L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793
III.
LA FIN DE L’ACADÉMIE.
L’ACADÉMIE DE 1789 A 1793.
L’Académie des sciences, par l’importance croissante de ses travaux, comme par la juste célébrité de ses membres, avait acquis à la fin du XVIIIe siècle une haute et universelle influence. Sans être mêlée à la conduite des affaires, elle était consultée sur les questions les plus difficiles et les plus importantes. Non-seulement les savants et les inventeurs, mais les administrateurs de province, les assemblées d’États, le parlement, le lieutenant de police, les ministres eux-mêmes, prenaient souvent son avis et le suivaient quelquefois. Les membres, nommés par le roi, étaient désignés en réalité par les suffrages des académiciens, dirigés souvent, mais non contraints, dans l’exercice de leur liberté; les choix étaient d’ailleurs ce qu’ils sont et seront toujours, bons dans l’ensemble, appelant tôt ou tard tous ceux qu’à un siècle de distance l’historien des sciences s’étonnerait de voir écarter, et leur associant, dans une proportion un peu trop forte peut-être, des hommes obscurs aujourd’hui, gens de bien et de savoir, connus alors pour tels, il faut le supposer, mais dont les ouvrages nous semblent insignifiants, quand ils ne sont pas introuvables.
La science, dans les procès-verbaux, est mêlée aux seules affaires académiques, et, depuis le commencement du siècle, on n’y rencontrerait pas peut-être une seule allusion aux événements politiques. L’année 1789 fait à peine exception. Les pensionnaires sont exacts, aussi bien que les associés, aux réunions du mercredi et du samedi. Les membres honoraires seuls font défaut; mais c’est chez eux déjà une fort ancienne habitude: depuis plus de vingt ans, la colonne réservée à leurs signatures recevait un nom ou deux tout au plus sur chaque feuille de présence, et restait blanche quelquefois pendant des mois entiers.
Plus élevés et plus nombreux depuis plusieurs années, les travaux de science pure semblent s’augmenter et s’étendre encore. Laplace, Legendre, Borda et Coulomb représentent glorieusement l’astronomie, les mathématiques, la mécanique et la physique. Le Genera Plantarum, qui devait mériter et recevoir tant de louanges, vient accroître encore le grand nom des Jussieu, et Lavoisier enfin, marchant d’un pas assuré dans la voie qu’il a ouverte, fait imprimer avec le privilége de l’Académie l’immortel ouvrage qui, élevant la chimie au rang des sciences exactes, la rend, suivant l’expression de Lagrange, presque aussi facile que l’algèbre.
La date seule des procès-verbaux entraîne parfois la pensée bien loin des paisibles discussions qu’ils résument.
Le mercredi 15 juillet 1789, l’Académie tient séance comme de coutume et semble ignorer le grand événement de la veille. En présence de vingt-trois membres, un peu distraits peut-être, Darcet communique un mémoire de chimie; Tillet et Broussonet rendent compte d’une machine pour enlever la carie du blé; un auteur étranger propose un moyen de conserver l’eau douce à la mer; Charles, enfin, lit un travail sur la graduation des aréomètres. Trois jours après, le 18 juillet, Laplace étudie l’obliquité de l’écliptique.
C’est le 4 juillet 1789 que le retentissement des événements du dehors interrompit pour la première fois, et un instant seulement, les travaux de la petite salle du Louvre. On lit au procès-verbal: «Il est décidé de témoigner à M. Bailly, de la part de l’Académie, sa satisfaction de la manière dont il a rempli les fonctions de président de l’Assemblée nationale.» Reprenant immédiatement son ordre du jour, l’Académie entend ensuite une lecture de Coulomb sur le frottement des pivots, et un mémoire sur la culture de l’indigo.
Le mercredi 22 juillet, à l’heure même où Bailly, devenu maire de Paris, faisait à l’Hôtel de Ville d’inutiles et timides efforts pour soustraire Foulon et Berthier à la fureur de leurs assassins, l’Académie, réunie au Louvre, invitait tous ses membres à se rendre à sa maison de Chaillot pour lui porter de nouvelles félicitations.
Bailly, dès la séance suivante, vient remercier ses confrères de l’intérêt qu’ils ont pris à tout ce qui lui est arrivé d’heureux. Que ces paroles soient de Condorcet, qui les a écrites au procès-verbal, ou de Bailly, à qui il les prête, elles révèlent tout un caractère.
Les événements se précipitent; entraînée par le souffle du dehors, l’Académie, sans se roidir contre l’esprit de changement, n’en semble ni pénétrée ni éblouie. C’est le 18 novembre 1789 seulement, plus de trois mois après la nuit du 4 août, que, donnant satisfaction aux idées du jour, un membre honoraire, l’excellent et vertueux duc de La Rochefoucauld, propose d’abolir toute distinction entre les académiciens. Qui ne croirait qu’accueillie avec applaudissement, une telle motion, à une telle date, sera votée par acclamation? Loin de là: soumise à la règle qui prescrit une seconde lecture, l’Académie prend huit jours pour se résoudre. Le 25 novembre, contrairement à la coutume qui pour cela n’est pas abolie, on confère sur cette question le droit de suffrage aux membres associés. La semaine suivante, on décide que, pour examiner les anciens statuts et en proposer de nouveaux, il sera nommé des commissaires; puis, dans une autre séance, qu’ils seront au nombre de cinq, et c’est après un mois de délais et de remises successives que Condorcet, Laplace, Borda, Tillet et Bossut sont chargés de préparer un nouveau règlement qu’ils mettent six mois à rédiger et dont la discussion occupe vingt-quatre séances.
Le principe cependant était accepté, et l’Académie, sans attendre la fin de la discussion, saisit avec empressement, fit naître même, on peut le dire, l’occasion de le proclamer solennellement.
L’Assemblée nationale, dans la séance du 8 mai 1790, avait décidé que le soin de choisir et de déterminer le système des nouvelles mesures serait confié à l’Académie des sciences.
«L’Assemblée nationale, était-il dit, désirant faire jouir la France entière de l’avantage qui doit résulter de l’uniformité des poids et mesures, et voulant que le rapport des anciennes mesures avec les nouvelles soit clairement déterminé et facilement saisi, décrète que Sa Majesté sera suppliée de donner des ordres aux administrations des divers départements du royaume, afin qu’elles se procurent, qu’elles se fassent remettre par chacune des municipalités comprises dans chaque département, et qu’elles envoient à Paris, pour être remis au secrétaire de l’Académie des sciences, un modèle parfaitement exact des différents poids et mesures élémentaires qui y sont en usage.
«Décrète en outre que le roi sera également supplié d’écrire à Sa Majesté Britannique, et de la prier d’engager le parlement britannique à concourir avec l’Assemblée nationale à la fixation de l’unité des mesures et des poids. Qu’en conséquence, sous les auspices des deux nations, des commissaires de l’Académie des sciences de Paris pourront se réunir en nombre égal avec des membres choisis de la société de Londres dans le lieu qui sera jugé respectivement le plus convenable...
«Qu’après l’opération faite avec toute la solennité qui sera nécessaire, Sa Majesté sera suppliée de charger l’Académie des sciences de faire avec précision, pour chaque municipalité du royaume, le rapport de leurs anciens poids et mesures avec le nouveau modèle, et de composer ensuite pour les moins capables des livres usuels et élémentaires où seront indiquées avec clarté toutes les proportions.»
C’est à cette occasion que, reçue à la barre de l’Assemblée, l’Académie, par l’organe de Condorcet, s’empressa d’afficher son amour pour l’égalité.
«L’Académie des sciences, dit son secrétaire, désirait depuis longtemps voir régner dans son sein cette entière égalité dont vous avez fait le bien le plus précieux des citoyens, et que nous regardons comme le plus digne encouragement de nos travaux.»
Malgré l’égalité dont elle se vante, plus d’une page des procès-verbaux montre encore dans l’Académie trois classes séparées, dont chacune avec son nom conserve son rang et ses droits, et dont la subordination, maintenue par habitude, est acceptée sans lutte et sans murmure.
C’est le 17 février 1791 seulement, neuf mois après leur réception à la barre de l’Assemblée, que les académiciens, inscrits sans distinction sur la feuille de présence, commencent à la signer dans l’ordre de leur arrivée; trois colonnes distinctes sont jusque-là attribuées aux trois classes de la compagnie. Il est assez curieux d’y voir les signatures se conformer peu à peu à la mode du jour, et le marquis de Condorcet, par exemple, comme s’il triomphait lentement d’une mauvaise habitude, signer de Condorcet, pour reprendre le titre de marquis, le quitter encore, renoncer à la particule pour la rétablir de temps en temps, et ne devenir le citoyen Condorcet que sur les bancs de la Convention.
Mais, pour mêler les signatures de leurs membres, les trois classes ne sont pas confondues. La primauté reste aux honoraires. Le roi, suivant toujours la première institution, continue à choisir parmi eux le président et le vice-président. Les pensionnaires, dont ils ont été longtemps les protecteurs et les patrons librement choisis, ne semblent ni s’en émouvoir ni s’en étonner. Mais, usant à leur tour de leur ancienne prérogative, ils refusent souvent le droit de suffrage aux associés, sans qu’aucun d’eux le réclame au nom de l’égalité si hautement proclamée.
Le 6 septembre 1791, par exemple, le secrétaire écrit au procès-verbal: «J’ai annoncé que le concours du prix sur les satellites de Jupiter était fermé, et qu’il y avait une pièce (elle était de Delambre et fut couronnée). On a été aux voix pour savoir si les anciens commissaires pour le jugement de ce prix seraient continués, oui ou non. La pluralité a été d’en élire au scrutin: on a retourné aux voix pour savoir si les pensionnaires voteraient seuls ou si toute l’Académie aurait droit de suffrage;» mais les pensionnaires, se faisant juges en leur propre cause, et plus nombreux d’ailleurs que les associés, décident d’abord que l’ancien usage ne pourra être changé que par une majorité des deux tiers, qui ne fut pas obtenue, en sorte que les associés, parmi lesquels se trouvaient Haüy, Coulomb, Pingré, Vicq d’Azyr et Fourcroy, ne prennent pas part au scrutin.
Avant d’annoncer à la barre de l’Assemblée l’établissement de l’égalité dans son sein, l’Académie, reçue aux Tuileries, avait été admise à présenter ses remercîments au roi.
«Sire, avait dit Condorcet, l’Académie s’est abandonnée aux sentiments d’une respectueuse reconnaissance en voyant que Votre Majesté l’avait jugée digne de contribuer par ses travaux à quelques parties du grand ouvrage qui doit illustrer son règne; elle n’oubliera jamais que le monarque proclamé par la nation le restaurateur de la liberté française avait bien voulu ajouter depuis longtemps à la liberté académique et se montrer pour nous ce qu’il vient de se montrer aux yeux de l’Europe.»
L’Académie, il faut le dire, ne dépouillant jamais ses sentiments de déférence et de respect pour le roi, se montra toujours empressée et parfois ingénieuse à les lui témoigner.
On lit au procès-verbal du 19 décembre 1789: «M. Sage rend compte de ce qui a été fait dans le cabinet de l’Académie. M. le dauphin et Madame royale sont venus, dit-il, voir le cabinet de l’Académie; les dix petits tableaux mouvants qui s’y trouvaient ayant paru fixer leur attention, il a pris sur lui d’en offrir un à M. le dauphin et un autre à Madame.
«L’Académie a approuvé ce qu’avait fait M. Sage.»
Trois mois après, le 22 mars 1790: «M. Tillet a dit que le dauphin, en venant voir le cabinet de l’Académie, avait remarqué une petite pompe en cuivre et manifesté le désir de la posséder; la compagnie a décidé unanimement que le trésorier serait autorisé à ne rien refuser de tout ce qui pourrait flatter M. le dauphin quand il lui faisait l’honneur de visiter son cabinet.
«Le 21 avril 1790 enfin, l’Académie, dit encore le procès-verbal rédigé par Condorcet, a eu l’honneur de recevoir M. le dauphin et de l’accompagner dans son cabinet.»
La nomination des membres de l’Académie était au nombre des attributions laissées au roi, qui en fait, dans ces circonstances, ne pouvait se dispenser de confirmer purement et simplement le choix qui lui était proposé; mécontent peut-être d’un tel rôle, il voulut une fois s’y soustraire. Le 12 décembre 1790, le ministre de Saint-Priest, informé par l’Académie qu’elle présente Saussure et Maskeline pour une place d’associé étranger, répondit immédiatement: que Sa Majesté lui a ordonné de marquer à l’Académie qu’elle laisse à elle-même le soin de faire le choix et de l’annoncer à celui qu’elle préférera. Le refus du roi, loin d’être accueilli comme une occasion de tourner en habitude et en droit acquis une liberté gracieusement offerte, semble affliger au contraire et embarrasser l’Académie.
«M. Meusnier, dit le procès-verbal, a lu la motion suivante: Représenter au roi que, suivant la loi, Sa Majesté peut seule nommer aux places d’académicien entre les sujets présentés; que l’Académie ne peut exercer cette fonction.
«Qu’elle ne peut en conséquence regarder la lettre que le ministre lui a écrite par ordre du roi que comme une marque de la confiance de Sa Majesté, qui veut bien la consulter sur la nomination qu’elle a à faire.
«Que l’Académie ne peut répondre à cette confiance autrement qu’en exposant qu’elle a déjà indiqué par l’ordre de la présentation celui à qui elle donnerait la préférence; qu’elle supplie Sa Majesté de confirmer cette nomination et de vouloir bien l’annoncer au sujet élu.»
A cette motion respectueuse, Condorcet opposa la suivante:
«Décider à la pluralité des voix de la totalité des académiciens si le choix à faire entre les deux sujets présentés sera confié ou non aux seuls académiciens honoraires et pensionnaires.»
On a été aux voix pour savoir laquelle des deux motions aurait la priorité; la pluralité a été de l’accorder à celle de M. Meusnier. On pria, en conséquence, le ministre de supplier le roi de vouloir bien nommer, comme il avait toujours fait jusque-là, un des deux savants présentés, et de faire annoncer son choix à celui sur qui il sera tombé.
Le roi nomma Saussure et le fit avertir.
Sans se rajeunir par l’adjonction d’aucune gloire nouvelle, l’Académie reste grande et forte. Troublés et entraînés au dehors par le grand et triste spectacle qui effraye déjà les plus confiants, les uns, quoi qu’il arrive, y veulent jouer leur rôle; les autres, sans se dégager de la science, qui a été jusque-là leur vie tout entière, n’y appliquent plus qu’un esprit distrait. L’Académie, de moins en moins féconde, produit donc peu de travaux; mais ce peu est excellent et digne encore des noms qui, jusqu’au dernier jour, se liront sur la feuille de présence.
Les théories nettes et solides de Lavoisier, éprouvées par les expériences décisives de Fourcroy et de Guyton de Morveau, fortifiées et accrues par les recherches originales de Berthollet, goûtées, admirées et profondément comprises par Coulomb et par Monge, par Laplace et par Lagrange, sont contestées, sans en être affaiblies, par les chimistes obstinés de la vieille école, dont l’opposition impuissante vient parfois animer les séances.
En vain l’Académie réunit les adversaires dans les mêmes commissions, ils ne peuvent s’accorder dans une œuvre commune. Non contents de rejeter les démonstrations dont ils méconnaissent la force, Darcet et Beaumé ferment les yeux aux faits les plus évidents: témoin le rapport de Laplace et de Lavoisier sur la combustion de l’hydrogène et sa transformation en eau, qu’ils refusent de signer, après avoir vu pourtant toutes les expériences et assisté à leur plein succès.
De Lalande, Legentil, Lemonnier, Méchain et Delambre, sans discontinuer leurs études plus profondes, signalent régulièrement à l’Académie les phénomènes survenus dans le ciel, exactement observés et calculés.
Pingré publie les Annales célestes, précieux recueil annoncé et impatiemment attendu par les astronomes depuis l’année 1756.
Laplace lit de temps à autre un mémoire de mécanique céleste, fragment anticipé de l’œuvre immortelle dont sa pensée a déjà conçu le plan, et qui n’est pas de celles qu’on puisse fondre d’un seul jet.
Lagrange, assez clairvoyant pour être toujours triste, et regrettant le paisible séjour de Berlin, n’apporte à ses nouveaux confrères qu’une attention constante à leurs travaux et sa collaboration à quelques rapports. Mais Legendre, plein d’activité, allie à ses recherches sur les fonctions elliptiques les opérations géodésiques qui doivent fixer avec précision la longitude de Londres par rapport à Paris, tandis que Prony, cherchant encore sa voie, débute par quelques mémoires d’analyse et de mécanique, accueillis avec bienveillance par Lagrange et par Laplace, tous deux loin de prévoir pourtant la célébrité réservée à son nom.
Adanson, Vicq d’Azyr et Jussieu, en accordant de justes louanges à des voyageurs comme Richard et Cusson de Labillardière, signalent l’importance des collections péniblement recueillies au loin, et, réclamant parfois l’exécution de promesses oubliées, en prolongent malheureusement sans résultat la pénible illusion.
«Notre pauvre voyageur, dit Cuvier dans l’éloge de Richard, un rapport de l’Académie à la main qui constatait l’étendue et l’importance de ses travaux, frappa à toutes les portes; mais les ministres et jusqu’aux moindres commis, tout était changé; personne ne se souvenait qu’on lui avait fait des promesses; il n’importait guère à des gens qui voyaient chaque jour leur tête menacée, qu’il fût venu un peu plus de girofles de Cayenne, ou qu’on eût propagé des fuchsias ou des eugénias: des découvertes purement scientifiques les touchaient encore bien moins. Ainsi, M. Richard se trouva avoir employé son temps, altéré sa santé et sacrifié sa petite fortune, sans que personne daignât seulement lui laisser entrevoir quelque espérance d’assurer son avenir.»
C’était alors l’histoire de bien d’autres.
Citons encore, parmi les travaux de l’Académie à cette époque, un excellent rapport de Monge et de Borda sur un modèle de machine à vapeur à double effet, construit par le mécanicien Périer, dont l’esprit ingénieux, après un coup d’œil furtivement jeté à Londres sur les appareils de Watt, avait pénétré le principe et le secret de l’invention nouvelle.
Accoutumée à tenir pour fait tout ce qu’elle décrète, l’Assemblée nationale s’étonne souvent que le grand ouvrage sur le système métrique ne s’exécute pas aussi rapidement que ses décisions précipitées de chaque jour. L’Académie, cependant, y travaille avec un grand zèle, et cinq commissions, nommées dans la séance du 23 avril 1791, poursuivent simultanément leurs travaux. Cassini, Méchain et Legendre sont chargés des mesures astronomiques; Meusnier et Monge s’occupent de mesurer les bases avec une minutieuse précision; Borda et Coulomb déterminent la longueur du pendule qui bat les secondes; Lavoisier et Haüy étudient le poids de l’eau distillée; Tillet, Brisson et Vandermonde, enfin, dressent l’inextricable tableau des mesures anciennes. Pour qu’aucun obstacle ne retarde les voyages ou les expériences jugées nécessaires, l’Assemblée vote une première somme de 100,000 livres, et ordonne qu’elle soit immédiatement payée.
L’Académie des sciences avait été chargée de décerner chaque année, au nom de la France, un prix de 1,200 livres à l’auteur français ou étranger de la découverte scientifique jugée par elle la plus considérable et la plus importante.
L’Académie, qui avait elle-même exclu ses membres du concours, discuta longuement les travaux astronomiques d’Herschell et de Maskelyne, de l’anatomiste Mascagni, du botaniste Guerthner, auxquels on opposa la machine de Watt, que l’on peut regarder, disait la section de mécanique, comme étant de toutes les découvertes récentes la plus ingénieuse et la plus utile; elle arrêta ses suffrages sur le télescope récemment construit par Herschell, et, comme un an déjà était écoulé depuis le décret de l’Assemblée, on accorda immédiatement un autre prix à l’ouvrage de Mascagni intitulé: Vasorum lymphaticorum historia. Lavoisier, dont l’esprit généreux et actif animait alors l’Académie et en inspirait souvent les démarches, prit la parole après ce double vote. «Après avoir, dit-il, rendu hommage à M. Herschell, l’Académie en a un autre à rendre à la science elle-même, et qui consiste à faire construire un télescope d’après les principes de M. Herschell.»
Pour subvenir à la dépense, évaluée à 100,000 livres, il proposait d’employer 36,000 livres disponibles provenant des sommes destinées à des prix non décernés, en y ajoutant le produit de la vente d’une pépite d’or pesant plus de dix livres appartenant au cabinet de l’Académie, et de demander le reste à l’Assemblée nationale.
Les commissaires nommés par l’Assemblée, Lacépède, Pastoret et Romme, dévoués tous trois à la science, se montrèrent en vain favorables; regrettant même la destruction d’un objet rare et curieux comme la pépite d’or, ils promirent en vain à Lavoisier d’en éviter le sacrifice à l’Académie. Le télescope ne fut pas construit, et le seul résultat du projet fut d’appeler l’attention sur la petite fortune que l’Académie, prudemment conseillée, offrit peu de temps après à la nation.
L’Assemblée nationale était devenue la source de toutes les faveurs et le centre de toutes les affaires. Toute-puissante, hardie à décider de tout, et condamnée à une science universelle, elle allége souvent sa tâche en déférant à l’Académie quelques-unes des demandes et des offres de toute sorte dont elle est chaque jour accablée. Tout en s’appliquant de son mieux à ces études nouvelles, l’Académie ne laisse pas d’écarter, avec une simplicité sincère et une prudence quelquefois hardie, les questions qu’elle ne peut exactement résoudre; alléguant dans certains cas son incompétence, se déclarant dans d’autres trop peu renseignée, elle se retranche tant qu’elle peut dans son rôle purement scientifique.
On pourrait citer de nombreux exemples.
Un décret de l’Assemblée, en supprimant certains droits sur les cuirs, avait rendu inutile l’outillage ingénieux du mécanicien chargé de fabriquer les presses et les poinçons servant à les marquer. L’Académie, consultée sur ses droits à une indemnité et sur le chiffre équitable auquel elle doit être fixée, examine volontiers les appareils du sieur Mercklein, et, en louant leur disposition, constate l’impossibilité de les adapter à une destination nouvelle; mais, en envoyant au ministre le rapport de Tillet, Leroy, Monge et Vandermonde, l’Académie décide qu’on lui mandera les raisons pour lesquelles elle désire ne plus être consultée à l’avenir sur des indemnités à accorder à des particuliers.
Chargée d’examiner le projet d’un canal qui dédommagerait la ville de Richelieu des avantages perdus par suite de la révolution, les commissaires, Bossut, Coulomb et Meusnier, ne font pas attendre leur rapport: «Mais, disent-ils en le terminant, nous pensons que les propositions ne sauraient être appréciées que d’après une reconnaissance des nivellements et autres opérations faites sur les lieux, pour constater la possibilité d’établir la communication projetée, la dépense qu’elle exige et surtout les proportions de cette dépense avec les avantages qui en pourraient résulter pour le pays; que c’est à l’Assemblée nationale à ordonner les dépenses préliminaires, après avoir, si elle le juge à propos, renvoyé la demande dont il s’agit au directeur du département; qu’enfin, les fonctions de l’Académie se réduisant nécessairement à examiner les résultats de cette opération lorsqu’elle aurait eu lieu, elle ne peut pour le présent prononcer aucune opinion.»
Consultée dans des circonstances fort graves sur le nombre de pains de quatre livres que l’on peut retirer d’un sac de farine, elle s’en réfère, en exposant ses motifs, à un rapport antérieur de 1783, auquel elle renvoie la municipalité de Paris, parce qu’il rend absolument superflues des expériences nouvelles.
A l’occasion d’un projet de cartouche incendiaire: «Nous croyons devoir observer, sans entrer dans le détail, disent les commissaires de l’Académie, que, si cette cartouche parvenait toujours à son but, elle produirait l’effet que son auteur promet; il en résulterait une grande destruction d’hommes, parce que le feu mis pendant un combat dans les voiles d’un vaisseau, loin de s’éteindre aussi promptement que le prétend l’auteur, le mettrait dans le danger le plus imminent de brûler sans pouvoir recevoir de secours, et peut-être sans qu’on pût parvenir à sauver l’équipage, qui serait alors la proie des flammes.» Ceci mène naturellement à la discussion d’une grande question politique: «Doit-on adopter un moyen incendiaire dont le succès détruirait promptement une armée navale, mais entraînerait en même temps une grande perte d’hommes?
«L’Académie, dont le but est le perfectionnement des sciences et arts, ne veut pas sans doute s’occuper de cette question politique et morale; mais elle nous permettra de lui rappeler qu’en 1759, lorsque, pendant la guerre de sept ans, on proposa à Louis XV de profiter de la découverte qu’un joaillier de Paris venait de faire d’un feu inextinguible, même dans l’eau, ce monarque voulut que le secret fût enseveli dans le plus profond oubli. D’après ces considérations, nous concluons que l’Académie, fidèle à ses principes et à ceux de l’humanité, ne peut, sans un ordre exprès du gouvernement, faire des expériences sur la cartouche proposée.»
L’Académie, peu empressée à se produire au dehors, évite les manifestations bruyantes dont Paris s’enivre peu à peu. Elle ne veut pas se dessaisir, en s’associant à d’autres compagnies, de son rôle incontesté jusque-là d’arbitre unique et de juge sans appel des questions de son ressort qui lui sont soumises. On lit par exemple dans le procès-verbal du 10 mars 1790:
«M. Tillet a lu une délibération du district de Saint-Jacques-l’Hôpital, par laquelle il invite l’Académie à assister à une séance des exercices des enfants aveugles à l’Hôtel de Ville, dirigée par M. Haüy, pour faire un rapport de cette séance, conjointement avec Messieurs de l’Université, Messieurs de l’Académie de musique et Messieurs du corps des imprimeurs, dont copie sera remise à Messieurs du district.
«Il a été décidé que l’Académie ne nommerait pas de commissaires, mais que ceux de Messieurs les académiciens qui voudraient se rendre à l’invitation de Messieurs du district en seraient les maîtres.»
Quelques-uns des travaux demandés à l’Académie inspirent aux membres qui en sont chargés une répugnance évidente, qu’ils n’expriment toutefois qu’avec une grande circonspection.
Lorsque, par exemple, le 13 avril 1791, l’Académie est invitée à faire l’essai des métaux précieux provenant des églises jugées inutiles au culte, l’un des commissaires trouve que ce sont des opérations très-délicates, tant par rapport aux circonstances que pour avoir des résultats satisfaisants, et demande que l’on fortifie la commission par l’adjonction de nouveaux membres. Cette timidité ou ce scrupule ne se retrouve pas, il faut l’avouer, chez tous les académiciens. Pendant que Beaumé et Fourcroy étudient sans hésitation la composition du métal des cloches et cherchent sans répugnance le moyen d’en séparer les éléments pour les convertir en pièces de deux sous, ou de les plier à d’autres usages, Lagrange et Borda acceptent très-librement l’examen d’un mémoire de l’abbé Mongès, sur les moyens d’utiliser pour la science la prochaine destruction des clochers. «Il sera bon, dit l’abbé, approuvé en cela par les commissaires, d’examiner avec soin l’orientation de la croix de fer qui surmonte souvent l’édifice, de noter si elle est inclinée par l’action du temps et si, conformément à une croyance populaire, elle l’est toujours dans le même sens; on devra aussi étudier avec soin de quels bois sont faites les vieilles charpentes et si l’essence, comme on le croit généralement, a disparu de nos forêts.»
Les Académies, en temps de révolution surtout, sont, comme leurs membres, pleines de contradictions, et les travaux scientifiques relatifs à la suppression des églises n’empêchent pas l’Académie des sciences de se réunir le jour de la Saint-Louis à l’Académie des belles-lettres, pour entendre la messe à la chapelle du Louvre.
Le 24 août 1791, on lit au procès-verbal:
«M. Sage a lu la lettre suivante de M. Desessart:
«Le Roi donne son agrément pour que l’Académie, de concert avec celle des belles-lettres, fasse célébrer une messe dans la chapelle du Louvre, le jour de la Saint-Louis.»
«Sur la demande de M. Lavoisier, on a été aux voix si l’on demanderait à M. le curé de la paroisse un prêtre pour dire la messe le jour de la Saint-Louis, oui ou non.
«La pluralité a été pour que M. le directeur s’adressât à M. le curé.» Vingt-cinq académiciens assistèrent à la messe, et une députation alla remercier le curé de l’avoir célébrée lui-même.
Le 11 août 1792, le lendemain de l’invasion des Tuileries, était un mercredi. Vingt-deux académiciens assistent à la séance; mais, pour la première fois depuis le commencement de la Révolution, aucune communication scientifique ne se trouve à l’ordre du jour.
Après la nomination de quelques correspondants, un membre demande qu’on lise la liste des académiciens pour y effectuer des radiations. L’Académie, étonnée d’avoir à écarter une telle motion, décide que les seuls changements à faire à la liste sont ceux de quelques domiciles; le procès-verbal, discrètement rédigé, ne désigne personne; c’est huit jours après qu’une nouvelle insistance force le secrétaire à nous livrer le nom d’Antoine-François Fourcroy, futur comte de l’empire, dont la proposition trois fois reproduite est éludée enfin, non sans embarras et sans trouble, par le vote unanime de ses confrères attristés.
«M. Fourcroy, dit le procès-verbal du 25 août 1792, annonce à l’Académie que la Société de médecine a rayé plusieurs de ses membres émigrés et notoirement connus pour contre-révolutionnaires; il propose à l’Académie d’en user pareillement envers certains de ses membres connus pour leur incivisme, et qu’en conséquence lecture soit faite de la liste de l’Académie pour prononcer leur radiation.
«Plusieurs personnes observent que l’Académie n’a le droit d’exclure aucun de ses membres, qu’elle ne doit pas prendre connaissance de leurs principes et de leurs opinions politiques, le progrès des sciences étant son unique occupation; que d’ailleurs, l’Assemblée nationale se trouvant à la veille de donner une nouvelle organisation à l’Académie, elle exercera le droit qu’elle seule peut avoir de rayer de la liste de l’Académie les membres qu’elle jugera devoir en être exclus.» Mal accueilli sur ce point, Fourcroy, dans le raffinement de son zèle, invoque ingénieusement l’exécution du règlement relatif aux académiciens absents plus de deux mois sans congé.
«Lecture faite du règlement, dit le procès-verbal, il a été remarqué qu’il ne s’étendait que sur les pensionnaires et que son exécution n’appartient pas à l’Académie.
«Les différents avis ayant été longuement discutés, on a arrêté définitivement que la lecture de la liste de l’Académie et la délibération relative à la susdite motion seraient remises à la séance prochaine.»
Dans la séance suivante, un membre (c’est le géomètre Cousin) s’explique avec autant d’habileté que de modération sur la délibération qui est à l’ordre du jour. «Il rappelle qu’anciennement et de tout temps l’Académie, uniquement occupée de l’objet de sa constitution, du progrès des sciences, avait coutume pour tout le reste d’en référer au ministre, avec lequel elle entretenait une correspondance et une communication fréquentes sur tout ce qui regardait son régime particulier; il s’étonne que, dans un moment où le ministre de l’intérieur, appelé par le vœu de la nation, mérite plus que jamais la confiance de l’Académie, elle n’en use pas envers lui comme elle le faisait autrefois envers ses prédécesseurs, et il propose de charger les officiers de l’Académie de conférer avec le ministre sur l’objet proposé, tandis qu’elle se livrera à des occupations plus intéressantes.»
Cette échappatoire évidente est adoptée par l’Académie, et l’incident tourne à la confusion de celui qui l’a soulevé. Il n’est pas terminé pourtant.
Le 5 septembre 1792, lorsque les prisons, ruisselant du sang des victimes, gardaient encore l’académicien Desmarets, épargné par une sorte de miracle; lorsque le zèle de ses amis tremblants avait par un bonheur inouï délivré l’illustre et excellent Haüy, la veille seulement du massacre; lorsque signaler un suspect, c’était désigner une victime, la sinistre motion est poursuivie avec une inqualifiable opiniâtreté.
On lit au procès-verbal: «Le secrétaire est interpellé s’il avait reçu la lettre du ministre, qui avait promis d’écrire à l’Académie au sujet de la radiation qui devait être faite de ses membres émigrés. Le secrétaire ayant répondu qu’il n’avait reçu aucune lettre du ministre, l’Académie a arrêté que, le ministre n’ayant point répondu, le secrétaire ne pourrait délivrer aucune liste de l’Académie ni en faire imprimer aucune jusqu’à ce que cette réponse soit parvenue.
Malgré la terreur qui s’augmente chaque jour, l’Académie, étonnée de subsister encore et maîtrisant ses trop justes craintes, s’assemble une fois par décade avec une apparente tranquillité; elle tient, suivant la coutume, la séance publique du mois de novembre. Le 4 novembre 1792, dans le palais du Louvre, devenu Muséum national, Leroy lit un mémoire sur le frottement, Borda rend compte des travaux relatifs aux poids et mesures, Lavoisier fait une lecture sur la hauteur des montagnes qui entourent Paris, Sage parle de la nature et de la classification des marbres, et Desmarets enfin entretient l’Assemblée de l’étude et du dénombrement des terres végétales.
Quelques auteurs apportent encore de rares mémoires scientifiques, renvoyés suivant l’usage à des commissions. L’un deux, oublieux des progrès accomplis, demande même un privilége pour faire imprimer son écrit. On lui observera, dit le procès-verbal, que l’Académie n’a plus et ne donne plus de priviléges.
L’Académie, déjà, est en grand péril; l’irrésistible torrent, qui renverse tout ce qui s’élève, déracine tout ce qui résiste. Les plus prévoyants et les plus sages des académiciens veulent se taire et se faire oublier. Ils ne peuvent réprimer le zèle des confrères qui, empressés à rendre compte des opérations bien languissantes pourtant sur le système métrique, trouvent à la barre de la Convention l’occasion de vanter leur civisme et l’utilité de leurs travaux.
«Depuis longtemps, estimables savants, leur répond le président dans la séance du 18 novembre 1792, les philosophes plaçaient au nombre de leurs vœux celui d’affranchir les hommes de cette différence de poids et mesures qui entrave les transactions sociales et travestit la règle elle-même en un objet de commerce. Mais le gouvernement ne se prêtait point à cette idée des philosophes; jamais il n’aurait consenti à renoncer à un moyen de désunion; enfin le génie de la liberté a paru, il a demandé au génie des sciences quelle est l’unité fixe et invariable, indépendante de tout arbitraire, telle en un mot qu’elle n’ait pas besoin d’être déplacée pour être connue, et qu’il soit possible de la vérifier dans tous les temps et dans tous les lieux. Estimables savants, c’est par vous que l’univers devra ce bienfait à la France.»
Par une rencontre fortuite, mais singulière, un décret qui suspend la nomination aux places vacantes dans les Académies est adopté dans la même séance. L’Académie, condamnée désormais, reçoit encore pourtant les demandes et les missions incessantes du gouvernement. On la consulte sur les voitures couvertes destinées au transport des malades, sur les perfectionnements à apporter au régime des hôpitaux et des hospices, sur le système monétaire. Il suffira, dit le comité des assignats et monnaies en parlant du système nouveau, d’annoncer aux nations que l’Académie des sciences en a jeté les fondements pour mériter leur confiance.
L’Académie est encore consultée sur la manière d’accorder l’ère de la République avec l’ère vulgaire, sur une machine de guerre, sur une nouvelle invention de boulets, sur un taffetas huilé propre à faire des manteaux pour les troupes, sur l’idée d’établir plusieurs rangées de canons sur un même affût, sur la conservation des eaux à bord des navires de la République, sur l’administration nationale des économies du peuple, sur la conservation des biscuits et des légumes à la mer. L’Académie répond de son mieux, et reçoit avec des remercîments de fréquents témoignages de confiance et d’estime. L’excellent Lakanal, qui s’était fait dans le comité d’instruction publique le protecteur et l’ami officieux de la science et des arts, honorait sa jeunesse, suivant sa noble expression, en détournant ou adoucissant les coups qui les menaçaient. Sur sa proposition, le 17 mai 1793, l’Académie est autorisée à remplir les places vacantes dans son sein. Elle put s’en réjouir, mais non en profiter. L’ordre de se dissoudre suivit de près la permission de se compléter. Lakanal cependant veillait encore sur elle.
«Les membres de la ci-devant Académie des sciences, dit un décret rendu sur sa proposition, continueront de s’assembler dans le lieu ordinaire de leurs séances, pour s’occuper spécialement des objets qui leur ont été et pourraient leur être envoyés par la Convention nationale. En conséquence, les scellés, si aucuns ont été mis sur leurs registres, papiers et autres objets appartenant à la ci-devant Académie, seront levés, et les attributions annuelles faites aux savants qui la composaient leur seront payées comme par le passé et jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné.»
L’Académie pouvait se croire rétablie; meilleur juge que nous ne pouvons l’être, Lavoisier ne le pense pas; il écrivit à Lakanal:
«J’ai reçu avec une reconnaissance qu’il me serait difficile de vous exprimer l’expédition du décret que vous avez fait rendre et que vous avez bien voulu m’adresser: j’en ai donné communication à quelques-uns de mes anciens confrères, qui partagent mes sentiments; malheureusement les circonstances ne paraissent pas permettre de se servir de ce décret, et, quelque important qu’il soit pour le travail des poids et mesures et pour la suite des autres objets dont l’Académie avait été chargée, elle ne pourrait pas s’en servir dans ce moment sans paraître lutter contre l’opinion dominante du comité d’instruction publique et de la partie prépondérante de l’Assemblée.
«Il est étonnant de voir que les sciences, qui faisaient en France des progrès si rapides et qui pourraient contribuer d’une manière si efficace à la gloire et à la prépondérance de la République, soient sacrifiées à des opinions exagérées, sur le danger desquelles on s’éclairera plus tard. Nous sommes dans une position où il est également dangereux de faire quelque chose et de ne rien faire. Recevez, je vous prie, l’assurance de l’attachement que je vous ai voué pour longtemps.»
Serviteurs inutiles de la science, les académiciens dispersés cherchent la plupart une prudente retraite. Les uns, suspects d’incivisme, comme Borda, Lavoisier et Laplace, et jugés trop tièdes dans leur haine pour les rois, sont exclus pour ce motif de la commission des poids et mesures, tandis que d’autres, comme Berthollet, exposés peut-être à des épreuves plus périlleuses et plus rudes, conservent la confiance du Comité du salut public, sans jamais trahir, pour la ménager, la vérité, toujours loyalement dite et maintenue invariablement.
Quelques jours avant le 9 thermidor, un dépôt sableux est trouvé dans une barrique d’eau-de-vie destinée à l’armée; les fournisseurs, suspects d’empoisonnement, sont aussitôt arrêtés et l’échafaud déjà semble se dresser pour eux. Berthollet cependant examine l’eau-de-vie, et la déclare pure de tout mélange.
«Tu oses soutenir, lui dit Robespierre, que cette eau-de-vie ne contient pas de poison?» Pour toute réponse, Berthollet en avale un verre en disant: «Je n’en ai jamais tant bu!—Tu as bien du courage! s’écrie Robespierre.—J’en ai eu davantage quand j’ai signé mon rapport.» Et l’affaire n’eut pas d’autres suites.
L’Académie devait renaître sous un autre nom; la première classe de l’Institut fut composée de ses anciens membres dans lesquels, est-il besoin de le dire? il fallut combler bien des vides.
Lorsque, le 23 mai 1796, la compagnie restaurée vint pour la première fois proposer aux savants un sujet de prix, elle reproduisit purement et simplement le dernier programme de l’Académie des sciences, comme pour proclamer qu’en acceptant tout son héritage elle garderait toutes ses traditions.
FIN.