L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès
Ces hommages, rendus, de toutes parts, à la mémoire de l'abbé de l'Épée, avaient été devancés, dès 1835, dans un banquet commémoratif de sa naissance, par une proposition que je fis aux sourds-muets et à leurs amis d'acquérir un buste en bronze du célèbre instituteur.—Empressement unanime de tous les convives.—Le buste est commandé au sculpteur Parfait Merlieux, et inauguré sur la fin du banquet de l'année suivante.—Transports d'allégresse de tous les assistants.—Mon allocution.—Bienfaits de la Société centrale des sourds-muets.—Projet de cours publics et gratuits en faveur des ouvriers atteints de cette infirmité.
Ces divers tributs d'admiration, payés à la mémoire de l'abbé de l'Épée, avaient été devancés par l'appel qu'au second banquet[85] du 123e anniversaire de sa naissance (6 décembre 1835), j'avais fait, comme président, au concours sympathique de mes frères, tant sourds-muets que parlants, dans la vue d'acquérir un buste en bronze de ce bienfaiteur de l'humanité, ce palladium, ce drapeau de notre association commune, qui devait être désormais arboré au milieu de nous, à chaque anniversaire de ce bienheureux événement. Tous répondirent, comme un seul homme, à cet appel. Aussi, dès le 4 décembre de l'année suivante, l'œuvre du sculpteur Parfait Merlieux fut-elle, sur la fin du repas, découverte et saluée d'unanimes applaudissements. Ces applaudissements redoublèrent quand on vit une couronne d'immortelles descendre sur la tête vénérée du premier apôtre des sourds-muets. Je me levai alors pour adresser aux convives l'allocution mimique suivante:
«Frères, la voilà, s'offrant enfin à vos joies et à vos bénédictions, cette image chérie qui, à notre grand regret, manquait toujours à notre fête annuelle! Le voilà ce visage de notre saint Vincent de Paule, qu'a su reproduire, avec tant de fidélité, un artiste de mérite, Parfait Merlieux, que vous voyez assis ici à mes côtés. Contemplez avec moi ces traits de l'abbé de l'Épée, brillants de toute la puissance du génie, de tout l'éclat des plus rares vertus! Contemplez cette auréole qui annonce un envoyé de Dieu, ce front majestueux d'où jaillit, comme une flamme céleste, cette admirable conception qui nous a placés au niveau des hommes privilégiés, qui nous a élevés jusqu'à lui, jusqu'à la divinité!
«Notre âme, alors que pas la plus légère clarté n'y pénétrait encore, n'était-elle pas emprisonnée dans le monde matériel? Aujourd'hui, rompant ses fers et secouant son engourdissement, elle prend un rapide essor vers le monde de l'intelligence.
«Nous étions esclaves de nos sens, de nos passions. Maintenant, nous sommes maîtres de notre conduite; la raison est notre flambeau, notre reine!
«D'autre part, et tout le monde le reconnaît, depuis l'institution de cette fête et de notre comité, le cercle de nos idées s'est prodigieusement agrandi.
«N'est-ce pas à l'heureux contact de tous ceux qui ont bien voulu s'associer à nos efforts, qu'est dû cet étonnant progrès de notre civilisation? Nous ne sommes plus en dehors du grand travail des intelligences humaines: nous gravitons avec elles vers le pôle de la perfectibilité; et, pourtant, je vous vois murmurer contre d'injustes préventions. Rassurez-vous, frères, rassurez-vous et espérez! L'évidence est notre arme à nous. Le temps n'est peut-être pas éloigné où elle détruira toutes ces préventions, comme l'art créateur de l'abbé de l'Épée, après avoir soulevé, à sa naissance, les attaques de l'ignorance, en sortit triomphant à la fin.
«Elles sont présentes, frères, à votre mémoire ces paroles simples qu'un respectable ecclésiastique adressa à notre sauveur en venant d'assister à un de ses exercices: «Je vous plaignais avant de vous avoir vu, je ne vous plains plus maintenant; vous rendez à la société et à la religion des êtres qui étaient étrangers à l'une et à l'autre.»
«Au milieu des témoignages d'intérêt et de bienveillance qui nous environnent, qu'il me soit permis de signaler à votre reconnaissance la constante sollicitude du gouvernement en faveur des sourds-muets moins heureux que nous. Il vient d'ordonner un recensement général de cette population à part; et je crois savoir qu'il s'occupe de multiplier, autant qu'il est en son pouvoir, les écoles consacrées à l'éducation de ces infortunés.
«Si le sort des jeunes sourds-muets excite l'intérêt public, celui des pauvres ouvriers sourds-muets qui languissent dans une complète ignorance des droits et des devoirs du citoyen, et qui, pour mieux gagner leur pain, ont besoin de savoir appliquer la chimie à l'industrie, n'a-t-il pas autant de droits à notre bienveillance à tous? Pourquoi ne prendrions-nous donc pas la liberté de supplier le gouvernement de nous autoriser à créer des cours publics et gratuits dont il apprécierait certainement l'importance? Ce serait nous aider à ouvrir une école aux mœurs et au respect des lois. Plusieurs hommes de mérite ont bien voulu nous promettre de nous seconder dans l'accomplissement de cette grande œuvre de l'émancipation des sourds-muets.
«Tel était, frères, l'esprit de charité qui animait l'apôtre dont nous sommes heureux de fêter, en ce moment, l'anniversaire.
«Imitons-le! C'est le meilleur moyen de reconnaître ce qu'il a fait pour nous.
«J'ai abusé, sans doute, de votre attention; et, cependant, j'en ai encore besoin pour quelques secondes: je n'ai pas fini.
«Agréez l'expression de ma vive et profonde reconnaissance pour l'éclatant honneur que j'ai reçu de vous et qui m'impose de nouveaux efforts pour justifier votre choix!
«C'est dans vos encouragements et dans votre approbation que je puiserai cette constance nécessaire pour surmonter les obstacles et pour arriver au but de nos vœux. Je termine, mes frères, en vous proposant un toast cher à nos cœurs:
«A L'IMMORTEL ABBÉ DE L'ÉPÉE!»
XXIX
Toast porté en langue mimique à la gloire des sourds-muets par leur ami Eugène Garay de Monglave.—Revue des célébrités de cette nation exceptionnelle.—Professeurs, lauréats, jurisconsultes, prosateurs et poëtes, bacheliers, mathématiciens, chimistes, physiciens, inventeurs, peintres (histoire, sujets religieux, portraits, marines, pastel, daguerréotype et lithographie), statuaire, graveurs, mécaniciens, horlogers, imprimeurs, ouvriers en tout genre, militaires.—Trait héroïque de dévouement et de courage d'un sourd-muet de douze ans.—Le gouvernement lui décerne une marins et médaille.—Ses condisciples se cotisent pour lui fournir le moyen d'assister à notre banquet.—Mon toast à M. Bouilly et la réponse de ce doyen de nos auteurs dramatiques.
Dans ce banquet des sourds-muets, comme dans tous ceux qui l'avaient précédé et dans tous ceux qui le suivirent, on vit, immédiatement après le président, se succéder à la tribune plusieurs orateurs[86], faisant assaut de sentiments, de verve, d'éloquence, dans ce concert unanime d'actions de grâces. Au nombre des rares parlants, devenant alors sourds-muets, afin d'apporter leur fraternel concours à cette solennité, M. Eugène Garay de Monglave se fit remarquer par la chaleur expansive qu'il mit, selon sa coutume, à défendre les intérêts d'une classe nombreuse de citoyens, trop peu comprise encore de nos jours. C'est pour acquitter, en partie du moins, à son égard, une dette sacrée de reconnaissance, que nous croyons devoir assigner ici une place spéciale au toast brillant de cet ami dévoué de nos frères d'infortune.
| «A la gloire des sourds-muets:! | 
| «Ils ont déjà leur jurisconsulte: . . . . . . | 
...(1)[87], qui recherche leurs titres enfouis, correspond avec le Droit, avec la Gazette des Tribunaux, et adresse, pour ses frères méconnus, des pétitions aux assemblées législatives, qui les renvoient aux Ministres;
«Des prosateurs: ce même...........(2), au style incisif et harmonieux, auteur de divers ouvrages remarquables, et couronné par une académie; Claudius Forestier, directeur de l'École des sourds-muets de Lyon, qui aspire à devenir le Rollin de ses frères d'infortune, et prépare, pour eux, un cours complet d'éducation; puis, le fils du général Gazan, leur La Bruyère, à la pensée originale et hardie; puis, leurs professeurs et écrivains distingués, Lenoir, Allibert, Richardin, Chambellan, Imbert et d'autres encore;
«Des poëtes: Pélissier, que Lamartine a chanté, et chez qui la plus suave harmonie arrive, non par l'oreille, mais par le cœur; Pélissier, dont les délicieuses mélodies sont, en ce moment, sous presse[88]; et son émule, son rival peut-être un jour, Châtelain, qui s'est formé, comme lui, à l'École des sourds-muets de Toulouse;
«Un bachelier qui a subi ses examens avec succès: E. Laurent de Blois; un mathématicien, un physicien de mérite, à qui l'on doit de curieuses découvertes, et dont l'Académie des sciences a mentionné les précieux travaux: Paul de Vigan;
«Plusieurs peintres dont les tableaux figurent aux expositions et au Musée de Versailles: Mlle Fanny Robert, la gracieuse élève de Girodot, dont le pinceau a tant de délicatesse et d'abandon; Peyson, l'Apelle méridional, qui a retracé les derniers moments de l'abbé de l'Épée; Loustau, à qui le gouvernement commande des sujets religieux; de Widerkehr, qui excelle dans les marines; Gouin, surnommé, à juste titre, le Dubufe de la daguerréotypie[89], qui a inventé, de concert avec un autre sourd-muet, Richardin, frère du professeur, une machine à polir les plaques daguerriennes; Armand Godard, Levassor, Duneuf, l'Américain du Nord John Carlin; le Péruvien Varela; l'excellent Octave Bézu, qui s'est fait un nom dans le pastel, et qui, de simple ouvrier, est devenu, à force de labeur et de persévérance, un artiste de mérite;
«Des lithographes: Bézu encore, Widerkehr, Ed. Robert, le frère de cette personne si habile dans la peinture, dont je viens de vous parler;
«Un statuaire de talent: Cary;
«Des graveurs: Boclet, attaché au dépôt de la guerre; Gamble et Mlle Alavoine;
«Des mécaniciens, à la tête desquels Maloisel[90], Leclerc[91], Haacke réclament une place;
«Des horlogers distingués: Barbat et Alavoine, le frère de la sourde-muette qui excelle dans la gravure;
«Des imprimeurs: Boulard, Doumic, Romiguières; d'autres encore qui ont fait leurs preuves à l'Imprimerie nationale, chez Didot et ailleurs;
«Tout un peuple d'ouvriers laborieux et patients qui se font remarquer dans tous les arts manuels, et dont les noms seuls dépasseraient, de beaucoup, les bornes de cette allocution rapide;
«Des marins même: l'un d'eux, nègre robuste, au service des États-Unis (dont le nom m'échappe), estimé de ses chefs, aimé de ses camarades, vint, il y a quelques années, visiter ses frères blancs de l'école de Paris, et s'entretenir avec eux dans cette langue si pleine d'images que leur a donnée, à tous, la nature compatissante;
«Des militaires enfin: l'un d'eux, Lamazure, garde national, a fait bravement la guerre de la Vendée; un autre, Deydier, a longtemps servi dans l'artillerie, et s'est vu, avec douleur, mis à la retraite après de brillants exploits, dans la force de l'âge, parce qu'il était sourd-muet; un troisième, le comte de Solar, noble fils d'une noble maison, jeté sur la voie publique par ses nobles parents, recueilli, adopté par l'abbé de l'Épée, ballotté par les tribunaux, joué sur la scène française, devint dragon dans les armées de la République, et tomba sous les coups d'une nuée d'Autrichiens, parce que, seul, il n'avait pas entendu le signal de la retraite.
«Vous le voyez bien! aucune gloire ne manque à ceux qui nous entourent. A la gloire donc des sourds-muets, à leur bonheur, à leur avenir!
«Après avoir gravé sur la colonne immortelle de cette gloire silencieuse des noms de professeurs et d'hommes de lettres, de bacheliers et de poëtes, de mathématiciens, de chimistes, de peintres, de lithographes, de statuaire, de graveurs, de mécaniciens, d'imprimeurs, d'ouvriers en tout genre, de marins même et de soldats intrépides, qu'il me soit permis d'y inscrire un nouveau nom!
«Dernièrement, un petit sourd-muet de douze ans se présente à notre école, où il est admis par le Gouvernement. Une somme de cinquante francs lui a été donnée par le Ministre de l'intérieur, autant par le ministre de la marine, et à sa boutonnière brille une médaille[92], prix de son courage et de son dévouement.
«Les sourds-muets sont fiers de compter dans leurs rangs ce nouveau camarade décoré. Ils le montrent avec orgueil et racontent avec bonheur son histoire.
«C'était le 14 juin dernier, sur la côte du Havre: quatre enfants ont aperçu sur le sable une chaloupe abandonnée; ils s'en emparent, y montent, rament et s'y balancent, ignorant, pauvres petits, le danger qu'ils courent; mais l'un d'eux est entraîné par son aviron trop pesant, il tombe dans l'eau, il s'y débat; ses camarades poussent des cris déchirants, tous les spectateurs frémissent, l'enfant va périr....
«Léopold, entré dans notre école, se montre, au milieu de ses frères sourds-muets, aussi modeste qu'il a été courageux au moment du danger; il ne comprend rien aux félicitations qu'on lui adresse, il ne comprend pas qu'il ait fait autre chose que son devoir.
«Ses camarades avaient décidé qu'il assisterait à ce banquet; mais, pour y être admis, il faut payer sept francs, somme énorme pour notre héros, qui ne possède que trois sous. Qu'importe! Ses camarades se cotiseront, ils feront, entre eux, une quête; celui-ci donnera un sou, celui là, deux sous, cet autre, plus favorisé de la fortune, trois sous au plus; et tous ces modestes sous, qu'ils destinaient à leurs plaisirs, étant réunis, formeront les sept francs exigés. Ils en feront hommage à leur nouveau condisciple, que, grâce à ces offrandes fraternelles, nous sommes heureux de voir aujourd'hui au milieu de nous.
«Eh bien! Messieurs, qu'en pensez-vous? N'avais-je pas raison de vous dire qu'un nouveau nom restait à graver sur la colonne de votre gloire?
«Un toast donc encore à l'élève Hurtrelle! un toast à la gloire des sourds-muets!»
Il est superflu, sans doute, de dire que M. de Monglave, en descendant de la tribune, s'est vu entouré, aussitôt, de flots de sourds-muets, qui lui serraient la main avec effusion. La reconnaissance d'Hurtrelle, surtout, ne saurait se décrire.
Pour clore cet hymne à la louange de la quasi-divinité, objet de nos hommages, on ne trouvera pas peut-être déplacé ici le toast qu'en pareille circonstance je portai à M. Bouilly, et la réponse dont il fut l'objet de la part de ce respectable doyen de nos auteurs dramatiques. Voici l'un et l'autre:
Mon toast:
«A la santé de M. Bouilly, qui, sur la scène française, a fait revivre l'abbé de l'Épée et son cher Théodore, connu sous le nom de comte de Solar, au milieu d'un attendrissement général, mêlé de la plus vive admiration! Son nom restera gravé dans nos cœurs comme celui d'un ardent défenseur de la cause de l'humanité, d'un éloquent interprète des sourds-muets.»
Réponse de M. Bouilly:
«Messieurs, je n'ai pas moins éprouvé que vous l'influence bienfaisante de l'homme célèbre dont vous honorez si dignement la mémoire. J'obtins, sous l'auréole de son nom, mon plus beau laurier dramatique: l'ouvrage que m'inspira un des plus beaux traits de l'humanité et du génie français, excita l'intérêt public, non-seulement sur tous les théâtres de France, mais sur ceux des grandes cités de l'Europe entière.
«Il ne faut que jeter un regard sur cette figure, où l'empreinte de la bonté semble voiler le feu sacré du génie, pour être convaincu que l'abbé de l'Épée ne fut inspiré dans ses travaux, ni par une vaine ambition de fortune, ni même par l'insatiable désir de la célébrité. Il obéissait ingénument à la piété la plus pure et à l'amour de ses semblables. Aussi, jamais on ne le vit briguer les faveurs ni la protection des puissants du jour. Il employa un capital de 15,000 liv. de rente, c'est-à-dire plus de 100,000 écus, à soutenir l'admirable institution dont il était le fondateur. Il s'imposait même, à cet effet, les plus dures privations. On le vit, pendant un hiver rigoureux, quoique atteint des infirmités de la vieillesse, se refuser du bois pour son modeste foyer; et, lorsque ses élèves, instruits de cette touchante économie, le forçaient à se garantir des rigueurs de la saison, afin qu'il se conservât pour eux, il disait, de ce ton paternel et pénétrant qui le caractérisait: Vous l'avez voulu, mes enfants, je vous ai fait tort de 300 livres.
«En 1780, l'ambassadeur de Russie vint lui offrir un présent considérable de la part de l'impératrice Catherine; il le refusa en disant: Veuillez dire à Sa Majesté que tout ce que j'ose attendre d'elle, c'est de m'envoyer un sourd-muet de naissance.
«Paroles admirables! noble fierté d'un philanthrope français, qui aimait mieux dissiper son patrimoine que de recevoir d'une main étrangère ce qu'aurait dû lui offrir celle qui portait le sceptre de la France!...... Mais alors, comme aujourd'hui, le choc des partis défigurait tout et méconnaissait jusqu'à la vertu même.
«Oh! s'il est vrai qu'une émanation secrète, invisible, s'échappant de la tombe d'un homme de bien, lui apporte la récompense de ce qu'il a fait sur la terre, quelle gloire, quelle jouissance doit éprouver l'ombre de l'abbé de l'Épée en voyant son buste chéri, couronné de fleurs, entouré de ceux qu'il vengea d'un oubli de la nature, en comptant, parmi eux, des littérateurs profonds, des peintres célèbres, des mécaniciens renommés, des imprimeurs habiles, des hommes enfin honorables, placés dans tous les rangs de l'ordre social!....
«On vante, et avec justice, les hauts faits d'un héros, les grandes découvertes d'un savant, l'immuable intégrité d'un magistrat, les immortelles productions d'un artiste...... Mais quels droits n'a pas, comme eux, à la vénération et à la reconnaissance nationales le philanthrope simple et modeste, s'occupant, sans relâche, à recréer des âmes, à les doter de toute l'intelligence qui leur est nécessaire pour sentir la dignité de leur être et connaître tous les bienfaits du Créateur!
«Enlacez-vous donc, heureux sourds-muets, devenus citoyens, hommes distingués dans tous les genres; enlacez-vous autour de l'image révérée de votre bienfaiteur! Que la vive expression de vos regards et de vos gestes parlants lui prouve combien l'institution qu'il a créée devient féconde, et comme elle se propage dans les deux hémisphères, grâce au développement que lui donnent, chaque jour, ses dignes successeurs! Jurez-vous, de nouveau, de vous porter estime, amitié, secours mutuel, consolation dans les peines, part active dans les succès, en un mot, cette inaltérable fraternité d'êtres régénérés, ne formant plus qu'une même famille!
«Alors le vieux littérateur, qui osa retracer un des plus beaux traits de votre second père, se confondant parmi vous, ajoutera ces mots que daignera vous faire comprendre M. Berthier, votre cher instituteur:
«Homme à jamais célèbre! génie modeste, mais immortel! je te dus, à la fleur de l'âge, ma plus belle couronne; elle ne s'est pas fanée sur ma tête septuagénaire; et je te dois, en ce moment encore, un des plus beaux jours de ma vie.»
XXX
Résumé des travaux de la commission créée pour l'inauguration d'une statue de l'abbé de l'Épée sur une des places publiques de Versailles, sa ville natale.—Communication officieuse du maire du chef-lieu de Seine-et-Oise.—Honorable initiative d'un citoyen, M. le docteur Bataille.—Sa lettre à un journal du département.—Nobles sentiments.—Modèle de la statue de notre illustre instituteur par M. Michaut, le célèbre graveur des monnaies.—Offres désintéressées.—Premier noyau de la commission de Versailles.
Occupons-nous, maintenant, des travaux de la commission de Versailles, qui réclament une place ici à des titres non moins respectables. Et, avant tout, qu'il me soit permis de proclamer ma vive reconnaissance pour la rare obligeance avec laquelle M. Remilly, alors maire du chef-lieu de Seine-et-Oise, a daigné, sur ma demande, m'accorder l'autorisation d'en prendre communication, tant aux archives de la Mairie, qu'à la bibliothèque de la ville.
Ma lettre, du 6 juin 1838, demandant une éclatante réparation pour les dépouilles mortelles de l'abbé de l'Épée, avait trouvé un écho sympathique dans l'âme d'un digne compatriote de notre illustre instituteur, M. le docteur Bataille, qui s'empressa d'adresser un appel énergique au public, dans la lettre suivante, que la Presse de Seine-et-Oise inséra dans son numéro du 25 juillet de la même année:
PROJET D'UN MONUMENT A L'ABBÉ DE L'ÉPÉE.
«MONSIEUR LE RÉDACTEUR,
«De tous côtés, la France s'efforce à rendre, en honneurs reconnaissants, à la mémoire des grands hommes qu'elle a produits, ce qu'elle a reçu d'eux en illustration ou en bienfaits.
«Ce noble échange entre la patrie et ses plus glorieux enfants est un des beaux essors de notre époque, et n'en sera pas le trait le moins caractéristique. Ce sera, dans l'histoire morale de notre siècle, un bel épisode que celui qui montrera une nation, surchargée d'affaires pendant quarante années, mettre à profit ces temps de paix, si chèrement achetés, ces temps de douce culture des sciences, des lettres, des arts, et de tout ce qui est intelligence ou vertu, pour régler ses comptes avec le passé et solder ses arriérés de reconnaissance, arriérés nombreux, dont l'acquittement, tout en rehaussant l'éclat de sa gloire et son légitime orgueil, tournera, en définitive, au profit de la morale.
«Ce n'est pas assez d'être riche, on n'est pas fâché de montrer ses richesses. Aussi voyez avec quel patriotique entraînement chaque province, chaque département, chaque ville, chaque individu même, suit ce mouvement dont je parlais tout à l'heure, et répond à l'appel fait au denier de tous pour exposer à l'admiration publique les traits de nos hommes illustres. Voyez Molière, Racine, Voltaire, Foy, etc., à Paris; Corneille, Boïeldieu, à Rouen; Malherbe, à Caen; Jeanne d'Arc, à Orléans; Kléber, à Strasbourg; Hoche, à Versailles; Marceau, à Chartres, et tant d'autres statues élevées dans tant d'autres localités, (la France oubliera-t-elle le noble, le preux et loyal Eugène Beauharnais, cette brillante exhumation des beaux caractères de la Grèce antique?); enfin, et comme type de grandiose, ce colossal monument, colossal comme notre gloire, ces somptueuses galeries, objet d'éternelle admiration des siècles à venir, grande banque de toutes les gloires de la France, qui ne connaît pas de prescription, et où se paient au porteur les créances, partout ailleurs insolvables.
«C'est, sans doute, par cet entraînement pour tout ce qui est éclat national, et plus encore, je le crois, par un sentiment privé qui ne l'honore pas moins, que nous venons de voir un jeune professeur[93], dont l'âme, n'est ni sourde au cri de la reconnaissance, ni muette à l'expression d'un chaleureux enthousiasme, provoquer, avec la simple éloquence d'un cœur tout plein des bienfaits de son maître, l'érection à Paris d'un monument à l'abbé de l'Épée.
«Mais nous donc, Monsieur le rédacteur, nous, citoyens de cette ville qui a vu naître cet apôtre de la plus utile charité, laisserons-nous à d'autres le soin d'honorer seuls nos concitoyens? Et croirons-nous avoir assez fait pour sa mémoire en donnant son nom à une des rues les moins connues des étrangers qui nous viennent visiter, et peut-être même inconnue d'une partie des habitants de la ville? Ne signalerons-nous par aucun monument public l'orgueil que nous éprouvons de compter l'abbé de l'Épée au nombre des enfants de Versailles?
«Hoche fut, sans doute, une de nos gloires les plus pures; car, s'il fut guerrier, il ne le fut que pour être pacificateur; il fut brave, mais humain; fort, mais généreux, même au milieu de ces tragiques et sanglantes hécatombes de nos guerres civiles. Mais l'abbé de l'Épée... à quel titre refuserait-on à l'homme de modeste patience et de généreux dévouement, à l'homme de bienfaisant génie et de tendre philanthropie, les honneurs accordés, avec tant d'élan, à l'homme de guerre et de pacification?
«Quant à moi, je pense que ces deux gloires sont trop également vraies, trop également belles, pour qu'une ville qui a le rare bonheur de les compter ensemble pour siennes, au milieu de quelques autres célébrités, puisse n'en honorer qu'une, sans se rendre coupable d'un déni de justice envers l'autre.
«J'émets donc le vœu et formule ici la proposition qu'il soit élevé une statue à l'abbé de l'Épée sur un des points les plus apparents de Versailles.
«L'emplacement qui réunirait les conditions les plus favorables à cet objet, me paraît être l'espace compris entre la rue Pétigny et la rue Neuve. Là, nul, pour ainsi dire, ne pourrait aller visiter nos royales galeries, notre somptueux jardin, Trianon le favori, venir de Saint-Germain, ou s'y rendre, sans payer son tribut d'admiration au père des sourds-muets; et, pour faire de ce monument d'illustration pour la ville un objet d'utilité publique, il serait aisé d'y établir la fontaine qui occupe actuellement le coin du boulevard de la Reine.
«Je ne me dissimule pas que les dépenses d'exécution sont considérables; que, de plus, il faut faire l'acquisition du bâtiment et du terrain qu'il occupe. Mais ne peut-on fonder aucun espoir d'allégement sur la caisse municipale, lorsqu'il s'agira d'un appel à faire, par voie de souscription, au patriotisme des habitants, et qu'on invoquera encore du gouvernement un acte de générosité, semblable à celui dont il nous a gratifiés pour la statue de Hoche?
«Quel sera, Monsieur le rédacteur, le sort de ma proposition? Je l'ignore. Mais, quel qu'il puisse être, je ne me hasarde pas moins à la confier à votre journal, si utilement consacré à la prospérité de la ville, comme à tout ce qui touche à son éclat.
«Agréez, etc.»
Au commencement de 1839, M. Michaut, le célèbre graveur des monnaies, présenta à un grand nombre d'habitants de Versailles une statuette de l'abbé de l'Épée, et proposa d'en exécuter le modèle en grand, sans autre condition que le remboursement de ses frais. Les offres désintéressées de l'artiste, premier souscripteur, furent accueillies comme elles devaient l'être, et il eut la satisfaction de voir tous ceux de ses concitoyens auxquels il s'adressait, promettre de s'associer à lui, afin de couvrir les dépenses du monument.
Dans une séance préparatoire se réunirent, en conséquence, le jeudi 24 janvier 1839, dans l'étude de M. Besnard, notaire à Versailles, MM. le lieutenant général Wathiez, le vicomte de Beaucours, l'abbé Caron, Lebrun, le docteur Bataille, Ferrand, Gauguin, Fassman et Besnard, tous faisant partie des souscripteurs au monument à élever, dans sa ville natale, à la mémoire de l'abbé de l'Épée.
M. Michaut était présent.
Cette réunion, à laquelle avaient été appelées les personnes ayant apporté, jusqu'alors, leur adhésion au projet, avait pour objet de nommer une commission à laquelle serait confié le soin de donner l'impulsion à la souscription et de l'amener à un prompt résultat. M. l'abbé Caron fut désigné par les souscripteurs présents pour présider l'assemblée. M. Besnard accepta les fonctions de secrétaire provisoire. Le bureau ainsi constitué, il fut procédé à la nomination dont il s'agissait. Cette nomination eut lieu par acclamation, et les membres proclamés furent MM. le marquis de Sémonville, le baron de Fresquienne, l'abbé Caron, le lieutenant général vicomte Wathiez, Lebrun, de Sainte-James, Bernard de Mauchamps, Gauguin, Boisselier et Besnard.
Toutes les personnes qui assistaient à la réunion déclarèrent qu'elles n'entendaient pas, en nommant une commission de dix membres, limiter à ce nombre celle qui devait représenter tous les souscripteurs, laissant, au contraire, à la commission permanente élue, la faculté de s'adjoindre les membres qui lui paraîtraient utiles aux intérêts de la souscription.
XXXI
Membres présents à la première réunion.—Formation du bureau définitif.—Comment on pourra activer les souscriptions.—Voies et moyens.—Plusieurs projets.—Divers modes de publicité.—Le maire de la ville accepte les fonctions de membre de la commission.—La statue sera en bronze et de taille héroïque.—Divers emplacements proposés.—Deux seuls paraissent convenables.—Autorisation à demander au conseil municipal.—Comité de trois membres, chargé, sous le titre de jury de surveillance, de suivre l'exécution des travaux.—Publication de la liste des souscripteurs tous les deux mois.
La première séance de la commission eut lieu le 25 janvier, dans le cabinet de M. Besnard. Les membres présents étaient:
| MM. | BERNARD DE MAUCHAMPS, vice-président du tribunal; | 
| BESNARD, notaire; | |
| DE FRESQUIENNE (le baron), membre du conseil municipal; | |
| GAUGUIN receveur principal; | |
| LEBRUN, directeur de l'École normaleprimaire; | |
| DE SAINTE-JAMES, avocat; | |
| WATHIEZ (le vicomte), lieutenant général. | 
On procéda ensuite, par acclamation, au choix des membres du bureau de la commission. En voici le résultat: Président, M. le marquis de Sémonville, pair de France; vice-président, M. le baron de Fresquienne; secrétaire, M. Besnard; trésorier, M. Gauguin.
La commission, sur la proposition de son président provisoire, décida qu'il y avait lieu, pour elle, d'user de la faculté qui lui était accordée par les souscripteurs, d'appeler, dans son sein, les personnes qui, par leurs lumières, leur position ou leur dévouement, lui paraîtraient devoir lui apporter un utile concours. En conséquence, en furent élus membres, par acclamation, MM. Remilly, maire de Versailles; Taphinon, conseiller de préfecture; Douchain, architecte du département.
La discussion roula, dès lors, sur le meilleur mode à adopter pour activer les souscriptions. Plusieurs projets et moyens furent exposés; mais la commission remit sa décision à une prochaine séance. Elle se borna, pour le moment, à arrêter qu'elles seraient ouvertes chez M. Gauguin, son trésorier, et chez MM. les notaires de la ville. Quant au mode de publicité, il fut statué que l'on adresserait des notices sur le projet d'érection aux principales feuilles de la capitale et aux deux journaux qui se publiaient à Versailles; que des affiches seraient, en outre, placées dans tous les lieux apparents de la ville; que des lettres seraient enfin écrites aux principaux chefs de famille de la localité. Pour donner encore plus de publicité au projet et à la souscription, il fut convenu qu'une lettre serait adressée à M. le préfet de Seine-et-Oise, pour l'inviter à consentir à une insertion dans le Mémorial administratif du département.
Il fut décidé que l'en-tête des lettres serait ainsi conçue: Commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, et que les affiches et notices pour les journaux seraient intitulées: Commission pour le monument à élever à l'abbé de l'Épée, dans Versailles, sa ville natale.
Dans la seconde séance, qui eut lieu le 30 janvier, chez le vice-président, M. de Fresquienne, il fut donné lecture d'un projet de proposition destiné aux affiches et aux lettres à adresser aux souscripteurs. Ce prospectus fut adopté après discussion. Il portait que, dans les trois mois qui suivraient l'érection de la statue, il serait publié un compte-rendu de la souscription et de son emploi.
M. le vice-président parla de la visite qu'il avait faite à M. le maire de Versailles, pour lui annoncer la résolution de la commission de l'appeler dans son sein. Enfin, le mode de souscription dans les départements fut l'objet d'une discussion générale.
Le 6 février, M. le maire acceptait avec empressement l'honneur qui lui était offert de faire partie de la commission.
A l'ouverture de la troisième séance, qui eut lieu le 16 février, il fut donné communication de cinq lettres de notaires de Paris, acceptant le dépôt, dans leurs études, de registres destinés à recevoir les souscriptions.
M. le président ouvrit la discussion sur la matière à employer de préférence par l'artiste dans la confection de la statue. La commission décida: 1º qu'elle serait en bronze; 2º qu'elle serait de taille héroïque, c'est-à-dire de huit pieds au moins.
Il fut décidé que M. Michaut serait prié de soumettre à la commission un devis approximatif des dépenses qui devraient lui être remboursées; puis, M. le président mit aux voix l'emplacement. Douze points de la ville étaient proposés: 1º l'axe de la rue des Réservoirs et de la rue de la Paroisse, 2º l'axe des boulevards de la Reine et du Roi, 3º l'axe du boulevard de la Reine et de la rue Duplessis, 4º la demi-lune qui devait exister prochainement sur le boulevard de la Reine à la prolongation de la rue de l'abbé de l'Épée, 5º le marché Notre-Dame, 6º le carrefour de Montreuil, 7º le carrefour Charost, 8º la place des Tribunaux, 9º l'ancien hémicycle de l'avenue de la Mairie, 10º la rampe qui prolonge l'avenue de Sceaux, 11º la place Saint-Louis, 12º le Marché-Neuf.
Deux seuls de ces emplacements réunirent les suffrages de la commission: la place Saint-Louis et la place des Tribunaux. Il fut arrêté qu'un extrait du procès-verbal (relativement à ce qui concernait l'emplacement désigné) serait soumis à M. le maire, afin d'obtenir l'autorisation du conseil municipal.
Il fut nommé un comité de trois membres, destiné uniquement à suivre l'exécution de la statue, sous le titre de jury de surveillance, et on l'autorisa à s'adjoindre telles personnes qu'il jugerait capables de l'aider à éclairer la commission, et qu'il serait libre de choisir, soit dans le sein de la commission, soit en dehors.
Puis on s'occupa de divers projets relatifs à la souscription et au mode de publicité, et l'on procéda à l'examen des ressources pécuniaires dont on pourrait disposer pour les dépenses d'impression et d'envoi.
Dans le but de stimuler l'élan du public, il fut arrêté que l'avis suivant serait inséré à la fin du prospectus:
«La commission publiera successivement, de deux mois en deux mois, la liste des souscripteurs.»
XXXII
Mort du président de la commission, M. le marquis de Sémonville.—M. le baron de Fresquienne élu à sa place.—Demande d'autorisation au Ministre de l'instruction publique pour élever la statue sur l'axe de la grille de clôture du jardin de l'École normale.—Réponse favorable.—M. Michaut s'engage à ce que les frais de la statue ne dépassent pas dix mille francs, et demande à en commencer le modèle en argile plastique.—M. l'architecte Petit invité à dresser un devis estimatif des dépenses du piédestal et des grilles.—Autorisation du conseil municipal, émettant toutefois le vœu qu'on choisisse un emplacement plus convenable.—Projet d'une médaille en bronze, destinée à chaque souscripteur.
La quatrième séance eut lieu le 3 août, à l'École normale primaire, dans le salon de M. Lebrun, l'un des membres de la commission. En l'absence du vice-président, M. l'abbé Caron annonça, avec douleur, à ses collègues que la commission venait de perdre M. le marquis de Sémonville, qui en avait accepté la présidence. Il fut immédiatement procédé à l'élection, au scrutin secret, d'un nouveau président et d'un nouveau vice-président. M. le baron de Fresquienne et M. l'abbé Caron furent promus à ces fonctions.
On soumit à l'assemblée un projet de lettre à adresser au Ministre de l'instruction publique, ayant pour but d'en obtenir l'érection de la statue sur l'axe de la grille de clôture du jardin de l'École normale, au milieu d'un espace dont elle se dégagerait, et qui formerait un hémicycle de 5 mètres sur le terrain du jardin pratique de cette école.
Un plan, dressé par M. Petit, architecte de la ville, fut déposé sur le bureau, afin de mettre la commission de surveillance à même d'apprécier l'étendue du terrain demandée au Ministre.
Lecture fut donnée d'une lettre de M. Michaut, qui, sur l'invitation qui lui en avait été adressée, s'engageait à ce que les frais de la statue ne dépassassent pas la somme de dix mille francs, et qui demandait, en même temps, à être autorisé à en commencer le modèle en argile plastique, aux conditions par lui proposées. Il fut fait droit tout de suite à cette demande, et l'on décida, de plus, que l'architecte Petit dresserait un devis estimatif des dépenses qu'occasionneraient le piédestal du monument et les grilles qui l'entoureraient.
Ces travaux devaient consister en maçonnerie, marbrerie, serrurerie, peinture, charpente, terrasse et pavage:
En maçonnerie, pour établir l'hémicycle, fonder le piédestal, en former le noyau en pierre de taille, élever la plate-forme sur laquelle il serait placé et l'entourer d'un stylobate;
En marbrerie, pour revêtir le piédestal de marbre blanc veiné;
En serrurerie, pour entourer l'hémicycle d'une grille en fer, reposant sur le stylobate, et d'une autre grille, dite d'appui, reposant sur le bord de la plate-forme;
En peinture, pour peindre la grille en couleur bronze;
En charpente, pour enfermer les travaux pendant leur durée et jusqu'à ce que la statue fût érigée;
En terrasse, enfin, et en pavage, pour les fouilles à pratiquer, afin d'établir les fondations du monument et d'en paver les approches.
Tous ces travaux étaient estimés approximativement, d'après détails circonstanciés, à la somme de onze mille six cent soixante francs, répartis comme suit:
| Maçonnerie. | 3,500 | fr. | 
| Marbrerie. | 4,550 | |
| Serrurerie. | 3,000 | |
| Transport. | 11,050 | fr. | 
| Peinture. | 160 | |
| Charpente. | 150 | |
| Terrasse et pavage. | 300 | |
| Total. | 11,660 | fr. | 
A la cinquième séance, le 9 décembre, M. le secrétaire donna lecture de l'autorisation accordée par M. Villemain, Ministre de l'instruction publique, grand maître de l'Université. Elle était ainsi conçue:
A M. le baron de Fresquienne, président de la commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, à Versailles.
A Paris, le 10 septembre 1839.
«Monsieur le baron, j'ai reçu les renseignements officiels qui m'étaient nécessaires pour prononcer définitivement sur la demande formée par la commission que vous présidez, à l'effet d'obtenir la concession d'une petite portion du terrain affecté au jardin botanique de l'École normale primaire de Versailles, dans le but d'agrandir la place où doit s'élever la statue de l'abbé de l'Épée.
«D'après ces renseignements, j'ai décidé que la dite portion de terrain, ayant une surface de 39 m. 27 c., serait concédée à la société des souscripteurs pour le monument, aux conditions suivantes: 1º que la grille, formant l'entourage de l'hémicycle qui existera derrière la statue, soit suffisamment élevée pour garantir la clôture du jardin de l'école; 2º qu'une grille plus basse soit placée devant la statue, afin d'empêcher le public d'entrer dans l'intérieur de l'hémicycle; 3º enfin, qu'une porte de sortie soit réservée dans l'une et l'autre grille, afin de conserver à l'École normale l'issue qu'elle a, en cet endroit, sur la rue Saint-Pierre. Je vous prie, Monsieur le baron, de faire part de ma décision à la commission que vous présidez.
«Recevez, Monsieur le baron, etc.»
Il fut arrêté que M. le président adresserait, au nom de la commission, une lettre de remercîment à M. le Ministre de l'instruction publique.
Puis, M. le secrétaire donna lecture de la décision prise par le conseil municipal de Versailles, dans sa séance du 14 novembre, et dont voici les conclusions:
«Le conseil, vu la demande qui lui a été adressée par les souscripteurs à la statue de l'abbé de l'Épée, et après avoir entendu le rapport de sa commission, décide:
«1º Le conseil autorise l'érection d'une statue de l'abbé de l'Épée sur une des places de la ville de Versailles;
«2º Ce monument sera élevé sur l'emplacement désigné par la commission des souscripteurs, ou sur le terrain situé sur l'avenue de la Mairie, en face l'Hôtel de Ville, si, par suite, il est jugé plus convenable par le conseil, après avoir entendu la commission des souscripteurs;
«3º Le conseil se réserve d'apprécier le mérite de la statue, avant son érection, d'après le modèle en plâtre qui devra être fait dans les mêmes proportions que celles que doit avoir cette statue, et de fixer la saillie que le monument aura sur la voie publique.
«L'ensemble des conclusions de la commission a été mis aux voix et adopté avec la modification suivante, qui vient d'être exprimée pour le deuxième paragraphe:
«Le conseil est d'avis que la statue soit érigée sur l'emplacement proposé par la commission des souscripteurs, émettant le vœu que les résultats de la souscription permettent à la commission de proposer la place Saint-Louis, qui lui paraît préférable sous tous les rapports, ou tout autre endroit, jugé convenable par le conseil, sur la proposition de la commission.»
Cette lecture entendue, la commission discuta les conclusions du conseil municipal. Elle vota des remercîments à M. le maire, pour l'autorisation[94] que ce magistrat s'était empressé de lui faire obtenir.
M. le président ouvrit la discussion sur la quotité des dépenses prévues.
L'avis de M. Lebrun fut qu'une médaille serait le moyen le plus propre à stimuler les souscriptions et à en augmenter le nombre et la quotité. Puis, il déposa sur le bureau le croquis de la médaille projetée.
M. le secrétaire donna lecture d'une lettre de M. Michaut, s'engageant à faire gratuitement la médaille, qu'il regardait comme un accessoire du monument.
On pensa qu'une médaille, œuvre de M. Michaut, dont la réputation, au point de vue de la gravure surtout, est européenne, exciterait les citoyens à souscrire, afin de se procurer une représentation fidèle du monument, un souvenir de leur générosité, et de jouir ainsi individuellement de leur propre sacrifice pécuniaire.
La commission arrêta, en conséquence, 1º que le projet d'une médaille à distribuer aux souscripteurs était décidé en principe; 2º que cette médaille serait du dessin du croquis présenté et du module de trente lignes; 3º qu'elle serait en bronze, mais délivrée néanmoins en métal plus précieux aux souscripteurs qui en feraient la demande, en en payant préalablement le prix. On arrêta, en outre, que le nom du souscripteur serait gravé sur sa médaille, et que le bureau conviendrait avec M. Michaut des conditions de cette gravure supplémentaire.
La commission nomma, enfin, un comité chargé de rédiger et d'envoyer les prospectus, de dresser les listes de souscripteurs et d'accélérer les travaux, concurremment avec le président et le secrétaire.
XXXIII
M. Aubernon, préfet de Seine-et-Oise, avant de donner son approbation complète au projet de monument qu'on prépare à l'abbé de l'Épée, désire être mieux édifié sur diverses circonstances qui s'y rattachent.—Réponses de la commission aux différentes questions qui lui ont été soumises par M. le préfet.—Première pensée d'une entrevue de quelques membres du conseil municipal de Versailles avec quelques membres de la commission du monument, ayant pour but d'essayer de lever en commun ces obstacles.—Délibération favorable du conseil municipal en réponse aux objections soulevées par M. le préfet.—Rédaction d'un prospectus à répandre pour activer les souscriptions.
M. le préfet de Seine-et-Oise, dans une lettre du 14 janvier 1840, adressée à M. le maire de Versailles, lui faisait observer que, comme il n'était pas complétement édifié sur l'affaire du monument à élever à l'abbé de l'Épée, il ne pensait pas pouvoir, dans l'état actuel des choses, y donner son approbation. Il désirait, avant tout, être éclairé:
1º Sur la forme et le mérite de la statue projetée, question qui ne pouvait être résolue que par la présentation d'un modèle en plâtre, de la grandeur même de la statue;
2º Sur l'emplacement, choisi par les souscripteurs, qui ne lui paraissait pas être agréé par le conseil municipal, opinion que partageait M. le préfet, l'hémicycle qui devait être pris sur le jardin de l'École normale lui semblant trop restreint, et la place Saint-Louis offrant, à son avis, un emplacement plus convenable;
3º Sur le montant de la dépense, sur la garantie que cette dépense serait intégralement couverte au moyen des souscriptions, et sur les ressources que la ville de Versailles se proposait d'y affecter afin de compléter la somme exigée pour les frais, dans le cas où les souscriptions ne seraient pas suffisantes;
4º Enfin, sur le fait même de la concession du terrain, qui aurait dû être faite à la ville, et non aux souscripteurs.
Le 17 janvier, M. le maire de Versailles écrivit à la commission des souscripteurs, en lui adressant copie de la lettre de M. le préfet de Seine-et-Oise.
En conséquence, dans la sixième séance du 27 janvier 1840, M. le président exposa à la commission que M. le préfet de Seine-et-Oise n'avait pas paru complétement satisfait des explications fournies par la commission, ni de la délibération du conseil municipal, et qu'il croyait nécessaire d'obtenir de nouveaux renseignements avant d'homologuer une délibération sur laquelle il regrettait de ne pas se trouver nanti de documents suffisants. Il était donc d'avis, d'après la lecture des délibération et décision ci-dessus mentionnées, de rassembler le comité de rédaction, à l'effet de préparer une réponse.
M. Lebrun développa son travail, qui fut entièrement approuvé dans son ensemble et dans ses détails, dans son esprit et dans sa forme. La commission décida, à l'unanimité, que ce mémoire serait adressé, en double exemplaire, à M. le maire de Versailles.
M. le secrétaire donna, ensuite, lecture du prospectus[95], avec les additions qui y avaient été faites par le comité de rédaction, et il fit connaître les listes qui avaient été dressées, de l'avis de ce comité.
Le 5 février, la commission répondit aux quatre questions qui lui avaient été soumises par M. le préfet, et finit par proposer, dans le cas où ses réponses ne paraîtraient pas suffisantes et ne porteraient pas la conviction dans tous les esprits, un moyen qui rendrait plus prompte et plus facile la conclusion d'une affaire qui avait déjà souffert tant de retard. «Si le conseil municipal, observait-elle, voulait bien désigner quelques-uns de ses membres à l'effet de s'entendre avec la commission des souscripteurs sur les points en désaccord, sans aucun doute de telles communications auraient bientôt levé tous les obstacles.»
Comme la commission du conseil municipal qui devait présenter incessamment un rapport au conseil sur les observations faites par M. le préfet de Seine-et-Oise relativement à l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, désirait entendre encore les membres du comité des souscripteurs, M. le maire écrivit, le 11 février 1840, à M. de Fresquienne, pour le prier de vouloir bien inviter les membres du comité à se réunir à la commission, qui devait être convoquée le 14, à la Mairie.
Dans la septième séance, qui eut lieu le 3 mai, il fut donné lecture d'un rapport étendu, contenant l'exposé de ce qui avait été fait depuis le 27 janvier. M. le secrétaire porta ensuite à la connaissance de la commission le nombre des prospectus délivrés, d'après les états qu'il avait tenus.
M. le trésorier exposa l'état de la caisse au 16 avril 1840. La commission déclara approuver cet aperçu de la situation.
M. le président communiqua la délibération suivante du conseil municipal, qui répondait aux différentes questions proposées par M. le préfet:
«Le conseil,
«Vu les motifs exprimés dans le rapport qui précède, estime qu'il y a lieu de répondre à M. le préfet:
«1º Que le conseil municipal a reçu de la commission des souscripteurs, par l'organe de M. le baron de Fresquienne, son président, la promesse écrite de la production préalable d'un modèle en plâtre, de grandeur d'exécution;
«2º Que l'emplacement choisi sur la place des Tribunaux ne lui paraît pas heureux, et qu'une statue de deux mètres, douze centimètres, suivant la mesure annoncée, ne lui semble pouvoir convenir à aucun autre emplacement de la ville;
«3º Que la ville de Versailles n'a pas eu d'engagement pécuniaire à prendre, et qu'aucun sacrifice n'a été réclamé d'elle pour cet objet;
«4º Que la concession du terrain de l'École normale n'a pu être faite, ni aux souscripteurs, ni à la ville, et que l'Université, qui en jouit, aurait seulement transféré la jouissance à la ville, devenue propriétaire du monument.
«Les propositions de la commission sont successivement mises aux voix et adoptées.»
XXXIV
Lettre d'envoi du prospectus.—Premières listes de souscriptions.—Empressement des évêques et du clergé.—Offrande de 300 francs de la part du roi Louis-Philippe.—Les membres de la commission invités à donner chacun son avis sur le modèle de la statue.—Le statuaire Michaut promet d'en profiter.—Souscriptions des sourds-muets, recueillies par le docteur Doumic.—Projet d'exposition du modèle de la statue dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris.—Le préfet de Seine-et-Oise accepte les fonctions de président d'honneur de la commission.—MM. Molé, Lepelletier-d'Aunay, Berlin de Vaux et le duc de Luynes désignés pour en être membres d'honneur.—Le Ministre de la guerre regrette de ne pouvoir accorder le bronze qu'on lui demande pour la confection de la statue.
Une circulaire, signée du président baron de Fresquienne, et contre-signée du secrétaire E.-B. de Sainte-James, membres du conseil municipal, avait déjà été répandue. Elle était conçue en ces termes:
«La commission, en vous adressant ses prospectus, vous prie de vouloir bien considérer que le monument qu'elle se propose d'ériger ne doit pas être confondu avec ceux dont l'objet peut toucher seulement les vanités municipales. Ce n'est pas un hommage ordinaire à rendre à un guerrier, à un magistrat, à un savant, mais un témoignage national de reconnaissance. L'abbé de l'Épée est un homme de lumières et de charité, un apôtre de l'infortune, le saint Vincent de Paule de notre époque. C'est ainsi que vous comprendrez sa position et que vous aimerez, non-seulement à vous associer à notre œuvre, mais encore à provoquer l'assistance des personnes qui sont placées sous votre direction, ou avec lesquelles vous vous trouvez en rapports fréquents.
«Nous espérons que vous voudrez bien nous faire obtenir quelques souscriptions, et nous vous prions de recevoir l'assurance de nos sentiments les plus distingués.»
Le président, Baron DE PRESQUIENNE,
Le secrétaire, E. B. DE SAINTE-JAMES,
              Membres du conseil municipal.
A peine la commission avait-elle commencé l'envoi de son prospectus, que déjà l'on répondait avec un honorable empressement à l'appel qu'elle faisait aux gens de bien, aux admirateurs du génie, à toutes les personnes qui éprouvaient de la sympathie pour une idée patriotique et morale. C'était ce que prouvait la première liste qu'elle publiait, et dont le total s'élevait à 2,060 fr. 75 c.
Le roi Louis-Philippe, informé de ce projet, fit remettre au trésorier une somme de 300 fr. pour accélérer la réalisation des fonds nécessaires, et témoigner, en même temps, de sa sympathie pour ce monument vraiment national.
A l'ouverture de la huitième séance, le 14 juin, M. le président exprima le désir de voir inviter chaque membre à formuler son opinion personnelle sur le modèle de la statue en plâtre qu'il avait été admis à visiter. On procéda immédiatement à l'audition de chacun d'eux, et il fut arrêté que l'envoi des notes de la commission serait fait immédiatement à M. Michaut, par les soins du secrétaire, et qu'il serait prié de formuler aussi promptement que possible une réponse à ses observations.
M. le président déposa sur le bureau une lettre de M. le docteur Doumic, frère d'un sourd-muet, proposant de faire souscrire les 30,000 infortunés de cette catégorie que peut contenir la France[96]. Des remercîments furent votés à M. Doumic, pour le zèle éclairé qu'il apportait à l'érection du monument, et il fut décidé qu'on lui transmettrait l'expression des sentiments de sympathie dont la commission était animée pour ses louables efforts.
Dans la neuvième séance, tenue le 3 juillet, il fut donné communication d'une lettre de M. Michaut, s'engageant à profiter des observations de la commission pour certains détails. Il proposait ensuite de solliciter de M. le directeur de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris[97] l'autorisation d'exposer le modèle de sa statue dans cet établissement, afin que le public pût être admis à le contempler, et qu'il en résultât un nouveau stimulant pour la souscription.
M. le président porta à la connaissance de la commission une nouvelle lettre de M. le docteur Doumic, annonçant qu'il tenait à sa disposition une somme de 348 fr. 50 c., qui lui avait été versée par 83 sourds-muets. Il annonçait, en outre, qu'il allait continuer à réunir de nouvelles souscriptions.
Le secrétaire rendit compte de la visite que M. le baron de Fresquienne l'avait autorisé à faire à M. le directeur de l'Institution des sourds-muets, pour s'entendre avec lui sur la convenance du projet d'exposition de la statue dans cet établissement. Le directeur regrettait de n'y pouvoir consacrer la salle des séances de l'École; mais il consentait volontiers à ce que l'exposition eût lieu dans la cour de la maison, où des mesures pourraient être prises pour veiller à la conservation de la statue en plein air; mais, ajoutait-il, il était nécessaire, avant tout, que la proposition qui lui était faite, fût approuvée par l'autorité supérieure, M. le Ministre de l'intérieur. Le secrétaire avait, en conséquence, déclaré au directeur qu'il s'engageait à proposer à la commission de faire face à tous les frais que pourraient entraîner la pose de la statue et son enlèvement, ainsi que l'abri qu'il pourrait être utile de lui donner. Le directeur s'engagea, de son côté, à demander promptement l'autorisation ministérielle, et à faire part à la commission du résultat de sa démarche. Il promit, en outre, de mettre l'agent, chargé des dépenses de l'établissement, à la disposition de la commission pour recueillir les offrandes.
La commission décida, en conséquence, que le modèle de la statue serait transporté, 1º dans la cour de l'hôtel de ville de Versailles, 2º vers le mois d'octobre, dans celle de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, 3º au mois de février suivant, dans celle du Louvre, en obtenant toutes les autorisations indispensables pour arriver à ces fins.
La commission s'occupa incontinent de la question de savoir s'il ne serait pas utile de lui agréger de nouveaux membres, afin de lui donner plus de puissance et de popularité.
Le titre de membres d'honneur serait offert à MM. le comte Molé et Lepelletier-d'Aunay, tous deux membres du conseil général du département, ainsi qu'à M. Bertin de Vaux, ancien député du département, pair de France, et à M. le duc de Luynes.
En juillet 1841, M. le préfet de Seine-et-Oise répondit à M. l'abbé Caron, vice-président de la commission, qu'il acceptait la présidence d'honneur qui lui était décernée par les membres de cette commission. Cette offre avait été motivée, non-seulement sur ce que ce fonctionnaire occupait si dignement le poste honorable auquel la confiance du gouvernement l'avait élevé, mais encore sur ce qu'il avait tenu à être le premier patron de cette entreprise, et sur ce que son nom, inscrit par lui en tête de la liste de souscription, attestait le désir qu'il éprouvait de voir une statue érigée à l'abbé de l'Épée dans sa ville natale.
Ce magistrat annonça, en même temps, à M. l'abbé Caron qu'il s'était empressé de transmettre à M. le Ministre de la guerre la demande que ce respectable ecclésiastique avait faite pour obtenir le bronze nécessaire à la confection de la statue, ajoutant qu'il avait vivement insisté pour que les 1,500 kilog., qui paraissaient devoir suffire, fussent accordés par le gouvernement.
Le président du conseil, Ministre secrétaire d'État de la guerre, maréchal, duc de Dalmatie, répondit à M. le préfet de Seine-et-Oise qu'une semblable demande lui avait déjà été adressée par M. le baron de Fresquienne, au nom de la commission, et qu'il lui avait fait connaître les motifs qui le forçaient, à son grand regret, de refuser le bronze demandé. «En effet, il n'existe pas, dit le Ministre, de vieux bronzes dont nous puissions disposer, si ce n'est pour la fabrication des bouches à feu et de différents autres objets qui sont confectionnés dans les fonderies de l'État pour le service de la guerre. Tout autre emploi pour un service étranger serait blâmable, et la cour des comptes ne manquerait pas de le signaler comme tel.»
La commission publia, dans le courant du même mois, une seconde liste de souscriptions, qui en portait le montant à 4,664 fr. Il était à remarquer que cette liste ne comprenait que bien peu de personnes qui ne fussent pas de Versailles, et, cependant, la commission espérait beaucoup des souscriptions dont elle avait provoqué l'ouverture dans les départements et à l'étranger. Elle était également convaincue que tous les sourds-muets qui auraient connaissance du projet d'érection de ce monument, s'empresseraient de suivre l'exemple des quatre vingt-trois de leurs frères qui, à la vue du modèle en plâtre, avaient spontanément souscrit pour plusieurs centaines de francs. Parmi ses premiers souscripteurs, elle comptait déjà un grand nombre d'évêques et de membres du clergé. Ce bon exemple devait, suivant elle, porter ses fruits. Elle faisait donc un appel à tous les gens de bien, à tous les admirateurs du génie, à toutes les familles qui avaient profité des services rendus par l'abbé de l'Épée, non-seulement en France, mais chez toutes les nations, car il s'agissait moins d'élever un monument au génie, que d'acquitter une dette de reconnaissance.
XXXV
Exposition du modèle de la statue dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris.—Description. Éloge.—Visite du préfet de Seine-et-Oise, du maire de Versailles, d'un de ses adjoints, de délégués du conseil municipal, de membres de la commission des souscripteurs.—Mes impressions en présence de la statue.—Engagement du fondeur.—Adoption de la statue par le conseil municipal, qui décide qu'elle sera placée à la croix des rues Royale et d'Anjou.—M. Michaut se soumet aux corrections indiquées.—L'architecte de la ville mis à la disposition de l'œuvre.—Nouveaux moyens à employer pour activer les souscriptions.
Le modèle de la statue de l'abbé de l'Épée, destinée à la ville de Versailles, venait, enfin, d'être exposé, ainsi qu'on l'avait annoncé, dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris, rue Saint-Jacques, nº 254. Ce modèle avait deux mètres et demi de proportion; il représentait l'abbé de l'Épée à quarante ans environ, en costume de prêtre. Aujourd'hui que nous avons pu nous livrer à un examen sérieux de l'œuvre de M. Michaut, c'est un devoir pour nous de féliciter le statuaire. Il a su résoudre heureusement un problème difficile, longtemps discuté, mais qu'il faudra bien admettre désormais comme une vérité artistique, à savoir que l'habit ecclésiastique peut devenir riche et gracieux sous le ciseau d'un habile sculpteur. Nous pensons qu'on nous saura gré de quelques détails sur cette composition remarquable.
Debout sur un piédestal, le vénérable instituteur des sourds-muets, dont le petit collet est relevé avec grâce, tient de la main gauche un crayon et une tablette, sur laquelle est écrit le mot Dieu, d'abord en caractères symboliques, puis en caractères ordinaires. Sa main droite, élevée vers le ciel, indique que c'est là qu'il faut que l'humanité adresse ses témoignages de reconnaissance pour le nouveau bienfait dont elle vient d'être dotée. Les doigts sont disposés de manière à former la première lettre du mot Dieu. C'était dans cette position simple, naturelle, c'était avec cette physionomie pleine de bienveillance que l'illustre abbé devait chercher à créer ces intelligences enfantines, trop longtemps plongées dans les ténèbres du néant.—Vue de face, la statue est tout à fait à l'abri de la critique; de profil, elle est belle. L'œil est satisfait autant que le cœur.—La soutane est de l'effet le plus vrai, le mieux senti.—Par derrière, les plis du manteau retombent naturellement et sans contrainte.
Sur le socle sont indiqués trois bas-reliefs; celui de face représente le tombeau de l'abbé de l'Épée, auprès duquel la Charité, sous ses emblèmes, rend grâce à Dieu du nouveau moyen de soulagement offert à l'humanité. Ceux de droite et de gauche représentent les deux premiers élèves de ce maître dévoué.
Le travail de l'artiste est aussi beau que son désintéressement est honorable. Pour que son œuvre puisse être citée comme un des plus beaux ornements de la ville, qui déjà possède tant de richesses en ce genre, il attend impatiemment le moment où le modèle sera descendu, afin de pouvoir travailler à donner plus de légèreté aux plis du manteau, qui retombent sur le bras gauche.—Il a droit, désormais, à nos félicitations autant qu'à notre reconnaissance.
Le samedi 21 août 1841, M. le préfet de Seine-et-Oise se rendit, à trois heures de l'après-midi, dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris. M. Remilly, maire de Versailles, et M. Delerot, l'un des adjoints, s'y trouvaient déjà, avec les membres du conseil municipal composant la commission d'examen du monument. Ils y furent reçus par une députation de membres de la commission des souscripteurs.
La visite dura une demi-heure, pendant laquelle ces Messieurs examinèrent attentivement la statue, et témoignèrent, plusieurs fois, leur satisfaction du talent avec lequel M. Michaut avait traité son sujet et su imprimer à sa figure le caractère de bienveillance, de douceur et de fermeté tout à la fois, qui est devenu le cachet historique du vénérable abbé de l'Épée.
Le piédestal sur lequel était placée, en ce moment, la statue, était loin de représenter exactement celui sur lequel elle devait être élevée à Versailles; celui-ci était hexagone, tandis que le projet définitif annonçait un piédestal carré, plus gros, plus haut, et faisant probablement ressortir la statue avec plus d'avantage.
Le 25 août, le Journal de Seine-et-Oise publiait l'article suivant, intitulé[98]: Impressions des sourds-muets en présence de la statue de l'abbé de l'Épée, dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris:
«La statue de l'abbé de l'Épée, dont le modèle en plâtre est exposé dans la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris, rue Saint-Jacques, nº 254, doit être coulée en bronze et orner une des places publiques de Versailles. C'est l'œuvre de M. Michaut, le célèbre graveur des monnaies. Ce tribut de reconnaissance nationale était un devoir pour la ville qui a vu naître un des plus illustres bienfaiteurs de l'humanité. Grâces soient rendues à la commission chargée de ce soin pieux, à cette commission qui a eu la louable idée de faire placer provisoirement ce monument, simple et majestueux, sur le théâtre des miracles de notre père spirituel. Il me semble inutile de décrire la profonde vénération, la vive reconnaissance qui, à son apparition soudaine, ont saisi les cœurs de tous ces enfants, anciens et nouveaux élèves de notre Institution, et de peindre l'avidité religieuse avec laquelle ils dévoraient des yeux les traits si chéris de leur Messie. Les aînés, je veux dire les plus anciens, racontaient en détail l'histoire de sa vie à leurs cadets, et ceux-ci la répétaient aux plus jeunes de leurs condisciples. De toutes parts, dans l'École, les crayons et les plumes étaient en mouvement. C'était à qui consacrerait quelques lignes, tracées d'inspiration, au sublime instituteur des sourds-muets; c'était à qui dessinerait ses traits, mélange heureux de noblesse et de bonté. Déjà la lithographie les a reproduits par centaines dans l'atelier même de l'établissement.
«Tous les yeux sont fixés sur cette image chérie. Que de sensations elle excite! Nos enfants s'extasient; leur cœur s'enflamme au souvenir de ce courage inébranlable, de ce sublime dévouement qu'il lui a fallu pour lutter avec avantage contre tant de préjugés injustes et puissants. Nos frères, se disent-ils, étaient retranchés, il y a soixante ans à peine, de la communion du monde moral et physique. Ils étaient repoussés impitoyablement, ou du moins dédaigneusement exclus du banquet de la vie, et marqués, pour ainsi dire, d'un signe visible du courroux céleste. On les fuyait comme des pestiférés. Il n'y avait pas jusqu'aux tendres mères qui ne fissent violence à leur affection pour ne pas blesser les regards de la multitude par le spectacle de cette infirmité. La foule criait arrière à ces innocentes victimes de l'ignorance, de la barbarie, condamnées à ne jamais savourer la coupe des jouissances communes, et cela parce qu'il avait plu à Aristote de les reléguer bien au-dessous des animaux les plus stupides! Oh! combien tout cela est changé maintenant! Tournons nos yeux sur nous-mêmes, regardons autour de nous, comparons-nous à eux! N'avons-nous pas de puissants motifs de bénir la mémoire de notre saint apôtre?
«Du milieu de tous ces groupes de muets s'échappe soudain un geste énergique. Qu'elle devienne la propriété de l'école, cette statue dont l'exécution répond si bien à toutes les sensations de nos cœurs, à toutes les pensées des admirateurs du génie, cette statue dont le travail honore le talent d'un modeste artiste! Ce vœu trouve de l'écho dans l'Institution entière. Mais, mes amis, leur a-t-on dit, à quoi pensez-vous donc? Ne voyez-vous pas que c'est une dette sacrée que Versailles a hâte d'acquitter envers le plus digne de ses enfants, envers l'abbé de l'Épée? La voyez-vous, cette ville des rois de France, tendant son casque et demandant l'aumône pour qu'on érige, au plus vite, le monument qu'elle a voté à notre grand instituteur? Elle ne repoussera pas l'obole des orphelins qu'il a laissés ici-bas. Leur place est, au premier rang, dans la fête qui se prépare. Patience donc, mes amis! Votre tour ne peut manquer de venir. L'École doit posséder aussi une image de l'abbé de l'Épée. Pour Versailles doit être le grand homme, la statue monumentale! Pour vous, le bienfaiteur modeste, l'instituteur qui préside à vos jeux, à vos travaux, à vos espérances! Vous l'aurez, vous dis-je; patience, mes amis! car à Versailles, au noble berceau de notre père, doit appartenir l'exemple de tous les hommages.
«Qu'il me soit permis, après avoir traduit aussi fidèlement que possible les sentiments si naïfs de mes jeunes frères, d'enregistrer ici une réponse touchante qu'il y a cinq jours, à la distribution de nos prix, une jeune sourde-muette, Aimée Duval, élève de Mlle Barbier[99], a faite à cette question:
«Quel sentiment éprouvez-vous en voyant la statue de l'abbé de l'Épée dans l'Institution des sourds-muets?»
«En voyant ici l'image de celui qui a tant fait pour nous, nous croyons voir un bon père au milieu de ses enfants. Avant que l'abbé de l'Épée se fût occupé de nous, combien notre sort était triste et malheureux! nous ne connaissions ni notre Dieu, ni nos devoirs. Aujourd'hui, nous ne sommes plus séparés du reste de la société, et nous savons que, si nous obéissons toujours à la loi de Dieu, nous serons aussi heureux dans le ciel que ceux qui ont toutes leurs facultés. Soyez mille fois béni, vous qui avez été, pour nous, comme un second père, vous à qui nous devons plus que la vie! Jamais nous ne contemplerons vos traits sans un vif sentiment d'amour et de reconnaissance. Nous savons que vous êtes au ciel, où vous jouissez du bien que vous avez fait à tant de malheureux; que la plus douce récompense pour votre belle âme est de voir les sourds-muets pratiquer toutes les vertus, et que nous ne pouvons mieux vous prouver notre reconnaissance qu'en remplissant tous nos devoirs. Si jamais nous étions tentés de nous en écarter, votre pensée viendrait nous retenir, et c'est ainsi que vous ne cesserez jamais d'être le bienfaiteur des sourds-muets.»
M. Saint-Denis, dans sa lettre du 10 octobre 1841, au président de la commission du monument, s'engageait: 1º à faire transporter le modèle en plâtre de la statue de l'abbé de l'Épée, qui se trouvait dans la cour de l'Institution des sourds-muets, rue des Trois-Bornes, nº 15, afin de l'y mouler en deux parties seulement;
2º A le couler en bronze, qu'il garantissait composé de 84 livres cuivre pur de Russie et 16 livres de blanc (qui pourrait, d'ailleurs, être essayé par expert sur la statue même);
3º A la faire réparer avec tous les soins convenables, sous la direction de M. Michaut, et, enfin, à la faire transporter à Versailles et placer sur son piédestal, avec toutes les précautions et solidités nécessaires; le tout, pour la somme de six mille francs.
Il s'engageait, en outre, si on l'exigeait, à la livrer, toute terminée, deux mois après le jour de l'arrivée du modèle dans sa fonderie.
Le maire de Versailles annonça, le 17 décembre, à M. le baron de Fresquienne, qu'il avait adressé à M. le préfet la délibération du conseil municipal du 8 novembre, ayant pour objet l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée sur le point de jonction des rues Royale et d'Anjou. M. le préfet était tout disposé à soumettre cette délibération à l'approbation de M. le Ministre de l'intérieur; mais, auparavant, il lui paraissait nécessaire d'être parfaitement fixé sur le montant de la dépense, ainsi que sur les moyens d'y pourvoir.
A l'ouverture de la dixième séance de la commission, le 19 mars 1842, M. le président a annoncé que la statue n'avait pu être exposée au Louvre ni à Versailles, à cause des frais de transport et de la fragilité du plâtre, mais que l'exposition avait eu lieu à l'Institution des sourds-muets, en vertu de l'autorisation de M. le Ministre de l'intérieur.
Il a fait connaître, de plus, que M. le préfet du département avait bien voulu accepter la présidence d'honneur et faire espérer son concours le plus efficace à la commission. Ce patronage lui permettait, en conséquence, de se dispenser d'adjoindre des propriétaires éminents du département à l'accomplissement du projet qu'elle poursuivait avec zèle, la sollicitude de M. le préfet lui ayant fait obtenir, en outre, de M. le Ministre de l'intérieur, une somme de 3,000 francs, pour faire face aux dépenses de la fonte de la statue.
«Le 21 août, a dit ensuite M. le président, M. le préfet, M. le maire, des membres de la commission municipale et de la commission du monument se sont rendus à l'Institution des sourds-muets pour examiner la statue. D'autres personnages éminents s'y sont rendus aussi. Le 8 novembre, le conseil municipal a adopté la statue, et décidé qu'elle serait posée à la croix des rues Royale et d'Anjou, mais à condition que des corrections y seraient faites.... Depuis, il a été transmis à M. le préfet un état de prévision des dépenses, pour éclairer M. le Ministre de l'intérieur sur l'autorisation à accorder à l'emplacement de la statue. Le 4 mars, M. le maire a mis l'architecte de la ville à la disposition du bureau, pour aviser, de concert avec lui, à la réalisation des projets de la commission....»
Déjà elle avait accepté les offres de M. Saint-Denis, mais à la condition qu'elles ne l'engageraient, à son égard, que lorsque les corrections à faire par l'artiste auraient été exécutées, et il était bien entendu que le moulage n'aurait lieu que sur l'avis écrit du président, et après l'approbation de la commission.
M. le trésorier lui communique la situation de son avoir.
M. le président rappelle que plusieurs appels de fonds pourraient amener des résultats: 1º chez les habitants du quartier Saint-Louis, qui voyaient avec plaisir les décisions du conseil et de la commission, 2º près des évêques de France, 3º près des établissements de sourds-muets qui avaient fait des promesses, 4º près de MM. les présidents de chambre des notaires d'arrondissements, 5º enfin, près de MM. les correspondants de la commission.
Dans la onzième séance du 17 décembre, le président d'honneur, M. le préfet Aubernon, proposa de s'occuper, avant tout, des moyens financiers à la disposition de la commission.—Il fut décidé que le bureau provoquerait immédiatement les rentrées en retard, par des lettres adressées aux personnes et aux chefs d'établissements mentionnés ci-dessus.
Puis, la commission arrêta ce qui suit:
«La statue sera immédiatement mise à la disposition du fondeur, pour être moulée et coulée. Elle sera, par l'entremise du bureau, au nom de la commission des souscripteurs, offerte à la ville de Versailles; le maire et le conseil municipal de cette ville seront priés de prêter leur concours, par une mise de fonds, qui, tout en facilitant l'achèvement du monument, sera un signe de l'hommage rendu par la ville à l'abbé de l'Épée.»
M. le président mit aussitôt à l'ordre du jour le détail des corrections faites à la statue.
Quelques interpellations furent adressées à M. Michaut, présent à la séance; il satisfit avec empressement aux demandes qui lui furent faites. En conséquence, la commission décida que le modèle serait définitivement adopté et livré au fondeur, sous la direction de M. Michaut, dans l'état où il se trouvait en ce moment.
On s'occupa ensuite du traité à passer avec le fondeur. M. Besnard, vice-secrétaire, qui avait été adjoint au bureau, pour lui prêter assistance dans une opération qui rentrait dans ses études spéciales, donna lecture de la lettre que nous avons déjà rapportée, par laquelle M. Saint-Denis offrait de mouler, couler, transporter et poser la statue, moyennant 6,000 fr. Il passa incontinent à la lecture du projet de traité, qui fut adopté à l'unanimité.
M. le président d'honneur appela l'attention de la commission sur les moyens à mettre en usage pour provoquer de nouvelles souscriptions. On arriva à l'examen de ce qui était relatif à la médaille: M. Michaut demanda à contribuer à la dépense, lors même qu'on ne recueillerait pas les fonds nécessaires, La commission ajourna cette discussion à une époque plus opportune.
XXXVI
Hommage, par la commission des souscripteurs, au conseil municipal de la statue de l'abbé de l'Épée.—Examen du bronze destiné à cette œuvre.—Déficit de 2,700 fr. sur la somme nécessaire à l'achèvement des travaux.—Le conseil municipal en vote 2,000.—Projet d'une plaque commémorative.—Inscription de la face principale du monument.—Travaux du fondeur surveillés par le statuaire.—Érection fixée au 8 septembre 1843.—Dernières dispositions.—Programme de la fête.—Décision du conseil municipal.—Je suis invité à adresser une allocution mimique aux sourds-muets qui assisteront à la cérémonie.
Le 6 février 1843, la commission des souscripteurs, reconnaissante de l'accueil bienveillant que le conseil municipal avait fait à ses projets en désignant un emplacement pour que la statue de l'illustre bienfaiteur de l'humanité restât perpétuellement exposée à la vénération publique dans sa ville natale, le pria d'accepter, au nom de cette ville, le don qu'elle lui faisait de la fidèle image du célèbre instituteur des sourds-muets, en lui exposant que la seule charge qui pesait encore sur elle était la dépense relative à la construction du piédestal. Elle fit connaître, en outre, au conseil municipal qu'elle avait traité avec un fondeur, et donné l'ordre que la statue fût immédiatement coulée en bronze, pour lui être livrée le 15 avril 1843.
Le 19 juin, fut adressée à la commission une note de M. Berthier, inspecteur général des mines, ainsi qu'une lettre de M. l'inspecteur des mines de Seine-et-Oise, sur l'analyse de deux échantillons de bronze, envoyés au laboratoire des mines à Paris par M. le baron de Fresquienne.
M. le maire de Versailles transmit, le 22 juillet, à la commission, la délibération du conseil municipal, en date du 6 février, dont la teneur suit:
«M. le maire communique une lettre de la commission pour la statue de l'abbé de l'Épée, qui annonce l'achèvement de ce monument, et en fait l'offre à la ville, au nom des souscripteurs.
«Dans un rapport, joint à la lettre de la commission, M. le secrétaire rend compte des corrections faites à la statue.
«La commission a annexé aux pièces un état de la situation financière de la souscription; de cet exposé il ressort un déficit de 2,700 fr.; cette somme est, à peu près, égale à celle qui figure au devis pour la construction du piédestal de la statue.
«Plusieurs membres sont d'avis, les uns, de voter une somme de 2,000 fr., les autres, de charger la ville de la construction du piédestal; ces deux opinions se réunissent dans la supposition que le rabais qui résultera de l'adjudication des travaux du piédestal réduira probablement cette dépense à 2,000 fr.
«Le conseil décide que l'acceptation de la statue n'aura lieu qu'après son érection sur la place qu'elle doit occuper;
«Que la construction du piédestal sera supportée par la souscription;
«Que la ville souscrit pour une somme de 2,000 fr., au paiement de laquelle il sera pourvu dans la session de mai.»
Dans la douzième séance de la commission des souscripteurs, du 1er août 1843, présidée par M. le préfet de Seine-et-Oise, il fut donné communication de deux rapports, l'un sur l'état de la souscription en général, l'autre sur celui de la souscription particulière de la ville, et il fut arrêté, 1º que l'on s'adresserait aux habitants notables, par le moyen de lettres et par celui de visites, dont serait chargée une personne investie de la confiance de la commission; 2º que l'on s'adresserait à M. le Ministre de l'instruction publique, qui avait pris tant d'intérêt à l'érection de la statue; 3º que l'on ferait une démarche vis-à-vis de Messieurs les membres du conseil général du département, dont la session devait s'ouvrir le 21 août.
D'autres rapports furent lus sur la qualité du bronze, sur les travaux du piédestal, etc., etc.
Quant à la plaque commémorative, il fut arrêté qu'elle serait en cuivre, enfermée dans une boîte de chêne ou de plomb, et qu'elle porterait l'inscription suivante:
AD. MAJ. GLOR. DEI.
—————
Sous le Règne de LOUIS-PHILIPPE Ier, Roi des Français,
EN AOÛT 1843,
Ce monument a été érigé par la reconnaissance publique
A LA MÉMOIRE DE
CHARLES-MICHEL DE L'ÉPÉE,
Prêtre, premier Instituteur des Sourds-Muets,
NÉ A VERSAILLES, LE 24 NOV. 1712, MORT A PARIS, LE 23 DÉCEM. 1789.
—————
MONUMENT EXÉCUTÉ AVEC LES OFFRANDES DE LA VILLE
ET DES HABITANTS,
DES SOURDS-MUETS ET D'AUTRES PERSONNES,
Par les soins des Commissaires:
MM. AUBERNON, Pair et Préfet, Président d'honneur;
| REMILLY, Député et Maire; | LEBRUN; | 
| Bon DE FRESQUIENNE, ex-Maire; | COUPIN DE LA COUPERIE; | 
| L'abbé CARON, Vice-Président; | BOISSELLIER; | 
| DE STE-JAMES GAUCOURS, Sre | DOUCHAIN; | 
| BESNARD, Vice-Secrétaire; | Dr BATTAILLE; | 
| GAUGUIN, Trésorier; | Feu le Mis DE SÉMONVILLE, Pair; | 
| Lt-Gal Vte WATHIEZ; | Feu le Cher DE JOUVENCEL, ex-Maire et ex-Député.  | 
| B. DE MAUCHAMPS; | |
| TAPHINON; | 
Statuaire: MICHAUT, Graveur des monnaies;
Architecte: PARIS, Architecte de la ville;
Fondeur: SAINT-DENIS.
———
Épreuve de la planche, placée sous la première pierre du Monument.
GABRIEL F., à Versailles.
Il fut décidé, en outre, que cette plaque serait posée sans cérémonie, en présence du bureau, et que procès-verbal en serait dressé en double exemplaire, l'un pour être joint à la plaque, l'autre pour rester aux archives de la ville.—On n'y ajoutait point de monnaies de l'époque, suivant l'usage, à cause de l'exiguïté des ressources de la commission.
On arrêta que l'on graverait en creux, sur la face principale du piédestal, l'inscription suivante:
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
NÉ A VERSAILLES,
LE XXIV NOV. MDCCXII.
Relativement au jour de l'inauguration, la commission fut d'avis qu'il en serait référé à M. le maire et à M. le préfet, et qu'en tout cas, l'autorité municipale devrait prescrire ce qu'il y aurait à faire; mais on était d'avis que le dimanche 27 août serait le jour le plus opportun.
Ce qui est relatif à la médaille, a été renvoyé à une époque plus éloignée, selon les ressources de la commission.
M. Michaut fit, le 15 août 1843, un rapport par lequel il déclara que les conditions imposées par la commission du monument, d'après les articles du traité passé entre M. le baron de Fresquienne, président de la commission et M. de Saint-Denis, étaient convenablement remplies par le fondeur, dont il avait suivi les travaux avec l'assiduité nécessaire.—Et que, quant à l'aplomb, on ne pourrait le juger que sur place.
Sur l'invitation de M. le préfet de Seine-et-Oise, président d'honneur, la treizième séance de la commission eut lieu, le 26 août 1843, chez M. l'abbé Caron, vice-président.
La commission, considérant que les travaux ne pouvaient être terminés pour le 27, rapporta la décision qu'elle avait prise précédemment, et décida qu'elle fixerait ultérieurement le jour de l'inauguration, quand elle aurait été éclairée par M. Paris sur l'époque de la clôture des travaux.
Cet architecte, ayant été immédiatement introduit, exposa son avis sur l'exécution matérielle et la teneur de l'inscription. Chaque membre prit successivement part à la discussion. Après un long débat, la commission déclara choisir les lettres en bronze appliquées par des tenons scellés. Elle rapporta sa décision du 1er août, et arrêta que cette inscription, posée sur la face principale du monument, serait conçue en ces termes:
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
PREMIER INSTITUTEUR DES SOURDS-MUETS,
NÉ A VERSAILLES,
LE XXIV NOVEMBRE MDCCXII.
Puis, l'architecte ayant donné l'assurance que tous les travaux seraient terminés la semaine suivante, la commission décida qu'elle fixerait irrévocablement le jour de l'inauguration au dimanche 3 septembre, vers une heure de relevée.
Après que M. Paris se fut retiré, M. Gabriel, graveur de la plaque, fut introduit, et il proposa d'en faire tirer des exemplaires. La commission arrêta qu'il en serait remis un à chaque souscripteur, et que les quatre sur papier porcelaine, qui avaient été apportés par M. Gabriel, seraient offerts, un au roi Louis-Philippe, souscripteur, par les soins de M. le préfet; un autre à M. le préfet lui-même, président d'honneur de la commission; le troisième à M. Remilly, maire de Versailles; et le quatrième à M. le baron de Fresquienne, président de la commission.
L'ordre du jour appelait la délibération relative à l'inauguration de la statue. La commission décida ce qui suit:
Le jour de l'arrivée de la statue, M. le maire serait prévenu que, le monument étant terminé, la commission proposait de fixer le jour de son inauguration au dimanche 3 septembre, à une heure; qu'elle l'en informait, en le priant d'inviter les autorités, et de vouloir bien prendre toutes les mesures de police qu'il croirait nécessaires, notamment pour empêcher la commission et les souscripteurs d'être confondus avec la foule. Il fut arrêté que cette lettre à M. le maire serait présentée à l'approbation et à la signature de M. le préfet, président d'honneur. De plus, il fut décidé, à l'unanimité, que ledit président d'honneur serait invité, par la commission, à vouloir bien lui donner un dernier témoignage de sa haute bienveillance, en daignant être son interprète, le jour de l'inauguration, pour l'hommage à faire de la statue à la ville de Versailles.
La commission arrêta, aussi, que MM. les souscripteurs, habitant Paris et Versailles, seraient invités à la cérémonie, de même que diverses personnes qui ont rendu différents services à la commission.
Il fut enfin décidé qu'une notice sur la vie de l'abbé de l'Épée serait imprimée et distribuée aux souscripteurs; qu'elle serait lue le jour de l'inauguration, et qu'en conséquence, la cérémonie de l'inauguration devrait se composer: 1º de l'offre de la statue à la ville de Versailles; 2º de la réponse de M. le maire; 3º de la lecture de la notice.
M. le maire, dans la séance extraordinaire du conseil municipal, du 2 septembre, fit, au sujet de cette offre, un rapport dans lequel il rappela la délibération suivante du conseil municipal, après avoir entendu, le 8 novembre 1841, celui de la commission qui avait été chargée de visiter le modèle de la statue de l'abbé de l'Épée:
«L'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, d'après le modèle de M. Michaut, est autorisée: cette statue sera élevée sur le point de jonction des rues Royale et d'Anjou[100].»
M. le maire s'empressa, sur la proposition de la commission du monument, de fixer au dimanche 3 septembre l'inauguration de la statue, dont elle devait renouveler solennellement, le même jour, l'offre à la ville, et lui annonça qu'il avait prescrit déjà toutes les mesures de police qui lui paraissaient nécessaires pour maintenir le bon ordre pendant la cérémonie.
M. de Sainte-James Gaucourt, secrétaire de la commission, m'écrivait, le 2 septembre, de Versailles, en ces termes:
«MONSIEUR,
«Le bureau de la commission, ayant connu hier soir, à sept heures, le programme de l'inauguration, s'est réuni chez M. l'abbé Caron, et a décidé, a l'unanimité, que M. Ferdinand Berthier serait prié de vouloir bien adresser une allocution mimique aux sourds-muets réunis au pied de la statue. Cette allocution devra durer de trois à quatre minutes au plus; on laisse à M. Berthier le soin d'exprimer à ses compagnons d'infortune la reconnaissance qui les anime pour l'abbé de l'Épée, leur bienfaiteur, et de leur témoigner que la ville de Versailles tient à honneur de perpétuer sa mémoire. Les sentiments de M. Berthier sont la garantie de l'éloquence de ses paroles.
«Personnellement je prie M. Berthier de remettre au secrétaire, ou encore mieux au président, une note de son allocution, après l'avoir prononcée.
«Si M. Berthier n'eût pas annoncé, par lettre, qu'il devait partir pour Lyon le 24 ou le 25, on aurait pu convenir de ces faits beaucoup plus tôt.
«Si, d'ailleurs, M. Berthier veut se rendre à midi et demi précis sur remplacement de la statue, il y trouvera la commission, dont les présidents lui communiqueront plus en détail leurs intentions.
«J'ai à me féliciter d'être l'interprète de vœux qui doivent sympathiser avec ceux de M. Berthier, et j'ai l'honneur d'être son très-humble et très-obéissant serviteur.»
XXXVII
Inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée à Versailles, sa ville natale.—Autorités, garde nationale, les sourds-muets de Paris et d'Orléans.—Désintéressement du chemin de fer.—Absence regrettable du clergé.—Nombreuse affluence de spectateurs.—Discours du préfet, au nom de la commission des souscripteurs. Réponse du maire.—Notice sur la vie et les travaux de l'abbé de l'Épée, par M. de Sainte-James, secrétaire de la commission du monument.—Mon allocution mimique.—Salves d'artillerie.—Absence du vénérable Paulmier.—Discours qu'il devait prononcer.
Le dimanche 3 septembre 1843, à midi et demi, au point de jonction des rues Royale et d'Anjou, la statue de l'abbé de l'Épée s'élevait sur un piédestal, couverte d'un voile. Une enceinte avait été réservée tout autour, par les soins de l'administration municipale; des piquets de garde nationale formaient la haie; aux deux côtés du monument se tenaient des sourds-muets de tout âge, de tout sexe, de toute condition, les élèves de l'Institution de Paris, parmi lesquels on remarquait leurs jeunes frères d'Orléans, que l'administration du chemin de fer s'était empressée de faire transporter gratuitement, sous la conduite de leur respectable aumônier, M. l'abbé Bouchet. A une heure, la commission, précédée de son président d'honneur, M. Aubernon, pair de France et préfet de Seine-et-Oise, prit place sur la face principale du monument, ainsi que le corps municipal, en présence des autorités (moins le clergé[101]), des souscripteurs, et d'une immense affluence; là, aux applaudissements répétés de tous les spectateurs, M. le préfet, ayant donné l'ordre d'enlever le voile qui couvrait la statue, l'offrit à la ville dans les termes suivants:
«MONSIEUR LE MAIRE,
«La statue de l'abbé de l'Épée s'offre aux regards de la foule qui nous environne, et je suis chargé, par la commission de souscription, d'en faire hommage à la ville de Versailles, représentée par son corps municipal.
«Le zèle des souscripteurs, dans cette œuvre de reconnaissance, a été soutenu par l'appui du roi, par le concours du corps municipal lui-même, par l'honorable désintéressement de l'artiste, par l'assentiment de la ville entière où l'abbé de l'Épée a reçu le jour.
«Versailles doit, en effet, ressentir un juste orgueil d'avoir vu naître le premier instituteur des sourds-muets, le prêtre vénérable qui, animé par la piété et la charité, a su trouver, dans les inspirations de son génie bienfaisant, le secret de leur rendre la parole et l'ouïe, de les initier aux vérités de la religion et de toutes les connaissances humaines, et de leur donner, pour ainsi dire, une seconde vie, la vie véritable, celle de la foi, de la morale, de l'intelligence et de la raison.
«Cette belle cité, si remplie de mémorables monuments et de grands souvenirs, sera satisfaite de voir élever la statue de l'abbé de l'Épée non loin de celle qu'elle a dédiée au général Hoche; elle s'associera aux sentiments qui nous animent, et elle pensera, comme nous, que la gloire et la reconnaissance qui perpétuent le souvenir du guerrier défenseur de la patrie, doivent être aussi le partage du bienfaiteur du pauvre et de l'humanité.»
M. Remilly, maire de Versailles, membre de la Chambre des députés, a répondu ainsi:
«Oui, Monsieur le préfet, Versailles doit ressentir un juste orgueil.
«Un homme d'un sublime et, cependant, modeste génie, un homme dans l'âme duquel Dieu plaça ce foyer d'ardente charité dont il anime ceux qui sont destinés par lui à soulager l'humanité souffrante, naquit dans cette ville. La sollicitude divine qui, à côté des plus grands maux, place toujours quelque heureux allégement, confia une auguste mission à notre concitoyen: il devait créer la vie intellectuelle et morale chez une partie de ses semblables qui en était déshéritée.—Ses veilles laborieuses, toute sa vie furent consacrées à cette grande entreprise, et il put, enfin, suppléer aux organes de ces malheureux, privés des moyens de communiquer leurs pensées au moyen des mots, et, par suite, privés, en quelque sorte, de toutes pensées. Son intelligence supérieure et observatrice, scrutant, approfondissant la pensée, l'intelligence humaine, rendit, sous une autre forme, à des frères infortunés, la faculté qui leur avait été refusée; et en leur donnant la langue intelligente des signes, l'usage de ce langage expressif et fécond, il fit participer ces pauvres parias de la nature aux bienfaits de l'éducation, les aida à cultiver leur intelligence, éveilla dans leurs âmes les idées endormies, étouffées sous une infirmité horrible: noble tâche! dont le but fut atteint par cet homme, à l'âme haute et sainte, à laquelle le bien accompli semblait si naturel, qu'il ne croyait pas qu'on dût jamais lui en tenir compte.
«Oui, Monsieur le préfet, heureuse et fière de l'avoir vu naître dans son sein, la ville de Versailles, par l'intermédiaire de son corps municipal, accepte la statue de l'un de ses plus illustres enfants, de l'un des plus sublimes bienfaiteurs de l'humanité, de l'abbé de l'Épée!
«Honneur à ceux qui ont voulu cette exaltation publique, si justement méritée! qui ont provoqué avec une louable persévérance la sympathie des nobles cœurs pour un génie vertueux et modeste! Honneur à l'artiste désintéressé qui a su le faire revivre parmi nous, qui a voulu faire descendre dans son œuvre, dans ce bronze, la bienfaisante et grande pensée qui animait ce génie durant sa vie de vertu et d'abnégation!
«Je suis heureux, Monsieur le préfet, d'être l'interprète des sentiments de gratitude de la ville envers tous ceux qui ont voulu exposer à la vénération publique l'image du vertueux abbé de l'Épée, en rappelant le souvenir de ses utiles travaux, de son dévouement sans bornes à l'humanité, que cette image inspire à d'autres, en même temps que le noble désir de s'élever comme lui, la volonté de faire servir leur génie au bonheur de leurs semblables, à l'exemple des nobles et saints travaux qui immortalisent notre grand concitoyen.»
M. de Sainte-James Gaucourt, secrétaire de la commission, lut une notice biographique sur l'abbé de l'Épée.
Je vins, à mon tour, payer un tribut de reconnaissance à la mémoire de l'illustre instituteur de mes frères, et je mimai le discours suivant:
«FRÈRES ET SŒURS!
«Dans une circonstance solennelle, qui rappelle tant de souvenirs glorieux, il était naturel que l'éloge du grand homme que nous célébrons sortît, d'abord, de la bouche éloquente d'un de ses concitoyens, d'un habitant respectable de cette ville, qui a le droit d'être fière de l'avoir vu naître. A la mimique maintenant son tour! Place à cet admirable langage qu'il nous a révélé! D'autres ont charmé les oreilles attentives; qu'il nous soit permis de nous faire entendre aussi des yeux impatients!
«O image si justement vénérée de notre père spirituel, souris à la naïve énergie de nos sentiments exprimés dans une langue qui est notre patrimoine à nous, que Dieu, à l'heure de la création, dispensa également à tous les hommes; que, le premier après Dieu, tu soumis au frein de l'intelligence humaine, et qui, plus tard, s'est posée en égale, au moins, de la parole dans tous les genres, secouant les vieux oripeaux dont l'avait affublée l'ignorance, et reprenant sa robe blanche de néophyte pour saluer ton ombre en ce jour solennel.
«Mais quel spectacle a frappé mes regards étonnés, attendris? D'où viennent les flots d'admiration qui se pressent autour de vous, pauvres enfants que la nature a traités en marâtre? Pourquoi tous ces rangs divers, confondus en un seul et même sentiment sur cette place publique de la cité royale? Ah! je le vois, mes frères, mes sœurs en Dieu, vous venez expier ici, à la face du Très-Haut, de funestes erreurs qui ont trop longtemps voilé la terre. Vous venez, vous, les heureux de la création, proclamer, dans cette enceinte, trop souvent souillée par la flatterie, que tous les hommes sont vos frères, sont vos égaux, et que, quelles que soient les épreuves que le ciel leur envoie, ils n'en sont pas moins les fils du même Dieu. Reportons toute la gloire de ces aveux publics à l'objet si cher de nos hommages! Oh! comme nous le contemplons religieusement! Quel langage parlent à nos regards ce geste expressif, cette attitude pleine de majesté, ce front large et haut, tout sillonné par l'étude. Allez, nous dit notre Rédempteur, allez, mes disciples bien-aimés, par toute la terre» instruire vos frères et vos sœurs d'infortune, les éclairer, comme je vous ai éclairés, et féconder dans leurs cœurs, dans leurs esprits, les heureuses semences que j'ai fait fructifier dans les vôtres. Allez! ne redoutez pas la fatigue et les ronces du chemin, et que Dieu vous conduise!
«Frères et sœurs! non, certainement, vous ne faillirez pas à cette mission sainte. Vous l'avez promis, promettez-le encore devant ce bronze, pour nous si palpitant de souvenirs!
«Avec moi, remerciez aussi l'artiste, si bien inspiré, qui a rendu notre Messie à notre adoration, qui a buriné la pensée dont il était animé, en caractères ineffaçables!
«Grâces aussi, grâces, mille fois, à la commission, si digne de mener à bonne fin cette œuvre de réparation qu'attendait la mémoire d'un des plus grands hommes de notre belle France, si féconde en grands hommes, qu'attendait Versailles, fière, dans la postérité la plus reculée, de l'avoir vu naître dans ses murs!»
M. Eugène Garay de Monglave, ancien membre de la commission consultative de l'Institution des sourds-muets de Paris, traduisit aussitôt verbalement mon discours avec une grande énergie et une vive sensibilité.
M. le président annonça, à une heure trois quarts, la fin de la cérémonie, pendant que des salves d'artillerie apprenaient au monde que la ville de Versailles venait de consacrer un monument digne de ses immortels travaux à l'impérissable mémoire de l'un de ses plus illustres enfants.
Lors de l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, l'absence du vénérable Paulmier, professeur émérite parlant de l'Institution des sourds-muets de Paris, avait été remarquée; cette absence avait pour cause une indisposition grave qui le retenait à l'École. On n'avait eu garde de l'oublier dans les invitations faites pour cette cérémonie, où sa place était marquée en sa qualité de vétéran de la science mimique. Une lettre particulière lui avait été exactement adressée par le président et le secrétaire de la commission.
Voici le discours que l'honorable instituteur devait prononcer au pied de la statue:
«Nul n'est plus digne d'aussi solennels hommages que l'immortel abbé de l'Épée: autant l'âme est au-dessus du corps, autant son œuvre est au-dessus des jeux de l'esprit et de toutes les imitations et fictions des arts. O belle et sublime conception que celle qui crée, pour ainsi dire, l'âme d'un sourd-muet! Le statuaire, avec son ciseau, travaille la pierre, et parvient, à force de tourmenter un bloc de marbre, à faire, en quelque sorte, mouvoir la matière; l'instituteur éveille l'âme, développe l'entendement, rend la parole à un muet, fait jaillir la pensée de son cerveau presque inanimé, et lui apprend à s'exprimer avec autant de pureté, d'élégance et de force, que l'écrivain le plus éloquent.
«Qu'on ne croie pas que cette noble et singulière occupation soit bornée; elle tient aux beaux-arts et à la pantomime de la scène par le langage d'action. La logique et la grammaire, qui sont les yeux du discours, comme la géographie et la chronologie sont ceux de l'histoire, introduisent le sourd-muet dans le sanctuaire des sciences; les mots appelés pronoms par les grammairiens désignent les relations personnelles, découvrent le principe du drame, et conduisent naturellement aux premiers éléments de l'ordre social.
«Si l'on parcourt, d'un coup d'œil, le siècle qui vient de s'écouler, on ne trouve pas d'invention plus utile à l'humanité. Sans doute, durant cette période de gloire, plusieurs beaux génies ont jeté un vif éclat sur la philosophie et les lettres: l'un surprend, éclaire, éblouit par la variété et la prodigieuse fécondité de son rare talent[102]; l'autre, doué de la plus profonde sensibilité[103] et d'une éloquence mâle et persuasive, défend victorieusement la liberté de l'homme et des peuples, en même temps qu'il trace les devoirs des mères, des précepteurs de l'enfance et de la jeunesse; celui-ci, chargé d'une haute magistrature, occupé par état de faire exécuter les lois, médite toute sa vie sur l'objet de ses devoirs, et lègue aux hommes, comme fruit de ses veilles, l'Esprit des lois[104]: toutefois, aucun de ces grands hommes, par le noble cachet de son invention, ne s'est placé au-dessus du fondateur de l'Institution des sourds-muets de naissance, dont le génie, par sa douce influence, semble un astre nouveau, se levant pour féconder, éclairer une tête qui paraissait frappée de stérilité et abandonnée de la nature entière: c'est plus que l'humanité, c'est une inspiration divine qui lui fit concevoir la première idée de cette céleste invention; c'est le désir de faire naître Jésus-Christ dans le cœur de tant d'infortunés, et de les initier aux mystères de cette religion sainte, qui embrasa le cœur de l'abbé de l'Épée et de son digne continuateur, l'abbé Sicard, dont, jusqu'à mon dernier soupir, je m'honorerai d'avoir été l'humble élève.»
XXXVIII
Pièces de vers auxquelles donne naissance l'inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée, à Versailles. Improvisation poétique du sourd-muet Pélissier, avec épigraphe du sourd-muet Lenoir.—Le conseil municipal autorise le maire à accepter le monument, et adresse des remercîments aux commissaires, aux souscripteurs et au statuaire.—La commission sollicite en vain de M. le Ministre de l'intérieur, par l'intermédiaire de M. le préfet, une dernière subvention pour solder ses comptes.—Relevé définitif des recettes et dépenses.—Tribut de regret de la commission à quatre de ses membres décédés.—Ses remercîments à M. le préfet Aubernon.—Elle décerne une médaille au statuaire Michaut.—Désir des souscripteurs sourds-muets de voir leurs noms imprimés dans les journaux, afin de constater leur reconnaissance pour l'abbé de l'Épée. La commission ne peut que faire lithographier des listes générales.—Conclusion: sept vœux émis; trois encore à exaucer, une statue dans l'Institution, berceau de l'art d'élever les sourds-muets; deux inscriptions, l'une, sur la maison modeste où il naquit, à Versailles; l'autre, sur la maison modeste où il commença à enseigner, à Paris.
A l'occasion de l'inauguration de la statue, plusieurs pièces de vers, plus remarquables, en général, sous le rapport de l'intention que sous celui du talent, parurent dans les journaux de Seine-et-Oise.
Notre poëte sourd-muet, Pélissier[105], voulut chanter, à son tour, cet envoyé du ciel, et, plus heureux, il réussit à le faire dans la véritable langue des dieux.
Ses vers ont pour épigraphe cette pensée d'un de nos frères:
Élever des statues aux grands hommes, c'est léguer à la postérité de sublimes leçons.
A. LENOIR.
| Il est de certains noms consacrés par la gloire, | 
| Ainsi que ces feux purs qui scintillent aux cieux, | 
| Astres éblouissants qu'aux pages de l'histoire | 
| Les siècles font éclore en jalons lumineux. | 
| L'esprit de l'Évangile, en dépit de l'envie, | 
| Fait rayonner leur front d'un éclat souverain, | 
| Et l'artiste leur doit une seconde vie | 
| Dans le granit ou dans l'airain. | 
M. le préfet, président d'honneur de la commission, adressa, le 16 septembre, à M. le baron de Fresquienne, expédition d'une délibération par laquelle le conseil municipal de Versailles autorisait M. le maire à accepter l'hommage fait à la ville du monument de l'abbé de l'Épée. Dans cette même délibération, le conseil municipal votait des remercîments aux commissaires, aux souscripteurs et à l'artiste désintéressé, auteur de la statue.
M. le préfet transmit, le 30 avril 1844, à M. le Ministre de l'intérieur, la demande formée par les membres de la commission, à l'effet d'obtenir une nouvelle subvention de 1,800 francs, pour acquitter la somme restant à payer aux entrepreneurs qui ont contribué à la construction et à l'érection du monument. Malgré la recommandation et les démarches personnelles de ce fonctionnaire, M. le Ministre ne put accueillir favorablement cette pétition, et voici en quels termes il l'en informa:
«J'aurais voulu, Monsieur le préfet, qu'il me fût possible de donner suite à votre demande, mais l'état des fonds dont je dispose pour encouragement aux beaux-arts ne m'en offre pas les moyens. Je vous en témoigne tous mes regrets.»
Le 25 juin 1845, les membres composant la commission ouvraient leur quatorzième et dernière séance chez M. le baron de Fresquienne, pour procéder à la clôture définitive de leurs opérations.
Lecture fut faite d'un rapport divisé en cinq paragraphes:
1º Compte-rendu des opérations depuis la première séance jusqu'au jour de l'inauguration;
2º Procès-verbal de la séance d'inauguration;
3º Compte-rendu des travaux jusqu'à ce jour, 25 juin 1845;
4º Examen des comptes de M. le trésorier, et rapport;
5º Inventaire des pièces écrites et imprimées de la commission.
| COMPTES DE M. LE TRÉSORIER, | ||||
| Recettes. | ||||
| 1º Subvention du Ministre de l'intérieur. | 3,000 | f. | » | c. | 
| 2º Souscription du roi. | 300 | » | ||
| 3º Souscription de la ville de Versailles. | 2,000 | » | ||
| 4º Souscriptions particulières. | 6,499 | » | ||
| 5º Intérêts de fonds libres placés momentanément chez M. le receveur général.  | 208 | 40 | ||
| 6º Allocation de la ville de Versailles pour solder les travaux.  | 1,805 | 47 | ||
| Total. | 13,812 | f. | 87 | c. | 
| Dépenses. | ||||
| 1º Acquisition de registres et autres menues dépenses.  | 11 | f. | c. | |
| 2º Frais d'un modèle en bois, et papier.  | 27 | 50 | ||
| 3º Frais d'impressions diverses. | 1,099 | 50 | ||
| 4º Affranchissements et ports de lettres  | 531 | 45 | ||
| Transport. | 1,669 | f. | 55 | c. | 
| 5º Remboursement à M. Michaut des déboursés du modèle de la statue et de son transport à l'Institution des sourds-muets, où elle a été exposée.  | 1,270 | » | ||
| 6º Prix du bronze et de la fonte de la statue payé à M. Saint-Denis.  | 6,000 | » | ||
| 7º Acquisition et frais de transport du granit de Soignies, pour le piédestal, et frais accessoires.  | 1,462 | 96 | ||
| 8º Prix de la grille d'entourage en fonte.  | 993 | 80 | ||
| 9º Écritures diverses payées au sieur G..., et à d'autres personnes employées par M. de Sainte-James.  | 155 | 05 | ||
| 10º Gravure d'une planche en cuivre placée sous le piédestal, payée à M. Gabriel Cerf.  | 77 | » | ||
| 11º Travaux d'établissement de la statue, du piédestal, et accessoires payés aux divers entrepreneurs.  | 2,182 | 51 | ||
| Total. | 13,810 | f. | 87 | c. | 
| Balance. | ||||
| La recette s'élève à | 13,812 | f. | 87 | c. | 
| La dépense à | 13,810 | 87 | ||
| Par conséquent, le trésorier est reliquataire de  | 2 | f. | » | |
Quant à l'engagement pris de publier l'état des recettes et dépenses dans les trois mois de la clôture des travaux,
Attendu qu'il a été impossible de pourvoir plus tôt à cette obligation; que, d'un autre côté, la publication serait suffisante si elle était faite dans les journaux du département,
La commission arrête ce qui suit:
Il sera fait une seule publication dans l'un des journaux qui paraissent à Versailles; elle sera ainsi conçue:
«La commission des souscripteurs au monument de l'abbé de l'Épée, en terminant ses travaux, a arrêté le chiffre de ses recettes et de ses dépenses dans sa dernière séance du 25 juin, et, afin de se montrer fidèle à l'engagement qu'elle a pris dans ses prospectus, elle a fait la déclaration qui précède.»
L'excédant en recette de 2 francs fut versé à la caisse du bureau de bienfaisance.
La commission, en se séparant, crut devoir exprimer les vifs regrets qu'elle avait éprouvés de ce que quatre de ses membres les plus distingués, dont elle avait été à même d'apprécier le zèle et les lumières, n'avaient pu assister au terme de ses travaux.
La mémoire du marquis de Sémonville et du chevalier de Jouvencel, et les souvenirs si rapprochés encore de MM. Taphinon et Douchain, lui étaient précieux, et l'on savait combien leur concours avait été généreux et utile.
La commission voulut aussi témoigner sa vive reconnaissance à M. Aubernon, préfet de Seine-et-Oise, qui, en acceptant le titre de président d'honneur, avait facilité l'accomplissement de ses travaux.
Heureuse et flattée de son bienveillant patronage, elle aimait à renouveler à ce digne magistrat l'expression de sa profonde gratitude.
Après avoir pris l'avis de ses collègues, M. le président déclara les travaux terminés et la commission dissoute.
EXTRAIT DU COMPTE-RENDU DES OPÉRATIONS DU BUREAU
DEPUIS L'INAUGURATION.
«Le conseil municipal, sur la proposition d'un de ses membres, étranger à la commission, a décerné, en 1843, à M. Michaut, notre statuaire, une médaille comme témoignage de sa reconnaissance pour son zèle désintéressé. Ce don, modeste en apparence, vous paraîtra néanmoins précieux, et honorer autant l'artiste qui s'en est rendu digne que le corps qui le lui a décerné.»
Les sourds-muets souscripteurs du monument avaient exprimé le vœu que leurs noms fussent publiés dans les journaux. Ce n'était pas orgueil de leur part, c'était le besoin impérieux de prouver à leurs frères, à leurs parents, à leurs amis, qu'ils avaient répondu, comme c'était, pour eux, un devoir, à l'appel d'une légitime reconnaissance. Certainement le plus vif désir de la commission Versaillaise eût été de se rendre à leur juste empressement; mais elle recula devant les dépenses auxquelles cet objet l'aurait entraînée. Il eût fallu payer les frais d'insertion 50 centimes la ligne, et il en aurait coûté 200 francs, au moins, pour obtenir cette publicité dans un seul grand journal de Paris; de plus, on eût dû envoyer un exemplaire de cette liste à chaque sourd-muet souscripteur. C'était, à 20 centimes l'un, 16 francs encore! non compris ceux qui avaient souscrit collectivement. La commission pensa qu'il valait mieux faire lithographier des listes de tous les souscripteurs, sans exception, lesquelles leur seraient distribuées, et permettraient d'en reproduire d'autres dans la suite. Ces listes, d'accord avec les quittances individuelles, appartiennent à chaque souscripteur, pour qui elles constituent comme un titre personnel[106].
Sur les sept vœux émis dans cet ouvrage, quatre seulement sont exaucés:
Un monument s'élève dans l'église Saint-Roch, à Paris, près de l'autel où l'abbé de l'Épée célébrait la sainte messe, sur l'emplacement même où reposent ses dépouilles mortelles.
Sa statue orne le fronton de l'Hôtel de Ville de la capitale de la France.
Une autre statue du saint Vincent de Paule de nos frères d'infortune décore une des places de Versailles, sa patrie.
Son portrait a été inauguré au Musée national de cette ville.
Mais le berceau de son admirable création, mais l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, attend encore sa statue, qui lui a été promise.
Mais rien ne signale même au respect public la maison modeste où il naquit à Versailles, la maison modeste où il commença à enseigner à Paris.
Paris, Versailles, la France, le monde entier, acquitteront-ils donc enfin ces trois dernières dettes de reconnaissance?
En douter un instant serait leur faire injure.
Nous attendons avec une pleine confiance la réalisation prochaine de nos trois derniers vœux.
NOTES.
(A) L'orthographe du nom de l'abbé de l'Épée a été l'objet d'une discussion intéressante, à l'époque où l'on s'occupait de l'érection de sa statue à Versailles.
Lespée, c'est ainsi que ce nom est signé par son père dans l'extrait du registre de 1712 des actes de l'état civil de la ville de Versailles, que nous rapportons textuellement plus bas. Lespée, c'est ainsi qu'il est écrit encore au frontispice d'un petit livre pour étudier les règles du jeu de trictrac, qui porte le millésime de 1698, et qu'une des nièces du célèbre instituteur, madame la comtesse de Courcel, a bien voulu me communiquer il y a onze ou douze ans. Mais à cette orthographe nous opposons, non-seulement celle de la signature qu'on lit au bas d'une lettre autographe par lui adressée à l'abbé Salvan, son élève, et, comme lui, instituteur des sourds-muets, mais encore celle du nom de de l'Épée retrouvé sur un livre dont il fit don à Anne-Catherine Dessales, sourde-muette, pour récompense de la science dont elle avait donné des preuves dont un exercice public à Paris, le 8 août 1779.
D'ailleurs, n'avons-nous pas plus d'un exemple de ces altérations d'orthographe?
L'empereur Napoléon, qui s'appelait d'abord Buonaparte (un nom italien), ne signa-t-il pas Bonaparte dès qu'il se vit investi du commandement de l'armée d'Italie?
A la vue de la noble particule, précédant le nom de notre héros pacifique, quelqu'un osera-t-il accuser sa vanité? Mais qui donc ignore que son humilité était devenue proverbiale?
(3e Arrondissement de Seine-et-Oise. )
MAIRIE DE VERSAILLES.
Extrait du registre des actes de naissance de la ville de
Versailles, pour l'année 1712.
L'an mil sept cent douze, le vingt-six novembre, a été baptisé Charles-Michel né avant-hier, fils de Charles-François Lespée, expert ordinaire des bâtiments du roi, et de Françoise-Marguerite Varignon, son épouse, de cette paroisse. Le parrain a été Michel Varignon, oncle maternel; la marraine, Catherine Portier, veuve de Thomas Valleran, entrepreneur des bâtiments du roi, qui ont signé avec le père présent.
Signé: Michel Varignon, Catherine Portier, Lespée et Blaise, prêtre.
(B) Voici une note, concernant les formulaires, que nous devons à l'obligeance d'un de nos amis, M. Dupoux:
«Deux formulaires, ou actes d'adhésion, furent imposés aux catholiques, à l'occasion des disputes sur le jansénisme.
«Voici la traduction du premier, arrêté par l'Assemblée du clergé, en 1656, et sanctionné par une bulle d'Alexandre VII, du 16 octobre de la même année:
«Je me soumets entièrement à la Constitution de notre Saint Père le pape Innocent X, du 31 mai 1653, selon son véritable sens, expliqué par l'Assemblée de Messeigneurs les prélats de France, du 28 mars 1654, et confirmée, depuis, par le bref de Sa Sainteté, du 29 septembre de la même année. Je reconnais que je suis obligé, en conscience, d'obéir à cette Constitution, et je condamne, de cœur et de bouche, la doctrine des cinq propositions de Cornélius Jansenius, contenues dans son livre, intitulé Augustinius, que le pape et les évêques ont condamnées, laquelle doctrine n'est point celle de saint Augustin, que Jansenius a mal expliquée contre le vrai sens du saint docteur.»
«La signature pure et simple de ce premier formulaire fut ordonnée par l'Assemblée du clergé de 1660, et rendue obligatoire comme loi de l'État par une déclaration royale du 20 avril 1664.»
«Voici maintenant la traduction du second formulaire, appelé le formulaire d'Alexandre VII, parce qu'il fut imposé par ce souverain pontife, et inséré dans sa bulle du 15 février 1665.
«Je me soumets à la Constitution apostolique d'Innocent X, du 3 mai 1653, et à celle d'Alexandre VII, du 16 octobre 1656; et je rejette et condamne sincèrement les cinq propositions extraites du livre de Cornelius Jansenius, intitulé Augustinus, et dans le sens du même auteur, comme le Saint-Siége apostolique les a condamnées par les susdites Constitutions. C'est ce que j'assure: ainsi Dieu m'aide et les saints Évangiles!»
«Une déclaration du roi, promulguée le 25 avril 1666, ordonna à tous les archevêques et évêques du royaume de signer ou de faire signer ce formulaire par tous les ecclésiastiques séculiers et réguliers, par les religieuses et les maîtres d'écoles, sans aucune distinction, explication ou restriction.
«Il est présumable que le second formulaire, celui d'Alexandre VII, est le même qu'on proposa à l'abbé de l'Épée de signer, lorsqu'il se présenta pour entrer dans les ordres; car il ne paraît pas qu'il en ait été prescrit un troisième.
«La bulle de Clément XI, publiée en 1705, et qui commence par ces mots: vineam domini Sabaoth, se borne à condamner ce que l'on appelait le silence respectueux, c'est-à-dire la prétention des jansénistes, qui consistait à condamner les cinq propositions, mais sans reconnaître qu'elles fussent extraites du livre de Jansenius, sous le prétexte que, ce dernier point étant une question de fait non révélé, l'on n'était point, en conscience, tenu de le confesser, même sur l'ordre du pape.
«La bulle unigenitus du même pontife, en date du 8 septembre 1713, contient la condamnation du fameux livre du père Quesnel, intitulé: Réflexion morales sur le Nouveau Testament. Elle ne propose pas, non plus, de nouveau formulaire. C'est, du reste, le dernier acte relatif au jansénisme qui soit émané du Saint-Siége.
«Les querelles du jansénisme furent terminées par un ouvrage intitulé: Corps de doctrine, adopté, en 1720, par l'Assemblée du clergé de France. Je ne sache pas que cet ouvrage contienne un nouveau formulaire. On le vérifierait en se reportant aux procès-verbaux de l'Assemblée du clergé à cette époque.»
Désireux de ne conserver aucun doute à cet égard, et de savoir positivement si le formulaire imposé par Alexandre VII est bien celui qu'on voulut faire signer à l'abbé de l'Épée, lorsqu'à dix-sept ans, il demanda à être admis dans les ordres sacrés (dans le courant de 1729 à 30), je m'adressai au savant abbé Girard, sous-bibliothécaire de la Sorbonne, qui, avec un empressement que je n'oublierai de ma vie, se livra incontinent à d'actives recherches, relativement au fait qui me préoccupait. Il en résulta clairement qu'il n'avait été publié que deux formulaires, l'un, par le clergé de France, en 1656, l'autre, par le pape Alexandre VII, en 1665. C'est, à son avis, ce dernier dont l'approbation a été constamment exigée. Ce ne peut donc être, a-t-il ajouté, que celui-là auquel l'abbé de l'Épée aura été obligé d'apposer sa signature.
(C) Qu'on juge de l'étrange surprise que j'éprouvai en lisant en note ce qui suit, à la page 11 d'une brochure intitulée: Inauguration de la statue de l'abbé de l'Épée dans Versailles, sa ville natale.
«Jamais l'abbé de l'Épée n'a été avocat au parlement, ni même admis au stage. C'est ce qui résulte de recherches dues récemment à l'obligeance de M. Caubert, doyen du conseil de l'ordre des avocats à Paris.»
Or, cette déclaration est contraire au témoignage unanime de toutes les notices qui ont été publiées, jusqu'à ce jour, sur la vie de l'apôtre des sourds-muets.
Ayant tout lieu de présumer que les recherches en question n'avaient pas été faites aussi scrupuleusement qu'on aurait pu le désirer (loin de moi, d'ailleurs, la moindre pensée de douter de la bonne volonté qu'on y a apportée), ou, du moins, que les archives du Palais avaient dû souffrir de la révolution de 93, je me décidai à procéder moi-même à de nouvelles investigations à ce sujet, et je parvins enfin à savoir qu'aux Archives de la République existait l'acte de réception de M. l'abbé de l'Épée comme avocat, à la date du lundi 13 juillet 1733.
La preuve de son admission est consignée, en outre, dans une lettre de ce bienfaiteur de l'humanité à Me Élie de Beaumont, datée du 1er février 1779, laquelle commence par ces mots:
«Nous avons eu l'honneur, l'un et l'autre, d'être reçus avocats en la cour... Pour moi, l'état auquel je me suis consacré depuis 1731, ne me permet de défendre, comme avocat, que ceux que les canons des conciles appellent miserabiles personæ....»
(D) Réponse de M. l'abbé Coffinet, chanoine, secrétaire de l'évêché de Troyes, à M. de Sainte-James Gaucourt, secrétaire de la commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée, en date du 21 août 1843:
21 août 1843:
«MONSIEUR,
«En recevant votre lettre, j'éprouvais d'abord la crainte de ne pouvoir répondre à votre désir; car les archives du secrétariat de l'évêché de Troyes ne remontent pas au-delà de 1802. Mais bientôt je me rappelai qu'à l'époque de 1793, quelques actes épiscopaux avaient été transférés à la Préfecture. Je m'empressai donc d'écrire à M. le préfet, pour le prier d'ordonner des recherches depuis 1712 jusqu'à 1737. Elles furent couronnées d'un plein succès. Elles fournirent même des renseignements imprévus. C'est avec un vif plaisir que je vous transmets l'extrait de ces documents, destinés a éclaircir, tout à la fois, une partie de la vie d'un homme justement illustre, et à donner toute la certitude désirable à un fragment de son histoire.
«Je dois les extraits ci-joints à l'obligeance de M. Ph. Guignard, archiviste de l'Aube. Ce jeune homme, aussi distingué par sa science que par sa piété, me demande, pour échange de son travail, un exemplaire de la notice que vous préparez sur l'abbé de l'Épée. Il vous prévient que, dans le cas où vous ne relateriez pas ces documents à la suite de votre ouvrage, il se propose de faire imprimer tout au long ces fragments précieux pour le nom de l'homme qu'ils concernent, dans la Bibliothèque de l'école des chartes.
«Si je ne craignais d'être indiscret, je vous prierais de m'adresser également un autre exemplaire de votre notice, que je conserverais avec soin dans mes archives.
«Agréez l'assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, etc.»
| ARCHIVES DU DÉPARTEMENT DE L'AUBE. | |
|---|---|
| Registre des actes épiscopaux (titres de l'évêché de Troyes). | |
| 23 mars 1736. | Nomination de M. Charles-Michel de l'Épée à la cure de Feuges (arrondissement d'Arcis-sur-Aube). | 
| 31 mars 1736. | Promotion de M. Charles-Michel de l'Épée aux quatre ordres mineurs et au sous-diaconat. | 
| 26 août 1736. | Patrimoine de M. Charles-Michel de l'Épée trouvé suffisant pour qu'il puisse être promu aux ordres sacrés. | 
| 22 septembre 1736. | Promotion de M. Charles-Michel de l'Épée au diaconat. | 
| 28 mars 1738. | Nomination de M. Charles-Michel de l'Épée au canonicat de Pougy. | 
| 5 avril 1738. | Promotion de M. Charles-Michel de l'Épée à la prêtrise. | 
| Registre des actes épiscopaux (titres de l'évêché de Troyes). Inventaire Vallet. Registre nº 37, de 1731 à 1742, page 190. 1736. Nomination de M. Charles-Michel de l'Épée à la cure de Feuges.  | |
1e 23 mars 1736
fº 62, vº
Cura de Feugiis (Feuges.)
Jacobus Benignus Bossuet, permissione divinâ, Trecensis episcopus, dilecto nostro Magistro Carolo-Michæli l'Épée, clerico parisiensi, salutem in Domino! Curam, seu parochialem ecclesiam, sub invocatione sancti Benedicti de Feugiis (Feuges, arrondissement d'Arcis-sur-Aube), in nostrâ diœcesi, cujus, occurente vacatione, collatio, provisio et alia quævis dispositio ad nos, ratione nostræ dignitatis episcopalis, pleno jure, spectare et pertinere dignoscitur, proùt spectans et pertinens, liberam nunc et vacantem per desertionem Magistri Laurenti Cuchin presbyteri, illius ultimi et immediati possessoris pacifici, aut alio quovis modo et ex cujuscumque personâ, tibi presenti atque sufficienti, capaci et idoneo per prævium examen reperto, contulimus et donavimus, conferimusque et donamus, ac de illâ, illiusque juribus et pertinentiis universis providimus et providemus per presentes.—Quocircà Mandamus notario apostolico qui super hoc fuerit requisitus, quatenùs te, seu procuratorem tuum, ad hoc legitimè constitutum, nomine tuo et pro te, in possessionem corporalem, realem et actualem dictæ parochialis ecclesiæ, juriumque et pertinentium ejusdem universorum ponat et inducat, adhibitis solemnitatibus in talibus assuetis, jureque cujuslibet salvo.
Datum Trecis, sub signo vicarii nostri generalis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo sexto, die verò mensis Martii vigesimâ tertiâ, presentibus ibidem Magistro Petro Noel et Daniele Lenoir, presbyterio Trecis respectivè commorantibus, testibus ad premissa vocatis, et in presenti minutâ, cum vicario nostro generali, subsignatis.
Signé: Noel, Philippe, vicarius generalis, Lenoir.
Promotion de Charles-Michel de l'Épée aux quatre ordres mineurs
et au sous-diaconat.
2e 31 mars
1736
même reg.
fº 63, rº.
Clericali tonsurâ initiati et promoti ad quatuor minores, subdiaconatûs, diaconatûs et presbiteratûs, ordines per nos Jacobum Benignum Bossuet, permissione divinâ, Trecensem episcopum, in sacello palatii nostri episcopalis Trecensis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo sexto, die verò Sabbati Sancti mensis Martii ultimâ.
Ad quatuor minores ordines.
M. Carolus-Michæl l'Épée, clericus parisiensis, pastor parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi.
Ad subdiaconatum.
M. Carolus-Michæl l'Épée, acolytus parisiensis, pastor parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi, sub titulo patrimonii approbando.
Patrimoine de Charles-Michel de l'Épée trouvé suffisant pour
qu'il puisse être promu aux ordres sacrés.
3e 20 août
1736
même reg.
fº 65, vº.
Jacobus Benignus Bossuet, permissione divinâ, Trecensis episcopus, universis presentes litteras inspecturis notum facimus quod, viso quodam instrumento publico coràm Magistris Billeheu et Baptiste, notariis, Lutetiæ commorantibus, die quintâ mensis Maii proximè elapsi confecto, quo Carolus-Franciscus de l'Épée et Franscisca Margareta Varignon, prius uxor, Parisiis, in vico Ludovici magni, commorantes, summam ducentarum et quinquaginta librarum annui reditûs, dilecto nostro Magistro Carolo-Michæli de l'Épée, subdiacono parisiensi, pastori parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi, et ipsorum filio, in titulum patrimonii cujus ope ad sacros (etiam presbyteratûs) ordines promoveri possit, cessisse et donasse dignoscuntur; quam quidem summam 250 liv. ex tributis et vectigalibus, principatûs Dumbensis ad hoc oppigneratis ob collocatam quinque millium librarum summam, singulis annis percipiendi jus habebant, ipsi donatores juxtà instrumentum publicum hâc de re coràm Poncet, notario in ditione Dumbensi, die octavâ mensis Julii anni millesimi septingentesimi vigesimi septimi confectum; cujus quidem donationis sponsores existunt. Achilles Bellanger et Antonius Dionysius Goblain, Parisiis commorantes; nos, prœfatam summam 250 liv. annui reditûs sufficientem ut, ope hujusmodi tituli patrimonii, prœfatus Magister Carolus-Michæl de l'Épée ad sacros (etiam presbyteratûs) ordines promoveri possit et valeat, judicavimus et approbavimus, judicamusque et approbamus, cum hoc tamen vinculo quod dictus Magister de l'Épée, suum præditum reditum vendere, donare aut alio pacto alienare non poterit, absque nostrâ aut vicarii nostri generalis licentiâ, quod ei strictè sub pænis juris interdicimus.
Datum Trecis, sub signo vicarii nostri generalis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo sexto, die verò mensis Augusti vigesimo.
Promotion de Charles de l'Épée au diaconat.
4º 22 sept. 1736,
même reg.
fº 66, rº et vº
Clericali tonsurâ initiati, etc...... anno Domini 1736, die verò sabbati Quatuor Temporum septembris vigesimâ secundâ, per Jac. Ben. Bossuet.
Ad diaconatum.
M. Carolus-Michæl l'Épée subdiaconus parisiensis, pastor parochialis ecclesiæ de Feugiis, in nostrâ diœcesi.
Nomination de Charles de l'Épée au canonicat de Pougy.
5º 28 mars 1738,
même reg.
fº 66, rº et vº
Jacobus Benignus Bossuet, permissione divinâ, Trecensis episcopus, dilecto nostro Magistro Carolo-Michæli l'Épée, diacono parisiensi, salutem in Domino! Canonicatum et præbendam collegiatæ ecclesiæ sancti Nicolai de Pugiaco (Pougy,—arrondissement d'Arcis-sur-Aube), in nostrâ diœcesi, quorum, occurente vacatione, collatio, presentatio et alia quævis dispositio ad nos, ratione nostræ dignitatis episcopalis, pleno jure, spectare et pertinere dignoscuntur, proùt spectans et pertinens, liberos nunc et vacantes per puram et simplicem resignationem Magistri Petri Lorin presbyteri, illorum ultimi et immediati possessoris pacifici, in manibus nostris spontè et liberè factam et per nos admissam, tibi presenti atque sufficienti, capaci et idoneo, contulimus et donavimus, conferimusque et donamus, ac de illis illorumque juribus et pertinentiis universis providimus et providemus per presentes. Quocircà Mandamus dilectis nostris canonicis et capitulo prœfatæ ecclesiæ collegiatæ de Pugiaco et in eorum recusationem, P., notario apostolico qui super hoc fuerit requisitus, quatenùs te, seu procuratorem tuum, ad hoc legitimè constitutum, nomine tuo et pro te, in possessionem corporalem, realem et actualem dictorum canonicatûs et præbendæ, juriumque et pertinentium eorumdem universorum, ponent et inducant, seu ponat et inducat, stallum in choro, locum et vocem in capitulo, tibi, vel dicto tuo procuratori, pro te, assignent, seu assignet, adhibitis solemnitatibus in talibus assuetis, jureque cujuslibet salvo.
Datum Trecis, sub signo vicarii nostri generalis, anno Domini millesimo septingentesimo trigesimo octavo, die verò mensis Martii vigesimâ octavâ, presentibus ibidem Magistro Petro Noel et Daniele Lenoir, presbyterio Trecis respectivè commorantibus, testibus ad præmissa vocatis et in presenti minutâ, cum vicario nostro générali, subsignatis.
Signé: Lefebvre, vicarius generalis; Lenoir, Noel.
Promotion de Charles de l'Épée à la prêtrise.
6º 5 avril 1738,
même reg.
fº 84, vº et 85, rº.
Clericali tonsurâ initiati, etc...... anno Domino millesimo septingentesimo trigesimo octavo, die verò Sabbati Sancti quintâ mensis Aprilis, per Jac. Ben. Bossuet.
Ad Presbyteratum.
M. Carolus-Michæl l'Épée, diaconus parisiensis, canonicus ecclesiæ collegiatæ de Pugiaco, in diœcesi Trecensi.
Je soussigné, certifie que tous les documents ci-dessus sont très-authentiques. Ils ont été, sur ma demande, et d'après l'autorisation de M. le préfet, puisés par M. Ph. Guignard, archiviste de l'Aube, dans les Actes épiscopaux qui furent déposés à la Préfecture avant 1793.
Troyes, le 21 août 1843.
Signé: COFFINET,
Chanoine, secrétaire de l'évêché de Troyes.
(E) «Les agiographes, remarque M. l'abbé Bouchet, avec une sagacité impartiale qui l'honore, ont la sotte habitude, dans leurs vies des saints, de ne nous présenter que le beau côté de leurs héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les conséquences morales, car, avec de telles vies, les lecteurs s'imaginent toujours que les saints ne sont pas des hommes comme eux, et que, eux, lecteurs, étant hommes, ils ne peuvent pas être des saints.
«Quand même nous écririons la vie d'un saint, nous croirions de notre devoir d'historien de chercher et de montrer en lui quelque point vulnérable dans son existence. Si l'abbé de l'Épée n'est pas proprement un saint canonisé, c'est un homme de génie, et, ce qui vaut mieux encore qu'un homme de génie, un bienfaiteur, le plus grand bienfaiteur des sourds-muets.
«Son génie et sa bienfaisance ne l'ont malheureusement pas mis à l'abri des faiblesses humaines, et, loin d'atténuer ses fautes, nous les dirons aussi nettement que ses vertus, tout en gémissant de voir un homme aussi supérieur tomber formellement dans l'hérésie, et, loin de taxer l'Église catholique d'intolérance et de crier au rigorisme outré, nous préférons dire franchement que l'abbé de l'Épée a erré dans la foi et s'est attiré les rigueurs de l'Église, société divinement instituée pour garder le dépôt sacré des doctrines.
«Puis, dans le parti janséniste, aujourd'hui presque entièrement éteint, les bonnes œuvres étaient communément matière à ostentation; cependant, nous croyons que l'abbé de l'Épée fut toujours un homme profondément modeste, comme le sont presque tous les hommes de génie, et nous ne pouvons nous empêcher d'admirer la réponse qu'il fit au prêtre qui se crut obligé de lui refuser les cendres.
«Le jansénisme répand une large tache sur cette belle vie de l'abbé de l'Épée, et les éloges maladroits des historiens et des panégyristes ignorants ne parviendront jamais à l'effacer. Consolons-nous en disant: le soleil a ses taches. Et notre pénible fonction d'historien une fois remplie, nous ne persistons pas moins à croire que la question de bonne foi et l'immense charité de l'ami des sourds-muets lui auront fait trouver grâce devant celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et surtout le Dieu de charité: Deus caritas est.
«Comme ami des sourds-muets, nous admirons le premier instituteur public des sourds-muets en France; mais, comme chrétien, nous aimons encore davantage l'Église catholique, dont, avant tout, il eût dû regretter de ne pas rester le ministre soumis.»
(F) Copie du certificat délivré par l'abbé de l'Épée à Mlle Blouïn.
Je soussigné, instituteur gratuit des sourds-muets de Paris, certifie à tous ceux auxquels il appartiendra, que Mlle Charlotte-Louise-Jacqueline Blouïn, native d'Angers, m'ayant été adressée par feu Monsieur Ducluzel, intendant de Tours, pour que je lui apprisse à instruire les sourds-muets, cette demoiselle a fait, dans cet art, des progrès qui ont surpassé mon attente, et que le témoignage que j'en ai rendu, lorsqu'elle est retournée dans son pays, a engagé Monsieur l'intendant, quelques mois après, à m'écrire la lettre suivante, en date du 19 février 1782:
«Enfin, Monsieur, la demoiselle Blouïn, pour laquelle je vous avais demandé vos bontés, vient d'être autorisée à ouvrir un cours d'éducation pour les sourds-muets à Angers. Ses talents sont votre ouvrage: je ne dois mes succès qu'aux vôtres, dans l'art où vous avez daigné lui communiquer vos lumières: agréez-en le premier hommage. Ce n'est pas assez que la capitale vous admire, ma Généralité va jouir de vos bienfaits; je m'estime heureux d'avoir pu contribuer, avec vous, à diminuer les malheurs de l'humanité.
«J'ai l'honneur d'être....»
Signé: DUCLUZEL.
Mlle Blouïn, étant revenue à Paris pendant les vacances de 1782, vient d'y faire un second voyage sur la fin de celles de la présente année, où nous avions déjà repris nos leçons. Dès qu'elle y est entrée, j'ai cessé de les dicter par signes aux sourds-muets, pour lui en laisser faire la fonction, qu'elle a remplie parfaitement. Ses opérations lui ont attiré les applaudissements d'un grand nombre de personnes de différents pays, qui ne pouvaient se lasser d'admirer les talents que Dieu lui a donnés pour réussir dans cette œuvre. Je la crois donc capable de conduire ses élèves au degré d'instruction auquel sont parvenus ceux de nos sourds-muets qui en ont donné des preuves dans des exercices publics, et singulièrement dans celui du 13 août 1783, en présence de Monseigneur le nonce du pape, et de Monseigneur l'archevêque de Tours, accompagné de quelques-uns de ses illustres confrères.
En foi de quoi, j'ai délivré le présent certificat.
Paris, ce 11 novembre 1783.
Signé: l'abbé de L'ÉPÉE.
(G) A Monsieur le directeur de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, sur la nouvelle dactylologie de M. Leménager.
«Ce 17 juillet 1842.
 
«Le mémoire de M. Leménager, sur lequel vous demandez l'avis des professeurs de l'institution, afin de remplir le vœu de M. le ministre de l'Intérieur, ne tend à rien moins qu'à remplacer la dactylologie usuelle de nos sourds-muets par une nouvelle dactylologie de l'invention de l'auteur.
«D'abord, tant s'en faut que le travail de M. Leménager soit une méthode nouvelle, comme il le prétend. C'est, tout au plus, au contraire, si l'on y voit seulement un jeu de mains ingénieux. Or, il est ici question d'examiner s'il est vrai, comme il le soutient encore, que son nouveau mode digital de communication est plus commode, plus prompt, et plus facile que celui que nous employons. M. Leménager est dans une étrange erreur, lorsqu'il prête à ce dernier les inconvénients qu'il n'a pas. Ce n'est pas la faute de l'instrument, mais celle de la personne qui en fait usage, si elle ne met pas autant ou presque autant de rapidité dans ses doigts que M. Leménager dans les siens. Cet instrument exige des doigts tant de souplesse ou d'agilité qu'on n'aperçoive pas le plus léger mouvement dans le bras. Je ne prétends pas, toutefois, que notre alphabet manuel puisse suivre la parole à la course. Ce but sembla atteint un instant par le Syllabaire dactylologique de M. Recoing, qui entreprit d'instruire lui-même son fils sourd-muet, travail sur lequel divers rapports furent présentés à notre conseil d'administration. Et, cependant, on ne pensa pas qu'il pût être d'une utilité indispensable dans notre éducation générale, et l'on allégua, comme l'une des principales raisons de son rejet, le temps considérable qu'exigeait cette étude encore compliquée, quoique déjà fort abrégée depuis.
«Quant à l'alphabet qui nous occupe, il ne me paraît pas plus utile, malgré sa simplicité, de l'appliquer à l'enseignement d'une école de sourds-muets. A quoi bon former nos enfants à apprendre de mémoire un alphabet qui semble plutôt fait pour les parlants que pour eux? car, indépendamment des vingt-cinq lettres de l'alphabet ordinaire, on y trouve des indications représentant une série de voyelles combinées et accompagnées d'autres lettres qui forment des sons pour l'épellation et la terminaison d'un grand nombre de mots. Adoptât-on même aujourd'hui cet alphabet de pure convention, qui peut répondre que, dans un temps plus ou moins éloigné, il n'en surgirait pas, comme à l'envi, une multitude d'autres? Dans cette hypothèse, auquel d'entre eux attribuer la stabilité et la prééminence sur les autres?
«En raisonnant ainsi, je suis loin, Dieu m'en garde! de me constituer le chevalier de notre dactylologie, originaire d'Espagne, et qui, après avoir été introduite par l'abbé de l'Épée, avec quelques modifications, dans son école, s'est propagée, à l'exception de l'Angleterre, dans presque toutes celles d'Europe et d'Amérique, bien qu'on puisse lui reprocher, sans injustice, de ne pas s'adapter parfaitement, dans ses diverses positions, aux différents caractères de l'écriture et de la typographie. Mais pourquoi, au lieu de nous arrêter inutilement à discuter le mérite respectif que peut avoir tel ou tel alphabet dactylologique, ne pas nous consacrer au perfectionnement, à la généralisation de notre langue naturelle, de notre langue universelle, de la langue des signes? Loin de chercher à étendre le domaine de la dactylologie, pourquoi ne pas travailler à le restreindre au profit de l'intelligence? Dans l'état actuel de l'enseignement, nous arrivons au point où la dactylologie ne servira plus qu'à tracer les noms propres de personnes ou de lieux, et encore transitoirement, en attendant qu'on leur impose des signes de convention qui expriment leurs qualités bonnes ou mauvaises, procédant, en cela, comme les parlants ont procédé dans leur baptême universel des hommes et des lieux! Or, pour cette mission transitoire, dont l'importance diminue chaque jour, la vieille dactylologie espagnole est plus que suffisante, et elle a l'immense avantage, d'être adoptée et connue.
«Loin donc de s'occuper à perfectionner et à répandre la dactylologie, il faudrait, je le répète, chercher à la restreindre, travaillant de plus en plus, dans notre enseignement, à substituer l'intelligence à la matière, l'idée à sa représentation brute. C'est ce que n'a pu comprendre M. Leménager, étranger qu'il est au véritable langage mimique. C'est ce langage qui, plus que toutes les dactylologies possibles, peut nous être d'une immense ressource dans notre infirmité et l'emporter même de vitesse, comme il le désire, sur la langue parlée.
«Ce sujet m'a emporté beaucoup trop loin à propos d'une nouvelle trouvaille dactylologique, trouvaille, selon moi, sans importance et même sans objet.
«Je termine en vous réitérant la nouvelle assurance du profond respect et du sincère dévouement avec lequel j'ai l'honneur d'être, mon cher directeur,
Votre dévoué serviteur.