L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon
The Project Gutenberg eBook of L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon
Title: L'affaire du bonnet et les Mémoires de Saint-Simon
Author: André Grellet-Dumazeau
Author of introduction, etc.: Frantz Funck-Brentano
Release date: April 8, 2020 [eBook #61789]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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L'AFFAIRE DU BONNET
ET
LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON
DU MÊME AUTEUR:
Les Exilés de Bourges (1753-1754), d'après le journal du Président de Meinières. Paris, 1892. Plon-Nourrit. 1 vol. in-8º.
La Société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy. Bordeaux, 1897. Féret et fils, éditeurs. 1 vol. in-8º.
La Province sous Richelieu. Les faux monnayeurs de Guyenne. Revue de Paris, 1er septembre 1912.
PARIS.—TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.—19115.
ANDRÉ GRELLET-DUMAZEAU
L'AFFAIRE DU BONNET
ET
LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON
PRÉFACE
DE
M. FRANTZ FUNCK-BRENTANO
CHEF DE LA SECTION DES MANUSCRITS A LA BIBLIOTHÈQUE DE L'ARSENAL
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e
1913
Tous droits réservés
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Copyright 1913 by Plon-Nourrit et Cie.
PRÉFACE
André Grellet-Dumazeau avait, en 1902, pris prématurément sa retraite. Il était conseiller-doyen de la Cour de Bordeaux et chevalier de la Légion d'honneur. Il se retira avec le titre de Président de Chambre honoraire et consacra, dès lors, tout son temps à des travaux personnels.
Il appartenait à une vieille famille de robe. Il descendait d'un lieutenant-criminel au présidial de Guéret, qu'on qualifiait, de son temps: «L'auteur du plus savant commentaire de la coutume de la Marche».—Son bisaïeul, avocat en Parlement, mort en 1807 Président du tribunal d'Aubusson, a été un jurisconsulte distingué; il était membre affilié de l'Académie de législation de Paris.
De son grand-père, conseiller à la Cour royale de Limoges, André Grellet-Dumazeau avait hérité le goût des études historiques. A une époque où commençait à se dessiner le mouvement romantique, qui mit à la mode l'archéologie et l'étude des origines de notre histoire, Jean-Baptiste Grellet-Dumazeau était un des fondateurs les plus actifs de la Revue historique et archéologique du Limousin. Le jeune magistrat publiait dans cette revue, ou dans des brochures, de nombreux travaux. Il abordait les sujets les plus divers, mais s'attachait spécialement à l'histoire de la Marche. Si l'on en croit un contemporain, «la langue latine lui était familière comme sa langue maternelle et il lisait couramment, non pas seulement les auteurs classiques, mais les diplômes et les actes du moyen âge». L'abbé de Lépine, conservateur des manuscrits de la bibliothèque du Roi, après avoir lu une dissertation sur une charte du huitième siècle, d'où la maison d'Aubusson prétend tenir l'origine de sa noblesse, disait, en 1829, «qu'il tenait l'auteur comme digne d'entrer, pour ce seul travail, à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres».
Le père d'André Grellet-Dumazeau avait continué ces traditions. Président de Chambre à la Cour de Riom, il partageait ses loisirs entre le droit et l'étude de l'antiquité romaine. Il publiait des ouvrages juridiques, notamment, en 1848, un Traité de la Diffamation, qui est demeuré classique. «C'est un très beau livre, disait Jules Janin, plein de faits, plein d'idées et de courage[1].» Passant sa vie au milieu des auteurs latins, il avait puisé aux sources mêmes les éléments de son Barreau romain. Il est difficile, disait le critique du Constitutionnel, de trouver un livre aussi savant et d'un mérite aussi réel[2]. Le Président Grellet-Dumazeau, à soixante-douze ans, s'occupait encore de traductions latines...
[1] Feuilleton littéraire des Débats du 10 janvier 1848.
[2] Feuilleton littéraire d'Émile Chédieu. Le Constitutionnel du 9 février 1860.
Les temps sont passés où les magistrats employaient les loisirs de leur retraite à traduire Horace ou Lucrèce. Leur érudition aimable et attentive se plaît en d'autres jardins. Elle s'est tournée surtout vers les Mémoires et ce que Taine appelait «les petits faits» de l'histoire, qui, mieux peut-être que les annales officielles et que les grands événements, servent à reconstituer la physionomie des siècles qui nous ont précédés. C'est dans ce sens que s'étaient orientés les travaux d'André Grellet-Dumazeau.
Il avait déjà publié un livre sur l'exil du Parlement à Bourges en 1753[3]. Vers le milieu du dix-huitième siècle, la France était courbée sous la bulle Unigenitus. A la suite de remontrances des plus vives et de refus d'enregistrement d'édits, plusieurs membres du Parlement avaient été arrêtés et transportés dans des forteresses, les autres envoyés dans de petites villes de province. Grellet-Dumazeau, en se servant principalement du Journal du Président de Meinières, découvert aux Archives nationales, initiait ses lecteurs aux détails de cette vie d'exil, aux ennuis de toute sorte que les parlementaires avaient dû subir, mettant en lumière leur résignation souriante et, en même temps, cette fermeté qui ne permit à la Cour d'obtenir aucune concession et fit se terminer l'aventure, en 1754, par un ordre du roi qui rappelait le Parlement à Paris sans conditions.
[3] Les Exilés de Bourges. Plon et Nourrit, 1892.
Au cours de ses recherches dans les Archives municipales, il avait trouvé des documents intéressants et inédits sur un salon bordelais du dix-huitième siècle. De là l'idée d'une étude sur la société de Bordeaux sous Louis XV[4]. Parmi les personnages qui fréquentaient chez Mme Duplessy, l'auteur s'attache avec complaisance aux parlementaires, parmi lesquels, et au premier rang, figure celui qu'on appela d'abord la Brède et qui devint le Président de Montesquieu.
[4] La Société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy, Féret et fils, éditeurs. Bordeaux, 1897.
C'est qu'en effet les parlementaires avaient, dès l'origine de ses travaux, éveillé tout spécialement son intérêt. Non seulement tout ce qui touche au Parlement lui était familier,—son histoire, son influence sur les plus hautes questions politiques, ses démêlés avec le pouvoir royal,—mais il s'était attaché aux usages, aux traditions, aux questions de préséance, d'organisation et de discipline intérieures. La vie intime des magistrats, leurs mœurs, leurs alliances lui avaient paru un ordre d'idées peu connu et qu'il avait en tous sens exploré. Il se promettait de fixer par la plume quelques traits oubliés de ces parlementaires qu'il considérait un peu comme des ancêtres, de redresser certaines appréciations, à son avis erronées, qui, sur la foi de portraits tracés par des écrivains célèbres, semblent définitivement admises. Il voulait, en se fondant sur des documents irrécusables, démontrer que ces magistrats étaient, en très grande majorité, des hommes à l'esprit profond et alerte, sérieux sans doute, mais sachant être enjoués et n'apportant point dans le monde l'attitude un peu gourmée que leurs graves fonctions tendent à leur prêter, ne répudiant même pas ce côté du caractère français qui se plaît à une pointe de gauloiserie, graves enfin et désintéressés dans leurs fonctions, et dévoués aux intérêts publics.
Il avait étudié avec le même soin le seizième, le dix-septième et le dix-huitième siècle. Son temps, lorsqu'il eut sa retraite, fut consacré à coordonner les innombrables notes prises au cours de ses lectures et de ses recherches. La maladie, puis la mort l'empêchèrent d'achever son œuvre. Il a laissé plusieurs manuscrits commencés; deux étaient terminés. Le premier,—sur un épisode des poursuites intentées, sous Louis XIII, contre les faux monnayeurs,—a fourni les éléments d'un article de revue[5]. Le second est celui qui est aujourd'hui présenté au lecteur, sous ce titre, l'Affaire du bonnet, livre charmant de vie et de couleur, probe et solide d'érudition.
[5] Les Faux monnayeurs de Guyenne, dans la Revue de Paris du 1er septembre 1912.
En séance du Parlement, quand les ducs et pairs ont été invités à y venir siéger, le Premier Président doit-il ôter son bonnet, en prenant l'avis de chacun de ces nobles seigneurs, ou bien, au contraire, gardera-t-il son bonnet sur la tête? Voilà le grave problème qui agita le Parlement de Paris, et tous les Parlements de France, et la haute noblesse, depuis le milieu du dix-septième siècle, depuis les débuts de la Fronde, jusqu'à l'avènement de Louis XV: et ce fut dans les derniers temps, sous l'administration du duc d'Orléans, régent du royaume, que la discussion de cette importante question atteignit à son paroxysme d'agitation et de fureur.
Et déjà, lecteur, je crois vous entendre. Comment l'examen d'une pareille vétille: «Le Premier Président ôtera-t-il son bonnet ou ne l'ôtera-t-il pas?...» peut-elle faire l'objet d'un volume tout entier?
Elle fait l'objet d'un livre passionnant: ouvrez-le, lecteur; vous ne le fermerez pas avant d'en avoir parcouru toutes les pages d'un œil attentif et charmé. En ce détail, de si mince apparence, étaient venues se concentrer toutes les vanités d'une grande classe sociale, active et puissante autrefois, rendue oisive et inutile par les transformations qui, d'âge en âge, s'étaient opérées dans la nation. Et quels acteurs y ont tenu des rôles! D'une part les premiers magistrats, honneur de leur corps, dont Grellet-Dumazeau trace des portraits inoubliables; d'autre part, les plus grands noms de France: archevêques et maréchaux couronnés de lauriers, ducs et pairs dont les maisons étaient ornées des plus illustres armoiries de l'histoire.
Et quel écrivain pour raconter les épisodes de la bataille héroïque! un chroniqueur épique lui-même et qui a laissé l'histoire du règne de Louis XIV en une véritable épopée: Saint-Simon. Déjà l'on voit l'ampleur et l'éclat du cadre; le tableau qui y est enfermé ne le lui cède en rien.
Grellet-Dumazeau a profité de sa rencontre avec Saint-Simon pour soumettre une fois de plus les affirmations du fougueux chroniqueur à l'épreuve d'une critique précise: même après les études si pénétrantes de Chéruel, ce sont des pages utiles à lire et qui mettront une fois de plus en garde contre l'imagination passionnée du noble duc et pair que ses contemporains appelaient le «petit boudrillon», nous dirions «le petit bout d'homme».
De l'importance où étaient parvenues les questions de l'étiquette, dans cette société déracinée et artificiellement cultivée autour de la personne royale, au Louvre ou à Versailles, nous ne nous faisons plus aujourd'hui qu'une faible idée. Pour les détails de l'étiquette, on vivait; connaître ces détails devenait la science principale. Pour occuper un rang, d'un degré seulement plus en honneur que celui qui lui était assigné, un gentilhomme se serait fait tuer, une noble dame aurait sacrifié sa vertu. Conséquence fatale de l'oisiveté, de l'inutilité d'une classe sociale, hier encore la classe dirigeante, et qui n'avait plus de raison d'être dans l'État.
«La vie que l'on mène à la cour de France ne serait pas mon fait, écrit la duchesse d'Osnabrück, la nécessité y rend la noblesse esclave, et, pour avoir une garniture plus magnifique que son camarade, toutes les souplesses et lâchetés sont permises: on brigue la faveur par mille intrigues pour nourrir la vanité.»
Toute la noblesse de France est à Versailles: dix mille personnes, et qui y sont logées. «Une ou deux chambres étroites, taillées à l'aide de cloisons dans de grands appartements et dont le provisoire dure des années, écrit Gustave Geffroy, voilà tout le logement de ces privilégiés. Longtemps Saint-Simon n'a qu'une chambre, et ce n'est que quand Mme de Saint-Simon a été nommée dame d'honneur de la duchesse de Berry, qu'il obtient un appartement de cinq pièces. Ainsi, pressés les uns contre les autres, satisfaits en apparence et fébriles à huis-clos, pleins du tumulte intérieur de leurs intérêts et de leurs passions, ayant peine à conserver sur leur visage crispé le masque de l'impénétrabilité aimable, les seigneurs vont et viennent, descendent de leurs greniers misérables, de ces combles dont ils ont brigué l'honneur avec persistance, assistent aux cérémonies quotidiennes de l'existence royale, le grand et le petit lever, les repas, la messe matinale. Plus d'un gémit des conditions nouvelles faites à sa vie, plus d'un maudit ce palais immense qui absorbe l'activité du royaume, où tout s'entasse...»
Mêmes soucis, mêmes préoccupations fébriles et vaines les soirs de fête, quand l'éclat des lustres baigne dans sa chaude lumière la magnificence des appartements.
Pauvre noblesse déracinée! On lui a reproché de ne pas s'être obstinée à vivre sur ses terres. Mais elle n'avait plus les moyens d'y subsister; elle n'y avait plus de raison d'être. C'est poussée par les nécessités mêmes de l'existence qu'elle est amenée à Versailles et à Paris, où sa vie devient un peu celle d'une nation d'aventuriers: «On mange un peu partout, écrit un Italien, Primi Visconti, et l'on est toujours en mouvement, comme des Bohémiens. Il y a à Paris vingt mille gentilshommes qui subsistent à l'aventure; aujourd'hui à pied, demain en carrosse...»
Et l'on comprend à présent l'importance que prenaient, pour tout ce monde, les débats et les prérogatives de l'étiquette: par elle étaient du moins fixés, d'une manière nette, d'une manière visible, l'honneur, la gloire, l'illustration, la noblesse, dont la fumée devenait la seule satisfaction d'une aristocratie sur son déclin.
Nous avons dit que ce fut à l'époque de la Régence que les désunions et les querelles provoquées par l'Affaire du bonnet prirent le plus de vivacité: épisode, entre bien d'autres, de ces conflits nés de vanités rivales et auxquelles le Régent, malgré la supériorité de son esprit et son franc libéralisme, ne parvenait pas à faire entendre raison. Elles se répétaient jusqu'au sein de son Conseil.
Les membres du Conseil de Régence siégeaient autour d'une longue table ovale, sous la présidence du duc d'Orléans. Au «bas bout», les secrétaires, Pontchartrain et La Vrillière, tenaient la plume. Des maîtres des requêtes, au nom des autres Conseils, Conseil des affaires étrangères, Conseil des finances, Conseil de conscience, Conseil de guerre, Conseil de marine, Conseil de commerce, y venaient faire leurs rapports. Mais il s'agissait pour les membres du Conseil de Régence de faire se tenir debout, tandis qu'ils leur parlaient, les rapporteurs de ces Conseils secondaires. Voilà la question qui occupe entièrement ces étroites cervelles. Il ne venait à aucun de ces hommes d'État l'idée de se dire qu'ils avaient à discuter les intérêts les plus graves, qu'un maître de requêtes pouvait être fatigué et que s'il «rapportait» assis, il le ferait sans doute mieux et plus clairement, parce que plus commodément et mieux à son aise; non, il fallait pour la satisfaction de ces messieurs que les maîtres des requêtes se tinssent debout. «On fut bien étonné, dit Saint-Simon, la première fois qu'un maître des requêtes eut à rapporter au Conseil de Régence, qu'il prétendait rapporter assis, ou que tout ce qui n'était ni duc, ni officier de la couronne ou conseiller d'État, se tînt debout.» Et le Régent, impuissant à concilier ces prétentions, dut décider que désormais les rapports des différents Conseils seraient présentés par les présidents eux-mêmes, hauts personnages auxquels il serait permis de demeurer assis. Or il se trouvait que ces hauts dignitaires étaient mal préparés à ces fonctions, ce qui produisait des scènes burlesques.
Le maréchal de Villars était président du Conseil de guerre. Il griffonnait à ne pouvoir être lu. Il arriva qu'il eut à présenter un rapport sur les étapes: quarante articles auxquels le Conseil de Régence apporta, à la lecture, divers changements. Après quoi, le Régent pria le maréchal de relire le tout, article par article, avec les divers changements qui venaient d'être apportés et que Villars avait successivement notés en marge. Mais ici l'affaire se gâta. «Le maréchal, qui était auprès de moi, écrit Saint-Simon, lut un article; mais quand on fut à la note, le voilà à regarder de près, à se tourner au jour d'un côté, puis de l'autre, enfin à me prier de voir si je pourrais la lire. Je me mis à rire, à lui demander s'il croyait que j'en puisse venir à bout, quand lui-même ne pouvait lire sa propre écriture et qu'il venait d'écrire tout présentement. Tout le monde en rit, sans qu'il en fût le moins du monde embarrassé. Il proposa de faire entrer son secrétaire, qui était, disait-il, dans l'antichambre, et qui savait lire son écriture, parce qu'il y était accoutumé. Le Régent dit que cela ne se pouvait pas, et chacun se regarda en riant, sans savoir par où on en sortirait.»
Autre embarras quand il fallut entendre le rapport du maréchal d'Estrées qui présidait le Conseil de marine. La Vrillière comparait le maréchal d'Estrées «à une bouteille d'encre fort pleine qu'on verse tout à coup et qui, tantôt ne fait que dégoutter, tantôt vomit des flaques et de gros bouillons épais». Après que d'Estrées eut exposé son affaire, nul n'y comprenait rien; mais le comte de Toulouse l'entendait par lui-même. On en vint aux voix. «Quand ce fut à moi, écrit Saint-Simon, je dis au Régent que M. le comte de Toulouse me venait d'expliquer si clairement l'affaire, tandis qu'on la rapportait, que je l'entendais assez distinctement pour être de l'avis dont serait M. le comte de Toulouse, mais pas assez pour m'en bien expliquer. Le Régent se mit à rire et à dire qu'on n'avait jamais opiné de la sorte; je répondis, en riant aussi, que s'il ne voulait pas prendre mon avis ainsi, qu'il eût la bonté de compter pour deux celui de M. le comte de Toulouse.»
Et tout cela parce que ces Messieurs ne voulurent pas permettre aux maîtres des requêtes d'être assis pendant qu'ils feraient leurs rapports.
Au cours du grand débat soulevé entre les ducs et pairs, d'une part, le Premier Président du Parlement et les présidents à mortier, de l'autre, on s'appuyait des deux côtés sur les traditions et l'origine des dignités en conflit. Les ducs et pairs n'aspiraient à rien moins qu'à se prétendre, sous Louis XIV, les représentants de la grande pairie terrienne constituée aux débuts des temps féodaux, et qui ne comprenait alors que sept membres, de hauts et puissants seigneurs, de véritables souverains, les ducs de France, d'Aquitaine, de Bourgogne, de Normandie, les comtes de Flandre, de Toulouse et de Champagne. Or les conseillers du Parlement, dont plusieurs étaient des érudits savamment armés, n'avaient pas de peine à montrer tout le ridicule des prétentions formulées par un Saint-Simon, par exemple, dont la pairie de date toute récente était due au plaisir que Louis XIII trouvait à chasser en compagnie de son père; représentant bien autorisé, en vérité, du duc de Normandie ou du comte de Toulouse, pris à l'époque de leur toute-puissance, quand leurs armées tenaient celles d'un roi de France en échec.
Quant aux présidents du Parlement, ils ne savaient peut-être pas à quel point ils avaient raison quand ils prétendaient tenir la place du roi en personne, et dans l'exercice de ses fonctions essentielles.
La Cour représentait effectivement le roi lui-même qui était censé faire siennes les décisions de ses conseillers, ce que Louis XI marquait d'une manière frappante quand, le jour de son sacre, après avoir prononcé le serment traditionnel de garder justice à ses sujets, il en envoyait le texte à son Parlement en lui recommandant de bien acquitter ce qu'il avait si solennellement promis. Pour reprendre l'expression de La Roche-Flavin, le Parlement était «un vray pourtraict de Sa Majesté». Aussi bien le roi habillait ses magistrats de ses propres vêtements. «L'habit de Messieurs les présidents estoit le vray habit dont estoient vestues Leurs Majestez», écrit très justement André Duchesne. Robe, chaperon et manteau d'écarlate, fourrés d'hermine: exactement le vêtement des rois aux premiers siècles de la monarchie capétienne, et non seulement un vêtement semblable à celui des rois, mais les propres vêtements que les rois avaient portés et dont ils faisaient annuellement présent à leurs conseillers, afin que, par leur costume même, il apparût qu'ils les représentaient. Le bonnet à mortier dont les présidents au Parlement orneront leur tête, coiffure habituelle des premiers Capétiens, figurera lui-même, avec son cercle d'or, le diadème royal. Enfin, et ceci est des plus frappants, les trois rubans d'or, ou d'hermine, ou de soie, ou d'autre étoffe, que les présidents au Parlement porteront boutonnés à leur épaule,—et qu'il ne faut pas confondre avec le chaperon,—y fixeront précisément le signe de la royauté: «Et pour regard des rubans, dit Duchesne, combien que ç'ait esté une coustume entre nos rois d'avoir plusieurs personnes habillées comme eux, d'autant qu'ils font coustumièrement communication de leurs habits à leurs amis, ils ont toutefois voulu avoir quelque marque particulière, par laquelle ils eussent quelque prérogative sur les autres, et, pour estre reconnus pour rois, se sont réservés ces trois rubans et qu'ils ont depuis communiqués à Messieurs les Premiers Présidents...»
Les rois vêtirent de leurs propres robes les présidents au Parlement, à l'époque (fin du treizième siècle) où ils rendirent le Parlement sédentaire à Paris, en l'installant dans leur propre logis,—le logis du roi, devenu le Palais de Justice.
Le Premier Président tenait donc le siège du roi en sa cour et il avait qualité également pour le représenter au dehors, car il avait le caractère et l'autorité nécessaires pour remplir en toutes matières, civiles ou religieuses, voire militaires, les fonctions de lieutenant de roi.
Et voilà qui eût été pour faire évanouir le duc de Saint-Simon tel qu'on apprendra à le connaître par les pages qui suivent.
Il faut dire d'ailleurs que l'ensemble de l'aristocratie française ne voyait rien moins que d'un œil favorable les revendications des ducs et pairs, quand ils réclamaient des privilèges spéciaux et voulaient former comme un corps à part, rayonnant d'une illustration particulière, et précédant, en un groupe isolé, le reste de la noblesse française. Cet état d'esprit, utile à connaître, pour l'intelligence de «la bataille du bonnet», dont les péripéties sont si bien décrites par André Grellet-Dumazeau, se trouve parfaitement analysé dans les mémoires du duc de Croÿ:
«Il faut savoir, écrit Croÿ, que presque rien n'est réglé en France pour les rangs, hors ce qui l'est au Parlement. La noblesse française, se regardant comme en droit d'élire ses rois quand la tige en est éteinte, ne regarde que le roi, les nobles et le peuple, et prétend qu'il n'y a qu'une chaîne sans interruption dans tout cela. D'après cela on n'accordait guère aux princes du sang que le rang de premiers gentilshommes. D'un autre côté, les enfants du roi ne veulent pas être mêlés et faire chaîne sans interruption avec les princes du sang. Ceux-ci voudraient aussi être une classe distinguée, sans liaison aux ducs. Les ducs voudraient ne pas être trop séparés des princes, ni confondus avec les gentilshommes, et la noblesse ne reconnaît rien de tout cela, autrement que par une chaîne sans interruption.»
Tel est l'état d'esprit au milieu duquel éclate l'incident du «bonnet», où vont paraître, avec un relief singulier, les hommes et les caractères; crise comique et tragique tout à la fois, marquant la fin d'une classe jadis utile au peuple et au pays, et qui retrouverait, il est vrai, un beau regain de vie et de vigueur un demi-siècle plus tard, pour mourir noblement dans le sang répandu sur l'échafaud.
Frantz Funck-Brentano.
L'AFFAIRE DU BONNET
SAINT-SIMON ET SES VICTIMES
INTRODUCTION
Saint-Simon.—Sa haine pour «la robe».—Querelles de préséance au dix-septième siècle.—Antagonisme de la pairie et de la robe.—La sincérité de Saint-Simon.
Le 25 août 1683, Saint-Simon, qui s'appelait alors le vidame de Chartres, reçut, à l'occasion de sa fête, la Saint-Louis, un petit volume relié en maroquin rouge, portant sur la couverture: au centre, les armoiries de sa maison; aux quatre coins son initiale surmontée de la couronne de duc. Ce présent émanait du maître,—sans doute un abbé,—préposé aux soins de son éducation. C'était, consignées sur vélin, une série d'instructions d'une indiscutable sagesse. L'auteur de ce travail ne laissait pas ignorer à son élève que la dignité de pair était appelée à se perpétuer, en sa personne, dans la race illustre dont il avait l'honneur d'être issu. Mais là s'arrêtaient les formules laudatives. Après cette constatation pénible que le vidame prenait trop de libertés avec la langue latine, le recueil lui traçait une ligne de conduite: devoirs envers Dieu et la Vierge, qu'il convient d'honorer d'une particulière dévotion; devoirs envers Sa Majesté, le premier du royaume par sa naissance, le premier aussi par ses vertus; devoirs envers ses père et mère, dont l'insigne bonté ne cessait de s'étendre sur l'héritier du nom... Le caractère de celui-ci faisait l'objet du chapitre suivant. Là, les critiques n'étaient pas ménagées.—Monsieur, vous avez des passions: efforcez-vous de les dompter!—Monsieur, vous êtes enclin à la colère: gardez-vous de chercher des querelles et de battre vos gens!—Monsieur, vous manquez de retenue dans vos propos: évitez tout ce qui peut sentir la médisance!... Observations judicieuses qui se terminaient par le conseil de se montrer respectueux à l'égard de toute une catégorie de personnes parmi lesquelles figuraient, en bon rang, «les magistrats de distinction et de mérite[6]».
[6] Mélanges de littérature et d'histoire, publiés par la Société des bibliophiles français. Paris, 1877.
Ce pédagogue bien disant avait des intentions louables; mais il faut croire qu'il manquait d'autorité. Certes, le vidame lui fit honneur à plus d'un titre. Il fut catholique fervent, fidèle sujet du roi, fils irréprochable. Il finit même par mordre au latin et par écrire le français d'une inimitable façon. Mais le profit qu'il tira des leçons reçues fut surtout d'ordre intellectuel. Pour tout ce qui touche à l'amendement de sa nature, ce fut une déroute lamentable. Tel il s'était révélé à l'heure des déclinaisons, tel on le retrouve dans l'adolescence, dans l'âge mûr et dans la vieillesse: passionné, hautain, entêté, colère, médisant enfin, autant par vanité que par malice, ce qui, au dire des moralistes, est le comble de la médisance. A quoi il convient d'ajouter que, s'il se montra, le plus souvent, courtois et poli vis-à-vis des gens de son monde, en revanche, à l'endroit «des magistrats de distinction et de mérite», il manqua toujours d'aménité.
Dire qu'il n'aimait pas la robe, ce serait un euphémisme inacceptable. La vérité est qu'il l'abhorrait, surtout dans la personne des parlementaires. Certains,—tel Denis Talon,—s'en tirent avec quelques coups de griffe. Beaucoup, et des meilleurs, sont indignement accommodés. L'intègre Lamoignon lui-même est représenté sous les traits les plus odieux. Mais, si l'hostilité de l'auteur des Mémoires se montre aussi partiale qu'inexactement renseignée à l'égard d'un homme qui fut l'honneur de l'ancienne magistrature, elle poursuit, sans plus de justice et avec moins de réserve encore, ses successeurs à la Première Présidence: Nicolas de Novion, Achille III de Harlay et Jean-Antoine de Mesmes. Ceux-là, il n'est point d'échappé des galères du roi qu'il n'eût traité avec plus d'indulgence: «Il seroit, déclare-t-il, bien difficile d'en trouver trois de suite, en aucun tribunal, aussi profondément corrompus que Novion, Harlay et Mesmes, et de genres de corruption plus divers par leur caractère personnel, sans qu'on pût dire néanmoins lequel des trois a été le plus corrompu, quoique corrompus au dernier excès tous les trois, et chacun différemment aussi, avec tous les talents et les qualités qui pouvoient rendre leur corruption plus dangereuse[7]...» Qu'on ne s'y trompe pas, d'ailleurs: ce n'est là qu'une entrée en matière, une sorte de thème dont les variations se poursuivent au cours de longs volumes avec un incroyable acharnement. Novion! Harlay! De Mesmes! Chacun a son compte. Saint-Simon les tourne dans tous les sens, les soufflette d'une main, les terrasse de l'autre; et, lorsqu'il les tient, pantelants sous son étreinte, il éprouve une joie indicible «à leur jeter à la face le mépris, le triomphe»...
[7] Mémoires de Saint-Simon, édit. Chéruel. Hachette, 1873, t. X, p. 422. A moins d'indications contraires, c'est toujours à cette édition que nos notes se référeront.
A ces quatre victimes il faut en ajouter une cinquième qui n'est autre qu'André III de Novion, le petit-fils de Nicolas et le successeur de Jean-Antoine de Mesmes. Pour celui-là, à vrai dire, la note est un peu différente; mais il n'y gagne guère et son sort, à tout prendre, n'est pas plus enviable sous la plume de Saint-Simon que celui de ses compagnons d'infortune, Lamoignon, Novion, Harlay et de Mesmes. D'où, en définitive, cette conclusion que la plus haute charge de la magistrature française aurait été, pendant près d'un siècle, occupée par une série de robins malfaisants qui en étaient complètement indignes!
Quelque habitué que l'on soit aux témérités de langage du fougueux écrivain, on ne peut manquer d'être surpris. Mais l'étonnement redouble lorsqu'on découvre que cette fureur de dénigrement a pour cause... quoi!... l'affaire du bonnet, laquelle,—dégagée des incidents multiples qui en ont grossi l'importance,—se résume dans la formule suivante: un salut réclamé par messieurs de la pairie et refusé par messieurs les présidents... Comment! s'écriera-t-on: tant de tapage pour une bagatelle!—Pardon: une bagatelle qui, durant une longue suite d'années, bouleversa les ducs et pairs,—on disait simplement les ducs,—passionna de graves magistrats, d'illustres capitaines, des princes de l'Église, multiplia les brouilles et donna lieu à plus de démarches, de coalitions, de manœuvres, de protocoles que n'en occasionnèrent conciles œcuméniques ou conflits d'empires.
Aussi loin, en effet, qu'on remonte dans notre histoire, mais surtout au seizième et au dix-septième siècle, toute distinction de nature à établir la supériorité d'une personne ou d'un corps est l'occasion de querelles sans fin. Il n'est Compagnie judiciaire, administrative ou religieuse qui n'entretienne précieusement quelque litige de ce genre. Ce sont de perpétuelles levées de bouclier. On s'injurie au sein des assemblées, on s'attaque dans la rue, on se gourme dans les églises. Parfois, ces sortes de rivalités constituent l'intérêt de toute une vie. Mais combien plus âpres ne devinrent-elles pas lorsque, après le mariage de deux de nos rois avec des princesses espagnoles, l'étiquette, avec son formalisme impérieux, s'implanta chez nous en souveraine. Toute question de préséance et d'avancement dans la hiérarchie des honneurs apparaît alors comme de telle gravité qu'on pourrait croire que le sort du royaume en dépend. On voit des gentilshommes ne reculer devant aucun sacrifice pour obtenir «la main»; on rencontre de grands seigneurs prêts à se couper la gorge pour l'avantage de présenter la chemise ou le chapeau; des duchesses recourir «aux poussades et aux égratignures» en vue d'avancer leur tabouret de la largeur d'une lame de parquet; des gens de guerre attacher plus de prix à la conquête «des entrées» qu'au gain d'une bataille; des évêques, ducs ou comtes-pairs, user de violence pour maintenir, même à l'encontre de cardinaux, leur droit à s'asseoir les premiers... La hantise est si obsédante qu'elle souffle l'esprit de rébellion aux courtisans les plus dociles. C'est ainsi que Louis XIV, agissant en faveur de d'Antin, qui revendiquait la pairie d'Épernon, dont le titre lui eût permis de précéder la plupart de ses collègues, se heurte à une résistance opiniâtre des intéressés. Villeroy, à peine de retour d'exil, ne craint pas d'encourir une nouvelle disgrâce. Sa Majesté a beau lui assurer «qu'il n'y a point d'intérêt à être abaissé ou reculé d'un rang», Villeroy riposte avec une irrésistible conviction:
—Sire, ce rang de plus ou de moins, c'est ce qui, toujours, fut le plus cher aux hommes!...
Et, pour la première fois peut-être, le plus puissant des princes formula un désir sans obtenir satisfaction.
Même réduite à un conflit de préséance, l'affaire du bonnet trouverait son explication dans les usages et les travers du temps. Mais ce n'était là qu'un point de vue secondaire. Ce qui en explique le caractère exceptionnellement aigu, c'est qu'elle servait d'aliment à l'antagonisme de deux puissances, la pairie et la robe, séparées de sentiments, de mœurs, d'aspirations, qu'une ironie de la fortune avait confondues dans un même corps: le Parlement. La première qui, bien que d'origine récente[8], émettait la prétention de continuer les grands seigneurs féodaux,—avec identité d'attributions, «de puissance législative et constitutive» et aussi «de vocation au trône»,—voyait, chaque jour, diminuer son prestige et n'inspirait de sympathies à personne. Au contraire, la seconde, libérale par tempérament et par éducation, convaincue qu'elle était investie «d'une sorte de sacerdoce héréditaire», pour veiller «sur l'honneur et les intérêts de la nation et des citoyens[9]», jouissait de la confiance générale, avait foi dans l'avenir et se préparait à ressaisir, au lendemain de la mort du roi, le rôle politique dont celui-ci l'avait dépossédée.
[8] Le titre le plus ancien, celui d'Uzès, avait à peine un siècle d'existence: il datait de 1572.
[9] Notes du comte Molé, reproduites dans les Mémoires de Mathieu Molé, t. IV, p. VI.
L'imminence de cette double éventualité,—déchéance d'une part, apothéose de l'autre,—ne pouvait échapper à un esprit aussi sagace que Saint-Simon. Aussi la question du bonnet, sur laquelle, faute de mieux, son parti concentrait ses efforts, déterminait-elle en lui une agitation inexprimable. On ne saurait s'imaginer tout ce que, en vue d'établir «le dogme» de la prééminence ducale, il dépensa de temps, de paroles, de démarches, d'intrigues, de génie. Ses recherches sur l'origine de la robe, sur ses transformations successives, sur les pouvoirs qu'elle revendiquait, impliquent un labeur énorme. Quand, plein d'une exubérante ardeur, il se fait recevoir au Parlement, la première période du conflit,—commencée longtemps avant sa naissance,—est à la veille de prendre fin. Mais la seconde, tout entière, se développe sous ses yeux, les yeux d'un homme à qui rien n'échappe. Avec quelle puissance et quelle intensité de couleur ne les dépeint-il pas l'une et l'autre! Elles prennent, sous sa plume, les proportions d'une épopée à laquelle impriment une animation singulière la passion de l'écrivain, ses espérances déçues, ses révoltes, ses clameurs indignées, comme aussi l'âpreté de ses jugements, l'acrimonie de ses attaques et, par-dessus tout, son aptitude merveilleuse à faire revivre les gens qu'il met en scène et à décrire leurs milieux.
D'où vient donc que cette partie de l'œuvre historique la plus étonnante que nous ait léguée l'ancien régime soit si peu connue, même de l'élite du public? Cela vient de ce qu'elle renferme des longueurs et des redites, de ce qu'elle manque d'ordre et de méthode, et s'attarde à des spéculations théoriques qui ne brillent pas toujours par la clarté. Ajoutons qu'elle se complique d'une foule de détails exigeant une connaissance exacte de la topographie du Palais. Seuls, les spécialistes peuvent s'y reconnaître. Encore ont-ils souvent besoin de se reporter au plan de la grand'Chambre, afin d'éviter toute confusion sur les défilés en masse ou par pelotons, marches, contremarches et autres mouvements stratégiques des parties belligérantes.
Pour dégager de cet amas un peu obscur ce qu'il contient de curieux, d'imprévu, de pittoresque, nous dirons aussi de plaisant, un travail de simplification, consistant à élaguer d'une part, à expliquer de l'autre, était nécessaire. C'est le but que nous nous sommes proposé,—sans nous dissimuler d'ailleurs que, par la force même des choses, nous serions entraîné au delà d'une simple narration. Comment, en effet, ne pas joindre, au récit des luttes mémorables que nous allons retracer, quelques notes biographiques sur les personnages appelés à y jouer un rôle? Comment, surtout, ne pas rechercher si les accusations,—infamantes pour la plupart,—dirigées contre certains d'entre eux par le plus implacable des adversaires, méritent d'être retenues?... Ainsi comprise, notre tâche est assez lourde. Nous nous efforcerons cependant de ne pas trop nous étendre, tout en ne négligeant aucune des péripéties qui se déroulèrent au cours de l'aventure, péripéties marquées au coin d'un tel acharnement que la rivalité de la pairie et de la robe, durant ce long débat, rappelait à un contemporain bien placé pour juger les coups, celle de Rome et de Carthage,—moins pourtant, ajoutait ce maître railleur, le passage des Alpes par Annibal... Critique judicieuse qui, sans méconnaître l'importance des intérêts en jeu, faisait justice d'exagérations dont, même à cette époque, quelques esprits ne laissaient pas d'être choqués.
Un mot, et nous avons fini, sur l'impression qui se dégage de cette étude: Saint-Simon,—le plus grand peintre de son temps, bien qu'en certains de ses portraits la ressemblance soit discutable,—n'est rien moins qu'un historien sincère... De cela, croyons-nous, on se doutait un peu. Envisagé à ce point de vue particulier, l'ex-vidame de Chartres n'a pas toujours, surtout dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, recueilli que des louanges. Un publiciste est même allé jusqu'à soutenir que, «si l'on épluchait chaque page des Mémoires, il n'en resterait pas dix chapitres de vérité historique». Dix chapitres... Appliqué à l'ensemble de l'œuvre, ce verdict doit être tenu pour excessif; mais, restreint à l'affaire du bonnet,—dont la relation fidèle eût imposé à la vanité de l'auteur de trop pénibles aveux,—il ne nous paraît pas, en dépit de sa sévérité, dépasser la mesure.
PREMIÈRE PARTIE
I
Motifs de querelles entre la pairie et le Parlement.—La formule du serment des pairs.—La «préopinion» aux lits de justice.—Arrêt du Grand Conseil et lit de justice du 29 aout 1664.—Mort du Premier Président de Lamoignon.
L'antagonisme qui existait au dix-septième siècle entre la pairie et la robe n'était pas de date récente. Il remontait à l'époque déjà ancienne où, pour la première fois, les deux groupes se trouvèrent face à face dans l'enceinte du Parlement. Entre gens d'origine, de tendances, d'intérêts si opposés, la bonne harmonie ne pouvait être durable. Aux défiances de la première heure succéda bientôt une sourde hostilité. Puis ce furent des froissements, des brouilles, des «riottes», à la suite desquels s'échangeaient des regards courroucés, des mots perfides, des allusions injurieuses, dégénérant parfois en voies de fait... Souvent même, la lutte prenait un caractère si aigu que l'autorité royale se voyait contrainte d'intervenir.
Seules, nos discordes civiles avaient le privilège d'amener une suspension d'armes. Attachés à la fortune des partis qui se disputaient le pouvoir, divisés entre eux par des rivalités personnelles, retenus dans les provinces où se développaient les intrigues auxquelles ils participaient, les ducs avaient mieux à faire qu'à se dépenser en stériles débats. C'est ainsi que la régence d'Anne d'Autriche marqua d'un temps d'arrêt leurs querelles avec les parlementaires. Mais elles reprirent de plus belle, dès que l'habile politique de Mazarin eut rétabli l'ordre dans le royaume. Les conflits de préséance demeurant désormais les seuls qui ne leur fussent point interdits, les ducs se retournèrent contre la robe avec l'impétuosité de grands seigneurs qui, arrachés à leurs occupations guerrières, ne trouvent pas un meilleur emploi de leur activité.
Ajoutons que l'impatience n'était pas moins vive chez les officiers du Parlement. Écartés des affaires publiques par un prince jaloux de se soustraire à tout contrôle, il ne leur déplaisait pas de consacrer leurs loisirs à des polémiques dans le développement desquelles la connaissance de notre ancien droit public leur assurait une incontestable supériorité.
Deux questions divisaient alors les belligérants:
La première avait trait à la formule du serment que les ducs prêtaient en entrant en fonctions, formule les invitant «à se comporter comme un magnanime pair de France et comme un bon officier de cour souveraine». Ces derniers mots, qui les assimilaient à de simples conseillers issus de marchands, de commis, voire de partisans enrichis dans la maltôte, sonnaient mal aux oreilles de gens gratifiés du titre pompeux de cousins du roi et se disant «nés successibles de droit à la Couronne». C'était, assuraient-ils, une invention du duc de Guise,—celui de la Ligue,—qui, dévoré du désir d'accéder au trône, avait tenu à se concilier les bonnes grâces de la bourgeoisie, devenue si puissante par la possession des charges de judicature qu'aucun changement politique ne pouvait s'effectuer sans son concours. La bourgeoisie ne s'était pas d'ailleurs montrée insensible à ces agaceries, et le Lorrain, non content d'attribuer la préséance aux conseillers d'État de robe sur les conseillers d'État d'épée, n'avait pas craint de «prostituer la pairie» en ajoutant au libellé du serment ancien «l'accolement de la dignité de pair de France avec la qualité de conseiller de cour souveraine,»—un précédent qui, par la ténébreuse industrie des bénéficiaires, était passé à l'état d'usage et dont il importait à l'honneur de l'institution de faire disparaître les traces.
Tout cela, répondait la robe, n'est que fantaisie d'esprits inquiets et jaloux. Si MM. les ducs connaissaient mieux leur histoire, ils sauraient que jamais les Guise n'accordèrent de faveurs au Parlement et que celui-ci, loin de leur être secourable, les traita toujours en factieux; qu'en 1527, lorsque leurs domaines furent érigés en duché-pairie, il n'enregistra les lettres royales qu'après de pressantes remontrances; que, plus tard, quand le titre de prince fut brigué par eux, il repoussa leurs prétentions; que, pendant les discussions de la Ligue, il fut l'adversaire déclaré de leur politique et que le Premier Président de Harlay, «qui avoit les fleurs de lys gravées bien avant dans le cœur», repoussa avec indignation leurs ouvertures... Aussi bien les Guises n'avaient rien à voir dans le litige. La formule incriminée remontait, en effet, à une époque antérieure à leur fortune. Sans doute ce n'était pas celle de l'origine; mais, loin de porter tort aux ducs, elle avait fait à leur orgueil de larges concessions, car celle qui l'avait précédée, ayant un caractère purement professionnel, était encore bien moins de nature à les satisfaire. Et cependant, en bonne justice, c'est cette rédaction primitive qui eût dû l'emporter[10]...
[10] «Je jure de m'acquitter en conscience du jugement des procès, de ne révéler les délibérations de la Cour et de lui porter honneur.»
On disputait ainsi depuis un nombre considérable d'années et la querelle menaçait de tourner au tragique, quand, un beau jour, cédant sans doute à l'influence du Premier Président Guillaume de Lamoignon, dont l'esprit conciliant contrastait avec l'obstination batailleuse de ses contemporains, la robe, avec une grandeur d'âme qui ne lui était pas habituelle, se départit de sa rigueur. Il lui plut même de couronner par un beau mouvement cette mémorable condescendance.—Foin des vétilles! déclara-t-elle. La mention finale du serment trouble votre sommeil. Qu'il n'en soit plus question et reposez en paix[11].
[11] Saint-Simon, Mémoires, t. X, p. 409, attribue à Harlay le mérite de cette suppression. Il dit, au contraire, dans son Mémoire secret de 1714, que c'est en 1680, sous la première présidence de Nicolas de Novion, «que le serment fut remis en son ancienne pureté». La vérité paraît être que la formule ancienne fut abolie officiellement sous la présidence d'Achille III de Harlay, ainsi que l'indique le Mémoire du Parlement d'avril 1716, mais qu'en fait on ne l'exigeait plus depuis de longues années. Il est à remarquer cependant que, le 15 décembre 1663, les quatorze pairs reçus à cette date, en présence de Sa Majesté, jurèrent «de se comporter... comme un conseiller de Cour souveraine doit faire». Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 65.
Le règlement de la seconde difficulté ne devait pas être aussi facile. Il s'agissait de «la préopinion aux lits de justice»: les pairs donneraient-ils leur avis avant les présidents, ou continueraient-ils, comme par le passé, à opiner après eux?... Grave problème dont l'examen exige quelques explications.
Le Parlement tenait des assemblées de deux sortes: les lits de justice, solennités très rares présidées par le roi; les audiences proprement dites, auxquelles le roi n'assistait pas, et que dirigeait le Premier Président ou l'un des présidents à mortier. En fait, qu'il s'agît de lits de justice ou d'audiences ordinaires, les voix du Premier Président et des présidents à mortier,—on disait d'un mot les présidents, comme on disait les ducs,—étaient recueillies avant celles des pairs. Ceux-ci ne pouvaient s'y résigner. Passe encore de rester au second plan, hors la vue de Sa Majesté; mais subir, sous ses yeux, un traitement d'infériorité, c'était un crève-cœur dont rien ne pouvait atténuer l'amertume. Aussi guettaient-ils une circonstance favorable qui leur permît d'y mettre fin.
Louis XIV, à ce moment, prenait la direction des affaires. Il avait, de son enfance, gardé un souvenir ineffaçable: celui des troubles de la Fronde. Il n'oublia jamais les sombres journées d'émeute, les mousquetades de la rue, l'envahissement du Louvre par la foule, les hasards d'une fuite précipitée au milieu de la nuit, la longue procession des hommes rouges qui tenaient en échec les décisions de la Régente et lui adressaient de factieuses remontrances. Ces hommes rouges! «de la canaille!» s'écriait Anne d'Autriche... Ainsi que celle de la reine, la rancune du roi à leur égard était tenace. Ils auraient eu beau déclarer, comme le comte de Grammont: «Sire, en ce temps-là, nous servions Votre Majesté, contre le Mazarin...», l'explication, loin de paraître satisfaisante, n'eût fait qu'envenimer les choses. Justement, à cette époque, Louis XIV, escorté de gardes du corps l'épée au poing, faisait, comme en ville conquise, une entrée solennelle à Paris. La date choisie étant celle du 27 août, jour anniversaire des Barricades, le peuple n'hésita pas à croire que Sa Majesté avait à cœur d'imprimer à la cérémonie le caractère d'une expiation. Ainsi en était-il, surtout, à l'égard du Parlement qui reçut l'ordre de se rendre au-devant du prince, en robe écarlate, monté sur des chevaux caparaçonnés de housses en velours noir, avec interdiction de suivre la rue Saint-Antoine restée célèbre par ses manifestations en faveur de Blancmesnil et de Broussel[12].
[12] Pensez-vous, écrit Guy Patin le 25 août 1660, «que la démarche que feront demain Messieurs du Parlement à cette belle entrée ne soit point pour une espèce d'expiation et d'amende honorable?» De son côté, faisant allusion à ces visites menaçantes, Olivier d'Ormesson (t. II, p. 470) déclare: «Cette nouveauté fait discourir le monde.»
Jamais occasion plus propice ne pouvait se présenter. Les ducs s'empressèrent de la saisir pour soumettre au roi leur requête touchant «la préopinion». Celui-ci, ne voulant point paraître trancher seul le litige, le déféra à son Conseil. Ce fut alors un procès en règle dans lequel la Compagnie judiciaire, «avec toute la robe en croupe», prit fait et cause pour les présidents.
Suivant ces derniers, le Parlement, lors de sa fusion avec la cour des pairs, ne s'était pas borné à recueillir l'héritage de cette cour. Non seulement il avait reçu mandat de remplacer la Couronne dans l'exercice de la plus haute de ses attributions, celle qui consiste à rendre la justice; mais,—privilège plus précieux encore,—il avait, en vue de faire échec à la puissance féodale, été investi du droit de représenter, en l'absence du souverain, sa personne et son autorité. C'est le Parlement, assemblé en corps, qui représentait l'autorité du prince; ce sont les présidents qui représentaient sa personne... Et c'est pour cette raison qu'à partir de cette époque les conseillers furent revêtus de la robe écarlate, celle-là même que portait Charlemagne, tandis que les présidents joignaient à cette robe le manteau d'hermine qui complétait le costume royal[13].
[13] «Le Parlement a l'honneur d'avoir le roi pour chef. M. le chancelier, quand il y vient, y tient la première place, et le Premier Président en son absence. Sa puissance et son autorité est représentée en ce corps, principalement quand il est orné de son pourpre. C'est la marque de cette royauté qui ne meurt point, que l'on porte même aux enterrements des rois, afin que les sujets, après leur mort, ne puissent présumer que cette majesté est éteinte.» Mémoires de Mathieu Molé, t. III, p. 13... Du «droit de représentation» le Parlement tirait cette conséquence que personne, fût-ce le dauphin, ne pouvait, en l'absence du roi, prendre sa place et, par suite, précéder la Compagnie judiciaire. Une lettre de Louis XIII, du 8 avril 1642, datée de Narbonne, rapportée page 21 des mêmes Mémoires de Mathieu Molé, confirme ces prétentions à l'encontre du prince de Condé.
En ce qui touche l'origine du costume judiciaire, on trouvera des précisions dans le Recueil des Mémoires publiés à l'occasion du procès de 1664, dont il va être question un peu plus loin.
Quant à l'assimilation des présidents à mortier avec le Premier Président, elle tenait à la raison suivante, qui était aussi d'ordre historique. Le Parlement n'avait, à l'origine, qu'un président[14]. La Couronne lui ayant, dans un intérêt fiscal, donné un collaborateur, puis plusieurs collaborateurs, on considéra qu'il s'était effectué entre ces divers magistrats, décorés du même titre, un partage de la fonction et de ses avantages honorifiques[15]... C'est en vertu de cette double fiction que «le grand banc»,—ainsi désignait-on les présidents à mortier[16],—opinait avant les pairs, les princes du sang, les fils de France et les reines régentes[17].
[14] Jusqu'au quatorzième siècle, ce président porta le titre de premier maître, ou celui de souverain, qui, l'un et l'autre, semblent bien confirmer la théorie de «la représentation».
[15] Il importe de ne pas confondre les présidents à mortier, qui seuls siégeaient «au grand banc», avec les présidents des enquêtes et des requêtes. Ces derniers étaient assimilés aux simples conseillers. Quand, par ordre d'ancienneté, leur tour était venu de passer à la Grand'Chambre, ils devaient, pour profiter de cet honneur, renoncer à leur titre de président.
[16] D'après la place qu'ils occupaient à la Grand'Chambre.
[17] Il y eut une interruption sous le ministère de Richelieu; mais, après la mort du cardinal, l'ancien ordre de choses ne tarda pas à être rétabli.
Ces explications n'avaient pas le don de convaincre les ducs. Ils s'élevaient surtout contre la doctrine «de la représentation» et l'argument tiré de «la livrée judiciaire»...
—Que parlez-vous d'hermine! s'écriaient-ils: Vous n'avez droit qu'au petit-gris... Examinez «les vieilles images» de nos anciens rois: ils ne portaient ni l'hermine ni la robe rouge, mais un manteau de couleur brune, tirant sur le violet «tanné» et parsemé de lys...
Donc aucune analogie justifiant les dires du «grand banc». Au contraire,—et c'était là sa condamnation,—il y avait presque identité entre le manteau à traîne des Carolingiens et celui des pairs aux cérémonies du sacre... sans compter que rien ne se rapprochait plus de la couronne royale qu'une couronne de duc, tandis que rien n'y ressemblait moins qu'un vulgaire mortier[18].
[18] Recueil des écrits qui ont été faits sur le différend d'entre messieurs les pairs de France et messieurs les présidents au mortier du Parlement de Paris, pour la manière d'opiner aux lits de justice.—Paris, 1664.
Cependant les principes invoqués par la robe étaient si généralement admis, que les pairs n'osaient pas pousser leur raisonnement jusqu'au bout. Ils se bornaient à faire une distinction.—Que messieurs «du grand banc», disaient-ils, représentent, au cours des audiences ordinaires, Sa Majesté qui est absente, nous voulons bien le concéder. Mais, dans les lits de justice, présidés par Sa Majesté elle-même, pourquoi serait-elle représentée? Les présidents, perdant alors la qualité de mandataires sur laquelle reposent leurs droits, nous devons opiner avant eux si la dignité dont nous sommes revêtus prime celle des magistrats-légistes... Sur quoi, c'étaient, en vue d'établir la supériorité de la Cour des Pairs sur la Cour de Parlement, d'interminables dissertations qui dénotent de la part de leur auteur,—un fureteur de bibliothèque tenu en haleine par le duc de Luynes,—une érudition profonde jointe à une rare subtilité d'esprit.
Ce fut dans ces conditions que le litige fut porté devant la juridiction la plus élevée du royaume: le Grand Conseil ou Conseil d'en haut, comme on disait quelquefois.
La séance se tint au Louvre, le 26 avril 1664, dans l'après-dînée. L'assemblée se composait du roi, de la reine mère, du duc d'Orléans, du prince de Conti, de M. le prince, du chancelier, du ministre Colbert, des secrétaires d'État de Brienne, Le Tellier et de Lionne, des conseillers d'État d'Alègre et André d'Ormesson,—le père du chroniqueur. Le roi et la reine s'assirent au bout d'une table, autour de laquelle se rangea l'assistance. MM. de Lionne et Le Tellier, debout et tête nue, lurent à haute voix, pendant deux heures, les deux mémoires des présidents et les trois mémoires de la pairie... Que le roi, la reine et les membres de la famille royale aient trouvé des raisons décisives dans ce fatras aussi indigeste que confus, hérissé de citations contradictoires, de réticences calculées, de déductions aventureuses, il n'en faut pas douter, la Providence, qui veille sur la destinée des princes, leur ayant accordé «un surcroît de lumières». Mais que les autres juges se soient fait une opinion bien nette, la question reste plus délicate. Toujours est-il que, cette lecture achevée, Louis XIV, se substituant au chancelier, s'empressa de recueillir les voix. Colbert opina le premier. Son avis, longuement développé, parut, en droit, si favorable aux présidents,—dont les pouvoirs, déclara-t-il, étaient ceux de Sa Majesté,—qu'on put croire qu'il allait leur donner gain de cause. Mais, après cet hommage à la vérité juridique, il tourna court et admit les prétentions de la pairie. Les motifs qu'il donna sont de ceux qu'on peut appeler d'ordre extra-judiciaire. Ils s'inspiraient de l'attitude des présidents qui, durant la régence d'Anne d'Autriche, avaient abusé de leur autorité, au lieu de l'employer au service du roi. Peut-être à ces griefs, de date déjà ancienne, fallait-il en ajouter de plus récents: la résistance du Parlement aux édits fiscaux et l'indépendance de certains de ses membres dans le procès Fouquet, indépendance qui venait de faire exclure de la chambre de justice le Premier Président de Lamoignon et l'avocat général Denis Talon. Ces raisons, exprimées en sous-entendus, parurent sans réplique et le Conseil, «qui sçavoit l'intention» de Louis XIV, opina à l'unanimité dans le même sens. Seul, le vieux d'Ormesson,—un naïf,—formula timidement quelques réserves. La contestation lui apparaissant «très considérable», il estima qu'il y avait lieu à plus ample informé, en accordant d'ailleurs «la provision aux ducs[19]».
[19] Olivier d'Ormesson, qui tenait ces indications de première main, les a consignées dans son Journal, t. II, p. 125. A la page suivante se trouve le texte de l'arrêt du Conseil.
C'était moins un arrêt qu'un acte de représailles. Les conditions dans lesquelles il allait être enregistré n'étaient pas de nature à en atténuer la rigueur. Cette formalité fut accomplie trois jours après, dans le lit de justice du 29 avril 1664, en présence de tous les dignitaires de la Couronne et d'un public de choix attiré par l'éclat d'une séance sensationnelle. Le principal objet de cette réunion consistait, en effet, dans la condamnation des doctrines jansénistes, pour lesquelles on disputait depuis si longtemps et que chacun savait être chères au Parlement. Pour cette solennité, les lanternes[20] étaient bondées de personnes de distinction, surtout d'ecclésiastiques. Parmi ceux-ci, «on remarquait les pères Annat et Ferrier, de la Compagnie de Jésus, le cardinal Moldachini et un envoyé spécial du Saint-Siège, l'abbé Rospigliosi.» S'entendre, pour les motifs que l'on sait, déposséder d'un droit honorifique, en présence du plus hostile des auditoires, était un châtiment cruel. Aussi y avait-il du dépit dans l'air. Les harangues prononcées sur la question janséniste par le Premier Président et par Denis Talon, parlant au nom des gens du roi, n'en furent pas moins respectueuses. Tous deux, en louant le zèle de Sa Majesté, conclurent à l'enregistrement de la déclaration royale entachant d'hérésie les cinq propositions extraites du livre de Jansénius. Mais l'un et l'autre proclamèrent à l'envi l'excellence des maximes gallicanes qui, cependant, recevaient ce jour-là un coup si rude. Quant à Denis Talon, sa mauvaise humeur s'exhala en attaques violentes contre les doctrines ultramontaines. Il assura qu'il fallait tenir pour une vérité constante «que le pape estoit autant au-dessous des conciles qu'il estoit élevé au-dessus des évêques, que non seulement il n'estoit pas infaillible en question de fait, mais même qu'il ne l'estoit pas en question de droit», proclama qu'il fallait distinguer «ceux qui considéroient cette déclaration comme un remède nécessaire contre un abus, de ceux qui ne la désiroient que par esprit de vengeance pour insulter leurs ennemis» et, s'il ne nomma point expressément la Compagnie de Jésus, la désigna si clairement que personne ne put s'y tromper[21]... Ne pouvant atteindre l'arrêt du Conseil, Denis Talon s'acharnait sur les adversaires du gallicanisme: ainsi voit-on parfois, dans la distribution de la justice humaine, l'innocent payer pour le coupable.—Manifestation qui, à quelques-uns, parut d'autant plus déplacée que, dans l'espèce, l'innocent, représenté par les pères Annat et Ferrier et par les envoyés de Rome, se trouvait dans la lanterne du greffe, juste en face de l'orateur!
[20] C'est ainsi qu'on nommait les tribunes.
[21] Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 131.
Ce fut la seule satisfaction que le Parlement put s'offrir. Le procès-verbal de la séance, dressé par le greffier en chef, constate que l'arrêt du Conseil reçut ce même jour sa première application, «M. le chancelier ayant pris l'avis de MM. les pairs avant de prendre celui de MM. les présidents».
Détail curieux qui donne la mesure de l'acharnement déployé: tandis que la Compagnie judiciaire gardait un silence humilié, les ducs continuaient à jeter feu et flammes. L'écrivain mis par eux à contribution poursuivait, nuit et jour, ses investigations et rédigeait un quatrième mémoire qui arrivait un mois après l'arrêt. Ce n'était pas assez encore. Non contents de triompher dans le présent, les ducs préparaient leurs armes pour l'avenir. A cet effet, ils organisaient une agence permanente de recherches en vue d'établir la prééminence de la pairie et de fournir des documents à ceux de ses membres qui pourraient en avoir besoin pour leurs procès personnels. La direction de ce bureau, qui fonctionnait encore sous la Régence, fut confiée à un érudit estimé, l'abbé Le Laboureur, auquel on attribua un traitement annuel de mille écus[22].
[22] Écrits inédits de Saint-Simon, t. III, p. 508. La même fonction fut, le 5 octobre 1704, conférée à l'abbé Legrand. Il y a tout lieu de croire que c'est l'abbé Le Laboureur qui rédigea les mémoires dont il vient d'être question.
On peut croire que, de son côté, la robe ne resta pas inactive. Toujours est-il que le régime des taquineries, des récriminations, des combinaisons artificieuses continua à sévir. La situation était si tendue que, de peur d'un scandale, les tiers prenaient des précautions pour éviter tout contact entre les parties. Quand l'une d'elles devait assister à quelque cérémonie, on avait grand soin de ne pas inviter l'autre. Le vieux d'Ormesson étant mort, son fils n'eut garde de convier les ducs aux obsèques, «afin d'éviter la contestation avec les présidents[23]».
[23] Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. II, p. 320 et 322.
Cependant les années s'écoulaient sans qu'il se produisît un nouvel éclat.—Ce résultat invraisemblable ne peut être attribué qu'à l'influence de Guillaume de Lamoignon. C'était, dans ce milieu profondément troublé, le porteur de la parole de paix. Ses collègues avaient beau l'accuser d'être timide, irrésolu, «incapable d'une action de vigueur», il trouvait, en dépit des critiques, le secret de contenir les plus ardents. On ne saurait, sans admiration, supputer ce que, pour éviter de nouvelles rencontres, il fallait à ce galant homme d'exhortations émues, de réprimandes amicales, de trésors de diplomatie. Des belles actions qu'il accomplit durant le cours de sa carrière, celle-ci n'est sûrement pas la moins méritoire, et il est permis de dire que c'est l'une des plus ignorées. Malheureusement, sa mort, survenue en décembre 1677, marquait la fin de l'armistice. Aussi bien semble-t-il que, pour son repos, il était temps qu'il disparût... La patience des belligérants était à bout.
II
Nicolas de Novion succède à Lamoignon (1678).—Les Potier de Novion.—Portrait du nouveau Premier Président.—Son passé.—Les grands jours d'Auvergne.
Quel serait le nouveau chef de la Compagnie judiciaire? question à laquelle les ducs ne s'intéressaient pas moins que la robe, le choix de Sa Majesté pouvant, pour eux, être gros de conséquences.
Le nombre des compétitions était considérable. Mais la lutte ne tarda pas à se circonscrire entre deux candidats: Achille III de Harlay, procureur général au Parlement et gendre du Premier Président défunt; Nicolas V Potier de Novion, doyen des présidents à mortier, un des vétérans des luttes historiques qui, commencées sous le couvert des États généraux de 1614, atteignirent leur apogée pendant la régence d'Anne d'Autriche. C'est ce dernier qui allait être appelé à l'honneur de recueillir l'héritage de Guillaume de Lamoignon... Ce personnage joue, dans la suite de cette étude, un rôle si important et ressemble si peu au portrait tracé de lui par Saint-Simon que, dès son entrée en scène, nous avons hâte de le présenter sous sa véritable physionomie. Aussi bien un résumé de cette existence, non moins curieuse que peu connue, permettra-t-il, mieux qu'un exposé théorique, de saisir les divergences de toute nature existant entre les factions rivales.
La famille des Potier, à laquelle appartenait le nouveau promu, avait cette origine obscure que les ducs reprochaient si amèrement à leurs adversaires. On peut, sans témérité, admettre que le premier du nom fut un fabricant d'écuelles. Potier de terre? potier d'étain? qu'ils façonnassent l'argile ou le métal, ses doigts n'en accomplissaient pas moins un travail de roture. De cet artisan naquit un gantier-fourreur qui tint boutique à l'enseigne de l'Échiquier, réalisa des bénéfices et put offrir à ses descendants le dispendieux honneur des charges publiques. L'un d'eux devint prévôt des marchands, un autre général des monnaies, fonction qui anoblissait son homme... Moyennant quoi, jaloux de relier le passé au présent, les Potier introduisaient dans leurs armes, «échiquetées d'argent et d'azur», les deux mains dextres d'or qui pendaient à la porte de leur ancêtre[24].
[24] Extrait d'un mémoire composé en 1707 par d'Hozier pour Louis XIV et Mme de Maintenon: Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, p. 600. Il semble que ce soit pour les Potier que La Bruyère a écrit ce passage: «Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale. Quelques-uns même ne vont pas la chercher fort loin et la font passer de leur enseigne à leur carrosse.» De quelques usages.
A partir de cette époque, la lignée, très prolifique, fournit sans relâche des officiers de robe. Dès que, dans l'enceinte du Palais, il s'accomplit un fait digne de mémoire, un Potier se trouve à point nommé pour prononcer de viriles harangues et pousser aux décisions hardies. Et le vieux Nicolas III qui, durant les troubles de la Ligue, étonna Paris par son inébranlable attachement à la cause royale, c'est «l'homme juste» dont Voltaire, dans la Henriade, célébrera la vertu antique. «L'homme juste» n'en faillit pas moins payer de sa tête sa fidélité au trône. Exaspérés de son sourire narquois[25], les Seize l'enfermèrent au Louvre, «en une petite cahuette» et, au moment même où les troupes du Béarnais pénétrèrent dans la place, ils s'apprêtaient à l'envoyer à la potence[26].
[25] Journal de l'Estoille, édit. Petitot, t. XLVI, p. 17.
[26] C'était Nicolas III, seigneur de Blancmesnil, conseiller en 1564 et président à mortier en 1578. Il mourut en 1635, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Ce fut du vivant de ce robin intrépide que la maison se divisa en deux branches. L'aînée, représentée par les Potier de Novion et de Blancmesnil, continua à se signaler dans les emplois de judicature. La branche cadette, représentée par les Potier de Gesvres et de Tresmes, s'enrichit dans la finance, fournit des secrétaires d'État, entra dans la carrière des armes, contracta de puissantes alliances et finit par acquérir la dignité de duc et pair.
Le premier de la branche des Novion fut un magistrat d'élite, animé de cet esprit nouveau qui, éclos au souffle de saint Vincent de Paul, s'efforça de répandre dans le monde plus de justice et de pitié. Il appartenait à cette catégorie de parlementaires que Mme de Motteville caractérise en disant «qu'ils avoient un peu de cette teinture qui consiste à haïr les heureux et les puissants et estiment qu'il est d'un grand cœur de n'aimer que les misérables[27]». Quand il mourut, en 1645, ce fut un deuil général dans la bourgeoisie parisienne dont il était devenu l'oracle[28].
[27] Mémoires de Mme de Motteville, t. I, p. 179.
[28] Guy Patin annonce son décès dans les termes suivants dont la formule n'a rien de banal: «Nous avons perdu, le 10 de ce mois, un honnête homme qui méritoit beaucoup. C'est un président au mortier nommé M. de Novion, frère de l'évêque de Beauvais. C'étoit le plus habile et le plus hardi pour les affaires et qui parloit pour le bien public tout autrement que tous les autres. Le Parlement a perdu, depuis quatre mois, trois hommes qui valoient leur pesant d'or, sçavoir M. Briquet, avocat général, M. le président Barillon et M. le président Gayaut; mais celui-ci valoit lui seul autant que les trois autres.» Lettre du mois de novembre 1645.
Nicolas V,—celui du bonnet,—était le fils de cette façon d'apôtre et le petit-fils de «l'homme juste». Possédait-il toutes les vertus de son père? Ce serait beaucoup dire; mais il tenait de lui une prédilection marquée pour les humbles, avec l'horreur des exactions du fisc et des impôts arbitrairement perçus. Nature complexe, mobile, «prenant facilement ombrage», il apparaît sous les aspects les plus divers. Tantôt calme, froid, réfléchi, il ne demande rien qu'à la stricte exécution des lois. Tantôt, bouillant et impétueux, il s'élance, visière baissée, arrachant de haute lutte ce qu'il eût pu obtenir d'une patiente négociation. Au fond, sa nature est celle du soldat, comme sa parole, colorée, âpre, mordante, est celle du tribun. Tenu en grande estime au Palais, il est redouté et haï des gens de Cour. Avec eux, en effet, il est fier, «hault à la main», et emploie des formules «qui sont des railleries piquantes». On dirait que, pour lui, l'oppression féodale date d'hier. Le magistrat, affiné par une longue culture intellectuelle, distingué de manières, d'éducation, d'habitudes, galant, fastueux[29] et, assure Mme de Motteville, «d'infiniment d'esprit», a gardé les rancunes de son ancêtre, le pétrisseur d'argile. S'inspirant de ce passé, il est resté bourgeois,—par les sentiments, les tendances, les préjugés,—et estime que le dernier mot de la sagesse consiste dans l'abaissement de ceux qui, par intérêt de caste, paralysent l'essor de la bourgeoisie.
[29] Sainte-Beuve, Introduction aux mémoires de Fléchier, p. XXIX.
Saint-Simon insinue que cet état d'âme se révéla le jour où la branche des Gesvres, obtenant par un coup de fortune l'érection de sa terre en duché-pairie, se haussa à la première dignité du royaume. «Il étoit, déclare-t-il, piqué de voir un cadet de sa famille au rang des grands seigneurs et d'être demeuré dans celui de son être. Et, quoique vivant en amitié avec les Gesvres et se mettant à tout pour eux, lui et son petit-fils,—car son fils est mort jeune,—se sont toujours plu en des respects amers et ironiques et à se dire des bourgeois pour leur faire dépit. Telle fut leur bizarrerie ou plutôt leur ver rongeur et la cause intime de leurs procédés avec les pairs[30].»—Peut-être, en effet, le sentiment qui poussait Novion à rappeler au nouveau dignitaire son origine plébéienne n'était-il exempt ni d'un soupçon d'envie, ni d'une pointe d'affectation. L'affirmation de l'auteur des Mémoires n'en est pas moins inadmissible. Un simple froissement d'amour-propre ne saurait expliquer une ligne de conduite qui, antérieure à la fortune des Gesvres, ne varia jamais. Aussi bien était-ce là une marque de famille, ainsi que le démontre la composition des armoiries patrimoniales. Les Potier du règne de Louis XIV pensaient comme ceux du temps d'Henri III: témoin le Président de Blancmesnil, incarcéré avec Broussel, et son frère le conseiller d'Ocquerre, lesquels n'avaient pas de meilleur ami qu'un marchand de draps du nom de Tardif-Marais[31]... Quant à cette seconde assertion, que la jalousie inspirée à la branche aînée par l'élévation de la branche cadette,—son «ver rongeur», suivant le mot de Saint-Simon,—serait également la cause de l'hostilité qu'elle manifesta à l'égard des pairs et, par suite, de «l'invention du bonnet», nous verrons bientôt ce qu'il en faut croire.
[30] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 423. Saint-Simon ne pardonna jamais aux Gesvres leur parenté avec Novion, pas plus qu'il ne pardonna à celui-ci son opiniâtre insistance dans l'affaire du bonnet. «Ce fut, dit-il, tant de honte pour les ducs et un honneur si énorme pour les Potier d'en voir un fait duc et pair, parmi les quatorze de 1663, qu'il y avoit lieu de croire que Novion, comblé de l'un, chercheroit par sa conduitte à adoucir l'autre.»
[31] Guy Patin, dont la correspondance reflète, avec tant de verve, les sentiments de la bourgeoisie à cette époque, était un familier des deux frères.
Né en 1618, conseiller en 1637, Président en 1645, Nicolas de Novion était dans la force de l'âge au moment où éclata la Fronde. Il en fut l'un des premiers adeptes. Condé, qui n'avait pas encore rompu avec Anne d'Autriche, ayant remontré au Parlement qu'il n'avait point à se mêler des affaires de l'État, mais seulement à juger «les différends du tiers et du quart», Novion se chargea de lui répondre: il le fit en termes qui obtinrent l'approbation de tous. Il ne tardait pas, d'ailleurs, à se signaler par son attitude énergique et acquérait «une grande réputation» dans les assemblées des Chambres[32]. A partir de cette époque, on le trouve dans toutes les manifestations qui se produisent au Palais ou en ville. Il prend à partie Mazarin, pousse, en vue de l'éloigner du pouvoir, au vote de la disposition interdisant aux étrangers l'exercice des fonctions publiques, opère la saisie de son trésor caché, s'inscrit pour une somme de cinquante mille livres afin de pourvoir à l'établissement d'une armée permanente, parcourt la cité pot en tête, reçoit ici un coup de hallebarde, là une décharge de pistolet, pénètre dans l'Hôtel de ville envahi par l'émeute et signifie aux échevins affolés «qu'il fault aller droit en besogne et que le premier qui bronchera sera jeté par la fenêtre[33]»... Ce qui n'empêchera pas le rédacteur des notes secrètes destinées à Fouquet d'écrire «qu'il est timide lorsqu'il est poussé[34]»!
[32] Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. I, p. 426 et 446.
[33] Registres de l'Hôtel de ville, t. I, p. 98, cités dans le Journal de Lefèvre d'Ormesson, t. I, p. 618.
[34] Voici le texte de cette note: «Est homme de grande présomption et de peu de sûreté, timide lorsqu'il est poussé, assez habile dans le Palais, y ayant sa cabale composée de ses parents et de ses amis, MM. Le Feron, Mondat, Tubeuf, son gendre, son fils, etc... s'appliquent tous les jours à y faire de nouvelles habitudes. Son principal crédit est dans la deuxième Chambre. Il est souvent brouillé en son domestique. Mme des Brosses-Chouart a grand crédit sur luy. A de grands biens et particulièrement sur le roy. S'est allié à M. le président Malon de Bercy, par le moyen de son fils qui a épousé sa fille. Possède les aides d'Arques, Frenay et Montivilliers et nouveaux droits, de 47 000 livres, de Saint-Denis, 10 000.»
Entre temps, au cours des heures les plus calmes, il prenait part aux débats de la déclaration de 1648 dont, pour la première fois en France, le texte proclamait le principe de la liberté individuelle, et, dans des remontrances restées célèbres, reprochait à la reine la déloyauté de ses ministres qui, après avoir signé cette déclaration, ne craignaient pas de la fouler aux pieds[35]. Les revendications qu'il formulait alors étaient celles-là même qu'on acclamait, dans ce cabinet de la première des enquêtes où se réunissaient «les chefs de meute» et où, au milieu de propositions inopportunes, égoïstes ou impolitiques, en figuraient d'autres marquées au coin d'une libérale sagesse: la réforme des finances, les poursuites contre les traitants concussionnaires, la flétrissure des commissions criminelles composées au gré du prince, les restrictions à la toute-puissance des ministres, la limitation, en matière répressive, des droits de l'État...
[35] «Votre Majesté, déclarait-il, a le malheur commun à presque tous les princes de la terre, de connaître la dernière l'état de ses affaires. Les gouvernements de la Provence et de la Guyenne ont perdu la mémoire de cette grande déclaration que Votre Majesté accorda à ses sujets, le mois d'octobre dernier. On vous dégage bien promptement, Madame, de la parole si publiquement donnée et à laquelle vous ne pouvez légitimement contrevenir, à moins qu'on ne veuille soutenir cette maxime qu'on a osé publier en présence de Votre Majesté, qu'un roi n'est pas obligé de garder sa foi à ses sujets!» A la suite de ce discours les Bordelais attribuaient à Nicolas de Novion le qualificatif flatteur «de personnage d'une vertu héroïque». Histoire des mouvements de Bordeaux, p. 347.
Un an, du reste, s'était à peine écoulé que ce hardi novateur, si prompt à payer de sa parole, de sa bourse et de sa personne, opérait un changement de front. Il n'avait point, en effet, tardé à s'apercevoir que la Fronde, née d'un cri unanime d'indignation, se transformait en œuvre de réaction seigneuriale... Cruel réveil pour les magistrats idéologues qui rêvaient,—en y trouvant leur profit,—de donner à la France des institutions analogues à celles de l'Angleterre! Novion se rapprocha de Mathieu Molé et devint son lieutenant le plus actif. Il ne se borna pas à combattre l'émeute de la rue; il s'attaqua aux gens de haut parage qui lui fournissaient des subsides. Ayant rencontré au Palais d'Orléans le duc de Beaufort, que l'on accusait de soudoyer des assassins, il lui lança cet outrage à la face: «Monseigneur, votre action est celle d'un bandit, non d'un prince ou d'un gentilhomme[36]!...» Bientôt, poursuivi lui-même par des meurtriers, il franchit les remparts, se rendit à Pontoise et y devint chef d'un Parlement «réduit» que la reine venait d'établir dans cette ville.
[36] Mémoires de Conrart, édit. Petitot, p. 99.
De pareilles recrues ne se dédaignent pas, surtout aux heures de détresse. Oublieux, du moins en apparence, des procédés discourtois dont il venait d'être l'objet, Mazarin accueillit le transfuge à bras ouverts et proclama hautement ses mérites[37]. Il ne lui ménageait, d'ailleurs, aucune promesse, jusqu'à celle de la Première Présidence... La Première Présidence! Quel coup du sort c'eût été, quand on songe que Novion n'avait guère dépassé la trentaine!... Mais aussi, quelle calamité pour les ducs, si l'on admet,—comme l'affirment les Mémoires,—que, dévoré de «son ver rongeur», il n'attendît que ce moment pour entrer en lice contre la pairie: la funeste affaire du bonnet, née seulement en 1681, eût éclaté trente ans plus tôt[38]!
[37] Correspondance de Mazarin, t. V, p. 69, 82, 89.
[38] C'est seulement en 1663 que M. de Gesvres prêta serment en qualité de duc et pair; mais sa nomination, comme celle de presque tous ses collègues compris dans la même «fournée»,—ils étaient quatorze,—remontait à l'époque de la Fronde et était antérieure au fait que nous rapportons. C'est par suite de considérations d'ordre politique que l'installation officielle de ces quatorze pairs fut retardée aussi longtemps.
L'engagement, sérieux et formel, devait, à brève échéance, recevoir son exécution. Mais comme son aïeul, «l'homme juste», Novion, quoique ambitieux, avait la répugnance tenace. Bien que passé, avec armes et bagages, dans le camp de la Cour, il ne modifiait, à l'égard de Mazarin, ni ses sentiments intimes, ni son allure cavalière. Estimant que la retraite, au moins momentanée, du plus fervent de ses admirateurs était nécessaire à la pacification des esprits, il la demanda dans des remontrances conçues, assure Omer Talon, «en termes assez aigres[39]». Passe encore pour les remontrances: l'aigreur était de trop. Mazarin dut se résigner à prendre de nouveau le chemin de l'exil. Mais quand il revint quelques mois après, cette fois pour toujours, son zèle se trouva fort refroidi et il regretta d'autant plus d'avoir donné sa parole qu'à ce moment même, Mathieu Molé, qui, depuis deux ans, cumulait la qualité de garde des sceaux avec celle de Premier Président, se démettait de cette dernière fonction[40]. Cruel embarras! Renier sa promesse, c'était transformer en ennemi mortel un homme allié aux plus puissantes maisons de la robe. L'appeler à la tête de sa Compagnie constituait, pour un gouvernement encore bien débile, une solution grosse d'embarras. Il s'agissait de découvrir une combinaison qui permît à la fois d'offrir la Première Présidence à «ce cher Novion» et de le mettre dans l'obligation de la refuser: un tour de passe-passe que, seule, la fourberie italienne était capable de mener à bien!
[39] 6 août 1652. Mémoires d'Omer Talon, édit. Petitot, vol. LXII, p. 446.
[40] Mathieu Molé fut nommé garde des sceaux à deux reprises: en avril et en septembre 1651.
Engagée dans ce sens, l'affaire fut conduite avec un art merveilleux. Mathieu Molé déclara se retirer, à la condition d'obtenir gratuitement une présidence pour son fils, Molé de Champlâtreux: d'où l'obligation de le remplacer par un président assez riche pour consentir, sans indemnité pécuniaire, à l'abandon de sa charge... Sacrifice énorme; car chacun de ces offices, dont l'importance s'était démesurément accrue durant les troubles de la Fronde, représentait la valeur d'au moins un million[41]... C'est dans ces circonstances que le cardinal offrit à Novion la préférence sur ses collègues. Celui-ci, s'il n'eût suivi que ses désirs, eût peut-être accepté. Mais son «conseil bourgeois[42]» lui fit remarquer qu'étant donné le nombre de ses enfants, ce serait une folie... C'est bien ce qu'on espérait. Pour plus de sûreté, on lui dépêcha les personnes en état d'exercer quelque influence sur son esprit, jusqu'à sa maîtresse, «à laquelle on donna gros[43]» pour le maintenir dans l'idée d'un refus... Il refusa, en effet. La place fut accordée à Pomponne de Bellièvre qui, n'ayant ni famille ni héritiers, se prêta à toutes les exigences. Lorsque, trois ans après, ce dernier mourut, Mazarin, maître incontesté du royaume, eut le courage de ses rancunes, et Novion, qui eût sans doute payé cher pour rattraper les termes «assez aigres» de ses remontrances, fut une seconde fois sacrifié. Ce n'était d'ailleurs que partie remise... Mais les ducs,—toujours en tenant pour exacts les dires de Saint-Simon,—bénéficiaient d'un nouveau sursis[44].
[41] Dongois se fait l'écho d'un bruit d'après lequel un acquéreur aurait offert à Nicolas de Novion dix-huit cent mille livres de sa charge.
[42] Souvenirs de Dongois: voir les Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. X, p. 573.
[43] Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 310.—Cet incident se passait au commencement de 1653 et non en 1658, comme l'indiquent par erreur les Mémoires.
[44] Novion offrit-il, comme le bruit en courut, six vingt mille pistoles, soit douze cent mille francs, pour rafraîchir la mémoire de son oublieux ami? C'est peu probable, pour deux raisons: la première, c'est que «son conseil bourgeois» ne se serait pas déjugé à si peu de distance; la seconde, c'est que Mazarin, qui, comme cet empereur célèbre, trouvait que, quelle que fût sa provenance, l'argent fleurait toujours bon, n'était pas homme à laisser échapper une pareille aubaine. Guillaume de Lamoignon, qui fut préféré à Novion, aurait lui-même, d'après le bruit public, été soumis à d'onéreuses exigences. Lettres de Guy Patin, 11 octobre 1658.
C'est seulement après la mort du cardinal que Nicolas de Novion rentrait en faveur. En 1665, le roi le chargeait de présider les Grands jours d'Auvergne,—mission glorieuse qu'il accomplit avec un entier succès. A peine arrivé à Clermont, il écrivait à Colbert: «Nous avons quantité de prisonniers. Tous les prévôts en campagne jettent dans les esprits la dernière épouvante. Les Auvergnats n'ont jamais si bien cognu qu'ils ont un roy...» Ainsi parle le justicier. Voici maintenant l'adversaire de la noblesse qui laisse percer le bout de l'oreille: «Un gentilhomme me vient de faire une plainte qu'un païsan, lui ayant dit des insolences, il lui a jeté son chapeau par terre sans le frapper, et que le païsan lui a répondu hardiment qu'il eût à relever son chapeau ou qu'il le mêneroit incontinent devant des gens qui lui en feroient nettoyer l'ordure... Jamais il n'y eut autant de joie entre les faibles[45]!»—L'œuvre de répression accomplie sur cette terre d'Auvergne, où partout régnait le brigandage, tient, du reste, du prodige. En l'espace de quelques mois, la Commission jugea quatre mille plaintes et frappa un nombre énorme de coupables. L'arrivée de Messieurs du Parlement avait fait naître, dans le peuple, de vives espérances. A l'achèvement de leurs travaux l'enthousiasme touchait au délire. Le roi lui-même manifestait son contentement dans les termes les plus flatteurs[46]. Quant aux Parisiens, ils ne ménageaient pas leur admiration à cette petite troupe de robins qui, sous la direction d'un chef déterminé, s'acharnaient à la poursuite des gentilshommes criminels, les forçaient dans leurs repaires et rasaient forteresses et châteaux[47].
[45] Correspondance administrative sous Louis XIV, t. II, p. 165.
[46] «Monsieur de Novion, il ne se peut rien ajouter au contentement que j'ai de l'émulation avec laquelle chacun s'applique, dans les grands jours, à bien faire son devoir. Vous témoignerez de ma part à tous ceux qui les composent la recommandation que leur donne auprès de moi une si louable conduite, et vous ne douterez pas en votre particulier que, sachant avec quel succès vous agissez dans votre place, je n'en conserve le souvenir. Louis. Paris, 1er décembre 1665. (Appendice aux Mémoires de Fléchier.)
[47] Il importe, relativement au caractère de Novion, de se mettre en garde contre certaines appréciations des Mémoires de Fléchier. Ces Mémoires furent, en effet, écrits sous l'inspiration de la jeune et séduisante Mme de Caumartin, née de Verthanson, venue en Auvergne avec son mari, le maître des requêtes chargé, en cette qualité, de «tenir le sceau». Les sentiments de Fléchier, qui remplissait dans la maison l'office de précepteur, ne pouvaient guère que refléter ceux de la maîtresse du logis. Il résista d'autant moins à l'influence de cette femme distinguée—dont en vers pompeux il avait déjà célébré les grâces—qu'écrivant, non pour le public, mais pour un cercle restreint, il n'avait pas à redouter de contradictions. Or des difficultés s'étaient produites entre MM. de Novion et de Caumartin sur une question de service qui avait ému les susceptibilités des parlementaires. D'où des froissements aggravés encore par des rivalités féminines et un antagonisme de salons, dont on retrouve fréquemment la trace dans les explications du futur évêque de Nîmes.
Chose bizarre! Ce n'est pas cette note guerrière qui caractérise la physionomie de Nicolas de Novion, telle du moins qu'en un chef-d'œuvre l'a reproduite Robert Nanteuil. C'est, au contraire, la sérénité, avec une pointe de mélancolie qui ne laisse pas que de surprendre. «Dire, écrit un critique connu, la majesté, le calme, et, en même temps, l'affabilité de ce portrait est impossible. Le front est large et découvert. Les yeux, pleins de douceur, ont cependant une vivacité voilée et, en quelque sorte, intérieure. Doué d'une grande noblesse, le visage, d'un ton clair et pâle, se détache admirablement sur un fond d'un pointillé noir légèrement nuancé. Un nez bourbonien, des moustaches à peine marquées au centre et touffues aux coins de la bouche, une royale dépassant le menton, à la manière du cardinal de Richelieu, enfin une chevelure abondante et vigoureuse, comprimée au sommet de la tête par une calotte noire, complètent cet ensemble que relèvent encore le manteau d'hermine du Président à mortier et une croix du Saint-Esprit descendant sur la poitrine[48].»—En dépit du cordon, de l'hermine et de la robe écarlate, c'est Novion intime et au repos qu'a représenté Nanteuil. Il n'eût point été sans intérêt de le voir aussi sous son autre aspect; dans le feu de l'action, le regard ardent, le geste rude, la bouche ironique, tel qu'il apparut aux émeutiers de la Fronde et aux gentilshommes auvergnats, tel qu'on se l'imagine durant le conflit de 1664, auquel sûrement il prit une part active, et dans l'affaire du bonnet.—Un détail, en tout cas, à retenir, c'est qu'en 1678, date à laquelle nous sommes parvenus, vingt années s'étaient appesanties sur sa tête et qu'il avait atteint la soixantaine[49].
[48] Portraits historiques, par Pierre Clément, p. 109.
[49] Le portrait de Nanteuil est de 1657.
Il pouvait, d'ailleurs, au seuil d'une verte vieillesse, promener, non sans quelque fierté, son regard autour de lui. Une lignée nombreuse se groupait à ses côtés:—trois fils dont la carrière s'annonçait brillante[50];—trois filles qui, richement dotées, eussent pu prétendre à de hauts partis, mais que, fidèle à ses principes, il tint à marier dans son monde[51]... Quant à sa fortune, elle était également de nature à le satisfaire. Elle comprenait, outre sa charge et deux hôtels patrimoniaux, des biens fonciers considérables et cinquante-sept mille livres de rente, rien que sur le trésor public: de quoi tenir dignement son rang.
[50] L'aîné, André II, seigneur de Grignon et d'Orches, appartenait déjà à la robe, en qualité de conseiller. Le second, Jacques, docteur en Sorbonne, était abbé du Petit-Cîteaux, en attendant de devenir évêque de Sisteron, puis d'Evreux. Le troisième, Claude, colonel du régiment de Bretagne, devait terminer sa carrière comme brigadier des armées du roi.
[51] L'aînée épousa Charles Tubeuf, maître des requêtes; la seconde, Antoine de Ribeyre, conseiller d'État; la troisième, Arnaud de La Briffe, un futur procureur général au Parlement.
Il convient d'ajouter, comme contre-partie, que, s'il comptait, au Palais et à la ville, une foule de partisans, il possédait, en revanche, la plus belle collection d'ennemis dont un homme pût s'enorgueillir: presque toute la noblesse, dont il avait, en Auvergne et pays circonvoisins, traqué les parents; la pairie entière, à laquelle il n'avait jamais épargné l'ironie de ses lardons. A cet ensemble imposant il faut joindre certain ministre connu pour sa perfidie et son esprit d'intrigue, celui-là même que le comte de Grammont comparait à une fouine égorgeant des poulets: le chancelier Le Tellier. Quel méfait Novion avait-il commis à son égard? Le saura-t-on jamais? Toujours est-il que Le Tellier «faisoit profession de le mépriser[52]», chose grave, au moment d'une candidature pour la Première Présidence; car Le Tellier, en sa qualité de grand maître de la magistrature, avait, plus que personne, après le roi, voix au chapitre, et soutenait Harlay. Novion courait grand risque de rester sur le carreau, pour la troisième fois. Ce que voyant, il demanda audience à Louis XIV et l'aborda par ces mots:
[52] Souvenirs du greffier Dongois.
—Sire, quand le capitaine disparaît, le lieutenant est là pour prendre le commandement!
Et, montrant ses cheveux blanchis sous le harnois, il invoqua, avec ses quarante années de magistrature, son dévouement au prince et au pays. Ce tempérament résolu n'était point pour déplaire au roi. Il hésitait cependant, sans doute à cause de la réputation de frondeur militant dont le solliciteur ne pouvait se dépouiller, bien qu'assagi de longue date et devenu,—ainsi l'exigeaient les mœurs nouvelles,—un courtisan fort présentable. Une allusion ayant été faite à cette période du règne et au cabinet de la «première des enquêtes» où s'étaient tenus tant de conciliabules auxquels il n'était pas demeuré étranger, Novion répliqua avec à-propos:
—Sire, j'en ai fermé la porte et j'ai, dans une poche, la clef du cadenas[53].
[53] Souvenirs du greffier Dongois.
Le mot,—hommage habile à l'autorité du prince qui avait su briser toutes les résistances,—eut du succès. Le roi estima ne pouvoir refuser à ce vieux serviteur une récompense si méritée et, malgré les efforts de Le Tellier, signa sa nomination... Ainsi, à un Premier Président qui possédait l'art des ménagements et s'appliquait à la conciliation, en succédait un autre dont l'humeur était moins accommodante et dont le nom suffisait à exaspérer les ducs.—La crise était imminente: nous en suivrons les développements.
III
La querelle du bonnet.—Son origine d'après Saint-Simon.—La garde des bancs.—Le «débourrage» et le «surbourrage» des banquettes.—Les paravents en forme de dais.—Examen de la thèse des «Mémoires».—Les «Écrits inédits» de Saint-Simon.—L'«État des changements arrivés à la dignité de duc et pair».—Le «Mémoire abrégé au roi».—Conséquences a tirer du rapprochement de ces documents.
Qui, des ducs ou des présidents, allait être l'instigateur de la querelle?
A en croire Saint-Simon, qui ne cesse de le répéter, le doute ne serait pas possible. Le coupable, c'est Novion. Son but? Satisfaire ses propres rancunes et celles de la robe qui, ne pouvant se consoler de l'arrêt de 1664, soupirait après une revanche. C'est pourquoi son principal souci, en prenant possession de son siège, aurait été de chercher «des prétextes»... Oh! ses débuts n'eurent rien d'un coup d'éclat. Ce ne furent d'abord que «d'apparentes ténuités» dont il était difficile de préciser l'origine. Mais bientôt, par leur répétition et leur enchaînement, ces menues tracasseries devenaient «des usurpations de la dernière indécence»... La première, en date et en gravité, serait celle-là même qui donna à ce litige la dénomination sous laquelle il est devenu célèbre...
On sait qu'il existait au Parlement deux sortes d'assemblées: les assemblées royales, dites lits de justice, où, sauf les conseillers, toute l'assistance se tenait aux hauts sièges; les assemblées ou audiences ordinaires, où tout le monde s'asseyait aux bas sièges. Les récriminations des ducs visaient exclusivement les audiences aux bas sièges et, parmi celles-ci, les audiences à huis-clos, où il était d'usage de recevoir leur serment. Dans ces solennités, le Premier Président, soit de sa place, soit en allant de groupe en groupe, recueillait l'avis des assistants qui répondaient à tour de rôle et tête nue. Lui-même restait couvert lorsqu'il s'adressait aux conseillers. Au contraire, il ôtait son bonnet,—le fameux bonnet[54],—lorsqu'il interpellait les princes du sang, les présidents à mortier et, assure Saint-Simon,—c'est le nœud du litige,—les ducs[55]. Princes du sang, présidents et ducs formaient ainsi une catégorie privilégiée... Le crime de Novion aurait été d'en exclure les ducs et, en vue de les rabaisser au rang des conseillers, de rester couvert devant eux.
[54] Le mot bonnet est pris ici dans son sens générique; la coiffure des présidents se nommait en effet le mortier.
[55] Les pairs laïcs et ecclésiastiques étaient interpellés par le nom de leur pairie, M. le duc de Reims, M. le comte de Noyon, M. le duc d'Uzès... Les princes du sang étaient interpellés par le nom qu'ils portaient d'ordinaire.
Ces sortes de révolutions ne sauraient s'accomplir avec la rapidité qu'on met à détrôner un roi ou à gagner une bataille. Elles veulent être méditées et préparées de longue main. Écoutez plutôt Saint-Simon, en un de ces récits où il excelle: «Novion, dit-il, commença par mettre négligeamment son bonnet sur le bureau, tantôt au commencement, tantôt au milieu, quelquefois à la fin de l'appel des noms des conseillers, et il évita toujours de l'ôter au moment qu'il nommoit le premier des pairs. De là, il poussa plus loin l'affectation de son inadvertance, demeura couvert en nommant les premiers des pairs à opiner, puis se découvroit comme ayant oublié de le faire, et achevoit d'appeler les noms des autres. Les pairs furent, quelque temps, assez simples pour n'y pas prendre garde: leurs réceptions étoient rares. Après s'en être aperçus, cela s'oublioit jusqu'à la première, qui produisoit la même surprise, et toujours avec la même incurie. Ce prélude auroit dû, néanmoins, les réveiller; d'autant mieux qu'ils ne pouvoient penser que les présidents, ni la compagnie même, fussent revenus du dépit de l'arrêt de 1664 et qu'ils avoient eu, depuis, une autre occasion de pique dont j'expliquerai le fait après celui-ci. A la fin, l'évêque-comte de Châlons, si connu depuis sous le nom de cardinal de Noailles, archevêque de Paris, fut reçu au Parlement en 1681, et ce fut à sa réception que Novion, levant le masque, demeura couvert, en appelant tous les noms des pairs, et ne se découvrit que lorsqu'il en fut aux princes du sang. Le duc d'Uzès perdit patience, enfonça son chapeau et opina couvert avec un air de menace[56].»
[56] Mémoires de Saint-Simon, t. X, p. 424.
Un salut refusé aux ducs: c'est toute l'affaire du bonnet, ou, du moins, son incident le plus grave, celui qui agita si longtemps et si vivement l'opinion.
Cependant une seconde usurpation,—«l'autre occasion de pique»,—allait bientôt être relevée. Elle avait trait à «la garde des bancs»... Un jour que les pairs vinrent prendre séance à la Grand'Chambre, leur étonnement fut vif de voir un conseiller assis à l'extrémité de chacune des trois banquettes qu'ils avaient l'habitude d'occuper. Que faisaient là ces intrus? On le leur demanda. Ils répondirent qu'ils étaient chargés de garder le banc...
—Contre qui et pour qui? fulmine Saint-Simon. Craint-on par hasard qu'on ne les enlève et retient-on des places ailleurs qu'au sermon?
C'est encore Novion qui faisait des siennes. Il imposait aux ducs cette promiscuité honteuse, afin d'établir de plus belle qu'entre eux et les conseillers il n'existait aucune différence: cela, en vue d'associer, «par le profit d'amour-propre» qu'elle était appelée à en recueillir, la Compagnie entière aux usurpations du grand banc.
Puis venaient deux autres entreprises, «qui n'avoient pas de nom», relatives: l'une au débourrage et au surbourrage des banquettes; l'autre à l'installation de paravents, en forme de guérites, destinés à messieurs les présidents.
La Grand'Chambre,—telle qu'elle existait à cette époque, avec son plafond en bois de chêne et ses lambris décorés de culs-de-lampe à l'emblème du porc-épic,—affectait la forme d'un rectangle allongé, coupé, vers le milieu, par une séparation à hauteur d'homme. On avait ainsi deux carrés. Celui qui s'ouvrait sur la salle des pas perdus, appelée la Grand'Salle, était réservé au public. L'autre carré constituait «l'autel de justice». Dans l'un des angles du fond de ce second carré se dressait le trône, surmonté d'un dais et recouvert de l'étoffe bleue, fleurdelisée en jaune, qui couvrait les murs. Dans l'angle faisant vis-à-vis, était ménagé un passage donnant accès sur le premier carré, c'est-à-dire vers l'auditoire. Chacun des deux autres angles était occupé par des tribunes que l'on désignait sous le nom de lanternes: ici la lanterne de la cheminée, là celle de la buvette. Enfin, sur trois côtés de ce quadrilatère, régnaient deux étages de gradins, le long desquels s'espaçaient de petits bureaux affectés, l'un au Premier Président, les autres au doyen, aux rapporteurs, au greffier et à l'interprète. Le quatrième côté, celui qui servait de barrière au public, comprenait plusieurs rangées de bancs consacrés aux gens du roi, aux avocats et aux parties.
De cet ensemble, envisagé dans ses grandes lignes, Saint-Simon produit, avec plan à l'appui, une interminable description dans laquelle il ne néglige aucun détail... Il n'y a, pour le moment, qu'une chose à en retenir, à savoir qu'aux audiences ordinaires, où tout le monde s'asseyait aux bas sièges, les bancs placés à la droite du fauteuil royal étaient réservés aux princes du sang et aux pairs, tandis que le banc inférieur de gauche était affecté aux présidents. Et ces sièges avaient même hauteur à gauche et à droite: chacun d'eux se présentait avec ses avantages naturels, sans coussins ni tabourets.
Il va sans dire que, de l'un et de l'autre côté, ces banquettes étaient garnies d'un rembourrage de même épaisseur, ainsi que l'exige une exacte distribution de la justice. Or c'est là qu'éclata la perversité du Premier Président. Disposant, à sa convenance, des tapissiers du Palais, il leur prescrivit de débourrer la banquette de droite sur une longueur de huit pieds, dans la partie avoisinant le coin du roi, et, du débourrage ainsi obtenu, il fit surélever la banquette des présidents. On voit,—si le récit des Mémoires est exact,—la scène qui se produisit à la première assemblée des pairs: ceux-ci obligés de prendre séance sur un banc tellement rapetissé «que qui s'y asseoiroit seroit si bas qu'outre l'incommodité de la simple planche, le haut de sa tête n'atteindroit pas l'épaule, à taille égale, de celui qui seroit sur le banc opposé»... Et pendant que les ducs se consumaient de dépit, messieurs les présidents, bouffis d'orgueil, se prélassaient «sur leur surbourrage» et occupaient des manières de trônes... La chose n'allait pas d'ailleurs sans quelques inconvénients. Pour ceux que la Providence avait doués d'une belle stature, cet excès de capiton formait un piédestal qui leur donnait l'apparence de statues romaines. Mais les petits, courts de jambes, prêtaient à rire, car on les voyait, dans une pose grotesque, «gambiller» pour atteindre au sommet de l'édifice!... Saint-Simon n'avait-il pas le droit de dire, en une exclamation plus voisine du jargon de nos jours que de la langue du grand siècle, que «cela étoit aussi curieux que dégoûtant»? Mais ce qui excite le plus son indignation, c'est que les princes du sang, lesquels, se trouvant les plus rapprochés du coin du roi, étaient les premiers, sinon les seuls, à souffrir du débourrage, ne parurent même pas le remarquer. Et voyez leur grandeur d'âme, confinant à l'abdication, quand on leur fit toucher du doigt l'outrage, aucun d'eux ne jugea à propos de s'en plaindre: de sorte qu'il serait resté inaperçu si les ducs n'eussent été là pour le relever!
Passe encore si cette incartade avait été la dernière! Mais, avec Novion, il fallait s'attendre à tout. Cet astucieux robin avait le génie des inventions désobligeantes. N'allait-il pas imaginer le paravent en forme de guérite ou de cabriolet! Le grand banc, occupé par les présidents et situé au fond de la salle, était une place enviable durant la canicule, mais mortelle pendant la saison froide. Elle se trouvait, en effet, dans le courant d'air qui régnait entre les portes, fréquemment ouvertes, des deux lanternes. C'était la fluxion de poitrine à l'état de menace permanente: d'autant mieux que la grand'chambre, percée de nombreuses ouvertures, ne recevait de chaleur que par une seule cheminée. C'est dans ces circonstances que Novion aurait eu l'idée de la malencontreuse «machine», laquelle, manœuvrée sur des tringles, à l'aide de cordons, et se levant ou s'abaissant à volonté, avait l'avantage de mettre à l'abri des atteintes d'Éole les têtes chenues de la présidence... Attentat inexcusable! Aux yeux des ducs et pairs, cette guérite ou capote avait une forme de dais. Les ducs, qui passaient des années sans mettre le pied au Palais[57], ne pouvaient rester taisants. Personne, déclaraient-ils, hormis Sa Majesté, n'avait le droit d'y opérer une modification quelconque.
[57] Saint-Simon déclare (t. VII, p. 327) que, dans le cours de sa pairie, il n'y alla qu'une fois «sans nécessité», c'est-à-dire qu'il n'assista qu'à une seule audience, en dehors des lits de justice et des réceptions de pairs.
Est-ce tout? Oui, en ce qui touche les empiétements personnels à Novion. Il ne nous reste plus qu'à examiner les abus anciens dont il se faisait un malin plaisir de maintenir l'usage. Mais, avant d'en dresser la nomenclature, une halte nous semble nécessaire en vue de rechercher si, réellement, Novion est bien le grand criminel qu'on vient de nous montrer.
Une première remarque de nature à inspirer quelque défiance, c'est que le personnage représenté par les Mémoires,—cauteleux, calculant ses gestes, se dépensant en manœuvres sournoises, jouant enfin une comédie indigne des fleurs de lis,—n'a rien de celui que nous avons vu à l'œuvre, cassant, «hault à la main», incapable de temporisation, ne craignant pas de tenir tête à Condé et cinglant Beaufort de son mépris.
Autre remarque: l'hypothèse d'une agression de la robe, au lendemain de la mort de Lamoignon, n'entre guère dans le domaine des vraisemblances. Le moment n'était rien moins que bien choisi pour une aussi hasardeuse entreprise. On se trouvait, en effet, à une époque encore voisine de l'arrêt de 1664, lequel avait été précédé et suivi de mesures répressives ne laissant aucun doute sur les dispositions du roi à l'égard du Parlement:—1661, interdiction de rendre des arrêts contraires à ceux du Grand Conseil;—1665, suppression du titre de cour souveraine;—1667, obligation d'enregistrer les édits sans que des remontrances pussent en suspendre l'exécution;—1668, lacération de la partie des registres relative à la période de la Fronde où se trouvaient couchées des décisions incompatibles avec la dignité de l'État;—1673, nouvelles injonctions, témoignant de la persistance de sentiments hostiles nettement caractérisés... Sans parler des exils qui avaient frappé plusieurs magistrats et de l'ordre donné à certains autres de se démettre de leurs charges!—Il est difficile d'admettre que, dans des circonstances aussi défavorables, la robe, sortant de la réserve à laquelle elle était astreinte, ait, de gaîté de cœur, assumé la responsabilité d'une campagne qui risquait d'attirer sur elle les foudres de Sa Majesté. Maintenir les positions acquises, soit. Vouloir en conquérir de nouvelles? cette pensée ne pouvait venir à l'esprit d'une personne raisonnable, si téméraire qu'on la suppose.
Une vérification attentive est donc nécessaire: les témoignages nombreux émanant des contemporains la rendent facile. D'autant plus que Saint-Simon lui-même va fournir un large tribut d'indications précieuses. Ses Mémoires, rédigés et mis en ordre après sa retraite de la Cour, ne sont pas, en effet, les seuls documents qu'on ait de lui. Il a également laissé un monceau énorme de pièces diverses, notes, factums, rapports, correspondances, généalogies, recherches historiques, monographies, où sont traitées à nouveau, parfois avec un grand luxe de détails, les questions qui lui tenaient le plus à cœur. Ce sont les Écrits inédits, dont l'autorité est infiniment plus grande que celle des Mémoires. Ceux-ci, destinés à une publication posthume, c'est-à-dire à des lecteurs d'un autre âge, incapables d'exercer un contrôle efficace, se prêtaient à toutes les supercheries. Il n'en est pas de même des Écrits inédits, dont une partie, rédigée en vue de polémiques et mise en circulation par l'auteur pendant la période militante de sa vie, s'adressaient, non à une postérité facile à induire en erreur, mais à des contemporains, au regard desquels tout mensonge, sur des faits actuels ou de date récente, eût été impossible. Or, dans ce vaste amoncellement de matières, les documents abondent sur les démêlés de la pairie avec la robe. Et voilà qu'il suffit de les parcourir pour constater des divergences capitales avec la version des Mémoires...
Ouvrons notamment le factum qui porte ce titre suggestif: État des changements arrivés à la dignité de duc et pair depuis may 1643[58] jusqu'en may 1711[59]. Il doit inspirer toute confiance: destiné au duc de Bourgogne, alors dauphin de France et roi présumé de demain, revu d'ailleurs par les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, il contient le relevé fidèle des réparations que la pairie se croyait en droit d'attendre d'un nouveau régime. Or, dans ce cahier de doléances, que Saint-Simon avait d'autant moins oublié qu'il lui rappelait la plus belle peur de sa vie[60], un article spécial est réservé au capitonnage des banquettes. Mais—ô surprise—il n'est fait aucune mention du débourrage, de l'odieux débourrage, condamnant Messieurs de la pairie à «l'incommodité de la simple planche». Tout se réduit au surbourrage qui, cela va de soi, est attribué à l'ambition présidentielle. Mais quant à la date de ce surbourrage, quant aux circonstances relatives à son établissement, quant à son éditeur responsable,—silence complet: c'est un surbourrage anonyme, qui se perd dans la nuit des temps... Tel est l'état de la question en 1711: c'est seulement lors de la rédaction des Mémoires que, pour accabler la robe et rendre la pairie plus intéressante, l'auteur, inaugurant un procédé qui lui deviendra coutumier, imaginera les détails piquants que l'on sait.
[58] Date de l'avènement de Louis XIV.
[59] Écrits inédits, t. III, p. 87.
[60] Présenté au duc de Bourgogne quelques mois avant sa mort, l'État des changements se trouvait, avec d'autres documents du même genre, dans une cassette dont, au décès du prince, Louis XIV se fit remettre la clef. Quel n'allait pas être son courroux lorsqu'il prendrait connaissance de ce volumineux travail où la louange était loin d'alterner avec la critique! «On n'imagine pas de pareille catastrophe!» soupire l'imprudent écrivain. Heureusement le duc de Beauvilliers, qui s'était un peu compromis dans cette affaire, fut chargé du dépouillement de la cassette. Il parvint à fatiguer l'attention de son maître par la lecture de pièces sans intérêt, à le convaincre que le reste ne valait pas davantage, et finit, avec l'agrément du roi, par jeter au feu le monceau de paperasses, y compris l'État des changements, dont seul—mais c'était assez—le brouillon devait survivre.
Mêmes observations pour «la garde du banc»,—une pratique qui, suivant toute apparence, remontait au temps où les pairs furent appelés à remplir un office analogue à celui des conseillers. C'est ce qui se dégage de l'État des changements. Novion n'y est pas représenté comme ayant pris une initiative quelconque dans cette affaire, et son nom n'est même pas cité.
Quant aux fameuses «machines», en forme de guérites, de capotes ou de dais, qu'en pourrait-on dire? Les pairs eux-mêmes jugèrent cette réclamation si ridicule qu'ils ne la firent jamais figurer au chapitre de leurs revendications... On nous saura gré d'imiter leur réserve.
Et nous arrivons à la seule question relativement sérieuse: à l'affaire du bonnet... Procédons par ordre et voyons d'abord ce que rapportent les contemporains. Les contemporains répondent par une dénégation absolue à cette indication des Mémoires que le refus du bonnet fut une innovation. C'était, déclarent-ils, un usage ancien observé «même en un temps où la pairie, moins commune, était possédée par les princes et les grands du royaume[61]»,—usage auquel les prédécesseurs de Novion ne manquèrent jamais de se conformer[62]. Aussi bien cette affirmation ne rencontrait-elle, de la part des pairs, aucune contradiction. L'un des arguments que la robe ne cessait de faire valoir était celui-ci:—Si vos prétentions, disait-elle, présentaient quelque apparence de fondement, que ne les formuliez-vous en 1664, au moment où vous saisissiez Sa Majesté de réclamations de même nature, que vous avez eu la bonne fortune de faire accueillir?... A quoi les ducs ne répliquèrent jamais qu'il leur était impossible de protester, en 1664, contre un abus né seulement en 1681...