 de riches présents en son nom: «Monseigneur, lui avait-il dit, je ne reçois jamais d'or, mais dites à Sa Majesté que, si mes travaux lui ont paru dignes de quelque estime, je ne lui demande pour toute faveur que de m'envoyer un sourd-muet de naissance que j'instruirai.»

—«Les riches, dit-il quelque part, ne viennent chez moi que par tolérance; ce n'est point à eux que je me suis consacré, c'est aux pauvres: sans ces derniers, je n'aurais pas entrepris l'éducation des sourds-muets. Les riches ont le moyen de chercher et de payer quelqu'un pour les instruire.»

Ce fut toujours dans l'intérêt des sourds-muets de toutes les nations que l'abbé de l'Épée apprit seul, dans la maturité de l'âge, l'italien, l'espagnol, l'anglais et l'allemand. «Je suis, disait-il, à l'âge de plus de soixante ans, je suis prêt à étudier toute autre langue dans laquelle il faudrait instruire un sourd-muet qui me sera envoyé par la Providence, car je ne regarde pas avec indifférence les sourds-muets des nations qui nous environnent.»

Aux amis qui lui demandaient: «A quoi tant d'idiomes peuvent-ils vous servir quand il ne s'agit que de sourds-muets français?—A rien, répondait le bon abbé.—Alors pourquoi les leur faire apprendre?—Pourquoi? C'est que je suis mortel. Une partie très-considérable de ma carrière est déjà fournie.—Et qui instruira les sourds-muets après moi? Ce travail est pénible; il engage à des dépenses et il ne rapporte rien; trois pierres d'achoppement pour bien des gens. Je me suis donc imaginé qu'en faisant faire à mes élèves un exercice où chacun serait libre de les interroger en différentes langues, il en résulterait une évidente preuve que les sourds-muets sont aussi susceptibles d'instruction que les autres enfants. Qui sait si quelque puissance ne voudra pas former dans ses États une maison de sourds-muets? Et, dès lors, il y aura quelqu'un après moi, n'importe en quel pays, qui continuera mon œuvre.»

Seul, sans autre ressource qu'une modeste fortune de 12,000 livres de rente environ[43], il soutint une école nombreuse dont il payait les maîtres, les maîtresses, ainsi que la nourriture et l'entretien des élèves. Sa dépense personnelle ne s'éleva jamais à plus de 2,000 fr. Son frère, architecte du roi, dont les qualités personnelles le rendaient digne d'une telle parenté, s'empressait d'ouvrir sa bourse à sa première réquisition, lorsqu'il s'agissait de seconder les élans spontanés de son âme, de quelque indifférence que, dans le principe, son école fût l'objet de la part du pouvoir. Souvent même notre charitable instituteur entamait ses capitaux malgré les conseils de la prudence.

Si l'on s'en rapporte à un journal mensuel de l'époque[44], Louis XVI aurait dit à l'abbé de Radonvilliers, ex-jésuite, son sous-précepteur: «L'abbé de l'Épée rend un grand service à ses élèves, mais mieux vaudrait pour eux qu'ils restassent sourds-muets que d'ouvrir l'oreille au jansénisme.»

Il n'est plus question depuis longtemps, grâce à Dieu, des querelles du jésuitisme et du jansénisme, et, grâce à Dieu aussi, il n'est sorti de l'école de l'abbé de l'Épée ni jansénistes ni jésuites, mais de bons catholiques, des hommes vertueux et instruits, et des citoyens estimables.

Au surplus, on doit rendre à la bonté naturelle de Louis XVI cette justice, que, plus tard, il ne se contenta pas d'accepter le patronage de l'enseignement de ces pauvres orphelins déshérités, en autorisant le transfert de leur école dans le couvent des Célestins supprimé, sur un vœu formulé par son conseil en date du 25 mars 1785, lequel conseil avait fait espérer cette translation à l'abbé de l'Épée par arrêt du 21 novembre 1778[45]; il fit don encore à cette école d'une rente annuelle de 6,000 livres sur sa cassette. Mais la mort si prompte, si imprévue de l'abbé de l'Épée, ne lui permit pas de goûter la satisfaction de se voir installé avec ses élèves dans ce nouveau local.

Du vivant de ce bienfaiteur de l'humanité, on comptait à Paris trois pensions de sourdes-muettes confiées aux soins de quatre ou cinq dames respectables[46], et une de sourds-muets, rue d'Argenteuil, dont M. Chevreau avait la direction. Tout près de là, dans une maison sise rue des Moulins, nº 14, à la butte Saint-Roch, dans un humble appartement au second étage, dont le premier était occupé par son frère, l'abbé de l'Épée réunissait tous ces pauvres enfants les mardis et vendredis de chaque semaine, de sept heures du matin à midi. Ils étaient au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, des deux sexes. Telle fut l'obscure origine de la célèbre institution de Paris et de toutes celles de France et de l'étranger.

L'abbé de l'Épée admettait, en outre, le public aux exercices de ses élèves, qui avaient souvent lieu de trois heures à cinq. Son dévouement allait jusqu'à renouveler parfois ses démonstrations de cinq heures à sept.

Les jours de congé, il les conduisait à une petite habitation de Montmartre (rue des Martyrs), qu'il tenait à loyer et qui était voisine de la maison de M. de Malesherbes. Là on le voyait se mêler parfois à leurs jeux et plus souvent encore captiver l'attention de ceux qui faisaient cercle autour de lui, en assaisonnant ses préceptes d'histoires instructives et édifiantes. Puis il partageait et faisait partager leur frugal repas à quelques-uns de ses amis, heureux de leur bonheur et semblable au plus chéri des pères qu'environnerait sa nombreuse famille.

Au milieu de l'allégresse de cet essaim d'âmes innocentes et candides, le vénérable patriarche laisse échapper, un jour, involontairement un geste, leur annonçant sa mort peut-être prochaine. Le désespoir se peint aussitôt sur leur physionomie jusque-là radieuse. Les voilà qui lui font tous, pour ainsi dire, un rempart de leur corps, comme s'ils cherchaient à le dérober au coup qui le menace, ayant peine à croire qu'un si bon père doive être enlevé si tôt à leur amour. Lui, de son côté, s'efforce d'essuyer leurs larmes, sans pouvoir retenir les siennes. Il leur montre le ciel comme le séjour de l'immortalité et de la félicité éternelle, leur donnant à entendre que là il ira les attendre. Alors une douce tristesse prend la place du désespoir dans cette intéressante famille; et tous lui promettent de ne rien épargner pour l'aller rejoindre un jour là haut, au sortir de cette vallée de larmes.

Cependant un coup affreux devait venir bientôt briser l'âme du saint prêtre.

XII

Episode du jeune comte de Solar.—Un sourd-muet, de douze à treize ans, trouvé sur la grande route de Péronne, envoyé à Bicêtre, puis à l'Hôtel-Dieu de Paris.—Quelques souvenirs confus.—Enlèvement et abandon.—Appartient-il à une famille riche?—Note envoyée à toutes les maréchaussées de France.—Étrange visite à l'Hôtel-Dieu.—Le sourd-muet en est retiré et mis en pension avec d'autres frères d'infortune.—Une confusion de personnes.—Nom de Joseph substitué à celui de Louis Leduc.—Le prince de Montbarey et Mme de Hauteserre.—Découverte de la demeure de Mme la comtesse de Solar, à Toulouse.—Un trait de lumière.

L'histoire du jeune sourd-muet abandonné, connu sous le nom du comte de Solar, est si palpitante d'intérêt, que nous croyons devoir en résumer succinctement, impartialement, les faits principaux, les circonstances, les péripéties, sans négliger d'examiner consciencieusement les témoignages que les parties adverses ont essayé d'invoquer contre lui. Nous pensons même que nos lecteurs nous sauront gré de ménager leur attention en bannissant de ce récit certaines longueurs qui finiraient bientôt par la fatiguer dans un livre destiné principalement à démontrer qu'il n'y a rien ici-bas qui puisse rebuter la sainte trinité de la Foi, de l'Espérance et de la Charité chrétienne.

Le 1er août 1773, sur la grande route de Péronne, à peu de distance du château de Séchelles, en Picardie, un enfant, âgé de douze à treize ans, est trouvé dans un état de délabrement capable de fendre le cœur le plus insensible. M. Le Roux, receveur des aides à Cuvilly, et son épouse le recueillent à leur porte et le confient à une femme charitable (Mme Paulin), qui le garde un mois entier chez elle. En vertu d'un ordre de M. de Sartine, lieutenant général de police, ordre motivé sur une recommandation de Mme Hérault de Séchelles, le jeune sourd-muet est placé à Bicêtre le 2 septembre de la même année. Il y tombe malade et est transporté à l'Hôtel-Dieu le 13 juin 1775. Il y avait environ huit mois qu'il y languissait, lorsqu'une affaire conduisit l'abbé de l'Épée[47] dans cet asile de la souffrance. L'enfant, vêtu d'une casaque grise et coiffé d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de l'hôpital, lui est présenté par la mère Saint-Antoine, chargée de la salle au service de laquelle il est resté attaché. A une seconde visite, cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cet hôpital pour l'instruire. Il l'interroge. Les gestes du sourd-muet lui donnent à entendre qu'il appartient à des parents riches; que son père boitait et qu'il est mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants, deux sœurs ses aînées, lui et une sœur plus jeune; qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un cavalier, enfin, après l'avoir mené bien loin, l'a abandonné, le visage couvert d'un masque ou d'un voile. Son maintien, son air distingué sous les haillons de la misère et sa pantomime expressive semblent confirmer cette déposition de l'orphelin, victime d'un préjugé barbare ou d'une ambition criminelle.

D'après le conseil de M. Papillon, prévôt de la maréchaussée de l'Ile-de-France, l'abbé de l'Épée en réfère à M. le comte de Saint-Germain, ministre de la guerre, le suppliant de vouloir bien donner des ordres pour faire parvenir son signalement exact à toutes les maréchaussées du royaume. Ce signalement est reproduit à l'Imprimerie royale sous le titre de Note intéressante. En voici la teneur, portant en marge qu'on tient ces renseignements de l'abbé de l'Épée, instituteur gratuit des sourds-muets:


DU PREMIER MARS 1776.

NOTE INTÉRESSANTE

«Le 2 septembre 1773[48], on a trouvé sur le grand chemin de Péronne par Compiègne, proche Séchelles, un jeune enfant sourd et muet[49], âgé d'environ douze à treize ans. On l'a conduit à Paris et mis à l'hôpital général avec l'indication ci-dessus: il a été mené ensuite à l'Hôtel-Dieu pour cause de maladie, et y est resté pour servir selon ses forces dans une des salles.

»Étant parvenu maintenant à l'âge de quinze ans, il s'exprime par signes d'une manière assez sensible pour faire entendre:

«1º Qu'il est d'une famille honnête et aisée;

«2º Que son père, qui était boiteux, est mort;

«3º Que sa mère est restée veuve avec quatre enfants, savoir: trois filles et lui;

«4º Que sadite mère portait des rubans, avait une montre, de beaux habits, une maison vaste et des domestiques pour la servir, et que lui-même y a toujours été servi;

«5º Qu'il y avait un grand jardin, un jardinier pour le cultiver, et que ce jardin rapportait beaucoup de fruits: il explique ce qu'on faisait pour les conserver pendant l'hiver;

«6º Qu'un certain jour on l'a fait monter sur un cheval avec un cavalier;

«7º Qu'on lui a mis un masque, afin qu'il ne vît pas où on le menait;

«8º Qu'après l'avoir mené bien loin, le cavalier l'a abandonné.

«Il s'agit de faire rendre à ce misérable enfant son nom, son état et ses biens.

«Monseigneur le comte de Saint-Germain, secrétaire d'État, ayant le département de la guerre, ordonne à toutes les brigades de maréchaussée du royaume de faire les informations et recherches les plus exactes pour découvrir, s'il est possible, le lieu de la naissance du jeune homme dont il s'agit, ainsi que les noms et qualités de ses parents, et de lui en donner avis sur-le-champ. Le zèle de la brigade qui sera parvenue à faire cette découverte intéressante, sera récompensé par une gratification.»

«A Paris, de l'Imprimerie royale, 1776.»


Les lettres et les éclaircissements qui parvinrent de divers côtés au ministre, furent renvoyés à l'abbé de l'Épée. Dans le courant du même mois, un inconnu vêtu de noir se présente à l'Hôtel-Dieu, demandant à voir le jeune sourd-muet, et, après l'avoir considéré en affectant un mépris outrageant, il s'écrie: «Ce n'est pas celui-là;» et sur l'observation qui lui est faite que c'est celui-là même, il réplique: «Je sais bien ce que je dis,» et il s'en va.

Cependant le charitable abbé, craignant que quelque nouveau piége ne soit tendu au pauvre enfant, se décide, quoique déjà chargé d'un lourd fardeau, à le retirer de l'hôpital pour le placer chez M. Chevreau, maître de pension, à qui il a déjà confié vingt-six de ses frères d'infortune.

Quelque temps après, il substitue le nom de Joseph à celui de Louis Leduc qu'il lui a d'abord donné sur la foi de lettres attestant la vérité de la déclaration faite, par une fille de vingt-deux ans, traitée à cette époque pour une blessure à l'Hôtel-Dieu; qu'elle connaissait le jeune sourd-muet, ainsi que toute sa famille. L'abbé n'a pas tardé à se convaincre, en effet, que l'enfant trouvé sur la route de Péronne, au mois d'août 1773, et conduit à Paris le 2 septembre suivant, ne peut être Louis Leduc, venu dans cette dernière ville, pour la première fois, à la fin de mars 1774. Celui-ci, né le 11 février 1764, et amené à l'Hôtel-Dieu le 23 mars 1774, a été conduit, dès le même jour, à l'hôpital de la Pitié, d'où il a été transféré, le 28 du même mois, à Bicêtre, où il est mort le 19 janvier 1775.

L'abbé de l'Épée reçoit, le 5 juin 1776, une lettre du prince de Montbarey, avec une note de Mme de Hauteserre, qui va passer, tous les ans, huit mois à Toulouse, où elle avait loué, au commencement de l'année 1773, chez Mme la comtesse de Solar, originaire de Paris et veuve de M. le comte de Solar, ancien militaire, mort à Alby, un appartement, au-dessous duquel il y a un très-beau et très-vaste jardin.

«La comtesse, dit cette dame, avait une fille, âgée d'environ quatorze ans, et un garçon sourd-muet, qui pouvait en avoir douze à treize. Cet enfant partit de Toulouse vers le commencement du mois d'août de ladite année 1773, sous la conduite d'un jeune homme; on l'emmenait aux eaux de Barèges pour le guérir de sa surdité, et, depuis, on ne le vit plus: sa mère était morte en novembre ou décembre de l'année dernière, et sa sœur habitait actuellement un couvent de Toulouse.»

Mme de Hauteserre ajoutait que le jeune Solar avait les dents mal rangées et une surdent à la mâchoire inférieure, du côté gauche. Mlle Caroline de Solar avait aussi une surdent au même endroit.

XIII

L'abbé de l'Épée veille attentivement sur le dépôt que lui a confié la Providence—Menaces dont il est l'objet.—L'autorité le protége.—Diverses personnes reconnaissent le jeune Solar.—Voyage du célèbre instituteur, avec son protégé, à Clermont en Beauvoisis, sa ville natale.—Nouvelles reconnaissances.—Joseph se rappelle une cicatrice de son père.—Il est reconnu par son grand-père, mais sa sœur hésite d'abord.—Une démarche auprès du duc de Penthièvre.—Elle réussit.—Le prince accorde une pension de 800 livres au jeune Solar.—Le paiement en est bientôt suspendu.—Pourquoi.—Curieuse lettre de l'abbé de l'Épée.—Le premier semestre de la pension est payé.

Le signalement du jeune Solar, donné par Mme de Hauteserre, s'accordait parfaitement avec celui de Joseph, pris au moment de son arrivée à Paris. L'abbé de l'Épée se serait empressé, sans doute, de poursuivre incontinent ses recherches, s'il n'eût pas jugé plus à propos de se mettre en garde contre toute nouvelle surprise.

D'autres personnes inconnues ont beau lui demander le dépôt que la Providence lui a confié, il lui semble trop sacré pour s'en défaire. On le menace, mais l'autorité le rassure en lui déclarant qu'aucune démarche sérieuse n'a encore été tentée pour lui soustraire son jeune protégé et qu'on ne prendra aucun parti sans l'avoir consulté au préalable.

Vers le mois de juin ou de juillet 1777, une demoiselle de Bierre se présente à l'école de l'abbé de l'Épée, et, dès qu'elle voit Joseph, elle s'écrie: «Je le reconnais bien, c'est le fils de M. le comte de Solar.» Elle l'avait vu très-souvent, en effet, jusqu'à l'âge de sept ou huit ans, chez Mlle Desgodets, grand'tante du jeune homme, dont elle était alors dame de compagnie. Sa déposition est confirmée non-seulement par celle de la nommée Anathot, ancienne domestique de M. d'Austel, conseiller de l'élection de Paris et grand-oncle du jeune Solar, mais aussi par celles de la dame Marguerite Roger, veuve de Guillaume Allin, maître maçon, et de sa fille.

L'abbé de l'Épée ayant entendu dire, sur ces entrefaites, que son protégé a vu le jour à Clermont en Beauvoisis, sollicite et obtient des deux ministres Amelot et le comte de Saint-Germain l'autorisation de se mettre en quête de nouveaux renseignements. Arrivé dans ce pays avec son élève, il fait lever l'extrait de son acte de baptême et reçoit la déclaration de vingt-huit habitants de cette ville, à la tête desquels figure le nom de M. d'Austel de la Baronnière, lieutenant général du bailliage et parent maternel du jeune Solar. Cette déclaration est unanime: tous reconnaissent dans Joseph le fils du défunt comte. Ce parent lui a demandé s'il se rappelait avoir vu une marque au visage de son père. Aussitôt l'enfant trace sur sa joue la forme et les contours d'une cicatrice. Il fait plus, il en indique la couleur en montrant ses manchettes. En effet, le comte de Solar portait à la figure les traces d'un éclat de bombe.

A son retour à Paris, l'abbé de l'Épée fait prier M. Clignet de Marqueny, avocat au parlement et père de la comtesse de Solar, de vouloir bien se rendre chez M. Joisneau, son parent et son ami, afin de reconnaître ou de méconnaître, selon son honneur et sa conscience, le jeune sourd-muet qu'il a à lui présenter. Devant eux, M. Cligny reconnaît, le 19 septembre 1777, cet enfant pour son petit-fils.

De son côté, M. Moreau de Vormes, avocat au conseil et tuteur de Mlle Caroline de Solar, a écrit à l'abbé de l'Épée qu'il ne doute plus que Joseph ne soit le comte de Solar. Dans la vue de ménager une entrevue entre les deux enfants, on fait venir Mlle de Solar à Paris de son couvent de Toulouse. Dès le premier jour, le frère et la sœur ne se reconnaissent pas, mais bientôt, à l'aide d'entretiens muets, ils finissent par se livrer aux doux épanchements de l'amitié fraternelle. On cite, en outre, comme une nouvelle présomption en faveur du protégé de l'abbé de l'Épée, le post scriptum d'une lettre adressée le 8 novembre 1777 par Mlle de Solar, qui venait d'être placée dans une pension de Paris, à la maîtresse de pension de Joseph, madame Chevreau: «Je vous prie de dire mille choses tendres à mon cher petit frère

Le respectable instituteur ne s'occupe plus, dès lors, que d'assurer le sort de son protégé. Il se présente au duc de Penthièvre, l'aïeul du roi Louis-Philippe, avec un placet, où il lui rappelle que M. le comte de Solar, père du jeune sourd-muet, a été page de la duchesse du Maine, gentilhomme de M. le prince de Dombes, puis de M. le comte d'Eu, et que le grand-père de cet enfant a été gentilhomme de M. le duc du Maine. A ce placet se trouvent jointes toutes les pièces qu'il a pu réunir en sa faveur. Le solliciteur est accueilli avec les plus bienveillantes démonstrations d'intérêt et de sympathie. Le prince lui promet que les pièces seront scrupuleusement examinées dans son conseil et qu'une réponse lui sera faite sous quinzaine. Son Altesse tient parole. Voici la lettre en date du 8 novembre 1777 qu'elle lui fait écrire par M. l'abbé Lenoir, chef de son conseil et conseiller de la grand'chambre:

«Monseigneur le duc de Penthièvre, Monsieur, a accordé une pension de 800 livres à M. de Solar. Ce jeune homme la doit uniquement à vos bontés pour lui et aux peines que vous vous êtes données pour constater son état...... Je vous prie de me permettre de faire insérer dans le brevet qu'elle sera payée sur vos quittances. C'est le plus grand bien à faire à ce jeune-homme que de le laisser dans votre dépendance. Je suis, etc.»

Ce ne fut toutefois qu'après six semaines environ d'attente, que l'abbé de l'Épée put avoir connaissance du motif qui avait arrêté l'envoi du brevet de pension qui devait lui être expédié immédiatement. On avait assuré à M. l'abbé Lenoir qu'il n'était pas impossible qu'il survînt un acte mortuaire renversant tout l'échafaudage de preuves réunies, à grand'peine, par l'abbé de l'Épée. M. de Vormes, craignant, de son côté, de voir sa pupille privée par ce contre-coup d'une pension de 400 livres, qui lui avait été accordée pour les quelques années qu'il surveillerait son éducation, avait supplié le digne instituteur des sourds-muets de suspendre toute démarche jusqu'à nouvel éclaircissement. Ce dernier lui adressa incontinent la réponse suivante[50]:

«MONSIEUR,

«J'ignorais jusqu'à ce moment tout ce que la malice des hommes a pu dire contre vous. Tout ce que je savais, c'est ce que vous aviez dit vous-même, en présence de M. le premier président du parlement de Toulouse et de M. l'abbé Dubourg, que vous aviez cru agir pour les intérêts de Mademoiselle votre pupille en arrêtant l'expédition du brevet accordé par S. A. S. Monseigneur le duc de Penthièvre au jeune comte de Solar. Ne vous offensez pas, Monsieur, si je l'appelle ainsi. C'est le nom qu'il prend du consentement de M. le lieutenant civil et de M. le procureur du roi, et c'est ainsi qu'il signe dans tous les actes de la procédure entamée au civil. Quel autre nom, en effet, peut prendre un jeune homme qui, après n'avoir disparu que pendant quatre ans, est reconnu par son grand-père, par son grand-oncle à la mode de Bretagne et par bon nombre de témoins respectables?

«Vous prétendez, Monsieur, que j'ai toujours été en avant depuis que vous m'avez marqué que la prudence exigeait que je ne fisse aucune démarche sous le nom du comte de Solar. Vous me permettrez de vous dire qu'à partir de ce moment, je n'ai pas avancé d'un quart de ligne. Mon placet au prince était antérieur à cet avis de votre part. Il vous sera facile de vérifier les dates. Depuis lors, je n'ai fait d'autre démarche que celle d'aller chez M. l'abbé Lenoir, sur l'avis qu'il m'avait donné que la pension était accordée et qu'il désirait me voir.

«Vous paraissez, Monsieur, me reprocher que je ne vous ai pas montré l'extrait mortuaire que j'avais reçu. Vous avez donc oublié que j'ai eu l'honneur de vous dire que cela était impossible, parce que je l'avais envoyé à M. le procureur du roi. Vous pouvez lui demander à le voir, et je ne doute point qu'il ne vous le communique; mais, comme il m'a paru que cette pièce contenait des erreurs matérielles, j'ai désiré savoir si l'extrait qu'on vous a envoyé de Charlas même les renferme pareillement.

«Je ne vous cacherai point, Monsieur, les erreurs que renferme la pièce qui m'est venue, et que j'ai envoyée à M. le procureur du roi. Il n'y a ni les noms de baptême, ni le premier nom de famille, ni l'âge du défunt, mais seulement le nom de comte de Solar, décédé le 28 janvier 1774. Cherchez si c'est le fils, le père ou le grand-père, l'oncle ou le cousin germain, un homme ou un enfant. Vous ne trouverez rien. Je vous le demande, Monsieur, si c'est à tort que je désire savoir si l'extrait que vous avez reçu, est plus complet.

«Je ne sais pas, non plus, pourquoi vous refusez de me dire, ou, du moins, pourquoi vous ne me dites pas si c'est de Barèges ou de Bagnères que vous avez reçu l'indication d'un enfant inconnu, mort en 1774. Il en sera question dans le procès. Il faudra toujours qu'on le sache. Vous nous éviteriez des longueurs par un seul trait de plume ou un petit morceau de papier, si vous avez l'extrait dont il s'agit.

«Je vous souhaite, Monsieur, ainsi qu'à Madame votre épouse et à tout ce qui vous appartient, l'année la plus heureuse que vous puissiez désirer et espérer. Nous pouvons avoir des sentiments différents sur un fait particulier, mais cela ne change rien à l'estime et au respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

«Monsieur,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
L'abbé DE LPÉE.


«Ce 31 décembre, immédiatement après avoir reçu l'honneur de la vôtre, à huit heures du soir.»


Quelle ne dut pas être la surprise de l'abbé de l'Épée en recevant, dans le mois de janvier suivant, une ordonnance de 400 livres pour les six derniers mois de l'année 1777!

XIV

Cazeaux, accusé d'avoir, de concert avec la comtesse de Solar, supprimé la personne et l'état de l'enfant sourd-muet, est arrêté à Toulouse et amené a Paris, les fers aux pieds et aux mains.—Ses moyens de défense.—Il demande à être transféré, avec le sourd-muet, partout où la justice croira que sa présence peut devenir nécessaire pour éclaircir l'affaire.—Cette requête est jointe au fond; on refuse son élargissement provisoire, ainsi que le transfert de l'enfant et de sa sœur sur les lieux.—Enfin, une sentence du Châtelet déclare Joseph fils du comte de Solar, reconnaît Cazeaux innocent et le renvoie absous.—Commentaire des juges.

Cependant, on avait écrit à Toulouse. On y avait demandé des renseignements sur le jeune de Solar, et ces renseignements étaient venus. Rien n'y était passé sous silence: on accusait formellement un sieur Cazeaux d'avoir, de concert avec la comtesse de Solar, supprimé la personne et l'état de l'enfant. Une plainte est dressée contre le prévenu; il est décrété de prise de corps le 5 février 1778, arrêté à Toulouse le 10 mai, amené, les fers aux pieds et aux mains, à Paris, et plongé dans les cachots du grand Châtelet, à la suite d'un rapport foudroyant de M. Avril, conseiller au parlement.

Les moyens de défense présentés par Cazeaux nous paraissent, pour l'éclaircissement de la question en elle-même, mériter d'être reproduits ici en entier:

«En 1773, disait-il, j'étais clerc chez M. Belin, procureur à Toulouse; j'eus l'occasion de connaître Mme la comtesse de Solar. Cette dame, sachant qu'à l'époque des vacances du parlement, je devais aller trouver ma famille à Charlas, et, de là, accompagner ma mère aux eaux de Bagnères, qui en sont proches, me pria instamment de me charger de son fils, sourd et muet, alors âgé de onze ans, auquel le régime des eaux avait été prescrit. J'acceptai avec d'autant plus d'empressement, que je savais que Mme de Solar avait des relations très-puissantes à Versailles, et que je pensai que ce service, rendu de bonne grâce, ne serait point inutile à mon avancement et à ma fortune.

«L'enfant, qui me connaissait déjà, consentit facilement à me suivre, et, le samedi 4 septembre 1773, à cinq heures du soir, à la porte de l'auberge de l'Écharpe, dans l'une des rues les plus fréquentées de Toulouse, en présence de cinquante à soixante personnes, je montai à cheval, en prenant sur le devant de ma selle le jeune comte de Solar. Nous partîmes, accompagnés de l'un de mes parents, l'abbé Cazeaux, et d'un domestique de mon père, qui, tous deux, étaient aussi à cheval. Ceci ne saurait faire l'objet d'un doute. Je donne les noms des personnes qui assistaient à mon départ. Nous nous rendîmes à Charlas, en passant par Saint-Elix-de-la-Terrasse, Montaigut et Montoussin. A Charlas, je trouvai ma mère. L'enfant fut reçu à merveille par toute ma famille, et, bientôt après, nous partîmes avec ma mère pour Bagnères.

»Après quinze jours de résidence aux eaux, le jeune de Solar revint avec nous à Charlas. Ma mère s'attacha à cet enfant, et j'écrivis à Mme de Solar pour lui demander de nous le laisser jusqu'à la Saint-Martin, époque de mon retour. La comtesse y consentit; quelques affaires domestiques et le mauvais temps retardèrent mon départ, et, vers Noël, la petite vérole s'étant répandue dans le pays, l'enfant en fut atteint. On lui prodigua les soins les plus empressés. Moi-même j'étais constamment à son chevet, ce qui fut cause peut-être que je me vis bientôt à toute extrémité. D'un autre côté, l'état de l'enfant ne tarde pas à s'aggraver: un dépôt se forme dans sa poitrine. On lui administre l'extrême-onction; et il meurt! Le jeune de Solar alors est enseveli, mis dans un cercueil, et enterré au cimetière de Charlas, dans la sépulture de ma famille.

«Tous ces faits, je peux les établir de la manière la plus péremptoire. Je donne les noms de plus de quarante témoins qui ont vu l'enfant, qui ont assisté à ses derniers moments, qui l'ont conduit au cimetière. Que pourra-t-on répondre à ces témoins? Que l'acte de décès est irrégulier... Mais rien n'est plus facile à expliquer que cette irrégularité. Lorsque le curé de Charlas dressa cet acte, il manquait de renseignements, et cela se comprend aisément: l'enfant était étranger au pays; personne que moi, et j'étais alors dans un état de maladie désespéré, ne connaissait exactement son âge et son nom... On savait seulement que c'était le comte de Solar. Le curé constata donc que le comte de Solar était mort; c'était tout ce qu'il savait. J'ignore s'il demanda des renseignements pour compléter son acte, ou si ces renseignements ne lui parvinrent pas... Toujours est-il que, lorsque, pour se conformer à la loi, il fut obligé d'envoyer le double de l'acte au greffe de la sénéchaussée de Toulouse, il l'envoya dans l'état où il se trouvait alors. Plus tard, il s'aperçut que cet acte était insuffisant, parce qu'il ne désignait pas clairement la personne décédée, et il crut devoir le compléter en ajoutant ces mots: Un enfant âgé d'environ dix à onze ans, qui était muet, et qu'on appelait le comte de Solar. Il est vrai que cet acte manque de régularité; mais on ne saurait contester que cet enfant, décédé à Charlas, fût le fils de la comtesse de Solar.

«Quelles conséquences résultent de tout ceci? disait Cazeaux; c'est que d'abord l'enfant, à moi confié à Toulouse par la comtesse de Solar, le 4 septembre 1773, est vraiment mort et enterré à Charlas, en janvier 1774, et que, dès lors, l'enfant, que présente l'abbé de l'Épée, ne saurait être le jeune de Solar, qui m'a été confié.—Ensuite, ajoutait-il, il suffirait d'un simple rapprochement de date pour se convaincre que le jeune comte de Solar, vu par un grand nombre de témoins, le 4 septembre 1773, à Toulouse, au moment de son départ avec moi, ne pouvait être cet enfant sourd-et-muet, conduit, sur l'ordre de M. de Sartine au château de Bicêtre, le 2 du même mois de septembre 1773, et qu'un mois auparavant (le 1er août 1773) on avait trouvé abandonné sur le grand chemin de Péronne en Picardie!»

Aussi Cazeaux, se faisant fort de prouver sa parfaite innocence, insiste-t-il pour être transféré avec le jeune sourd-muet partout où la justice croira que sa présence peut devenir nécessaire pour éclaircir l'affaire.

Cette requête est jointe au fond; on refuse non-seulement l'élargissement provisoire, mais encore le transfert de l'enfant et de Caroline de Solar sur les lieux indiqués.

Enfin, par sentence de Messieurs du Châtelet, en date du 29 septembre 1778, Joseph est reconnu et déclaré fils de M. le comte de Solar et frère de Caroline de Solar. Et le sieur Cazeaux est reconnu innocent et renvoyé absous.

Ainsi s'expliquent Messieurs du Châtelet sur leur sentence:

«Le public croyait que Joseph ne pouvait être Solar sans que Cazeaux fût coupable, et que celui-ci ne pouvait être innocent si Joseph était Solar; mais cette alternative est tout à fait étrangère au procès. L'enfant trouvé près de Péronne, dans les premiers jours d'août, et qu'on a nommé Joseph, nous a été démontré être le petit Solar. Rien de mieux établi que cette vérité; nous l'avons, en conséquence, déclaré être de la famille des comtes de Solar. Il nous a été démontré avec la même évidence que Cazeaux n'était pas et ne pouvait être complice de la perte de cet enfant. Il nous a rendu bon compte de l'enfant dont on l'a chargé sous le nom du petit Solar, dans le commencement de septembre suivant, enfant qui est décédé ensuite. Cazeaux est donc innocent, et nous l'avons renvoyé tel.

«La curiosité du public sur les aventures du petit Solar n'est pas satisfaite; la nôtre ne l'a pas été non plus. Comment a-t-il été conduit près de Péronne? Par qui? En quel temps? Où a-t-on trouvé un autre enfant sourd et muet, à peu près du même âge? Pourquoi l'a-t-on substitué? Quel dessein avait sa mère? Tout cela, sans doute, serait fort intéressant à savoir; mais ce n'est pas là ce que nous avions à juger. Si nous l'eussions appris, et si la Providence l'eût éclairci, nous en eussions, au plus tôt, instruit le public. Elle ne l'a pas fait; elle ne nous a appris que deux choses: Joseph est le comte de Solar et Cazeaux n'est pas coupable. Notre jugement n'a donc porté que sur ces deux points.—Mais à quoi bon, a-t-on dit, faire tant de dépenses, de la part du gouvernement, pour découvrir si peu? A quoi bon? A rendre à un malheureux enfant son état et à empêcher un innocent de subir la peine d'un coupable. La mère a emporté avec elle son secret; la justice n'a pu découvrir son complice; mais le crime se trouve sans effet, et celui à qui on l'imputait faussement, est sauvé. Voilà l'affaire que les dates rapprochées ont éclairée au point que la vérité nous a paru évidente.»

XV

Lettre de l'abbé de l'Épée à Me Élie de Beaumont, défenseur de Cazeaux.—Preuves, suivant le célèbre instituteur, de l'identité de Joseph et du comte de Solar.—Particularités remarquables.—Détails peu édifiants sur la mère du sourd-muet.—Réponse de Me Tronçon-Ducoudray à l'abbé de l'Épée.—Extrait mortuaire constatant, à son avis, le décès.—L'illustre avocat modifie, plus tard, son opinion.—Ses aveux à M. Bouilly, auteur du drame de L'abbé de LPÉE..—Confirmation de la sentence du Châtelet par le parlement de Paris, qui ordonne, en outre, un supplément d'enquête et d'instruction.

L'abbé de l'Épée, dans sa lettre de 72 pages à Me Élie de Beaumont, défenseur de Cazeaux, le même qui avait gagné le fameux procès de Calas, rend compte, sous la date du 1er février 1779, de tout ce qui regarde son jeune protégé, administre les preuves constatant l'identité du mineur Joseph avec le comte de Solar, et tâche de détruire les diverses objections soulevées par les dépositions de tous les témoins qui ont comparu dans cette affaire. L'identité, suivant lui, consiste en ce que, comme le comte de Solar, Joseph avait une surdent qui lui a été arrachée par le chirurgien de l'Hôtel-Dieu, pendant le séjour qu'il y a fait, et en ce que, si le comte de Solar avait une marque, en forme de lentille, à la fesse gauche, Joseph a, sur la peau, plusieurs signes lenticulaires, dont un[51] exactement à la même place.

Notre illustre instituteur a soin d'expliquer, entre autres faits, que, dans la maison de l'île Saint-Louis, où sa mère l'avait mis en pension, il y avait aussi deux demoiselles pensionnaires, plus grandes que lui, qu'il croyait naturellement ses sœurs, de sorte que, toutes les fois qu'il allait dîner chez M. Daustel, son grand-oncle, et chez Mme Desgodets, sa grand'tante, il avait soin de demander qu'on lui donnât quelque chose pour ses sœurs.

La mère de Solar, prouve ailleurs l'abbé de l'Épée, survécut deux ans à son fils. Elle mourut en 1775. Elle ne possédait pour tout bien que 800 livres de pension viagère, que lui faisait M. le comte d'Eu. Elle avait un loyer de 700 livres. Elle donnait à jouer à Toulouse... Elle ne vivait que d'emprunts.—Il existait encore, selon lui, une lettre de cette dame à M. Joisneau, son parent et son ami, par laquelle elle le priait de ne pas lui refuser quelque argent pour se faire croire plus riche vis-à-vis du père du monsieur qu'elle devait épouser, le conjurant de lui garder le secret sur la mort de son fils, qui, depuis deux ans, lui a coûté, dit-elle, 3,500 livres en remèdes.

A la fin de sa lettre, le vénérable instituteur s'écrie, du fond de sa conscience d'honnête homme:


Aperi os tuum muto et causis omnium filiorum qui pertranseunt.

Ouvrez la bouche en faveur du muet et pour soutenir la cause de tous les innocents que l'on veut perdre.

(Traduction de la Bible, par M. Le Gros). Prov. 31, 8.


Ce travail, extrêmement remarquable au point de vue de la dialectique, est précédé d'un Mémoire à consulter pour le sieur Bonvalet, avocat en parlement, tuteur du jeune comte de Solar, sourd et muet, mémoire suivi d'une Consultation du conseil, composé de MM. Boudet, Aubry, Cadet de Sainville, et d'une seconde consultation des mêmes, en date du 18 mars 1779.

Tandis que l'abbé de l'Épée prétend, sous le double rapport de la forme et du fond, découvrir, dans l'irrégularité des deux actes mortuaires invoqués, la preuve, sans réplique, de la parfaite identité du jeune Joseph avec le jeune comte de Solar, Me Tronçon-Ducoudray[52], autre défenseur du sieur Cazeaux, s'efforce de combattre, dans deux plaidoyers des 1er et 9 mars 1779, les inductions qu'il en tire au préjudice de son client, et conclut de l'énoncé officiel de l'extrait mortuaire consigné dans le double registre envoyé au greffe de Toulouse, suivant la déclaration de 1776, que cet extrait mortuaire démontre incontestablement le décès du comte de Solar. Selon le même défenseur, le jeune comte de Solar avait, comme nous l'avons vu, été inhumé le 28 janvier 1774, dans la sépulture de la famille Cazeaux. Son père était mort au commencement de 1772, dans les environs d'Alby, chez un de ses amis, M. Cassagnac de Granier; quelques années avant son décès, il avait été frappé de paralysie et marchait difficilement.

Me Élie de Beaumont envisage la question sous toutes ses faces, et s'efforce de pulvériser les présomptions accumulées contre le sieur Cazeaux. Mais l'abbé de l'Épée ne se tient pas pour battu; il s'attache à expliquer toutes les contradictions imputées à Joseph dans ses interrogatoires, et prend à témoin, avec une nouvelle énergie, le mécontentement que son interprète sourd-muet, Didier ou Deydier, ne craignit pas de manifester au retour de l'audience, de ce que Joseph, selon lui, avait si mal répondu, et de ce que lui-même, pour remplir dignement son devoir, avait été obligé de traduire en conscience ses réponses. Le vénérable instituteur finit non-seulement par récuser les témoignages de ceux qui avaient été présents à l'acte d'inhumation comme n'étant, à ses yeux, de nulle valeur, mais encore par invoquer, principalement dans l'intérêt de sa cause, l'opinion d'un cousin germain de la dame Solar, magistrat respectable, qui ne cessait de la dépeindre comme très-expérimentée dans l'art de mentir.

Le 20 avril 1779, sur les conclusions de M. d'Aguesseau des Frênes, petit-fils du grand d'Aguesseau, le parlement de Paris confirme la plainte et la procédure.

«La cour ordonne que l'instruction sera continuée et qu'il sera informé par addition au village d'Orvilliers, à Roye, à Péronne et à Mondidier;

Ordonne d'entendre le sieur Lacombe, officier de la maréchaussée d'Amiens, le sieur du Candas, exempt de celle de Mondidier, et autres témoins qui pourront avoir connaissance de l'enfant sourd et muet trouvé, le premier août 1773, au village de Cuvilly, et vu quelques jours auparavant à celui d'Orvilliers;

Décrète de prise de corps le quidam qui a été demander aux sieur et dame Le Roux des nouvelles de son frère; ordonne qu'il sera amené prisonnier ès-prisons du Châtelet, et que son procès lui sera fait et parfait par les officiers du Châtelet;

Donne acte à M. le procureur général de sa plainte des faits de rature, surcharges, interlignes et variations à l'acte mortuaire, du 28 janvier 1774, du dénommé le comte de Solar, etc.; ordonne qu'il en sera informé par-devant les juges du Châtelet; décrète d'assigné, pour être ouïs, le sieur Durban, curé de Charlas, et les deux témoins de l'acte, etc.;

Ordonne que le sourd et muet nommé Joseph, Deydier, son interprète, Caroline de Solar et le sieur Cazeaux seront conduits par les juges et officiers du Châtelet, etc., à Toulouse, à Alby, la Granerie, les villages de Seisses, Saint-Elix-de-la-Terrasse, Montoussin, Montaigut, Charlas, et autres lieux qui se trouvent sur la route de Toulouse à Bagnères, ainsi qu'à Bagnères, pour être par eux dressé procès-verbal des gestes, signes et observations dudit Joseph et de son interprète dans tous les lieux indiqués;

«Les autorise à informer, récoler, confronter, interroger, recevoir toutes déclarations, etc., à l'effet de constater si ledit Joseph reconnaîtra les lieux et les personnes, etc., et s'il sera reconnu, etc.;

«Ordonne que le roi sera très-humblement supplié d'accorder lettres patentes attributives de juridiction et de territoire, etc., pour ce que dessus rapporté et joint au procès, être jugé définitivement, sauf l'appel en la cour;

«Ordonne que les neuf lettres écrites par le comte et la comtesse de Solar aux sieurs Joisneau et Villot, en 1768, 1769, 1771 et le 26 août 1773, seront déposées au greffe du Châtelet pour servir à l'instruction et au jugement dudit procès, ce que de raison.

«En ce qui touche l'appel de la sentence du Châtelet du 29 septembre 1778, met l'appelation et ce dont est appel au néant; émendant, ordonne que ledit Cazeaux sera par provisoire élargi des prisons où il est détenu par l'huissier de la cour de service, à la charge de se représenter, en état de décret de prise de corps, toutefois et quantes, etc.;

«Comme aussi à la charge que ledit Cazeaux ne pourra aller ni à Toulouse, ni à Charlas, ni dans tous les autres endroits où le mineur Joseph sera conduit, avant que les officiers du Châtelet aient procédé aux opérations ci-dessus et en leur présence, etc.»

XVI

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