L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793
LES EXPÉDITIONS SCIENTIFIQUES.
La somme régulièrement allouée à l’Académie était trop faible pour subvenir aux frais de voyages ou d’expéditions jugées utiles au progrès de la science. La générosité du ministre et celle du souverain lui-même étaient donc invoquées dans toutes les occasions importantes et elles faisaient rarement défaut. Les voyages scientifiques entrepris à la demande de l’Académie étaient défrayés par une allocation spéciale accordée chaque fois pour un but déterminé et au membre même désigné par elle. Presque tous eurent pour but le progrès de l’astronomie et de la géographie; quelques-uns cependant furent consacrés aux études d’histoire naturelle.
C’est ainsi que l’on trouve dans les cartons de l’Académie une lettre non signée et datée du 13 juillet 1717, qui commence ainsi: «J’ai l’honneur de vous envoyer la notte pour une ordonnance de 4,000 livres par rapport à un voyage de M. de Jussieu. Je vous avoueray que j’aurais souhaité le delay d’un voyage de cette nature jusqu’à l’année prochaine, les affaires seront en meilleur estat. S. A. R. a trouvé l’objet trop médiocre pour attendre; pour moy je prendray seulement la liberté de vous faire remarquer que, dès que c’est là son intention, cette ordonnance est pressée, parce qu’il faut que M. de Jussieu parte à la fin de ce mois ou les premiers jours de l’autre tout au plus tard.»
M. de Jussieu était Antoine, le premier des académiciens de sa glorieuse famille. Son frère Bernard, âgé alors de dix-sept ans, devait l’accompagner dans ce voyage, le seul qu’il ait entrepris pendant sa belle et modeste carrière. Sa famille ne songeait nullement alors à en faire un savant et le destinait au commerce; lui-même au retour, attristé de ne pouvoir s’arrêter à aucun parti, fit une retraite au couvent de Saint-Lazare pour y méditer tout à son aise et sortit décidé pour la pharmacie à laquelle succéda bientôt la médecine, mais il revint heureusement à la botanique en s’associant à son frère qu’il ne quitta plus. Si le souvenir du voyage d’Espagne décida sa détermination, on peut assurer qu’en accordant les 4,000 livres malgré le mauvais état des affaires, le régent, dont la main s’ouvrit si souvent pour favoriser la science, lui rendit ce jour-là l’un des plus grands services dont elle doive remercier sa mémoire.
La mission de Tournefort, antérieure à celle de Jussieu, eut aussi pour but l’histoire naturelle. Tournefort savait voyager. La narration de ses aventures est pleine de détails intéressants racontés naïvement et non sans esprit quelquefois. Observateur curieux et sagace des mœurs et des coutumes, très-versé dans la lecture des auteurs anciens, Tournefort a composé deux volumes qui, sous forme de lettres à M. de Pontchartrain, rapportent les incidents de son voyage, les singularités observées, les opinions recueillies et les souvenirs éveillés par les lieux qu’il parcourt. L’histoire naturelle n’occupe pas tellement son esprit que d’autres études n’y puissent trouver place, et sa narration peut satisfaire, en même temps que la curiosité du savant, celle de l’homme politique, de l’historien et du géographe.
Les appréciations toujours sincères de Tournefort sont parfois singulières. Il recueille les renseignements et les traditions et les rapporte sans les contrôler; jamais dans l’interprétation des monuments anciens il ne semble apercevoir de difficultés, ou ce qui revient presque au même, il ne soupçonne pas qu’on puisse les éclaircir. L’île de Crète et le mont Ida lui rappellent la naissance et le règne de Jupiter; quelques ruines d’origine douteuse pourraient être suivant lui le temple où Ménélas sacrifia lorsqu’il eut appris l’enlèvement de sa femme Hélène; l’excellent vin de Candie, qui lorsqu’on en a goûté fait mépriser tous les autres, devait être le nectar que buvait autrefois Jupiter. Ces traits d’érudition naïve ne diminuent ni l’intérêt ni l’authenticité du récit des faits observés.
Les mœurs et les superstitions des Grecs et des Turcs, l’animosité qui sépare les deux races, sont mis en relief par une grande abondance de détails recueillis à toute occasion. Les sympathies de Tournefort pour les chrétiens vont jusqu’à l’horreur des infidèles auxquels il rend parfois justice cependant, et lorsque sa bonne foi triomphe de ses préventions et de ses préjugés, ses récits sont loin de confirmer ses appréciations générales. «Les Turcs, dit-il en parlant de l’île de Milo, font toujours quelque nouvelle avanie pour rançonner les pauvres Grecs, et d’ailleurs il faut leur faire des présents si l’on veut éviter la chaîne ou les coups de bâtons. Les Turcs sont plus insolents que jamais dans les îles depuis la retraite des corsaires français; ainsi les Grecs ne savent qui souhaiter. Les corsaires tenaient les Turcs en raison et mangeaient le profit de leurs prises dans le pays; mais aussi les corsaires étaient parfois des hôtes incommodes, avec lesquels il n’était pas trop aisé de vivre. Les plus habiles d’entre les Grecs, après la perte de la capitale de leur empire, se retirèrent en divers endroits de la chrétienté; ils emportèrent avec eux toutes les sciences de leur pays et par conséquent toutes les vertus.» Voilà donc, suivant Tournefort, Constantinople privée de toutes les vertus et pour longtemps sans doute, car les sciences, cela est notoire, n’y ont pas encore fait retour. Comment concilier cependant cette appréciation avec les lignes suivantes: «Comme la charité et l’amour du prochain sont les points les plus essentiels de la religion mahométane, les grands chemins sont ordinairement bien entretenus et l’on y trouve assez fréquemment des sources, parce qu’ils en ont besoin pour les ablutions; les pauvres gens prennent soin de la conduite des eaux, et ceux qui sont dans une fortune médiocre établissent des chaussées. Ils s’associent avec leurs voisins pour bâtir des ponts sur les grandes routes et contribuent au bien public suivant leurs facultés. Les ouvriers payent de leur personne: ils servent gratuitement de maçons et de manœuvres pour ces sortes d’ouvrages. On voit dans les villages, aux portes des maisons, des cruches d’eau pour l’usage des passants. Quelques bons musulmans se logent sous des espèces de barrières qu’ils font construire sur les grands chemins, et là ils ne sont occupés pendant les grandes chaleurs qu’à faire reposer et rafraîchir ceux qui sont fatigués. L’esprit de charité est si généralement répandu parmi les Turcs, que les mendiants mêmes, quoiqu’on en voie très-peu chez eux, se croient obligés de donner leur superflu à d’autres pauvres.»
Les pages que Tournefort consacre à la science sont souvent des plus curieuses pour l’histoire de ses progrès et révèlent plus d’une erreur singulière acceptée alors sans difficulté par les hommes les plus éclairés. Rencontrant à Candie une source thermale, il y plonge des œufs qui ne cuisent pas; mais au lieu d’en conclure simplement que la température n’est pas suffisante, il y voit un caractère spécifique de cette eau et se rappelle qu’en France il a vu des soldats faire cuire une poule dans les eaux thermales du fort des Bains dans le Roussillon. «Toutes les sources d’eaux bouillantes que j’ai observées dans les divers pays m’ont paru, dit-il, également chaudes, parce que je n’avais d’autre thermomètre que ma main, et certainement je n’en ai rencontré aucune de celles qu’on appelle bouillantes, où j’aie pu tremper les doigts sans me brûler. Toutes ces sources fument également, cependant on trouve entre elles cette différence par rapport aux œufs que, dans les unes, ils ne s’y cuisent pas dans l’espace de deux heures, et dans quelques autres, ils se cuisent en quatre ou cinq minutes.»
L’évaporation continuelle des eaux de la mer semble d’après une autre lettre complétement inconnue à Tournefort, et il s’étonne de voir la mer Noire recevoir, par les diverses rivières qui s’y déchargent, plus d’eau que le Bosphore n’en peut rendre à la Méditerranée. «Que pouvaient, dit-il, devenir les eaux qui se ramassaient ensemble jour et nuit dans le même bassin sans qu’elles eussent leur décharge. La décharge de la Méditerranée dans l’Océan est au détroit de Gibraltar, où heureusement les eaux trouvent plus de facilité à creuser un canal que de se répandre sur la terre d’Afrique. Le Seigneur avait laissé cette ouverture entre les monts Atlas et celui de Gadès; il ne fallait que déboucher les digues.»
Les travaux relatifs à la forme de la terre et à la construction de la carte de France, incessamment discutés et repris depuis près d’un siècle, trouvèrent dans Louis XV et dans son successeur des protecteurs aussi zélés et aussi généreux que l’avaient été Louis XIV et le régent.
Le problème dont l’Académie avait confié la solution à Picard semblait d’abord des plus simples. La terre était pour elle une sphère dont il s’agissait de déterminer le rayon en évaluant l’arc d’un degré sur l’un de ses grands cercles. Les astronomes de l’antiquité et ceux du moyen âge avaient sans plus de preuves adopté l’opinion d’une sphéricité parfaite, et le même problème s’était présenté à eux, mais leurs déterminations inégales et par conséquent incertaines se ressentaient trop évidemment de la grossièreté des instruments employés. Le degré terrestre, si l’on en croit Aristote qui l’accepte des astronomes de son temps, aurait 1,111 stades de longueur. Ératosthène, qui vint après, n’en comptait plus que 700, Posidonius 666, et enfin Ptolémée 500 seulement. Les Arabes diminuèrent encore l’évaluation de Ptolémée.
Les astronomes assemblés par ordre d’Almamoun ayant pris la hauteur du pôle se séparèrent en deux troupes, les uns s’avançant vers le septentrion et les autres vers le midi, allant le plus droit qu’il leur fût possible, jusqu’à ce que l’une des troupes eût trouvé le pôle plus élevé d’un degré, et que l’autre au contraire l’eût trouvé abaissé d’un degré. Ils revinrent à leur première station pour comparer leurs observations, et l’on trouva que l’une des troupes avait compté sur son chemin 56 milles ⅔ et l’autre 56 milles juste; mais ils demeurèrent d’accord de compter le degré de 56 milles ⅔, ce qui revient à diminuer de 10 milles environ ou de plus d’un dixième l’évaluation reçue par Ptolémée.
La comparaison de ces diverses mesures avec les nôtres semble d’ailleurs fort difficile à cause de l’incertitude sur la valeur du stade ancien ou du mille des Arabes. Fernel et Snellius, sans se contenter d’une tradition incertaine, ont voulu à leur tour et chacun de son côté déduire de leurs observations la longueur du degré terrestre. Fernel, suivant précisément la méthode des Arabes, partit de Paris et marcha vers le nord jusqu’à ce que la hauteur du pôle eût augmenté d’un degré. Pour savoir alors quelle distance il avait parcourue, il monta dans un coche et compta les tours de roues jusqu’à Paris, en estimant pour les corriger de son mieux les erreurs causées par les inégalités et les détours de la route. Il trouva ainsi, pour la longueur du degré, 56,746 toises de Paris, auxquelles il eut la hardiesse presque risible d’ajouter 4 pieds. Snellius à peu près à la même époque ne trouvait que 55,011 toises, et Norwood par une méthode toute différente en obtenait 57,442.
Picard, chargé par l’Académie d’obtenir une évaluation définitive, employa la méthode suivie encore aujourd’hui dans les opérations de même nature. Son premier soin fut de mesurer avec une extrême précision, sur une route pavée et parfaitement droite, la distance de 5,662 toises qui sépare Villejuif de Juvisy. Ce fut la première base d’une série de triangles enchaînés dans la direction du nord au sud, et que le premier côté connu permettait de résoudre en ne mesurant plus sur le terrain que des angles seulement, pour lesquels l’emploi des lunettes, adoptées pour la première fois, assurait une exactitude inconnue jusque-là aux observateurs les plus habiles. L’orientation connue du réseau permettait d’ailleurs de calculer la portion de méridienne comprise dans l’intérieur de chaque triangle et enfin, par la mesure directe des latitudes extrêmes, la longueur d’un arc d’un nombre connu de degrés, minutes et secondes. Un arc de 1° 22′ 55″ ayant été trouvé ainsi de 77,850 toises, il en résulta par une proportion facile la longueur de degré 57,060 toises, et l’on fixa en conséquence la longueur de la lieue à 2,283 toises, afin qu’il y en eût 9,000 juste dans la circonférence de la terre.
Les opérations de Picard n’étaient que le préparatif et le fondement d’un travail plus considérable. La construction astronomique d’une carte du royaume fut proposée à Colbert et accueillie avec grande faveur; mais la vie d’un astronome, si habile et si actif qu’il fût, ne pouvait suffire à l’accomplissement d’une telle tâche. L’entreprise, plusieurs fois interrompue par des difficultés financières, fut après la mort de Picard confiée à Cassini, qui devait la léguer aux héritiers de son nom, de ses fonctions et de son ardeur pour la science. Sept degrés furent successivement mesurés sur un même méridien entre Paris et Perpignan et puis entre Paris et Dunkerque. Les opérations, commencées en 1701, reprises en 1713 et terminées en 1718 seulement, s’accordaient à montrer les degrés inégaux, en assignant constamment la plus grande longueur aux plus rapprochés de l’équateur et par conséquent à la terre une forme allongée dans le sens des pôles.
Ce résultat fort imprévu était confirmé par d’autres opérations. Cassini de Thury, le petit-fils de Dominique, ayant mesuré en 1733 l’arc de parallèle qui sépare Saint-Malo de Strasbourg et cherché en même temps l’écartement de ce parallèle avec le grand cercle perpendiculaire au méridien, fut par cette voie très-différente conduit à une conclusion que le célèbre d’Anville vint appuyer et fortifier à son tour par des considérations purement géographiques. Il ne s’agissait de rien moins, suivant lui, que d’ôter 300 lieues à la circonférence de l’équateur en faisant son diamètre plus petit d’un trentième environ que celui qui réunit les pôles.
La conviction de d’Anville résultait d’une comparaison attentive des cartes les plus exactes avec les documents anciens et modernes. Les cartes construites géométriquement et en supposant la terre sphérique assignent toujours, suivant lui, aux lieux éloignés une trop grande différence de longitude, et l’écart réel de deux méridiens est par conséquent plus petit que si la terre était sphérique. Les travaux de la carte de France, l’étude des cartes de Palestine et les opérations des missionnaires en Chine s’accordaient à confirmer cette opinion, en faveur de laquelle tant d’épreuves concordantes semblaient prévaloir sur tous les raisonnements.
Les géomètres cependant ne cessèrent jamais de douter et de réclamer de nouvelles mesures. La théorie de Newton, qui ne s’était pas encore imposée à l’Académie tout entière, assignait à l’Océan la forme nécessaire d’un sphéroïde aplati, et si, conformément à l’hypothèse au moins vraisemblable qu’il adoptait en même temps qu’Huyghens, notre globe primitivement fluide a conservé sa forme en se refroidissant, la partie solide elle-même ne peut manquer d’être aplatie aux pôles.
Huyghens et Newton, en signalant cet effet nécessaire de la force centrifuge, avaient tenté d’en calculer la grandeur. La méthode d’Huyghens repose sur une supposition qui ne peut plus aujourd’hui compter de partisans, et celle de Newton mêle à ses principes solides et inébranlables une hypothèse trop douteuse pour qu’on puisse taxer d’inexactitude nécessaire les opérations qui viendraient la démentir et la désavouer. La question de droit était donc incertaine aussi bien que celle de fait, et l’Académie partagée agitait l’opinion publique sans la diriger.
Les degrés du méridien augmentent-ils ou diminuent-ils de l’équateur au pôle? La seule méthode infaillible pour le décider était de prendre des mesures précises et rapprochées des points extrêmes. Avant de proposer dans ce but des expéditions lointaines et coûteuses, l’Académie écouta sur la question un grand nombre de mémoires qui, sans avancer beaucoup la solution, réussirent au moins à stimuler la curiosité des ministres et du roi et à les faire consentir avec empressement aux dépenses considérables qui leur furent demandées ensuite. Deux commissions furent envoyées, l’une en Laponie, l’autre au Pérou, pour mesurer les degrés dont la comparaison devait tout décider. Maupertuis, Clairaut, Lemonnier et l’abbé Outhier partirent pour le nord. La Condamine, Bouguer et Godin, accompagnés de Joseph de Jussieu et de Couplet, neveu du trésorier de l’Académie, s’étaient embarqués six mois avant pour le Pérou.
L’expédition du nord fut heureuse. Tous les missionnaires revinrent après avoir terminé rapidement leur travail dont les résultats incontestés tranchèrent la question. Aucune rivalité ne troubla leurs relations. Maupertuis, le plus ancien des trois académiciens et chef reconnu de l’expédition, s’attribua le mérite et recueillit l’honneur du succès; les autres le laissèrent faire sans que l’amitié cimentée par les fatigues et par les travaux communs en parût un instant altérée.
L’expédition de l’équateur traversée par de plus grands obstacles devint funeste au contraire à plusieurs de ceux qui y prirent part. Bien peu d’entre eux devaient revoir la France. Couplet en arrivant à Quito fut emporté par une fièvre maligne; Seniergues, chirurgien de l’expédition, à la suite de querelles étrangères à la science fut assassiné au milieu d’une fête par la populace de Cuença. L’astronome Godin accepta à Lima une chaire de mathématiques que, suivant le vice-roi, il n’avait pas le droit de refuser. En promettant sur son passeport de rendre au gouvernement espagnol tous les services qui seraient en son pouvoir, ne s’était-il pas engagé à instruire en cas de besoin les étudiants de Lima? Un des aides-dessinateurs, nommé Moranval, resta au Pérou pour y exercer la profession d’architecte et tombant d’un échafaudage mourut des suites de sa chute. L’horloger Hugot et Godin des Odonais partis pour étudier les langues d’Amérique, se marièrent à Rio-Bomba et restèrent au Pérou, ainsi que Joseph de Jussieu qui y exerça la profession de médecin.
Godin quitta le Pérou trente-huit ans après seulement pour terminer pauvrement sa carrière dans une petite ville de Normandie. De Jussieu infirme et privé de mémoire fut renvoyé à peu près à la même époque. Ses deux frères l’entourèrent des soins les plus affectueux, mais ils n’osèrent jamais le conduire à l’Académie qui l’avait élu pendant son absence; c’est le seul académicien qui n’ait jamais siégé.
Bouguer et La Condamine rapportèrent donc seuls en France les résultats de l’expédition qui, retardée par des difficultés de tout genre, ne dura pas moins de sept années. Bouguer revint en 1742. La Condamine, qui fit de son retour un voyage d’exploration à travers l’Amérique du Sud, ne reparut à l’Académie qu’une année plus tard. Bouguer, dès son arrivée, s’était empressé de confirmer par le témoignage de ses résultats les conclusions déjà anciennes et presque décisives de Maupertuis et de Clairaut. Cassini, après avoir avec l’aide de Lacaille revu les mesures prises en France et trouvé la cause de leur désaccord, s’était rendu lui-même à la vérité désormais bien constante, en sorte que La Condamine arrivant le dernier trouva la curiosité du public épuisée et peut-être lassée sur cette question, naguère encore si ardemment débattue. Les discussions et les chicanes par lesquelles Bouguer et lui agitèrent si longtemps l’Académie naquirent peut-être de la mauvaise humeur qu’il en conçut.
Bouguer était sans contredit le plus instruit des trois académiciens envoyés au Pérou. Sa connaissance profonde des mathématiques et son habileté depuis longtemps acquise à manier les instruments en avaient fait le chef véritable et l’âme de tous les travaux. Inférieur à Bouguer par la science, La Condamine, esprit prompt et aisé, hardi à tout entreprendre, plein d’intelligence, de curiosité et d’ardeur mais incapable d’une forte application, ne devait se préparer que lentement à la discussion approfondie des méthodes employées. Consultant souvent son savant confrère il s’adressait à lui, disait-il, dans le commencement surtout, comme on ouvrirait un livre qu’on a sous la main ou comme on demande l’heure au compagnon dont la montre est bien réglée; mais les services qu’il reçut ainsi sont de ceux que deux collaborateurs doivent se rendre sans les compter et sans en prendre avantage. Plus habitué d’ailleurs que ses confrères aux relations du monde, La Condamine fut dans les circonstances difficiles le négociateur de l’expédition et son représentant auprès de l’administration espagnole. Insinuant et ferme tour à tour il sut, par énergie ou par adresse, écarter les difficultés de toutes sortes qui lui furent suscitées; possesseur enfin d’une fortune considérable, il mettait sans hésiter sa bourse et son crédit au service de l’entreprise, pour laquelle plus de cent mille livres furent prélevées sur son patrimoine.
Dévoués tous deux à la science et d’un caractère également honorable, La Condamine et Bouguer étaient dignes de se rendre mutuellement justice en revenant à jamais unis comme Maupertuis et Clairaut par la longue communauté de leurs travaux, de leurs fatigues et de leurs inquiétudes. Il n’en fut rien pourtant. De longues discussions, qui dégénérèrent en hostilités déclarées, avaient troublé leur trop longue collaboration et rompu leur société, en ne leur laissant l’un pour l’autre que jalousie, défiance et implacable ressentiment. Bouguer, dès son retour, avait loyalement fait connaître les résultats sans se les approprier et sans s’attribuer une part exagérée du travail commun. La Condamine cependant commença à se plaindre avant même d’avoir vu les communications encore inédites de son confrère. Avec la curiosité impatiente et l’humeur dominatrice qui formaient le trait saillant de son caractère il réclamait la communication de ces pièces, et sans s’adresser à Bouguer avec lequel depuis longtemps il n’avait plus de relations directes, les revendiquait comme un droit près de l’Académie. Les procès-verbaux des séances sont remplis pendant plusieurs années par les plaintes, les chicanes et les protestations solennelles de La Condamine, suivies souvent de répliques non moins fortes dans lesquelles Bouguer ne reste en arrière ni de récriminations, ni d’insinuations blessantes. Sans vouloir les suivre sur ce terrain qui n’est pas celui de la science, ni remonter à la source de leurs mutuels griefs pour en faire le discernement et en raconter l’interminable suite, il suffira de citer les lignes suivantes extraites du procès-verbal du 11 juillet 1750, où La Condamine découvre assez visiblement, si je sais le comprendre, le vrai motif de son mécontentement et de l’aigreur de ses reproches:
«M. Bouguer, en publiant son ouvrage avant le mien et sans vouloir me communiquer ce qu’il avait lu en pleine Académie en mon absence, s’est mis en pleine possession de ce qu’il a dit le premier sur notre travail commun. J’ai déjà reconnu que rien ne peut m’appartenir évidemment que ce qu’il m’a peut-être laissé à dire, en sorte que, s’il n’a rien oublié, il m’est comme impossible de rien dire de nouveau.» Mais La Condamine voulait absolument parler. Après tant de fatigues supportées, de dangers affrontés et d’obstacles péniblement surmontés, il n’entendait céder à personne le droit de les raconter au public. Il prit alors le parti singulier de ne pas lire l’ouvrage dont il avait avec tant d’insistance demandé la communication:
«Je sais, dit-il, que le traité de M. Bouguer ayant paru depuis longtemps, j’ai été le maître de le lire et que je ne puis donner la preuve que je ne l’ai pas lu, mais j’ai la satisfaction de penser que ceux qui me connaissent m’en croiront sur ma parole.»
Avec de l’esprit, dit La Bruyère, on peut entrer dans le ridicule, mais on en sort; c’est ce que fit cette fois La Condamine. Son esprit quoique trop contentieux est vif et brillant jusque dans ses colères, sa vanité est toujours enjouée et ses invectives mêmes ne sont pas sans gaieté; il sut se faire lire, et l’opinion publique, contre laquelle son savant compagnon eut quelque droit de s’irriter, lui accorda la plus grande part dans l’expédition dont son nom encore aujourd’hui éveille surtout le souvenir.
Les travaux de la carte de France n’étaient pas encore terminés, et la solution définitive en apparence de la question de la forme du globe n’y servait que fort peu, sinon point du tout. Le canevas cependant était fait et un réseau de grands triangles reliait les principales villes de la France en fixant leur position avec certitude; mais il fallait découper chaque triangle en d’autres plus petits en prenant pour sommets toutes les villes, les villages et même les clochers intermédiaires. Cette seconde opération était de beaucoup la plus longue. Cassini de Thury, en commençant en 1750 cette nouvelle série de travaux, proposa d’y consacrer une somme annuelle de 40,000 livres, que le roi aurait libéralement augmentée s’il eût été possible de trouver un assez grand nombre d’ingénieurs et de graveurs capables d’une telle tâche; on en forma peu à peu, et la dépense annuelle s’accrut graduellement jusqu’à la somme de 90,000 livres.
Louis XV se lassa bien vite. Dès 1755, Cassini de Thury fut prévenu que les besoins de la guerre ne permettaient plus la distraction d’aucun fonds et que les économies du roi allaient supprimer toutes les dépenses d’agrément. L’une d’elles était la carte de France pour laquelle toute subvention cessait ainsi brusquement. Tant de travaux et de soins allaient être perdus sans retour. Les collaborateurs formés à grand’peine et dont le plus grand nombre n’avait plus d’autre moyen d’existence étaient menacés d’une ruine complète. Le roi était alors à Compiègne. Cassini alla l’y trouver en lui soumettant le plan terminé de la forêt dont la précision et l’exactitude le charmèrent. «Je voudrais, dit-il, continuer un aussi bel ouvrage, mais mon contrôleur général ne le veut pas. C’était sous une forme gracieuse le plus formel des refus. Cassini cependant ne pouvait renoncer à son œuvre, et trois jours après il présentait au roi un projet d’association particulière qui, sous la protection royale, soutiendrait à ses frais et terminerait l’entreprise. Approuvés et encouragés par Louis XV, le prince de Soubise, le duc de Bouillon, M. de Saint-Florentin et Mme de Pompadour s’inscrivirent en tête de la liste qui, peu de jours après, comptait cinquante noms tous considérables à la cour, dans le parlement ou dans l’Académie. Chacun des souscripteurs devait pendant dix ans contribuer chaque année pour une somme de 1,600 livres, en s’engageant même par-devant notaire à fournir, quelle qu’elle dût être, la dépense nécessaire à l’exécution de l’ouvrage.
Le sacrifice en réalité fut beaucoup moindre et chaque souscripteur ne donna en tout que 2,000 livres. Les pays d’États contribuèrent pour une somme importante et la vente des feuilles tirées permit d’alléger la dépense. Sur 182 feuilles qui devaient composer la carte 166 étaient livrées au public en 1790. La situation resta la même jusqu’au moment où, en 1793, Fabre d’Églantine représenta à la Convention que la carte de France, ouvrage de la ci-devant Académie des sciences et appartenant au gouvernement, était tombée entre les mains d’un particulier qui la vendait un prix excessif, de sorte qu’on ne pouvait plus se la procurer; et sans plus ample examen, on décida que dans les vingt-quatre heures la carte et les planches seraient enlevées et transportées au dépôt de la guerre. Un rapport fait au conseil des Cinq-Cents en 1797 rétablit, il est vrai, et reconnaît complétement les droits de la compagnie pour laquelle il propose une équitable indemnité, et un arrêté consulaire du 25 février 1801 ordonna en effet que la somme de 9,060 francs fût remboursée à chaque porteur d’actions; mais la créance, datant de l’an II, se trouva bientôt après frappée par la loi sur l’arriéré, et la spoliation fut irrévocablement consommée.
Le tracé de la carte de France, quoique dirigé par des membres de l’Académie des sciences, était depuis 1755 une entreprise toute spéciale à laquelle la compagnie comme corps restait complétement étrangère. Plusieurs expéditions demandées et dirigées par elle furent, comme celles de La Condamine et de Clairaut, accomplies avec grand succès par les membres qu’elle avait désignés. Les grands traits du système du monde étant connus et les lois, des mouvements mises hors de doute, ce sont les irrégularités d’abord négligées dont l’étude minutieuse pourra désormais conduire à de véritables découvertes. Pour qui veut pénétrer le secret d’un mécanisme, aucun détail n’est en effet sans importance, et telle oscillation imperceptible des étoiles est liée aux mystères les plus cachés de l’optique ou aux conséquences les plus profondes de l’attraction newtonienne. Les étoiles, on le sait depuis longtemps, ne sont pas fixes dans le ciel; la suite des observations les montre soumises à un lent mais continuel déplacement, qui leur fait accomplir en vingt-six mille ans la révolution complète connue sous le nom de précession des équinoxes. Mais des apparences illusoires et des inégalités variables se mêlent à ce mouvement pour en masquer la constance et en troubler la régularité; l’aberration due à la combinaison du mouvement qui nous entraîne avec celui que nous apporte la lumière et la nutation de l’axe terrestre, découverts tous deux par Bradley, la variation de l’obliquité de l’écliptique enfin, en déplaçant continuellement les étoiles que nous nommons fixes, rendaient les tables anciennes constamment inexactes et insuffisantes aux travaux de précision.
Préoccupé de cette lacune dans la science, Lacaille employa quinze années d’observations et de calculs assidus à déterminer les positions précises de toutes les étoiles, en ayant égard à leurs déplacements apparents ou réels. Le désir de compléter son œuvre le conduisit au cap de Bonne-Espérance. Son dessein principal était d’enrichir son catalogue en y inscrivant les étoiles de ce nouveau ciel et de le perfectionner en observant dans des conditions plus favorables celles qui s’élèvent peu sur l’horizon de Paris. Mais loin de se réduire à l’exécution d’un dessein si fructueux pour l’astronomie, sa curiosité active et infatigable prêtait à tous les problèmes scientifiques autant d’attention que de patience. Lacaille, qui fut peut-être le plus exact comme le plus diligent des astronomes, rapporta d’un voyage de quinze mois un nombre immense d’observations, dont l’abondance aurait semblé impossible à tout autre et que l’excellence et la minutie de ses précautions portaient au plus haut degré d’exactitude compatible avec les instruments imparfaits dont il disposait. S’interdisant tout commerce inutile ou banal, Lacaille consacrait tout son temps à la science. Son premier projet avait été de déterminer les étoiles des quatre premières grandeurs; non-seulement cette tâche ne pouvait suffire à son activité, mais par sa facilité même elle lui sembla surpasser ses forces. Trop souvent inoccupé pendant la nuit, il craignait de se relâcher et de dormir, et c’est pour se tenir forcément en haleine qu’il voulut décupler son travail.
La réussite de telles opérations dépend beaucoup, on le comprend, de la pureté du ciel, et il n’y a pas de pays peut-être où l’air soit en même temps plus tempéré et le ciel aussi clair qu’au cap de Bonne-Espérance, mais il s’en faut de beaucoup que le ciel le plus clair soit le plus propre aux observations. Cette pureté est due en effet au Cap à un vent du sud-est extrêmement violent et qui rend impossible toute observation précise avec les grands instruments; les astres paraissent confusément terminés et dans une agitation d’autant plus vive que la lunette grossit davantage: «On peut juger, dit Lacaille, quel doit être le déplaisir d’un astronome de voir couler tant de nuits d’un si beau ciel sans en pouvoir profiter.»
Lacaille tout entier à ses travaux n’avait pas le temps d’écrire de longues lettres à ses confrères. Sa correspondance avec l’Académie, fort intéressante cependant quoique très-laconique, révèle la rare et naïve bonté de cet homme éminent et réellement modeste. L’une de ses grandes préoccupations est de ne pas rendre son voyage trop onéreux au gouvernement qui en fait les frais: «J’ai toujours, écrit-il, ménagé la dépense depuis que je suis ici, et si je n’avais pas avec moi un ouvrier qui dépense plus que moi, quoique jamais mal à propos, je n’aurais pas dépensé cinquante piastres par-dessus ma pension.»
Non content d’avoir déterminé la position de près de dix mille étoiles et réuni en même temps des observations précieuses pour la parallaxe de la lune et des planètes, la longueur du pendule à seconde et les coordonnées géographiques de plusieurs points importants, Lacaille trouva le temps de mesurer un degré terrestre: «Je m’occupe, dit-il dans une lettre du 26 août 1752, de la mesure d’un degré terrestre. J’ai déjà fait, du 5 au 22 août, un voyage pour visiter les points de station où je dois observer et pour y placer les signaux nécessaires. Jamais pays ne fut plus propre à de pareilles opérations; des plaines très-étendues bordées de montagnes médiocrement hautes, nues et bien détachées les unes des autres, ne laissent d’embarras que dans le choix de la meilleure disposition; mais il ne faudrait pas être étranger dans ce pays-ci pour profiter de ces avantages; car comme il n’y a pas ici de routes réglées, ni d’auberges, que la partie du nord du Cap est toute sablonneuse et peu cultivée, il faut nécessairement se réfugier dans les habitations dispersées au loin dans la campagne et se contenter de la réception qu’on veut bien vous faire. Heureusement pour moi, M. Pesthier a la complaisance de me conduire partout, et comme il est connu et très-estimé dans le pays, je ne manque avec lui d’aucun secours.»
«On pourrait s’attendre, dit Lacaille dans le compte rendu de son voyage, que je fisse ici quelque description de ce fameux cap de Bonne-Espérance et que j’exposasse les mœurs des naturels du pays connus sous le nom de Hottentots, et que je parlasse des productions de la terre et des mers voisines; mais, outre qu’on peut juger que je n’ai eu guère de loisirs pour faire des recherches sur ce que je viens de dire, je dois avouer que mes connaissances sont trop bornées pour être en état de satisfaire les curieux et les physiciens sur cette partie de l’histoire naturelle. Ce qu’il y a encore de plus fâcheux, c’est que l’intérêt de la vérité m’oblige à déclarer que rien n’est moins exact que ce qu’on lit sur ce sujet dans un gros livre écrit en allemand par Pierre Kolbe et dont nous avons en français un extrait en trois volumes. Kolbe était un Prussien, envoyé au Cap par feu M. le baron de Kronick pour y faire toutes les observations possibles de physique, d’astronomie et d’histoire naturelle; il y séjourna sept années environ, mais tous ceux qui l’ont connu dans le pays assurent constamment qu’il ne s’est point occupé à remplir l’objet de sa mission, et que, quoi qu’il en dise, il n’a fait aucun voyage dans l’intérieur du pays.»
Malgré les travaux de Richer, de Cassini et de Picard et les observations plus récentes de Lacaille, la distance du soleil à la terre était encore incertaine. Un phénomène qui se renouvelle deux fois seulement dans un siècle et à huit années d’intervalle, le passage de Vénus sur le disque du soleil, était annoncé depuis plus d’un siècle pour l’année 1761, et les détails du phénomène soigneusement observés de différents points du globe devaient fournir, comme l’avait montré Halley, cette distance inconnue quoique tant de fois calculée. Sans proposer distinctement le détail d’une méthode hérissée de calculs, je chercherai seulement à mettre dans son jour le principe très-simple et l’esprit général de la théorie.
Les cercles divisés et les horloges sont les instruments habituels des astronomes qui dans leurs observations ne mesurent que des temps et des angles; mais une longueur ne peut se déterminer que par une autre longueur à laquelle, d’une manière plus ou moins directe, on parvient à la comparer. La raison en est évidente; quelle que soit une figure géométrique, il en existe une infinité d’autres qui lui sont semblables, dans lesquelles les longueurs homologues sont augmentées ou diminuées dans tel rapport que l’on voudra, sans qu’il y ait aucune différence dans les angles, dont la mesure seule ne peut par conséquent servir à distinguer ces deux figures semblables, si simples ou si compliquées qu’on les suppose. Tant que l’on n’aura pas mesuré une première ligne, les dimensions absolues resteront indéterminées. On a donc pu, par de simples mesures d’angles, trouver la forme de l’orbite décrite par la terre autour du soleil, la figure des ellipses dans lesquelles se meuvent Vénus, Mercure, Mars, Jupiter et Saturne, les rapports précis des axes de ces diverses courbes et les inclinaisons mutuelles de leurs plans; mais en connaissant ainsi les proportions exactes de l’univers, on en ignore cependant encore la véritable grandeur. Ce système, si bien connu dans ses détails comme dans son ensemble, pourrait être amplifié ou diminué; les planètes pourraient, sans que rien fût changé dans les apparences, rouler d’un mouvement tout semblable dans les orbites mille fois plus grandes ou mille fois plus petites. La distance de la terre au soleil est-elle de dix mille lieues ou de mille millions de lieues? Les travaux de Copernic et de Kepler sur la forme des orbites planétaires ne permettent pas de le décider mais ne laissent subsister que cette seule inconnue, en sorte que la détermination d’une seule distance entraînera celle de toutes les autres. Cette détermination présente malheureusement des difficultés considérables et exceptionnelles. La base qu’il faut nécessairement choisir à la surface de la terre ne peut pas en dépasser le diamètre; les lignes qui de ses extrémités vont se réunir au centre du soleil ou sur l’une quelconque des planètes, forment un angle de quelques secondes seulement, et la plus légère erreur peut évidemment renverser l’édifice qui repose sur un fondement aussi délicat. La méthode indirecte de Halley élude mieux qu’aucune autre cette grave difficulté. Lorsque Vénus se plaçant entre la terre et le soleil vient se projeter sur son disque, les astronomes prévenus longtemps à l’avance peuvent aisément observer dans leur lunette une tache noire qui, passant d’un bord à l’autre, accuse nettement pendant quelques heures la position des deux astres par rapport à la terre; mais si exacte qu’elle soit, une observation isolée ne fournit aucune conséquence. Les dimensions du système du monde pourraient être dix mille fois plus grandes ou dix mille fois moindres, sans que cela changeât une seule seconde de temps à la durée du passage ou une seule seconde d’angle à la longueur de la corde que parcourt la planète. L’astronome peut calculer cent ans d’avance, à une seconde près, si les méthodes sont assez perfectionnées, l’instant de l’entrée de Vénus et celui de la sortie, pour un observateur placé au centre de la terre; mais il lui est impossible de dire si, pour deux observateurs placés à Paris et au cap de Bonne-Espérance, les durées des passages diffèrent d’une minute ou de dix. Tout dépend du rapport inconnu du rayon de la terre à la distance du soleil, et c’est pour cela que la comparaison des deux observations permet de le calculer. La méthode fait connaître en outre les points du globe pour lesquels les différences plus nettement accusées doivent donner les plus grandes chances de succès; rien n’empêche d’ailleurs de contrôler par des observations multipliées le résultat toujours douteux d’une épreuve qu’il est impossible de recommencer.
Le 6 juin 1761 cinquante-cinq observateurs, répartis sur différents points du globe, purent observer le passage et en déterminer les circonstances.
Pingré en choisissant l’île Rodrigues pour station avait fait preuve de courage et de dévouement. «Nous sommes instruits, avaient dit les commissaires de l’Académie, que dans toute cette partie de l’Afrique l’air, à cause de ses intempéries pendant la saison des pluies, est très-dangereux pour les étrangers.» On pourrait croire que, pour éviter de tels dangers à un confrère, ils vont proposer un autre poste. Nullement: «La crainte du dérangement que la santé de M. Pingré pourrait éprouver «leur fait désirer seulement qu’il ait un compagnon capable de le suppléer au besoin.»
Pingré ne trouva à l’île Rodrigues aucun secours pour ses observations. Sans ouvriers pour construire un observatoire, il dut observer en plein air. Des mesures avaient été prises pour lui assurer des conditions plus favorables, mais la guerre qui régnait alors dans les deux hémisphères les avait déjouées en plaçant Pingré dans une position dont il se plaignit fort. Muni d’un passeport délivré par le gouvernement anglais qui enjoignait à tous les agents et officiers de respecter les astronomes français et de les aider au besoin, Pingré se croyait inviolable ainsi que le petit navire, nommé la Mignonne, qui l’avait conduit à l’île Rodrigues et qui l’y attendait; mais la veille précisément du jour fixé pour le départ on vit paraître un vaisseau anglais, sur lequel la Mignonne commença par lâcher une bordée. Le vaisseau, beaucoup mieux armé qu’on ne l’avait cru, s’approcha aussitôt et sans coup férir fit comprendre que la lutte était impossible. La Mignonne, déclarée de bonne prise, fut malgré les réclamations de Pingré conduite à Pondichéry. Par une détermination presque cruelle, dit-il, on le laissa à Rodrigues avec son aide, réduits tous deux au strict nécessaire. Chanoine régulier de Sainte-Geneviève, Pingré n’était habitué ni aux privations ni aux incommodités de la vie de voyageur, et il les supportait fort mal. «J’ai été entre autres, écrit-il à l’Académie en rendant compte de sa mésaventure, réduit à l’ignoble breuvage de l’eau,» et il demandait une réparation qu’il n’obtint pas.
Le Gentil avait choisi pour station Pondichéry où le phénomène s’accomplissait au zénith. Mais plus prudent que celui de la Mignonne, le capitaine qui le conduisait, trouvant les Anglais maîtres de la place, retourna bien vite à l’île de France. Le jour du passage Le Gentil était encore en mer; il vit le phénomène sans pouvoir l’observer. Un second passage devait avoir lieu en 1769; Le Gentil résolut de l’attendre. La physique du globe et l’astronomie l’occupèrent utilement pendant huit années, en lui laissant le loisir de se livrer à quelques entreprises commerciales dont le résultat fut heureux pour sa fortune.
En 1769 Pondichéry était rentré sous la domination française. Le 4 juin Le Gentil muni d’excellents instruments attendait le passage dans un observatoire solide et bien disposé qui semblait donner toute garantie d’exactitude; le temps des journées précédentes promettait une observation facile, la matinée était belle encore, mais tout à coup le vent s’éleva, et un nuage léger d’abord déroba à Le Gentil l’important spectacle qu’il attendait depuis huit ans et qu’aucun contemporain ne devait voir renaître. Lorsque le soleil perça les nuages, Vénus était sortie de son disque. L’entreprise était définitivement manquée: «Je ne pouvais, dit-il, revenir de mon étonnement, j’avais peine à me figurer que le passage de Vénus fût enfin passé. D’autres fois je pensais que quelque contre-temps pareil avait fait imaginer à Manès son système (ridicule à la vérité) des deux principes, en songeant au beau temps qu’il avait fait le matin; pendant près d’un mois encore après, on eût été tenté de penser que la matinée du 4 juin avait été faite exprès pour mortifier les observateurs placés le long de cette côte. Enfin, ajoute Le Gentil, je fus plus de quinze jours dans un abattement singulier, à n’avoir presque pas le courage de prendre la plume pour continuer mon journal, et elle me tomba plusieurs fois des mains lorsque le moment vint d’annoncer en France le sort de mon opération.»
Ce journal, qui devait être le seul résultat du voyage de Le Gentil n’est nullement à dédaigner. De nombreuses observations d’astronomie et de météorologie, la détermination exacte de plusieurs latitudes importantes, l’orientation vérifiée d’un grand nombre de monuments, un tableau très-simplement tracé des mœurs de l’Inde observées à loisir par un esprit sage et éclairé, remplissent deux volumes d’un grand intérêt, dont la publication occupa Le Gentil plusieurs années après son retour en France. L’histoire de l’astronomie indienne en fournit un des chapitres les plus curieux.
Le calcul des éclipses était un secret transmis et conservé dans la caste des brames; des jésuites autrefois l’avaient envoyé, disait-on, à de La Hire qui avait trouvé les calculs exacts en se disant trop âgé pour en examiner la théorie; mais Le Gentil qui raconte cette anecdote ne la tient pas pour vraie. Le Gentil questionnait sur ces méthodes les Indiens les plus instruits sans réussir à en obtenir communication. Un jour un brame, nommé Nana Mouton, vint le voir en lui faisant dire par un interprète qu’il pourrait satisfaire sa curiosité. Le Gentil l’ayant prié de calculer devant lui l’éclipse du mois de décembre 1768, l’Indien revint le lendemain avec un petit paquet de feuilles de palmier et un sac de coquillages; il s’assit par terre, et tout en maniant les coquillages avec une vitesse singulière, il consultait de temps en temps son petit livret; il obtint ainsi toutes les phases de l’éclipse en moins de trois quarts d’heure. Il les trouva assez justes pour redoubler chez Le Gentil le désir de connaître sa méthode. L’Indien consentit à la lui enseigner, en faisant espérer qu’avec des dispositions et beaucoup de travail, il pourrait, en quatre mois apprendre à calculer une éclipse de lune. Il fallait de plus s’engager au secret, car un Malabar indiscret, en abusant de la science qu’il lui avait enseignée, avait rendu Nana Mouton extrêmement prudent. Le Gentil promit ce qu’on voulut, et les leçons commencèrent. Tout alla bien pendant quelques jours, à cela près que ni le professeur ni l’interprète ne pouvaient donner l’explication d’aucun terme, et Le Gentil bientôt ne comprenait plus rien. On changea trois fois d’interprète, mais sans plus de succès; force eût été de renoncer à l’entreprise sans le secours d’un tamoul chrétien, ancien élève lui-même de Nana-Mouton, qui savait le français. Les progrès furent alors rapides, mais plus l’élève se montrait capable et désireux d’apprendre, plus le maître multipliait les difficultés. Le brame évidemment voulait retenir son secret. Il dictait patiemment les nombres, les repassait et les collationnait tant qu’on voulait, sans se rattacher à aucune doctrine et sans satisfaire aux questions que leur emploi faisait naître. Après un mois de patience Le Gentil le congédia en tenant sa mauvaise foi pour certaine, mais il avait pénétré le principe de la méthode, et aidé du tamoul qui la connaissait un peu, il parvint à s’en servir sans jamais la trouver commode. «Cette méthode, dit-il, m’a paru avoir son avantage; elle est bien plus prompte et plus expéditive que la nôtre, mais en même temps elle a un grand inconvénient; il n’y a pas moyen de revenir sur ses calculs, encore moins de les garder; on efface à mesure qu’on avance; si l’on s’est par malheur trompé dans le résultat, il faut recommencer sur de nouveaux frais, mais il est bien rare que les Indiens se trompent. Ils travaillent avec un calme singulier, un flegme et une tranquillité dont nous sommes incapables et qui les mettent à couvert des méprises que nous autres Européens ne manquerions pas de faire à leur place. Il paraît donc que nous devons les uns et les autres garder chacun notre méthode; il semble que la leur ait été faite uniquement pour eux.»
L’abbé Chappe lors du passage de 1761 s’était rendu en Sibérie à Tobolsk. Le récit de son voyage publié avec grand luxe remplit deux gros volumes in-4º, où la science n’a pas la plus grande part. «L’abbé Chappe, dit Catherine à Voltaire, a tout vu en Russie en courant la poste dans un traîneau bien fermé.» Le pauvre abbé qui n’avait rien vu en beau devait scandaliser les amis de Catherine, en leur fournissant de nombreux prétextes pour le quereller. «Il n’y a qu’une tête française, dit Grimm, à qui le ciel accorde de tout savoir sans apprendre, de tout voir sans regarder, de tout deviner sans être sorcier, de tout approfondir en courant la poste de Paris à Tobolsk et de tout trancher sans être Alexandre, fils de Philippe de Macédoine. Il serait difficile, ajoute-t-il, de réunir dans le même sujet au même degré, autant d’ignorance, de légèreté, de goût pour les puérilités les plus minutieuses et d’indifférence pour la vérité.»
Tout cela est injuste et dépasse le but; l’abbé académicien, un peu trop désireux, il est vrai, d’intéresser le lecteur et se vantant de connaître ce qu’il a entrevu, aborde tous les sujets au hasard et sans ordre avec plus de prétention que de compétence et de talent. On est surpris par exemple de le voir décrire minutieusement les divertissements auxquels il a pris part et les danses où il semble fier de s’être fait remarquer; mais la sincérité brutale des récits donne à d’autres pages de son livre un véritable intérêt, et sans prétendre y démêler le vrai d’avec le faux, on peut croire que Catherine, qui a pris la peine d’y répondre, y voyait plus d’un rayon incommode de la vérité. Rien toutefois ne trouve grâce devant Grimm dont l’aveuglement, complaisant ou sincère, l’emporte jusqu’à la moins vraisemblable calomnie. «L’Académie des sciences balance elle-même, dit-il, si elle doit ajouter foi à l’observation astronomique pour laquelle l’abbé Chappe a été envoyé en Sibérie; plusieurs de nos académiciens prétendent avoir de grands motifs de douter et de l’exactitude de l’observation et de la véracité de l’observateur. Ils supposent, avec assez de vraisemblance, en comparant ses résultats avec ceux des autres astronomes dispersés sur les différents points de la surface du globe, que le temps étant couvert à Tobolsk pendant tout le passage de Vénus, l’abbé Chappe n’a pas voulu perdre les frais de son voyage et a calculé dans son cabinet à peu près comment ce passage a dû avoir lieu en l’observant à Tobolsk, et a donné à l’Académie l’approximation de ses calculs pour le résultat de ses observations.»
Cette odieuse allégation n’a pas le moindre fondement, et l’Académie, qui n’éleva aucun doute sur la sincérité de l’abbé Chappe, lui confia huit ans après l’une des observations importantes du passage de 1769. Chappe fut envoyé par elle en Californie. Il ne devait pas revoir la France. Une maladie contagieuse envahit le village où il avait observé; tous ses compagnons furent frappés, et lorsqu’il tomba malade le dernier, aucun d’eux n’était en état de lui rendre les secours qu’ils avaient reçus de lui. Privé de médecins et sur les indications d’un livre, il prit deux purgatifs qui le soulagèrent; il se crut sauvé et voulut observer une éclipse de lune, mais il avait trop présumé de ses forces, et il mourut peu de jours après, victime sans doute de son dévouement à la science.