L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793
LES CHIMISTES.
La chimie, par une destinée singulière, a passé presque tout à coup des ténèbres au grand jour, et son avénement subit au rang des sciences exactes fut peut-être le plus grand événement scientifique du XVIIIe siècle. Les membres de l’Académie des sciences l’avaient cultivée sans interruption, mais longtemps sans éclat. Nous avons dit ce qu’était une analyse chimique à la fin du XVIIe siècle et quelles opérations stériles, souvent ridicules, on rencontre sous ce nom dans les premiers registres de l’Académie; à côté cependant de ces tentatives obstinées dans une mauvaise voie se placent des observations importantes et des preuves réelles de perspicacité.
Homberg, après la réorganisation de 1699, fut, parmi les pensionnaires, le représentant le plus éminent de la chimie. Né à Batavia, où son père, gentilhomme saxon ruiné par la guerre de Trente ans, était allé tenter de relever sa fortune, il fut amené jeune encore en Europe et étudia avec grand succès dans les universités de Hollande et d’Allemagne. Jurisconsulte, astronome, mécanicien, botaniste et médecin en même temps que chimiste, Homberg excellait également dans toutes les études, et celle de l’hébreu avait même excité sa curiosité. Ses parents, charmés par tant de science et fier de sa précoce célébrité, le pressèrent d’en tirer profit, et de prendre parti pour une position lucrative; mais, loin de suivre leurs conseils, Homberg ne songeait qu’à voyager pour s’instruire davantage. Il visita Otto de Guericke, à Magdebourg; vit les universités de Padoue, de Bologne et de Rome; s’arrêta en France; en Angleterre, où il travailla dans le laboratoire de Boyle; en Hollande, où il étudia l’anatomie avec Graff. La diversité de ses projets égalait celle de ses études; après plusieurs années de voyage, il prit à Wittemberg le titre de docteur en médecine; mais, loin d’exercer sa profession nouvelle, il partit bientôt pour visiter les mines métalliques de la Bohême et de la Hongrie; il voulut étudier ensuite celles de Suède, et se rendit à Stockholm. Ces voyages n’étaient pas stériles, et les travaux de Homberg, datés des contrées les plus diverses, remplissaient les journaux scientifiques de l’Europe. Colbert, toujours désireux d’accroître l’éclat de l’Académie des sciences, lui fit des offres avantageuses; il les accepta malgré sa famille et devint bientôt le membre le plus actif de l’Académie.
Sa réputation d’habile chimiste, peut-être aussi celle d’alchimiste, qu’il ne repoussait pas absolument, le mirent en relations avec le duc d’Orléans, qui, lui aussi, comme le dit Saint-Simon, «aimait à souffler, non pour chercher à faire de l’or, dont il se moqua toujours, mais pour s’amuser des curieuses opérations de la chimie;» il se fit un laboratoire le mieux fourni et le plus beau que la chimie eût jamais vu, et y attira Homberg, auquel il donna le titre fort lucratif et fort envié de son médecin, que celui-ci, préférant l’Académie à ses intérêts, n’accepta pourtant qu’à la condition d’être dispensé du règlement qui, à cause de la résidence à Versailles, devait l’exclure de la compagnie. Entretenant avec lui le commerce le plus intime, il se plaisait à suivre ses opérations et à y prendre part; tout cela très-publiquement, et il en raisonnait très-volontiers avec qui pouvait y prendre intérêt. Homberg, de plus, nous dit Saint-Simon, était un homme de grande réputation, et n’en avait pas moins en probité et en vertu qu’en capacité pour son métier; la calomnie se fit pourtant une arme terrible de ces relations; après la mort rapide et mystérieuse du Dauphin d’abord, puis de la duchesse et du duc de Bourgogne, on parla de poison et non sans vraisemblance. Les soupçons s’élevèrent jusqu’au duc d’Orléans, qui publiquement et grossièrement outragé par la populace, supplia le roi de le faire entrer à la Bastille et d’y enfermer Homberg avec lui, en attendant que tout fût éclairci; le roi permit seulement, après beaucoup d’instances, qu’Homberg fût reçu à la Bastille, s’il allait s’y présenter lui-même; mais l’ordre ne fut pas donné, et Homberg, que Voltaire appelle à cette occasion, et un peu au hasard sans doute, vertueux philosophe et d’une candeur extrême, ne fut pas admis à se justifier.
L’histoire ne mentionne aujourd’hui ces atroces soupçons que pour les écarter avec dédain; mais ils planèrent tristement sur Homberg pendant les quelques années qu’il vécut encore.
Les Mémoires de l’Académie contiennent un grand nombre de travaux de Homberg, presque tous sur des points de détail. Il était expérimentateur ingénieux et habile, et la chimie lui doit un grand nombre de faits nouveaux et bien observés, dont la théorie devait lui échapper complétement, comme à ses contemporains et à ses successeurs immédiats.
Le duc d’Orléans possédait un miroir convexe d’une grande puissance, c’est-à-dire une lentille, avec laquelle Homberg fit de nombreuses expériences.
L’or métallique, à la chaleur de ce miroir, ne tardait pas à se fondre et à se volatiliser, il croyait même le transformer en partie en un verre violet, fourni, sans doute, par la matière du vase dans lequel il opérait et contenant peut-être une petite quantité de silicate d’or. La chaleur du soleil lui semble de nature autre que celle de nos foyers. C’est, suivant lui, une matière simple, dont les parties sont infiniment plus petites que celles du feu ordinaire, et qui peut s’introduire dans les interstices où celui-ci ne peut pas entrer, et avec lequel il a une autre différence, c’est que l’air, étant plus pesant que la flamme, pousse celle-ci, selon les lois de l’équilibre des liqueurs, sans quoi la flamme n’aurait aucun mouvement, au lieu que le rayon du soleil est poussé par le soleil sans que l’air contribue en aucune manière à son action.
Les Mémoires de l’Académie contiennent de singulières idées de Homberg sur la nature de la chaleur. «On a demandé, dit-il, pourquoi le fond d’un bassin où l’eau bout n’est point chaud du côté du feu, au lieu qu’il serait chaud s’il n’y avait point d’eau: cela tient à ce que la matière de la lumière qui fait la chaleur a deux mouvements, l’un de tous côtés sphérique, qui lui est naturel, l’autre de bas en haut causé par la pesanteur de l’air; que, par le premier mouvement, elle pénètre et enfle les corps en tous sens, que, par le second, elle hérisse leur surface en un sens seulement, que, quand l’eau est dans un bassin sur le feu, elle réprime et arrête en partie le mouvement sphérique de la matière subtile et l’éteint jusqu’à un certain point, mais qu’elle n’empêche pas la direction de bas en haut et le hérissement de la surface, et que, par conséquent, la surface entourée demeure froide et par conséquent peu chaude.»
Ce passage, qui semble une parodie de la physique de Descartes, est un curieux spécimen des idées théoriques des hommes les plus éminents de l’époque.
Un autre mémoire de Homberg donnera une idée assez exacte des méthodes employées alors par les chimistes et de la nature des problèmes qu’ils cherchaient à résoudre.
«Il y a environ trente ans, dit-il, qu’une personne de considération me demanda avec beaucoup d’instances d’essayer si, de la matière fécale, je ne pourrais pas tirer une huile distillée, sans mauvaise odeur, qui fût claire et sans couleur comme de l’eau de fontaine, parce qu’elle en avait vu, comme elle le croyait, un effet surprenant, qui était de fixer le mercure commun en argent fin. On croit aisément ce que l’on voudrait qui fût vrai; aussi me laissai-je persuader sans beaucoup de peine d’entreprendre cette recherche et de travailler à un ouvrage qui devait nous enrichir tous deux. Pour ne pas travailler sur une matière ramassée au hasard et dont je ne connusse pas les ingrédients, j’ai loué, dit-il, quatre hommes robustes et en bonne santé; je les ai enfermés avec moi pendant trois mois en une maison qui avait un grand jardin pour les promener, et, pour être assuré qu’ils ne prissent autre nourriture que celle que je leur donnerais, j’étais convenu avec eux qu’ils ne mangeraient autre chose que du meilleur pain de Gonesse que je leur fournirais frais tous les jours, et qu’ils boiraient tant qu’ils voudraient du meilleur vin de Champagne.»
Homberg commença par dessécher la matière, qui se réduisit au dixième de son poids; mais, en la distillant dans une cornue de verre, à divers degrés de feu, il n’en tirait que de l’huile rouge ou noire, toujours puante, qui ne répondait nullement au désir de son associé.
Il cherche alors à séparer par la solution tout ce que la substance étudiée contient de matières grossières et terreuses; il la délaye à cet effet dans de l’eau chaude, puis, après avoir décanté et filtré en évaporant jusqu’à siccité, il obtient des cristaux bien déterminés, qui ressemblent à du salpêtre et fusent au feu en donnant une flamme rouge.
En distillant ce sel par degrés, il obtient une liqueur âcre et acide, suivie d’un peu d’huile rousse et fétide; celle qu’il fallait trouver était blanche et sans odeur; il abandonne encore cette marche pour recommencer à opérer sur la matière simplement desséchée au bain-marie, en y ajoutant ce qu’il nomme différents intermèdes, c’est-à-dire en la mêlant tantôt avec de la chaux vive ou éteinte, tantôt avec de l’alun, du colcothar, de la poudre de brique, etc., mais, au lieu d’huile blanche, qui était le but de son travail, il n’obtient cette fois encore que des huiles diversement colorées et conservant la même féteur.
Homberg alors change encore une fois de méthode et tente la voie de la fermentation, qui est, dit-il, une voie douce, où la violence du feu n’a pas de part. Il sépare d’abord le flegme superflu de la matière par le bain-marie, pour pouvoir garder commodément la matière desséchée et se débarrasser des quatre hommes que, depuis trois mois, il entretenait consciencieusement pour la fournir; pour faire fermenter la matière, il la mit en poudre en versant dessus six fois autant de flegme qu’il en avait été séparé par la distillation, puis le tout fut chauffé en vase clos au bain-marie, pendant six semaines, à une douce chaleur; en distillant ensuite, la partie aqueuse avait perdu presque toute son odeur. Homberg put en donner à quelques personnes dont le teint était gâté, et qui, en s’en débarbouillant une fois par jour, ont adouci, dit-il, et blanchi considérablement leur peau.
Le résidu donna enfin par la distillation une huile incolore presque sans odeur, et le peu qu’elle en avait était légèrement aromatique.
Lémery, qui, pendant plus de trente ans, partagea avec Homberg l’honneur de représenter la chimie dans l’Académie des sciences, était élève d’un apothicaire de Rouen, puis d’un chimiste nommé Glazer, démonstrateur au Jardin du Roi, et fort avare cependant des idées obscures qu’il avait sur la science. Lémery le quitta bientôt pour se placer, pendant près de trois ans, chez un apothicaire de Montpellier nommé Verchaut, dont les leçons l’auraient encore laissé fort ignorant, s’il n’avait trouvé moyen de s’instruire lui-même en s’aidant des livres et du laboratoire de son maître. Il ne tarda pas à ouvrir des cours qui attirèrent chez maître Verchaut tous les curieux de Montpellier, parmi lesquels se trouvaient, au grand honneur du jeune élève, des professeurs même de la faculté. Bien différent de ses premiers maîtres, Lémery ne se plaisait pas moins à révéler les secrets de la science qu’à en étaler les merveilles; il avait le don et la passion de l’enseignement, et ses cours, qui ne cessèrent qu’avec sa vie, ont servi, autant au moins que ses livres, à répandre dans toute l’Europe le goût et la pratique des opérations chimiques. Il devint apothicaire à Paris et professa chez lui dans la rue Galande. Son laboratoire, dit Fontenelle, était moins une chambre qu’une cave et presque un antre magique éclairé de la seule lueur des fourneaux; l’affluence y était si grande, qu’à peine y avait-il de place pour les opérations; les dames mêmes, entraînées par la mode, ne craignaient pas de s’y montrer. Ses leçons, comme celles de Duverney sur l’anatomie, devinrent bientôt célèbres dans toute l’Europe; les jeunes étrangers venaient à Paris par centaines dans le seul but d’entendre ces deux maîtres, dont ils rapportaient au loin la réputation d’éloquence et de parfaite clarté.
Le traité de chimie de Lémery, qui de 1675 à 1713, a eu dix éditions, et qui fut traduit dans toutes les langues de l’Europe, ne nous aide pas, il faut l’avouer, à comprendre cette clarté si vantée des contemporains; il faudrait, sans doute, pour s’en rendre compte, le comparer aux écrits mystérieux et énigmatiques des chercheurs du grand œuvre.
Le premier principe que l’on peut admettre pour la composition des mixtes est, dit-il immédiatement après avoir posé ses définitions, un esprit universel qui, étant répandu partout, produit diverses choses, suivant les diverses matrices, ou pores de la terre, dans lesquelles il se trouve embarrassé; mais, comme ce principe est un peu métaphysique et qu’il ne tombe pas sous le sens, il est bon, ajoute-t-il, d’en établir de sensibles, et je rapporterai ceux dont on se sert communément.
Les chimistes, en faisant l’analyse des mixtes, ont trouvé, dit-il, cinq sortes de substances, l’eau, l’esprit, l’huile et le sel, et la terre; de ces cinq, il y en a trois actifs, l’esprit, l’huile et le sel, et deux passifs, l’eau et la terre. Ils les ont appelés actifs, parce qu’étant dans un grand mouvement ils font toute l’action du mixte: ils ont nommé les autres passifs parce qu’étant en repos ils ne servent qu’à arrêter la vivacité des actifs. Toutes ces distinctions fausses ou insignifiantes, sont l’œuvre de ses prédécesseurs, et Lémery n’en est pas responsable; mais c’est lui-même qui parle, et avec beaucoup de sens, lorsqu’il ajoute: Le nom de principe, en chimie, ne doit pas être pris dans une signification tout à fait exacte, car les substances à qui l’on a donné ce nom ne sont principes qu’à notre égard et qu’en tant que nous ne pouvons point aller plus avant dans la division des corps; mais on comprend bien que ces principes sont encore divisibles en une infinité de parties qui pourraient, à plus juste titre, être appelées principes.
Le traité de chimie est la représentation exacte de la science positive à cette époque: toutes les opérations y sont clairement expliquées et décrites pour la pratique; les idées théoriques y tiennent peu de place, et, quoiqu’il définisse la chimie la science de l’analyse, la préparation des divers composés le remplit presque tout entier. Il se vendit, dit Fontenelle, comme un ouvrage de galanterie ou de satire; on le traduisit en latin, en allemand, en anglais et en espagnol; et les traducteurs, presque tous élèves de l’auteur, se plaisaient à vanter dans leurs préfaces l’habileté et la gloire de leur maître. L’autorité du grand Lémery, en matière de chimie, dit le traducteur espagnol, est plutôt unique que considérable.
Les persécutions religieuses vinrent troubler la vie de Lémery. Au milieu de sa plus grande prospérité, il reçut, comme protestant, ordre de quitter sa charge d’apothicaire. Croyant être plus tranquille en devenant médecin, il prit à Caen le bonnet de docteur, mais la révocation de l’édit de Nantes lui enleva bientôt aussi le droit d’exercer la médecine. C’est alors, dit Fontenelle, que, voyant sa fortune plutôt renversée que dérangée, l’esprit constamment occupé des chagrins du présent et des craintes de l’avenir, il vint enfin à craindre un plus grand mal, celui de souffrir pour une mauvaise cause en pure perte; il s’appliqua davantage aux preuves de la religion catholique et se réunit à l’Église avec toute sa famille. Les jours de prospérité revinrent pour lui; on ne pouvait plus lui rendre le titre d’apothicaire, mais, grâce à son mérite et un peu aussi à celui de sa conversion, on lui permit de préparer et de vendre des drogues: ses confrères réclamèrent inutilement, et il retrouva ses écoliers, ses malades et le grand débit de ses préparations.
Estienne-François Geoffroy, entré fort jeune à l’Académie comme élève, devait y fournir une longue et très-honorable carrière. Son père, riche apothicaire, n’épargna rien pour lui donner la plus excellente éducation; il eut les plus grands maîtres en tous genres. Des savants illustres, Cassini, le père Sébastien, Duverney et Homberg, tenaient chez lui des conférences réglées, où les jeunes gens des plus grandes familles briguaient la faveur d’assister, et qui furent, dit-on, l’origine de l’établissement des expériences de physique dans les colléges. L’éducation du jeune Geoffroy fut complétée par de nombreux voyages entrepris en compagnie de plusieurs grands personnages qui, avant même qu’il eût pris le grade de docteur, l’emmenaient avec eux pour soigner leur santé et le traitaient plus en ami qu’en médecin. La clientèle de Geoffroy, qui devint bientôt des plus brillantes, ne lui fit jamais négliger la science. Il avait pris au sérieux la thèse qu’il soutint devant la Faculté pour obtenir son premier grade: «Un médecin, disait-il, est en même temps un mécanicien chimiste.» En cultivant la science pure, il croyait fermement contribuer au progrès de son art. Un de ses travaux, qui attira vivement l’attention, mérite une place importante dans l’histoire des théories chimiques. En disposant dans une table fort courte les diverses substances que la chimie considère, Geoffroy croyait pouvoir indiquer l’ordre de leurs préférences les unes pour les autres et, dans chaque cas, déduire à l’avance d’une règle sans exception les décompositions et compositions qui doivent se produire. Lorsque deux substances sont unies, il admet qu’une troisième qui survient, et qui a plus d’affinité pour l’une, met l’autre en liberté et lui fait lâcher prise. Si, par exemple, l’huile de vitriol décompose le salpêtre, c’est qu’elle chasse l’acide nitrique dont l’affinité pour la potasse est moindre que la sienne.
Malgré bien des difficultés et des incertitudes qui suivirent, ce travail est considérable; on y voit paraître pour la première fois une théorie plausible des phénomènes chimiques.
«Les affinités de Geoffroy, dit cependant Fontenelle, firent de la peine à quelques-uns, qui craignirent que ce ne fussent des attractions déguisées, d’autant plus dangereuses que d’habiles gens ont déjà su leur donner des formes séduisantes.» La table de Geoffroy, généralement admise, a servi pendant longtemps de base à l’enseignement de la chimie. Les progrès de la science semblent donner raison toutefois, dans ce cas au moins, aux adversaires de l’attraction, et les théories de Berthollet devaient montrer, près d’un siècle plus tard, que, dans ces luttes engagées entre les corps, la victoire n’est pas due à une plus grande affinité, mais aux conditions extérieures de la lutte. Les corps éliminés sont ceux qui, par leur nature, doivent disparaître aussitôt qu’ils sont formés, et les éléments qui les composent sont vaincus, parce que, resserrés en quelque sorte sur un terrain trop étroit, il n’en peuvent perdre la moindre parcelle sans être rejetés du champ de bataille.
Après Homberg, Leymery et Geoffroy, Rouelle, Macquer, Sage et Beaumé répandirent par leur enseignement comme par leurs écrits la connaissance des vérités de pratique que leurs théories confuses et embarrassées ne sauraient ni prévoir ni expliquer. Rouelle, dont Jean-Jacques Rousseau suivit les leçons au Jardin du roi, joignait à une infatigable ardeur, un sincère et naïf enthousiasme pour le résultat de ses travaux. «On lui doit, a écrit Lavoisier, la plus grande découverte qui ait été faite en chimie depuis Stahl, celle des proportions diverses dans lesquelles un même acide et une même base peuvent s’unir pour former des sels.» La correspondance de Grimm donne de Rouelle un portrait voisin parfois de la caricature, mais tracé de main de maître:
«C’est lui qui introduisit la chimie de Stahl, et fit connaître ici cette science dont on ne se doutait point, et qu’une foule de grands hommes ont portée en Allemagne à un haut degré de perfection. Rouelle ne les savait pas tous lire; mais son instinct était ordinairement aussi fort que leur science. Il doit donc être regardé comme le fondateur de la chimie en France; et cependant son nom passera parce qu’il n’a jamais rien écrit, et que ceux qui ont écrit de notre temps des ouvrages estimables sur cette science, et qui sont tous sortis de son école, n’ont jamais rendu à leur maître l’hommage qu’ils lui devaient; ils ont trouvé plus court de prendre, sur le compte de leur propre sagacité, les principes et les découvertes qu’ils tenaient de leur maître; aussi Rouelle était-il brouillé avec tous ceux de ses disciples qui ont écrit sur la chimie. Il se vengeait de leur ingratitude par les injures dont il les accablait dans les cours publics et particuliers, et l’on savait d’avance qu’à telle leçon il y aurait le portrait de Malouin, à telle autre le portrait de Macquer, habillés de toutes pièces. C’étaient suivant lui, des ignorantins, des plagiaires. Ce dernier terme avait pris dans son esprit une signification si odieuse qu’il l’appliquait aux plus grands criminels; et pour exprimer, par exemple, l’horreur que lui faisait Damiens, il disait que c’était un plagiaire. L’indignation des plagiats qu’il avait soufferts dégénéra enfin en manie; il se voyait toujours pillé; et lorsqu’on traduisait les ouvrages de Pott ou de Lehman, ou de quelque autre grand chimiste d’Allemagne et qu’il y trouvait des idées analogues aux siennes, il prétendait avoir été volé par ces gens-là.»
«Rouelle était d’une pétulance extrême; ses idées étaient embrouillées et sans netteté, et il fallait un bon esprit pour le suivre et pour mettre dans ses leçons de l’ordre et de la précision. Il ne savait pas écrire; il parlait avec la plus grande véhémence, mais sans correction ni clarté, et il avait coutume de dire qu’il n’était pas de l’académie du beau langage. Avec tous ces défauts, ses vues étaient toujours profondes et d’un homme de génie; mais il cherchait à les dérober à la connaissance de ses auditeurs autant que son naturel pétulant pouvait le comporter. Ordinairement il expliquait ses idées fort au long; et quand il avait tout dit, il ajoutait: «Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis à personne.» Souvent un de ses élèves se levait et lui disait à l’oreille ce qu’il venait de dire tout haut: alors Rouelle croyait que l’élève avait découvert son arcane par sa propre sagacité, et le priait de ne pas divulguer ce qu’il venait de dire à deux cents personnes. Il avait une si grande habitude de s’aliéner la tête que les objets extérieurs n’existaient pas pour lui. Il se démenait comme un énergumène en parlant sur sa chaise, se renversait, se cognait, donnait des coups de pied à son voisin, lui déchirait ses manchettes, sans en rien savoir. Un jour, se trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs dames, et parlant avec sa vivacité ordinaire, il défait ses jarretières, tire son bas sur son soulier, se gratte la jambe pendant quelque temps de ses deux mains, remet ensuite son bas et sa jarretière, et continue sa conversation sans avoir le moindre soupçon de ce qu’il venait de faire. Dans ses cours, il avait ordinairement pour aides son frère et son neveu pour faire les expériences sous les yeux de ses auditeurs: ces aides ne s’y trouvaient pas toujours; Rouelle criait: «Neveu, éternel neveu!» et l’éternel neveu ne venant point, il s’en allait lui-même dans les arrière-pièces de son laboratoire chercher les vases dont il avait besoin. Pendant cette opération, il continuait toujours sa leçon comme s’il était en présence de ses auditeurs, et à son retour il avait ordinairement achevé la démonstration commencée et rentrait en disant: «Oui, messieurs;» alors on le priait de recommencer. Un jour, étant abandonné de son frère et de son neveu, il dit à ses auditeurs: «Vous voyez bien, messieurs, ce chaudron sur le brasier? eh bien, si je cessais de remuer un seul instant, il s’ensuivrait une explosion qui nous ferait tous sauter en l’air.» En disant ces paroles, il ne manqua pas d’oublier de remuer, et sa prédiction fut accomplie: l’explosion se fit avec un fracas épouvantable, cassa toutes les vitres du laboratoire et en un instant deux cents auditeurs furent éparpillés dans le jardin; heureusement personne ne fut blessé, parce que le plus grand effort de l’explosion avait porté par l’ouverture de la cheminée. M. le démonstrateur en fut quitte pour cette cheminée et une perruque...
«Rouelle était honnête homme; mais avec un caractère si brut, il ne pouvait connaître ni observer les égards établis dans la société, et comme il était aisé de le prévenir contre quelqu’un, et impossible de le faire revenir d’une prévention, il déchirait souvent dans ses cours à tort et à travers: ainsi il ne faut pas s’étonner qu’il se soit fait beaucoup d’ennemis. Il ne pouvait pas estimer la physique, ni les systèmes de M. de Buffon; il était peu touché de son beau parlage, et quelques leçons de ses cours étaient régulièrement employées à injurier cet illustre académicien. Il avait pris en grippe le docteur Bordeu, médecin de beaucoup d’esprit. «Oui, messieurs, disait-il tous les ans à un certain endroit de son cours, c’est un de nos gens, un plagiaire, un frater, qui a tué mon frère que voilà.» Il voulait dire que Bordeu avait mal traité son frère dans une maladie.
Rouelle était démonstrateur aux leçons publiques au Jardin du Roi. Le docteur Bourdelin était professeur et finissait ordinairement ses leçons par ces mots: Comme M. le démonstrateur va vous le prouver par ses expériences. Rouelle, prenant alors la parole, au lieu de faire les expériences annoncées disait: Messieurs, tout ce que M. le professeur vient de vous dire est absurde, comme je vais vous le prouver.»
Macquer, l’un des meilleurs élèves de Rouelle, siégea avec lui à l’Académie et y resta longtemps après la mort de son maître. Son Dictionnaire de chimie contient, avec des faits nouveaux et bien observés, un tableau très-clair et très-complet de la science à son époque. La théorie tant vantée de Stahl y est très-nettement exposée.
Le phlogistique est la pure substance du feu, c’est la matière subtile et pénétrante qui, sous forme de flamme, s’échappe d’un corps en combustion. Il est commun à tous les corps combustibles, le charbon entre autres le renferme en proportion considérable. Pour régénérer un corps brûlé qui a perdu son phlogistique, il faut le lui rendre, et pour cela souvent il suffit de le chauffer dans un creuset plein de charbon.
Cette interprétation telle quelle du phénomène de la combustion préparait la voie. Satisfaits de son apparence plausible, les chimistes, sans discuter ni approfondir, crurent avoir touché le but; et tous, pendant un demi-siècle, suivant sans s’en écarter le chemin battu, acceptèrent la théorie de Stahl comme exacte et indubitable. Pénétrant plus avant dans l’examen de ces matières, en apparence si cachées, et désireux de voir, non de deviner, l’esprit délicat et puissant de Lavoisier vint leur montrer pour la première fois la faiblesse de leurs preuves et les contradictions de leur doctrine. Les applaudissements si souvent recueillis en enseignant la théorie de Stahl étaient pour Macquer une attache qu’il ne pouvait rompre. «M. Lavoisier, écrit-il dans une lettre datée de 1772, m’effrayait depuis longtemps d’une grande découverte qu’il réservait in petto, et qui n’allait à rien moins qu’à renverser toute la théorie du phlogistique. Où en aurions-nous été avec notre vieille chimie, s’il avait fallu rebâtir un édifice tout différent? Pour moi, je vous avoue que j’aurais quitté la partie. Heureusement M. Lavoisier vient de mettre sa découverte au grand jour, dans un mémoire lu à la dernière assemblée publique de l’Académie, et je vous assure que depuis ce temps j’ai un grand poids de moins sur l’estomac.»
La volonté de Macquer, cette lettre le marque assez, était aussi opposée aux idées nouvelles que son esprit mal préparé à les accueillir; mais il avait le sens trop droit pour n’être pas enfin désabusé. Vaincu sans vouloir se rendre, il prit le plus mauvais de tous les partis. Gardien volontaire d’un édifice branlant, il tenta sans le quitter d’en changer la structure, et continuant à parler comme Stahl, accepta sans le dire plus d’une idée de Lavoisier. C’était, pour l’illustre novateur le présage assuré d’une victoire complète.
C’est de l’étude des gaz que sortit surtout la lumière, et les chimistes français, qui en comprirent trop tard l’importance, ont laissé à Boyle, à Hales et à Black l’honneur d’être les précurseurs de Lavoisier, comme à Priestley, à Cavendish et à Scheele celui d’être sur certains points ses émules.
Les chimistes aujourd’hui comptent des centaines de gaz parfaitement définis, et aussi différents les uns des autres que le fer l’est du cuivre, le marbre du cristal de roche et l’eau de l’alcool ou du mercure. Ces gaz ne produisent pas seulement certains effets extraordinaires et exceptionnels, mais il n’est pas de réaction chimique, pour ainsi dire, dans laquelle ils ne jouent un rôle actif, soit en se dégageant d’une combinaison qui contenait leurs éléments, soit en s’incorporant à une substance nouvelle. Tant qu’on ne vit en eux qu’une vaine et insignifiante fumée, la science, impuissante à rien approfondir, était condamnée aux contradictions. L’étude des divers gaz et la découverte des moyens de les recueillir devait donc être le signal d’un grand progrès. L’histoire de la chimie aurait ici à citer avec honneur les noms de van Helmont, de Hales, de Boerhave et de Cavendish; mais quoique postérieurs, les travaux de Priestley méritent un rang à part. Inventeur de l’appareil employé encore aujourd’hui pour recueillir les gaz, il a découvert et étudié un grand nombre d’entre eux en constatant leurs propriétés trop diverses et trop tranchées pour que la confusion restât possible.
Les travaux de Priestley ont exercé sur les recherches de Lavoisier une influence loyalement reconnue; mais en reproduisant les phénomènes si remarquables et si nouveaux découverts par le chimiste anglais, Lavoisier, qui les étudie la balance à la main, passe de bien loin son rival par l’interprétation qu’il en donne. Il comprend le premier que les réactions sont des échanges dans lesquels rien ne peut se gagner ou se perdre, et que le poids des produits solides, liquides ou gazeux d’une opération chimique est égal, grain pour grain, à celui des agents qui leur donnent naissance.
Lavoisier, dès son premier travail sur la nature de l’eau, rencontre et invoque ce principe sous une forme aussi nette que saisissante.
Van Helmont rapporte qu’ayant mis dans un vase d’argile deux cents livres de terre séchée au four, et l’ayant ensuite humectée avec de l’eau de pluie, il y avait planté un tronc de saule du poids de cent livres; au bout de cinq ans ce même arbre pesait cent soixante-neuf livres, et l’on ne s’était servi pour l’arroser que d’eau de pluie ou d’eau distillée; on avait même poussé la précaution jusqu’à couvrir le pot d’une lame d’étain percée de plusieurs trous, pour empêcher la poussière de s’y déposer. La terre, au bout des cinq ans, n’avait perdu que deux onces de son poids; c’est donc l’eau, ajoutait-il, qui a seule fourni à l’accroissement du saule et qui s’est convertie en bois, en écorce, en racines, peut-être même en cendres.
L’expérience, répétée et variée de bien des façons depuis un siècle, avait toujours donné le même résultat, dont la conclusion semblait fort évidente. Lavoisier en juge autrement: «Il est, dit-il, une autre source dont les végétaux tirent sans doute la plus grande partie des principes qu’on y découvre par l’analyse. On sait, par les expériences de MM. Hales, Guettard, Duhamel et Bonnet, qu’il s’exerce non-seulement dans les plantes une transpiration considérable, mais qu’elles exercent encore par la surface de leurs feuilles une véritable succion au moyen de laquelle elles absorbent les vapeurs répandues dans l’atmosphère.
Sans entrer pour cette fois dans un plus grand détail et sans pénétrer tout le secret, Lavoisier montre déjà, en suivant la bonne voie, une méthode aussi sûre que sévère. La transformation de l’eau en terre, annoncée et montrée par plusieurs auteurs, est une illusion dont il dénonce les causes, et leur eau solidifiée n’est autre, comme il le montre très-distinctement, que le verre du vase dissous en partie par l’ébullition prolongée.
L’étude d’un phénomène fort anciennement connu et très-analogue au fond à l’expérience du vase de van Helmont, devait conduire Lavoisier à la grande découverte dont il fut l’occasion et la preuve. Presque tous les métaux, le fer, le plomb, l’étain, le mercure, augmentent de poids par leur calcination à l’air: c’était depuis longtemps un fait incontesté et dont la vérification est trop facile pour laisser place à aucune objection sérieuse. Une livre de plomb, par exemple, calcinée un temps suffisant au contact de l’air, se brûle complétement, comme nous disons aujourd’hui, et se transforme en chaux de plomb ou litharge, qui, mélangée à du charbon en poudre et chauffée de nouveau, reproduit une livre de plomb.
Quelle est la cause de l’augmentation du poids? Le métal, en brûlant, perd, suivant Stahl, du phlogistique, il devient plus lourd cependant. Il y a donc là une contradiction visible. Stahl ne s’en explique ni ne s’en préoccupe, et ses successeurs, prévenus par le même préjugé, avaient laissé tomber ce fait dans un oubli si complet que Lavoisier le crut entièrement nouveau. Pour prendre le temps d’affermir les preuves en s’assurant la priorité de la découverte, il déposa à l’Académie un écrit cacheté conçu en ces termes:
«Il y a environ huit jours que j’ai découvert que le soufre en brûlant, loin de perdre de son poids, en acquérait au contraire, c’est-à-dire que d’une livre de soufre on pouvait retirer beaucoup plus d’une livre d’acide vitriolique, abstraction faite de l’humidité de l’air. Il en est de même du phosphore. Cette augmentation de poids vient d’une quantité prodigieuse d’air qui se fixe pendant la combustion et qui se combine avec les vapeurs.
«Cette découverte, que j’ai constatée par des expériences que je regarde comme décisives, m’a fait penser que ce qui s’observait dans la combustion du soufre et du phosphore pouvait bien avoir lieu à l’égard de tous les corps, qui acquièrent du poids par la combustion et la calcination, et je me suis persuadé que l’augmentation du poids des chaux métalliques tenait à la même cause. L’expérience a complétement confirmé mes conjectures; j’ai fait la réduction de la litharge dans des vaisseaux fermés, avec l’appareil de Hales, et j’ai observé qu’il se dégageait, au moment du passage de la chaux en métal, une quantité considérable d’air et que cet air formait un volume mille fois plus grand que la quantité de litharge employée. Cette découverte me paraît une des plus intéressantes de celles qui aient été faites depuis Stahl; j’ai cru devoir m’en assurer la propriété en faisant le présent dépôt entre les mains du secrétaire de l’Académie pour demeurer secret jusqu’au moment où je publierai mes expériences.»
L’assertion de Lavoisier eut le sort commun de presque toutes les découvertes réellement capitales; on la repoussa comme contraire aux principes connus, et ses adversaires, animés à la combattre, contestèrent successivement toutes les preuves, jusqu’au jour où, convaincus sur ce point, ils découvrirent qu’elle n’était pas nouvelle. On lit dans un rapport fait six ans après à l’Académie, sur la seconde édition du Dictionnaire de chimie de Macquer:
«C’est surtout en lisant les articles, Affinité, Pesanteur, Causticité, Feu, Phlogistique, Combustion, Gaz et autres, qu’on est convaincu de la différence qui existe entre une théorie sage, exacte, fondée sur un grand nombre d’expériences et un système hasardé, fruit précoce d’une imagination plus échauffée que brillante et plus curieuse d’obtenir les suffrages que de les mériter.»
L’allusion est évidente; les commissaires, malheureusement pour eux, ont voulu la rendre claire.
La question de priorité ne tarda pas aussi à être soulevée; on produisit un livre de Jean Rey, imprimé en 1630 où, après avoir écarté les diverses explications proposées pour l’accroissement de poids des chaux métalliques, l’auteur ajoutait: «A cette demande donc, appuyé sur les fondements juxtaposés, je réponds et soutiens glorieusement que le surcroît de poids vient de l’air qui dans le vase a été espessi, appesanti et rendu aucunement adhésif, par la véhémente et longuement continue chaleur du fourneau, lequel air se mêle avec la chaux (à ce aidant l’agitation fréquente) et s’attache à ses plus menues parties, non autrement que l’eau appesantit le sable que vous jetez en icelle pour s’attacher et adhérer à ses moindres grains.»
Ce passage d’un livre complétement oublié déclare le secret de la combustion avec tant de force et en termes si exacts et si clairs, que Lavoisier y soupçonna d’abord l’intercalation frauduleuse d’un texte nouveau; mais le doute n’était pas possible. A défaut du livre de Jean Rey on aurait pu citer les registres de l’Académie elle-même et une expérience concluante exactement interprétée par Duclos en 1667. Lavoisier ne chercha pas à contester. Ses adversaires auraient dû convenir en même temps que, plus étendue et plus haute, sa gloire d’inventeur n’avait rien à y perdre. Il ne s’agit pas en effet ici d’un éclair brillant de la pensée, notre admiration pour Lavoisier ne s’attache que pour une faible part à l’idée très-simple qu’un génie moindre aurait pu concevoir et produire; mais Lavoisier seul pouvait apporter pour la féconder et la mettre en lumière tant d’art et de sobriété dans le choix des expériences, tant de justesse dans leur discussion, tant de prudence et de génie enfin dans les hypothèses accessoires. C’est par là qu’en se montrant inimitable, il a égalé les inventeurs les plus illustres.
Pendant plus de vingt ans, passant sans repos d’un travail à un autre, il ramena peu à peu les esprits par la variété persévérante de ses preuves et la clarté de ses explications: après avoir démontré dans l’air atmosphérique l’agent nécessaire de la combustion et prouvé qu’elle est impossible partout où il ne pénètre pas; après avoir établi qu’en s’associant au corps qu’il brûle, il y demeure condensé, dans la proportion quelquefois de mille volumes pour un, il fallait chercher, en pénétrant plus en détail, si l’air tout entier intervient dans le phénomène, ou s’il agit par une de ses parties seulement. La découverte de l’oxygène était le complément nécessaire de la théorie nouvelle: Priestley, sur ce point, a devancé le chimiste français. Avec des talents tout autres et un génie moins élevé, il a joué dans la science un rôle presque égal. Un heureux et singulier instinct semblait lui révéler incessamment les faits les plus importants et les plus nouveaux, mais ils restaient stériles entre ses mains, et la théorie qui les rassemble et les utilise pour en montrer la convenance et le véritable rapport est due tout entière à Lavoisier.
En commençant un mémoire très-court et très-simple, plein d’un grand sens et de raisonnements rigoureux et prudents, Lavoisier dit loyalement: «Je dois prévenir le public qu’une partie des expériences contenues dans ce mémoire ne m’appartient pas en propre; peut-être même, rigoureusement parlant, n’en est-il aucune dont M. Priestley ne puisse réclamer la première idée; mais comme les mêmes faits nous ont conduits à des conséquences diamétralement opposées, j’espère que si on a à me reprocher d’avoir emprunté des preuves des ouvrages de ce célèbre physicien, on ne me contestera pas au moins la propriété des conséquences.»
Tous les faits, en effet, cadrent et s’ajustent pour Lavoisier, qui les ordonne, les interprète et les prévoit. Priestley, au contraire, affectant d’opérer au hasard et à l’aventure, semble non-seulement en respecter mais en accroître la confusion; et pour n’en pas citer d’autre exemple, disons seulement que l’analyse de l’air, si nettement établie par Lavoisier, repose sur des faits qui, connus de Priestley, lui montraient dans notre atmosphère un mélange de terre et d’acide nitreux.
Parler plus amplement des travaux de Lavoisier serait entreprendre l’exposition des principes de la chimie moderne, dont aujourd’hui encore ils forment la partie la plus solide et la moins contestée.
Malgré l’abondance des preuves renouvelées avec profusion, les habitudes de la plupart des chimistes leur en dérobaient l’évidence; mais, tandis qu’ils résistaient encore, Lavoisier eut la joie de voir, dans leur admiration, les représentants les plus illustres des autres sciences interrompre leurs propres découvertes pour étendre et fortifier les siennes. Monge et Laplace, devenus ses disciples, puis ses collaborateurs, lui apportèrent avec l’autorité de leurs noms la puissance d’invention de leur génie vaste et facile et la rigueur de leurs premières études.
Monge, le premier peut-être, produisit par synthèse une quantité d’eau assez grande pour dissiper tous les doutes sincères, et Laplace, associé à Lavoisier lui-même, donna dans un admirable mémoire, avec les vrais principes de la théorie des chaleurs spécifiques, la méthode la plus assurée pour en obtenir la mesure.
Indépendamment du mérite de ses travaux, Lavoisier avait su se créer une autorité personnelle considérable: membre obligé et toujours utile des commissions les plus importantes, conseiller judicieux et fort écouté de ses confrères, nul n’eut plus de part que lui aux affaires de l’Académie. Riche, de plus, aimant à réunir les savants et à guider leurs premiers pas, Lavoisier, pendant plus d’un quart de siècle, sut se faire un des plus beaux rôles et des plus enviables que raconte l’histoire de la science.
La Révolution n’interrompit pas ses travaux, et tandis que plus ambitieux ou plus confiants, d’autres académiciens s’empressaient dans le tumulte des affaires publiques, le fondateur de la chimie moderne, délivré au contraire de l’embarras de sa ferme générale, et peu soucieux des problèmes que nul jamais ne saura résoudre, suivait tranquillement ses fortes pensées et communiquait à l’Académie la suite de ses découvertes. Également éloigné des sentiments extrêmes, contemplant la Révolution sans hostilité et la servant sans affecter de zèle, rien ne semblait le commettre à la fureur ou le désigner même à l’attention des puissants du jour. Malheureusement il était riche, il avait été fermier général, il n’en fallait pas davantage. On l’accusa d’avoir souillé le tabac du peuple en l’arrosant pour le faire fermenter. Lavoisier ne se défendit pas. Ses amis les plus chers, quoique cruellement avertis déjà, ne prirent pas au sérieux une accusation aussi absurde; ils apprirent cependant sa condamnation, et quelques minutes suffirent, suivant l’exclamation précieusement recueillie de Lagrange, pour faire tomber une de ces têtes que la nature produit à peine une fois en plusieurs siècles.
Berthollet, qui doit compter parmi les chimistes les plus illustres, avait appris de ses maîtres la théorie déjà bien ébranlée du phlogistique. Né à Annecy, il fit ses premières études à Chambéry et à Turin. Ses parents, le destinant à la carrière de médecin, l’envoyèrent chercher, près de la Faculté de Paris, l’enseignement le plus célèbre qui fût alors. Le professeur de chimie, dès ses premières leçons, lui fit oublier ses projets. On ne le vit plus aux autres cours; mais ses faibles ressources s’épuisèrent bien vite, et l’aide amicale et généreuse du célèbre Tronchin lui permit seule de prolonger son séjour en France. Introduit par lui près de la famille d’Orléans, il trouva dans le riche laboratoire construit pour Homberg par le Régent, tous les moyens d’étude et de recherches dont il profita sans retard.
Berthollet, dans ses premiers travaux, adopte sur tous les points la langue de Stahl et la théorie du phlogistique sans mentionner, même par voie d’allusion, les objections qui l’ont ébranlée.
Aussi perspicace que généreux, Lavoisier, chargé souvent de juger les travaux du jeune inventeur, l’élève et le soutient en louant sans réserve ses belles expériences; applaudissant sans faiblesse à l’esprit sagace qui le dirige, il lui signale les écueils inaperçus, et l’avertissant pour l’instruire non pour triompher de lui, il le ramène parfois à des découvertes importantes dont ses premières vues l’auraient écarté.
La doctrine du phlogistique, aux yeux de Berthollet, était alors plus que vraisemblable, et sa conversion complète ne date que de 1785. Il a donc fallu près de dix ans à Lavoisier pour déraciner tous ses doutes; mais leurs relations n’eurent jamais à souffrir d’une résistance toujours loyale et tenace sans obstination. A partir de cette époque, on voit les deux amis complétement d’accord, et la parole brillante de Fourcroy répandre dans la chaire du Jardin des Plantes la doctrine devenue commune; la trace de leur union devait être ineffaçable. Unis à Guyton de Morveau, encouragés d’abord et applaudis bientôt par les chimistes les plus illustres de l’Europe, ils osèrent proposer et faire accepter par l’ascendant de leur renommée, une réforme complète de la langue des chimistes.
Un esprit alors très-admiré, Condillac, avait exagéré singulièrement l’influence possible des signes de la pensée sur la formation et la combinaison des idées.
Ses principes, adoptés ou peu s’en faut par les penseurs les plus illustres, n’avaient pas jusque-là porté de fruits bien positifs. On crut faire merveille en dotant les chimistes de tous les avantages promis à une langue bien faite.
Quoique la réforme de la nomenclature ait été élaborée en dehors de l’Académie, Lavoisier, Berthollet et Fourcroy, qui s’associèrent à Guyton de Morveau pour égaler la simplicité du langage à celle de la théorie nouvelle, ne prétendaient nullement se soustraire à la règle. La section de chimie fut chargée d’examiner leur travail, et en autorisa l’impression sous le privilége de l’Académie, en essayant toutefois en faveur des idées anciennes une dernière et impuissante protestation.
«Cette théorie nouvelle, dit l’Académie, ce tableau, sont l’ouvrage de quatre hommes justement célèbres dans les sciences et qui s’en occupent depuis longtemps; ils ne l’ont formé qu’après avoir bien comparé sans doute les bases de la théorie ancienne avec les bases de la théorie nouvelle; ils fondent celle-ci sur des expériences belles et imposantes. Mais quelle théorie doit jamais donner naissance à des hommes doués de plus de génie, à un travail plus soutenu, plus opiniâtre, quelle autre réunit jamais les savants par un concert de plus belles expériences, par une masse de faits plus brillants que la doctrine du phlogistique?
«Ce n’est pas encore en un jour qu’on réforme, qu’on anéantit presque une langue déjà entendue, déjà familière même dans toute l’Europe, et qu’on lui en substitue une nouvelle d’après des étymologies ou étrangères à son génie, ou prises souvent dans une langue ancienne déjà presque ignorée des savants et dans laquelle il ne peut y avoir ni trace ni notion quelconque des choses ni des idées qu’on doit lui faire signifier.»
L’Académie, on le voit, faisait plus que des réserves.
Me permettra-t-on de dire que, sur la question spéciale du langage, je ne puis absolument la blâmer; la chimie subissait, cela est vrai, une complète et brillante transformation dont les mots nouveaux, soigneusement assortis aux idées, proclamaient le triomphe définitif et complet. Mais à cet avantage, tout entier de circonstance, on pouvait opposer plus d’un inconvénient.
Croit-on sérieusement qu’en continuant à appeler l’alcali volatil, ammoniaque au lieu d’azoture d’hydrogène, on ait compromis les progrès de la science ou la simplicité de son enseignement?
L’impuissance de cette nomenclature, qui croyait avoir tout prévu, à dénommer seulement les combinaisons du carbone et de l’hydrogène, n’a-t-elle pas retardé les progrès de la chimie organique, qui, pour y avoir forcément renoncé, a été longtemps considérée comme une science distincte et soumise à de tout autres principes?
Si l’histoire de la chimie, enfin, est si mal et si peu connue, n’en faut-il pas accuser ce changement complet des mots qui, indépendamment du progrès dans les idées, interdit même à des chimistes exercés, la lecture courante et facile des premiers maîtres de la science?
Mais l’époque était favorable aux révolutions. Celle-ci, sans retard comme sans résistance, s’établit dans toute l’Europe; elle n’a pas vu encore de réaction.