L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès
Foi robuste de l'abbé de l'Épée.—Ses occupations et ses infirmités ne lui permettent pas d'accompagner le jeune Solar dans ses courses au midi de la France.—Diverses personnes intéressées dans l'affaire prennent la même direction.—Recherches long-temps infructueuses.—Joseph ne se reconnaît nulle part, pas même en présence de la tombe de son père.—On en exhume une tête d'enfant, avec une surdent semblable à celle qu'on a arrachée à Joseph.—Aventures d'un sourd-muet de Charleroi.—Parti qu'en tire le défenseur de Cazeaux.—Contradictions palpables, graves accusations formulées contre le pupille de l'abbé de l'Épée et contre les divers témoins qui déposent en sa faveur.—Nouvelle sentence confirmative du Châtelet.
Le jeune sourd-muet Joseph ne connaissait ni sa patrie ni sa famille, et probablement le bon, le loyal instituteur avait affaire à trop forte partie. Néanmoins, sa constance ne se rebuta point. Sa foi dans la Providence ne lui permettait pas de douter du succès de ses démarches. Cette foi était si sincère, si robuste, qu'un docte et pieux ecclésiastique l'ayant supplié de lui laisser vérifier les preuves par lui recueillies de la guérison d'un paralytique de Saint-Côme, dans la procession solennelle de l'Eucharistie, qui avait eu lieu en 1770 ou 1771: «Monsieur, répondit l'abbé de l'Épée, si le miracle se faisait à ma porte, je ne l'ouvrirais pas pour le voir.»
Il n'accompagna pas, comme on l'a prétendu par erreur, le jeune Solar dans ses courses au midi de la France; ses occupations et ses infirmités l'obligèrent à en charger le maître de pension M. Chevreau. Joseph eut, ainsi que nous l'avons dit, le sourd-muet Deydier pour compagnon et pour interprète. Comment réussiront-ils à découvrir le lieu de sa naissance? On conduit le pauvre délaissé à toutes les barrières de Paris; à la barrière d'Enfer, il indique que c'est par là qu'il est entré dans la capitale. Voilà un trait de lumière pour l'abbé de l'Épée, qui le fait partir pour Toulouse, le 19 août 1799, avec le sieur Olivier, conseiller au Châtelet, le sieur Deyeux, substitut, et un greffier. Ce ne fut que le 23 du même mois que le sieur Cazeaux et l'huissier, qui lui fut donné pour gardien, prirent la même route. Mme de Vormes se chargea d'accompagner Mlle de Solar dans cette direction.
Le rendez-vous général était à Saint-Jorry, près de Toulouse. Le 6 septembre, à six heures du matin, tous ces personnages sont réunis à l'entrée de la ville, qu'inondent les flots d'une population immense, avide de suivre leurs pas, d'examiner les traits de leurs visages et d'interroger leurs moindres mouvements. Le juge ordonne à Joseph et à son interprète de s'arrêter devant chaque maison dont l'aspect frappera le jeune Solar. Après avoir parcouru successivement tous les lieux témoins de son enfance et s'être transporté, les jours suivants, dans tous les sites où il est censé avoir porté ses pas, Joseph déclare ne rien reconnaître, pas même le lieu où repose le feu comte de Solar, son père, tandis que cette vue arrache des torrents de larmes à la jeune Caroline. On descend dans la fosse, et, aux yeux de toute la paroisse, on en retire sans fracture la tête d'un jeune enfant. Un autre jour (le dimanche 26 septembre), on en extrait tous les ossements et différentes dents cariées; on trouve enfin cette surdent si importante dans l'affaire, au dire du défenseur du sieur Cazeaux, cette surdent qu'on prétend avoir été arrachée à Joseph.
C'est en Picardie que se terminent les enquêtes. Nous jugeons à propos d'en extraire seulement ce qui a trait à l'inconnu qui vint à Cuvilly demander des nouvelles de son frère, et qu'on ne retrouva plus ensuite.
C'était un jeune homme, de quinze à seize ans, nommé Alexandre Joseph, qui, ayant quitté son père, Pinchon de la Motte, employé aux mines de Charleroy, avait mendié son pain en compagnie de son frère sourd-muet, âgé de neuf à dix ans, nommé Pierre Joseph, et qui était vêtu d'une roulière. Alexandre, le voyant tellement accablé de lassitude, qu'il ne pouvait plus poursuivre sa route, l'avait abandonné du côté de Cuvilly. A son retour chez son père, il lui avait dit que son frère était à Paris, où une dame l'avait fait placer; il lui avait offert d'aller chercher un certificat constatant le fait qu'il avançait, et, étant revenu quelque temps après, il avait apporté à son père un écrit sans signature, lui annonçant que son fils Pierre était à Bicêtre.
Cependant le défenseur de Cazeaux accuse l'abbé de l'Épée d'avoir laissé surprendre sa bonne foi. Il va jusqu'à soutenir qu'un homme revêtu d'un caractère honorable, le sieur Ducasse, juge à la monnaie de Toulouse, a préparé ce coup de théâtre avec le petit imposteur; il l'accuse formellement, il accuse les membres de la famille Hauteserre, témoins les plus favorables à Joseph. Il tire de nouveaux arguments contre ce dernier de ses variations, de ses contradictions manifestes, de ce qu'il appelle ses tergiversations incessantes. Il est, assure-t-il, scandalisé de la liberté illimitée qu'on a laissée au principal acteur de cette mystification et à son digne interprète, de courir, de grand matin, dans les rues, tantôt avec le sieur Chevreau, tantôt avec différents domestiques, tantôt avec divers particuliers qui portent le plus vif intérêt à sa cause. Il arrive aux prétendues reconnaissances de certaines personnes et y voit le fruit évident, ou d'une prévention aveugle, ou d'une obstination opiniâtre, ou d'une mauvaise foi palpable. Enfin, il oppose Joseph à Joseph lui-même, répondant contradictoirement aux questions qu'on lui adresse sur la reconnaissance dont il est l'objet de la part de la dame d'Hauteserre, de son fils, de ses sœurs et de la servante. Et, pour établir démonstrativement que le sourd-muet présent n'est pas le comte de Solar, il s'efforce de prouver 1º l'impossibilité physique, que l'individu qui a passé à Toulouse tout le mois d'août et les premiers jours de septembre 1773, soit le même qu'on découvre à Cuvilly, le 1er août 1773; 2º le fait de Joseph, méconnu par l'universalité morale des témoins les plus dignes de foi, rapproché du fait de Joseph méconnaissant les personnes et les lieux que le vrai Solar aurait dû reconnaître.
Et, cependant, le 8 juin 1781, une nouvelle sentence du Châtelet réhabilite le jeune Théodore. (C'est le nouveau nom que l'abbé de l'Épée a donné à son protégé.) Voici le résumé de l'arrêt:
Le mineur Joseph est déclaré comte de Solar; défenses à toutes personnes de le troubler dans la possession de son état.
Cazeaux est déchargé de l'accusation, son écrou est rayé, biffé.
Il est enjoint au curé d'être plus exact et de se conformer aux ordonnances et déclarations du roi.
Cadours[53] est mandé et admonesté à 3 fr. d'aumône.
La demoiselle Solar et la fille Lama sont mises hors de cour.
Il est enjoint à la demoiselle de reconnaître Joseph pour son frère.
L'énonciation faite sur le registre est rayée comme fausse.
Et Cazeaux promet de faire afficher la sentence en ce qui le concerne seulement.
XVII
Redoublement d'efforts des adversaires du pupille de l'abbé de l'Épée.—Ils réussissent à faire suspendre l'exécution de la sentence.—Joseph perd ses protecteurs le duc de Penthièvre et l'abbé de l'Épée.—Les parlements sont détruits par la révolution.—Le nouveau tribunal de Paris casse le jugement rendu en faveur du pauvre délaissé.—Sans appui, sans famille, sans ressource, l'ex-comte de Solar s'enrôle dans l'armée républicaine et meurt, suivant les uns, sur un champ de bataille, selon d'autres, dans un hôpital.—Son interprète, le sourd-muet Didier, suit son exemple et s'engage dans l'artillerie.
Cependant, la partie adverse qui soutenait que le jeune sourd-muet, unique héritier présumé de la maison de Solar, était mort en 1774, à Charlas, près de Bagnères, en appelle encore au parlement et, par des efforts inouïs, elle obtient que l'exécution de la sentence sera suspendue. Sur ces entrefaites, cet infortuné perd ses seuls protecteurs, l'abbé de l'Épée et le duc de Penthièvre, et, après la destruction des parlements, sa prétendue famille réussit, le 24 juillet 1792, à faire casser par le nouveau tribunal de Paris le jugement rendu en faveur du pauvre délaissé. Voici quelle est ta teneur de l'annulation:
«Considérant que le sieur Cazeaux n'a fondé son appel que sur ce que Joseph a été déclaré fils des sieur et dame Solar, disposition qui ne peut faire grief qu'à la demoiselle Solar; et que le sieur Cazeaux, qui a été complétement déchargé d'accusation, n'a ni qualité ni intérêt à contester;
«Considérant sur les reproches, que ceux proposés contre la femme Lama, le sieur Ducasse, la veuve Daris, la dame Combette et ses deux enfants ne reposent que sur des faits vagues et insignifiants;
«Qu'au contraire, le reproche contre l'individu connu au procès sous le nom de Joseph est fondé en droit, 1º sur son état de sourd et muet qui ne lui a pas permis d'entendre par lui-même, la lecture des actes qui étaient la base de l'instruction, ni de se rendre un compte personnel des faits qui pouvaient être à sa connaissance; 2º sur ce que, quoique, lors de sa déposition, il ne fût pas ostensiblement partie au procès, il y avait néanmoins l'intérêt le plus sensible, intérêt qu'il a manifesté ouvertement, depuis, en se faisant recevoir partie intervenante;
«Considérant, au fond, qu'il est clairement établi au procès que l'individu sourd et muet, connu sous le nom de Joseph[55], a été trouvé sur la grande route de Péronne à Paris, au village de Cuvilly, en Picardie, le 1er août 1773;
«Qu'à cette époque, il fut recueilli par le sieur Le Roux, receveur des aides à Cuvilly, et par la dame son épouse, chez lesquels il est resté jusqu'au 2 septembre suivant;
«Que, le 2 de ce même mois, il est entré, par ordre du sieur de Sartine, dans la maison de Bicêtre à Paris, où il a résidé, tant dans cette maison qu'en celle de l'Hôtel-Dieu, plus de vingt mois consécutifs;
«Qu'au contraire, Guillaume-Jean-Joseph, aussi sourd et muet, seul fils, né à Clermont, en Beauvoisis, du mariage des sieur et dame Solar, le 1er novembre 1762, ayant quitté le séjour de la Granerie, près Alby, a habité la ville de Toulouse, avec sa mère et Caroline, sa sœur, jusqu'au commencement de septembre 1773;
«Que, dans les premiers jours de ce mois, sa mère le confia au sieur Cazeaux pour le conduire à Charlas, et de là aux eaux de Bagnères, où il a été vu dans le cours dudit mois, comme à Charlas les mois suivants, et positivement reconnu par les personnes qui l'avaient vu à Toulouse, immédiatement auparavant;
«Qu'après le voyage de Bagnères et le retour de cet enfant à Charlas, chez le sieur Cazeaux père, dans la maison duquel il a habité assez longtemps, toujours connu sous le nom de Solar, il a été attaqué de la petite vérole, à la fin de l'année 1773, est mort des suites de cette maladie le 28 janvier suivant, et a été inhumé, le lendemain 29, dans le cimetière de la paroisse de Charlas, sous la dénomination seulement de fils du comte de Solar, parce qu'aucune des personnes présentes ne connaissait ses noms de baptême;
«Qu'ainsi ce n'est que par une funeste erreur qu'en élevant des doutes sur la mort de cet enfant, on a présumé que l'individu Joseph pouvait être Guillaume, fils des sieur et dame Solar, et que le sieur Cazeaux fils a été accusé de l'exposition et suppression d'état de cet enfant; et, par suite de la même erreur, que les premiers juges, en déchargeant le sieur Cazeaux d'accusation, ont néanmoins donné à Joseph une qualité que l'évidence des preuves lui refuse;
«Considérant, sur les autres accusations, que, par rapport au sieur Durban, curé de Charlas, on ne voit que des omissions et négligences sans dessein criminel dans la rédaction de l'acte mortuaire de Guillaume, fils de Solar, et que, dès lors, il doit être déchargé d'accusation, en lui enjoignant de se conformer dorénavant aux lois existantes sur la tenue des registres de baptêmes, mariages, sépultures;
«Qu'en ce qui concerne Jean-Marc Cadours, accusé de prétendus faits de suggestion envers quelques témoins, il n'y a pas de preuve à l'appui de l'accusation;
«Et qu'en ce qui touche la demoiselle Solar et autres accusés (abstraction faite du quidam, nommé Alexandre, à l'égard duquel il n'est entendu rien préjuger), il n'existe pas au procès le moindre indice du plus léger délit;
«Déclare Jean-François-Hippolyte Cazeaux non-recevable dans l'appel par lui interjeté de la sentence du Châtelet de Paris du 28 juin 1781;
«Reçoit Caroline Solar, Jean-Baptiste-François Durban et Jean-Marc Cadours, appelants de ladite sentence;
«Dit qu'il a été mal jugé, quant aux chefs concernant lesdits accusés et l'individu connu au procès sous le nom de Joseph; émendant et ayant égard, sur les conclusions du ministère public, au reproche proposé contre ledit Joseph, premier témoin de l'information faite à Paris, le 23 juillet 1778, a ordonné que sa déposition soit rejetée, et non lue aux termes de l'ordonnance; et, sans s'arrêter aux reproches fournis contre les 7e et 10e témoins de l'information de Toulouse, du 13 mai 1778, et encore contre les 50e, 52e et 54e témoins d'autre information de Toulouse du 20 octobre 1779, et contre le 16e de l'information faite, en la même ville, le 30 septembre précédent, lesquels sont déclarés non pertinents et inadmissibles;
«Faisant droit sur les appellations, fins et conclusions des parties,
«Déclare que l'enfant sourd et muet, mort des suites de la petite vérole chez Cazeaux père, à Charlas, le 28 janvier 1774 et inhumé, le lendemain, dans le cimetière de la paroisse dudit lieu, était véritablement Guillaume-Jean-Joseph, sourd et muet, fils unique de Vincent-Joseph de la Fontaine Solar et de Jeanne-Pauline Antoinette Clignet, son épouse, lequel était né à Clermont le premier novembre 1762;
«En conséquence, ordonne qu'énonciation des noms dudit enfant et de ses père et mère, et que mention par extrait du présent jugement seront faites par le greffier du tribunal sur le registre joint au procès, lequel registre sera remis ensuite dans les archives de la paroisse de Charlas, et, en outre, sur le double registre étant au greffe de la sénéchaussée de Toulouse, par le greffier dépositaire actuel;
«Décharge Caroline Solar[56] de l'accusation contre elle intentée; fait défenses à l'individu nommé Joseph de se dire et qualifier fils des sieur et dame Solar et de prendre les noms et exercer les droits et actions appartenant à cette famille;
«Décharge pareillement Jean-Marc Cadours et Jean-Baptiste-François Durban, curé de Charlas, d'accusation; et, cependant, enjoint audit Durban de se conformer aux lois existantes sur la tenue des registres de baptêmes, mariages et sépultures de sa paroisse;
«Faisant droit sur l'intervention de l'individu nommé Joseph, l'évince des fins et conclusions par lui prises en sa requête, et, sur les autres demandes des parties, les renvoie hors procès;
«Ordonne qu'au résidu, la sentence, dont est appel, sortira son plein et entier effet;
«Ordonne, en outre, qu'à la diligence du ministère public, le présent jugement sera exécuté, imprimé et affiché en cette ville de Paris et partout où besoin sera, et autorise Caroline Solar à le faire imprimer et afficher de sa part partout où elle jugera convenable.
Signé EUDE, rapporteur.»
Un jugement conforme[57] est rendu en dernier ressort le 24 juillet 1792.
Quel parti prendra l'ex-comte de Solar? Le voilà seul jeté au milieu de ce tourbillon égoïste qu'on appelle le monde, sans appui, sans famille, sans ressource. Mieux eût valu cent fois qu'une pitié compatissante ne fût point venue à son secours, qu'on l'eût abandonné sur la route de Péronne. Masse encore brute et sans culture, n'ayant d'autre sentiment que celui du bien-être et de la douleur, il ignore et cette lumière céleste que la Providence a mise en nous et ces rapports fraternels de l'homme avec l'homme, que son âme neuve et candide colore des plus brillants reflets. Son réveil, après tant de secousses, dut être effrayant! Il lui fallait cependant se décider. La France révolutionnaire s'ébranlait pour courir à la frontière, pour voler à la victoire. Solar ne balance pas, il oublie son infirmité, il s'engage dans un régiment de dragons. Trois mois après, entouré d'ennemis, hors d'état d'entendre le signal de la retraite, il vend cher sa vie et montre, par son indomptable valeur, qu'il est digne du nom dont quelques personnes persistent à croire qu'il a été injustement, brutalement dépouillé, et que c'est le sang d'un brave officier qui coule dans ses veines. Suivant une autre version, le malheureux se serait enrôlé dans un régiment de cuirassiers, et mal préparé par l'aisance de ses premières années et par les misères de son adolescence à la rude vie des camps, il aurait, peu de temps après, rendu le dernier soupir dans un hôpital. C'est par erreur qu'on a prétendu que son camarade Didier n'avait quitté les drapeaux qu'après avoir assisté à la mort de son frère d'armes et d'infortune. Le fait est qu'il n'en fut pas témoin. Non moins brave que son ami, il servait alors dans l'artillerie à Lyon.
XVIII
Coup d'œil rétrospectif sur l'épisode du comte de Solar.—Est-ce une aventure réelle ou un roman historique?—Bonne foi, conviction de l'abbé de l'Épée.—Ses efforts pour rendre l'innocence et l'honneur à Cazeaux.—Un dilemme pour en finir.—M. Fournier des Ormes voit dans cette aventure une mystification.—Suivant lui, le pupille du célèbre instituteur n'aurait pas été complétement sourd.—Cette opinion combattue par M. Valade-Gabel.—La pièce de Bouilly.—Première représentation.—Grand succès.—Incident de la seconde.—L'abbé Sicard mis en liberté.
Quelques personnes, à l'exemple du défenseur de Cazeaux, ont paru disposées à reprocher à l'abbé de l'Épée de s'être laissé entraîner dans cette mémorable affaire par l'excès d'un zèle aveugle et de s'être lancé à l'aventure dans une entreprise dont il a, suivant elles, mal calculé les conséquences. Nous faudra-t-il nous rallier à cette opinion ou soutenir celle du vénérable instituteur?
A ne considérer, la main sur la conscience, que le dénouement de ce procès, et principalement l'épisode dramatique du cimetière de Charlas, où cette fameuse surdent est enfin découverte et représentée comme une pièce de conviction à la décharge de Cazeaux, peut-être, malgré certaines présomptions palpables en faveur de l'élève de l'abbé de l'Épée, pencherions-nous, avec nos adversaires, pour y voir moins une aventure réelle qu'un roman historique.
Quoi qu'il en soit, de quel droit nous permettrions-nous de faire un crime à ce bienfaiteur de l'humanité d'avoir joué, dans ce drame si fécond en péripéties, un rôle indigne du caractère dont il était revêtu, et bien plus indigne encore de cette pureté d'intention qui, de l'aveu de tous ceux qui ont été à même de le connaître et de l'apprécier, ne se dément pas un instant dans le cours de cette vie d'abnégation et de sacrifices? Jusqu'à sa dernière heure, nous ne craignons pas de le dire, il eut la ferme conviction que son client appartenait à une famille honorable, et que, tôt ou tard, la vérité triompherait dans sa personne.
En ce qui regarde Cazeaux, à voir avec quel consciencieux et généreux empressement notre illustre instituteur a tout mis en œuvre pour lui faire rendre l'innocence et l'honneur, ne semble-t-il pas qu'il s'imputait à lui-même, en gémissant, les rigueurs qu'avait endurées ce malheureux jeune homme?
Enfin pourquoi, au lieu de souiller la vie, si pure, de notre grand instituteur, ne pas lui rendre la justice d'admirer exclusivement, et en bannissant jusqu'à la moindre pensée outrageante, sa persévérance à consacrer tous les efforts de sa charité surhumaine à la défense des droits d'un de ses fils adoptifs, qu'il regarde, dans son for intérieur, nous le répétons une bonne fois pour toutes, comme un pauvre orphelin victime d'une barbare cupidité?
Tout examiné, nous nous bornerons à poser le dilemme suivant:
De deux choses l'une: ou le jeune sourd-muet, alors âgé de dix-sept à dix-huit ans, est un imposteur, ou il ne l'est pas. S'il a effrontément menti, pourquoi avoir négligé d'employer tous les moyens infaillibles qu'offrait la justice pour s'assurer si sa déposition est ou non véritable?
Si, de sa part, il n'y a pas eu la moindre intention d'en imposer à qui que ce soit, pourquoi refuser d'admettre que la coïncidence ou la similitude des circonstances a pu produire une si étrange illusion?
M. Fournier des Ormes, dans ses feuilletons intitulés: le Sourd-Muet de l'abbé de l'Épée (Souvenirs historiques), qui ont paru dans le Constitutionnel, sur la fin de 1851, n'a pas craint de ranger l'histoire de Joseph au nombre des mystifications du dix-huitième siècle, et il a étayé victorieusement, selon lui, sa conviction à cet égard sur ce qu'il n'était pas complétement sourd.
Nous croyons devoir opposer à cette opinion celle de M. Valade-Gabel, professeur distingué de sourds-muets, ancien directeur de l'Institution de Bordeaux, qui, à propos de la publication de ces feuilletons, a bien voulu nous adresser par écrit quelques observations, auxquelles nous paraît donner un poids considérable son expérience dans une matière qu'il a longtemps étudiée et pratiquée. Les voici:
«Paris, le 15 avril 1852.
CHER COLLÈGUE,
«Vous ne vous êtes point trompé, elle est inadmissible, elle est impuissante, la supposition à l'aide de laquelle un jeune écrivain prétend expliquer ce qui reste à jamais inexplicable dans le procès du sourd-muet de Péronne, et ce qui fera toujours suspecter le bien jugé de la sentence qui le dépouilla même de son nom.
«La prétendue tradition qui veut faire de lui un demi-sourd, capable de surprendre les secrets des familles, est d'invention récente; l'auteur la qualifie lui-même de simple hypothèse. Mais en fût-il autrement, fût-il avéré que ce malheureux jeune homme avait conservé un certain degré d'audition, on ne saurait déduire de ce fait aucune conséquence légitime pour lui imputer un rôle infâme. Celui qui, dès l'enfance, n'entend qu'à demi, au tiers, au quart, n'entre pas, pour cela, en possession du quart, du tiers, de la moitié du langage; il contracte seulement l'habitude de s'exprimer et de comprendre à l'aide de signes mimiques, et quiconque s'est occupé de l'éducation des sons sait que l'habitude de penser autrement qu'avec la parole élève un obstacle invincible à l'audition de celle-ci. Ajoutons que l'instruction donnée par l'abbé de l'Épée à ses élèves ne ressemblait en rien à celle que le demi-sourd doit recevoir pour devenir capable d'écouter et de comprendre le discours verbal.
«Interrogez à ce sujet M. Allibert. Vous le savez, durant nombre d'années, notre estimable collègue à l'Institution de Paris reçut du docteur Itard des leçons de parole. Eh bien! comme finalement c'est à l'aide des signes qu'il a acquis son instruction, tout demi-entendant et tout intelligent qu'il est, je soutiens que l'oreille ne lui révèle jamais rien de ce qui se dit autour de lui.
«Il eût été plus raisonnable de supposer que le précurseur de Gaspard Hauser avait, comme Desloges, perdu l'ouïe, après avoir eu l'usage de la parole, et qu'il saisissait encore celle-ci au mouvement des lèvres. Malheureusement, cette supposition accuserait trop de naïveté et de bonhomie chez tous les hommes distingués qui furent en rapport avec lui.
«J'ignore l'intention qui a pu dicter les feuilletons dont il s'agit; mais, à coup sûr, si l'auteur s'est proposé d'effacer jusqu'à leur dernière trace les soupçons qui planèrent sur certaines personnes qui ont figuré dans cette déplorable affaire, il a complétement manqué son but. Je ne suis pas le seul à qui il ait remis en mémoire que le respectable abbé Salvan, ce digne collaborateur de l'abbé de l'Épée, regrettait avec amertume l'impossibilité où, lors du procès de 1792, l'abbé Sicard s'était trouvé de faire usage des pièces que son prédécesseur lui avait laissées dans l'intérêt de son pupille.
«Adieu, cher collègue; vous avez voulu connaître toute ma pensée, la voilà sans déguisement.»
Comme chacun sait, ce fut dans cette cause célèbre que Bouilly puisa, avec une heureuse hardiesse, le sujet de l'Abbé de l'Épée, comédie historique, en cinq actes et en prose, dont le sous-titre fut remplacé par celui de drame, lors du dénoûment inattendu de cet étrange procès. Bouilly était déjà précédé d'une assez belle réputation due à sa comédie historique de René Descartes, jouée aussi sur le premier théâtre de la nation, quand il se présenta avec son nouvel ouvrage devant l'aréopage de la rue Richelieu. Sa lecture achevée, il n'y eut qu'une voix pour prédire à l'œuvre un succès immense, infaillible. Qui, d'ailleurs, en eût osé douter, quand l'élite de la scène française[58] s'empressait de lui prêter le concours actif de ses talents, de son bon vouloir, de son âme tout entière?
Ce fut le samedi 14 décembre 1799 qu'eut lieu la première représentation de l'Abbé de l'Épée. Chacun des acteurs s'efforçait d'imprimer un caractère particulier au rôle dont il s'était chargé. On comprendra aisément combien le jeu de Monvel dut électriser l'assemblée, quand on saura ce que fut ce grand comédien, et avec quelle opiniâtreté invincible il lutta non-seulement dans sa jeunesse contre une nature rebelle, mais encore, plus tard, contre les infirmités de l'âge, lorsqu'elles vinrent l'assaillir.
C'est au second acte que l'abbé de l'Épée, assis dans le cabinet de Franval, ayant auprès de lui la mère et la sœur de cet avocat, leur explique par quelle persistance de moyens, d'efforts, de peines, de fatigues, il est parvenu à découvrir la ville où est né le jeune sourd-muet que la Providence lui a confié, quelle est sa famille, quel est le vrai nom enfin de cette intéressante victime de la perversité des hommes. Il commence ainsi son récit:
«Voici le sujet qui m'amène. Je serai peut-être un peu long, mais je ne dois rien négliger pour arriver au but que je me propose.»
A ces mots: «Je serai peut-être un peu long,» une voix du parterre s'écria: Tant mieux! et toute la salle applaudit.
Après la chute du rideau, l'auteur, à la demande générale, parut sur la scène et fut accueilli par d'unanimes bravos. Les mêmes honneurs furent décernés au talent non moins impressionnable que gracieux de Mme Vanhove-Talma (depuis comtesse de Chalot), jouant, comme on vient de le voir, le personnage du jeune sourd-muet; et des vers tombèrent de toutes parts à ses pieds.
Qu'on nous permette de citer les suivants, dont la forme a bien vieilli, mais qui, à défaut d'autres mérites, ont, au moins, celui de peindre l'époque:
| Vous, dont les talents enchanteurs |
| Nous ont si souvent, sur la scène, |
| Fait entendre les sons flatteurs |
| De Thalie ou de Melpomène, |
| Vanhove, par quel art secret, |
| Sans avoir besoin de paroles, |
| Faites-vous d'un sourd et muet |
| Le plus intéressant des rôles? |
Et ceux-ci d'une épître du citoyen Chazet, devenu depuis le chansonnier légitimiste Alisan de Chazet:
| Vanhove, ce muet charmant, |
| Qui s'exprime avec éloquence |
| Et qui choisit le sentiment |
| Pour interprète du silence. |
La seconde représentation fut témoin d'un heureux incident, auquel les sourds-muets durent la liberté de l'abbé Sicard, le plus célèbre successeur de l'abbé de l'Épée. Laissons Bouilly raconter lui-même ce touchant épisode:
«....... Mme Bonaparte m'avait fait prévenir qu'elle ne pourrait assister à la première représentation; mais elle vint à la seconde, accompagnée du premier consul, dont la présence me valut une des plus honorables jouissances que j'aie éprouvées dans ma carrière littéraire. Au cinquième acte, lorsque Monvel, représentant l'abbé de l'Épée, dit à l'avocat Franval: «Qu'il y a longtemps qu'il est séparé de ses nombreux élèves, et que, sans doute, ils souffrent beaucoup de son absence.,» Collin d'Harleville, placé à la galerie, avec plusieurs gens de lettres, en face de la loge de Bonaparte, se lève et s'écrie: «Que Sicard, qui gémit dans les fers, que le vertueux Sicard nous soit rendu!» A ce cri de l'honneur et de l'amitié, un grand nombre de spectateurs se lèvent et répètent: «La liberté de Sicard! la liberté de l'instituteur des sourds-muets!...» J'étais, en ce moment, au fond du théâtre, et ne sachant ce qui pouvait causer ce tumulte, je l'attribuai à quelque imperfection de mon ouvrage, que le public frappait de sa réprobation, lorsque Dazincourt, s'apercevant de l'altération répandue sur mon visage, s'avance vers moi, ivre de joie, et me dit: «Eh bien! cher ami, quel triomphe pour vous! Votre ouvrage va faire cesser l'incarcération d'un ami de l'humanité[59].» J'apprends alors que le premier consul, frappé d'une réclamation aussi générale, et, cédant aux vives instances de Joséphine, avait annoncé qu'il se ferait rendre compte de la détention de l'abbé Sicard. Je l'avouerai, l'honneur que je ressentis me fit tressaillir bien délicieusement, et les félicitations de tous ceux qui m'entouraient sont encore présentes à mon souvenir. Il est de ces dates du cœur qui ne s'effacent jamais.»
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XIX
Le buste du célèbre instituteur des sourds-muets offert à M. Bouilly par les jeunes élèves de l'École nationale de Paris.—Félicitations du premier consul Bonaparte et du roi Louis XVIII à l'auteur du drame de l'abbé de L'ÉPÉE..—Souvenirs intéressants de Mme Talma. Deux traits de présence d'esprit de cette admirable actrice à deux représentations de la pièce.—Tribut d'éloge de Monvel à son élève.—Conclusions de M. Villenave.—Heureux résultats pour les sourds-muets du succès du drame de l'abbé de L'ÉPÉE..
Écoutons encore l'auteur du drame de l'Abbé de l'Épée, à propos d'une visite que lui firent les élèves de l'Institution nationale:
«...... Les jeunes sourds-muets, dit-il, instruits par Sicard que c'était à ma pièce qu'il devait le bonheur de se retrouver parmi eux, et qui se livraient, dans leur institution, à l'étude des beaux-arts, avaient eux-mêmes modelé en terre cuite un fort beau buste de l'abbé de l'Épée, qu'ils me destinaient. Ils étaient sortis, de bonne heure, de leur école, située au haut du faubourg Saint-Jacques, et s'adressèrent, d'abord, par écrit, au concierge du Théâtre-Français, qui leur indiqua mon adresse. J'habitais, à cette époque, la rue Villedot. Ils se présentent à la loge du portier, au nombre de trente environ, et lui font un grand nombre de signes rapides, expressifs, mais auxquels le pauvre homme ne comprenait rien. Il s'imagina que c'étaient des échappés de Charenton. Enfin, l'un d'eux saisit une plume et fait entendre clairement l'objet de leur mission. Mon portier les conduit alors lui-même à mon appartement, où ils m'entourent, m'expriment l'attachement et la reconnaissance qu'ils me portent, par des gestes parlants et d'une expression ravissante. De mon côté, je me fis comprendre d'eux par la pantomime que j'employais et par quelques-uns de leurs signes que j'imitais, à ce point qu'une heure entière s'écoula dans nos mutuels épanchements, qui m'offraient un charme tout nouveau, une jouissance inexprimable. Je reçus de leurs mains le buste de l'abbé de l'Épée, que je plaçai sur le marbre de mon secrétaire; et je leur demandai la permission d'aller les remercier à leur Institution et d'assister souvent à leurs études dirigées par Sicard; ce qu'ils m'accordèrent tous avec les démonstrations de la joie la plus franche.
«Je mis une des fleurs du magnifique bouquet qu'ils m'apportaient, sous le globe de verre dont j'avais fait couvrir le buste de l'abbé de l'Épée. Je les conserve encore dans ma galerie; et chaque fois que j'y porte les yeux, elles me rappellent mon double succès et la plus belle époque de ma carrière dramatique.»
Bonaparte, de son côté, adressa à Bouilly les félicitations les plus flatteuses sur son double succès. «Je vous remercie, lui dit-il, avec le sourire aux dents blanches qui rendait sa bouche si expressive: vous m'avez procuré le plaisir de rendre Sicard à ses élèves.—Et moi, général, répondit Bouilly, je dois vous remercier bien plus encore de m'avoir procuré par cet acte de justice la plus honorable jouissance que puisse éprouver un auteur!.......»
Louis XVIII, avec cette politesse exquise qui le caractérisait, tenait, longtemps après, ce langage à Bouilly: «Vous n'êtes pas seulement un conteur moraliste, vous avez obtenu sur la scène des succès mérités. J'ai vu jouer à Londres votre Abbé de l'Épée, vos Deux Journées; et la vive impression que m'ont fait éprouver ces deux créations dramatiques, est encore présente à mon souvenir.»
Mme Talma revendique, à son tour, ici la parole comme un légitime dédommagement du sacrifice qu'elle a fait généreusement au soulagement de ceux qui en sont privés, de cette voix qui fut si longtemps en possession des suffrages du public. Le morceau délicieux qu'on va lire, donnera la mesure, non-seulement des difficultés qu'elle a eues à surmonter dans la création d'un rôle pour elle si nouveau, mais encore du talent admirable, à l'aide duquel elle est parvenue à reproduire si heureusement la nature. Il est emprunté au livre qu'elle a publié en 1836, sous le titre de: Études sur l'Art théâtral (p. 226-270).
«L'art de bien dire au théâtre ne suffit pas: un acteur intelligent doit encore savoir tirer parti des moindres circonstances pour augmenter l'illusion théâtrale, fût-ce même à ses risques et périls. Qu'il me soit permis de rappeler une de ces circonstances dans laquelle, ayant montré de la présence d'esprit, j'en fus récompensée immédiatement par les applaudissements du public. C'était à l'époque du brillant succès de l'Abbé de l'Épée; je jouais le rôle du sourd-muet (le jeune Solar), et j'avais toute l'illusion du personnage que je remplissais; car, pour mieux m'identifier avec cette nature nouvelle pour moi, j'avais recherché l'amitié de Massieu, si connu par son intelligence, sa belle âme, son esprit et son savoir.
«Pendant plus de six mois, je m'étais préparée à représenter le personnage que m'avait confié M. Bouilly. Je me composai une société journalière de sourds-muets; ils étaient enchantés de me voir profiter de leurs leçons; et Massieu surtout me donnait avec empressement les matériaux nécessaires à la composition de mon rôle. Enfin, le succès de la pièce fut complet, et le mien par contre-coup.
«Un jour donc, une circonstance extraordinaire me fournit l'occasion de montrer à quel point je m'étais identifiée avec mon personnage: une machine qui servait à faire mouvoir les décorations tombe du cintre, derrière le théâtre; des cris se font entendre; un accident des plus graves semblait être arrivé; toute la salle se lève spontanément; Baptiste, Mlle Thénard et Mlle Bourgoin, qui étaient en scène, se voient forcés de la quitter; ils reviennent bientôt rassurer les spectateurs (très-nombreux), en affirmant que personne n'a été blessé; et le calme ne tarde pas à se rétablir.
«Mais le public, qui ne perd jamais l'occasion d'être juste envers les acteurs, s'aperçut que, pendant ce temps, j'étais restée comme sourde à ma place, près d'une table, observant une mappemonde et complétement étrangère à l'événement qui avait interrompu le spectacle; le jeu de ma physionomie était loin d'exprimer la crainte. Alors, frappé de cet à-propos, le public me fit entendre des applaudissements réitérés à quatre reprises.... Ah! pour cette fois, je n'avais garde de rester dans mon rôle de sourd; mon cœur battait de plaisir.... J'avais senti l'importance de la mission dont je m'étais chargée: un seul mouvement de surprise ou de crainte eût détruit toute illusion.
«Un jour, j'entrais avec Monvel sur la scène, au second acte de l'Abbé de l'Épée: c'est le moment où le jeune Solar reconnaît la maison dans laquelle il a passé ses premières années. Nous avions joué plusieurs fois cette pièce; son succès était complet: nous savions donc, Monvel et moi, ce que nous devions faire; nos effets étaient réglés presque invariablement. Cependant, un jour, au lieu de me trouver sous la main de Monvel, ou plutôt de l'abbé de l'Épée, au moment où il se retournait pour m'interroger de nouveau par les signes accoutumés, il regarde autour de lui, il me cherche et me trouve pressant de mes mains la muraille de la maison paternelle où il ne m'était plus permis d'entrer: mes yeux pleins de larmes exprimaient toute ma pensée. Monvel, en me regardant, s'attendrit lui-même à tel point, qu'il ne pouvait parler; et le public, s'apercevant de notre émotion mutuelle, fit entendre de longs applaudissements.
«En rentrant dans la coulisse: «Parbleu, madame, me dit le célèbre artiste, vous avez bien opéré! Je ne savais, d'honneur, si je pourrais finir ma scène, moi! Je ne me doutais pas de ce nouveau jeu de théâtre; il fallait donc m'avertir.—Sans doute, mon maître, si j'avais su moi-même ce que je ferais! En résultat, êtes-vous mécontent? Ai-je mal fait?—Non sans doute, chère petite, dit-il en m'embrassant. Avec tant d'âme on ne peut se tromper; suivez toujours vos inspirations!»
Enfin, car il faut se borner de crainte de s'écarter beaucoup plus longtemps du sujet qu'il ne convient, reproduisons ici à la hâte les quelques lignes tracées sur la célèbre comédienne par un écrivain distingué, dont nous pleurons encore la perte, M. Villenave, dans la notice qui se trouve en tête du livre auquel nous empruntons ces détails. (Pages XIV-XV.)
«Mme Talma obtint un bien beau triomphe dans le drame de l'Abbé de l'Épée. Ce fut, en effet, un rôle bien difficile que celui de ce sourd-muet qu'on vit, avec une surprise mêlée d'attendrissement et d'admiration, remplir la scène pendant les quatre derniers actes, sans cesser d'intéresser profondément les spectateurs. Trente-six ans se sont écoulés (en 1836), et l'auteur, M. Bouilly, en conservant le souvenir de cette belle époque de sa vie, n'a pas oublié celle qui jouait le sourd-muet et à qui, dit-il, avec une modestie devenue bien rare, je dus mon plus beau laurier. Les poëtes firent des vers en l'honneur de l'excellente actrice, et on eût pu lui appliquer cet heureux distique composé pour l'abbé de l'Épée par un de ses élèves (de Seine, sourd-muet).
| Il révèle à la fois le secret merveilleux |
| De parler par les mains, d'entendre par les yeux. |
S'étonnera-t-on ensuite que, malgré les critiques dont la pièce de Bouilly est devenue l'objet depuis lors, tant au point de vue du style, qui n'est peut-être pas celui qui convient le mieux au sujet, qu'au point de vue de la mimique qui, de nos jours, a fait des pas de géant, elle ait contribué si prodigieusement, grâce à d'aussi puissants éléments de succès, à agrandir l'intérêt que mérite une si cruelle privation, à populariser la gloire de son héros, à multiplier enfin les effets de la sympathie nationale et étrangère en faveur de cette famille exceptionnelle?
XX
Efforts tentés auprès du gouvernement pour suspendre les représentations du drame de l'abbé de L'ÉPÉE..—L'auteur accusé par la presse d'avoir voulu troubler le repos et compromettre l'honneur de certaines personnes.—M. Bouilly se disculpe.—Il offre de changer le lieu de la scène et efface du titre la qualification de COMÉDIE HISTORIQUE.—Mort de l'abbé de l'Épée.—Touchant spectacle de ses derniers moments.—Tableau du sourd-muet Peyson.—Le célèbre instituteur inhumé à Saint-Roch.—On se dispute son image.—Sa répugnance à laisser reproduire ses traits, de son vivant.—Le sculpteur sourd-muet de Seine.—La Commune de Paris demande à l'Assemblée nationale que l'État adopte les sourds-muets privés de leur père.—Ce vœu est réalisé.—Oraison funèbre de l'abbé de l'Épée, prononcée dans l'église Saint-Étienne-du-Mont.—Supplice du panégyriste.
Qui le croirait? Il se trouva des personnes intéressées que le succès du drame de l'Abbé de l'Épée offusqua, et qui ne craignirent pas d'agir auprès des autorités supérieures, dans la vue d'en obtenir que les représentations de la pièce fussent suspendues. Elles eurent même recours à la voie de la presse pour accuser l'auteur de n'avoir mis son œuvre au théâtre qu'avec l'arrière-pensée de troubler leur repos et de compromettre leur honneur. D'aussi basses inculpations pouvaient-elles porter la moindre atteinte à l'estimable caractère de celui qui en était l'objet? Comment soupçonner l'auteur qui, en retraçant sur la scène un mémorable épisode de la vie de notre illustre fondateur, avait formellement déclaré ne tendre qu'à un double objet, honorer la mémoire de l'abbé de l'Épée, et intéresser le public en faveur non-seulement de celui qu'il avait institué, en mourant, le légataire de son génie, l'abbé Sicard, mais encore de tous ses successeurs à venir? Peu lui importait, disait-il, que la sentence du Châtelet de Paris, restituant ses droits à l'élève de notre illustre maître, eût été infirmée par un nouveau jugement en 1792, s'il voyait son but complétement atteint. Il croyait même sa conscience parfaitement en repos après avoir constaté qu'il s'était borné à la donnée principale, et n'avait fait autre chose que d'y ajouter quelques développements épisodiques, quelques nouveaux personnages de son invention.
Supposons que les reproches dont on l'accabla fussent fondés, n'avait-il pas droit, au moins, à un peu d'indulgence pour l'attention scrupuleuse qu'il avait apportée à se renfermer strictement, d'un bout à l'autre de son œuvre, dans les limites que lui imposaient la prudence humaine et les convenances sociales? Ne le vit-on pas, sur les réclamations de Cazeaux, se hâter, avec un empressement qui l'honorait, de supprimer du titre de sa pièce la qualification de comédie historique? Et sa générosité n'alla-t-elle pas même jusqu'à lui offrir de changer le lieu de la scène, l'assurant sur l'honneur que son œuvre ne le regardait ni directement ni indirectement?
Avant la fin de ce procès célèbre qui occupe une si large place dans l'existence de l'abbé de l'Épée, ses forces avaient sensiblement décliné, et il penchait, à vue d'œil, vers la tombe. Déjà son état commençait à inspirer de sérieuses inquiétudes à tous ceux qui l'environnaient, lorsqu'un coup imprévu vint tout à coup confirmer leurs craintes. Il s'endormit dans le Seigneur le 23 décembre 1789, après avoir reçu les derniers sacrements du curé de l'église Saint-Roch, sa paroisse, M. Marduel, neveu et successeur de son ami, entouré d'une députation de l'Assemblée nationale, ayant à sa tête Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux, de ses parents et de ses élèves, fondant en larmes. Une pauvre fille inconnue se fit remarquer à genoux devant ce lit de mort. Sourde-muette, elle était venue de bien loin contempler son père adoptif, et elle le trouvait expirant. De tendres conseils, de douces consolations tombaient encore de ses doigts glacés sur ces malheureux enfants qui n'allaient plus avoir de père. Tout à coup un dernier rayon d'espoir brille dans ses yeux qui s'éteignent. Dieu n'abandonnera pas ces pauvres orphelins. Ils l'ont compris, et leur séparation est moins cruelle, et les larmes qui coulent de leurs yeux, en présence du cadavre de leur ami, sont moins amères, et leur douleur a revêtu le caractère d'une pieuse résignation.
Cette scène touchante a été reproduite sur la toile avec un talent supérieur par le sourd-muet Frédéric Peyson, de Montpellier. Ce fut un des tableaux les plus remarquables de l'exposition de 1839.
L'auteur de ce mémoire avait proposé à ses amis, tant parlants que sourds-muets, réunis dans une circonstance solennelle, d'exprimer dans une pétition collective[60] le vœu de voir le gouvernement se décider à faire l'acquisition de cette œuvre, et la requête avait été couverte aussitôt de nombreuses signatures. Mais le prix en ayant paru un peu trop élevé, le généreux artiste se décida à offrir son tableau à l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, dont il décore la chapelle, et chargea un professeur sourd-muet distingué, M. Alphonse Lenoir, de transmettre cette résolution[61] à la Commission consultative de cet établissement.
L'abbé de l'Épée fut inhumé au sein de l'église Saint-Roch, dans le caveau de la chapelle Saint-Nicolas: c'est dans cette chapelle, appartenant à sa famille, qu'il avait coutume de célébrer la messe, que ses sourds-muets, à tour de rôle, servaient de vive voix.
Quand le père spirituel des sourds-muets eut rendu le dernier soupir, ce fut à qui reproduirait sa vénérable image. De son vivant, il n'avait jamais voulu se prêter au désir d'aucun artiste, jaloux de conserver ses traits, ne fût-ce que pour le plus simple croquis. Il ne fit exception à la règle qu'en faveur d'une dame, dont le portrait a été prêté pour modèle, par le fils d'une de ses nièces, Mme la comtesse de Courcel[62] à M. Michaut (des Monnoies), auteur de la statue de l'Apôtre des sourds-muets érigée à Versailles.
Un jour, s'apercevant que son élève de Seine, sculpteur et graveur, avait fait son buste, sur lequel était écrit le distique que nous avons cité plus haut, il en demanda le prix à l'auteur, le paya et brisa cette image. L'artiste, qui s'était fait fort de triompher de la modestie du maître, ne vit d'autre moyen de gagner sa gageure, que d'épier les intervalles de recueillement où il lui arrivait parfois de se plonger, afin de saisir, à la dérobée, des traits si chers. Le bon abbé, instruit du succès de cette innocente manœuvre, ne put s'empêcher de sourire à l'opiniâtre reconnaissance du statuaire, qui ne fut pas, du reste, le seul à tromper sur ce point la vigilance du maître.
Ce de Seine est le même qui, plus tard, moula la figure de Mirabeau, et remporta le prix du concours ouvert par l'Assemblée nationale pour l'exécution du buste du grand orateur. Les premiers artistes de l'époque avaient pris part à la lutte. Le vainqueur s'y était présenté sans appui, ni précédents. Le gouvernement lui accorda, en outre, 600 francs de pension et un logement au Louvre[63].
Quatre députés de la Commune de Paris, M. Godard, avocat au parlement, portant la parole, exprimèrent à l'Assemblée nationale le vœu qu'un établissement fût ouvert, aux frais de l'État, aux malheureux orphelins que la mort de l'abbé de l'Épée laissait sans appui. Ce vœu, comme on le verra tout à l'heure, fut réalisé. Depuis lors, des écoles de ce genre se sont multipliées à l'infini, sur tous les points du globe, pour attester la supériorité de sa méthode sur celle de tous les instituteurs étrangers.
A pareil jour, deux ans plus tard, le 23 février 1790, l'oraison funèbre de l'abbé de l'Épée fut prononcée dans l'église de Saint-Étienne-du-Mont, en présence d'une députation de l'Assemblée nationale, du maire de Paris, des membres de la Commune, et de tout ce que la capitale comptait de plus illustre dans les lettres et dans les sciences, par l'abbé Fauchet, prédicateur ordinaire du roi, dont le nom a conquis dans le monde politique une impérissable renommée par sa participation à la prise de la Bastille, par son dévouement à la cause du peuple et aux nouvelles institutions, par son supplice enfin, qui eut lieu le 31 octobre 1793. Ses juges l'avaient déclaré suspect de complicité avec les Girondins, et plus particulièrement avec la courageuse Charlotte Corday.
On nous saura peut-être gré de reproduire ici les paroles que l'abbé de l'Épée avait adressées à ce même abbé Fauchet, quand celui-ci lui avait soumis son panégyrique de saint Augustin.
«Oui, disait-il à l'auteur, en lui témoignant son approbation de ce qu'il avait insisté sur les dangers de l'orgueil, c'est malheureusement notre péché d'origine à tous; c'est celui qu'il nous faut combattre toute la vie; il n'y a point de relâche à se permettre sur ce point; c'est tout le mal de l'homme; c'est le mien. Je l'éprouve à toute heure: vous m'avez loué en désirant mon suffrage, je pourrais vous louer aussi; mais assez d'autres vous empoisonneront d'éloges. De nous-mêmes nous ne sommes que trop enclins à nous applaudir au fond de nos cœurs, tandis que, si nous avons un motif de bénir le ciel pour nous avoir accordé quelques lumières, nous avons mille raisons de nous humilier de nos ténèbres.»
XXI
L'Assemblée nationale décrète que le nom de l'abbé de l'Épée sera inscrit parmi ceux des citoyens qui ont bien mérité de l'humanité et de la patrie et que son Institution sera subventionnée par l'État.—Fondation de 24 bourses gratuites, projet de translation à l'ancien couvent des Célestins.—La Convention fonde, dans chacune des écoles de Paris et de Bordeaux, 60 bourses, portées successivement, pour la première, à 80 et à 100.—La Convention avait eu un instant le projet de fonder, pour l'éducation de 4000 sourds-muets, une école normale et six grandes institutions, avec ateliers et travaux agricoles.—Transfert de l'établissement de Paris dans le local actuel, à l'ancien séminaire Saint-Magloire.—Les frais d'éducation des sourds-muets rangés, en 1832, parmi les dépenses facultatives des budgets départementaux.—M. de Gerando avait infructueusement proposé que ce fût parmi les dépenses obligatoires.
Dans sa séance du 21 juillet 1791, l'Assemblée nationale, qui avait renvoyé, le 24 mai de l'année précédente, à son comité de mendicité, une pétition de l'abbé Sicard[64], relative à la perpétuité de l'établissement ouvert aux sourds-muets, décréta[65] que le nom de l'abbé de l'Épée serait placé au rang de ceux des citoyens qui avaient bien mérité de l'humanité et de la patrie, et que son Institution serait entretenue aux frais de l'État comme un monument digne de la nation française. Elle y fonda, mais pour une année seulement, vingt-quatre bourses gratuites, dont elle assurait la jouissance, par arrêt des 10-14 septembre[66], aux titulaires, et assigna à l'Institution les bâtiments de l'ancien couvent des Célestins, qu'elle devait partager avec celle des aveugles, jusqu'au moment où un nouveau projet d'organisation des deux établissements, préparé par un comité spécial, aurait reçu sa sanction définitive.
C'est un devoir sacré, pour nos cœurs reconnaissants, de recommander à la mémoire des amis de l'humanité le nom de Prieur, député de Châlons, dont toutes les conclusions en faveur des pauvres sourds-muets furent votées par l'Assemblée nationale. Son rapport remarquable se terminait ainsi: «A votre voix, Messieurs, quatre mille infortunés (le nombre a dû en être quatre ou cinq fois plus grand) pourront recouvrer toutes leurs facultés, et, avec elles, l'usage de leurs droits; ils redeviendront des hommes et des citoyens.» Ainsi les sourds-muets, ces étrangers dans la société humaine, ces anciens parias de la civilisation, en imprimant ce rapport de leurs mains, tracèrent alors eux-mêmes, en caractères ineffaçables, leurs lettres de grande naturalisation intellectuelle, comme l'a si justement observé un de nos littérateurs les plus en renom[67].
Un décret des 10-14 septembre 1792, concernant les établissements des sourds-muets et des aveugles-nés, alloua sur le trésor national les fonds nécessaires au paiement des pensions fondées dans lesdits établissements.
La Convention nationale, par décret des 12-14 mai 1793, convertissant en Institution nationale l'École des sourds-muets de Bordeaux, et la plaçant sous la surveillance du département et de la municipalité, lui alloua une subvention annuelle de 16,000 francs, et y créa, ainsi que dans celle de Paris, vingt-quatre bourses gratuites. Elle décréta, en outre, que tous les sourds-muets recevraient indistinctement le bienfait de l'éducation publique, et que, pour atteindre ce but, en différents endroits de la république, d'autres établissements s'élèveraient, sur le modèle de ceux de Paris et de Bordeaux. Cependant, elle crut devoir se borner, pour le moment, à la création de soixante bourses[68], pour chacune des deux institutions alors existantes, qu'elle organisa sur le pied d'une parfaite égalité par son arrêté du 16 nivôse an III (5 janvier 1795). Elle affecta définitivement, à la première les bâtiments de l'ancien séminaire de l'archevêque de Paris, rue du Faubourg-Saint-Jacques, nos 254 et 256, connu sous le nom de séminaire de Saint-Magloire et qu'elle occupe encore aujourd'hui[69].
A cette époque, le citoyen Maignet, député du Puy-de-Dôme, s'exprimait ainsi, dans son rapport à la Convention nationale, sur le projet de décret d'organisation première de ces établissements:
«L'on ne perdra jamais de vue que le principal but que nous nous proposons, est d'arracher les sourds-muets à l'indigence, en leur donnant une profession qui puisse leur faire trouver dans le travail des ressources suffisantes contre le besoin. Le soin des instituteurs sera de discerner quelle est la profession pour laquelle chacun d'eux montre le plus de talent, et de l'y appliquer.»
Le même représentant s'était efforcé de démontrer la nécessité de créer une École centrale, pour y former des instituteurs. Il avait émis, en outre, le vœu que six établissements fussent fondés en France, pour recevoir 4,000 sourds-muets; qu'on y annexât divers ateliers, et que, plusieurs fois, par semaine, les instituteurs conduisissent leurs élèves dans les champs, et n'épargnassent rien pour leur inspirer le goût des travaux agricoles. Le rapporteur insistait pour que son projet fût adopté, quels que fussent les embarras dans lesquels la patrie était alors plongée. «Nous venons, s'écriait-il avec l'accent énergique d'une consciencieuse philanthropie, vous offrir un nouveau genre d'alliance à contracter, alliance inconnue, jusqu'ici, dans les fastes de l'histoire, mais qui n'en sera que plus chère à vos cœurs; c'est l'alliance avec l'infortune; il s'agit de lier par la reconnaissance les enfants sourds-muets au règne de la liberté.»
La Convention nationale décida, art. 2, titre III du décret du 3 brumaire an IV, sur l'organisation de l'instruction publique, la création de plusieurs écoles publiques de sourds-muets dans les départements[70], outre celles de Paris et de Bordeaux; mais il ne fut pas donné suite à ce projet proposé par le comité de secours publics, et précédé d'un exposé des motifs de Roger-Ducos, député des Landes.
Un décret du 16 vendémiaire an V déclara, art. 4:
«Les établissements existants, destinés aux aveugles et aux sourds-muets, resteront à la charge du trésor national.»
A partir de là, ce n'est plus qu'en 1832 que nous voyons, de nouveau, les sourds-muets fixer sérieusement sur eux la sollicitude du Gouvernement, et devenir l'objet d'une disposition spéciale dans le classement des attributions des conseils généraux. Cette disposition met leurs frais d'éducation au nombre des dépenses facultatives des budgets départementaux.
M. le baron de Gérando, chargé de rédiger cette disposition importante, avait proposé au ministre de l'intérieur de ranger ces dépenses parmi celles qui sont obligatoires, comme l'entretien des aliénés et des enfants-trouvés; il échoua malheureusement dans cette généreuse initiative.
XXII
Mode d'administration successif des Institutions nationales des sourds-muets de Paris et de Bordeaux.—Projets divers ayant pour but de généraliser en France cet enseignement spécial.—Sollicitations infructueuses jusqu'à ce jour.—Pétition adressée en 1851 par la Société centrale d'éducation et d'assistance pour les sourds-muets en France à l'Assemblée nationale législative.—Éloges de l'abbé de l'Épée, par MM. Bébian, ancien censeur des études de l'Institution nationale de Paris, et d'Aléa, ancien directeur du collège royal des sourds-muets de Madrid.—L'auteur des TEMPLIERS, M. Raynouard, de l'Académie française, voulait, à sa mort, fonder un prix pour le meilleur poème à la gloire de l'abbé de l'Épée.—Nomenclature complète des œuvres du célèbre instituteur.
Les écoles de sourds-muets de Paris et de Bordeaux, placées d'abord sous la surveillance des autorités départementales, furent, plus tard, administrées par un conseil, composé d'abord de trois membres, puis de cinq, et enfin de sept. Deux arrêtés, en date du 18 fructidor an VII et du 18 vendémiaire an IX, rendus par Lucien Bonaparte, alors ministre de l'intérieur, avaient réglé l'organisation de l'école de Paris; un autre, en date du 8 brumaire an X, émanant de l'illustre Chaptal, avait modifié les deux statuts précédents. En 1822, tous les arrêtés antérieurs furent révisés et fondus en un règlement général, revêtu, le 28 juin, de l'approbation ministérielle; enfin, une ordonnance royale, du 21 février 1841, concernant les établissements généraux de bienfaisance et d'utilité publique, créa un conseil supérieur, composé de vingt-quatre membres, chargé de les surveiller, et, en exécution de l'art. 6 de ladite ordonnance, un arrêté ministériel, du 16 mars de la même année, organisa, près de chacun de ces établissements, une commission consultative, composée de cinq membres, y compris le directeur.
A diverses époques, le Gouvernement s'est occupé de mesures législatives pour procurer l'éducation à tous les sourds-muets.
La Convention nationale voulait rattacher l'enseignement de ces infortunés au système général d'instruction publique de la France.
Plus tard, Chaptal, par une lettre en date du 22 germinal an IX, consultait le conseil d'administration de l'École de Paris sur un projet semblable. Il insistait principalement pour que les établissements de sourds-muets fussent assis sur de solides bases.
En 1836, un autre ministre, M. le comte de Gasparin, ayant invité le conseil d'administration de l'Institution nationale de Paris à élaborer un projet de loi sur l'organisation définitive des écoles consacrées à ces malheureux, ne trouva pas celui qui lui fut remis de nature à être présenté à l'examen des Chambres.
Six ans après, la même question fut débattue au sein du congrès scientifique de France, tenu à Strasbourg, où étaient accourus quatre instituteurs français de sourds-muets, MM. Piroux, directeur de l'école de Nancy; Edouard Morel, directeur actuel de celle de Bordeaux; Jacoutot et Selligsberger, dont chacun dirige un établissement de ce genre à Strasbourg. Les vues d'enseignement général, exposées dans cette enceinte d'une manière péremptoire par les deux premiers, furent favorablement accueillies par l'assemblée, qui en adopta les conclusions.
Deux pétitions ont été simultanément adressées sur le même sujet, au Corps législatif, par M. Eugène Garay de Monglave, ancien membre de la commission consultative de l'Institution des sourds-muets de Paris, et par l'auteur de ce mémoire. Depuis, l'une et l'autre ont été renouvelées jusqu'à trois ou quatre fois; mais elles n'ont obtenu aucun résultat immédiat, aucun résultat complet, malgré les votes favorables dont elles n'ont cessé d'être l'objet de la part des diverses législatures.
En juillet 1851, une pétition[71] à l'Assemblée nationale a été proposée et adoptée unanimement au sein de la Société centrale d'éducation et d'assistance pour les Sourds-Muets en France, présidée par M. Dufaure, ancien ministre. Elle tend à l'extension de l'enseignement de ces infortunés et des jeunes aveugles, et à une augmentation de fonds nécessaires pour atteindre ce but.
Mais la dissolution de cette Assemblée, ayant été amenée par l'événement du 2 décembre de la même année, a nécessité la rédaction d'un nouveau mémoire[72] au Prince Louis-Napoléon Bonaparte, Président de la République.
La Société royale académique des sciences de Paris proposa, en 1817, au concours, l'éloge de l'abbé de l'Épée. Le prix fut décerné, en 1819, à M. Bébian, ancien censeur des études de l'Institution des sourds-muets de Paris, et l'accessit à M. Bazot, membre de l'Athénée des arts, etc. Nous avons de M. d'Aléa, ancien directeur du collége royal des sourds-muets de Madrid, l'Éloge de l'abbé de l'Épée, ou Essai sur les avantages du système des signes méthodiques, appliqué à l'instruction générale élémentaire, traduit de l'espagnol sous les yeux de l'auteur. M. d'Aléa était déjà connu dans sa patrie par une traduction espagnole de Paul et Virginie. On assure qu'il a travaillé à un Dictionnaire de signes d'action analogiques.
On nous a rapporté que, quelque temps avant sa mort, le célèbre auteur des Templiers, M. Raynouard, avait manifesté l'intention de proposer pour sujet d'un prix de poésie l'éloge de notre père spirituel. Nous aurions voulu qu'il eût été donné suite à cette proposition, qui aurait certainement honoré la mémoire du savant académicien dont nous déplorons la perte.
Voici la nomenclature complète des ouvrages de l'abbé de l'Épée:
1º Relation de la maladie et de la guérison miraculeuse opérée sur Marie-Anne Pigalle, 1757, in-12;
2º Institution des sourds et muets, ou Recueil des exercices soutenus par les sourds et muets, pendant les années 1771, 1772, 1773 et 1774, avec les lettres qui ont accompagné les programmes de chacun de ces exercices, Paris, 1774, in-12 de 112 pages (dans sa quatrième lettre, il développe les moyens dont il s'est servi pour conduire ses élèves à la connaissance de la divinité et des dogmes religieux; il y annonce que ce quatrième exercice public sera le dernier);
3º Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques, Paris, 1776, in-12; nouvelle édition corrigée sous ce titre: La véritable manière d'instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience, Paris, 1784, in-12; cet ouvrage a été traduit en allemand;
4º Dictionnaire général des signes employés dans la langue des sourds-muets, auquel la mort l'empêcha de mettre la dernière main.
XXIII
Violation des sépultures de l'église Saint-Roch en 93.—Le plomb des cercueils fondu en balles sur les autels.—Mission que l'auteur s'était imposée de retrouver la tombe de l'abbé de l'Épée.—Lettre aux journaux pour se plaindre de ce que son portrait ne figure pas au Musée historique de Versailles, de ce que sa statue ne se voit, ni dans sa ville natale, ni à Paris; de ce que la tombe enfin de son successeur, l'abbé Sicard, languit sans honneur, dans un déplorable abandon.—Demande de renseignements au curé de Saint-Roch sur le lieu de la sépulture de l'abbé de l'Épée dans cette église.—Comment on découvre que ses restes reposent dans le caveau de la chapelle Saint-Nicolas.—L'auteur y descend avec le sourd-muet Forestier et le docteur Doumic.—Spectacle déchirant!—Souscription ouverte dans les journaux pour élever un monument aux cendres du célèbre instituteur et faire apposer deux inscriptions en français sur la maison où il est né et sur celle qui fut le berceau de son enseignement.
J'ai terminé le tableau, malheureusement beaucoup trop incomplet, des exploits de notre héros pacifique. J'aurais voulu pouvoir en recueillir religieusement tous les traits. Ce n'est pas que je ne me sois adressé à bien des témoins de son admirable existence[73] dans la vue de donner plus de prix à ce modeste travail; mais, à mon vif regret, aucun n'a pu me satisfaire pleinement. Par bonheur, les traces du passage de l'illustre fondateur sont trop profondes, trop lumineuses, pour qu'il soit besoin de rien ajouter à l'auréole de gloire qui couronne son front vénérable.
Le Mercure de France, du 10 avril 1790, avait proposé, pour épitaphe au tombeau de l'abbé de l'Épée, ces quatre vers latins[74]:
| Hic jacet, egregio cœli qui munera pollens, |
| Naturæ imposuit (visu mirabile)! leges; |
| Auditum et surdis tribuit, mutisque loquelam. |
| An sit, ut hunc laudet, mutus vel surdus in orbe? |
Cette épitaphe de mauvais goût, et qui raconte si imparfaitement les bienfaits de celui que le peuple sourd-muet a canonisé dans le calendrier de sa reconnaissance, fut-elle réellement gravée sur sa tombe? Elle le méritait peu certainement. A tout hasard, en voici la traduction française:
«Ci-gît qui, riche d'un admirable don du ciel, imposa (ô prodige!) des lois à la nature, en rendant l'ouïe aux sourds et la parole aux muets. Existe-t-il, pour le louer, un sourd ou un muet sur la terre?»
Cette tombe, comme tant d'autres, fut violée en 93. Le plomb des cercueils, qui reposaient dans les caveaux de l'église Saint-Roch, fut brisé, fondu, converti en balles. On vit alors des centaines d'ouvriers travailler dans le saint lieu, devenu un vaste atelier, à fondre, sur les autels consacrés longtemps à la célébration des mystères du christianisme, des projectiles destinés à repousser les ennemis de la France révolutionnaire.
Élève de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, j'appris tout cela dès ma plus tendre enfance; je sus de mes maîtres que l'abbé de l'Épée avait été inhumé dans l'église Saint-Roch. Dès lors, je m'étais imposé la mission de retrouver, un jour, les restes mortels de notre bienfaiteur à tous. C'était, dans mon esprit, une idée arrêtée. Je ne voulais pas mourir sans avoir acquitté, au nom de mes frères épars sur le globe, ce tribut de pieuse reconnaissance.
C'est dans ces sentiments que je crus devoir, avant tout, appeler, par l'entremise de la presse, l'attention publique sur la scandaleuse absence d'un portrait de l'abbé de l'Épée au Musée historique de Versailles, ce Panthéon moderne de toutes nos gloires nationales.
Le 20 novembre 1837, les journaux publiaient la lettre suivante:
«Auriez-vous l'extrême bonté d'accueillir dans les colonnes de votre feuille l'expression tardive, mais franche, de l'étonnement dont une lacune déplorable a frappé une portion assez nombreuse de la grande famille française, les sourds-muets, ces enfants adoptifs de l'abbé de l'Épée, dans une revue attentive qu'ils ont faite du Musée de Versailles? Quoi! pas un coin, pas une esquisse consacrée à notre père intellectuel! Notre étonnement a dû être partagé par tous les appréciateurs de son talent, si national, quoique si modeste. Que de regards ont dû vainement le chercher dans ce vaste panorama des célébrités de toutes les époques! Le génie et la charité de cet homme ne devraient-ils pas aussi occuper une large et belle page dans les annales artistiques, à côté, et j'oserai dire même au-dessus des lumières ou des merveilles des siècles, comme son œuvre est placée par la postérité au rang des créations les plus extraordinaires de l'intelligence, et qualifiée de divine par les plus beaux génies de notre époque?
«Dieu sait combien de médiocrités obscures et ignorées ont obtenu ici les honneurs d'une représentation peu méritée! L'adulation est prodigue d'encens; l'admiration est avare d'hommages. Les Apelle, les Phidias ont trop souvent profané leur pinceau, leur ciseau; trop souvent ils ont immortalisé des ennemis du genre humain, des dévastateurs du monde; ils ont déifié même d'heureux scélérats; et l'homme de bien, le régénérateur d'une portion de l'espèce humaine, est indignement oublié! Proh pudor!
«Ce qui a droit de nous surprendre encore davantage, c'est que ce soit précisément dans les lieux qui l'ont vu naître, à Versailles, qu'on n'ait pas songé à élever un trophée à la mémoire de notre Messie, tandis qu'avec un empressement de compatriotes, digne des plus grands éloges, on y a payé un tribut d'estime et de reconnaissance au héros pacificateur de la Vendée, à Hoche. C'était un sublime caractère, sans doute; mais les généraux, amis de la concorde et de la paix, ont-ils jamais manqué à notre belle France? Qu'on nous dise, d'un autre côté, s'il s'est jamais rencontré, et s'il se rencontrera jamais peut-être un second abbé de l'Épée! Le sauveur dévoué d'une classe d'êtres rejetée ignominieusement en masse du sein de la société par de désolants préjugés, et plongée ainsi dans la plus déplorable dégradation, ne mérite-t-il pas ici, je le demande, une statue, un portrait au moins, à défaut d'un temple que lui eût élevé la Grèce antique?
«Ne pourrait-on pas, à juste titre, reprocher la même insouciance à notre capitale, à cette ville, berceau de la civilisation de nos frères d'infortune, et qui fut, la première, témoin des triomphes de l'art sur la nature? Il faut le publier à la honte de notre pays, les hommes utiles sont mieux appréciés à l'étranger.
«En 1828, une souscription contribua à l'érection d'un monument de marbre blanc en l'honneur de Daniel Guyot, directeur de l'École des sourds-muets de Groningue, en Hollande, mort l'année précédente. On le voit sur la place de la ville, en face même de cette institution.
«En 1829, à Gênes, les mêmes honneurs furent décernés au père Assarotti, directeur de l'École des sourds-muets de cette ville. Or, Guyot et Assarotti avaient puisé, l'un et l'autre, cet art bienfaisant dans la méthode de l'instituteur français. Pourquoi donc, lorsque les élèves sont, ailleurs, si justement, si dignement récompensés, le maître est-il, en France, dans sa patrie, laissé dans un coupable oubli? On ne sait pas même où reposent ses cendres. Les recherches auxquelles nous nous sommes livrés à cet égard n'ont produit aucun résultat.
«Le gouvernement s'empressera (et son amour éclairé de la justice nous en est un sûr garant), de réparer ce honteux abandon, qui, prolongé, démentirait le titre de foyer des lumières, que l'Europe intellectuelle a, depuis longtemps, décerné à Paris.
«Qu'il me soit permis de profiter de cette circonstance pour déplorer l'état de dépérissement où languit le monument élevé à l'abbé Sicard, à l'aide d'une souscription ouverte en 1822 par son respectable ami M. Lafon-Ladébat. Qu'on choisisse une commission chargée de réparer le modeste mausolée d'un homme de bien, et nous serons les premiers à contribuer de notre faible offrande à cette œuvre de reconnaissance.
«En publiant cette lettre[75], expression sincère du vœu de tous mes frères, vous aurez acquitté, Monsieur, une trop minime partie, malheureusement, de notre dette sacrée envers nos deux bienfaiteurs, qui sont aussi ceux de l'humanité entière; car quel est le pays qui ne leur doit pas de nouveaux citoyens, tout aussi dévoués que ceux qui les ont précédés dans la carrière?
«Agréez, je vous prie, d'avance, l'expression de leur gratitude, ainsi que l'assurance particulière de ma considération la plus distinguée.»
Dans le courant de janvier 1838, je me présentai à M. l'abbé Olivier, alors curé de Saint-Roch, aujourd'hui évêque d'Évreux, lui demandant des renseignements sur l'emplacement qu'occupaient les restes précieux de l'abbé de l'Épée, emplacement sur lequel tout le monde ne s'accordait pas. Ce prélat, dont l'obligeance, dans cette grave circonstance, ne s'effacera jamais de nos souvenirs, m'ayant répondu qu'il ne connaissait dans sa paroisse personne qui eût assisté à l'inhumation, mais m'ayant bien promis de ne rien épargner pour découvrir si mention de sa sépulture ne serait point faite dans ce qui peut rester des registres du temps, je me mis, de mon côté, en quête d'informations, et, au bout de quatre mois, j'arrivai enfin au terme de mes recherches. Mes efforts furent couronnés du plus heureux succès. Une personne respectable, Mme Guerin, qui venait de perdre une sœur sourde-muette, élève de l'abbé de l'Épée, eut l'extrême bonté de me mener chez Mlle Courtois, rue Villedot, nº 3, entendante-parlante, ancienne compagne et amie intime des demoiselles élèves du célèbre instituteur.
Il serait difficile de peindre la joie et la reconnaissance qui brillaient dans les yeux de cette excellente femme en apprenant le motif de la visite du pauvre sourd-muet, député de ses frères. Les expressions me manquent pour reproduire ce qu'il y eut d'empressement dans son accueil. Nous n'éprouvâmes aucune difficulté à nous entendre, quoiqu'elle n'eût, disait-elle, depuis longues années, personne avec qui elle pût s'entretenir dans le langage des signes. Elle nous apprit que c'était le caveau de la chapelle Saint-Nicolas qui avait reçu le corps de l'abbé de l'Épée, et que ses ossements ne s'y trouvaient mêlés à aucuns autres. «Car, ajoutait-elle avec effusion, cette chapelle appartenait à sa famille; c'est là que tous les jours nous entendions sa messe.» Puis, elle se prit à nous raconter, toute joyeuse, avec de grands détails, l'histoire de son bienfaiteur et du nôtre; et ces détails, qui nous étaient connus dès l'enfance, venant d'elle, avaient pour nous un parfum de nouveauté que je n'oublierai de ma vie. Elle mit à notre disposition quelques manuscrits, quelques imprimés, que, depuis tant d'années, elle conservait comme de précieuses reliques. Dans les uns se trouvait exposée la méthode de l'abbé de l'Épée; les exercices publics de ses élèves étaient l'objet des autres. Mme Guerin, avec le même empressement, offrit à notre curiosité des lettres du respectable prêtre, adressées à quelques-unes de ses filles adoptives, et renfermant de paternelles instructions sur les vérités du christianisme et les dangers du monde.
Ces renseignements pris, accompagné de mon ami Forestier, ancien élève de l'École, aujourd'hui directeur de l'institution des sourds-muets de Lyon, et de M. le docteur Doumic, qui, ayant un frère sourd-muet, possédait à fond la langue des signes, je me rendis chez le curé de Saint-Roch, pour lui faire part de nos découvertes et solliciter de son obligeance l'autorisation de vérifier nous-mêmes le témoignage de Mlle Courtois. Un vieux gardien du temple, appelé par l'abbé Olivier, recueille ses souvenirs et confirme notre déposition. Tout ce que nous avons avancé lui a été raconté par son prédécesseur, témoin des obsèques de l'abbé de l'Épée. «Vite, s'écrie le digne prêtre dans son enthousiasme, vite, qu'on aille quérir un maçon, un fossoyeur! Il n'y a pas un instant à perdre. Ne voyez-vous pas l'impatience de ces enfants, à qui nous allons restituer les cendres de leur père?» Déjà la pierre qui ferme le caveau a cédé à nos efforts. Nous sommes tous descendus, et les premiers ossements ont été découverts.
Le 6 juin, les journaux inséraient la lettre suivante:
«Quand le Musée historique de Versailles s'ouvrit au public, les sourds-muets y cherchèrent en vain le portrait de l'abbé de l'Épée. Leur surprise trouva de l'écho dans la presse périodique, et l'oubli fut réparé. En même temps, ils exprimaient le regret de n'avoir pu arriver à la découverte du lieu qui recelait la dépouille mortelle de leur immortel bienfaiteur. Depuis, il nous est venu des informations, confirmées par l'ancien curé de Saint-Roch, feu l'abbé Marduel, qui assista au dernier soupir de son ami, notre père spirituel. Ses cendres reposent dans cette église, sous les marches de la chapelle Saint-Nicolas, celle où l'on voit le magnifique Christ de Michel-Ange.
«Le curé actuel de Saint-Roch, M. l'abbé Olivier, qui n'avait pas trouvé la sépulture de l'abbé de l'Épée inscrite sur les anciens registres de l'église, nous a autorisés fort obligeamment, MM. le docteur Doumic, Forestier et moi, à descendre dans le caveau. Là, quel spectacle affreux s'est offert à nos regards! Plus de cercueil de plomb! De la poussière et quelques os épars, voilà tout ce qui reste d'un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité! Nos cœurs se sont émus, et nous, les enfants de ce génie de charité, nous qui, sans lui, ne serions pas des hommes, nous venons vous conjurer d'ouvrir les colonnes de votre journal à une souscription qui aurait pour but de réparer cet acte de vandalisme. Nous faisons un appel, non-seulement à tous les sourds-muets de l'univers,—c'est pour eux un devoir d'honneur, ils doivent se priver de pain pour donner un tombeau à leur père,—mais encore à toutes les âmes charitables, de quelque point du globe qu'elles viennent, à quelque opinion qu'elles se rallient, quelque religion qu'elles professent. L'appel de notre reconnaissance sera entendu, nous n'en doutons pas. Il n'est pas besoin d'énumérer ici les droits de l'abbé de l'Épée à cet acte de reconnaissance publique, ils sont dans vos bouches, hommes qui parlez, dans nos cœurs, à nous qui ne parlons pas. Il ne sera pas dit que, quand d'abondantes souscriptions affluent de toute la France pour honorer le plus beau génie qui ait illustré notre scène[76], le Messie d'une des classes les plus maltraitées de la société sera l'objet de l'indifférence publique. Qui fecerit et docuerit bonum hic magnus vocabitur, «celui qui aura fait et enseigné le bien, sera appelé grand.» (Saint Matthieu, v. 19.)
«Ne conviendrait-il pas aussi de placer deux inscriptions, mais en français et non en latin, pour que tous les sourds-muets qui savent lire pussent les comprendre, l'une sur la maison qu'habita notre premier instituteur, rue des Moulins, nº 14, à Paris, lieu où il recueillait les victimes de la nature marâtre, lieu où il mourut, l'autre sur la maison où il naquit, à Versailles, dans l'ancienne rue de Clagny, laquelle, depuis quelques mois seulement, porte le nom du grand homme.
«Recevez, Monsieur, par anticipation, nos remercîments à tous et l'assurance de ma considération personnelle.»
«FERDINAND BERTHIER,
«Professeur sourd-muet à l'Institution des sourds-muets de Paris.»
XXIV
Une commission se forme pour régulariser la souscription destinée à élever un monument à l'abbé de l'Épée.—M. Dupin aîné en accepte la présidence; M. Villemain consent à en faire partie.—Elle se compose, en outre, de MM. de Schonen, de Gérando, Chapuys-Montlaville, Cavé, l'abbé Olivier, Monglave, Nestor d'Andert, et de trois sourds-muets, Ferdinand Berthier, Forestier et Lenoir.—Regrets de M. de Chateaubriand et du premier président Séguier.—Première séance à l'hôtel de la présidence de la Chambre.—Remercîments des trois membres sourds-muets.—Projet de M. Victor Lenoir, architecte du gouvernement.—Voies et moyens: représentations à bénéfice, souscription de la famille royale.—Où s'élèvera le monument?—On repousse la cour de l'Institution; on préfère la chapelle Saint-Nicolas, à Saint-Roch.—Organisation de la souscription.—Recherches à faire au Palais de Justice, à l'Hôtel de Ville, aux Archives nationales, sur le lieu de l'inhumation.—MM. Montlaville, Monglave et Berthier, délégués pour aller constater l'identité des restes découverts ou à découvrir.
Il restait à former une commission chargée de surveiller et de diriger cette œuvre éminemment philanthropique.
Le 11 juin 1838, mon compatriote et ami, M. Chapuys-Montlaville, alors député de Saône-et-Loire, aujourd'hui préfet de la Haute-Garonne, nous présenta, Lenoir, mon collègue à l'Institution nationale de Paris, Forestier et moi, à M. Dupin aîné, alors président de la Chambre des députés. Nous prîmes la liberté de lui offrir, au nom de nos frères, la présidence[77] de cette commission, et de lui soumettre une liste de membres dont nous avions l'intention de la composer. M. Dupin, avec cette rapidité d'émotion que chacun lui connaît, saisit la plume et écrivit: «J'accepte bien volontiers; c'est un honneur, un plaisir et un devoir.»
Le 13, M. Chapuys-Montlaville me chargea d'une lettre pour M. Villemain. La voici, avec la réponse de l'illustre académicien:
«A MONSIEUR VILLEMAIN.
«Les restes de l'abbé de l'Épée ont été découverts dans l'un des caveaux de l'église Saint-Roch. Les sourds-muets brûlent d'élever un monument à la mémoire de leur père. Une commission a été proposée par eux. M. Dupin en a accepté la présidence. Ils désirent, Monsieur, que vous en fassiez partie, et je suis heureux qu'ils aient bien voulu me choisir pour être l'interprète de leur vœu et de leurs sentiments. C'est M. Berthier, président de la Société des sourds-muets, qui vous remettra cette lettre.
«Veuillez agréer, Monsieur, l'hommage de mes sentiments les plus dévoués.»
RÉPONSE DE M. VILLEMAIN.
«J'ai bien regretté d'avoir manqué l'honneur de vous voir; mais vous ne pouviez douter de mon empressement à faire tout ce qui vous était agréable, autant que je pouvais y contribuer. J'ai vu, ce matin, M. Berthier, qui m'a remis un opuscule d'un grand intérêt; je lui ai dit que je serais très-honoré de la confiance qui m'est témoignée. Mais, à cette époque de l'année, je suis tellement occupé de soins universitaires et académiques, que je craindrais de ne pouvoir être exact aux réunions. Je vous soumets, Monsieur, ce scrupule de ma part. Je vous prie d'en être juge. Si vous ne l'approuvez pas, je m'associerai bien volontiers à la commission qui serait formée pour honorer la mémoire du si vénérable abbé de l'Épée. J'ai soumis mon excuse à M. Berthier. Mais, comme personne n'est plus occupé que M. Dupin, je sens que, malgré l'embarras où je me trouve dans les mois de juillet et d'août, je dois trouver moyen d'être disponible pour toute convocation qu'il voudra bien m'adresser. Et un intermédiaire comme vous, Monsieur, ne me permet pas d'hésiter.
«Agréez, Monsieur, la nouvelle assurance de ma considération la plus distinguée et de mes dévoués sentiments.»
Le 16, une nouvelle lettre paraissait dans les feuilles publiques. Elle était ainsi conçue:
«L'empressement avec lequel tous les journaux ont bien voulu accueillir la proposition que j'ai faite d'élever un monument à la mémoire de l'abbé de l'Épée, m'enhardit à solliciter une nouvelle preuve de leur bienveillance accoutumée. Une commission, chargée de cette sainte mission, vient de se former; elle se compose de:
| MM. | DUPIN aîné, président de la Chambre des députés, président; |
| VILLEMAIN, pair de France, vice-président du Conseil royal de l'Instruction publique; | |
| DE SCHONEN, pair de France, procureur-général à la Cour des Comptes; | |
| Le baron DE GÉRANDO, pair de France, président du Conseil d'administration de l'Institution des sourds-muets de Paris; | |
| CHAPUYS-MONTLAVILLE, député de Saône-et-Loire; | |
| CAVÉ, chef de la division des Beaux-Arts au ministère de l'Intérieur; | |
| L'abbé OLIVIER, curé de Saint-Roch; | |
| Eugène GARAY DE MONGLAVE, homme de lettres; | |
| NESTOR d'ANDERT, artiste; | |
| Ferdinand BERTHIER, professeur sourd-muet à l'Institution de Paris, président de la Société centrale des sourds-muets; | |
| FORESTIER, instituteur sourd-muet, vice-président de cette association; | |
| LENOIR, professeur sourd-muet à l'Institution de Paris, secrétaire de cette société. |
«Vous qui nous avez aidés à rendre un premier hommage à notre immortel bienfaiteur, vous ne refuserez pas, nous en avons la certitude, de mettre le comble à votre obligeance en annonçant la formation de la commission, et en ouvrant vos colonnes à la souscription dont elle doit régulariser l'emploi.
»Agréez, etc., etc.
«Ferdinand BERTHIER.»
Nous avions proposé à M. le vicomte de Chateaubriand et à M. le baron Séguier, premier président de la cour royale de Paris, de faire partie de la commission. Nous croyons devoir insérer ici les lettres que l'un et l'autre nous adressèrent en réponse.
«Paris, 13 juin 1838.
«MESSIEURS,
»Je serais infiniment flatté d'être compté au nombre des membres d'une commission chargée d'un monument à élever à l'abbé de l'Épée; ma séparation complète du monde me prive de l'honneur que vous vouliez me faire; mais je serai très-heureux d'être porté sur votre liste comme un des premiers souscripteurs.
«Agréez, Messieurs, je vous prie, mes regrets sincères, mes remercîments empressés et l'assurance de la considération distinguée avec laquelle je suis
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur:
«CHATEAUBRIAND.»
«Paris, le 13 juin 1838.
«MONSIEURS,
«Vous avez eu trop de bonté de penser à moi pour entrer dans une commission fort honorable. Quand je suis appelé à prendre part à quelque chose, c'est pour m'en occuper réellement; et je sens que mes occupations très-nombreuses et des forces physiques bien insuffisantes me rendent impropre à tout surcroît d'entreprise. Président de la commission du monument Périer, je n'ai pu encore le terminer complétement, ce qui m'avertit de ne pas tenter une nouvelle besogne. Veuillez, Messieurs, recevoir, avec mes excuses et regrets, l'expression de ma haute considération.
«Le président SÉGUIER.»
Le mercredi 20, M. Dupin aîné convoqua, dans l'hôtel de la présidence, les membres de la commission. M. Chapuys-Montlaville, secrétaire, donna lecture de notre discours de remercîment à nos nouveaux collègues, et ensuite d'une lettre de M. Victor Lenoir, frère du professeur sourd-muet, qui offrait, pour le monument à élever, son concours gratuit comme architecte du gouvernement.
Notre discours de remercîment était conçu en ces termes:
«Ferdinand Berthier, Forestier et Alphonse Lenoir à Messieurs leurs collègues de la commission pour le monument de l'abbé de l'Épée.
«MESSIEURS,
«Le premier sentiment qui saisit nos cœurs au moment où nous nous trouvons, pour la première fois, dans une occasion aussi solennelle, an milieu des représentants des grands corps politiques, de l'Église, des beaux-arts et des sciences, est celui de la plus vive et de la plus sincère gratitude. Permettez-nous, à nous pauvres sourds-muets, de vous l'exprimer avant tout, comme nous la sentons. Si quelque chose peut alléger, en ce jour, le poids de notre infirmité, c'est votre empressement honorable et bienveillant à concourir à honorer la mémoire de l'abbé de l'Épée.
»Vous allez vous occuper, Messieurs, d'acquitter une dette sacrée de la reconnaissance publique. Souffrez que nous vous rappelions le vœu que nous avons formé, les premiers, de voir une tombe rendue aux restes mortels de ce bienfaiteur de l'humanité, et une double inscription indiquer, d'une part, la maison qui vit naître l'apôtre des sourds-muets, de l'autre, celle qui fut témoin de sa charité et de ses derniers moments.
»Nous avons reçu deux lettres de M. Victor Lenoir[78], architecte du Gouvernement, frère de l'un de nous, par laquelle il offre d'ériger gratuitement un monument à l'abbé de l'Épée. Notre secrétaire-interprète, M. Chapuys-Montlaville, va vous en donner lecture.
»Nous avons des projets à vous soumettre; mais nous ne voulons pas anticiper sur la proposition de Monsieur le secrétaire et sur les vôtres, sans doute, Messieurs. Nous attendons que vous nous autorisiez à vous en faire part.»
La commission désira savoir quelles étaient nos vues sur les moyens à employer pour hâter et grossir la souscription, et nous nous empressâmes de la satisfaire: nous demandions que les théâtres nationaux et les autres scènes, vraiment dignes de ce nom, fussent priés d'accorder une représentation au bénéfice du monument que nous projetions. Nous offrions nos conseils pour le rôle de Théodore, dans le drame de l'Abbé de l'Épée, pour celui de la Muette de Portici, pour tous les autres rôles, enfin, de notre spécialité.
Le vœu fut émis que le roi Louis-Philippe et sa famille fussent priés d'inscrire leurs noms en tête de notre liste de souscripteurs.
On s'occupa ensuite de la place à assigner au monument.
Un membre proposa la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris, comme point central de l'édifice où se perpétue l'œuvre immortelle de l'abbé de l'Épée. Cet avis fut combattu par plusieurs membres qui paraissaient redouter que, dans un temps de révolution, ce sanctuaire ne fût pas respecté, qu'on n'en changeât la destination, qu'il ne fût métamorphosé en caserne, en magasin à fourrage, etc.
Un autre membre déclara qu'il pensait que le monument ne pouvait être élevé que là où le vénérable bienfaiteur de l'humanité avait été inhumé, dans l'église St-Roch, où il disait habituellement la messe, et qui est toute peuplée de ses souvenirs. «Désormais, ajouta-t-il, si l'on considère le sentiment religieux qui s'est emparé de tous les esprits, l'église deviendra l'asile le plus inviolable, et ses murs seront les derniers que la sédition tentera de renverser.»
Cette proposition ayant été adoptée par un mouvement unanime, M. le curé de cette paroisse déclara qu'il était heureux de s'associer à ce sentiment, et de pouvoir mettre à la disposition de ses collègues, non-seulement le lieu où reposaient les dépouilles mortelles de l'abbé de l'Épée, mais encore la chapelle de St-Nicolas, qui deviendrait ainsi le but d'un saint pèlerinage, et où, chaque année, un service pourrait être célébré pour le repos de l'âme de notre père spirituel. Des remercîments unanimes accueillirent l'offre de M. l'abbé Olivier, et la commission décida que la souscription serait immédiatement ouverte en France et à l'étranger, au secrétariat de la Chambre des députés, chez le trésorier de l'Institution nationale des sourds-muets, et chez six notaires de Paris: MM. Moreau, Aumont-Thiéville, Cotelle, Bertinot, Roquebert et Perrin.
M. Chapuys-Montlaville fut invité à faire des recherches au Palais de Justice, à l'Hôtel de Ville et aux Archives nationales, pour recueillir le plus de renseignements possible sur le jour et le lieu de l'inhumation, et à se réunir à M. Eugène Garay de Monglave, et à l'auteur de cet écrit, pour constater, par des preuves évidentes, l'identité des restes découverts ou à découvrir.
XXV
Exhumation des restes mortels de l'abbé de l'Épée par MM. Garay de Monglave, Chapuys-Montlaville et Ferdinand Berthier.—Découverte de fragments de souliers, de rabat, de soutane, de bonnet carré et d'étole, reconnus par une personne qui a eu des rapports avec le grand instituteur.—La pipe de terre.—Oubli ou profanation.—Noms des premiers souscripteurs.—Appel éloquent à toutes les âmes généreuses.—Propositions de MM. Michaut (des Monnoies), Victor Lenoir, architecte, et Auguste Préault, statuaire.—Appel aux ambassadeurs étrangers, aux cours de cassation et des comptes, aux cours d'appel, etc.—Réponse de l'ambassadeur de Bavière.
Le lendemain, jeudi 21 juin 1838, dès huit heures du matin, nous étions réunis tous trois, M. Chapuys-Montlaville, M. de Monglave et moi, à la chapelle St-Nicolas. Le caveau a été rouvert, la terre retournée profondément, et aussitôt des ossements plus nombreux sont venus à la surface avec des débris que les personnes attachées à l'église ont reconnus pour des fragments de souliers, de rabat, de soutane, de bonnet carré et d'étole. Il ne nous paraissait plus douteux qu'un ecclésiastique avait été enseveli à cette place, avec ses vêtements sacerdotaux; mais cet ecclésiastique était-il bien l'abbé de l'Épée? Mlle Courtois, présente à ces fouilles, déclara devant nous, à M. le curé, qu'elle reconnaissait parfaitement ces divers objets pour avoir appartenu au vénérable instituteur, et cita plusieurs circonstances importantes à l'appui de son assertion. Une pipe de terre courte, noire, fut trouvée près du crâne. Un des profanateurs de ces tombeaux l'y avait-il laissé tomber? Ou plutôt faut-il soupçonner ici une hideuse, une sacrilége dérision, qui rappellerait la couronne d'épines du Fils de l'Homme? Nos cœurs en furent profondément émus.
Nous dressâmes procès-verbal des dires de Mlle Courtois. Avant de s'éloigner, cette excellente personne nous exprima le vœu de garder, comme souvenir, un des fragments d'étole trouvés dans le tombeau de son bienfaiteur. Elle fut satisfaite. J'en ai conservé un aussi, et cette précieuse relique ne me quittera jamais.
Le lundi 25 juin, eut lieu la seconde réunion de la commission, sous la présidence de M. Dupin aîné. Déjà les journaux avaient annoncé les premiers résultats de la souscription. Voici les premiers noms inscrits:
D'abord, tous les membres de la commission; puis, MM. Lacave-Laplagne, ministre des finances; de Salvandy, ministre de l'instruction publique; de Chateaubriand, Benjamin Delessert, député; le comte Lepelletier d'Aunay, le comte d'Allonville, A. de Gasparin, le marquis de Maleville, Wustenberg, Daguenet, le maréchal Clauzel, Fulchiron, Salverte, St-Réal, Cerclet, Delespaul, le général Bachelu, Denis Lagarde, etc., etc.
M. Villemain avait été chargé de préparer un projet de prospectus. Il en donna lecture, et ce projet fut approuvé d'une voix unanime, comme tout ce qui sort de la plume de ce brillant écrivain. Immédiatement après, le secrétaire lut une copie de l'acte authentique constatant l'enterrement de l'abbé de l'Épée, et le procès-verbal de la déclaration de Mlle Courtois.
Avant de se séparer, il fut arrêté que la commission reprendrait le cours de ses séances à la prochaine ouverture des Chambres.
Voici l'appel éloquent fait par M. Villemain à toutes les âmes généreuses:
«Parmi les bienfaiteurs de l'humanité, il n'est pas de nom plus connu et plus vénéré que celui de l'abbé de l'Épée. Avant lui, l'art de rendre à la plénitude de la vie morale des êtres intelligents, que la nature semble avoir séparés du commerce de leurs semblables, n'avait été que rarement pratiqué, et n'avait produit çà et là que quelques prodiges accidentels de patience et de tendresse.
«L'abbé de l'Épée, en créant une méthode et en l'appliquant avec étendue, fut le véritable fondateur de cette belle Institution des sourds-muets, qui honore la philanthropie si éclairée de la France, et qui a été imitée dans toute l'Europe et dans le Nouveau-Monde. Sa découverte fut une œuvre constante de vertu, autant qu'une invention utile et ingénieuse. Aussi la France, à l'époque même la plus agitée de sa régénération politique, ne négligea-t-elle rien pour assurer la perpétuité d'une semblable création; mais la mémoire même de l'inventeur ne reçut aucun hommage particulier.
«L'Institution nationale des sourds-muets à Paris est florissante; d'autres maisons de charité, fondées sur le même modèle, ont étendu le même bienfait. La statue de l'abbé de l'Épée n'est nulle part; il y a peu de temps même on ne savait où était sa tombe. Le zèle religieux de quelques-uns de ses enfants, de ceux qui lui doivent leur place dans la société intelligente, est parvenu à découvrir que les restes de cet homme vénérable avaient été déposés dans un des caveaux de l'église St-Roch, à Paris. La date officielle de cette inhumation (24 décembre 1789) et d'autres circonstances authentiques ont fait retrouver les ossements à la place indiquée. De là est venue la pensée de les honorer par un témoignage national du respect profond de la France pour la science, la vertu, la religion, activement consacrées au soulagement des misères humaines.
«Un comité s'est formé dans l'espérance que des offres lui viendraient de toutes parts pour élever aux restes mortels de l'abbé de l'Épée un monument modeste comme sa vie, monument qui serait placé dans l'église même où il avait été enseveli, et où la reconnaissance et le respect publics viendraient chercher son image.»
Le samedi 15 février 1840, la commission s'assembla dans une des salles de l'hôtel de la présidence de la Chambre des députés, salle que M. Sauzet, alors président, avait bien voulu mettre à sa disposition. L'année précédente, outre la multiplicité des travaux de la Chambre, la célèbre affaire de la coalition, qui avait si vivement préoccupé l'attention publique, avait dû être un obstacle à l'activité accoutumée de nos honorables collègues.
Un membre proposa à la commission de s'adjoindre M. Benjamin Delessert en qualité de trésorier. En cas d'acceptation de la part de l'honorable banquier, tous les fonds seraient versés chez lui.
Lecture fut donnée de lettres adressées à la commission par MM. Michaut (des Monnoies), Victor Lenoir, architecte, et Auguste Préault, statuaire.
A la suite de ces diverses lectures, un membre émit le vœu qu'il fût procédé à la nomination d'une sous-commission, chargée d'examiner les plans et projets présentés, et de soumettre à la commission ceux qui lui paraîtraient dignes de son attention.
Cette sous-commission, composée du président, du secrétaire de la commission, de M. Nestor d'Andert et de M. Ferdinand Berthier, prit connaissance des lettres suivantes:
MICHAUT (des Monnoies) à Monsieur le président de la commission du monument à élever à l'abbé de l'Épée.
«MONSIEUR LE PRÉSIDENT,
«Au moment où la commission va se réunir de nouveau, permettez-moi, comme vous avez eu la bonté de m'y encourager, de vous rappeler ma statuette, vue, je puis le dire, avec quelque intérêt par la plupart des membres de cette commission, et le désir que j'aurais (dégagé de toute idée spéculative) d'être chargé du monument à élever à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
«Il y a cinq ans environ, Monsieur le président, que je m'occupais d'une statue, de grandeur naturelle, représentant ce bienfaiteur de l'humanité, au moment où il découvrit l'alphabet manuel. M. le comte de Montalivet, alors intendant de la liste civile, voulut bien me faire espérer pour mon œuvre une place au Musée de Versailles; mais il a été décidé, depuis, qu'il n'y aurait pas de statue de l'abbé de l'Épée dans cette galerie historique; qu'il n'y avait place que pour un buste, et ce buste m'a été confié.
«Quant à ma statue, plusieurs juges compétents l'avaient vue; je puis citer MM. le député de Jouvencel, le directeur de l'École des sourds-muets, Léon Cogniet, Paulin Guérin, et quelques autres peintres. Tous avaient eu la bonté d'encourager mes efforts et de me prédire un succès.
«La longue maladie qui m'a enlevé mon père interrompit mon travail; la terre se sécha, le dégoût me prit, et la figure s'en alla en morceaux. Je n'en pus tirer qu'un souvenir, une statuette qu'ont vue plusieurs membres de la commission, et pour laquelle ils ont bien voulu me faire concevoir des espérances.
«Que mon titre de graveur n'effarouche pas mes juges! Le premier, je monte sur la brèche; je ne demande qu'à être examiné et jugé. Bien jeune, j'étudiai la statuaire sous des maîtres habiles, dans les ateliers de Moitte et de Lemot, et déjà j'obtenais des succès, quand la maladie vint me forcer à suspendre un art trop fatigant. Je fis de la gravure avec quelque bonheur, et, dans ce temps, mes succès ne furent attribués par les artistes compétents qu'à mes longues études de sculpteur.
«Je serais aujourd'hui au comble de la satisfaction s'il m'était permis de faire encore de la sculpture, et de reprendre en grand l'exécution d'une statue dont la pensée m'occupe depuis si longtemps.
«L'intérêt n'entre pour rien dans mon projet. Être utile, revenir à une carrière que j'ai eu tort d'abandonner, produire une œuvre digne du bienfaiteur des sourds-muets, digne de la commission qui préside à l'exécution du monument qu'on lui destine, digne de moi-même, Monsieur le président, voilà mon seul but, voilà tout mon espoir d'avenir.
«Vos collègues, comme vous, Monsieur le président, ont daigné nourrir cet espoir; vous ne détruirez point votre œuvre; j'ose en attendre les effets, heureux de me dire avec un profond respect, etc., etc.»
VICTOR LENOIR, architecte du gouvernement, à Messieurs les membres de la commission du monument à élever à l'abbé de l'Épée.
«MONSIEURS,
«J'ai l'honneur de vous adresser une esquisse du monument à élever à l'abbé de l'Épée. J'ai désiré arrêter votre attention sur l'idée principale, subordonnant les détails des figures à l'étude spéciale du sculpteur. La tête vénérable de l'abbé de l'Épée sera mieux reconnue dans un simple buste que dans une figure en pied, en raison de la masse, peu favorable à la sculpture des vêtements. On peut s'en rendre compte par la statue de Malesherbes, au Palais de Justice; ce qui doit faire renoncer sans regret à la dépense d'une statue en pied.
«Motif:
«Au pied du buste de l'abbé de l'Épée, un jeune sourd-muet et une jeune sourde-muette tiennent, ouvert à tous, le précieux livre que leur père intellectuel (comme ils l'appellent) leur a laissé. Ils déposent une couronne sur ce livre. J'ai pensé que la reconnaissance des sourds-muets ne saurait jamais s'exprimer d'une manière trop lisible, et qu'il conviendrait peut-être de donner à ces deux enfants le costume connu des élèves de l'Institution.
«La simplicité du motif serait relevée par un piédestal d'une masse assez imposante pour être un symbole de durée. Sur ses faces de marbre blanc, les sourds-muets, habitués à voir des enseignements écrits sur tous les murs de leur Institution, aimeraient à lire les principaux traits de la vie de l'abbé de l'Épée; et les parlants, en réfléchissant à ce qu'un homme seul a osé entreprendre pour les sourds-muets, comprendraient mieux ce qu'il reste à faire pour répartir, entre tous les sourds-muets de France, le bienfait, pour eux, indispensable de l'éducation. Quand l'idée fut conçue d'honorer la mémoire de l'abbé de l'Épée par un monument, je me proposai comme architecte pour le construire. Ma position particulière de frère d'un sourd-muet m'a fait offrir de confondre les honoraires de l'architecte dans la dépense générale.
«Je proposerais de ne pas adosser tout à fait le monument au fond de la chapelle, afin de lui conserver l'effet des ombres plus longues qui seraient favorablement produites par le jour venant des fenêtres en face.
«Je joins ici l'évaluation des dépenses.
«J'ai l'honneur d'être, etc., etc.»
Devis des dépenses du monument de l'abbé
de l'Épée.
| «Le buste en marbre et les deux figures avec le motif qui les relie. | 3,500 f. |
| «Piédestal en marbre blanc sur massif en pierre | 3,500 |
| Total | 7,000 |
«NOTA. Les honoraires de l'architecte seraient employés à faire les inscriptions.
M. NOVION, entre autres entrepreneurs de marbre, offre d'exécuter le monument, en confiant les figures aux meilleurs sculpteurs, pour le prix de sept mille francs.
«Si les fonds ne permettaient pas d'atteindre cette somme, et qu'il fallût réserver une dépense pour le caveau, on pourrait très-dignement exécuter le buste et les figures en fer coulé. La position abritée du monument ne laisse aucun inconvénient à l'emploi du fer, dont la fusion peut être d'une entière perfection dans les ateliers de M. Calla. Je citerai mon expérience, y ayant fait exécuter le bazar Montesquieu, entièrement construit en fer.
«Vr LENOIR.»
AUGUSTE PRÉAULT, statuaire, à Monsieur Chapuys-Montlaville, secrétaire de la commission du monument à élever à l'abbé de l'Épée.
«MONSIEUR,
«La commission nommée pour élever un monument à la mémoire de l'abbé de l'Épée n'ayant pas de statuaire désigné pour le charger de ce travail, permettez-moi de vous demander votre voix et votre protection pour obtenir cet honneur, qui me serait bien cher.
«Je désire que le monument soit en bronze, en marbre ou en granit. L'objet principal doit être la représentation fidèle de l'abbé de l'Épée, c'est-à-dire la tête, le buste et les mains, tels que les statuaires de l'antiquité les consacraient aux grands penseurs. Je pense qu'il faut éviter la statue en pied, qui entraînerait à des frais inutiles, et se garder de tout ce qui ne serait ni la tête, ni le cœur, ni la mimique des deux mains pour exprimer le travail des deux premières parties; le reste du monument ne doit être que l'accessoire et servir seulement à développer ce que j'expose.
«Je désirerais, en outre, qu'une ou deux personnes fussent désignées pour surveiller les progrès de l'œuvre, et éviter tout ennui à la commission.
«Le statuaire s'engagerait à ne pas s'éloigner de cette donnée, qui est certainement très-vague, mais en dehors de laquelle il ne croit pas qu'il soit possible de présenter un projet plus arrêté, tant que l'artiste ne sera pas définitivement choisi, que l'on n'aura pas désigné la place où doit s'élever le monument, et que l'on ne sera pas renfermé dans un chiffre fixé d'avance pour faire face aux travaux de statuaire, d'architecture, de fonte, etc.
«La souscription resterait ouverte pendant six mois, et l'on commencerait d'abord le buste; la commission aurait toute confiance dans le sculpteur et dans ses deux membres surveillants, pour l'exécution de l'œuvre. Quant à moi, si j'en étais chargé, je m'engagerais à faire tout ce que mon talent et mon honneur me commanderaient.
«Dans cette attente, j'ai bien l'honneur d'être, etc., etc.»
Cette lecture achevée, la commission s'ajourna au samedi 29 février.
Ce jour-là, il fut donné communication de la réponse suivante de M. Benjamin Delessert à l'invitation qui lui avait été adressée par M. Chapuys-Montlaville, au nom de la commission:
«Paris, 17 février 1840.
«MONSIEUR,
«Je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 16 courant, pour m'entretenir de la souscription relative au monument à élever à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
Ainsi que je l'ai dit à M. Dupin, je souscrirai volontiers pour une somme de 60 francs; mais il me serait de toute impossibilité de faire partie du comité, ni de remplir les fonctions de trésorier, mes occupations absorbant tout mon temps, et ayant déjà refusé d'être le caissier de plusieurs souscriptions analogues.
Agréez, etc.»
Un membre indique M. Caccia, banquier, pour remplacer M. Benjamin Delessert. Mais il n'est pas donné suite à cette proposition.
M. le secrétaire annonce qu'il a écrit aux ambassadeurs étrangers, à la cour de cassation, à la cour des comptes, aux cours d'appel, et qu'il a reçu la réponse de l'ambassadeur de Bavière, dont voici la teneur:
7 septembre 1839.
LÉGATION DE BAVIÈRE.
A Monsieur le secrétaire de la commission pour
le monument de l'abbé de l'Épée.
«MONSIEUR,
«Je me suis empressé de communiquer à mon gouvernement le contenu de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser dans les premiers jours du mois de juillet dernier.
«Le roi, mon souverain, digne appréciateur du mérite et des vertus de l'homme célèbre dont toute l'humanité partage les bienfaits, s'est empressé d'autoriser les personnes auxquelles vous confierez cette honorable mission, à recueillir, en Bavière, les dons gratuits destinés à l'érection du monument consacré à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
«Je m'empresse, Monsieur, de vous transmettre copie de l'ordonnance royale[79], datée du 22 août dernier, qui vient de m'être communiquée à cet effet.
«Recevez, Monsieur, les assurances de ma très-parfaite considération.»
Voici la teneur de la lettre qui avait été adressée, en juin 1839, aux ambassadeurs des cours étrangères:
«Une commission est formée pour recueillir des souscriptions à l'effet d'élever un monument à l'abbé de l'Épée dans l'église Saint-Roch, lieu de sa sépulture.
«Le bienfait de l'abbé de l'Épée est universel. Cet homme de bien n'appartient pas seulement à la France, mais à toutes les nations civilisées.
«Nous sommes convaincus, Monsieur l'ambassadeur, que vos nationaux éprouveront le besoin de s'unir à nous pour accomplir cet acte de piété, et nous venons, pleins de confiance, vous prier de vouloir bien recueillir les souscriptions de vos compatriotes, afin qu'il soit dit que tous ceux qui ont profité du bienfait, ont témoigné ensemble de la reconnaissance qu'ils gardent au bienfaiteur.
«Nous avons l'honneur de vous offrir, Monsieur l'ambassadeur, l'hommage de notre haute considération.
| «Le secrétaire, | Le président de la commission, |
| CHAPUYS-MONTLAVILLE. | DUPIN.» |
XXVI
Rapport de M. Nestor d'Andert sur les projets soumis à la commission.—Préférence acquise à celui de M. Préault.—Les ministres invités à compléter la somme nécessaire à l'érection du monument.—Celui de l'Intérieur, M. de Montalivet, souscrit pour 3,000 fr.—Devis à forfait de M. Préault—La commission l'accepte, à condition que l'artiste ne pourra exiger les sommes à recevoir qu'à mesure des rentrées, et que le monument sera prêt en février 1841.—Nouvelle circulaire, nouvelles démarches auprès des grands corps de l'État.—Appel à Louis-Philippe et à sa famille.—On en ignore le résultat.—L'ancien curé de Saint-Roch, devenu évêque d'Évreux, regrette de ne pouvoir prêcher le jour de l'inauguration du monument.—On s'adresse à l'abbé Cœur, qui ne peut, à cause de ses nombreux travaux, accepter cette honorable mission.—Fixation ultérieure du jour de la cérémonie.
M. Nestor d'Andert fait un rapport sur le résultat de l'examen des divers projets de monuments dont la sous-commission a été chargée.
«Messieurs, dit-il, la sous-commission, réunie, le jeudi 27 février, chez son président M. Dupin, s'est occupée attentivement des divers projets de monuments à élever à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
«Deux concurrents se sont présentés.
«Quatre dessins ont été soumis.
«Trois portent la signature de M. Lelong, architecte.
«La sous-commission a été frappée du manque absolu d'expression dans les trois premiers projets, qui lui ont paru n'offrir aucun trait caractéristique du génie, des travaux et de la gloire de l'abbé de l'Épée.
«Elle a remarqué surtout que la sculpture, d'où devait jaillir la pensée fondatrice du monument, sa signification prompte, facile, intelligible, était trop sacrifiée à la partie architecturale, toujours destinée, dans de pareils ouvrages, à accompagner plutôt qu'à prévaloir, à subir plutôt qu'à dominer.
«L'architecture est le cadre, la statue est le tableau, vous le savez, Messieurs.
«En outre, elle a paru craindre l'abus trop prolongé de la décoration dans ces trois monuments, une ornementation banale, exagérée, et conséquemment d'un luxe usé, mesquin, plus théâtral que vrai.
«Enfin, la sous-commission a pensé que cette exagération, que cette profusion d'ornements pourraient entraîner, malgré l'autorité des chiffres posés par l'auteur, dans des dépenses considérables et sans compensation avantageuse.
«Il restait à la sous-commission à examiner le quatrième projet présenté par MM. Auguste Préault et Lassus. Et d'abord, la sous-commission a été saisie de l'harmonie élevée et de l'heureuse ordonnance du monument. La réputation et le talent incisif du sculpteur étaient déjà une garantie de la perfection de l'œuvre, tandis que le plan de M. Lelong, pour y revenir dans un rapprochement nécessaire entre des artistes de mérite, n'indique aucunement quel serait le sculpteur chargé du soin des bas-reliefs et rondes bosses.
«Le projet de MM. Auguste Préault et Lassus semble donc réunir toutes les conditions désirables sous le triple rapport de l'expression dans la sculpture, de l'art répandu dans l'ensemble et de l'économie dans les dépenses, ce qui a engagé la sous-commission à désigner ce dernier plan à vos lumières comme étant le plus convenable à tous les titres.»
A l'issue de la séance, on écrivait aux ministres:
«Les restes de l'illustre abbé de l'Épée ont été retrouvés, par les soins et la piété de quelques-uns de ses enfants adoptifs, dans l'un des caveaux de l'église Saint-Roch, lieu de sa sépulture.
«Des preuves authentiques ont été recueillies, et une commission s'est formée spontanément pour honorer la mémoire de ce bienfaiteur de l'humanité, en lui élevant un monument funéraire.
«La souscription, ouverte depuis bientôt deux ans, marche lentement; toutefois, nous avons déjà une certaine somme à notre disposition.
«Le ministre de l'intérieur[80], un grand nombre de membres des deux Chambres, les diverses écoles de sourds-muets, toutes les personnes, enfin, auxquelles nous nous sommes adressées, ont bien voulu concourir à cette œuvre de gratitude et de respect.
«Deux artistes, MM. Lassus et Préault, ont déclaré ne demander que le remboursement de leurs déboursés, dans le cas où ils seraient chargés du monument. Ils proposent même de le prendre à leurs risques et périls. Ils se contenteraient de 6 à 7,000 francs pour l'exécuter.
«La commission, reconnaissante de leurs offres, est disposée à les accepter. Son but sera ainsi tout à fait rempli. En effet, elle n'a pas prétendu élever un monument somptueux, tout de luxe, à un homme d'une modestie proverbiale. Il aurait formé un contraste trop évident avec son caractère et sa vie.
«Une simple manifestation, un souvenir, acquitteront notre dette.
«Nous évaluons à 3,000 francs environ les sommes qui sont ou seront versées dans la caisse de la souscription.
«Une autre somme de 4,000 francs est donc indispensable pour former le complément de celle qui est demandée pour le monument.
«Nous espérons, Monsieur le ministre, que vous voudrez bien vous associer à notre œuvre, et faire contribuer l'État à cet acte de justice et de gratitude.
«Veuillez agréer, etc.»
La commission s'est réunie le 13 juin 1840.
M. le président annonce à la commission que M. le ministre de l'intérieur souscrit pour une somme de 3,000 francs, ainsi qu'il résulte d'une lettre de M. Cavé, directeur des Beaux-Arts, en date du 9 de ce mois, ainsi conçue:
«Monsieur le président, je m'empresse d'avoir l'honneur de vous informer que M. le ministre de l'intérieur a alloué, selon votre désir, une somme de 3,000 francs pour le monument de l'abbé de l'Épée dans l'église Saint-Roch. Vous recevrez incessamment avis officiel de cette décision.
«Agréez, etc.»
M. Dupin aîné donne ensuite lecture d'un devis fourni par MM. Préault et Lassus. Ce devis[81] est suivi d'un engagement formel, pris par M. Préault, d'exécuter à forfait et de livrer, pour le prix de 7,000 francs, le monument dont le modèle en relief et au lavis se trouve sous les yeux de la commission. M. Préault déclare que, dans le cas où le chiffre de la souscription ne s'élèverait pas à 7,000 francs, il n'aurait aucun recours à exercer contre la commission et se contenterait des 3,000 francs du ministre de l'intérieur, et des autres sommes qui résulteraient des diverses souscriptions.
Le plan, le devis et l'engagement de M. Préault demeurent annexés au procès-verbal.
M. le président propose à la commission d'accepter les offres de MM. Lassus et Préault, aux conditions précitées, contenues dans le dossier et dans l'engagement mentionné ci-dessus.
Après en avoir délibéré, la commission arrête que les offres de MM. Préault et Lassus sont acceptées telles qu'elles se trouvent contenues dans leurs devis et leurs déclarations; toutefois, elle prie M. le président de mettre à cette acceptation deux nouvelles conditions: la première, c'est que les paiements ne pourront être demandés qu'aux époques de rentrée des sommes provenant de la souscription; la seconde, c'est que le monument sera entièrement achevé et posé d'ici au mois de février 1841.
MM. le président et le secrétaire de la commission sont autorisés à signer le présent marché avec MM. Lassus et Préault.
En juillet 1841 parut une circulaire du président de la commission, contresignée par le secrétaire, dont voici la teneur:
«MONSIEUR,
«Les restes de l'illustre abbé de l'Épée, le père des pauvres enfants que vous initiez à la vie en pratiquant sa méthode, ont été retrouvés dans l'église de Saint-Roch, à Paris.
«Cette sépulture devait être honorée. Une commission s'est formée, une souscription a été ouverte; le gouvernement français s'est associé à cette œuvre de respect et de gratitude.
«Un artiste, M. Préault, n'a pas voulu attendre que la souscription eût produit tout son effet; il a demandé et obtenu l'entreprise du monument.
«Il l'achève en ce moment, et, cependant, nos fonds sont loin de pouvoir couvrir tous les frais. Nous avons recours à vous, Monsieur, à tous les sourds-muets du pays que vous habitez, à leurs familles, à leurs amis, à tous les amis de l'humanité.
«Nous vous prions d'ouvrir une souscription pour le monument de l'abbé de l'Épée et de vous unir à nous pour honorer la mémoire de cet homme de bien.
«Votre réponse devra être adressée à M. Dupin, procureur général à la Cour de cassation et président de la commission, sous le couvert de M. le président de la Chambre des députés.
«Nous avons l'honneur de vous offrir, Monsieur, l'assurance de nos sentiments distingués.»
Le jeudi 24 février 1842, se réunirent, au domicile de M. Dupin, les membres de la commission, MM. Chapuys-Montlaville, Nestor d'Andert, Monglave, Ferdinand Berthier et Alphonse Lenoir. Le président était si pressé d'expédier les affaires urgentes de la Chambre, qu'à peine avait-il le loisir d'examiner celles du monument. Cependant, M. Chapuys-Montlaville, après avoir donné lecture d'une réclamation de M. Auguste Préault, fut autorisé par le président: 1º à envoyer un garçon de la Chambre des députés, en uniforme, aux ministres, aux pairs de France, aux députés, aux banquiers, à l'archevêque de Paris, etc.; 2º à écrire au roi pour en solliciter une souscription au monument; 3º enfin à supplier l'évêque d'Évreux[82] de vouloir bien prêcher dans l'église Saint-Roch le jour de l'inauguration.
On devait fixer ultérieurement l'époque de la cérémonie.
Voici la demande de la commission au roi Louis-Philippe, datée de mars 1842:
«SIRE,
«Nous allons élever un modeste monument à l'abbé de l'Épée dans l'église Saint-Roch, à Paris, à l'endroit où ses restes profanés ont été retrouvés et où il avait été enseveli primitivement.
«Confiants dans les sentiments élevés et généreux de Votre Majesté, nous osons espérer qu'Elle voudra bien contribuer avec nous à rendre un pieux et solennel hommage à l'un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité.
«Nous sommes, avec le plus profond respect, etc.»
Nous ignorons encore si le roi Louis-Philippe a souscrit et si sa famille s'est associée à lui dans cette pensée sainte.
Monseigneur l'évêque d'Évreux s'étant excusé sur ses tournées pastorales de ne pouvoir satisfaire au désir de la commission, on s'adressa à M. l'abbé Cœur, alors professeur d'éloquence sacrée à la Sorbonne, qui ne put, à son grand regret, à cause de ses nombreux travaux, accepter cette honorable mission.
XXVII
La Commission cesse de s'assembler.—M. Préault, presque abandonné à lui-même et n'ayant plus que les conseils de MM. de Monglave et Berthier, tient religieusement sa promesse.—Le monument est inauguré en août 1841, sans cérémonie et presque à huis clos.—Description et éloge de cette œuvre remarquable.—Mais pourquoi une inscription latine?—Sur 22,000 sourds-muets que renferme la France, il n'y en a pas 22 qui sachent le latin.—Hommage des sourds-muets suédois.—Couronne de bronze due aussi à M. Préault, ainsi que la statue de l'abbé de l'Épée qui orne la façade de l'hôtel de ville de Paris.—Cruels sacrifices pécuniaires de l'artiste pour le monument de Saint-Roch et pour celui qu'il a élevé au général Marceau sur une place de Chartres.—Un buste du grand instituteur dû à un sculpteur sourd-muet, offert à l'école de Paris.—Séance d'inauguration.—Souscription ouverte pour élever une statue à l'abbé de l'Épée sur une des places de Versailles, sa ville natale.—L'Institution de Paris s'associe à cet acte de reconnaissance.
Depuis lors, la commission ne fut plus convoquée. Toutefois, selon l'engagement de l'architecte et du sculpteur, le monument élevé à la mémoire de l'abbé de l'Épée fut inauguré presque à l'époque convenue, c'est-à-dire en août 1841, mais sans cérémonie, et presque à huis clos! Pourquoi? Dieu le sait.
Ce tombeau consiste en une pierre triangulaire portant, au sommet, le buste en bronze du célèbre instituteur, et, à la base, deux figures de même métal, représentant un jeune enfant et une jeune fille, les mains levées, en signe de reconnaissance, vers l'homme qui les a arrachés à leur triste infirmité et leur a donné, en dépit de la nature, le bien précieux de l'éducation.
L'inscription simple et noble qui la décore[83] serait en parfaite harmonie avec le monument si, malgré notre avis réitéré et à notre bien vif regret, on eût consenti à l'écrire en français et non en latin, langue inconnue à l'immense majorité des sourds-muets du globe. L'œuvre en elle-même fait le plus grand honneur aux artistes distingués qui ont concouru à son érection. M. Lassus, architecte, et M. Auguste Préault ont compris qu'il devait être d'une conception simple et grave, comme le génie de l'homme à la mémoire duquel il est consacré. Le buste et les figures sont exécutés, d'ailleurs, avec une grâce et une délicatesse qui révèlent une face toute nouvelle dans le talent si neuf, si hardi, si original de M. Préault.
Quatre ans plus tard, par l'intermédiaire de M. Eugène Garay de Monglave et de l'auteur de ce mémoire, à côté du monument fut attachée une couronne de lauriers, en bronze, due au même statuaire, avec l'inscription suivante: A l'abbé de l'Épée, les sourds-muets suédois. C'était la réalisation d'un vœu, exprimé par M. O.-E. Borg, directeur de l'Institution des sourds-muets et des aveugles de Stockholm. Il n'était arrivé à Paris, avec le montant de la souscription de ses élèves, qu'en 1845, longtemps après que le monument de Saint-Roch était terminé.
Presque dans le même temps, c'est-à-dire en 1844, sur la façade monumentale de l'hôtel de ville de Paris, l'administration municipale faisait poser la statue, de grandeur naturelle, de l'abbé de l'Épée, due également au ciseau de M. Préault, entre celles des grands hommes qui sont nés dans la capitale, ou qui l'ont illustrée par leurs travaux et leurs écrits. Elles sont placées dans des niches pratiquées au premier étage et dans les entre-colonnements des deux ailes de cet édifice.
Dans ce dernier travail, M. Préault a trouvé, on nous l'assure du moins, la stricte rémunération de ses peines. Malheureusement nous avons tout lieu de croire qu'il n'en a pas été de même pour le monument de Saint-Roch, et qu'outre son inspiration, sa main d'œuvre et son temps, l'honorable statuaire a dû parfaire de sa bourse la somme assez élevée qui était nécessaire à la rémunération complète des ouvriers et des fournisseurs avec lesquels il avait traité, la souscription n'ayant pas produit suffisamment pour faire face à toutes les dépenses, ou la dispersion subite des membres de la Commission avant l'achèvement des travaux ayant jeté le désordre dans la rentrée régulière des fonds recueillis en divers lieux et par diverses mains.
C'est toujours un spectacle douloureux que celui d'un artiste victime de son dévouement à la gloire et à l'humanité. Si ce qu'on nous rapporte est vrai, M. Préault serait, du reste, à cet égard, coutumier du fait, et sa belle statue du général républicain Marceau, que tout Paris a admirée, et qui décore aujourd'hui une des principales places publiques de Chartres, ville natale du célèbre guerrier, aurait été, de sa part, l'occasion d'un nouveau sacrifice obligé à l'art qu'il professe avec tant d'éclat, et à une des gloires de la France, dont personne n'est plus enthousiaste que lui. Macte animo, generose puer!
En avril 1840, le neveu du sculpteur sourd-muet, Amédée Durand, avec un tact qui l'honore, avait bien voulu offrir à l'Institution nationale des sourds-muets de Paris le buste original de son illustre fondateur, terminé, à son insu, par son oncle, trois ans avant la mort du célèbre instituteur, c'est-à-dire à la date de 1786, buste d'après lequel ont été exécutés ceux qu'on a vus circuler dans le public sur une échelle réduite. Cet artiste était aussi l'auteur d'un second buste dont il avait changé les proportions. Ainsi se trouva dûment constatée l'origine de ces copies, jusque-là inconnue.
Le don de M. Amédée Durand, accepté par l'ancienne administration de l'Institution, avec tout l'empressement qu'il méritait, fut inauguré, le 11 mai 1840, dans la salle des séances publiques.
Ce jour-là, à une heure de l'après-midi, quatre élèves sourds-muets, signalés les premiers par ordre de mérite, ont été introduits dans la salle du conseil d'administration, pour y recevoir le buste. Ils l'ont transporté dans celle des exercices publics, précédés de quatre élèves sourdes-muettes, désignées également par rang de mérite, chargées de couronnes d'immortelles, de lauriers et de guirlandes de fleurs. Les membres des anciens conseils d'administration et de perfectionnement[84] venaient à la suite.
Le buste de l'abbé de l'Épée a été placé sur un piédestal, au haut de l'estrade; les quatre élèves sourds-muets rangés à droite, les quatre sourdes-muettes, à gauche, figuraient la famille des sourds-muets réunis autour de leur père.
Les dames du comité, M. Amédée Durand, les élèves de l'un et l'autre sexe étaient assis dans la salle, en face du buste; les fonctionnaires des deux maisons occupaient les deux parties latérales.
M. le baron de Gérando, président et doyen à la fois du conseil d'administration, s'est avancé et a adressé aux fonctionnaires et aux élèves des deux maisons une allocution analogue à la circonstance.
A la suite de ce discours, aussi profondément senti que fortement exprimé, les couronnes ont été déposées sur le buste par deux élèves (un sourd-muet et une sourde-muette); le piédestal a été entouré de guirlandes par les autres, aux applaudissements réitérés de l'assemblée.
Ensuite, M. le président a procédé à une distribution de livrets de la caisse d'épargne, provenant d'un premier fonds de 200 fr., de ses deniers, placé par M. Désiré Ordinaire, alors directeur de l'École des sourds-muets de Paris, pour former le noyau d'une masse commune, somme que d'autres dons étaient venus accroître successivement. Avec l'approbation de M. le Ministre de l'intérieur, le conseil d'administration avait statué que le dépôt, s'élevant à un total de 664 fr., serait réparti, proportionnellement à leur mérite, entre les élèves des deux maisons qui, d'après les notes comparées des divers fonctionnaires, se seraient le plus distingués par leur conduite, leur travail et leurs progrès.
Le président faisait observer qu'en distribuant ces livrets en pareille circonstance, l'administration s'était proposé, non-seulement de décerner un témoignage de satisfaction aux élèves les plus méritants, mais aussi d'offrir à tous un sujet utile de réflexion, une instruction sensible, qui leur fît apprécier, de bonne heure, les avantages de l'ordre et de l'économie dans toutes les conditions sociales.
Alors, les élèves des deux maisons sont venus successivement défiler devant le buste de l'abbé de l'Épée, et l'ont salué; ceux d'entre eux auxquels les livrets étaient destinés les ont reçus des mains du président, et leurs noms ont été en même temps proclamés.
Le président, au moment de lever la séance, a fait connaître à l'assemblée que la ville de Versailles, qui s'honore d'avoir vu naître l'abbé de l'Épée, venait d'ouvrir une souscription pour ériger un monument à ce bienfaiteur de l'humanité; que le conseil d'administration, désirant s'associer à l'hommage public rendu par sa ville natale à la mémoire de l'immortel fondateur de l'Institution nationale, avait arrêté qu'un registre de souscription, sur lequel ses membres s'inscriraient individuellement, serait ouvert par les soins et dans les mains de l'agent comptable, et qu'il en serait donné avis au Maire de Versailles.
A deux heures et demie, l'assemblée se retirait, visiblement émue.